Cabu New York et Cabu Swing : souvenirs et carnets d'un fou de jazz
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8 juin 2014
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par Cabu
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© Jazz Hot n°668, été 2014
Cabu Swing : Souvenirs et carnets d'un fou du jazz par Cabu, Editions Les Echappés/Charlie Hebdo, Paris, 2013, 224p., www.charliehebdo.fr
Cabu New York par Cabu, Editions Les Arènes, Paris, 2013, 296p., www.arènes.fr
A l’impossible, nul éditeur n’est tenu, comme le montre le superbe Cabu Swing, aux éditions Les Echappés/Charlie Hebdo. Ce grand et beau livre, au format majestueux, 27 x 33,5 cm, est sous-titré « Souvenirs et carnets d’un fou de jazz ». Sa maquette est très soignée, les documents foisonnants. L’ouvrage compile sur 200 pages les dessins, chroniques et reportages de Cabu publiés au fil des années. On y retrouve une galerie de portraits de musiciens et d’autres personnages, les souvenirs d’un dessinateur à l’humour aiguisé qui se raconte à la première personne. A cette anthologie de dessins, Cabu Swing inclut une mêlée de croquis, ces dessins en train de naître ou souvenirs sur le vif. Un petit joyau de l’édition.
Cabu descend le boulevard de la mémoire (going down memory lane, comme on dit en anglais), et nous transporte à des moments précis. N’est-ce pas le propre de la musique de nous ramener à un moment précis du passé que l’on pensait évanoui ? Quelques notes suffisent… Si le dessin est l’art de fixer un instant, alors Cabu excelle à saisir ses deux passions de toujours : Charles Trenet et Cab Calloway, et plus généralement, un état d’esprit, le swing. En partageant les sons et les musiques qui le touchent par ses lignes dansantes, qui sous-tendent par la même occasion les valeurs auxquelles il croit, qu’elles soient musicales, affectives ou morales, il nous présente dans Cabu Swing la bande originale sonore de sa vie.
Le dessin est un art, il aura fallu attendre des années pour que les institutions l’apprécient à sa juste valeur. Le dessin de presse est hélas encore bien mal aimé. Certains peintres étaient d’excellents dessinateurs satiriques et affichistes, comme Lautrec bien sûr ou Juan Gris ou Kupka ou Vallotton. Aux Etats-Unis, les dessinateurs de presse sont reconnus comme d’authentiques artistes, comme Saul Steinberg ou Al Hirschfield ou B.E.K. ou Steve Brodner, comme les nouvellistes de « vrais » écrivains. En France, cela est moins évident, excepté pour les mordus du papier. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder les merveilleux dessinateurs qui ont été publiés dans Le Canard enchaîné, Hara Kiri, Charlie Hebdo, et dans la presse satirique d’avant guerre, pour s’apercevoir que nombre de ces signatures fameuses peinent à sortir de l’oubli. Aussitôt publié dans le numéro courant, le dessin s’évanouit en quelque sorte… il faut s’attaquer au prochain numéro.
Si le dessin est peu apprécié, le croquis, lui, n’existe pas, considéré comme l’introduction d’une préface à un avant-propos, trop peu de lignes, trop peu d’encre, trop de blanc pour être pris au sérieux. Pourtant, le temps du croquis est un moment privilégié pour le dessinateur : il est le temps de la recherche du détail insignifiant qui figure le tout, de l’accident qui donne du relief à son personnage, du glissement où le sujet s’échappe contre sa volonté pour le plus grand plaisir du croqueur. Les carnets de croquis de Cabu sont des daguerréotypes. L’expression des musiciens et des chanteurs variant à chaque inflexion, leurs positions et leurs postures changeant au gré du rythme et des pulsations du jazz, ces carnets sont autant de tentatives pour appréhender le corps du jazzman, qui bougent toujours, transcendés par des voix et un état supérieur, pour Cabu, le swing. Une autre façon de garder une trace.
Que l’on s’amuse à feuilleter Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo, ou d’anciens numéros de Hara Kiri, ou d’autres de ses ouvrages, les écritures de Cabu sont multiples mais son état d’esprit unique, qui pourrait se résumer à cette devise « L’humour contre l’esprit de sérieux », où deux conceptions de la vie et du rapport à l’autre s’affrontent. L’humour souffre de ne pas être pris au sérieux, c’est là son paradoxe en même temps que son essence. Quand ils le sont, ils sont les victimes de l’esprit de sérieux qui les étouffe et les vide de leur substance. L’humour est dévastateur. Se mettant de biais, il fait entrevoir la dimension insoupçonnée d’une même réalité que l’on n’avait pas vu. Quand il est dirigé, l’humour, qui se fait ironie, peut s’avérer cruel démasquant l’imposture, celle des grands jazzmen qui se prennent trop au sérieux ou des autres puissants de ce monde. Sur fond tragi-comique, celui de l’esprit de sérieux mortifère, qui attend toujours en embuscade, Arlequin le persifleur est plus lucide bien que moins entendu.
Cabu est bien dans cet intervalle. La place de l’humour et du rire dans le jazz est essentielle car elle fait partie de son identité, de sa structure. «Le swing est la pulsation du bonheur.», s’amuse à dire Cabu. Et le voilà qui croque le jazz à pleines dents ! Les rencontres, les clubs, les festivals, tout y passe. Cabu les a tous vous en concert. De Duke Ellington à Cab en passant par Lionel Hampton, Sun Ra ou encore Archie Shepp, toujours cette passion pour les big bands, les gueules, les phénomènes, connus, moins connus, inconnus. L’ouvrage juxtapose les dessins, les croquis, les parutions et donne une vision complète de l’œuvre de Cabu. Le dessinateur a compté dans l’équipe de Jazz Hot. Il y publiait des sortes de fiches signalétiques des clubs (voyez ces dessins de 1963, dans le n°188, sur le Club Saint-Germain, sur le Caveau de la Huchette, dans le n°186, un autre sur le Caméléon, dans le n°182). Il y décrivait l’ambiance, le type de musique qu’on y entendait, les musiciens présents le soir de sa visite.
Un autre trait qui caractérise l’amateur des tapeurs de jazz de Saint-Germain-des-Prés est sa curiosité à toute épreuve. Outre ses reportages jazz, il y a réalisé de nombreux reportages à l’étranger, comme le montrent ses livres et ses parutions dans la presse, en Chine, au Japon, plus récemment en Allemagne, et bien sûr aux Etats-Unis. On se plongera avec plaisir dans Cabu (à) New York, aux Arènes, sorti en même temps que Cabu Swing. L’ouvrage est le fruit de plusieurs voyages à New York et figure des scènes et des saynètes, les grandes places de la ville, les lieux incontournables, d’autres moins connus… Et bien sûr, un chapitre consacré au jazz à New York, ses clubs et ses lieux emblématiques. Voyez ce croquis des Monday Jam Sessions, organisés par la Jazz Foundation of America, au syndicat des musiciens, le Local 802, pour les musiciens en difficultés. Les dessins de Cabu émeuvent toujours, pas seulement parce qu’ils sont magnifiques et touchants, ni parce que le dessinateur satiriste est un conteur remarquable, mais parce qu’il se livre entièrement, sans masque. Ses dessins appellent au partage avec l’autre. « Souvenez-vous qu’une ligne ne peut pas exister seule ; elle amène toujours une compagne », écrit Matisse…
Mathieu Perez
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