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Sonny Fortune

22 septembre 2013
Coltrane Legacy
© Jazz Hot n°665, automne 2013



Sonny Fortune 1987 © Jacky Lepage

Sonny Fortune est un musicien fidèle en amitié. Né a Philadelphie le 19 mai 1939, il se met à jouer du saxophone sur le tard, vers l’âge de 18 ans. Piqué par le jazz, il se consume dans la musique et devient un sideman recherché pour son style musclé, sa puissance sonore et sa sensibilité très personnelle, que ce soit au saxophones alto, ténor, soprano ou à la flûte alto. Parmi les temps forts de sa carrière, Elvin Jones (1967), Mongo Santamaria (1968-1970), McCoy Tyner (1971-1973), Buddy Rich (1974) et Miles Davis (1974-1975) occupent une place déterminante. Chacune de ces expériences l’ont façonné tout en creusant sa singularité. En 1974, alors qu’il travaille avec Miles Davis, Sonny Fortune enregistre son deuxième album en leader, Long Before Our Mothers Cried. Il en compte aujourd’hui une bonne vingtaine.
Exigeant, dédié à la musique et à sa recherche d’authenticité, l’art de Sonny Fortune tient dans l’alliage entre son style personnel et les rivières souterraines de sa vie, dont la source est John Coltrane. En plus de la musique, Sonny Fortune défend ses valeurs, sa conception du jazz et son état d’esprit. Sa complicité avec Elvin Jones, ses liens avec McCoy Tyner et son dialogue avec les autres musiciens de cette sensibilité n’ont cessé d’approfondir cette relation pour aboutir à un album hommage, In the Spirit of John Coltrane, en 2000. Chacune de ses notes le ramène à son histoire et à sa créativité musicale comme à l’histoire du jazz et à l’essence de la musique.

Propos recueillis par Mathieu Perez
Sélection discographique et vidéos par Guy Reynard et Yves Sportis

Jazz Hot : Dans quelle partie de Philadelphia êtes-vous né ?

Sonny Fortune :
Philly était divisée en sections. Il y a avait la section Nord, Sud, Est, Ouest et Germantown. North Philly et Germantown étaient très proches. Dans ce périmètre, on trouvait Reggie Workman, Lee Morgan, Donald Wilson, Archie Shepp, les frères Heath étaient de South Philly, Edgar Bateman. Il y avait tant de musiciens, je ne m’en souviens même plus. Je parle de la fin des années 1950, début des années 1960. J’ai grandi à North Philly. Quand j’y habitais, il y avait tant de musiciens de jazz, c’était incroyable. Il y avait des bandes. Je faisais partie de la bande de North Philly. Il y avait McCoy Tyner, de West Philly, Bobby Timmons, etc. Le Showboat et le Pep’s étaient les deux clubs de jazz où le monde entier venait jouer. Bird travaillait dans un autre club à North Philly. Et c’est là que j’ai vu tout le monde, Monk, Trane, Miles, Cannonball…

Quand commencez-vous à écouter du jazz ?

Je me suis marié très jeune, à 16 ans. J’ai commencé à écouter du jazz quand j’en avais 17. A l’époque, j’aimais le rhythm & blues. Je chantais avec un groupe de R&B. Un jour, un ami a apporté l’album Charlie Parker Memorial. Je me souviens d’avoir écouté cet album et de ne pas l’avoir aimé. A cette époque, toute ma bande de copains aimait le jazz et donc je me suis forcé à en écouter. C’est comme ça que je m’y suis mis.

A quel âge commencez-vous à jouer ?

Je me suis mis à jouer d’un instrument à 18 ans. Et non seulement j’avais 18 ans mais j’étais marié. J’avais une femme et des enfants. Je pensais que jouer serait un complément nécessaire à ma compréhension du jazz. Quand je me m’y suis mis, je pensais qu’en six mois, je pourrais épater tout le monde. Mon père m’a acheté un instrument, un saxophone alto. Six mois plus tard, j’arrivais à peine à passer de do à ré. J’essayais de travailler 15 minutes tous les jours, ça me paraissait une journée entière. Et je l’ai rangé au placard pendant un an ou deux. J’avais une famille à charge et un emploi régulier…

Sonny Fortune au Dizzy's, Lincoln Center, 2012 © Mathieu PerezComment êtes-vous revenu au saxophone ?

C’est ce travail qui m’a poussé à le ressortir parce que ça ne menait nulle part. A cette époque, je n’avais pas beaucoup de choix. Je savais que j’avais cet instrument de côté et que je pouvais lui donner du sens. Et là, ma vie a changé. Je suis devenu plus discipliné, plus déterminé. Je me forçais à travailler quatre heures par jour après le travail. Parfois, je m’endormais sur mon siège parce que je n’avais jamais été habitué à cette discipline.

En quoi a consisté votre apprentissage ?

La plus grande partie a consisté à être autour de personnes qui en savaient plus que moi. Je me rendais aux jam sessions avec tous ces gars de Philadelphie. J’ai travaillé seul trois ou quatre ans avant d’aller jouer dans un club. Je me souviens du premier soir. Je n’étais pas prévu. J’y suis allé parce que des amis jouaient. Il y avait Kenny Barron. J’ai joué un seul morceau et les gens ont applaudi. Après ça, j’ai marché sur un nuage pendant trois jours.

Ces musiciens plus expérimentés vous ont-ils épaulé ?

J’avais parlé de ma frustration à Odean Pope. Il vivait à quelques pâtés de maison de chez moi. Je me rendais à ces jams avec ces musiciens exercés et j’attendais, j’attendais, j’attendais jusqu’à ce que je reconnaisse un air sur lequel je puisse jouer. Ils ne cherchaient pas à m’apprendre quoi que ce soit. Odean m’a dit : « Tu devrais trouver des musicos de ton niveau, former un groupe et, comme ça, vous grandirez ensemble. » Je n’ai jamais oublié. C’était si profond. Et c’est ce que j’ai fait. Dans mon groupe, il y a avait le batteur Sherman Ferguson qui a beaucoup travaillé par la suite. Nous jouions tous ensemble, souvent. Et nous jouions tellement que nous avons fait des concerts. J’ai appris au point de commencer à pouvoir jouer avec d’autres groupes.

Ce rythme de vie devait être dur physiquement ?

J’étais toujours en retard le lundi matin parce que les clubs fermaient alors plus tard. Je n’avais pas de voiture. Quand je rentrais, il était l’heure de se lever et d’aller travailler. Je ne sais pas comment j’ai fait mais j’y suis arrivé. Ce rythme a duré plusieurs années. J’ai gardé ce travail alimentaire pendant huit ans.

Votre première expérience de musicien professionnel était-elle avec des musiciens de jazz ?

Pendant cet apprentissage, j’ai commencé à jouer avec des groupes de rock and roll et de R&B, et je travaillais pas mal. Je gagnais plus d’argent avec ces groupes de rock and roll que dans mon travail régulier.

A quel moment rencontrez-vous John Coltrane ?

Je me suis fait embaucher dans un club qui s’appelait The Last Way Out, qui ne servait pas d’alcool. On m’a proposé de jouer avec mon groupe. J’ai ramené un quartet avec une chanteuse. On travaillait quatre soirs par semaine. Cela a duré deux, trois mois. J’avais dit aux musicos : « La fin de cet engagement sera la fin de ce groupe. Tout ça me coûte cher et j’ai une famille à charge. » Mais Coltrane voulait venir dans ce club parce qu’il voulait jouer dans des lieux qui ne servaient pas d’alcool. Nous en avions parlé longuement. Je pense que, pour lui, la musique était plus spirituelle, qu’elle n’avait pas besoin d’être entourée de bruit et d’alcool. C’est comme ça que je l’ai compris. J’ai joué avec lui une seule fois dans ce club. A la fin de l’engagement, j’ai essayé de revenir au R&B et ça ne fonctionnait plus. J’avais du mal.

Est-ce après ce concert que vous avez décidé de partir pour New York ?

Pour mon premier soir à The Last Way Out, j’avais appelé Kenny Barron. Il vivait à New York et il est venu pour le concert. C’était la première fois qu’il m’entendait jouer depuis les jam sessions. Il m’a dit que je sonnais bien et m’a conseillé d’aller à New York. Quand l’engagement s’est terminé, je me demandais vraiment ce que j’allais faire. Et ça je ne l’ai jamais oublié. La mère de Coltrane n’habitait pas loin de chez moi. Un soir, je vois Coltrane dans le bus. C’était après avoir joué avec lui et les concerts à The Last Way Out. Il m’a dit : « Tout ira bien. Tu te débrouilleras bien à New York. » et il a ajouté : « Et si tu as l’occasion de jouer avec Elvin, saisis-là ! » Quand je suis arrivé à New York, je suis parti à la recherche d’Elvin.

Freddie Hubbard et Sonny Fortune 1987 © Jacky lepage Quels étaient vos liens avec Coltrane ?

Avant de jouer avec lui, j’avais parlé à Coltrane de nombreuses fois en club. La première fois que je l’ai entendu, je n’avais pas aimé. Je m’intéressais à Sonny Rollins. Mais je me souviens de l’avoir vu dans cette transition entre ne pas l’aimer et être fou de lui. Il est sorti durant la pause, un soir lors d’un concert, et semblait mesurer dix mètres de haut. C’était un géant. C’est ce que j’ai ressenti. Je n’oublierai jamais ça : c’était un vendredi soir, j’étais chez un ami. Quelqu’un a passé My Favorite Things. Le lendemain, je me suis levé de bonne heure, je suis allé dans le centre-ville acheter le disque, et je l’ai passé tant de fois que j’ai usé le diamant et le sillon jusqu’à la corde (rires). A partir de là, j’étais fou de ce type. Et il n’a cessé de devenir plus grand. Au point qu’aujourd’hui il me manque. J’ai rencontré beaucoup de musiciens mais jamais quelqu’un comme Coltrane.

Si vous deviez résumer vos influences, qui citeriez-vous ?

Mes influences sont Cannonball, Sonny Rollins, Eric Dolphy, Sonny Stitt et Coltrane. C’est tout. Ces gars-là jouaient suffisamment pour couvrir tout le monde.

Comment s’est passée votre arrivée à New York ?

Je vais vous dire, New York a été bonne avec moi. Quand je suis arrivé, comme j’avais une famille à charge, je ne pouvais bouger sans être sûr de mon coup. Une fois arrivé, je me suis dit que j’allais essayer une semaine ou deux pour voir si ça marchait. Jimmy Murray, que je connaissais de Philly, m’a dit qu’il y avait une jam session dans un club qui s’appelait Beefsteak Charlie’s sur la 52e Rue. J’y suis allé et, quand je suis entré, j’ai vu tous ces musiciens alignés les uns derrière les autres, de la scène jusqu’à la porte du club. Je me suis mis dans la file d’attente, et j’ai attendu. Puis un type a arrêté la session pour annoncer le groupe-vedette. Il s’avère que le groupe était composé de Jimmy Murray à la basse, Jane Getz au piano, Joe Henderson au saxophone ténor, Freddie Hubbard à la trompette, Elvin Jones à la batterie et… Sonny Fortune au saxophone alto ! Tout le monde se demandait mais qui était ce type ! (rires) Tout ce dont je me souviens, c’est qu’en partant, à la fin du concert, le type à l’entrée m’a remboursé mon billet ! (rires) Elvin m’a dit qu’il travaillait au Pookie’s Club et que je devrais passer le voir et venir jouer avec lui.

Meniez-vous là aussi une double vie, travail de jour et de nuit?

Je connaissais un policier à Philadelphie qui avait tout quitté pour partir à New York et devenir acteur. Pour une raison ou pour une autre, il allait quitter son travail régulier pour se rendre dans le nord de l’Etat de New York. Il m’a demandé si cela m’intéressait de le remplacer. J’ai dit bien sûr. Donc je suis venu à New York avec un travail qui m’attendait.

A quoi ressemblait votre vie quotidienne ?

Je traînais toute la nuit, me réveillais tôt le matin pour ce travail alimentaire, et j’allais jouer au Pookie’s Club presque tous les soirs.

Comment êtes-vous entré dans le groupe d’Elvin Jones ?

Un jour, Frank Foster, qui jouait avec Elvin et avait besoin de prendre du temps pour écrire de la musique pour le groupe de Count Basie, m’a demandé si j’étais intéressé par le remplacer. Et environ une semaine plus tard, Elvin m’a demandé si j’étais intéressé par remplacer Frank. J’ai immédiatement démissionné. C’est comme ça que j’ai commencé à jouer avec Elvin. Et je travaillais avec lui le soir où Coltrane est mort. C’était vraiment terrible. Je pensais à appeler Coltrane tout le temps que je travaillais avec Elvin pour lui dire que je travaillais avec lui, comme si cela allait l’intéresser. Je sentais cette urgence, mais nous travaillions six soirs par semaine… et j’avais une famille à charge. Un samedi après-midi, de retour à Philadelphie, j’ai appelé Coltrane pour lui dire que je travaillais avec Elvin. Alice m’a répondu qu’il dormait. Il est mort le lendemain. Et je ne l’ai appris que plus tard, le jour de repos. J’étais à Philly et je croisai des cousins de Coltrane. L’un d’eux m’annonça sa mort. Je n’arrivais pas à le croire. J’ai couru à la maison pour appeler Alice. Elle m’a confirmé sa mort. Je n’arrivais pas à le croire. Ça m’a assommé. Le mardi suivant, l’émotion était si grande que nous n’avons pas pu finir le concert. McCoy et Jimmy Garrison étaient là… C’était trop dur. C’était une soirée lourde.

Quel a été l’impact de sa mort ?

Il remplissait les clubs. Mais quand il s’est mis à l’avant-garde, les gens venaient pour le premier set et, après la pause, il n’y avait plus personne. Ils pensaient qu’il avait perdu la tête. Et je n’avais pas grand-chose à dire parce qu’il était comme mon père. Je n’avais pas le niveau pour défier mon père. Mais je me demandais pourquoi il s’était débarrassé de son quartet. Coltrane me disait qu’il ne savait pas pourquoi il ne tenait pas en place. Il sentait toujours le besoin de tout changer. Il s’est éloigné de son public. Donc, quand il est mort, les gens ne savaient pas comment réagir. Leurs sentiments étaient partagés. Mais ils ont rapidement reconnus son talent, et ont oublié ses deux, trois dernières années. Et il est devenu ce qu’il est aujourd’hui.

Quelle formation préférez-vous ?

Je l’ai beaucoup vu en concert. Avec son premier batteur, Pete La Roca, à Philly, avec Steve Davis, puis avec Elvin et Reggie. J’ai assisté à toute l’évolution du groupe. Je préfère le groupe avec Elvin, Jimmy Garrison et McCoy. C’est pour moi, à ce jour, l’essence du jazz. J’ai essayé de monter un groupe qui créé la magie que je voyais chez eux. C’est ce que je sens avec Dave Williams, Steve John et Michael Cochrane. C’est pour cette raison que j’ai enregistré mon seul live avec eux.

Qu’aimiez-vous tant chez Elvin Jones ?

Oh la la! Voilà une question difficile ! Je résumerais en disant qu’il était un magicien. Il créait cette magie. Pour moi, la musique n’a pas beaucoup d’intérêt s’il n’y a pas de magie. Autrement, ce ne sont que des notes et du son. Quand j’étais avec lui, dans les années 1980, je jouais à côté de lui. Il tenait toujours à ce que je sois à côté de lui. Je lui disais : « Eh ben, j’emprunte les mêmes rues que toi mais j’entends jamais ça ! D’où ça te vient ! » (rires). Ah, il me manque tellement. C’était un type formidable. J’ai eu la chance de rencontrer des musiciens uniques, vraiment uniques. De McCoy à Buddy Rich, de Miles à Mongo, ils étaient tous uniques. Elvin… Elvin a révolutionné le jazz ! Il y a ce rythme lent qui n’avait jamais été joué avant Elvin. Il avait cette façon de jouer ce groove lent, vous pouvez passer la nuit entière à l’écouter. Une fois, nous sommes allés à Istanbul et avons visité l’usine Zildjian. Ils lui ont donné des cymbales, en particulier une magnifique cymbale crash. Je lui ai dit que j’allais la lui piquer, il m’a dit « Nooon ! » (rires). Elle était si belle. Ce qui était si mystique avec lui, c’était qu’il avait l’air brutal mais son toucher était magique. Vraiment magique !

Travailler avec Mongo Santamaria fut une expérience importante pour vous. Comment l’avez-vous rencontré ? Quel rythme de vie imposait-il à ses musiciens ?

Quelqu’un de Philadelphie le connaissait et m’avait recommandé. J’ai passé une audition et il m’a engagé. On voyageait tellement. Ça a mis ma famille à rude épreuve. Mon couple n’a pas résisté. A l’époque, Mongo était très célèbre. Son groupe était très connu. C’est l’un des meilleurs avec qui j’ai jamais travaillé. Il payait bien. On jouait dans les meilleures salles. On travaillait tout le temps. J’ai travaillé avec lui durant deux ans et demi. Vers la fin, nous partions de New York en janvier, rentrions en juillet pour quelques semaines et repartions en octobre. Nous avons traversé tous les Etats-Unis et le Canada. Deux fois par an, on travaillait un mois à Las Vegas. C’est comme ça que les tournées étaient si longues. On jouait un mois au Lighthouse à Los Angeles. C’est pour ça que j’ai fini par m’installer en Californie où l‘on jouait beaucoup. Et j’avais aussi perdu mon amour pour New York.

Quels étaient vos liens avec la musique de Mongo Santamaria ? Qu’avez-vous appris de cette expérience ?

Sa musique m’intéressait parce que c’était de la musique afro-cubaine et je ne la connaissais pas si bien que ça. J’ai appris beaucoup de cette expérience et j’ai retenu des choses que j’utilise dans mes propres représentations. Je pense que ma musique a gagné en variété par mon expérience avec Mongo. J’essaie toujours de placer un morceau latin quelque part ou d’en arranger un ainsi. Mongo était un sacré soldat. Pour lui, the show must go on. Et il n’arrêtait pas. Je le respectais pour ça. Tout ça était une bonne expérience. Je l’ai toujours reconnu. Ça a été très bénéfique pour moi. Mais ce que je n’aimais pas, c’était de jouer de la musique commerciale. On faisait de la musique instrumentale commerciale. Sa version de « Watermelon Man » d'Herbie Hancock a été un succès. Quand on enregistrait, le producteur voulait faire un autre tube. Et Mongo m’a mis sur « Cloud Nine » dans l’album Stone Soul (1969). Ça m’a donné un peu de notoriété. Et la communauté jazz se souvenait de ma collaboration avec Elvin. Alors, à mon retour à New York, six, sept mois plus tard, ça a  été plus facile avec ces références. Et je n’arrivais pas à apprécier le groove de Los Angeles. Les concerts qui commencent plus tôt parce que tout le monde part vers 21-22h…

Quel était votre état d’esprit à votre retour à New York ?

Je suis revenu à New York à la recherche de McCoy.

Vous étiez vraiment fou de ce groupe !

Je vous dis, ce groupe me subjuguait ! Un soir, McCoy jouait dans un club du Lower East Side, le Slugs. Je suis allé à la jam. Je connaissais McCoy de Philly où il avait joué plusieurs fois avec un groupe avec qui j’avais travaillé dans la banlieue de Philadelphie. A l’époque, les clubs engageaient une tête d’affiche et prenaient des musiciens du coin. Je ne le connaissais pas du temps de Coltrane. Après avoir joué avec lui, quelqu’un m’a appelé pour savoir si je pouvais remplacer Byard Lancaster pour un concert. Ce soir-là, j’ai eu une hernie. Je venais d’emménager, les valises, tout ça… Je suis allé chez le médecin et il m’a fait peur. Je suis resté à l’hôpital six jours. McCoy m’avait dit que, si cela m’intéressait, il m’engageait. Mais j’avais six semaines de convalescence. Mon premier concert après l’opération était avec lui. Après le concert, je suis retourné voir le médecin, je craignais d’avoir une seconde hernie (rires). Mais tout allait bien.

Comme Elvin Jones, McCoy Tyner est un musicien unique…

Il y a beaucoup de pianistes mais il n’y a qu’un seul McCoy. Beaucoup de musiciens jouent comme lui aujourd’hui. J’ai découvert Charlie Parker deux ans après sa mort. A mon arrivée à New York, tout le monde jouait comme Bird. A cette époque, personne ne jouait comme Elvin, Coltrane et Jimmy Garrison. Ce qui était miraculeux dans ce groupe, c’était que Coltrane était parvenu à réunir quatre individus, chacun avec sa propre approche et sa direction, pour ne faire qu’un. Jimmy Garrison est le seul avec qui je n’ai pas eu l’occasion de parler de Coltrane en profondeur.

Après McCoy Tyner, vous avez travaillé avec Buddy Rich et Miles Davis. Avez-vous quitté Buddy pour Miles ?

J’ai travaillé avec Buddy Rich pendant environ cinq mois. On jouait six jours sur sept dans un septet. En ce qui me concerne, Buddy Rich se dédiait entièrement à la batterie. Il ne s’intéressait à rien d’autre. Un soir, il devait s’envoler pour l’émission de Johnny Carson et j’ai engagé un batteur pour le remplacer. Il a fait tout le voyage en Californie, a enregistré l’émission et a repris l’avion le soir suivant. Quand on jouait six jours sur sept, il cherchait du travail pour les soirs de repos. Il était de la vieille école. Ces musicos ne savent rien faire d’autre qu’être sur la route. Je n’ai jamais rien vu des choses négatives qu’on raconte sur Buddy Rich. Mais je n’ai pas fait de tournée avec lui. On s’apprêtait à partir en tournée quand un soir Max Gordon, du Village Vanguard, est passé au club et m’a demandé si je voulais amener mon groupe dans ce club. Il me connaissait depuis que je travaillais avec McCoy au Vanguard. J’ai accepté ! Mais le manager de Buddy ne voulait pas me laisser partir. Je devais le faire. Le dernier soir au Vanguard, Miles m’a chuchoté à l’oreille : « Ça te dirait de rejoindre mon groupe ? » J’ai dit : « J’arrive ! » C’est ainsi que ça s’est fait.

Connaissiez-vous Miles Davis avant de travailler avec lui ?

J’avais enregistré un album avec lui avant ça. Et il m’avait demandé à ce moment-là si je voulais faire partie de son groupe. Mais j’étais avec McCoy. Et je ne voulais pas le quitter. Quand j’ai commencé avec lui, il avait un quintet avec Woody Shaw et moi. Puis il l’a ramené à un quartet. Il me donnait beaucoup d’espace. Quand j’ai commencé à jouer avec Miles, il m’a demandé pourquoi j’avais refusé sa proposition la première fois… Je ne voulais pas quitter McCoy pour Miles parce qu’il jouait de la fusion et McCoy jouait la musique qui m’intéresse.

C’est à cette époque, en 1974, que vous avez enregistré votre premier album en tant que leader, Long Before Our Mothers Cried

Mon premier album remonte à 1965. Il s’intitulait Trip on the Strip. J’étais coleader avec l’organiste Stan Hunter. Je jouais du saxophone ténor et alto. Pour mon premier album en tant que leader exclusif, je travaillais encore avec Miles.

Vous n’aimiez pas beaucoup la fusion et pourtant quand vous travailliez avec Miles Davis, il jouait de la fusion…

Miles était un sacré personnage. J’ai enregistré quatre albums avec lui. Miles, c’était Miles. Je n’aimais pas forcément la musique qu’on jouait. Mes sentiments étaient partagés. Comme lorsque Coltrane s’est mis à l’avant-garde. Miles était plus facile à juger parce que je sentais qu’il suivait le sens d’une musique plus commerciale. Coltrane ne se dirigeait pas vers le commercial mais vers ce qu’il sentait comme important, comme son engagement.

Quelle période de Miles Davis préférez-vous ?

Je préfère sa période avant la fusion, la période avec Coltrane, Cannonball, Jimmy Cobb et Paul Chambers. C’était le meilleur groupe de Miles !

Sonny Fortune au Ronnie Scott, Londres, 17 août 2009 © David SinclairUn an après votre premier album comme leader, vous enregistrez Awakening (1975) avec notamment Kenny Barron (p), Reggie Workman (b) et Billy Hart (dm). Pourquoi avoir choisi Billy Hart ?

J’ai rencontré Billy vers 1964-1965 quand je jouais avec des organistes. Et je n’étais pas pour autant un grand amateur d’orgue. J’étais branché piano section rythmique. Je jouais à Atlantic City avec le batteur Chris Colombo, le père de Sonny Payne, qui a travaillé pendant 30 ans au Club Harlem. Et, un été, j’y suis allé. Il y avait des organistes partout. Un soir, durant la pause, je suis allé voir Jimmy Smith au Winter Garden. Tous les organistes étaient éblouis par lui. Je ne savais pas qui c’était (rires). Quand je l’ai entendu jouer « Night in Tunisia », il m’a mis parterre. C’était extraordinaire ! Quand ils sont descendus de scène, je me suis jeté dans les bras de Billy et je lui ai dit tout le bien que je pensais d’eux. C’est comme ça que j’ai rencontré Billy. Donc, quand il a été question d’enregistrer mon album, je connaissais déjà Kenny Barron de Philly, je connaissais Billy et Reggie.

Au début des années 1980, vous jouez a nouveau avec Elvin Jones. Comment les retrouvailles se sont-elles passées ?

Après la mort de Coltrane, j’ai travaillé avec Elvin pendant encore deux mois. Puis, nous nous sommes retrouvés au début des années 1980. Il m’a appelé pour jouer avec lui au Vanguard. Et j’y suis allé avec mon saxophone ténor. J’ai joué du ténor avec lui pour la première fois. Jones était un type exceptionnel. Curieusement, nous n’avons pas parlé de notre première rencontre avant, un certain soir au Ronnie Scott’s de Londres. C’était dans la dernière année de notre collaboration.
Il avait l’habitude de dire un mot sur chacun de ses musiciens avant de les présenter. A propos de moi, il a dit : « Mesdames et Messieurs, avec ce type-là, on est comme des frères. Coltrane lui avait dit de venir me trouver. » Et je ne souviens pas d’avoir jamais eu cette conversation avec lui. Je n’en ai jamais parlé à Elvin. Il me manque beaucoup. Cette magie qu’il apportait à un groupe, j’ai encore besoin de l’entendre.

In the Spirit of Coltrane (2000), qui consiste en sept compositions et deux reprises, est votre hommage à Coltrane. Cet album était-il difficile à faire ?

C’était difficile de se détacher de Coltrane. J’avais déjà écrit un morceau « Trane and Things ». Et j’ai eu le plus grand mal à écrire d’autres compositions. Puis, un jour, ça m’a frappé. Pourquoi te tourmentes-tu ? Pour toi, c’est la musique la plus facile au monde à écrire parce que tu connais ces musicos, et tu aimes cette musique. Je me suis mis à écrire avec cette intention. Je cherchais quelque chose de différent, et je voulais aussi qu’on sente l’influence. La raison pour laquelle tout cela me paraissait si difficile est que je pensais fouler une terre sacrée. « Tu sais ce que Coltrane représente pour toi. Est-ce que tu es sûr de vouloir faire ça ? » Et c’était si dur de m’élever qu’au début je pensais ne pas pouvoir y arriver. Pendant quelque semaines, je n’arrivais pas à dépasser : « Est-ce que tu es sûr de vouloir faire ça ? ». Puis tout a été résolu en un jour. Tu connais ce type ! Tu connais sa musique ! Tu peux écrire des morceaux. Et c’est ce que j’ai fait.

*

1. De 1962 à 1992, le Tonight Show présenté par Johnny Carson a imposé le format du talk show à la télévision. Enregistré à New York jusqu’en 1972, puis à Los Angeles, le Tonight Show était très populaire et a révélé de nombreux humoristes. Buddy Rich y était régulièrement invité.

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