Peter GIRON
The Best Kept Secret
Peter
Giron est né dans le Bronx, le 2 novembre 1952. Installé en France depuis près
de trente ans, il est l'un des animateurs de cette communauté américaine dont le dynamisme est essentiel à la vitalité du jazz à Paris. Accompagnateur solide et énergique, c'est d'abord aux côtés de ces «pairs» qu'on le retrouve: Sarah Morrow, Kirk Lightsey, Sylvia Howard et surtout son vieux complice
John Betsch (autre pilier de clubs!) dans le trio de Jobic Le Masson (p),
avec lequel il avait sorti l’album Hill
(Enja, 2007). Ce trio accueille désormais régulièrement Steve Potts (ts), ce
qui devrait donner lieu à un nouvel enregistrement. Peter Giron participe ainsi
à de nombreuses formations: celle de Rick Margitza (ts) – avec Jeff
Boudreaux (dm) et Manuel Rocheman (p) – qui est chaque mois en résidence au
Baiser Salé et qui vient de passer en studio; celle de Denise King (voc) qui se produira en juillet au
Sunside avec Chris Culpo (p) et Tony Match (dm); celle de Julien Coriatt
(p) avec Viktorija Gecyté (voc); et le quartet de Ricky Ford (ts) avec Tom
McClung (p) et Doug Sides (dm). Le contrebassiste sera également du disque de Philippe O’Neill (dm) avec Ronald Baker (tp, voc), et travaille sur
un autre projet discographique avec Francis Bourrec (ts) et Olivier Hutman (p). Professeur
à l’IMEP (International Music Educator of Paris, ex-American School), son
activité d’enseignant ne lui a pas permis de développer sa carrière sur le plan international, bien qu’il soit dans son élément avec les artistes
de cette dimension: Luther Allison (avec lequel il a tourné pendant
quatre ans), mais aussi Kurt Elling, Dave Liebman, Archie Shepp, Ted Curson et,
plus récemment, Steve Turre. Un musicien discret qui n'en est pas moins une pièce maîtresse pour les meilleurs sections rythmiques.
Propos recueillis par Jérôme Partage Photos Georges Herpe, Jos Knaepen, Maï-Maï
© Jazz Hot n°672, été 2015
Jazz Hot: Y-avait-il des musiciens
dans ta famille?
Peter Giron: Ma mère était
pianiste. Elle jouait la musique des Caraïbes, le folklore porto-ricain et la
musique classique. Tous mes grands-parents sont nés à Porto-Rico, mon père
également. Seule, ma mère est née à New York. Elle a eu un rôle important
évidemment dans ma découverte de la musique. Il y avait aussi beaucoup de
musiciens dans le quartier. Mais ce qui a été déterminent, c’est que je suis
allé dans une école publique où l’enseignement musical avait beaucoup de place.
Les cours s’arrêtaient à 13h et ensuite
ce n’était que l’apprentissage de la musique. J’ai commencé par le violon, puis
je me suis mis au violon alto vers 15 ou 16 ans. Et ainsi, je me suis retrouvé
très jeune à jouer dans des orchestres, et même dans des groupes de jazz alors
que je ne savais pas vraiment ce qu’était le jazz. J’ai joué deux fois pour le
maire de New York.
Comment es-tu venu à la contrebasse?
Je m’y
suis mis juste après avoir commencé à écouter du jazz, au lycée. Je me souviens
exactement du premier enregistrement qui m’a marqué: Dizzy Gillespie and his Big Band, puis il y a eu Swedish Schnapps de Charlie Parker, Milestones de Miles Davis. J’ai toujours
les vinyles que j’avais achetés à l’époque. Et j’ai lâché tout le reste:
j’ai arrêté le violon et l’alto vers 20 ou 21 ans. Mais en jouant de la
contrebasse et de la basse. A New York, tu es obligé d’être très polyvalent.
Quand on t’appelle, quel que soit ce qu’on te demande, il faut vraiment réfléchir
avant de dire non. Car il y a tellement de musiciens… Quand j’étais au lycée,
je jouais dans différents contextes: pour des bals, des mariages et
différentes sortes de musiques également. Le jazz, c’était si l’opportunité se
présentait. Mais l’essentiel, c’était de jouer dans un bon groupe, que ce soit
du groove, du latin ou du rock, plutôt que dans un mauvais groupe de jazz. Et
c’est toujours vrai.
Quels étaient très premiers modèles?
Pettiford
et Chambers. Mais le premier qui m’a marqué, en concert, c’est Mingus. Je l’ai
vu plusieurs de fois. Je l’ai même rencontré. Stupid story: c’était à un de ses concerts, au Jazz Workshop
je crois. J’étais aux toilettes, et Mingus prend la place juste à côté de moi.
Habituellement, je reste sur la réserve avec les autres musiciens, surtout
quand ils travaillent, car ils sont mal à l’aise. Mais là, je n’ai pas pu
m’empêcher d’aborder Mingus pour lui dire que je l’admirais, que j’étais
également musicien, etc. Et Mingus m’a répondu très gentiment: «Tu
penses que c’est le lieu pour parler de ça?» (Rires) Des années plus tard, j’ai rencontré Sue Mingus par
l’intermédiaire d’amis, et elle m’a invité à voir les répétitions du Mingus Big
Band qui se tenaient en face de Carnegie Hall; c’était extraordinaire! Certains
disent que Mingus n’était pas un grand contrebassiste. Je ne suis pas
d’accord: c’est l'un des meilleurs que j’ai vu sur scène. C’était une
énergie, un son. Il était toujours bon. Sauf peut-être le dernier concert
auquel j’ai assisté à Carnegie Hall car il était très malade.
En somme, tu es devenu musicien professionnel
très naturellement…
J’ai
toujours su que je voulais être musicien. En revanche, je ne savais pas comment
ça allait s’articuler avec le quotidien. C’est pourquoi, j’ai toujours eu des
boulots en journée. Et j’enseigne depuis vingt-six ans. Mais ce qui compte pour
moi, avant tout, c’est de travailler la musique. Je suis content de pouvoir y
consacrer plus de temps aujourd’hui. Après, si j’ai plus de gigs, tant mieux.
Mais ça ne change pas vraiment mon état d’esprit. Quand j’ai terminé mes
études, je jouais à gauche et à droite, j’avais ma petite réputation
Quelles sont les rencontres qui ont compté
durant cette période?
En
1971, le Duke Ellington Orchestra passait dans le Kentucky, et un journal local
m’avait chargé de lui poser cinq questions. Après le concert, je suis allé voir
Duke, et je lui ai soumis mes petites questions. Mais il y a eu une inondation
en ville et, du coup, Duke s’est retrouvé coincé-là. Alors il m’a
dit:«Ecoute, je n’ai rien à faire. Si tu as d’autres
questions, vas-y!» Ainsi j’ai pu discuter avec lui pendant une
heure! A un moment, il a remarqué sur mon papier que j’avais
noté des bouts de transcription de morceaux pendant le concert. Il m’a dit:
«Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais musicien?» Et on
est retournés dans l’auditorium, au piano, et il m’a fait des remarques sur ma
transcription, sur les voicings en
particulier: «C’est curieux, tu t’intéresses aux voicings et pas aux musiciens qui les
font.» Quelle leçon! Quand on s’est quittés, je lui ai dit que si
un jour j’avais un fils, je le lui amènerai pour qu’il le lui explique aussi.
Et quelques années plus tard, j’ai donné à mon fils Malcolm comme second
prénom Ellington. Une
autre grande leçon m’a été donnée par le saxophoniste John Purcell. Un jour, il
m’a appelé pour une répétition dans la 52e Rue. Quand nous avons
terminé, il y avait un autre groupe à côté qui se mettait en place. Le leader a
demandé s’il pouvait jouer la partition du ténor. C’était une partition
manuscrite de cinq pages. John a tout déchiffré, et il a fait un chorus d’enfer.
Il a sidéré tout le monde! Quand on est partis, il m’a dit que je pouvais
aussi y arriver, j’étais persuadé que non. Ça m’a miné pendant trois mois. J’ai
travaillé comme un acharné. Puis, un jour John m’a demandé de jouer avec ses
élèves sur une partition que je ne connaissais pas. Et je l’ai fait. John m’a
démontré que c’est lui avait raison. Il a cette capacité d’aider les gens à se
dépasser.
Comment es-tu venu t’installer en
France?
J’avais
auditionné pour accompagner une chanteuse pop-jazz à la mode. J’ai été pris, et
pour fêter ça j’ai fait une super fête, j’ai tiré tout mon fric, et donné tous
mes engagements à d’autres contrebassistes. Mais deux jours après, la
production m’a rappelé pour m’annoncer que, finalement, ils prenaient quelqu’un
d’autre! Je n’avais même plus de quoi payer mon loyer. J’ai pu m’en
sortir en me faisant embaucher sur une croisière. Et c’est comme ça que j’ai
rencontré ma femme, qui venait de Bordeaux. Après une période d’allers-retours
successifs, je suis venu vivre à Bordeaux. C’était en 1986. Je ne connaissais
pas un mot de français, j’étais assez isolé. Il n’y avait pas beaucoup de lieux
pour jouer, mais ça m’a quand même permis de rencontrer Francis Bourrec qui est
un saxophoniste formidable. Un an après, on a déménagé à Etampes, puis à Paris.
Je jouais alors avec Francis ou des gens qui étaient plutôt dans le blues,
comme Patrick Verbeke. Je faisais pas mal de jams aussi. Je me souviens de la
première au Sunset. J’avais été invité par Ralph Moore. Christian Vander
remplaçait Philippe Soirat à la batterie. Moi avec Vander, c’était quelque
chose! (Rires)
Parle-moi de tes quatre années avec Luther
Allison…
J’ai
rencontré Luther un après mon arrivée à Paris, lors d’une jam, dans un club qui
s’appelait Le Mécène, rue des Lombards. Il m’a dit qu’il voulait changer de
bassiste. Je lui ai répondu: «Tout le monde veut changer son
bassiste.» J’entends toujours ça… Parallèlement, j’avais été contacté par
l’American School of Modern Music (qui est devenue l’IMEP) qui me proposait
d’être professeur à plein-temps. Mais trois mois après, le saxophoniste de
Luther, Sulaiman Hakim, m’a demandé d’auditionner. Il a donc
fallu faire un choix. D’autant que Luther était très cool, mais il m’avait
dit: «Si tu manques un concert, tu es viré!» Et je n’ai
jamais manqué un concert. Juste une fois, en Allemagne, je suis arrivé sur
scène deux minutes avant le début! J’ai ainsi suivi Luther en tournée
pendant quatre ans. On avait énormément de dates. Pendant cette période, j’ai
disparu des clubs, sauf pour quelques concerts avec Francis Bourrec. Luther, c’était mon lien avec la tradition du blues.
Il portait ça. Un jour, après un mois et demi de tournée, Sam, le technicien de
Luther, me téléphone:«Peter, je suis avec Lu, il veut savoir
si tu écoutes le blues – Oui. – Il veut savoir avec qui? – Dis-lui avec
Chostakovitch! – Chosta… quoi? – Chostakovitch! – Luther veut
savoir si Chostakovitch joue le blues? – Oui, tout le temps!»
(Rires) Un autre jour, on jouait dans
une MJC, au milieu de nulle part. J’ouvre le rideau: il y avait une
douzaine de veilles dames dans la salle. Je le dis à Luther. Il me
répond: «Et alors? Elles ont acheté des billets pendant des
années, alors on va jouer pour elles.» Luther se donnait totalement,
quel que soit le public. Il croyait profondément à cela.
Après Luther, tu
as dû arrêter de jouer pendant deux ans à cause de graves problèmes de dos. Comment
as-tu repris la scène?
Ça a été une période un peu difficile. Surtout qu’à
cause de Luther, les gens pensaient que je ne jouais que de la basse. Aux
Etats-Unis, on ne cloisonne pas les musiciens comme ça. Et aujourd’hui, personne
n’imagine que je puisse jouer de la basse électrique! Enfin, ce n’est pas
grave. Toujours est-il que c’est à cette époque que j’ai rencontré John Betsch,
à une jam, chez lui. Il m’a ensuite appelé pour un concert. Mais je ne jouais
plus à ce moment-là. Il a insisté. C’était la première fois que j’avais peur de
jouer depuis que j’étais enfant. Et j’ai repris la scène comme ça. On a recommencé
à me solliciter, notamment John Betsch, qui était alors avec Steve Lacy. Il est
devenu quelqu’un de ma famille, mes enfants l’ont toujours connu.
Tu as
accompagné Sarah Morrow quand elle vivait à Paris…
J’ai
rencontré Sarah dans un restaurant où je jouais avec Tom McClung (p) et
Frederick Tuxx (voc) pour la saint-Valentin. Elle est venue nous voir et m’a
demandé mon numéro de téléphone. Et on a commencé à travailler ensemble,
notamment sur son projet American All Stars in Paris avec Hal Singer et Rhoda
Scott. Je m’entends très bien avec Rhoda; quand on est ensemble je suis les
lignes de basse qu’elle fait avec les pieds. Et Hal est vraiment extraordinaire.
Il est toujours en train d’étudier la musique. Quant à Sarah, c’est une amie
très proche. Elle a une personnalité positive et dynamique, qu’on retrouve dans
sa musique.
Tu as également collaboré avec Archie Shepp
et Kurt Elling…
Je n’ai
jamais eu le plaisir d’accompagner Archie sur scène, mais j’ai participé à des
enregistrements de musiques de film qu’il avait composées. Il y avait des
moments magiques, et on s’est bien amusés. Kurt, je l’ai accompagné lors d’un
passage à Paris, grâce au saxophoniste Brad Wheeler.
Kurt est devenu un ami. C’est pour moi le meilleur chanteur de sa génération.
Un gars brillant et cool.
Enfin, tu as participé au concert qu’avait
donné Ted Curson, en 2008, à la Sorbonne, en hommage à Mingus…
Jouer
avec Ted et Ricky Ford, deux personnes qui avaient appartenu à l’orchestre de
Mingus, c’était quelque chose! Quand Sarah m’a proposé le projet, je n’ai
pas hésité. De même, que pour l’autre tribute
concert fait avec Ricky, en juillet 2014 à L’Improviste. Ricky a
sonné magnifiquement ce soir-là. Quel souvenir!
Et l’enseignement?
J’ai
commencé à donner des cours à l’American School entre deux tournées avec Luther
Allison. Mais plus tard, quand j’ai eu mes problèmes de dos, c’est devenu mon
activité principale. Et depuis, je suis enseignant le jour et musicien le soir.
A 62 ans, c’est parfois un peu lourd… Ma conviction, c’est que tout le monde
peut jouer la musique qu’il veut. Ce n’est pas simple, mais c’est possible. La
musique traverse les origines ethniques et culturelles. Si tu l’adoptes, elle
est à toi. C’est génial! Donc, ce que je veux, c’est que mes élèves
adoptent la musique. Je ne leur dis pas ce qu’ils doivent être, mais ils doivent
vivre avec la musique. L’enjeu, réside dans le temps et dans l’énergie. C’est
plus difficile à dispenser en vieillissant. Mais si je continue, c’est que
j’aime ça. Je suis musicien et je suis enseignant, ce qui veut dire que je suis
aussi un élève. Parce que mon but, c’est toujours d’apprendre quelque chose.
Contact
www.imusicparis.fr
Discographie par Guy Reynard
Sideman CD 1989. Luther Allison, Let’s Try It Again. Live 89, Celluloid 66865-2
CD 1989. Luther Allison, More From Berlin, Celluloid 66886-2
CD 2004. Sarah Morrow & The American All Stars in Paris, O+ Music
107
CD 2007. Jobic Le Masson Trio, Hill, Enja 9516
CD 2008. Ted Curson, Live in Paris. Plays the Music of Charles Mingus,
Elabeth 621063
CD 2009. The MJ Williams Paris Project, Trance Atlantic
Vidéos
Luther Allison, Concert intégral, Terrassa (Espagne), 1989 Luther Allison (g, voc), Sulaiman Hakim (s), Michel Carras (key), Peter Giron (elb), Vincent Daune (dm)
Sarah Morrow & The American All Stars in Paris, « Blue Monk », Burghausen (Allemagne), 2007 Sarah Morrow (tb), Rhoda Scott (org), Ricky Ford (ts), Peter Giron (b), John Betsch (dm)
Ted Curson Sextet, « Tears for Dolphy », La Sorbonne, Paris, 2008 Ted Curson (p), Ricky Ford (ts), Sarah Morrow (tb), Tom McClung (p), Peter Giron (b), Doug Sides (dm)
John Betsh Society feat. Longineu Parsons, « Dotted », Caveau des Légendes, Paris, 2012 John Betsch (dm), Jobic Le Masson (p), Peter Giron (b), Longineu Parsons (tp)
Denise King & Tony Match Trio, « Watermelon Man », Jazz River Café, Issy-les-Moulineaux, 2014 Denise King (voc), Tony Match (dm), Chris Culpo (p), Peter Giron (b)
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