Au
moment où l’édition de livres en numérique se multiplie il est
bon de pouvoir manipuler, toucher, feuilleter un vrai livre, avec du
papier de qualité, une couverture épaisse et soignée, une
esthétique à la hauteur d’un livre d’art, ce qui convient à
l’art qu’est le jazz. On ne se lasse pas d’accomplir les gestes
correspondant aux trois verbes ci dessus mentionnés. L’entrée
dans "l’œuvre" elle-même laisse place à l’exercice
d’autres sens. C’est sur un magnifique Ron Carter, avec un
immense sourire, que s’ouvrent les 232 pages et quelques 180
photographies qu’Esther Cidoncha a sélectionnées parmi celles
qu’elle a ravies au jazz au cours des 25 dernières années.
Les
yeux sont alors sollicités par une mise en page et une typographie
recherchées. Outre un texte de l’auteur, quatre autres textes sont
offerts en espagnol et en anglais (le bilinguisme est d’ailleurs
bien mis en page). Wadada
Leo Smith, Antonio Muñoz Molina, Chema García Martínez et José
María Díaz Maroto en sont les auteurs. Les
réflexions s’avèrent intéressantes, particulièrement celles de
José María. Le texte d’Esther Cidoncha apporte des précisions
sur sa passion pour le jazz et la photographie. Plusieurs
citations en pleine page s’intercalent entre ce qui est l’objet
du livre, les 180 photographies. Ces citations viennent de Monk,
Armstrong, Parker, Lacy, Griffin… des références en matière de
jazz. L’excitation visuelle se poursuit chaque fois que les
doigts effleurent le papier pour découvrir à la page suivante un
nouveau cliché. Tous sont en noir et blanc, la couleur du jazz, et
en pleine page ou demi-page. Etant donné le format du livre ces
photographies apparaissent bien comme de véritables œuvres
d’art ! Evidemment les géants du jazz qui ont offert les
citations sont pour la plupart absents des photographies. Esther
Cidoncha travaille alors qu’ils ont presque tous disparus. Pas de
Armstrong, Basie, Gillespie ni Ellington… mais les noms de ceux
qu’elle a pu écouter, d’abord en Espagne, puis en Europe et
ensuite aux Etats-Unis depuis 1989. Des chefs de file, Roney, Curson,
Hank Jones, Harris, Arvanitas, Sir Hanna, Hargrove, Payton... des
dizaines d’autres, mais aussi des artistes moins connus. Les
premières, jusqu’en 1999 sont de l’époque "argentique".
On trouve de remarquables clichés de Flanagan, Mc Pherson, Cobb,
Griffin, Taylor, Terry, Farmer… investis dans leur interprétation.
L’arrivée du numérique et du Nikon d’Esther à partir de 2006
ne perturbent en rien la qualité des tirages : Holland, Payton,
Zawinul, Konitz, DeJohnette, Lovano, Ron Carter … On apprécie
quelques portraits classiques ou en pied, américain ou en taille :
Hampton, Mercer Ellington, Doc Cheatham, Siankope, R. Glasper, Lacy,
Brown, Milt Jackson, Sweet Edison, … mais dans une majorité des
photographies le jazzman, en action, se détache nettement sur un
fond noir.
Près
de la scène, Esther Cidoncha travaille en serrant les plans, en
jouant avec la lumière dont elle dispose – le flash est exclu –
et consacre, dans son laboratoire digital, le temps nécessaire à
l’obtention du résultat qu’elle attend. L’œil alors ne se
disperse pas. Il se concentre sur l’expression d’un visage, sur
un geste, un regard… McPherson,
Hargrove, Cobb, Atkinson, Eddie Henderson, Ron Carter, Russel
Malone, Stanko, Wadada Leo Smith, C. Scott, Blake, Shepp, Sonny
Simons… Dans
plusieurs cas, la photographe offre un ensemble plus large, deux,
trois musiciens avec un protagoniste bien mis en évidence ou encore
un arrière plan qui resitue l’artiste : Cedar Walton quartet,
Rashaan, Carter, Regie Johnson, Leroy Williams, Benny Green, Mercer
Ellington… Excitation visuelle mais pas seulement... Ces
photographies et quelques-unes prises à la Nouvelle Orléans au
Preservation Hall et au Spotted Cat dépassent alors l’art de la
photographie pour devenir partie intégrante du jazz. Les regarder
c’est entendre le jazz, c’est en suivre l’histoire, la
pénétrer, en remonter le fil… C’est se heurter de plein fouet
au génome du genre qu’un Ray Brown, un Wynton Marsalis, un Yusef
Lateef possèdent au même titre qu’un Buddy
Bolden, King Oliver, Louis ou Bird. When
Lights Are Low. Portraits in Jazz :
un livre d’art pour jazzophile. Patrick Dalmace |