| Des clics et des claques !
Le jazz est traditionnellement encensé pour sa convivialité, pour la proximité des artistes et pour la relation intelligente, humaine, réflexive, qu’ils entretiennent avec le public. On constate cependant depuis quelques années une dérive progressive liée au changement d’époque, d’échelle (fréquentation, économie, durée, scène, cachets, technique, « starisation »…) de certains festivals, hors de proportion avec la réalité du jazz, avec son histoire et par conséquent sa philosophie. La taille n’est pas forcément en cause ou la seule cause – dans certains clubs, on peut assister à la même dérive – mais plutôt la gestion de l’ensemble de ces facteurs. | On constate alors que l’évolution de la société dans son ensemble, avec ses dérives mégalomaniaques, de pouvoirs, d’argent, de clientélisme, sa hiérarchisation accentuée, sa course à une communication tout azimut, sa perte des repères démocratiques, sans oublier celle des repères culturels, dont ceux du jazz, a des conséquences directes sur la vie et l’esprit du jazz. Je vous parle fréquemment des dérives de la programmation, qui se « popise », se commercialise, avec le retrait progressif – une réalité de génération – des connaisseurs qui sont à l’origine de la naissance des festivals au profit de professionnels et de « politiques » moins hot, avec la raréfactions des clubs. Ils confondent jazz et autres musiques, élitistes et institutionnelles ou éternellement adolescentes (jeunisme oblige), parfois intéressantes mais aussi, le plus souvent, commerciales, de mode, induites simplement par les subventions ou par l’audimat planétaire, c’est-à-dire la capacité de bourrage de crâne de la « communication » ou des opportunités économiques, le clientélisme. Ces réalités ne sont pas plus intéressantes pour le jazz qu’elles le sont pour la qualité des programmes télévisuels, du cinéma et de la totalité des expressions. Conséquence directe de cette mutation sensible de l’état d’esprit qui règne dans le jazz, on assiste à une dérive des pratiques courantes du jazz, de l’accueil fait au public, aux musiciens quand ils ne sont pas des stars (un manque parfois de l’essentiel respect et humanité dû à un artiste, y compris confirmé ou légendaire), jusqu’à celui fait à la presse spécialisée, il est vrai marginale et pauvre, mais tellement essentielle, à condition qu’elle soit indépendante (ce qui la rend encore plus marginale) si l’on souhaite écouter encore du jazz dans le XXIe siècle en France et ailleurs. Ainsi, on constate qu’il devient de plus en plus difficile de photographier, autant pour les amateurs que de rendre compte des événements pour la presse spécialisée. Les lieux, même les clubs parisiens, les agents et parfois les artistes refusant les clics même silencieux des appareils numériques. On comprend le souci de structurer l’inflation de la pratique de la photographie, et on peut aménager cela comme le font certains festivals, certains lieux, mais de là à interdire, il y a un grand pas à ne pas faire, celui du respect du public et de la presse. On connaît le champion du monde de l’interdit (bruits du public, photos), Keith Jarrett, dont le rêve secret est de pouvoir « exécuter » du jazz devant des salles de pantins de bois, avec applaudissements enregistrés déclenchés de son piano protégé par un écran hygiénique, à l’image de sa musique. Sa vocation – contrariée faute de compétence – pour le classique et ses publics normalisés et coincés (mais ça se relâche), ne doit pas faire oublier que le jazz, ce n’est pas ça. Le plus navrant est de voir des lieux emblématiques du jazz, a priori plus chaleureux, comme le Duc des Lombards ou Marciac parmi d’autres parce que ce sont les derniers exemples en date (Alvin Queen et Bobby Watson-Dado Moroni), tomber dans cette mode contraire à l’esprit et à l’histoire du jazz. Le jazz a été et reste souvent documenté par la mémoire des amateurs et bien sûr par celle de la presse spécialisée. Dans la foulée, la réception du public prend parfois des allures de gestion de troupeau ou de l’entassement de sardines, et le traitement, qui en oublie le client et le partenaire naturel, fait d’interdits et d’éloignement des artistes n’est pas pour aider à la préservation du jazz dont l’esprit est une savante recette qui a fait son histoire et son succès : la proximité, l’échange, la convivialité, la simplicité du contact, le respect mutuel (des artistes, du public). Notre travail de compte-rendu et simplement de connaissance dont la partie émergée consiste souvent en ce texte et cette photographie d’illustration avec légende, qui permettra dans 20 ans de se rappeler que le grand Bobby Watson a donné un excellent concert au printemps à Marciac, ou qu’Alvin Queen fut magistral au Duc des Lombards, s’en trouve donc contrarié, car si nous ne pouvons pas faire de photos ou écouter dans de bonnes conditions, le commentaire s’en trouve nécessairement affecté, quelles que soient les qualités de l’artiste et de sa production du jour, quelle que soit la bonne volonté du chroniqueur de Jazz Hot, par exemple. L’accueil n’est pas toujours à la hauteur comme au Duc des Lombards, au Sunset et dans quelques lieux (ce qui est paradoxal, car c’est de la communication intelligente et gratuite), et cela varie de manière assez irrationnelle ; c’est souvent lié à cette dérive et aux concerts d’artistes plus réputés : un phénomène de tête enflée et de cervelle inversement dimensionnée, car il est difficile de penser à d’autres raisons pour ne pas faire de procès d’intention. C’est un manque de professionnalisme qui contraste avec les pratiques anglo-saxonnes plus respectueuses de la presse, mais pas forcément du public, dans des lieux similaires, sans parler de la quasi-totalité des festivals de taille plus réduite, en France, en Italie et ailleurs, où l’accueil reste toujours très sympathique, convivial, in the jazz spirit, quelle que soit l’orientation esthétique, quand les fondateurs sont encore aux manettes. Au-delà, c’est de la mémoire du jazz dont il est question, et chaque note du jazz est déterminée par cette mémoire ; c’est même vital, plus encore que pour le classique car les créateurs ont été enregistrés, sont encore vivants dans la mémoire du public. C’est encore de cette économie du jazz dont il est question, car le jazz n’est pas une musique de stars, et qu’il a besoin d’une forme d’humilité permanente, d’une solidarité, d’une chaleur, qui permettent à tous de jouer, de s’exprimer, mais aussi de venir l’écouter, d’y participer, de commenter, de s’y sentir bien. Une musique fondamentalement démocratique et populaire, au sens premier. C’est pourquoi, il serait temps que les acteurs du jazz, les professionnels d’abord, enfin ceux qui le connaissent réellement, se rendent compte de l’exceptionnel patrimoine, de l’énorme chance pour une création indépendante et vivante que constitue cet état d’esprit du jazz, cette philosophie humaniste, avant de jeter le bébé (jazz) avec l’eau du bain (la philosophie qui l’anime). Ils définiraient ainsi des principes de base propres au jazz, des modes d’organisation, des impératifs d’accueil et d’atmosphère comme critères essentiels. Les acteurs de la musique classique l’ont fait (souvent sous la pression des pouvoirs et des académies depuis deux siècles, ce qui explique le caractère guindé), et chacun est libre d’y adhérer dans les lieux du classique. On connaît les codes, on les accepte, on les respecte. Les acteurs de la musique de variété et commerciale, de la musique rock, l’ont également fait. On va à son concert de variété de manière décontracté, à son concert d’ado plus ou moins jeunes avec son briquet allumé ou en restant debout avec 3000 watts dans l’oreille. Nul n’est forcé de se plier à un état d’esprit discordant par rapport à la musique qu’il écoute. Il serait idiot que le public du jazz le soit, que le jazz qui a mis un siècle à définir son projet, son atmosphère, sa qualité d’échange entre artistes, public et professionnels, l’abandonne au profit d’attitudes issues d’autres mondes, parce que notre époque est sous l’emprise des spectacles de mode, de masse, du commerce de masse, de la consommation de masse et parce qu’on confond musique populaire et musique commerciale, de genre ou de mode. L’accueil que nous recevons, public ou presse spécialisée, reste cependant encore fort convivial dans beaucoup de lieux. Mais il faut prendre garde que par la généralisation des pratiques comme celle de l’interdit photographique, la gestion moutonnière et policière des publics, la rupture d’une relation simple entre artistes et publics, la starisation ou la commercialisation des programmations qui entraînent aussi une inflation des prix d’entrées, on contribue à affaiblir le jazz en modifiant le public du jazz, l’atmosphère du jazz indispensable à la création et à la transmission des valeurs du jazz, indispensable aussi à la variété esthétique des courants du jazz, à la vie des artistes de jazz et à l’éclosion des nouveaux talents qui ont besoin de jouer aux côtés des plus anciens (mais pas à leur place, c’est une autre nécessité du jazz), donc à la richesse de la programmation. Le jazz est une sorte de miracle écologique, depuis son apparition il y a un siècle. N’en faisons pas si vite, par ignorance ou par intérêt (que ce soit la mégalomanie de l’organisateur ou la pression du « politique » qui veulent du chiffre), une culture en voie d’extinction, malgré l’inflation d’enseignes « jazz » qui ne méritent pas toutes ou tout le temps cet excellent mot porteur de si hautes valeurs.
< Yves Sportis >
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