Notre ancien collaborateur, également écrivain et journaliste spécialiste de science-fiction, Demètre Ioakimidis s’est éteint le 15 décembre 2012 à Genève (Suisse) à l’âge de 83 ans. Demètre Ioakimidis était né le 1er octobre 1929 à Trieste, où sa famille s’était réfugiée après les graves exactions commises par l’armée turque pendant la guerre entre la Grèce et la Turquie (1919-1921) ; il en avait conservé sa nationalité grecque, par fidélité. Son vieil ami, Pierre Strinati qui le connut en 1937 a gardé le souvenir d’un élève brillant, réservé mais surtout d’un ami fidèle. Après ses études à la Faculté des Sciences de Genève, il entra dans le célèbre laboratoire du CERN à Genève. Il y travailla plusieurs années. Mais attiré par l’écriture et par les arts en général, il finit par choisir le journalisme, au Journal de Genève, à la rubrique scientifique écrivant des articles de vulgarisation scientifique. Parallèlement, il chronique des ouvrages de science-fiction. Il y assure aussi une chronique régulière de musique classique et de jazz, qu’il conserva jusqu’à la fin de sa carrière. A La Gazette de Lausanne, autre quotidien de langue française, ses importants écrits intéressent la musique classique moderne et contemporaine. C’est à l’école communale, avec son ami Pierre Strinati, que Demètre découvre la science-fiction, en lisant une bande dessinée, Robinson, qui est la première à y intégrer la science-fiction. Assez rapidement, ce fut Jules Verne... Son intérêt pour la musique en général, et le jazz en particulier, s’éveilla plus tard, à l’adolescence. Le disque et la radio (Radio Suisse Romande) lui ont fourni les bases de l’information et du savoir en la matière qu’il cultiva jusqu’à en devenir très jeune un authentique spécialiste. Il commença à publier dans le bulletin du Jazz Club de Genève, Jazz-Notes, en 1954. Après son entrée en journalisme (La Gazette de Lausanne et Le Journal de Genève), il eut l’opportunité de faire des conférences et des émissions de radio à Radio Genève et à la Radio Suisse Romande (1960 – 1990) : Anthologie du jazz, Diversités du Jazz, Europe-Jazz et Jaaaz. Dans la continuité de ses devanciers, Schindler, Choquart, Colbert… Conférences, émissions de radio, Demètre Ioakimidis était surtout, de par sa personnalité, un homme de l’écrit : musique, certes, aussi et surtout littérature de science-fiction, dont il devint un expert internationalement reconnu. Vers la fin des années 1950, Demètre Ioakimidis commence à collaborer à deux des plus grands périodiques spécialisés d’Europe et du monde dans leur discipline : Fiction, pour la science fiction, et Jazz Hot, pour la musique de jazz. C’est en avril 1957 que Demètre publie son premier article dans Jazz Hot ; une vingtaine d’années plus tard, en avril 1976, le dernier. Entre ces deux dates, cette longue collaboration au mensuel de Charles Delaunay représente plus de 120 articles, portant sur tous les sujets et tous les musiciens : de Django à Coltrane, des ellingtoniens Johnny Hodges, Rex Stewart ou Ben Webster… aux basiens Frank Wess, Frank Foster, Joe Newman, Lester Young… en passant par les boppers John Lewis, Miles Davis, Art Blakey… sans oublier les Art Farmer, Ray Bryant, « Cannonball » Adderley et les autres. Il y tient également une chronique de livres tout à fait remarquable. C’est vers la même époque, en mars 1959, que Demètre Ioakimidis commence sa collaboration avec Fiction. Elle se prolongera jusqu’en août 1974. Cette collaboration représente en une quinzaine d’années plus de cent articles, dont certains de référence sur des auteurs américains inconnus en Europe comme Robert A. Heinlein, Alfred Bester, Clifford D. Simak… et surtout Isaac Asimov, dont il est le découvreur. Il y assure en particulier une rubrique de lectures tout à fait essentielle pour l’établissement de ce genre littéraire méprisé. Au cours de cette période, il consacre également une grande partie de son temps à la réalisation de grandes expositions européennes, entre 1967 et 1968 à Berne, Paris, Berlin, Trieste… consacrées à cette littérature. La notoriété internationale de Demètre acquise en matière de jazz, du fait de ses publications dans la revue européenne de référence, Jazz Hot, d’une part, et dans Fiction, autre revue française de rayonnement international, d’autre part, lui permet d’acquérir un nouveau statut journalistique en Suisse. Ioakimidis est devenu un journaliste qui compte dans le monde de la presse : il écrit en bonne place dans deux des plus grands quotidiens suisses de langue française (La Gazette de Lausanne et Le Journal de Genève). On lui accorde régulièrement une page entière, voire plus, en tant que correspondant de ces publications pour toutes grandes manifestations jazziques qui se déroulent en Suisse et en Europe, pour tous les évènements (publications, expositions…) concernant la science-fiction. Demètre Ioakimidis peut alors s’adonner à un travail ambitieux et de longue haleine, l’œuvre de sa vie, fondamentale de son point de vue. Avec deux autres collaborateurs de Fiction, Jacques Goimard et Gérard Klein, il entreprend en 1974 la publication de la Grande Anthologie de la science-fiction, soit trente six volumes représentant les ouvrages ou extraits de plus de trois cents auteurs ayant publié depuis 1930. Pour parachever son travail, il publie dans la collection « Le Livre d’or de la science fiction » chez Pocket, deux anthologies : la première consacrée à Isaac Asimov (Pocket 1980), rééditée en 1989 sous le titre Prélude à l’éternité ; la seconde à Robert A. Heinlein (Pocket 1981), rééditée en 1989 sous le titre Longue vie. Depuis, Demètre Ioakimidis avait ralenti ses activités ; il ne s’était jamais vraiment retiré, notamment de la vie du jazz : il y paraissait peu et était d’une discrétion légendaire : reste de prudence, peut-être ? Il y a un an, il avait perdu son épouse et cette disparition l’avait beaucoup affecté. Demètre Ioakimidis a beaucoup écrit et beaucoup publié au cours de sa vie sur ses centres d’intérêt aussi multiples que divers. Sa démarche fut celle d’un passionné mais aussi celle d’un chercheur patient et exigeant. Il travailla comme un moine : consciencieusement pour élaborer sa connaissance, pour approfondir sa culture et surtout pour la partager. Mais il s’effaça toujours devant son sujet d’étude, ne consentant à n’apparaître que pour les besoins de la cause : diffuser le savoir acquis. Il n’était pas avare de ses efforts. Je l’avais rencontré une fois au début des années 1980 avec Charles Delaunay, qui le tenait pour un « savant atypique ». J’ai gardé le souvenir flou d’un homme de taille moyenne, portant costume et cravate (c’était rare dans les milieux du jazz après 1968 !) avec de gros carreaux en forme de lunettes. Les deux hommes, qui se parlaient doucement avec respect, se ressemblaient un peu d’ailleurs : question d’histoire familiale hors du commun ? Je découvrais un individu assuré, intéressé et intéressant, mais mesuré, discret et même secret. Et le temps passa… Au point que, lorsque je me suis mis à la rédaction de cette biographie aussi indispensable que méritée à l’occasion de sa disparition, il me fut impossible de trouver la moindre information sur l’homme et l’auteur ; même sa notice à la Bibliothèque Nationale de France restait d’une imprécision déplorable. L’exploration de la toile me confirma cette réalité avec les appels désespérés de deux internautes qui résumaient parfaitement et la personne et sa situation dans le champ médiatique : « Je cherche des informations ou une petite biographie expliquant les postes occupés par Démètre Ioakimidis », écrivait l’un, et le second de lui répondre : « Demètre Ioakimidis est un personnage des plus discrets. Mise à part les nombreuses références à ses publications, c'est en écumant le Net qu'on peut grappiller quelques pièces éparses du puzzle et, avec imagination et persévérance, deviner un parcours ». J’ai donc fureté, beaucoup cherché. Et n’eût été l’intervention de quelques amis, qui informèrent Jazz Hot de sa mort, et la coopération amicale de personnes, qui entendaient lui rendre un juste hommage, la disparition de Demètre Ioakimidis aurait été ignorée. Que tous soient ici remerciés de ce témoignage d’amitié et d’estime pour cet homme qui, par sa persévérance et son enthousiasme serein a, en Europe et dans le monde, largement contribué, d’une part, à la reconnaissance de la littérature de science fiction, et non moins d’autre part, à celle du jazz et à sa diffusion. Le jazz en Suisse est en deuil d’un des ses promoteurs, la Suisse romande orpheline d’un des découvreurs historiques de la science-fiction. Jazz Hot est triste de cette disparition. La revue et son équipe présentent à sa fille Nicole, à ses parents et à ses amis, ses sincères condoléances.
Félix W. Sportis
Cf. « 1 Frank + 1 Frank = 2 Franks », Jazz Hot n° 120, avril 1957, p 10-11. Cf. « Jazz - La Vicenda E I Protagonisti della Musica Afroamericana », Jazz Hot n° 326, avril 1976, p 32. « Fredric Brown, l'étoile filante de la S.F. » (bibliographie), Fiction n° 64, mars 1959, p 126-132.
Cet article doit beaucoup à l’intervention de nombreuses personnes que la disparition de Demètre a profondément attristés : notamment d’amateurs suisses de jazz, dont Yvan Fournier et Charles Hug qui sont intervenus auprès de M. Pierre Strinati, docteur es-sciences et ami d’enfance de Demètre Ioakimidis, qui m’a présenté un homme aussi discret que passionnant. A également indirectement contribué à cet hommage, Gérard Klein, écrivain de science-fiction qui collabora de longues années (1970-1980) dans la revue Fiction et qui œuvra avec lui et Jacques Goimard à l’édition de l’Anthologie de Science-Fiction (Presses Pocket Poche - trente volumes). Que tous soient ici remerciés pour leur amicale coopération en l’honneur et pour la mémoire de notre ancien collaborateur, Demètre Ioakimidis. Nous devons les photos jointes à cet article à l’amitié généreuse de Pierre Strinati. FWS.
© Jazz Hot n°662, hiver 2012-2013
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