Nouveauté-Sélection
Moon and Sand, Steepian Faith, Shade of the Cedar Tree, Johnny Come Lately, Giant Steps, Dienda, Shoes Now, In the Wee Small Hours of the Morning, Hollygram
Vincent Bourgeyx (p), Michel Rosciglione (b), Remi Vignolo (dm), David Sauzay (ts), Renaud Gensane
Enregistré les 14 février et 25 mai 2010 à Meudon (France).
Durée : 55' 40"
Tosky Records 04 (www.toskyrecords.com)
Après Tribute to Sam Jones, Michel Rosciglione propose Moon and Sand, son dernier opus, avec son nouveau trio composé de Vincent Bourgeyx au piano et Remi Vignolo à la batterie. Il s'adjoint, pour deux plages, les talents du trompettiste Renaud Gensane et du saxophoniste ténor David Sauzay.
Le programme de cet album est original ; il réunit à la fois des pièces du répertoire du jazz, qu'il soit classique (« Johnny Come Lately ») ou plus moderne (« Giant Steps »), deux compositions originales de Bourgeyx et Vignolo, deux standards et trois œuvres de musiciens de jazz moins souvent interprétées : « Stepian Faith », aux intonations monkiennes, et « Dienda », illustré par Sting, du regretté pianiste Kenny Kirkland (1955-1998) comme « Shade of the Cedar Tree », aux accents très hard bop, du contrebassiste Christian McBride. Ce patchwork n'en conserve pas moins une grande unité à ce volume solide.
L'album s'ouvre sur le titre éponyme, un standard écrit par celui qui fut le compagnon de Peggy Lee, Alec Wilder (1907-1980). Cette pièce, parmi les plus de huit cents œuvres de ce compositeur prisé des chanteurs américains (notamment Frank Sinatra), date du début des années quarante ; il a déjà été enregistrée par de nombreux musiciens de jazz avec lesquels il entretenait des liens étroits : Chet Baker, Kenny Burrell, mais aussi de nombreux pianistes comme Roland Hanna, Ellis Larskins, Richard Wyands… et en 1983, sur une durée comparable (environ 9 minutes), par le trio de Keith Jarrett (dans un tempo soutenu de bossa). Cette version, en référence aux paroles (clair de lune amoureux sur le sable bercé par les vagues), présente une interprétation plus poétique voire mystérieuse dans l'exposition du thème, si le développement présente une fougue certaine.
Le second titre évoque, tant dans sa composition que dans l'interprétation, le monde de Monk. Le dialogue du pianiste et du bassiste apporte une grande densité à cette pièce concise, l'élément coloré étant apporté par le batteur.
Pour la composition de Mc Bride, le trio s'est adjoint une section mélodique trompette/ténor qui ajoute une intensité supplémentaire. Le soutien de ce duo reprenant le leitmotiv initial du thème en contrechant de l'improvisation du pianiste est bien venu et donne de la profondeur à la construction.
Renaud Gensane et David Sauzay sont également présents sur la composition de Billy Strayhorn. L'association trompette/saxophone accentue le caractère très be bop de cette pièce. Le solo de Gensane est construit dans une rigueur classique évoquant parfois Clark Terry, quand celui de Sauzay apporte peut-être plus de surprise.
« Giant Steps » est habituellement joué par les saxophonistes ténors en référence à l'original de 1959 ; c'est même un de leurs morceaux de bravoure. Au piano, nous connaissons la version en trio de McCoy Tyner, Remembering John (février 1991 – ENJA R2 79668) et son exceptionnelle version de concert en solo au Festival de Jazz d'Hambourg en 1996 (www.youtube.com/watch?v=PukuQPUKfyU). Cette interprétation de Bourgeyx en trio de piano est des plus originales ; dans l'exposé du thème ad libitum (insistant sur ses syncopes et les ruptures), mais également dans son développement straight ahead, sur une partie de contrebasse rigoureuse et porteuse dans l'esprit de Mr PC avec un final où la répétition rythmique du motif par le piano traité à la manière d'un ostentino derrière le solo de batterie ajoute un surcroit d'intensité à la pièce.
« Dienda » est ici donné dans sa version musicale, fort éloignée de celle de Sting. Le lyrisme de la composition est parfaitement servi sans mièvrerie ; la clarté du toucher de piano le magnifie. « Shoes now » est une pièce bien écrite, dont se dégagent une belle énergie et une puissance intérieure. Elle puise dans la tradition de Monk, dont l'héritage transparaît tout au long de cet album et qui apparaît comme un fil d'Ariane de cet opus.
« In the Wee Small Hours of the Morning » est une des belles mélodies du répertoire des standards. C'était un des bis favoris d'Oscar Peterson. On se souvient de sa superbe interprétation enregistrée en 1961. Dans cette version, le solo de la contrebasse mise en avant est superbement introduit par une exposition élégiaque minimaliste du thème au piano. La poétique de la composition est ici soulignée par le timbre profond de l'instrument soliste qui brode sur la mélodie.
« Hollygram » est une composition originale du batteur. Elle s'inscrit bien dans le ton général de l'album comme une conclusion apparemment apaisée. Le jeu chuintant aux balais lui confère une confidentialité qui s'évanouit progressivement avec l'emploi des baguettes derrière le discours virevoltant du pianiste qui termine son solo sur un motif répétitif lancinant derrière la batterie jouant fff.
Les musiciens sont remarquables. Chacun tient sa partie en relation aux autres, sans jamais « tirer la couverture à lui ». C'est un trio qui « joue ensemble ». Et quand les invités interviennent, c'est dans le même esprit. Gensane et Sauzay sont de très beaux musiciens. Ils mériteraient d'être plus connus tant leur qualités musicales sont grandes. Ils apportent dans ce volume une luminosité qui sied parfaitement au sérieux du trio. Vignolo accompagne avec beaucoup d'efficacité et intervient avec à propos. Rosciglione joue dans la tessiture de la contrebasse ; il possède toujours la même profondeur du son et son swing souple et expressif. Ses choruses sont sobres sans virtuosités gratuites et il est toujours aussi rigoureux et assis dans son rôle d'accompagnateur. Sa mise en place est un plaisir dont ses partenaires tirent le meilleur parti. Mais c'est Bourgeyx qu'il convient de découvrir dans cet album, qui lui offre les conditions d'une grande liberté pour manifester son talent. A 39 ans, il est à l'aurore de sa maturité musicale. En duo avec Pierre Boussaguet, Chez Papa en 2009, il avait été impressionnant d'aisance pendant deux heures en plus qu'accompagnateur de l'invité-surprise, Hal Singer. Dans cet album, il explore la littérature du jazz qu'il connaît parfaitement et qu'il s'approprie avec intelligence. Généreux dans son expression, il en conserve un parfait contrôle, évitant le piège de la logorrhée auquel pourrait le pousser sa maîtrise instrumentale remarquable : clarté du toucher, détaché précis au service d'une musicalité superbe. Dans le précédent, Michel avait donné une sorte de carte blanche au pianiste génois Massimo Faraó. Dans celui-ci, c'est à Vincent Bourgeyx : un autre univers, mais tout aussi riche et profond.
Ce second opus du trio de Michel Rosciglione, Moon and Sand, est une très belle réussite. Différent du premier, Tribute to Sam Jones plus lyrique dans le traitement, il marque un renouvellement d'inspiration du leader même si l'on retrouve ses constantes. Moins italien que le premier, ce CD découvre l'autre versant de la culture de Rosciglione, le français avec une forme plus construite, plus pensée. On sent en plusieurs parties l'influence prégnante de Debussy dans la couleur musicale, une recherche rythmique ravélienne dans le traitement de certaines parties finales chez le pianiste. Le batteur, habituellement plus baroque dans son jeu, réalise ici, dans une sobriété qu'on lui connaît peu, une de ses belles performances. Le discours simple et puissant du contrebassiste fait le liant de la musique.
On retrouve dans ce second très bel album, Moon and Sand, la rigueur, l'élégance et le lyrisme qui faisaient le charme et l'originalité du premier.
Félix W. Sportis
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