Pour ELLA et NORMAN
Nous
terminons l’année sur un numéro consacré en partie au Siècle d’Ella Fitzgerald,
née en 1917, une année mémorable à bien des égards.
1917 est un commencement. C’est l’année de l’entrée dans la Grande Guerre de
1914-18 des Etats-Unis, avec la perspective espérée que ce sera forcément la
dernière en raison de l’horreur grandissante des combats. Une guerre qui ne fut
pas, comme il est dit depuis des années et encore ces jours-ci –Europe et
couple franco-allemand obligent– que la rivalité de deux nationalismes, deux
économies, deux empires. L’oligarchie travaillait déjà à la mondialisation de
son hégémonie depuis 18701,
et la guerre de 1914-18 est plutôt une étape majeure de la lutte planétaire
entre deux visions du monde: la tentation totalitaire, incarnée par la tradition
politique de la Prusse-Allemagne, et la poussée démocratique bouillonnante en
France, en Angleterre et aux Etats-Unis. La construction démocratique y
générait des attentes différentes selon les classes sociales, au moins sur le plan théorique des idées qui fut celui du débat réel, entre une société
libérale individualiste et une société humaniste tournée vers l’émancipation de
l’homme, opposition alors encore représentée par des partis politiques et des
syndicats aux visions radicalement différentes. Elle opposait aussi à
l’émergence des peuples, déjà dans les faits, une oligarchie en voie de mondialisation, favorable dès
l’origine aux régimes autoritaires sur le modèle prussien.
1917 est, dans le droit fil de ces bouleversements et antagonismes, l’année
d’une double révolution en Russie avec toutes ses conséquences ultérieures sur
les équilibres mondiaux entre nations mais aussi entre riches et pauvres,
dominants et dominés, un formidable événement, même s’il a été perverti, dans l’évolution des rapports
sociaux de tous les types de sociétés de la planète dont les répercussions se
feront sentir jusqu’à la décolonisation d’après la Seconde Guerre. La
Révolution d’Octobre a comme pendant la montée des fascismes, puis du nazisme et de l’islamisme dès
1918 et les années 19202,
bras armés d’une oligarchie dans la fragile paix de Versailles pour lutter
contre l’émergence des peuples dans le débat social. Nous vivons en 2017, malgré 1945, le triomphe de l’oligarchie sous la forme d’une société de consommation de masse mondialisée, sans alternative démocratique, et en Europe sous l’hégémonie allemande. L’histoire est obstinée.
1917, c’est encore, paradoxalement, le début d’une lutte qui s’internationalise
pour libérer la population afro-américaine de la ségrégation dont elle est victime
dans l’armée et plus largement dans la société de la nation libératrice: la
nouvelle puissance qui s’impose à la faveur de la destruction d’une
partie de l’Europe en 1918 n’a toujours pas apporté de solutions aux questions
de l’inégalité et du racisme aux Etats-Unis en 2017.
1917, c’est aussi la musique de jazz qui débarque avec les troupes américaines,
portée par l’orchestre de James Reese Europe (il ne fut pas le seul
orchestre, les militaires
américains découvrent la France et Paris), et, aux Etats-Unis, le premier
disque de jazz est enregistré par l’Original Dixieland Jass (Jazz) Band du
cornettiste Nick La Rocca; mais pas par des Afro-Américains, tout un symbole.
Symboliques en effet, parce qu’ils sont restés gravés dans l’histoire, ces évènements font de l’année 1917 un moment fort de l’histoire. Dans le jazz, 1917 est un grand cru, l’année de la naissance d’Ella
Fitzgerald, la plus intense et la plus longue carrière d’une chanteuse, qui
incarne le jazz comme son alter ego et aîné, Louis Armstrong, et qui partage
avec Bessie Smith, Billie Holiday et Mahalia Jackson, la place de Diva tout en
haut de l’Olympe des grandes voix du jazz, comme une écume de la tradition
vocale afro-américaine faite de milliers de belles voix qui illuminent l’art
vocal au XXe siècle par leur puissance expressive et la dimension humaine de
leur message.
Les naissances de Thelonious Monk et de Dizzy Gillespie, deux autres monuments
de l’Olympe des créateurs du jazz, renforcent cette impression d’année
spéciale, malgré la guerre. Jazz Hot
a souvent écrit sur l’un et l’autre. Ella Fitzgerald avait notre priorité, car
nous avons été surpris par la relative rareté des articles consacrés à celle
qu’on a pourtant baptisée de surnoms dithyrambiques: «First Lady
of Jazz», «First Lady of Song», «First Lady of Swing», etc. Ella a eu la
carrière la plus prolifique en terme d’heures passées sur les scènes, en terme
d’enregistrements, la plus étendue en terme de titres interprétés, et pourtant
la presse spécialisée, et Jazz Hot ne
fait pas exception, n’a pas donné à cette chanteuse une couverture digne de son talent. Avant-guerre, le premier article dans Jazz
Hot, qui évoque Ella au détour d’une phrase, fait une erreur sur son nom; le
second, d’Hugues Panassié, lui consacre une rapide ligne élogieuse en 1939 alors
qu’Ella a déjà un statut de vedette dans l’orchestre de Chick Webb (lui-même en
couverture du Jazz Hot n°26 d’août-septembre 1938). Par la suite, Jazz Hot consacre quelques couvertures à
Ella Fitzgerald, des comptes rendus élogieux, mais pas autant de pages et
d’analyses que cette artiste et son art en supposeraient pour une revue comme Jazz Hot, loin du contenu des articles
consacrés aux équivalents masculins: Louis Armstrong, Duke Ellington, Count
Basie, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Ray Charles, Charles Mingus, John
Coltrane et les autres, sans oublier la coqueluche médiatique, Miles Davis,
champion des médias spécialisés.
Cette faiblesse médiatique se lit même en comparaison de son amie, admirée par
Ella, Billie Holiday, dont la carrière a été plus brève d’une trentaine
d’années, et qui a généré plus de curiosité, parfois malsaine ou perverse car
oubliant l’art, l’artiste et la femme. Comme Mahalia Jackson dont le registre
plus religieux et la rareté en dehors des Etats-Unis pouvaient expliquer la moindre notoriété, Ella est restée pour les médias, même spécialisés, une sorte de
statue du jazz, une divinité vocale désincarnée, un monument de popularité dont
on parle mais pas plus que ça. Norman Granz, son agent-producteur, en a gardé
quelques aigreurs.
Paradoxalement, cette distance avec les médias s’est accompagnée d’une
proximité quasiment familière avec le public, à l’instar de celle de Louis
Armstrong, de la première à la dernière scène, du premier enregistrement au
dernier. Alors, pour ce Siècle d’Ella Fitzgerald, nous avons voulu donner une
large place dans Jazz Hot à celle qui
fut pour le public comme pour les musiciens, comme pour nous, une chanteuse de
jazz unique, l’égale de celles déjà citées, mais, par sa longévité et son
rapport au public, un symbole absolu, universel, véritablement «the First
Lady of Jazz», comme Louis est «The King of Jazz». Elle partage avec lui
beaucoup de traits: les premiers étant cette générosité, cette qualité
d’invention et cette dimension artistique et humaine qui finissent par incarner
en profondeur les codes artistiques et de civilisation du jazz, le grand art du
XXe siècle avec le cinéma, le seul art populaire, d’essence, de
pratique et de transmission de l’histoire de l’humanité.
Spontanément, les amateurs continuent de réunir des milliers d’informations sur
Ella, compensant le déficit médiatique et l’absence de la chanteuse. Comme pour Louis, ils renvoient un juste retour de
générosité à ces grands artistes, une manière de garder leur chaleur. Car leur
expression était solaire et le demeure par le souvenir des survivants et la
grâce du microsillon; par la volonté aussi de ceux qui ont permis au jazz, art
et musique de mémoire, celle de la condition des Afro-Américains aux
Etats-Unis, de générer sa propre histoire, de la graver dans le marbre et la
cire. Pour Ella, le hasard ou la nécessité ont élu Norman Granz, non qu’Ella n’aurait pu
exister sans lui, mais parce qu’il a permis à Ella d’apporter au jazz et au
monde la plénitude de son talent. Norman Granz l’a fait pour Ella et pour
d’autres artistes de jazz, et son œuvre est de celles qui dépassent
l’imagination, car il a aussi sacralisé le Song
Book américain, la chanson populaire, en le faisant consacrer par l’une des
grandes voix du siècle. En même temps, il a ouvert les scènes du monde au jazz
dans des proportions impensables avant lui, y compris pour la descendance de
cet âge d’or, car sans Norman Granz et quelques autres, l’histoire de Charlie
Parker, John Coltrane et du jazz n’aurait pas eu le même rayonnement. Il a
contribué au grand combat contre la ségrégation comme peu au XXe
siècle, surtout en dehors de la population afro-américaine. Pour cela, il
fallait à cet homme une conviction très spéciale3; c’est pourquoi, il est associé à
ce Siècle d’Ella Fiztgerald dans cet hommage de Jazz Hot.
Yves Sportis
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