Eric Reed
Chapter 2 : The Color of the Swing
Certains
musiciens brillent non seulement par leur créativité mais aussi par
leur éthique, leur démarche. C’est le cas du natif de
Philadelphie dont la carrière reflète des engagements d’une
grande constance, témoignant d’une personnalité affirmée, au
service du jazz et d’une culture qui nourrit son expression.
Élevé
sur la Côte Ouest, fils d’un pasteur baptiste, enfant prodige, il
ne tarde pas à jouer avec tout ce que la Bay Area compte de
musiciens de valeur. Entre 1990 et 1995, il sera le pianiste de
Wynton Marsalis avec qui il enregistre de nombreux albums qui font
aujourd’hui référence. Il participe aussi aux groupes de Freddie
Hubbard et Joe Henderson. Il étend sa palette au registre de la pop
(Patti Labelle, Quincy Jones, Natalie Cole…).
Eric
Reed cumule un superbe parcours de leader et une impressionnante
liste de collaborations avec des aînés prestigieux : c’est un
musicien élevé à l’ancienne, par l’écoute et le
compagnonnage. Il garde un ancrage dans les projets de nombreux
autres musiciens, dont Willie Jones III, Marcus Printup, Wycliffe
Gordon, etc., participant d’une génération avide de prolonger
l’histoire du jazz à sa manière, dans une continuité dynamique.
Il conjugue une éducation religieuse profonde avec une audace
permanente au service de sa musique. Il se sert de cet ancrage comme
d’un langage et sa carrière discographique témoigne d’une
grande constance et en même temps d’une grande créativité.
C’est
aussi un homme chaleureux, disert, agréable que nous avons rencontré
à l’occasion de sa tournée avec Mary Stallings, collaboration qui
se prolonge depuis une dizaine d’année pour aboutir à des sommets
d’échange et d’émotion.
Propos recueillis par Jean Szlamowicz Photos Jérôme Partage, David Sinclair et José Horna
© Jazz Hot n°671, printemps 2015
Jazz Hot : Comment
est la scène californienne ?
Eric Reed :
Los Angeles, c’est mon aéroport : je pars de là-bas, mais je vis
hors de la ville. Je ne joue jamais chez moi à Los Angeles,
peut-être une fois par an. C’est difficile de jouer là où vous
vivez : vous êtes vite catalogué comme « musicien local ».
C’est ce qui guette beaucoup de musiciens qui choisissent la
facilité. Il est vrai que la scène de Los Angeles n’est pas très
dynamique, il n’y a que deux clubs, le Catalina Bar and Grill et le
Blue Whale. Le jazz n’est pas assez diffusé. Il faut se demander
comment conserver notre public. On aurait besoin d’un soutien
politique !
On connaît en France les ravages du clientélisme…
Un état doit
avantager ses propres citoyens, c’est normal. Mais s’agissant
d’art, c’est différent : le jazz n’est ni français ni autre
chose. A une époque lointaine, les musiciens européens n’étaient
pas représentés dans les grands festivals en Europe, mais cela a
généré des frustrations. Je me souviens d’une fois au début des
années quatre-vingt-dix, du côté de Bordeaux, où des musiciens
français n’avaient pas voulu qu’on fasse le bœuf avec eux au
club parce qu’on venait de jouer sur la grande scène. Moi, je veux
jouer avec tout le monde ! Comme Art Taylor ou Dexter Gordon qui
s’étaient installé ici… Il y a souvent une dimension anti-jazz dans cette
animosité. Chaque culture doit apporter sa propre identité, mais
justement, l’identité du jazz, c’est son caractère américain.
On ne peut pas esquiver ça, négliger le blues, le swing… Ça ne
me viendrait pas à l’idée d’aller en Allemagne expliquer qu’il
faut jouer Beethoven à ma manière. Ce serait une insulte de dicter
que cette musique merveilleuse doit être jouée différemment ! Qui
oserait dire que l’approche européenne de la musique classique est
à côté de la plaque ? Ce serait ridicule.
Bien sûr : il y avant tout un langage à
partager…
Oui, et ça s’arrête là. Personne n’en est
détenteur. Il n’y a qu’à l’apprendre et le partager. J’adore
être à Paris : le public est super avec nous. Je suis heureux qu’il
y a des gens avec qui travailler, avec qui partager ce que nous
faisons Mary Stallings et moi. Heureusement, il y a toujours
suffisamment de monde avec qui partager la musique. Si on collabore,
tous ensemble, il y aura toujours une place pour le jazz. Certes, la
période est sans doute difficile. Il faut se serrer les coudes et se
dire que, même si c’est à une petite échelle, on peut faire
quelque chose pour le jazz. D’accord, on ne joue pas à la salle
Pleyel ou au Théâtre des Champs-Elysées, mais au moins, on est là
! J’adore jouer et ça me fait plaisir d’être dans un bon club.
Comment procédez-vous quand vous arrangez pour
des chanteuses ?
Chaque chanteuse est différente, mais ce qui ne
change pas, c’est que j’ai besoin de sa confiance. Si je dois
créer un arrangement, il faut aussi qu’il soit fidèle à mon
style. Les arrangeurs de l’ancienne génération, les Nelson
Riddle, Quincy Jones, Billy May, Neal Hefti, etc., avaient beau avoir
leur style, ils s’adaptaient à chaque chanteur. Ils faisaient du
sur-mesure, spécifiquement pour Frank Sinatra, Ella, Nat King Cole…
On reconnaissait Manny Albam, Mitch Miller, etc., mais ils
travaillaient pour les chanteurs avant tout. Quand je travaille avec
Mary, on se pose deux heures, elle chante, je détermine la tonalité
qui lui va, et elle me dit ce qu’elle veut comme feeling. C’est
la chanteuse qui décide de l’esprit du morceau. Pour « That Old
Black Magic », elle a voulu l’aborder comme une ballade alors que
la plupart le prennent très rapide. On l’a joué lentement ;
j’ai réharmonisé certains passages, avec un passage légèrement
swing, j’ai ajouté des pauses, etc. Là, c’est en trois parties
; souvent on conserve la forme du standard – thème-solo-thème –
comme sur « All Night Long » ou « The Thrill Is Gone » mais
parfois, l’ensemble est complètement arrangé de bout en bout.
D’autres fois, on joue le morceau sans préparer quoi que ce soit
de spécial, comme « Love You Madly ». C’est plus facile à deux
de faire des arrangements spontanés.
Votre approche est subtile, il n’y a rien de
spectaculaire ou de forcé…
L’idée est qu’on
s’aperçoive à peine qu’il y a des arrangements. Souvent, on
entend des arrangements totalement symétriques : 8 mesures comme-ci,
8 mesures comme ça… On dirait des partitions pour big band. La
chanteuse doit se sentir libre, il ne faut pas qu’elle soit
prisonnière de la forme. Mary n’aime pas les structures trop
strictes. Le premier arrangement que je lui avais écrit était trop
rigoureux : il a fallu que je me familiarise avec son style pour
trouver une écriture qui la laisse respirer. Chaque chanteuse est
différente…
Quand vous jouez avec Mary, on sent une
authenticité évidente…
Malgré notre différence d’âge, Mary et moi
sommes d’une autre génération. Nous venons d’une époque où
les musiciens ne passaient pas par des écoles. Aujourd’hui, la
technologie qui nous entoure apporte des satisfactions immédiates.
Avant, il fallait se donner de la peine pour arriver à quelque
chose. Il fallait aller dans une bibliothèque et ouvrir des livres.
Ce n’est pas le même processus d’être sur son téléphone et
d’aller sur Google. Je n’ai rien contre, évidemment. Je suis
ravi de bénéficier de l’instantanéité des informations.
Seulement, cela n’est pas la même démarche quand on va vers ce
qu’on cherche. Quand on reçoit sans rien avoir à chercher… ça
vous rend fainéant ! C’est vrai physiquement, intellectuellement,
dans votre état d’esprit. Sortir de chez soi pour aller acheter un
disque dans un magasin, pour aller jusqu’à une librairie ou une
bibliothèque, c’est une démarche différente. Avant, l’accès à
la musique se faisait en rencontrant des gens. Les médias sociaux
ont changé notre approche.
La façon dont se fait l’apprentissage a un
impact sur la musique…
Il y aura toujours de grands musiciens, et je suis
très satisfait du niveau général, mais non seulement il y a de
moins en moins d’endroits pour jouer, mais il y a moins de
camaraderie. Autrefois, tout se faisait par une relation entre un
apprenti et un mentor. Betty Carter ou Art Blakey embauchaient de
jeunes musiciens et ils les formaient. Qui fait ça aujourd’hui ?
Cela n’existe plus ! Winard Harper prend des jeunes, Chris McBride…
J’essaie aussi de mon côté de faire comme ça. Mais la majorité
des musiciens prennent des gigs et n’ont pas une démarche sur le
long terme. Du coup, il n’y a pas d’échange d’idées, de
transmission et de musiciens dans des rôles de mentors. C’est
important, la tradition orale… Quand les musiciens de l’ancienne
génération meurent, tout leur savoir disparaît avec eux. Ça ne se
transmet plus.
Votre génération joue un rôle capital dans
cette transmission : vous avez eu beaucoup de contacts avec des
générations de musiciens "historiques"…
Nous sommes quelques-uns : Chris McBride, Nicholas
Payton, Peter Martin, Gregory Hutchinson, Joshua Redman… Mais j’ai
l’impression que nous n’avons pas fait ce qu’il fallait. Notre
génération s’est plantée. Nous étions de super musiciens, nous
avons profité de cette proximité avec les anciens, et tout ce à
quoi nous avons pensé, c’est de jouer. Nous aurions dû
transmettre. Nous nous sommes laissés distraire par les contrats
avec les maisons de disques, les beaux articles dans la presse, et
nous n’avons pas pensé à l’avenir. Nous n’avons pas servi le
jazz, nous n’avons pas assez prêté attention aux anciens et à
leur façon de faire. Nous n’avons pas vu venir les grandes
mutations dans le monde du jazz, et nous nous sommes retrouvés
complètement désorientés. Quand la bulle du jazz a explosé, nous
avons été désemparés. Et maintenant, c’est nous qui occupons la
position des gardiens du temple. Nous aurions dû prendre sous notre
aile les jeunes musiciens et être plus lucides.
Et le résultat concret de cette démarche, ou
absence de démarche ?…
… C’est que notre génération, disons, n’a
pas pris de bonnes décisions musicales. Il n’y a qu’à écouter
les disques. On entend clairement le manque de sincérité, les
artifices, l’effort pour construire une musique susceptible de
passer à la radio, pour faire une musique qui soit plus
« accessible », voire carrément commerciale ! Ces
disques-là sont pourris ! Vraiment ! Ceux d’entre nous qui tentent
de préserver une certaine intégrité, une certaine démarche
vis-à-vis de la musique elle-même, et qui veulent transmettre la
musique à la nouvelle génération… eh bien, la différence
s’entend ! Quant à ceux qui ont courtisé les radios et les
maisons de disques, leur conception même du disque est faussée.
Cela part de l’idée de construire une carrière. Personnellement,
je suis à un point où ce qui compte pour moi, c’est de jouer la
musique que j’aime. Et peu importe le genre, d’ailleurs. Je joue
ce qui me plaît, point barre. Et je veux jouer avec des gens
sincères. C’est pour ça que je joue avec Buster Williams. Tant
qu’il veut bien de moi, j’irai jouer avec lui : j’ai besoin de
ce qu’il a à partager. Il a une sagesse, une virtuosité, une
expérience… Il a du recul, de la lucidité sur l’avenir : en
jouant avec lui, je compte bien absorber tout ce que je peux ! On me
dit parfois : « Tu ne devrais pas jouer comme
accompagnateur de quelqu’un d’autre. » Mais, je m’en
fiche de ça ! Je joue en leader, mais j’ai aussi besoin de me
retrouver en situation de sideman. Il faut être prêt à saisir les
occasions de jouer avec les autres. Il faut évidemment s’occuper
de sa propre musique, mais je compte toujours laisser une place pour
ces rencontres.
L’autorité des anciens a toujours constitué un
point de référence permettant à chacun de s’épanouir…
Aujourd’hui, pour
la jeune génération, on a souvent l’impression qu’ils ont
oublié une chose essentielle : ils se tiennent sur les épaules de
ceux qui les ont précédés. Ce sont les anciennes générations qui
ont construit le chemin qu’ils empruntent aujourd’hui. On les
voit parfois se comporter avec arrogance, comme s’ils étaient les
maîtres des lieux. Ils oublient un peu que Herbie, Chick Corea,
Ahmad Jamal, Keith Jarrett, Kenny Barron, McCoy Tyner sont encore là
! Ce n’est pas parce qu’on a fait la couverture de Down
Beat, qu’on a reçu des
récompenses et des subventions qu’on en sait plus que Kenny Barron
ou Ahmad Jamal…
Les grands artistes sont souvent humbles et
reconnaissent leur dette ; d’autres préfèrent affirmer qu’ils «
créent leur propre univers »…
Oscar Peterson
révérait Nat King Cole, McCoy Tyner dit ce qu’il doit à
Thelonious Monk… Je reconnais constamment tout ce que je dois à
Oscar, McCoy, Horace Silver… On dirait que certains ne trouvent pas
essentiel d’admettre que l’histoire du jazz ne commence pas avec
eux. Comme s’ils avaient tout inventé tous seuls ! Ils ont sans
doute l’impression que parler du passé, c’est diminuer leur
musique. Cela n’est pas le cas car cela construit une continuité
où tout le monde peut être à l’aise. Et je n’oublie pas qu’il
y a aussi des anciens qui traitent les jeunes musiciens comme de la
merde… Il y a de la jalousie, du ressentiment, je comprends cela
très bien. Et les jeunes n’ont pas envie qu’on leur fasse des
conférences sur le bon vieux temps, etc. Il faut qu’il y ait un
échange, qu’ils apprennent et qu’ils soient guidés :
mentorship, apprenticeship, exchange…
Buster me fait confiance pour construire les sets, il reprend des
morceaux à moi. Mais quand il a des remarques à faire, je me tais
et j’écoute ! Quand Mary Stallings explique quelque chose, je la
ferme ! Parce qu’ils ont beaucoup à m’apporter. J’ai 44 ans,
j’apprends encore. Ils ont eu mon âge, je n’ai jamais eu le
leur…
Cette attitude est-elle responsable de la tendance
consistant à ne jouer que ses propres compositions ?
C’est un point très intéressant parce que je
pense que chaque artiste doit exprimer son individualité. Parfois,
je ne joue que des standards, parfois uniquement mes compositions. En
général, cela correspond aux périodes où j’écris beaucoup : il
faut que je joue tout ce que je compose si je veux pouvoir
l’approfondir. Mais cela dépend aussi des circonstances. Par
exemple, là, nous venons jouer au Sunset pour la première fois et
le groupe n’est pas un groupe établi, même si nous nous
connaissons bien. Les circonstances ne sont pas réunies pour que je
vienne présenter mes morceaux. Pour jouer de la musique personnelle,
cela demande beaucoup de répétitions et de patience. Je n’ai pas
envie que le public soit là à attendre que nous trouvions notre
entente musicale sur scène. Les standards permettent de trouver une
entente quasiment immédiate.
Et qu’en est-il de toute la musique écrite par
votre génération ? Pourquoi n’y aurait-il pas de standards
contemporains?
C’est vrai. J’en suis également responsable :
je ne reprends pas forcément beaucoup de morceaux de mes
contemporains. Mais il y en a quand même beaucoup que j’aimerais
enregistrer : « Grace » de Steve Wilson, « Style » de Roy
Hargrove et beaucoup de compositions de Stephen Scott, Wessel
Anderson, Wynton Marsalis… Je reprends volontiers les compositions
de Mulgrew Miller, comme « Tongue Twister », « Second
Thoughts », « Caroussel », « From Day to
Day »… Il faut dire que dans les années cinquante, les
compositions des jazzmen n’étaient pas aussi « personnalisées »
car elles reposaient souvent sur les accords et la forme des
standards, ce qui permettaient de s’approprier les morceaux
nouveaux assez facilement. Monk était l’exception, même s’il
utilisait aussi des formes AABA. Dans mon cas, je vois mal d’autres
pianistes jouer naturellement les formes que j’écris. Mais je
pense que l’avenir permettra que des échanges se fassent. Il nous
faut guérir de nombreux problèmes, mais je suis confiant. Je pense
que nous allons parvenir à sortir de certaines ornières. Même les
pires situations ont une fin.
Vous faites confiance à la musique elle-même…
La vérité finit
par ressortie. The soul.
Et le public saura la trouver.
Vous travaillez souvent avec Willie Jones III…
Willie, that’s
my man ! On se connaît
depuis l’adolescence. C’est quelqu’un de bien. Il défend le
jazz, sur le plan musical, par son état d’esprit… C’est aussi
quelqu’un à qui on peut faire confiance, qui est loyal… et avec
qui on aime bien se retrouver. Il adore jouer, et nous nous entendons
tellement bien musicalement… Il connaît ma musique, il a
l’expérience des anciens : Horace Silver, Cedar Walton, Hank
Jones… Quand ces musiciens meurent, cela affecte tout le monde. Ce
n’est la faute de personne, évidemment. Les générations se
succèdent, c’est normal. Mais il faut que nous autres qui avons
été en contact avec eux, nous prenions ce patrimoine à notre
compte et que nous le transmettions à ceux qui n’ont pas eu cette
chance.
Vous prenez souvent la parole pour présenter les
morceaux. Est-ce important dans votre rapport au public ?
Je suis trop
bavard, hein ? (rires)
Cela dépend. Je n’aime pas forcément parler de la musique
elle-même, mais j’aime bien expliquer ce que les morceaux
représentent, d’où viennent les compositions, comment Irving
Berlin a composé « How Deep Is the Ocean »… C’est important :
une chanteuse chante les paroles, et quand on est instrumentiste, on
n’a pas cette dimension ; et il me semble qu’il faut parfois
donner un peu de contexte.
Vous avez joué avec Cyrus Chestnut récemment et
enregistré ensemble (Plenty Swing, Plenty Soul). Vous êtes
tous les deux à la fois ancrés dans l’église et dans le jazz
contemporain…
C’est ça le jazz : du blues, de la musique
d’église. Tout se tient. Je ne sépare pas le jazz de ces
musiques.
Est-ce qu’il n’y a pas là la véritable
tension entre ceux qui ont l’expérience culturelle du jazz et ceux
pour lequel cela ne représente qu’une technique ?
Il y a
effectivement des gens qui ont une approche académique du jazz. Et
cela s’entend. Je n’aime pas vraiment jouer avec eux. Mais il y
en a d’autres qui génèrent de l’émotion. Quand vous prenez
Horace Silver, Cyrus Chestnut, Wessel Anderson, Wycliffe Gordon,
Willie Jones, Carl Allen, Gregory Hutchinson, Kendrick Scott, Reuben
Rogers… la musique leur sort de partout ! Ils en sont imprégnés.
Il y a un feeling particulier dans leur approche de la musique, une
certaine sonorité. Ça se sent, littéralement, vous pouvez la
renifler, tellement c’est dense ! Rien à voir avec ceux pour qui
la musique, c’est de l’arithmétique, des calculs. Là, ça ne
marche pas… Cela dit, je ne suis pas contre la dimension
intellectuelle de la musique. La musique, ça n’est pas que du
feeling. Il n’y a pas que le côté heart
and soul : créer de la
musique, c’est faire appel à des processus mentaux qui aboutissent
à une certaine sonorité. Et l’intellect et le feeling vont
ensemble. On ne peut pas les séparer.
C’est la définition du jazz, non ? Un mélange
de sophistication et de quelque chose de brut…
C’est une musique
qui fait réfléchir tout en apportant des émotions.
It makes you think and feel…
L’artiste doit aller chercher l’émotion au fond des notes, faire
vivre ce qu’il y a sur la partition. C’est très bien de chercher
des choses complexes, de jouer en 13/4, etc. Pourquoi ne pas
essayer ? Mais je ne me vois pas en rester à ce stade
expérimental. Chercher ce genre de complexité, cela n’est utile
que si cela sert vraiment le feeling que je cherche à exprimer, mais
cela ne doit pas être une fin en soi. Je ne peux pas rester en mode
« calcul ».
La recherche à tout prix de concepts…
Oui, et cela donne
une musique spectaculaire mais académique. Cela a sa place mais je
préfère le feeling ! Quand je joue, je me perds dans la musique. Je
sais où j’en suis, rassurez-vous, mais je me perds complètement
dans ce que la musique a de spirituel, de naturel. C’est comme de
nager au fond de l’eau et, simultanément, de voler dans les airs.
Quand je joue, il n’y a plus de limites. Je ne vois plus les lieux,
les murs… Je ne me raccroche plus à rien. Je me sens en suspension
: je suis uniquement guidé par la musique. Je laisse la musique
m’emporter émotionnellement. C’est ma conception de la musique :
se laisser guider par l’émotion du moment, se laisser flotter.
C’est un défi que je me lance, oser se laisser aller. La musique
me permet cette expression. Quand on arrive à faire converger tous
les ingrédients, c’est presque dangereux : on a l’impression de
pouvoir exploser si l’on ne se contrôle pas. C’est comme une
boule en fusion. Il se passe beaucoup de choses dans ce processus de
création. Je ne comprends pas encore tout : des éléments sont
clairs, d’autres restent très mystérieux. C’est comme de porter
un nourrisson dans les bras : il faut faire très attention ! La
musique, c’est cet objet à la fois dangereux et beau, très
spirituel. Et quand on joue avec d’autres musiciens, il faut faire
très attention. Quand je joue avec Mary, je fais bien attention à
ne pas la gêner, à permettre son expression et en même temps à la
mettre en valeur… Je sais que si je joue tel accord, elle
l’entendra, et que cela la forcera à chanter une chose ou une
autre. Si je veux jouer quelque chose d’inhabituel, il vaut mieux
que ça marche ! Parfois, prendre trop de risques, ça ne marche pas.
Parfois, une bonne triade, ça suffit ! Pas la peine de sortir tout
le temps des accords de folie ! Un des grands chocs musicaux de ma
vie, c’est un jour où j’ai entendu Keith Jarrett jouer « When
I Fall in Love » : il a posé la main pour jouer une simple
triade en mi
bémol.
Ben Wolfe et moi, on s’est regardés, complètement transportés !
Mi bémol,
sol, si bémol…
c’est tout ! Je ne sais pas quels voicing
il a mis – mais c’était juste ces trois notes – et ça suffit
! C’était comme une fleur qui s’épanouit en direct, en
accéléré. Quand on arrive à jouer ça, plus rien n’a
d’importance. Ni le lieu où vous êtes, ni ce qu’on vous paie
pour ce gig. Si vous arrivez à faire ça, vous avez accompli ce que
Dieu voulait que vous fassiez en tant qu’artiste. Vous êtes un
instrument, un pur véhicule d’émotion. Je devine les difficultés
que Keith doit éprouver, d’être à la fois un musicien si
magnifique et si tourmenté sur le plan personnel, mais il y a
forcément une explication de ce rapport entre sa musique et sa
personnalité.
Et le musicien gère cela sur scène…
Oui, nos démons, nos problèmes… C’est devant
tout le monde. Pour moi, la musique est une vraie catharsis. Je
reçois énormément quand je joue. J’espère que le public aussi.
Vous travaillez sur Monk : c’est très personnel
tout en étant la musique de quelqu’un d’autre…
Quand je joue les compositions de quelqu’un
d’autre, je me plonge dedans pendant des mois. J’ai fait cela
avec Eric Dolphy, Elmo Hope, James Black, Billy Strayhorn, Rodgers &
Hart… Je plonge dans leur univers. On n’est pas créatif en
partant de rien. On n’arrive pas un jour comme ça, avec une
inspiration magique. Il y a toujours une forme d’influence. Chez
Keith Jarrett, on entend Paul Bley, Bud Powell, Ornette Coleman… On
n’invente rien tout seul. Monk, lui-même, n’est pas parti de
rien : il a toujours été original, mais il vient de James P.
Johnson, Count Basie, Nat Cole, Fats Waller… Il a toujours eu une
approche personnelle, mais il swingue !
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