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| Martin Luther King, Jr. (15 janvier 1929, Atlanta, Georgia-4 avril 1968 à Memphis, Tennessee)
28 août 1963, I Have a Dream, un rêve d’égalité
Retour sur un discours
Il
est curieux que le monde dans son ensemble et les médias, américains
aussi bien qu’européens, n’aient retenu du discours clairement
revendicatif de Martin Luther King, Jr. que le rêve, comme si ce rêve,
ligne d’horizon de la pensée du Pasteur baptiste, était plus rassurant
dans son irréalité toujours présente (ce n’est qu’un rêve) que tout ce
qui fut dit de concret et précis ce jour du 28 août 1963 par un homme
radical, transformé en chef de révolution, par la force du destin et des
faits : la condition des Afro-Américains liée à la couleur de leur peau
et son absurdité inacceptable (au sens d’Albert Camus) pour l’humaniste
instruit qu’il était. | Ce détournement de l’histoire, par oubli
partiel de ce qui dérange, est bien sûr une manière de gagner du temps
pour les privilèges de ceux qui redoutent l’égalité, et pas seulement
entre Afro-Américains et Euro-Américains ; une façon de se rassurer,
d’exorciser la puissance des mots de ce jour et du mouvement de ce 28
août 1963, moment de synthèse magistral (la forme) de la lutte pour les
droits civiques et de ses conséquences philosophiques autant que
concrètes :
« Il
y a cent ans, un grand Américain, à l'ombre de qui nous sommes
aujourd'hui, a signé la Proclamation d'Emancipation. Ce décret capital
est arrivé comme une grande lumière d'espoir pour les millions
d'esclaves qui avaient été brûlés par les flammes de l'injustice qui
consume. Il est venu comme une aurore joyeuse pour terminer la longue
nuit de leur captivité. » (…) « Nous sommes venus ici
pour encaisser notre chèque, le chèque qui nous donnera sur demande les
richesses de la liberté et la sécurité de la justice. » (…) « Il est
temps maintenant de rendre réelles toutes les promesses de la démocratie. »[les mots soulignés dans ce discours le sont par nous]
« Ici et maintenant »
disent assez que le discours n’est pas un billet à ordre tiré sur
l’avenir mais une exigence (un chèque) au présent, un paiement comptant
pour reprendre l’analogie bancaire du Pasteur, et qui fait suffisamment
peur pour que le subconscient pour beaucoup et la manipulation pour
l’oligarchie (le conglomérat des pouvoirs économiques et politiques qui
confisquent la liberté) tentent de ramener cette exigence à un rêve.
Il
y a en effet dans les mots de Martin Luther King, Jr., en ce jour, plus
qu’une menace, la création d’un rapport de force non dissimulé, pas du
tout rêvé mais brutal, palpable et immédiat, d’une telle violence, de
forme et de fond, appuyé sur une telle foule et une telle conviction
collective… Malgré son pacifisme de principe réaffirmé, la
compréhension-justification de la colère, des débordements menace
ouvertement la nation et ses dirigeants du moment. Cette menace s’impose
alors à l’Amérique, malgré les freins de siècles d’esclavage puis de
discrimination et de ségrégation. Pour ceux qui n’auraient pas compris,
Martin Luther King, Jr. précise :
« Ce serait une erreur fatale pour la nation de refuser de voir l'urgence du moment. Cet été étouffant du mécontentement légitime
du Noir [ les révoltes, les marches, les mouvements, sans
distinction…ndlr] ne finira pas jusqu'à ce qu'arrive un automne
vivifiant de liberté et d'égalité. 1963 n'est pas une fin, mais un commencement.
Et ceux qui espèrent que le Noir avait besoin de passer sa colère et
qu'il est maintenant satisfait, auront un rude réveil si la nation
revient à sa routine. Il n'y aura ni repos ni tranquillité en Amérique
jusqu'à ce que le Noir obtienne ses droits de citoyenneté. Les
tourbillons de la révolte continueront à ébranler les fondements de
notre nation jusqu'à ce que le jour clair de la justice se lève à
l'horizon. »
La menace n’est pas une parabole sous la forme d’un songe, mais une réalité, affirmée et pour tout de suite.
Il ne s’agit pas non plus de ces mouvements intégristes, identitaires comme on en voit en ce début de XXIe
siècle, voire de décolonisation, comme on en voyait alors, qui ne
méritent aucunement l’appellation de « révolution », mais d’une vraie
révolution dans l’Amérique toute puissante des années soixante, pas
encore déstabilisée par le Vietnam, qui vient de sortir à son avantage à
propos de Cuba d’un bras de fer avec l’Union soviétique. Ce mouvement,
vieux de dix ans en 1963, a tous les attributs d’une révolution, et
d’abord la radicalité :
« Nous sommes venus en ce lieu sacré [sous la statue d’Abraham Lincoln, ndlr] pour rappeler au peuple américain l'urgence extrême du présent. Ce n'est pas le moment de nous adonner au luxe de nous détendre ou de nous contenter de la drogue tranquillisante d'une solution graduelle. »
Pour qualifier ce mouvement de révolution, à caractère universel donc, on note en effet : • la présence d’hommes et de femmes parmi les militants présents en masse et à toutes les étapes, •
la présence de militants de toutes les origines, les religions ou
incroyants, malgré le caractère, spécifique à une communauté, du
mouvement pour l’égalité des droits des Afro-Américains aux Etats-Unis
et la personnalité religieuse de son leader,
• le caractère laïque et universaliste du discours, malgré la fonction et la vocation religieuse de Martin Luther King, Jr., •
la présence d’un vocabulaire faisant référence – et c’est l’oubli
majeur des commentateurs de cet événement – aux principes fondamentaux
des droits de l’homme avec en refrain dans toutes les phrases, la
scansion – car c’est un prêcheur, un orateur – des trois mots magiques
de la Grande Révolution, celle de 1789 : liberté (42 fois), égalité (3
fois, avec son corollaire la justice 22 fois), fraternité (6 fois) et
ses périphrases, sans compter les éléments de discours qui sous-tendent
ces idées qui sont le socle des républiques américaine et française de
la fin du XVIIIe siècle, avec cette précision pour ceux qui ne l’auraient pas compris :
« Je rêve qu'un jour cette nation se dressera et fera honneur à la vraie signification de son credo : "Nous tenons ces vérités comme évidentes, que tous les hommes sont créés égaux." »
•
La présence d’une thématique universaliste avec le rappel des
révolutions américaine et française nées sur les fondements
philosophiques des Lumières, à l’origine de la nation :
« Nous
sommes donc venus ici aujourd'hui pour dramatiser une condition
honteuse. Dans un sens, nous sommes venus à la capitale de notre pays
pour toucher ce qui nous est dû. Quand les architectes de notre République ont écrit les mots magnifiques de la Constitution et de la Déclaration d'Indépendance, ils ont signé un billet à ordre, dont tous les Américains devaient hériter. Ce billet était une promesse qu'à tous les hommes, oui, les hommes noirs aussi bien que les hommes blancs, seraient garantis les droits inaliénables de vie, de liberté et de poursuite du bonheur. Il
est clair aujourd'hui que l'Amérique a manqué à ses engagements en ce
qui concerne ses citoyens de couleur. Au lieu de faire honneur à cette
obligation sacrée, l'Amérique a donné au peuple noir un chèque sans
provision; un chèque qui nous est revenu marqué "fonds insuffisants".
Nous refusons de croire que la banque de la justice soit en faillite.
Nous refusons de croire qu'il y ait des fonds insuffisants dans les
grandes chambres fortes d'opportunité de cette nation. Par
conséquent, nous sommes venus ici pour encaisser notre chèque, le
chèque qui nous donnera sur demande les richesses de la liberté et la
sécurité de la justice. »
C’est
une vraie révolution universaliste car, en dépit du racisme dont les
Afro-Américains sont victimes, il n’y a ici aucune revendication
identitaire dans ce discours, aucun particularisme, pas plus la demande
de reconnaissance de la négritude chère aux Français africanistes ou aux
Africains (Aimé Césaire, Leopold Senghor), que celle d’une
discrimination positive, ou l’appel d’une revanche, d’une simple
inversion du pouvoir que d’autres mouvements, souvent marqués par des
idéologies identitaires, religieuses et raciales, demanderont (Louis
Farrakhan et Nation of Islam, les revendications identitaires actuelles,
des banlieues aux mondes africains, moyen-orientaux ou orientaux) :
« Tout
en cherchant à obtenir la place qui nous est due, nous ne devons pas
être coupables d'actions mauvaises. Ne cherchons pas à satisfaire notre
soif de liberté en buvant dans la tasse de l'amertume et de la haine. Nous devons pour toujours conduire notre lutte sur un plan élevé de dignité et de discipline. »(…) « Il est temps maintenant d'aider notre nation à se dégager des sables mouvants de l'injustice raciale pour
l'installer sur le roc solide de la fraternité; il est temps maintenant
de faire que la justice devienne une réalité pour tous les enfants de
Dieu. Ce serait une erreur fatale pour la nation de refuser de voir
l'urgence du moment. »
La
seule revendication est celle d’égalité, et donc de justice pour tous
et pour tout de suite, avec ce qu’elle implique, y compris sur le plan
politique et économique.
«
L'esprit militant, nouveau et merveilleux, qui a pénétré la communauté
noire, ne doit pas nous amener à manquer de confiance en tous les
Blancs, parce que beaucoup de nos frères blancs, comme le prouve leur
présence ici aujourd'hui, se rendent maintenant compte que leur destinée
est liée à notre destinée, et
ils sont arrivés à la réalisation que leur liberté est inextricablement
liée à notre liberté. Nous ne pouvons pas cheminer seuls. »
C’est
tout ce qui sépare la portée universelle de ce discours des
revendications identitaires comme on en voit en France, aux Etats-Unis
et ailleurs de nos jours, identités souvent confondues avec religion,
issues des mouvements pour les indépendances et la décolonisation,
idéologies réactionnaires et communautaires d’aujourd’hui conçues comme
une simple bascule de pouvoirs, avec comme moteur, l’envie, la haine, la
revanche, le racisme, l'ethnicisme ou l’intégrisme religieux.
La
révolution du Pasteur King propose en revanche une bascule des valeurs
pour l’humanité, dans son ensemble, dans le sens de l’humanisme, de la
liberté, de l’égalité, de la fraternité. La force de ce discours est
bien de ne pas tomber dans cette ornière, raciale, ethnique, religieuse
et raciste au fond, elle aussi, identitaire et/ou religieuse. Et
pourtant, Martin Luther King, Jr. parle de peuple et de communauté à
laquelle il se sent appartenir, mais par l’histoire, la communauté de
destin qui les réunissent, et non par la race ; pour identifier les
victimes de l’histoire de l’esclavage, et identifier les problèmes à
résoudre, les solutions, et non pour glorifier, survaloriser une
quelconque origine supposée marquée par une couleur ou une croyance, ce
qui est à l’opposé de sa pensée, comme le rappelle la célèbre péroraison
du Pasteur, avec période oratoire, autour de « I have a dream » :
« Je
rêve qu'un jour, au fin fond de l'Alabama, avec ses racistes pleins de
haine – avec son gouverneur des lèvres de qui dégoulinent les mots de
l'interposition et de la nullification – un jour, même là, en Alabama,
les petits garçons noirs et les petites filles noires pourront aller la
main dans la main avec les petits garçons blancs et les petites filles
blanches, comme frères et sœurs. »
L’idéal
de Martin Luther King, Jr. est l’égalité dans l’américanité, car il est
lui-même un adepte des valeurs fondatrices de cette Amérique
(Etats-Unis). En cela, il adopte le point de vue de la Harlem
Renaissance contre toutes les autres options identitaires ou religieuses
qui se sont manifestées avant et après lui, aux Etats-Unis aussi,
jusqu’au communautarisme ethnique qui se traduit par exemple dans le
jazz et qui sépare, dans l'avant-garde où se manifeste ce débat
idéologique en raison de l'époque, la démarche de Charles Mingus,
Ornette Coleman ou John Coltrane de celle de l’Art Ensemble of Chicago,
George Lewis (tb, 1952) même si aujourd’hui, dans le jazz, rien n’est
réellement perçu de ces réalités, par manque d’analyse, en raison de la
faiblesse de la critique de jazz.
Une manière de cesser d’être
raciste serait en effet aussi de ne pas penser que le monde
afro-américain est monolithique, en pensée comme en art, et se réduirait
à son apparence de couleur ou d’origine. Sur le plan musical, l’essor
de la world music, comme les fréquents croisements imposés entre jazz et
musiques africaines, relèvent de ce racisme, parfois « bien
intentionné », de cette idéologie identitaire négatrice d’une histoire
particulière et parfois porteuse de contradictions, d’oppositions, celle
de la communauté afro-américaine sur le sol de l'Amérique du Nord,
d'abord colonisée, puis, à partir de la fin du XVIIIe siècle, dans le cadre de la nation des Etats-Unis d'Amérique.
Cette
recherche des origines africaines est à mille lieues de l’état d’esprit
du Pasteur, comme le montrent les témoignages documentaires sonores et
musicaux qui accompagnent la lutte pour les droits civiques aux
Etats-Unis. Les commentateurs et illustrateurs sonores de cette année
2013 de commémoration, sur Arte
par exemple, se sont d’ailleurs rendus coupables de bien des
approximations musicales, sortes d’anachronismes, car l’idéologie qui
prévaut aujourd’hui n’a rien à voir, y compris dans les mouvements
revendicatifs afro-américains, avec celle de Martin Luther King, Jr. et
des militants pour les droits civiques d’alors. Le film Ray
(biographie de Ray Charles), une fiction pourtant, aurait été une bien
meilleure documentation et relation de cet état d’esprit. Et les films
de Spike Lee – Get on the Bus et Do the Right Thing
– sont une parfaite illustration de l’impasse actuelle dans laquelle se
trouvent le monde afro-américain et la démocratie américaine du fait de
leur abandon des idéaux universalistes du Pasteur King (c’est aussi
vrai en Europe, y compris en France, où l’on se fourvoie – de droite à
gauche – dans le relativisme culturel et le discours identitaire et/ou
religieux).
Martin Luther King, Jr. revient en permanence à son
Amérique, sur le fait que les Etats-Unis appartiennent à égalité à tous
ses citoyens :
« pour la liberté dans l'histoire de notre pays » (…) « il se trouve en exilé dans sa propre terre » (…) « les architectes de notre république » (…) « en ce qui concerne ses citoyens de couleur » (…) « Nous sommes venus ici pour encaisser notre chèque », etc.
Contrairement
aux mouvements ethniques qui ont pénétré toute la pensée
oppositionnelle des minorités de nos jours, des banlieues issues de
l’immigration en Europe, même quand elles ont acquis la citoyenneté du
pays, à celles des Etats-Unis, où la communauté afro-américaine est
parfois devenue une « autre nation », Martin Luther King, Jr., tout
religieux qu’il soit – il a étudié la sociologie avant la théologie –
appartient à ce siècle des Lumières universalistes dans le fond de sa
pensée, et jusque dans son rêve où les humains, contrairement aux
collines, n’ont plus de couleur mais sont simplement les héritiers ou
les fruits d’une histoire :
« Je
rêve qu'un jour sur les collines rouges de Georgie, les fils des
anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d'esclaves
pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je rêve qu'un
jour, même l'Etat du Mississippi, un état qui étouffe dans la fournaise
de l'injustice, qui étouffe dans la fournaise de l'oppression, sera
transformé en une oasis de liberté et de justice. Je
rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où
ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau, mais à la mesure de
leur caractère. »
Bien
entendu, Martin Luther King, Jr. est un pasteur baptiste, fils de
pasteur (MLK, Sr.), et il ne le cache pas ; c’est sur ce mode qu’il
conclut son discours, comme la fin d’un prêche. Il en a toutes les
qualités, y compris dans son récitatif, ses références bibliques et ses
images. Il sait même que c’est un argument de plus à renvoyer à la face
de l’Amérique blanche, car la religion chrétienne dominante se fonde
dans son origine – et il est baptiste, c'est-à-dire héritier d'une
branche qui se réfère aux enseignements de Jesus Christ – sur une vision
humaniste, égalitaire et fraternelle. Il l’utilise en bon politique –
l’appel à une révolution pacifique – tout en justifiant la colère, car
en bon Afro-Américain, il entretient une relation directe avec Dieu : la
réalité de la religion adoptée par les Afro-Américains est celle d’un
dialogue, d’un questionnement, pour comprendre le sens de la vie, non
une soumission à un dogme et à des postulats : « Dieu et moi sommes
deux, et j’ai la liberté de mériter Son message si je parviens à le
comprendre et à le transmettre. » Ceux qui ont compris la spécificité de
la culture afro-américaine dont nous traitons dans Jazz Hot,
qui est constitutive de l’expression universelle qu’on appelle « le
jazz », « la grande musique américaine », etc., peuvent percevoir cette
réalité dans les expressions les plus abouties de cette culture, qui a
traversé d’abord la communauté afro-américaine avant de devenir une
culture universelle par une conjonction historique rare et par le fait
que son message, comme celui du Pasteur, est universel, et donc porte en
lui les conditions de son adoption par d’autres que les
Afro-Américains, par tous. Dans la condition de l’esclavage, de la
brimade, de la ségrégation et de la discrimination, le monde
afro-américain a su trouver le ressort, l’inventivité, l’imagination, la
conviction pour exprimer son humanité en utilisant le moindre « bout de
bois » qui passait à sa portée. La religion comme la musique, comme le
sport, comme les livres, comme les idées, tout, même quand tout venait
d’un monde blanc dominateur, injuste, ont été les outils d’une longue
marche vers l’émancipation. Une émancipation par l’excellence dans le
meilleur de la civilisation occidentale. Car n'en déplaise aux racistes
et aux tiers-mondistes primaires, les Afro-Américains sont des
occidentaux, des Américains.
Là réside le génie afro-américain d’avoir compris intuitivement, très tôt dans l’histoire, et jusqu’au XXe
siècle, jusqu’à Martin Luther King, Jr. que le monde occidental
européen transposé aux Etats-Unis n’était pas plus monolithique que le
monde afro-américain, et d’avoir su très tôt utiliser, dans une
déportation les privant des structures traditionnelles (une forme
également d'ouverture malgré la douleur), ces nouveaux (pour lui)
outils, parfois détournés, repensés dans leur usage dans ce nouvel
environnement, le meilleur souvent de l'héritage de la société
occidentale européenne pour construire, pour prendre place dans une
société en pleine mutation qui portait en elle les valeurs de
l’émancipation.
Le désespoir donne parfois une force surhumaine,
et c’est bien dans ces conditions extrêmes de l’esclavage que le monde
afro-américain a été capable de se fonder, de se raccrocher à toutes les
aspérités d’une paroi vertigineuse pour s’élever, partager avec le
monde entier une richesse culturelle aussi exceptionnelle que celle du
jazz, du grand ensemble des musiques afro-américaines. Ce n’est pas le
seul don, mais c’est certainement là où le monde afro-américain a été le
plus original et créatif, le plus libre dans son expression,
transposant dans cet univers de la musique puis du jazz, dans la forme
et le fond de ses expressions, littéraire aussi depuis la fin du XVIIIe
siècle (de Claude McKay à Ernest Gaines en passant par Richard Wright,
Chester Himes, Toni Morrison, etc.), la revendication démocratique, de
liberté, d’égalité, de fraternité, de vérité et d’universalité contenue,
décrite en synthèse dans le discours de Martin Luther King, Jr. et dont
aujourd’hui on retrouve le message dans la pensée de Wynton Marsalis
mais aussi de bien d’autres musiciens de jazz comme Bobby Watson et
avant eux bien entendu Louis Armstrong, Duke Ellington et des centaines
d’autres.
La littérature et d’autres formes d’art en témoignent
également comme l’expression religieuse dans son ensemble dans sa
curieuse façon de questionner Dieu, mais là moins partageable
universellement, sans doute parce que la religion est une réalité plus
figée par des siècles d'histoire que l'art.
Il faut enfin
remarquer que c'est dans les mondes de l'art et du quotidien (la vie
profane, la musique, le sport comme la religion) que l'expression des
Afro-Américains a trouvé sa place, car ces mondes sont également en
construction dans l'Amérique des deux derniers siècles, et c'est vrai
pour toutes les immigrations, plus ou moins forcées (italienne,
irlandaise, juive d'Europe). La démocratie en construction
et le dynamisme américains laissent des espaces suffisamment libres,
malgré la discrimination et la ségrégation, pour l'expression d'un génie
national nouveau, même marqué par les origines.
Dans les autres
mondes déjà existants de la société américaine, la politique et le monde
économique en particulier, lieux de pouvoirs, le message radical et
égalitaire du Pasteur a eu beaucoup plus de mal à passer. Les
Afro-Américains ont parfois apporté une lecture ou des pratiques
originales. Il reste que la rigidité est plus grande, les barrières plus
élevées voire hermétiques, et les difficultés ont été beaucoup plus
grande pour intégrer ces mondes en développant des valeurs spécifiques,
de celles qui sont portées par le discours de Martin Luther King, Jr.,
même si son message est parfois passé.
Le constat est que le
discours universaliste révolutionnaire du Pasteur King était
suffisamment dérangeant pour l'oligarchie en place pour provoquer son
élimination physique et le travestissement de sa mémoire qui continue.
50 ans d’un rêve
Dans
l’urgence, l’Amérique de Lyndon B. Johnson a semblé céder à la pression
et, de fait, la fin de la ségrégation dans la loi, en 1964 (Civil Rights Act du 2 juillet 1964 puis le Voting Rights Act
du 6 août 1965), marque une grande victoire politique de Martin Luther
King, Jr. et de ceux qui l’ont soutenu. Comme l’expliquait Martin Luther
King, Jr., 1963 était un commencement, et la traduction dans les faits
de ce discours (l’égalité, la liberté) était un processus en marche. En
fait, la mise en œuvre de la loi s’est rapidement heurtée aux
résistances les plus diverses, à une perversion et une sophistication
des moyens d’exclusion de la communauté Afro-Américaine, plus masquée et
parfois tout aussi efficace, pour freiner l’application de la loi et
l’accès à l'égalité.
Un des moyens de résistance à l’esprit de la
loi, est justement passé par une sanctification du Pasteur Martin
Luther King, Jr. ne retenant de ce moment d’histoire d’août 1963 qu’un
rêve sans date, oubliant que l’essentiel du contenu portait non sur le
rêve mais sur l’exigence immédiate. Le pouvoir, ébranlé par le contenu
de ce discours jusque dans ses valeurs hiérarchiques (l’exigence
démocratique d’égalité, le rappel de la constitution) et dans son modèle
de réussite tant vanté en période de guerre froide, a agi de toutes ses
forces, par presse et corruption interposées, pour faire contre-feu à
la puissance de l’exigence de Martin Luther King, Jr. en cédant pour
certaines lois sociales adoptées sous Lyndon B. Johnson, sur la pauvreté
et l’amélioration du système de santé, mais en vidant le discours de
son contenu revendicatif à caractère révolutionnaire. L’élimination
du porteur du discours en 1968, la corruption généralisée, l’intégration
lente et conformiste des élites du monde afro-américain sans référence
au rêve humaniste et révolutionnaire du Pasteur, la division du monde
afro-américain entre universalisme et radicalisme identitaire, pour
décrédibiliser l’alternative politique, ont peu à peu cassé la force
simple, directe, l’évidence du discours de Martin Luther King, Jr. et de
la lutte intense pour les droits civiques (1954-1963). La société
de consommation, la drogue, la perte des repères culturels propres de la
communauté afro-américaine, pourtant chèrement acquis sur cette route
vers la dignité, qui ont submergé les quartiers pauvres et donc ceux des
Afro-Américains entre autres, comme l’ensemble de la société américaine
et l’ensemble du monde (avec des conséquences analogues), ont fini,
avec d’autres ressorts habituels (la déréglementation, la propagande, la
culture de masse, la perte de mémoire, la perversion des textes
fondateurs, la corruption…) par vider de son contenu cet important
discours et cette lutte qui reposaient sur une mémoire de cinq siècles
d’esclavage, de ségrégation et autant de siècles de lutte pour
l’accession à la dignité humaine rassemblée dans la revendication de ces
trois impératifs de liberté, égalité, fraternité, communs aux
révolutions américaine et française, réactivée par le Pasteur en ce 28
août 1963.
En ce sens, avoir figé le discours sur le rêve n’a
servi qu’à la négation de la plus grande partie du message de Martin
Luther King, Jr. de ce 28 août 1963, dont l’urgence et le caractère
concret et radical imposaient non seulement un nouveau statut pour la
communauté afro-américaine, mais aussi pour l’ensemble de la population
des Etats-Unis. Martin Luther King, Jr. avait en effet coutume de dire
que la lutte des Afro-Américains avait la vertu de libérer la parole des
Blancs, de libérer l’Amérique :
« Il est temps maintenant de rendre réelles toutes les promesses de la démocratie. »
Nul
doute que l’oligarchie américaine (pouvoirs économique et politique
mêlés) n’était pas prête à accepter, sans réagir, la radicalité de cette
déclaration qui débordait du cadre de la revendication communautaire
par le caractère universel de ses injonctions.
« Tous
les enfants de Dieu, noirs et blancs, juifs et gentils, protestants et
catholiques, pourrons chanter en se tenant la main ces mots du vieux
Negro Spiritual: "Libres enfin, libres enfin; béni soit le
Tout-Puissant, nous sommes libres enfin! »
Il
est plus curieux que les gauches européennes, il est vrai étonnées par
la forme afro-américaine de cette révolution portée par un pasteur
baptiste, n’aient pas compris l’importance pour leur lutte de ce message
universel dans un moment où l’oligarchie étendait ses ramifications au
niveau planétaire. Le manque d’ouverture d’esprit, de culture des
gauches européennes, à une époque où elles possédaient encore, pour une
partie d’entre elles, au moins une culture politique, fait partie des
limites intellectuelles propres à l’Europe pour comprendre les autres
mondes que le monde européen. Une forme d’ethnocentrisme qui alterne
culpabilité et arrogance. Quant au tiers-monde, perdu dans un
post-colonialisme identitaire, revanchard, dans un nationalisme
ethnicisé, voire déjà religieux, il n’était déjà plus en capacité de
revendiquer un discours universaliste porté par la culture du
colonisateur haï.
L’héritage : La fin du rêve américain de Martin Luther King, Jr.
Bien
sûr, une révolution, quelles que soient les réactions ou les
résistances qui l’accompagnent, pose durablement son empreinte sur une
société. On l’a vu pour les révolutions américaine et française. Et
c’est aussi le cas de cette révolution américaine du XXe
siècle. Si l’on en cherche des traces, on va bien entendu s’arrêter sur
la plus évidente, qui est l’accession de Barack Obama à la magistrature
suprême des Etats-Unis d’Amérique, le poste de Président du plus
puissant pays de la planète. On pourrait donc penser que non seulement
l’exigence a été satisfaite sur le moment mais plus, que le rêve
américain de Martin Luther King, Jr. s’est réalisé car Barack Obama
consacre la fin d’une impossibilité psychologique majeure des
Etats-Unis, pas de toutes, puisque aucune femme n’est, à ce jour,
parvenue à ce poste. On peut donc en effet célébrer l’œuvre du Pasteur
King qui a ouvert une nouvelle perspective, et pas seulement pour les
Etats-Unis, aidé en cela par d’autres avant lui, et on mettra dans ce
nombre les grands artistes du jazz, les Louis Armstrong, Duke Ellington,
jusqu’à John Coltrane et Wynton Marsalis de nos jours qui ont contribué
à rendre possible l’émergence de Barack Obama comme une alternative
démocratique, quoi qu’on pense du bilan de l’actuel Président des
Etats-Unis.
Mais on sera plus réservé sur la possibilité que le
monde rêvé de Martin Luther King, Jr. voit le jour, s’impose dans la
société américaine comme dans le reste du monde. Le communautarisme, le
particularisme identitaire et religieux, aujourd’hui soutenu par Barack
Obama, aussi bien au plan intérieur qu’au plan international, sont à l’opposé des positions universalistes du Pasteur baptiste. On se souvient de ses discours relativistes du Caire et d’Alexandrie qui inauguraient sa gestion très négative
des relations internationales, avec par la suite le soutien apporté au
monde religieux contre le monde « laïque » en pays arabes, avec tous les
guillemets qui s’imposent. Barack Obama range le rêve du Pasteur King au rayon des utopies, et sans qu’il soit possible d’en rêver pour ce XXIe
siècle où s’exacerbent toutes les rivalités ethniques et religieuses,
dans le même temps où la culture, la mémoire universaliste de cette
révolution et des conditions qui l’ont permise, disparaissent sous la
vague de la consommation de masse mondialisée et uniformisée (culturelle
entre autres), dans le même temps où les idéologies totalitaires
s’imposent à l’idée démocratique, de toutes les manières, avec le
soutien implicite des dirigeants des démocraties anciennes, y compris
américaine, englués dans une oligarchie mondialisée où la corruption,
sous toutes ses formes, est sans limite.
La perte de conviction
autour de l’universalité des valeurs de la démocratie, quels que soient
les discours faux-culs des dirigeants actuels occidentaux sur la
démocratie, dans le cadre d’une redistribution de la puissance à
l’échelle planétaire entre démocratie et totalitarisme (le grand débat
de la planète depuis la fin du XIXe siècle),
conduisent à la fin du rêve de Martin Luther King, Jr. déjà si difficile
à mettre en œuvre en son temps. Que la communauté afro-américaine ait
été capable de cette mobilisation sous la férule du Pasteur est en soi
une sorte de miracle ou si l’on préfère une conjonction extraordinaire
permise par l’histoire de l'Amérique du début du XXe siècle.
Le bruit et le consensus autour des célébrations de ce 50e
anniversaire du rêve du Pasteur King ont bien pour objectif de masquer
dans un écran de communication démagogique et pervers les craquements du
monde démocratique qui s’écroule avec le rêve d’égalité de Martin
Luther King, Jr.
En choisissant le renfermement sur soi et le
relativisme des valeurs universelles des droits de l'homme (à chacun ses
valeurs chez soi, discours du Caire et d’Alexandrie, Chine, etc.), la
plus ancienne démocratie du monde, les Etats-Unis d’Amérique – la plus
grande puissance du monde, dans un monde qui n’a jamais été aussi
incertain depuis la Seconde Guerre mondiale – ont aussi fermé la
parenthèse révolutionnaire, malgré son pacifisme, que constituait
vraiment ce 28 août 1963 et les dix années de luttes pour les droits
civiques.
Ironie de l’histoire, c’est l’homme qui symbolise le
plus le rêve de Martin Luther King, Jr. qui n’aurait pas pu arriver sans
lui, Barack Obama, qui a définitivement tourné le dos à la vision du
monde du Pasteur King, qui a effacé le rêve d’égalité, même si d’autres
avant lui (la régression reaganienne) y ont grandement travaillé au sein
de l’oligarchie américaine, car loin du rêve, ce discours a plutôt été
un cauchemar pour l'oligarchie, et fait passer quelques sueurs froides
dans le dos de ce conglomérat des puissants qui étouffe la démocratie
américaine, comme elle étouffe la démocratie en Europe et les autres
velléités de libération à l’échelle de la planète.
En refermant
la page de sa vocation de diffusion de la démocratie dans le monde, des
valeurs universelles des droits de l’homme et de la liberté individuelle
(encore parfois utilisée avec perversité pour des buts de guerre non
avouables), les Etats-Unis d’Amérique se privent aussi de leur
rayonnement moral, culturel qui a fait une partie de leur suprématie
économique, rayonnement également entamé par cette politique
oligarchique de consommation de masse (culturelle entre autres), à
l’opposé du développement et de l’émancipation de l’individu et de sa
liberté.
Le jazz (art natif américain) et le cinéma, la
littérature, les arts plastiques qui sont les secteurs d’excellence de
l’Amérique en ébullition démocratique du début du XXe siècle, ne sont effectivement plus les outils intelligents de diffusion, de « propagande » du way of life, de l'american dream.
Le modèle proposé par les Etats-Unis d’aujourd’hui ne fait plus rêver.
Il est principalement celui de la consommation de masse, de la violence
des relations, des marchands d’armes, de la laideur de masse (l'obésité
et pas seulement), du renfermement sur soi (la technologie y contribue
et pas par hasard) et ce type de modèle n’ayant rien de démocratique
appelle la relativisation à terme de la puissance américaine dans un
monde revenu à une forme d’archaïsme, de violence brute, où la
démographie et les croyances redeviennent l'alpha et l’oméga de la
puissance, où l’humanisme et le rêve d’égalité du Pasteur King ne sont
plus la ligne d’horizon.
Enfin, le jazz est tellement lié dans sa
raison d'être, son histoire, son esthétique et sa forme avec ce
discours et ces dix années de lutte qu'il aurait été saugrenu de
s'abstenir de revenir sur un des grands moments de l'histoire du monde
de ce XXe siècle, point final (jusqu'à preuve du contraire) de l'intelligence des Lumières.
< Yves Sportis >
Le discours de Martin Luther King, Jr. en version originale et en intégral
La traduction du discours dont nous avons extrait les citations en français
Le discours en vidéo, sous-titré en français
© Jazz Hot n° 665, automne 2013
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