Paul Robeson
UN HOMME «du tout-MONDE»
Exposition au Musée du Quai Branly, Paris (XVe arrondt), du 26 juin au 14 octobre 2018,
Après František Kupka (cf. ci-dessous) et Willy Ronis (éditorial de Jazz Hot n° 684), tous deux amis de Charles Delaunay, Paul Robeson est le troisième artiste en
2018 à faire l’objet
d’une exposition à Paris, en lien avec Jazz Hot (même si ce n’est jamais évoqué dans les metteurs en scène de ces expositions) et l’histoire des luttes
mondiales du XXe siècle. Comment pourrait-il en être autrement quand le jazz (né des champs de coton et de tabac, de la déportation, de l’éclatement des
corps sociaux, de l’esclavage, de la ségrégation, de la violence et du racisme,
promus en «modèle» de développement économique) rejoint les arts
populaires libres issus de la Grande Révolution des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 revendiquant la dignité et l’humanisme. Ces artistes ont
contribué avec d’autres à modeler la force et la clarté de la pensée de Martin
Luther King, non plus seulement sur une question de «couleur» supposée ou de
pays, mais sur une question d’équité, de justice, de liberté, de droits
civiques, de dignité, se battant chacun avec leurs talents
partout où ils étaient utiles dans la lutte fraternelle, et tous avec cette
conviction chevillée au corps: les humains sont égaux. «L’artiste doit
choisir de se battre pour la liberté ou l’esclavage. J’ai fait mon choix. Je
n’avais pas d’alternative» dit Paul Robeson à Londres le 24 juin 1937 dans un concert de
soutien aux réfugiés républicains espagnols. Epoque de forte cohérence idéologique.
Paul LeRoy Bustill Robeson est né
à Princeton, NJ, le 9 avril 1898. Ce beau (a été pris comme modèle par plusieurs
artistes) géant qui parlait plus de vingt langues, a été acteur de théâtre (un
des premiers Othello en 1930 à Londres) et de cinéma, athlète dans quatre
disciplines, et il reste le chanteur baryton-basse d’un «Old Man River» de légende (https://www.youtube.com/watch?v=eh9WayN7R-s) dans le film Show Boat (de James Whale en 1936, musique
Jerome Kern et Oscar Hammerstein II, 113 mn, USA). Paul Robeson soutenait les luttes
de ses frères humains, et écrivait... Il restera toujours aussi révolté et
libre de parole, quelles que soient ses affinités, de l’hymne du ghetto juif de
Varsovie chanté en URSS en 1949, aux grèves des mineurs d’Ecosse https://www.youtube.com/watch?v=B0bezsMVU7c, de l’Afrique (colonisée, du Sud en particulier de l’apartheid) à la
République Espagnole, des Etats-Unis de Joe Hill (chanson populaire), des
grèves d’Oakland ou des lynchages, à la Chine en lutte contre l’envahisseur
japonais. Sans doute parce que son père était né esclave dans une plantation de
Caroline-du-Nord qu’il avait fuie à 15 ans, puis après des études, était devenu pasteur presbytérien. Sans doute parce que sa mère, née dans une famille
abolitionniste, mourut dans un incendie quand Paul avait 6 ans. La vie se
chargea de le faire mûrir vite et de lui donner l’oreille absolue en matière
d’humanisme et d’humanité.
Autant dire qu’il était regardé de travers par les
pouvoirs et potentats de la planète compte tenu de sa capacité légitime à
fédérer les énergies contre l’arbitraire. Il épouse Essie (Eslanda Cardoso
Goode née en 1895 à Washington DC, d’une famille descendant d’Espagnols juifs
et d’Afro-Américains de Caroline du Sud ayant exercé des fonctions politiques
et publiques dès 1868). Elle est aussi biologiste, anthropologiste et la manager de la carrière
d’artiste de son mari, qui partage ses combats et ses voyages de soutien et de
mobilisations sociales et politiques; pendant le maccarthysme, ils se verront
retirer leurs passeports pendant plusieurs années pour communisme,
«chassés» comme Claude McKay (dont il interpréta le personnage de Banjo,
dans Big Fella, film britannique de J. Elder Wills en 1937, https://www.youtube.com/watch?v=-FiX0nerKJk), et comme Langston Hughes, qui comptaient parmi les
intellectuels afro-américains à avoir "fait le voyage à Moscou"
dans les années 1920-1930. Richard Wright fut également obligé de fuir la «chasse aux
sorcières» à Paris où il mourra en 1960. Essie mourra en 1965 et Paul
Robeson le 23 janvier 1976 dans l’oubli à Philadelphie, après avoir passé
du temps à Harlem.
Hélène Sportis
* Filmographie
- Body and Soul (Oscar
Micheaux,1925, 102 mn, USA) https://www.youtube.com/watch?v=839gxQsYAHA
- Camille (Ralph Barton, 1926, 33
mn, USA, rareté rééditée en DVD avec Charlie Chaplin où Paul Robeson joue le
rôle d’Alexandre Dumas Fils, dans une adaptation libre de La Dame aux Camélias)
- Borderline (Kenneth
MacPherson,1930, 63 mn, Royaume-Uni/Suisse) - The Emperor Jones (Dudley
Murphy,1933, 80 mn, USA) - Sanders of the River (Z. et A.
Korda, 1935, 98 mn, Royaume-Uni)
- Show Boat (James Whale,
1936,musique Jerome Kern/Oscar Hammerstein II, 113 mn, USA)
- Song of Freedom (J. Elder Wills,
1936, 70 mn, Royaume-Uni)
- Big Fella (J. Elder Wills,
1937, 85 mn, Royaume-Uni) https://www.youtube.com/watch?v=-FiX0nerKJk
- Les Mines du roi Salomon (King
Solomon’s Mines, Robert Stevenson, 1937,77 mn, Royaume-Uni, avec 3
gospels)
- Jericho (Dark
Sands,Thornton Freeland, 1937, 75 mn, Royaume-Uni)
- The Proud Valley (Pen
Tennyson,1940, 76 mn, Royaume Uni)
- Native Land (Leo Hurwitz et Paul
Strand, 1942, 80 mn, Usa)
- Tales of Manhattan (Six Destins,
Julien Duvivier, 1942, 127 mn, Usa, rareté par un casting prestigieux)
- Le Chant des Fleuves (Das Lied
der Strome, documentaire de Joris Ivens, 1954, 90 mn, République Démocratique
Allemande, musique Dmitri Chostakovitch, Lyrics Bertolt Brecht, Semion
Kirsanov, Chant: Paul Robeson)
- Paul Robeson: Tribute to an
Artist (documentaire Saul J. Turell, 1979, 30mn, USA, narration Sidney Poitier)
Pour
compléter la visite
François Bovier, «Paul Robeson et
la représentation des Noirs dans le cinéma de l’entre-deux-guerres.
Primitivisme et double conscience», Gradhiva [En ligne], 19 | 2014, mis en
ligne le 01 mars 2017
Université de Lausanne – École
cantonale d’art de Lausanne, francois.bovier@unil.ch © musée du quai
Branly
https://journals.openedition.org/gradhiva/2801
Paul Robeson dixit
«Je joue et je parle pour les
Noirs comme seul Shakespeare était capable de le faire. Cette pièce porte sur
le problème des minorités. Elle concerne un Maure au teint noir (blackamoor)
qui recherche l’égalité parmi les Blancs. C’est fait pour moi. […] [C]’est une
pièce qui est d’un grand intérêt pour nous, modernes, aujourd’hui, qui sommes
confrontés au problème des relations entre différentes races et cultures. Bien
sûr, c’est aussi une pièce sur l’amour, la jalousie, la fierté et l’honneur –
des émotions communes à tous les hommes.» Paul Robeson, entretien in «PM
and Paul Robeson’s Reply», septembre 1943.
Cette exposition fourmille de
documents (visuels, films, écrits, informations) regroupés par thématiques,
permettant d’aborder une personnalité débordante de vie(s). © Jazz Hot n° 684, été 2018
|
František Kupka
Kupka, Pionnier de l'art abstrait
Exposition du 21 mars au 30 juillet 2018, Grand Palais, Paris. www.grandpalais.fr
A l'occasion de l'exposition(21 mars au 30 juillet 2018) au Grand Palais de la rétrospective de l’œuvre de František Kupka (23 septembre 1871, Opočno, Bohème - 24 juin 1957, Puteaux, 92) et de la sortie du documentaire Kupka, Pionnier de l'art abstrait produit en DVD par Zadig Productions à voir sur Arte dès maintenant, Jazz Hot devait saluer un vieux compagnon parmi les peintres. En 1935 (date de la création de Jazz Hot), Kupka fait une série de tableaux justement intitulés «Jazz Hot», et d'autres sur le jazz, le rythme et la musique.
Anarchiste avant tout, happé par Paris et inlassable combattant de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de la libre pensée et de la laïcité, il réalise de magnifiques dessins, notamment de presse, comme «L’Ouvrier crucifié» de 1906: tout y est dit.Anticlérical et antimonarchiste, sa lutte précoce contre les profiteurs et oppresseurs de tout poil le mènent à la civilisation de l'Afro-Amérique, son jazz hot, ses disques, ses rythmes et ses couleurs. Il arrive à Paris et Montmartre précisément en 1896 (il a 25 ans) et Sonia Stern-Terk qiui deviendra Sonia Delaunay (en épousant Robert, les parents de Charles, un des fondateurs et la cheville-ouvrière de Jazz Hot de 1935 à 1939), peintre aussi, sa cadette de 14 ans, née en Ukraine –tous deux de familles modestes– arrivera à Paris, Montparnasse, neuf ans plus tard en 1905, elle a 20 ans.
Le rapport magique de Montmartre et Montparnasse aux peintres-artistes étrangers à cette époque (cf.Paris Années Folles, produit par Program33), les «cercles» de couleurs et des rythmes des deux artistes devaient s'enlacer… Dans sa vie plus qu'intense et volontairement protégée des mondanités et compromis foireux, Kupka aura un ami-mécène-client, Jindřich Waldes, industriel de Bohème qui finira dans les camps nazis, après avoir été dépouillé.
Alors, Kupka, peintre «abstrait»? Ça demande réflexion, sauf à se contenter de la surface des choses… Car Kupka était presque cliniquement proche du réel, mais sa perception était sans doute extralucide pour certains. Il participera d'ailleurs au premier Salon des réalités nouvelles créé entre autres par Sonia Delaunay à l’été 1946 et aux suivants. Pour Kupka, les couleurs avaient une forme, comme pour Claude Debussy ou Billy Strayhorn, les sons avaient des couleurs: ce qui est abstrait pour les observateurs est souvent très concret et réel pour les artistes visionnaires. Jazz Hot et Kupka ne pouvaient pas se séparer; il est enterré au Père-Lachaise, près aussi du Mur des Fédérés, celui des Communards fusillés au printemps 1871, quatre mois avant la naissance de František Kupka, l'anarchiste, non loin du siège actuel de notre revue. Une vie comme un cercle: parfait, cinétique, rythmé et coloré…
Hélène Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018
|