Mary Stallings
Lady Mary
Mary
Stallings n’est pas seulement un icône du jazz,
c’est aussi une chanteuse dont le développement artistique ne cesse de
s’intensifier. Son parcours doit à son ancrage culturel et à son époque, mais
c’est sa personnalité qui a fait fructifier cet héritage avec une finesse
particulière.
Née le 16 août 1939 à San Francisco, Mary
Stallings démarre une impressionnante carrière dès sa prime jeunesse
puisqu’elle chante dans le Tympani Five de Louis Jordan alors qu’elle est encore
lycéenne. Elle enregistre même un 78 tours de gospel sous le nom de
« Little Miss Mary Stallings ». Son apprentissage est le fruit d’un
environnement familial, religieux et musical ; il s’est fait sur scène,
avec les plus grands musiciens. Elle joue ainsi avec Red Mitchell, Teddy
Edwards, Montgomery Brothers, Barney Kessel et Cannonball Adderley dans divers
clubs de la Bay Area (El Matador, The Hungry I, The Purple Onion, etc.). Son
premier véritable enregistrement se fait avec Cal Tjader (1961, Cal Tjader Plays,
Mary Stallings Sings), avec une puissance vocale et un style qui
évoquent nettement Dinah Washington.
Elle est remarquée par Dizzy Gillespie au
Blackhawk et, après avoir chanté avec lui en quintet au festival de Monterey (1965), elle l’accompagne lors d’une grande tournée en
Amérique du Sud, même s’il ne subsiste guère de traces discographiques :
on la retrouve seulement aux côté de Dizzy en 1974 dans « Evil Gal
Blues » sur l’album No Brasil.
Elle chante également aux côtés de Billy Eckstine, puis, entre 1969 et 1972, devient la chanteuse en titre du Count Basie
Orchestra.
Elle interrompt alors sa carrière pendant une
quinzaine d’années et se consacre à l’éducation de sa fille – aujourd’hui chanteuse
de rhythm & blues sous le nom d’Adriana Evans – devenant même styliste et
concevant des vêtements pour enfants. Elle continue de chanter
occasionnellement et revient à plein temps sur scène à la fin des années
quatre-vingt sur l’insistance de Dizzy Gillespie.
Son come-back s’est fait de la meilleure des façons,
en enchaînant des collaborations avec de grands pianistes comme Gene Harris
(1994, I Waited for You), Gerald
Wiggins (1995, Spectrum, avec Harry
Sweets Edison), Monty Alexander (1997, Manhattan
Moods), Geri Allen (2005, Remember
Love). Elle s’exprime durant cette période avec aisance et puissance, avec
une maturité et une maîtrise admirables mais dans un registre qui reste celui
d’un swing assez classique.
Il semble que l’apogée de son art soit en fait encore
en train de se développer depuis qu’elle a rencontré le pianiste Eric Reed et
enregistré un splendide Live at the
Village Vanguard en 2001. Leurs dernières collaborations confirment une
entente unique, mettant en valeur leurs qualités réciproques. Depuis une
quinzaine d’années, son art vocal est à un sommet, non plus seulement sur le
plan technique (car sa justesse et sa précision rythmique sont toujours aussi
aiguisées), mais sur le plan de l’expression car sa sensibilité est devenue d’une
intensité absolue.
Les nuances de blues omniprésentes, son charisme, la
subtilité de ses inflexions, l’émotion qu’elle génère sur chaque morceau la
rapprochent de la profondeur de Billie Holiday, même si elle n’a jamais tout à
fait abandonné l’influence de Dinah Washington.
Ses concerts de juillet 2014 à Paris au Sunside et
lors d’une tournée dans divers festivals, dont Jazz à Foix, ont permis de mieux
la connaître et de comprendre son parcours, nourrie par une sincérité naturelle
d’une fraîcheur toujours renouvelée.
Propos recueillis par Sarah Thorpe et Jean Szlamowicz Photos Jérôme Partage et Yves Sportis
© Jazz Hot n°671, printemps 2015
Jazz Hot : Comment avez-vous
trouvé Eric Reed comme partenaire ?
Mary
Stallings : On m’avait
parlé de lui et c’est seulement lors d’un engagement au Village
Vanguard que nous avons pu jouer ensemble. On l’a enregistré pour
MaxJazz. Eric comprend tellement bien ma musique qu’il sait quoi
écrire. C’est vraiment télépathique, la façon dont il devine ce
que je veux ! Il sait ce que je ressens et je n’ai pas besoin
de le guider. Je choisis les morceaux, j’indique le type de
traitement que je veux, ballade, bossa, swing… Je n’ai qu’à
trouver une composition, et Eric sait coller ensemble tous les
éléments. Regardez ce qu’il a fait avec « All Night
Long » !
Qu’est-ce
qui vous rend compatibles ?
Je ne
sais pas. Ce sont des choses qui arrivent, dans la vie. Vous vous
retrouvez avec la personne qu’il vous faut. Il y a des gens qui
sont faits pour se rencontrer. Billie and Lester, Sarah et Billy
Eckstine… Ça marche sans qu’on sache pourquoi. En tout cas, ça
devait être prédestiné parce que j’entendais parler de lui
depuis des années, et quand j’ai eu cet engagement à New York,
c’est lui qui avait été choisi pour m’accompagner…
Vous
vivez à San Francisco…
J’ai
toujours été à moitié entre Côte Ouest et Côte Est. Quand je
jouais avec Basie, je vivais à moitié à New York, mais je n’ai
jamais quitté San Francisco. C’est là que je suis née. Souvent,
les gens quittent leur ville natale, mais j’aime ma ville. Ma
famille vivait là-bas et c’était une grande famille. J’ai
voyagé dans le monde entier – à 18 ans, j’étais en
Australie – mais je n’ai jamais ressenti le besoin de
partir. Non seulement, je m’y sens bien, mais c’est une ville
superbe : tout le monde veut vivre à San Francisco !
(Rires)
Vous
venez d’une grande famille…
Nous
étions onze enfants, j’étais celle du milieu. C’était une
famille très musicale. Les filles jouaient, chantaient. Je faisais
des concerts de gospel avec mes sœurs. Ma mère était à la
maison – avec beaucoup à faire, évidemment. Et mon père
travaillait sur les quais : il bossait dur pour nourrir la
famille ! J’ai grandi dans un bel environnement, mes parents
avaient une maison dans Western Addition, qui fait partie de Pacific
Heights, c’est devenu une zone très prisée !
Votre
première approche de la musique s’est faite par l’église ?
Oui,
absolument. C’était une église méthodiste. Ça s’appelait,
AME, cela signifie African-American Zion Church, ou épiscopale, je
ne sais plus le nom exact !1
Mes sœurs étaient pianistes mais j’étais uniquement chanteuse.
Dès que j’ai commencé à chanter, vers 7 ans, je savais que je
serai chanteuse professionnelle. A 15-16 ans, je chantais en public.
Je chantais toujours à l’église, mais je faisais déjà du jazz.
J’adorais la musique des big bands. Très jeune, j’ai pu jouer
avec Earl Hines, Count Basie et tourner avec eux.
Comment
êtes-vous passée de l’église aux big bands ?
La
transition était facile. Mon oncle Orlando avait un groupe de jazz
et il faisait ses répétitions à la maison, chez mes parents.
J’avais peut-être 9-10 ans et j’ai donc toujours entendu les
morceaux de Dizzy Gillespie : je les chantonnais et je jouais
avec, j’improvisais dessus… Cette musique fait complètement
partie de ma culture. Ça a toujours été naturel.
A
quoi ressemblait le jazz de San Francisco ? On parle souvent de
jazz « West Coast » : est-ce que c’est un terme
qui a un sens pour vous ?
Dans
notre région, c’était différent. Peut-être que Los Angeles
relevait du jazz dit « cool », mais moi ce que j’ai
toujours entendu, c’était du progressive
hot jazz. J’ai grandi
avec du bebop dans les oreilles. Je n’ai commencé à écouter du
jazz cool
que vers la fin des années cinquante peut-être. Mais je sentais la
différence avec le bebop, que nous considérions comme modern
progressive jazz. J’ai
toujours été plus attirée par le bebop.
Vous
avez joué avec Ben Webster…
Nous
avions un gig au Jazz Cellar, avec Jimmy Whitherspoon et mon trio.
Ben Webster était quelqu’un de sympa, mais il parlait tout le
temps baseball avec mon pianiste : j’étais tellement jeune,
on n’a pas vraiment communiqué ensemble…
C’était
difficile pour vous de vous retrouvez dans ce milieu d’hommes plus
âgés…
Non.
J’étais à l’aise. Ils me considéraient comme leur petite sœur.
Ils s’occupaient de moi, ils m’ont beaucoup enseigné. Ça me
manque d’ailleurs, ce côté "famille". J’ai appris
énormément avec tous ces musiciens. Je leur suis redevable.
Vous
avez aussi rencontré Ella Fitzgerald…
Il
s’agissait d’une tournée à laquelle nous participions toutes
les deux. Nous sommes devenues bonnes copines. Il y avait aussi Frank
Sinatra. J’étais sur scène avec Tony Bennett et Joe Williams lors
de cette tournée. Ella m’aimait beaucoup, et Sarah Vaughan aussi !
On s’entendait bien, on bavardait ensemble, girl
talk, you know !
Qui
étaient vos références musicales ?
Dinah
Washington était celle que j’admirais le plus. Elle avait eu la
même éducation musicale que moi, à l’église. Elle était
capable de produire un tel volume sonore ! Elle combinait une
grande beauté de timbre avec beaucoup de puissance. Elle a été ma
première référence, sans doute à cause de l’église. Ensuite,
j’ai écouté Sarah. Elle était entre blues et jazz.
Vous-même,
vous avez toujours une dimension blues très forte, quoi que vous
chantiez : « Love Me or Leave Me », « Sunday
Kind of Love »…
C’est
en moi. Je ne pourrais même pas m’en empêcher. Je pourrais
chanter « Love Me or Leave Me » comme ça… (elle
chante la mélodie d’origine),
mais ça sort autrement… (elle
chante avec des inflexions blues).
Pour moi, ça me convient mieux !
Est-ce
que c’est quelque chose que vous partagez avec les chanteuses que
vous venez de citer ?
Je n’y
pense pas. Je ne sais pas comment ce que je chante va sortir. Je
crois que ça vient du fait que j’ai grandi à l’église. Le
gospel et le blues sont tellement proches. Je n’essaie pas de
préparer une interprétation : ça change tous les soirs, et ça
sort en fonction du feeling. Une fois quelqu’un est venu me voir à
la fin du set pour me dire que je n’avais pas du tout chanté le
morceau comme la fois précédente. Mais, en fait, c’est même
impossible de se souvenir de la manière dont j’ai chanté un
morceau avant. C’est comme ça dans le jazz ! Je pourrais
rechanter le même morceau dans le même set, ça serait différent,
parce que forcément, le feeling est différent !
Quel
serait votre conseil pour un vocaliste débutant ?
Nous
avons tous nos empreintes digitales, notre identité personnelle. Il
suffit d’être sincère avec ce qu’on essaie de faire. Il faut
écouter les autres, les grands musiciens historiques. Il faut à la
fois les écouter mais ne pas les imiter. Juste en essayant de
chanter un morceau naturellement, tel qu’il est écrit, on trouve
sa voix personnelle dans le morceau, sa façon de l’aborder. Il est
inutile d’essayer de faire comme quelqu’un d’autre :
chacun chante avec son propre feeling. Il faut faire confiance à sa
propre individualité. J’adore Dinah, j’ai appris à lancer ma
voix comme elle, mais en fait, on ne peut pas chanter pareil. Ça ne
sert à rien : il faut être soi-même. Mais il ne faut pas
passer à côté non plus. Parfois j’entends une inflexion dans ce
que je chante et je me dis, « Tiens, ça c’était un hommage
à Dinah ! ».
Certains
essaient à tout prix de trouver une formule, un concept pour donner
forme à leur musique. Comment procédez-vous ?
J’aborde
la mélodie, j’apprends le morceau avant tout. Ensuite, je trouve
des moyens de l’embellir, d’ajouter ma personnalité. Parfois, on
entend des chanteuses qui en réalité recopient la façon de chanter
d’une autre. Quand Etta James chante « At Last », (elle
chante : At last, my
love has come along…).
Elle l’a chanté à sa manière, et après tout le monde a chanté
ce morceau pareil qu’elle : elles ne chantent pas la mélodie
du morceau mais les variations d’Etta James ! Il faut d’abord
s’attacher au morceau lui-même et trouver sa façon personnelle
d’entrer dedans : everybody
has their own heart… On
n’est pas honnête autrement, on ne se donne pas la chance de
trouver sa propre personnalité.
Comment
choisissez-vous les morceaux que vous interprétez ?
Il faut
que ça me parle. Ce sont toujours des morceaux qui me touchent
personnellement. Cela ne veut pas dire que cela doit être une
histoire que j’ai vécue, mais en tout cas des émotions qui me
parlent. Je suis une sentimentale !
C’est
important pour votre interprétation…
Oui, si
je veux que le morceau ait du sens, qu’il puisse toucher les gens,
il faut que ma sensibilité fasse partie du morceau. Chaque mot
peut-être important dans une chanson. L’ensemble de la composition
constitue un message, et si on veut que le message passe, il faut
rentrer dans la musique, vraiment s’investir dans ce que cette
chanson raconte. Telling the
story… Je crois
qu’on pourrait me décrire comme story-teller,
quelqu’un qui s’attache avec un soin particulier à
l’interprétation. C’est ce qui m’importe, en tout cas, quand
je chante. Il y a le chant lui-même, mais il y a un contenu, et
c’est ce contenu de sens et d’émotion que j’essaie de faire
passer.
Qu’avez-vous
appris quand vous chantiez avec Count Basie ?
Quand
j’étais dans son orchestre, j’étais une simple élève. C’était
comme d’aller à l’école : c’était l’un des plus
grands groupes du monde. (Rires)
Prendre le micro avec cet orchestre derrière, c’était une
responsabilité énorme ! Un groupe comme ça, avec cette
rythmique, cette section de cuivre, vous n’avez pas le choix :
il faut sortir tout le swing que vous pouvez ! C’est une
musique fondée sur le blues et c’est comme ça que j’ai eu ce
gig. Je suis venue comme j’étais. Je savais chanter. Mais en
faisant partie de ce groupe, j’ai appris autre chose, notamment à
savoir m’imposer.
Comment
apprenez-vous les morceaux ? Vous jouez aussi du piano ?
J’aurais
aimé jouer plus de piano. Mon professeur m’a virée. Il
m’engueulait parce que je trichais : je jouais d’oreille au
lieu de lire la partition. Mais je joue encore un peu, du gospel, des
petits trucs, juste pour moi. C’est important pour une chanteuse de
connaître un peu le piano. Je commence toujours par apprendre la
chanson telle qu’elle est écrite, ensuite j’interprète à ma
manière, avec mon phrasé. Le plus important, c’est de devenir
intime avec le morceau, rythmiquement, mélodiquement et de se poser
des questions sur les paroles.
1. Il s’agit de l’AME
Zion Church, également appelé AMEZ, pour African Methodist
Episcopal Church. Officiellement créée en 1821, cette église
comprend aujourd’hui près d’un million et demi de membres.
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Discographie détaillée [téléchargement]Vidéos
1971 Mary Stallings-"This Girl's In Love With You"-with the Count Basie Orchestra https://www.youtube.com/watch?v=raDyu2KSriE
2003 Mary Stallings & Trio-"I Love Being Here With You"-Chivas Jazz Festival, SP - Mary Stallings (voc)
, Michael Bluestein (p),
Geoff Brennan (b),
Babatunde Lea (dm) https://www.youtube.com/watch?v=Zt0FMQHVCuI
2003 Mary Stallings & Trio-"Old Devil Moon"-Chivas Jazz Festival-Mary Stallings (voc)
, Michael Bluestein (p),
Geoff Brennan (b),
Babatunde Lea (dm) https://www.youtube.com/watch?v=R5Mj4fCFp3o
2012 Mary Stallings at The Kirk Douglas Theater (6/22/12) - Jazz Bakery Movable Fest, Mary Stallings (voc), David Udolf (p), Ratzo Harris (b) https://www.youtube.com/watch?v=gzhCxgsqjyg
Mary Stallings "There Is No Greater Love" https://www.youtube.com/watch?v=idfTCCdFkh8&list=PLs89ZwSR8wjlwi1yXjV80k__tn80Qdj6A&index=8
Mary Stallings-"Love Me or Leave Me"-Mary Stallings (Voc),
David Udolf (p),
Tal Ronen (b),
Gasper Bertoncelli (dm) https://www.youtube.com/watch?v=_75PIFkpnjw&index=7&list=PLs89ZwSR8wjlwi1yXjV80k__tn80Qdj6A
2014 Mary Stallings & Eric Reed Trío Festival de Jazz de San Javier https://www.youtube.com/watch?v=TyKnlNlFZDY
2014 Mary Stallings & Eric Reed-"Love You Madly"-Smoke Jazz Club https://www.youtube.com/watch?v=GZ8W-5L3kaY
Mary Stallings "Crazy He Calls Me" https://www.youtube.com/watch?v=qHifjq6LXxc
Mary Stallings "When Did You Leave Heaven" https://www.youtube.com/watch?v=0CuiwquYiQE
Mary Stallings "Lover Man" https://www.youtube.com/watch?v=niXAGYyslP4
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