Le
docteur Michel Laplace nous livre dans cet ouvrage sur DVD-Rom, Le Monde de la trompette et des cuivres (classique,
variétés, jazz),
une œuvre monumentale. C’est la version 3, totalement remaniée,
d’un opus dont il avait proposé deux précédentes éditions (2005
et 2008) sous forme de CD déjà énorme, Trompette,
cuivres & XXe
siècle,
représentant cinquante années de recherches.
Avant
d’entrer dans le détail – si cela est possible dans une simple
chronique bibliographique – d’un livre encyclopédique
représentant plus de 3300 pages, presque 8200 entrées, dont un
dictionnaire biographique d’instrumentistes de 7443 personnes, dont
6396 trompettistes, 644 trombonistes, 243 cornistes et 160 tubistes –
je suggère au lecteur de consulter la vidéo réalisée par Laplace pour présenter son travail.
Au-delà
des modalités explicites d’utilisation du DVD, vous visualiserez
la documentation réunie, consultée et analysée pour écrire et
réaliser cet ouvrage peu commun. Et là, comme disent les
jeunes de banlieues :
« Respect ! ».
La
dédicace de l’ouvrage, « à la mémoire de Maurice André,
Fred Gérard, Raymond Fonsèque et Roger Guérin », est un
manifeste en soi ; elle est révélatrice de l’optique
d’approche : un égal hommage rendu à tous les
instrumentistes jouant d’un cuivre, dans toutes les formes de la
musique occidentale : aux trompettistes, classique Maurice
André, de variété Fred Gérard et de jazz Roger Guérin, ainsi
qu’au tromboniste de jazz et au musicien Raymond Fonsèque1.
Ce travail englobe dans l’étude tous les aspects ayant trait à
l’usage et l’emploi de ces cuivres : diversité,
stylistique, conception musicale globale. Cette encyclopédie met la
trompette et les cuivres au centre de l’étude : les
instruments ne sont plus seulement envisagés en tant qu’outils de
musique mais sont eux-mêmes objets d’étude dans leur facture,
dans la physique du son et de l’acoustique, dans l’anatomie et la
physiologie de leurs pratiquants, dans les formes d’expression
musicale qui y ont recours.
L’ouvrage
PDF s’ouvre avec une sorte d’album photos : Clins
d’œil
à ses fils enfants en compagnie de deux trompettistes de référence,
Cédric avec Dizzy Gillespie en 1985 et Jean-Marc avec Timofey
Dokshitser en 1982 ; Hommages
respectueux aux instrumentistes : grands, moins grands et
anonymes … C’est la seule partie de l’ouvrage ou l’auteur
laisse apparaître sa sensibilité affective. Partout ailleurs, son
discours présente la rigueur d’un document au contenu factuel,
d’ambition scientifique.
Le domaine d’étude
Ce
DVD-Rom concerne toute la famille des cuivres (les brasses,
disent les Américains, par opposition aux reeds) :
trompette, cornet, trombone, cor et tuba. Chaque catégorie
d’instruments est étudiée en tant que telle, chaque instrument
est replacé dans son contexte d’utilisation musicale.
L’organisation
Le
DVD-Rom comporte l’ouvrage central proprement dit, en format PDF, qu’il
convient d’ouvrir en premier – Le
monde de la trompette & des cuivres
–, pour accéder aux 10 autres dossiers associés, dont les
contenus sont reliés à cet ouvrage : 01. Echantillon Son,
Trompette, Cuivres & XXe siècle ; 02. Clips vidéos v2 ;
03. Classical Music (audio) ; 05. Light & Popular Musics
(audio) ; 05. Cuban Trumpet (audio) ; 06. New Orleans Dance
Halls & Brass Bands ; 07. Frénésie des rythmes en France
(audio) ; 08. Introducing Fred Gérard ; 09. Additional
Videos ; 10. Autobio (audio mp3).
L’organisation
du sommaire en début d’ouvrage, met l’accent sur la nature et la
priorité de cette œuvre : savoirs et manière d’y accéder.
D’utilisation pratique, sa lecture peut en être discursive (et le
lecteur dans son parcours se verra offrir la possibilité d’accéder
aux informations illustratives en ligne) aussi bien que sélective
(avec accès direct à l’information précise au moyen d’un
terme, d’un nom… avec la fonction générale « Rechercher »
sur l’ensemble et les mêmes fonctionnalités). Ce sommaire permet
d’accéder directement, par indexation, à chaque thème, aux items
et aux références. Ces occurrences, qui donnent lieu à des exposés
en langue française, sont regroupées en chapitres. Chaque chapitre
abordé est l’objet d’un chapeau de présentation sous forme de
digest
en langue anglaise. Enfin, le livre comporte des articles spécifiques
traitant de sujets généraux, de questions connexes et/ou consacrées
à des musiciens particuliers (Louis Armstrong, Roy Eldridge, Bill
Coleman, Aimé Barelli, Jack Teagarden, … ou de moins connus mais
tout aussi intéressants par leur parcours comme Fred Gérard Arthur
Briggs, Raymond Fonsèque…) ; plusieurs sont en anglais.
La nature
Les
différentes parties sont dédicacées à des musiciens emblématiques
du thème traité. Ainsi, « La trompette & le cornet dans
le jazz et les musiques populaires » (p 182 & ss)
porte-t-elle une dédicace à Louis Armstrong ; « Historique
des styles archaïque et moderne du trombone » (p 2466) est
dédié au tromboniste classique Marcel Damant ; la
« Discographie : trompette (cornet) en Russie et URSS 1904
–1979 » l’est à Anatoly Selianin.
Les
dictionnaires biographiques (trompette, trombone, tuba et cor)
constituent le corpus central de presque 2200 pages (722 – 2915)
sur lequel s’agrègent les autres éléments constitutifs de cet
ensemble imposant.
Ces
dictionnaires biographiques sont réunis sous le chapitre « ALBUM
DE FAMILLE » (p 722 – 2915), lui-même divisé en plusieurs
sous-parties : « Un album de famille des cornettistes &
trompettistes », Who’s
Who of Trumpeters
(p 722 – 2451) ; « Le monde des (autres) cuivres »,
qui s’ouvre par une présentation sur « La place du trombone
parmi les instruments à vent » pour se recentrer sur des
articles particuliers : « Sandy Williams et Jimmy Archey :
le trombone selon Bunk Johnson » (p 2458 – 2501), avant
d’ouvrir le dictionnaire biographique plus restreint des
« Personnalités du trombone » (p 2506 – 2724) ;
« Les tubas, saxhorns & l’euphonium dans le jazz et dans
les musiques populaires », se clôt avec un long développement
sur Raymond Fonsèque (p 2725 – 2804) ; « Trompette ou
cor ? Quand le "Mellow” dit… » en termine par
« Ladies
in brass »
(p 2086 – 2915).
Le
contenu des fiches biographiques, d’une concision voulue, est très
précis. Michel, qui a entretenu des relations épistolières avec
beaucoup de musiciens répertoriés, en donne l’état civil
élémentaire, en signale les attaches familiales éventuelles, les
parcours d’études et de carrière ainsi que, information rare, les
filiations stylistiques. Aucun dictionnaire de jazz, de musique
classique, et plus largement aucun livre de musicologie ne contient
un tel corpus descriptif et ne s’attache ainsi à la transmission
des traditions instrumentales. C’est prodigieux. Il ne sera plus
pardonnable aux journalistes d’ignorer : se référer à cette
bible des cuivres est professionnellement indispensable. Mais Le
monde de la trompette & des cuivres
est tout aussi indispensable à l’amateur qui souhaite ou prétend
s’intéresser au jazz et/ou à la musique classique ! Car
l’appareil critique, qui accompagne ces fiches, apporte aussi les
informations discographiques, vidéographiques, filmographiques et
bibliographiques ainsi que les liens Internet, directement
accessibles, qui s’y rattachent. De la haute couture. Superbe !
Parallèlement
à cette structure centrale, on y trouve un important appareil
discographique de 333 pages (p 2916 – 3249), tant au plan de
l’information que de l’illustration sonore. Cet outil
discographique se présente soit sous sa la forme classique
(« Maurice André Discography »
p 2961 – 3004 ou « Aimé Barelli Discography
– 1950/1974 », p 3016 – 2024), soit sous forme d’œuvre
commentée (« Discographie commentée de Louis Armstrong –
5/4/1923 au 26/2/1947 », p 3005 – 3014 ou « Oscar
Celestin Discography : Original Tuxedo Jazz Orchestra Days,
1925-8 », p 3060 – 3061).
L’ouvrage
propose ensuite un chapitre consacré aux illustrations vidéo et
sonores, « Citations sonores » (p 3250 – 3278). Cette
partie concerne toutes les formes de l’expression musicale, dans
lesquelles la trompette et les cuivres trouvent à s’exprimer
(classique, variétés, jazz, Cuba…), augmentée de 270
illustrations sonores ou/et vidéo.
Figure
enfin une importante bibliographie (p 3279 – 3288), à laquelle est
associée une courte mais précise biographie de l’auteur. Le
monde de la trompette & des cuivres
se clôt sur une importante documentation annexe composée de
photographies, de facsimilés de publications, de courtes citations
ou de récits.
Ce
dictionnaire encyclopédique innove. Le support multimédia (écrit,
photo, vidéo, audio) constitue une révolution dans la diffusion des
savoirs aux sources multiples. Au plan technique, l’outil répond
parfaitement à la nature du projet de Michel Laplace ; il
dépasse même les espérances que pouvait concevoir Maître Denis
lorsqu’il se lança dans « la folle aventure de
l’Encyclopédie », dont l’auteur est, par l’ambition, un
digne héritier. L’iconographie, en particulier, à laquelle
Diderot attachait dans ses planches la plus grande importance au plan
didactique, est ici tout à fait remarquable. Car, si à partir du
volumineux écrit on accède aux enregistrements sonores, aux vidéos
et aux sites internet, la photographie y tient un rôle essentiel
dans l’illustration du discours. L’image fixe, qui donne chair et
vie à ce récit savant, permet qu’on s’y arrête. Et sous cet
aspect, la contribution de Lisiane Laplace est essentielle dans cet
ensemble ; ses clichés viennent éclairer et rythmer, avec
beaucoup de pertinence et de pédagogie, les contenus savants mais
parfois austères de son époux. La part féminine, dont il convient
de relever la touche dans cet ouvrage, en rend le sérieux tout à
fait soutenable ; sans compter qu’il est aussi permis de
« regarder les images » et percevoir que ces
instrumentistes sévères, au caractère revêche, d’une conscience
professionnelle parfois obsessionnelle, sont aussi des hommes et non
des ascètes ou des extra-terrestres.
Du contenu de l'ouvrage
L’originalité des savoirs
Au-delà de l’aspect musical que couvre l’ensemble de cet énorme
opus, je souhaite attirer l’attention du lecteur sur quelques
chapitres qui traitent de sujets habituellement peu abordés par les
auteurs dans ce type de livre.
En
l’espèce, d’abord par ceux de l’organologie ; ensuite par
les médecins spécialistes2
(otorhinolaryngologistes, voire d’odontologues) dans le cadre de
pathologies professionnelles, que l’auteur aborde notamment dans
« Points de techniques » (p 658-721).
Dans
cette partie, Laplace, qui associe savoirs du médecin et
d’instrumentiste (depuis quarante-huit ans, il pratique chaque jour
sa trompette) délivre une information particulièrement
enrichissante pour le lecteur curieux de la « fabrication du
bruit ». Cet exposé très documenté et néanmoins didactique
justifie l’émerveillement que les auditeurs ont peut-être éprouvé
en écoutant Louis Armstrong et Maurice André, Dizzy Gillespie ou
Clifford Brown et Roger Delmote ou Timofey Dokshitser, Joe « Tricky
Sam » Nanton et Marcel Damant. Et l’énumération n’est en
rien limitative. Que d’acquis ces hommes ont empiriquement cumulés
pour parvenir à la maîtrise parfaite de leur technique
instrumentale, pour interpréter les œuvres dont ils nous ont laissé
des chefs-d’œuvre enregistrés ! Et la présentation simple
et très pratique qu’en donne Michel leur confère à la fois
grandeur et humilité au regard du travail accompli.
Outre
l’énorme information et surtout l’érudition que recèle cette
colossale entreprise, c’est l’originalité des approches
musicales que cette étude, sous l’angle organologique, autorise.
Ainsi,
l’auteur s’intéresse-t-il aux « Principes techniques »
(p 230 - 233) qui, dans la facture même de l’instrument
"trompette”, autorise certains usages, mettant en relief la
corrélation type d’embouchure/catégorie d’expression musicale.
De la même façon la présentation visuelle (photos, croquis) des
accessoires de la trompette – plunger,
sourdine
harmon, bucket
… – et sonore associée de leur utilisation (enregistrements p
233) constitue-t-elle, en même temps qu’une exhibition, la
matérialité/matérialisation du son, élément déterminant dans le
traitement sonore (expressivité « hot » p 189 - 190) en
matière de jazz.
C’est
dans la présentation musicologique, réunissant les acquis de
l’organologie, de la physiologie, du contenu musical et du
traitement du son, que le travail de Michel Laplace s’avère le
plus stimulant. L’illustration la plus parfaite en est « Le
trombone chez Maurice Ravel & Duke Ellington » (p 2486 –
2497). Au-delà du parallélisme des moyens, dans le traitement des
difficultés d’ordre technique rencontrées par les musiciens
classiques dans la partie de trombone du Boléro
de Ravel (avec exemple de traitement par Léo Vauchant p 2464), c’est
la mise en évidence des contraintes techniques instrumentales dans
les innovations musicales en ces années 1920 et 1930 d’une grande
richesse (musique française de Ravel comme le jungle
style
d’Ellington), dont l’auteur entretient le lecteur dans une
perspective chronologique, d’une part, dans une étude comparative
esthétique, d’autre part. Et cette simultanéité, de la
problématique instrumentale comme de la différenciation des
domaines d’application, autorise une approche sensiblement
différente, nouvelle et enrichissante de l’histoire intrinsèque
du jazz – qui intéresse au premier chef les jazz
fans
mais tout autant les hommes de culture simplement –, ne serait-ce
que par la nature des relations qu’il entretient avec les autres
formes occidentales de l’expression musicale : musique
classique, musiques populaires (musique typique, de variétés et
autres).
Le polémiste
Mais
cette approche essentiellement technique de la musique n’est pas
sans conséquence sur son interprétation philosophique. Car ce
savoir n’a jamais été pour l’auteur une fin en soi. En digne
héritier des Encyclopédistes du XVIIIe siècle, Michel Laplace ne se prive, en effet, pas d’en tirer des
enseignements sur les sujets connexes que sa réflexion l’amène à
aborder, notamment dans ses articles de synthèse. Il en est
beaucoup, au plan technique stricto
sensu,
que le lecteur ne pourra que partager ; il s’agit de savoirs
précis mis à disposition. En revanche, il en est plusieurs,
touchant à la conception générale de la musique, qui, de par la
méthode positive de sa démarche, pourront le heurter et même le
courroucer ; plus près de d’Alembert que de Diderot dans sa
philosophie marquée au sceau d’un scientisme par trop
systématique, l’auteur est entraîné à soutenir des points de
vue parfois plus contestables.
Ainsi,
à propos du jazz – qui ne concerne certes qu’une partie, mais
néanmoins très importante, de son ouvrage, dont il possède de
manière approfondie la culture –, « Le jazz hot est-il une
musique ? » interroge-t-il de manière provocatrice, page
237. Et pour fonder sa thèse, en s’appuyant sur la déclaration de
Jelly Roll Morton, selon laquelle « le jazz est un style qui
s’applique à n’importe quel morceau », il en vient, pour
compléter son raisonnement, à poser la question : « Est-ce
que l’interprétation est la musique ? ».
« Le
jazz est une façon de jouer la musique populaire qui, en l’espace
de 95 ans (1915-2010) s’est élevée au rang d’expression
artistique (art
form).
C’est la contribution principale de l’Amérique du Nord à la
musique du XXe siècle, seulement précédée par le ragtime (période créative :
1893-1927), devenu une musique de répertoire, et le blues (qui
émerge en 1903-1904, avec le boogie
en 1904) qui contribue via le rock’n
roll
une racine fondamentale de la pop music », pose-t-il en termes
de présentation3.
Et il prolonge sa pensée quelques paragraphes plus loin :
« Même si en pré-jazz et jazz il y a un répertoire
spécifique, le jazz n’est pas une musique de répertoire ! Ni
même une musique. C’est une façon de jouer, un style
d’interprétation, qui associe un traitement spécifique du rythme
(le swing) et du son (l’expressivité hot), comme en eut
l’intuition André Schaeffner dès 1926. Jelly Roll Morton
disait : " le jazz est un style qui s’applique à
n’importe quel morceau (jazz
is a style that can be applied to any type of tune) ”4 ».
La nature du débat sur le jazz
Parce
que le point de vue de Michel Laplace n’est ni commun ni moins
encore ordinaire et parce qu’il ne manquera pas d’interpeler les
lecteurs sur un sujet qui dépasse la simple assertion incidente, il
me paraît important d’en disputer, comme au Siècle des Lumières,
dans le meilleur esprit du polémos ;
d’autant que l’ouvrage, de par son contenu exceptionnel, le
mérite et l’exige.
« Sans
liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur »,
proclame Figaro.
De l’interprétation
Que
le jazz nécessite d’être interprété, nul n’en doute ;
comme toute les musiques. Mais la notion d’interprétation du fait
sonore comporte plusieurs acceptions, plusieurs registres. Je n’en
retiendrai que les deux principaux.
Le
premier niveau d’interprétation, qui est indispensable pour
rattacher une musique à la tradition culturelle qui la fonde,
constitue le socle de cette culture musicale dans la civilisation où
elle est apparue ; ce niveau d’interprétation est
consubstantiel à l’émission séquentielle des sons et des
silences, qui lui donne sens. La seconde acception de
l’interprétation, et jusqu’à un certain point presque
superflue, relève de la seule sensibilité du musicien et du talent
de l’instrumentiste.
Dans
toutes les musiques, savantes comme populaires (classique, jazz ou
variétés), occidentales et autres, le niveau premier de
l’interprétation est transmis de façon orale par les enseignants
(maîtres en Inde, griots en Afrique, professeurs en Occident) à
leurs élèves5.
La musique classique occidentale, bien qu’écrite, comporte
elle-même cette part de transmission orale des règles de lecture,
dans la façon de transcrire de manière sonore les partitions, de
leur donner vie. Cette réalité trouve son illustration dans
l’anecdote que relate Henry Kissinger lors de l’une de ses
visites à Pékin en 19736.
Quant au second niveau d’interprétation, celui dont parlent les
journalistes dans leurs chroniques musicales, il dépend de la
capacité de l’instrumentiste à jouer de sa sensibilité pour
traduire son intelligence du texte, tout en continuant à respecter
les codes du niveau I qui régissent la musique dans laquelle il
s’exprime. Combien d’enfants ont maltraité La
lettre à Elise,
La
Tartine de beure
ou la Marche
turque ?
Devenus adolescents, un jour d’oral de musique au bac, ils
exécutaient une Valse
des adieux
qui devait plus à André Verchuren qu’à Frédéric Chopin. Trop
content de compter encore un candidat, l’examinateur ne lui en
donnait pas moins une bonne note ! Et s’il y a différence
d’interprétation entre Gould et Richter sur une pièce de Bach
c’est au second niveau, en termes d’intelligence sensible
seulement de « la matière compositionnelle » qu’il
faut l’entendre ; ces deux pianistes, formés à la musique
par des maîtres qui leur ont transmis les règles de la tradition
classique, n’en ont pas moins une lecture musicale commune de
premier niveau pour la musique du Cantor de Leipzig ; c’est
cette référence commune première qui rend pertinente la
comparaison de leurs interprétations secondes respectives7.
De
la même façon, le jazz, musique très largement transmises par
l’oralité à ses débuts, a connu et continue de connaître
également cette transmission orale du niveau premier de
l’interprétation, qui fonde son enracinement culturel dans la
civilisation étatsunienne. Parmi ses critères consubstantiels
transmis par les maîtres aux disciples, le traitement « hot »
du son et surtout le « swing » dans celui du rythme. Il
convient d’ailleurs de souligner que ces deux critères fondateurs
ont eu tendance à disparaître avec l’enseignement académique de
plus en plus poussé des instrumentistes, phénomène maintenant
quasi général8.
Quant au second niveau de l’interprétation, il correspond à la
sensibilité, à l’école des musiciens qui donnent leur lecture
des multiples pièces du répertoire : nous ne comptons plus les
versions enregistrées de « ‘Round Midnight »,
« Caravan », « Lush Life »… par des
musiciens jouant le même ou des instruments différents… Et, bien
que différent de l’original, quand Monk joue Ellington, quand Hank
Jones joue Fats Waller, c’est en référence aux critères du jazz.
Le répertoire du jazz
Il
est tout aussi paradoxal de soutenir que « le jazz n’est pas
une musique de répertoire », quand les pièces composées par
Ellington, Monk, Golson, Carter… et Jelly Roll Morton se comptent
par milliers et témoignent du contraire. Ces compositions ont été
écrites par leurs auteurs pour être jouées selon les critères
propres au jazz. Et, sauf à commettre un viol du droit moral des
compositeurs – ce qui reviendrait même à leur nier le plus
fondamental des droits de l’homme, celui de vivre et d’avoir vécu
dans leur culture et leur civilisation – aucun musicien digne de ce
nom ne devrait, en principe, se permettre de les interpréter sans en
respecter les codes civilisationnels. Que La
Marseillaise
et certaines compositions de Bach, Chopin, Beethoven9,
Dvorak… aient occasionnellement été jazzées ne saurait suffire à
autoriser, sur le fondement de quelques exemples particuliers et très
limités, de considérer comme généralisable une pratique
exceptionnelle et de circonstances. Pour l’essentiel, les milliers
de compositions écrites, interprétées et enregistrées par les
musiciens
de jazz
établissent la réalité du jazz en tant que musique. Il est même
permis de soutenir que l’enregistrement, en ce qu’il contient à
la fois la matière compositionnelle et l’illustration des
intentions du compositeur, constitue la matérialité de l’existence
même d’une musique spécifique. Et le permanent du compositeur de
jazz n’en autorise pas moins l’éphémère de l’interprétation
de second niveau.
Quant
aux chansons de Broadway, qui se souviendrait de « Body and
Soul », « Laura », « Stardust », « How
High the Moon », « But not for Me » et
« Yesterdays », si ces mélodies n’avaient été
sublimées – et par là même immortalisées – par leurs
recompositions que constituent les relectures géniales des grands
musiciens de jazz ? Penser que seul le chiffrage musical
confèrerait le statut d’art à une musique reviendrait à nier
l’existence de l’art dans toutes les civilisations fondées sur
la tradition orale d’Afrique, d’Asie, d’Amérique
précolombienne et d’ailleurs. Au surplus, quel que soit le degré
de finesse d’écriture d’une partition, aucun ordinateur ne peut
prétendre donner de version satisfaisant la totalité des intentions
d’un compositeur. Sous cet angle, qu’en serait-il du Clavier
bien tempéré
dans les écoles de musique, les conservatoires, les salles de
concerts, les catalogues de maisons de disques… si J-S Bach en
avait laissé un enregistrement ?
Réduire
le Jazz
à une façon de jouer la musique populaire,
pour soutenir que « le jazz n’est pas une musique »,
est loin de répondre à l’ensemble des aspects que recouvre cette
catégorie musicale, même si l’auteur l’appréhende sur « 95
ans » d’histoire en lui concédant de s’être « élevée
au rang d’expression artistique ». Car cette approche
essentiellement centrée sur l’aspect technique de la musique peut
également s’avérer excessive en termes d’interprétation
générale. Sont ainsi mises en évidence les limites d’un seul
mode d’investigation au regard des mécanismes complexes des
productions culturelles soumises de manière aussi forte aux réalités
historiques des relations économiques, sociales et politiques
humaines, qui génèrent et alimentent les processus
transformationnels des sociétés et de leurs civilisations.
A
l’aphorisme du tickler
entertainer,
Jelly Roll Morton, Créole de La Nouvelle-Orléans "inventeur du
jazz”, – « jazz
is a style that can be applied to any type of tune »
– qui fonde le raisonnement de Michel Laplace,
je retournerai
de
manière tout aussi crédible la devise du pianiste compositeur, Duke
Ellington, Afro-américain de Washington DC son principal disciple et
maestro es jazz, « It
don’t mean a thing if
it ain't got that swing » !
La
musique existe-t-elle si elle n’est pas exécutée ? L’art
serait-il une pure idée sans matérialité ? Même atteint de
surdité, Beethoven n’en continuait pas moins à composer pour que
les autres l’entendent et l’écoutent jusque dans sa détresse ;
comme les Afro-américains pour dire la leur avec/dans le jazz.
En guise de conclusion
Au-delà
des débats que peuvent générer certains articles forts, l’ouvrage
de Michel Laplace constitue un gigantesque travail de mémoire sur
les cuivres et leurs musiciens, interprètes, et compositeurs. Dans
sa réalisation, cet ouvrage se réfère à l’histoire, certes ;
mais par l’intensité de sa rédaction, par l’implication de son
auteur, il prend valeur de témoignage. Discret et pudique mais
entier, cet homme cache derrière sa rigueur scientifique, qui a
guidé et rythmé sa vie, des convictions profondes, un engagement
total pour les valeurs auxquelles il pense raisonnablement devoir
adhérer. Et il ne peut s’empêcher de laisser transparaître
l’émotion intense que ce livre a provoquée et continue de
provoquer encore chez lui, écrit « dans le but
(non-commercial) de faire (re)vivre les acteurs du passé (y compris,
parfois, par le son de leur voix », écrit-il dans la Préface.
Son urgence scientifique, visant à atteindre l’entièreté des
savoirs dans le domaine qu’il s’est donné pour étude, marque
chez lui une non résignation à la disparition après la mort. « Le
XXIe siècle voit les mentalités évoluer vers l’indifférence pour les
choses du passé et les personnes qui ont compté »,
regrette-t-il page 12. Le Monde de la trompette et des cuivres
est pour Michel Laplace une façon de retenir le temps, de tordre le
cou à l’éphémère. Ce livre lui ressemble dans/par son humanisme
aussi généreux qu’exigent.
Si,
en début de compte-rendu, j’affuble Michel Laplace du titre de
« docteur » (qu’il fut professionnellement en tant que
médecin radiologue hospitalier rigoureux, quarante années durant),
ce n’est ni pour donner dans la pompe – qui n’entre pas dans
les catégories comportementales de l’homme – et moins encore
dans la flagornerie ampoulée de la « critique ».
Authentique quête amoureuse, Le Monde de la trompette et des cuivres
représente
l’aboutissement d’une vraie longue et patiente démarche
scientifique qui, dans l’université, reconnaît à l’impétrant
les qualités pour figurer parmi les doctes. Nous avons assisté à
la maturation de cet ouvrage dans les articles qu’il nous donnait
depuis les années soixante-dix. Y transparaissaient déjà
connaissances et réflexions sur les sujets traités qui ne
relevaient pas de l’habituel discours journalistique. Et je ne
crois pas trahir sa pensée intime en affirmant que, tout en étant
soulagé, tout en ayant la satisfaction « d’en avoir
terminé », avec en plus la matérialité du travail bien fait,
ce n’est pas sans un certain regret et une certaine angoisse même
qu’il a mis LE point final à cet énorme ouvrage.
Au-delà
de son immense bibliographie personnelle composée de communications
érudites publiées, tant en France qu’à l’étranger, Le Monde de la trompette et des cuivres fut
la grande affaire de la vie de Michel Laplace.
Mais
le grand œuvre n’est jamais terminé ; comme disent les
anglo-saxons, c’est a
work
in progress.
Bien que l’ayant livré, l’auteur n’en est pas pour autant
délivré. Et dépossédé de son discours, l’artiste vit en même
temps le drame de Pygmalion.
En
sortant de la lecture des articles dans Le Monde de la trompette et des cuivres,
on a la sensation d’accéder à la culture et au savoir. Michel
Laplace apporte même au lecteur l’impression de se sentir intelligent. Félix
W. Sportis
1. On oublie trop souvent, que le tromboniste, récipiendaire du Prix
Sidney Bechet 1981 de l’Académie du Jazz était également un
technicien (concepteur d’instruments – clavecin mis au point par
le facteur Jean-Paul Rouaud et orgue à deux claviers accordés à
un comma d’intervalle, piloté par le clavier tétraeïcosatonique)
et un théoricien de la musique auteur d’un ouvrage/étude
essentiel sur le super tempérament (cf. Michel Laplace, « Raymond
Fonsèque, 27
novembre 1930, Paris - 19 novembre 2011, Evreux », nécrologie
in Jazz
Hot.net,
5/12/2010 - cf. Super - Tempérament de Raymond Fonsèque – cf. Franck Jedrzejewski, Mathématique
des systèmes acoustiques : Tempéraments et modèles
contemporains,
L’Harmattan, Univers musical, Paris 2002, 346 p – cf. Raymond
Fonsèque, « Présentation d’un super tempérament de 24
sons à l’octave », in Groupe d’Acoustique Musicale n°
113, 1986).
2. J’avais déjà attiré l’attention des lecteurs de Jazz
Hot
en 2000, à propos des maladies professionnelles propres aux
musiciens de jazz dans la présentation d’un article écrit par un
médecin français, Bertrand Herer, « The Longevity and Causes
of Death of Jazz Musicians, 1990-1999 », publié dans
The Medical Problems of Performing Artists (septembre 2000, p
119-122).
Ce médecin m’avait signalé sa publication à la suite de
l’interview de Gérard Badini publiée dans Jazz Hot (Félix W.
Sportis, « Gérard Badini », Jazz
Hot
n° 583, septembre 2011 p 25-32), au cours de laquelle le
saxophoniste évoquait la maladie qui l’avait contraint à abonner
la pratique de son instrument.
3. « La genèse du jazz et des musiques populaires américaines »,
p 183.
4. In « La genèse du jazz et des musiques populaires
américaines », p 184).
5. Depuis son apparition au XXe siècle, l’enregistrement sonore est aussi devenu un auxiliaire
éducatif dans cette transmission.
6. « Ce
soir-là, le programme était consacré à un concert de musique
classique – tant chinoise qu’occidentale – interprétée par
l’Orchestre de la ville de Pékin, récemment remis en activité
après avoir été victime de la Révolution culturelle. Les
musiciens attaquèrent – si je peux m’exprimer ainsi – la
Sixième
Symphonie
de Beethoven. Même mon affection pour tout ce qui est chinois ne
peut m’inciter à dire que les musiciens étaient dans leur
élément en s’essayant à la Pastorale,
après l’intermède dévastateur de la Révolution culturelle ;
en vérité, il y avait des moments où je ne savais plus exactement
ce que l’on jouait, ni dans quel sens les musiciens lisaient la
partition. Mais ce qui importait c’était le symbole : Zhou
Enlai avait l’intention de mettre son pays à la page, c’est à
dire de secouer les chaînes que lui avait imposées un passé
récent, et d’adapter la Chine non seulement à la technologie
occidentale mais également à la culture qui avait engendré
celle-ci ». Henry
Kissinger, Years
of Upheaval
- Les Années orageuses,
Fayard, Paris 1982, 754 p - p 63).
7. Pour compléter ces notions se rapporter aux commentaires de Glenn
Gould sur la façon dont Sviatoslav
Richter jouait Schubert.
8. Après avoir participé à l’ouverture de la classe de jazz de Guy
Longnon au Conservatoire de Marseille en 1963, j’avais manifesté
mes doutes sur le bien fondé d’un tel enseignement dans un
aphorisme quelque peu provocateur : « Le jazz est né au
bordel, il mourra à l’opéra ». Il fit rire les copains
mais l’histoire a plutôt tendance à me conforter dans mon doute.
Non qu’une formation musicale technique solide soit inutile ;
mais les aspects formels ont fini par supplanter les critères
premiers qui fondent cette musique.
9. Comme Jazz
Arabesques
par Eddie Bernard, Pacific 1956.
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