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Harold Mabern

21 décembre 2013
Memphis Confidential
© Jazz Hot n°666, hiver 2013-2014


Harold Mabern, La Seyne-sur-Mer 2010 © Alain Dupuy-Raufaste


Harold Mabern est un trésor vivant. Né à Memphis, dans le Tennessee, en 1936, il part pour Chicago en 1954 avant de s’installer à New York en 1959. Depuis plus de cinquante ans, le pianiste a joué avec tout ce qui compte de musiciens et de légendes du jazz, de Lionel Hampton à Roy Haynes, en passant par Lee Morgan, Miles Davis, Sonny Rollins, Wes Montgomery, pour n’en citer que quelques-uns, jusqu’à Eric Alexander et Bobby Watson, avec qui il enregistre et tourne. S’il est un pianiste accompli – sa riche discographie en leader et en sideman en témoigne – il est aussi un musicien qui a de la mémoire, collectionnant les souvenirs, anecdotes, rencontres et autres témoignages de première main qui nourrissent l’histoire du jazz, et qu’il transmet à loisirs à ses élèves et autres musiciens. Harold Mabern a émergé avec une génération de musiciens de Memphis – Booker Little, George Coleman, Frank Strozier… –
marquée par le génie de Phineas Newborn, Jr., avec une belle descendance, pianistique en particulier (James Williams, Mulgrew Miller, Geoff Keezer, Donald Brown…), un héritage à ce jour encore trop sous-estimé.
Dans cette interview, Harold Mabern revient sur la personnalité de quelques-uns de ces musiciens, sur leur parcours et leur place dans l’histoire, avant de creuser l’identité sonore de cette ville fondée sur le blues.


Propos recueillis par Mathieu Perez


Jazz Hot : Y avait-il un son propre à Memphis ?

Harold Mabern : A ce qu’on dit, c’est le blues, mais cela fait plus de cinquante ans que je vis à New York et on ne m’a jamais appelé pour participer à un concert de blues sur Memphis. Ça n’est jamais arrivé. La Nouvelle-Orléans est le berceau du jazz. Louis Armstrong a commencé cette histoire, mais Charlie Parker a pris le relais. Et ça a continué à Chicago. Je pense que Chicago est la ville la plus variée en matière de musique et surtout de jazz. New York, c’est le bebop. Au Texas, il y a ce gros son ténor et le blues. Toutes ces villes ont leurs spécificités.

Chicago est-elle aussi dévalorisée que Memphis ?

Chicago est plus sous-estimée. Mais les musiciens de Memphis, comparés à ceux de Chicago, n’existent pas. Pourtant, si vous pensez à la DuSable High School, vous avez Gene Ammons, Johnny Griffin, John Gilmore, Clifford Jordan, Von Freeman, Barry Harris, Walter Perkins, Pat Patrick, et beaucoup d’autres. Ils sont tous allés à la DuSable High School. Même Nat Cole y est allé, d’abord à la Wendell Phillips High School puis à DuSable. Les musiciens de Chicago sont plus sous-estimés excepté bien sûr pour Ruth Jones, qui est le vrai nom de Dinah Washington. Dinah Washington, Nat Cole, Milt Hinton, Chris Anderson, un génie de l’harmonie qui fut le prof’ d’Herbie Hancock, sont tous allés au lycée à la Wendell Phillips High School. Ma femme aussi. Elle a grandi avec Lou Rawls, Sam Cook et la sœur de Minnie Riperton.

Parmi les musiciens de Memphis, il y a aussi Lil Hardin, la première femme de Louis Armstrong.

Ça ne me surprend pas. La mère de Keith Copeland était de Memphis. Buster Bailey est de Memphis. Jimmie Lunceford a commencé son programme dans mon lycée, bien avant je n’y sois. Gerald Wilson était deuxième ou troisième trompette. Le père de Dee Dee Bridgwater, Matt Garrett, était notre chef d’orchestre.

Pourquoi Frank Strozier a-t-il disparu de la scène jazz ?

Il est l’un des meilleurs musiciens qui soit. Il est complètement déconsidéré et minoré. Une fois, je lui ai dit : « Si Booker Little avait vécu, il aurait peut-être été connu ». « Peut-être… », m’a répondu Frank Strozier. Hank Crawford était populaire. Il s’est bien débrouillé. Mais le plus grand musicien de Memphis, autre que Maurice White de Earth Wind and Fire, est Charles Lloyd. Garnett Brown est aussi un excellent tromboniste. Le musicien le plus sous-estimé qui ait jamais vécu et qui est le plus talentueux, un vrai génie, est Frank Strozier. Il disait qu’il avait arrêté de jouer à cause des musiciens. Ce à quoi je répondais que c’était plutôt à cause de leur pipeau. Vous voyez, Charlie Parker s’entraînait beaucoup. Clifford Brown s’entraînait beaucoup. Freddie Hubbard s’entraînait beaucoup. Booker Little s’entraînait presque autant que Coltrane. Frank Strozier s’entraînait beaucoup mais n’était jamais vraiment sociable. Ça l’a déprimé. Il est le saxophoniste alto le plus extraordinaire depuis Charlie Parker. Il ne sonne pas comme un alto mais comme un mélange de ténor et d’alto. Et ce qu’il jouait était très complexe.

Qu’est-ce qui fait de Phineas Newborn, Jr., un musicien si authentique ?

Quand je pense à la façon dont Phineas Newborn a été traité… Peu de musiciens l’ont soutenu. Hank Jones l’adorait. Tommy Flanagan l’adorait. Ahmad Jamal l’adorait. John Coltrane l’adorait. Il venait le voir répéter. Un jour, quelqu’un demanda à Coltrane de nommer trois de ses pianistes favoris, il répondit Kenny Drew, Red Garland et Phineas Newborn, Jr. Phineas Newborn, Jr., jouait très bien du saxophone ténor. De tous les mots disponibles dans notre vocabulaire, il y en a qu’il est difficile de ne pas trahir et c’est le mot « jamais ». « Jamais » est un grand mot. Phineas Newborn, Jr., n’a jamais dit du mal de qui que ce soit. Il était d’une grande gentillesse. Les musiciens et les critiques l’ont castré. Ils disaient que son jeu était froid. Est-ce qu’ils lui ont donné l’occasion de leur montrer le contraire ? Ils lui ont brisé le cœur et lui ont fait perdre confiance en lui.
Voilà un homme qui savait jouer aussi bien des deux mains. Il jouait plus de piano avec sa main gauche que la plupart d’entre nous. C’était un génie naturel, mais il s’entraînait. Stanley Cowell l’adorait. Il jouait Chopin, Ravel. Tout ce qu’il entendait, il pouvait le jouer. Et ils disaient que son jeu était froid ! Jusqu’à la fin de ma vie, je serai en croisade pour le défendre. Je pense que tout se résume à la jalousie. Coltrane n’était pas jaloux. Il recommanda George Coleman à Miles Davis. George Coleman est généreux et fera tout pour enseigner. C’est pour cette raison qu’Eric Alexander est si bon. Ils ne donnent pas non plus à Eric la reconnaissance qu’il mérite. C’est étrange, non ? C’est peut-être parce qu’il est trop proche de George Coleman et de moi. Comme je le disais, nous les musiciens de Memphis, nous n’existons pas.

Phineas Newborn, Jr., venait d’un environnement musical.

Il venait d’une famille de musiciens. Il y avait Phineas Newborn, Sr., Calvin qui jouait de la guitare et du trombone, Phineas au piano mais il pouvait jouer de tous les instruments. La femme de Calvin s’appelait Wonder et faisait la chanteuse. C’était le groupe. Ils jouaient partout, dans différents endroits de Memphis, de l’Arkansas. Pour distinguer le père du fils, on les appelait « Big Phineas » et « Little Phineas ».

Comment expliquez-vous cette attitude négative envers Phineas Newborn, Jr. ?

C’est comme s’ils s’étaient dit :
« Comment Phineas ose-t-il être aussi bon! » Comment ce provincial ose-t-il être aussi bon ! S’il était de New York ou de Philadelphie, tout cela ne serait jamais arrivé. C’était comme un choc : comment ce musicien qui vient de sa campagne, du Sud, peut-il être aussi bon ? Jusqu’à l’âge de 14-15 ans, j’étais dans les champs à cueillir du coton. J’ai découvert le piano quand j’avais 16 ans. J’ai entendu une petite fille en jouer. Ça a planté les graines en moi. Je n’ai jamais pris une leçon de piano. Quand je suis arrivé à Chicago, j’ai dû travailler dur et jouer 12, 13, 14 heures de musique par jour. Phineas a secoué tout le monde. Donald Brown partage ce point de vue. Ce provincial sait jouer !

Harold Mabern, La Seyne-sur-Mer © Yves SportisEn tant que pianiste, qu’avez-vous appris de Phineas Newborn, Jr. ?

Phineas m’a appris à orchestrer le piano, et à ne pas jouer de façon monodimensionnelle. Son jeu est très articulé avec sa main droite. Il vient de l’école Nat King Cole, comme moi, qui repose sur le swing, le toucher, l’articulation. Oscar Peterson, Monty Alexander, Hank Jones, Tommy Flanagan sont tous influencés par Nat Cole. Il y a plus de musiciens influencés par Nat Cole que par Bud Powell. Bud Powell a appris ses trucs de Billy Kyle, qui était le pianiste de Louis Armstrong. Nat Cole a pris ses trucs d’Earl Hines. Il s’entraînait toute la journée et s’habillait même comme Earl Hines. Nat Cole avait la technique d’Art Tatum. Hank Jones racontait qu’une fois en allant répéter, il entendait des disques d’Art Tatum qui passaient. Arrivé en haut de l’escalier, il entra et vit Nat Cole qui jouait au piano comme Tatum. Mon point fort est l’accompagnement. Tout le monde ne peut pas accompagner car il faut avoir de la patience. Lee Morgan adorait que je l’accompagne. Benny Golson aussi. J’enseigne comment accompagner, transposer le répertoire, ne pas jouer monodimensionnel et swinguer en même temps. On s’efforce de transmettre l’héritage de Nat King Cole. Ce qui est étrange, c’est qu’il a très peu composé, comme Charlie Parker et Art Tatum…

Harold Mabern et George Coleman avec le Big Band de la Juilliard School © extrait de la video youtube citée en fin de texteIl y a une curieuse trinité dans les musiciens sous-estimés de Memphis : Phineas Newborn, Jr., Frank Strozier et George Coleman. D’où provient le malentendu concernant George Coleman ?

Les musiciens semblaient menacés par son apparence parce qu’il faisait de la musculation. Mais Sonny Rollins en faisait aussi. C’est un grand. Et Randy Weston, il est grand et fort. Pour une raison que j'ignore, George Coleman a été considéré comme la grosse brute de la musique. George changeait de clé, ce que n’appréciaient pas certains musiciens. Ça les mettait en colère. Si vous ne savez pas comment vous y prendre, rentrez et apprenez-le. Sonny Stitt faisait ça tout le temps et personne ne s’en plaignait. Pour moi, Sonny Stitt était le mouton blanc. Il se trimballait avec ses saxophones ténor et alto et cherchaient les méchants. L’un d’eux était Jackie McLean. « Tu vois ces cicatrices ? », me disait McLean, « C’est de Sonny Stitt. » George Coleman changeait de clé pour améliorer une ballade et ça a fait de lui une brute. Je considère George Coleman et Sonny Stitt comme les deux saxophonistes les plus accomplis qui soient.

A quel point le blues fait-il partie de votre vie ?

Le blues était partout à Memphis. C’était une façon de vivre. Plus tard, j’ai détesté le blues car je voulais jouer du bebop. Maintenant, quand je regarde en arrière, je me sens privilégié de savoir jouer le blues. A l’époque, il y avait très peu de bassistes dans la ville. Il y avait Jamil Nasser, qui s’appelait auparavant George Joyner, et jouait aussi de la basse électrique, et Shelly Walker. Il y avait un nombre limité de bassistes, donc avec eux nous devions marquer tous les temps. Cela construisait votre sens du rythme et vous apprenait le swing et à jouer le blues. Il y a des années, je jouais avec Joe Williams. Jimmy Witherspoon est venu assister au premier set et a demandé à Joe de jouer le blues. « Il est trop tôt pour le blues », dit Joe. « Il n’est jamais trop tôt pour le blues. », lui a répondu Jimmy. Je me sens privilégié de savoir jouer le blues.

Bobby Watson et Harold Mabern, Jazz à Foix 2012 © David BouzaclouLes musiciens de blues sont-ils déconsidérés ?

Le blues est plus important que le jazz. Le jazz vient du blues. Le blues ne vient pas du jazz. Le blues ne s’enseigne pas. Charles Mingus disait :
« Je souhaiterais savoir écrite comme Duke Ellington et jouer le blues. » Le grand Dizzy Gillespie disait : « La différence entre Bird et moi, c’est que Bird sait jouer le blues et moi pas. » Tout le monde ne peut pas jouer le blues. Blue Mitchell jouait le blues sur sa trompette, Clifford Brown jouait le blues, Stanley Turrentine, Coltrane, Oscar Peterson jouaient le blues. Le solo de John Coltrane sur « Blue Train » à ce son parce qu’il a joué avec des groupes de rhythm and blues. Clifford Brown et Richard Powell ont joué avec Chris Powell et ses Blue Flames. Stanley Turrentine, Benny Golson et Coltrane ont joué avec Earl Bostic. George Coleman a joué avec B. B. King [Newborn père et fils également]. Sam Jones et Bill Hardman ont joué avec Tiny Bradshaw. Ahmad Jamal a joué avec le groupe de blues de George Hudson. Mais les musiciens de blues n’ont jamais été reconnus. Je n’ai jamais fait de concert à New York qui rendent hommage à Memphis. On se demande pourquoi un seul musicien de Memphis est très devenu très célèbre, je veux parler de Charles Lloyd.

Qu’est-ce qui faisait de John Coltrane un personnage si unique ?

L’homme était supérieur au musicien. Ne vous méprenez pas, c’était un grand musicien mais il avait une aura, quelque chose de christique. On était avec lui comme avec Bouddha ou une grande personnalité, comme Martin Luther King. Il était toujours discret. On l’appelait « Chief ». Phineas Newborn et Coltrane auraient pu être les personnes les plus égocentriques du monde et ils étaient à l’opposé.

Avant de venir vivre à New York, vous avez vécu à Chicago. Pourriez-vous nous donner une idée de l’atmosphère qui régnait dans cette ville ?

J’ai vécu à Chicago de 1954 à 1959. Il se passait quelque chose tous les soirs. Les musiciens et la musique n’étaient pas les mêmes d’un club à l’autre. Si vous vouliez apprendre à jouer rapide, vous alliez voir Johnny Griffin au Flame Show Bar. C’est là que George Coleman et moi allions. Si vous vouliez apprendre le swing et le groove, vous pouviez aller voir Eddie Harris. Pour du bebop, il fallait aller downtown pour voir Dizzy Gillespie. Quand Bird venait à Chicago, il n’avait pas besoin de venir avec une section rythmique parce qu’au club Beehive, tout le monde savait jouer sa musique. Il y avait trois musiciens qui connaissaient les morceaux que jouait Bird à cette époque : Bill Lee – le père de Spike Lee, un vrai génie musical –, Chris Anderson et Billy Wallace. Quand Norman Simmons jouait avec Bird, pendant la pause, Bill Lee leur apprenait les morceaux,
« Will You Still Be Mine », « Let’s Face Music and Dance », « Begin the Beguine ». Il est là le fakebook ! C’est ce que je dis à mes étudiants de William Paterson College.




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Sélection discographique (téléchargement)



























Vidéos


Concert live à Smalls : John Webber (g), Harold Mabern (p), Paul Sikivie (b), Joe Farnsworth (dm), août 2013

Hommage au jazz de Memphis : Harold Mabern (p) et George Coleman (ts), New York, octobre 2012

For Carl : Harold Mabern et Geoff Keeze (p)

Mr Stitt : Harold Mabern (p), Ron Carter (b), Jack DeJohnette (dm)

How Insensitive : Harold Mabern (p), Nat Reeves (b), Joe Farnsworth (dm), Eric Alexander (ts)

Phineas Newborn Jr. Trio

Phineas Newborn, Jr. Solo : Lush Life

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