Chroniques CD-DVD |
Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2015
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Lionel Belmondo Trio Plays European Jazz Standards
Passionate, Cercle mineur, The Love of
a Dead Man, Elégie, Désillusion, Sérénade, Come Sweet Death,
Assimilation, Song for the Evening Star, In the Gleak Midwinter Lionel Belmondo (ts, ss, fl), Sylvain
Romano (b), Laurent Robin (dm) Durée : 46' 06'' Enregistré les 9 et 10 août 2012,
Solliès-Toucas (Var) Discograph 6149982 (Discograph)
Parfois éclipsé par les éblouissantes
fulgurances de son trompettiste de frère, le saxophoniste ténor et
flûtiste Lionel Belmondo démontre ici, en trio sans piano – la
formule la plus difficile qui soit –, quel magnifique musicien il
est. Lyrique quand il faut, mais le plus souvent mesuré et réfléchi,
il brode, à loisir – car superbement accompagné par Sylvain
Romano et Laurent Robin, très attentifs –, des motifs
impressionnistes d'une beauté diaphane à partir d'extraits très
courts de musique « classique » (Brahms, Tchaïkowsky,
Fauré, Shubert, Bach, Chopin, Rachmaninov et Wagner) et de quelques
compositions personnelles. Un peu austère, certes, mais très
inventif et gorgé de swing. Chapeau bas !
Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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François Biensan Octet Jazzin' Brassens
J'ai rendez-vous avec vous, Au bois de
mon cœur, La Chasse aux papillons, La Prière, Le Parapluie, La Cane
de Jeanne, Le Gorille, Je me suis fait tout petit, Les Sabots
d’Hélène, Dans l’eau de la claire fontaine, Chanson pour
l’Auvergnat + Les Copains d'abord François Biensan (tp, arr, sifflette),
Patrick Bacqueville (tb, voc), Nicolas Montier (as), André Villéger
(ts, cl), Philippe Chagne (bs), Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet
(b), François Laudet (dm) Enregistré les
16-17 décembre 2006, Paris Durée : 1h 06' 59'' Autoproduit FB
0001/1 (fbprod@fbjazz.com)
Sans doute l’un
des disques jazz de l’année (et le leader a soigneusement évité
les dates anniversaires de la disparition de Georges Brassens)… et
les plus couvés (enregistré il y a neuf ans). On a bien fait
d’attendre car le résultat est superlatif. François Biensan avait
déjà travaillé sur « Les Sabots d’Hélène » (1980) mais c’est
un projet en 2001 pour le festival des 24h du Swing de Monségur qui
est le vrai début de l’aventure Brassens-Biensan.
On sait que
Brassens, comme Trenet, ont déjà inspiré des interprétations
jazzées de leur œuvre. Le résultat obtenu par François Biensan
nous fait croire que c’est évident, ce qui, en soit, est une
marque de talent. L’intérêt ici, tient dans la qualité créative
des habillages orchestraux de ces chansons (que vous reconnaitrez,
n’ayez crainte) et que, sans surprise, les musiciens réunis
assurent avec leurs incontournables qualités. Ceux-ci ont largement
l’occasion d’apporter leur touche personnelle, notamment dans des
solos et exposés à tour de rôle et à profusion. Bien sûr, la
mise en place de ces arrangements est parfaite (la prise de son,
réalisée par Vincent Cordelette et Bruno Minisini aussi). Disposant
d’une section de sax alto-ténor-baryton, François Biensan en tire
un bon parti, notamment dans « Le Gorille » où la trompette du
chef n’est pas sans nous évoquer Shorty Rogers (et le Miles Davis
des années 1950 qui n’est bien sûr pas loin). D’ailleurs si
l’axe est le jazz mainstream, certains titres nous font penser à
l’esthétique qu’en ont donné certains artistes dits « West
Coast » comme dans « J’ai rendez-vous avec vous » (le solo de
Nicolas Montier y ajoute un quelque chose à la Earl Bostic qu’on
ne retrouve pas ailleurs – notez le travail, ô combien efficace,
de Bruno Rousselet notamment derrière le ténor, et de François
Laudet). C’est dans ce type de sonorité de trompette que l’on
retrouve François Biensan dans « Les Sabots d’Hélène » (après
le ténor véhément – c’est l'un des deux titres où il siffle
aussi), « Chanson pour l’Auvergnat ». Il y a également des
passages en shuffle, et la couleur d’Ellington : « Prière »
(climat sombre, adapté, trombone wa wa pour l’exposé –belles
contributions de Rousselet et Milanta), « Le Parapluie » (André
Villéger est en valeur à la clarinette dans la lignée Jimmy
Hamilton). André Villéger est «également à la clarinette dans «
La Chasse aux papillons » (notons aussi le scat de Bacqueville et la
prestation de Laudet), tandis qu’au ténor, il est l’un des rares
à retrouver la véhémence d’un Paul Gonsalves dans « Au bois de
mon cœur » (Biensan y manipule la sourdine wa wa), « La Cane de
Jeanne » (avec aussi, un scat, une remarquable prestation aux balais
de Laudet notamment en alternative avec Montier). Philippe Chagne qui
a assumé divers bons solos, est plus en valeur dans « Je me suis
fait tout petit » : exposé du thème et solo (y sont aussi
excellents : Bacqueville, Milanta – sobre et swing –, Rousselet).
Patrick Bacqueville est remarquable (avec sourdine) dans « Dans
l’eau de la claire fontaine ». Nous n’allons pas détailler
toutes les interventions en solo ni toutes les trouvailles
d’orchestration puisque l’achat de ce CD s’impose à vous, et
il faut donc laisser une marge de découverte à laquelle, de suite,
nous faisons une entorse : après les onze titres annoncés, surgit
un bonus, « Les Copains d’abord » aussi bref qu’indispensable.
Un dernier mot enfin pour signaler l'auteur du visuel de la pochette
: Emilie Poisson.
Michel Laplace
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Claude Bolling Cinéma Piano Solo
Flic Story
Theme, Trois hommes à abattre, Prends-moi matelot, La Réussite,
Borsalino Theme, La Complainte des Apaches, La Mandarine, Louisiana
Waltz, Old New Orleans, Dors bonhomme, Far West Cho Cho, Lucky Luke
I'm a Poor Lonesome Cow Boy, Daisy Town Saloon, Tatiana (Le
Magnifique), Raner, Christine, Nostalgie, God Bless Rugby (Le Mur de
l'Atlantique), Le Labyrinthe, Claudine, Fiancées en folie
Claude
Bolling (p)
Enregistré
les 1er,
4, 5, 18 et 20 avril 2011, Cherisy (28)
Durée :
1h 07' 17''
Frémeaux
& Associés 8509 (Socadisc)
Ce n’est
pas, à proprement parler, de jazz qu’il s’agit dans cet album en
piano solo de Claude Bolling. C’est d’une autre activité, au
moins aussi importante professionnellement, et qui n’a pas été
sans conséquence sur sa notoriété, celle de compositeur de musique
de cinéma. Cinéma Piano Solo
retrace en 21 plages son parcours, d’une vingtaine d’années,
d’acteur dans le monde du septième art. Néanmoins dans son
intimité foncière, Claude reste un authentique musicien de jazz. Et
s’il sait prendre du recul, en tant que compositeur, pour
accompagner ce que l’image commande, son esthétique intrinsèque
reste consubstantiellement pétrie de la musique de son cœur. En
sorte que ces solos ont encore quelque chose à voir avec l’univers
du jazz. Et tous ceux qui ont eux l’occasion de l’entendre en
concert savent qu’il n’est pas rare de l’entendre interpréter,
en intermède, un solo sur « Borsalino » ou « Fiancées
en folie » ; souvent, du reste, en special
request de
l’assistance. Car sa reconnaissance de pianiste de jazz a souvent
été acquise auprès du grand public par l’entremise de ce média
populaire.
C’est
qu’il doit son entrée dans l’univers fermé des compositeurs de
musique de films à sa compétence précoce et particulière de
musicien de jazz, spécialement celle de pianiste. Ce savoir-faire
très particulier l’ont d’abord imposé auprès de ses confrères
en tant qu’interprète, avant que d’enfiler le costume de
compositeur patenté. Et ce ne fut pas un mince atout, dans cette
usine d’assemblage de compétences fragmentées que constitue le
cinéma, que de pouvoir interpréter avec talent la musique qu’on
écrit pour l’image produite.
Il y a une
multitude de façons de présenter l’œuvre d’un musicien. Sans
en limiter l’évaluation au seul quantitatif, la production
chiffrée de Claude Bolling permet une appréciation objective de son
activité : à presque 85 ans, on peut affirmer qu’elle est
énorme. Ses activités recensées par la Sacem donne un total de
1618 résultats, dont 1285 occurrences en tant
qu’auteur-compositeur-arranguer-éditeur et 635 comme interprète.
Ce recensement, qui est loin de comptabiliser toutes ses occupations,
fait apparaître, dans le détail, que sa production concerne tous
les domaines et toutes les formes musicales ; aussi bien
l’adaptation et/ou l’arrangement de pièces populaires
traditionnelles (« Au clair de la lune », de « Frère
Jacques » ou de « Fais dodo Colas »), que des
œuvres classiques ou originales ambitieuses, ( la série des suites
comme la Suite pour flûte et
piano), que des partitions de
musique de films de divertissement (Borsalino,
Louisiane,
Le Magnifique,
Les Brigades du Tigre…)
ou de sujets plus graves (Le
Mur de l’Atlantique,
Netchaïev est de retour)
et même de dessin animé (Lucky
Luke, Daisy Town) ; sans
parler de ses collaborations auprès des chanteurs de variétés ou
d’artistes divers (Jacqueline François, Juliette Gréco, Les
Parisiennes, Sacha Distel, henri Salvador, Brigitte Bardot) et de ses
collaborations aux émissions de télévision de Jean-Christophe
Averty, d’Albert Raisner, de Maritie et Gilbert Carpentier dans les
années 1960 et 1970. Claude Bolling est un musicien complet :
il sait tout faire. Il le fait avec exigence dans un
professionnalisme apprécié de ses partenaires.
Cette
activité débordante lui a fourni les moyens économiques de
pratiquer la musique de sa
vie, le jazz. C’est aux
revenus engendrés par ses activités de « musicien du
quotidien » que Claude Bolling (comme la plupart des autres
musiciens de jazz) doit d’avoir pu continuer à jouer sa
musique et, pendant plus de
quarante ans, et à entretenir le fonctionnement d’un big
band, le seul
permanent en France, l’un des rares en Europe et dans le monde ;
sa renommée a, de manière justifiée, très largement dépassé les
frontières de la France. Car le catalogue des œuvres de ce
travailleur invétéré est structuré depuis le début par une
multitude de petites bornes, des compositions écrites pour/par le
jazz, dont certaines (« Geneviève », « Happy
Congregation », « Piège », « Suivez le
chef », « I Love You All Madly », « Stéphane »…)
sont de vrais petits bijoux. Admirateur inconditionnel de Duke
Ellington, Claude Bolling a, à l’exemple de son maître, su rendre
au jazz beaucoup de ce qu’il lui avait donné.
Cinéma
Piano Solo est, d’une
certaine façon, le formidable condensé d’une œuvre relue par son
compositeur sur son propre instrument. Et comme beaucoup de ses
œuvres inspirées par la musique de jazz, ces vingt-et-une pièces
traduisent l’unité de l’œuvre de Bollington
dans toute sa complexité. Enregistrées en 2011 seulement, elles
auraient pu et dû l’être bien avant. Nous y retrouvons avec
plaisir la générosité formidable du pianiste, amoureux de la
musique et du jazz au point de ne quitter son instrument qu’à
regret lorsqu’il y était installé. Si le public lui savait gré
de ne jamais s’économiser, que de fois, ses musiciens fatigués
ont vitupéré contre ce boulimique du clavier qui ne se résignait
jamais à clore un concert !
Ces faces
lui ressemblent. Merci M. Bolling.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Joan Chamorro & Andrea Motis Feeling Good
Feeling Good, Between the Devil and
Deep Blue Sea, How Insensitive, Lover Com Back to Me, Moon River,
Love Me or Leave Me, Lover Man, Solitude, Hallelujah, Easy Living, My
Funny Valentine, Bésame Mucho, Sophisticated Lady, Gee Baby, Ain't I
Good to You, Lover Man, Lullaby of Birland Andrea Motis (voc, tp), Alba Armengou
(tp), Scott Robinson (ts, tp), Joan Mart (as), Marçal Perramon (ts),
Carles Vazquez (fl), Elia Bastida (vln), Alba Esteban (as, ss)Eva
Fernandez (cl), Iscle Datzira (cl), Edurne Vila (vln), Marc Armengol
(vln), Joan Ignasi (alt), Esther Vila (cel), Edward Ferrer (bs),
Joseph Traver (g), Ignasi Terraza (p), Joan Chamorro (b) ou David
Mengual (b), Esteve Pi (dm) ; Arrangements : Joan Monné,
Sergi Verges, Alfons Carrascosa Enregistré en 2012 les 18, 19 février,
11 avril, en juin et le 31 août, Barcelone (Espagne) Durée : 1h 01' 17'' Temps
Records 1326-GE12 (Socadisc)
A l’instar d’un très – d’un
trop – grand nombre d’albums publiés depuis une trentaine
d’années, Feeling Good relève du produit de consommation
courante dont notre société marchande gave le public ; le
spectaculaire, ou présenté comme tel, y tient lieu de fond
culturel. En l’espèce, une chanteuse, une de plus aurait-on envie
d’écrire. Car la demoiselle, qui n’a encore pas 20 ans, est un
peu trompettiste. Voici donc le phénomène à l’origine de ce
recueil.
Et pour vendre ce produit, la jeune
personne donne à entendre une quinzaine de standards bien choisis.
Le résultat est techniquement tout à fait acceptable et
commercialement en adéquation avec l’attente de la clientèle
actuelle des FNAC. Les thèmes sont de qualité et ont passé la dure
épreuve du temps. Les arrangements, lorsqu’ils existent, sont
plutôt bien écrits, et les accompagnateurs de qualité. Dans cet album, la trompettiste réduit
sa prestation au minimum ; elle n’est pas de nature à abattre
les murs de Jéricho : les trompettes - de la renommée -
seraient bien mal embouchées ! Quand à la chanteuse, elle
possède une voix d’enfant, à la tessiture étroite, avant la mue
(même chez les femmes). Plus que Norah Jones c’est Lisa Ekdahl,
d’il y a une vingtaine d’années, qu’évoque Andrea Motis. Sans
être parangon de vertu ou nostalgique d’innocence virginale,
entendre une petite fille susurrant des paroles aux sous-entendus
coquins surprend un peu. Point n’est besoin d’être né de
la dernière pluie pour se bien douter qu’à son âge et qu’en
notre temps la charmante enfant ne brode plus de dentelle. En Nabokov
musical, Joan Chamorro, son mentor, n’en offre pas moins à écouter
une Lolita du sillon pour vieux messieurs libidineux un peu durs
d’oreille. Alors, que reste-t-il ? De
l’excellente musique, jouée par de très bons musiciens ; ils
feraient danser des culs-de-jatte et swinguer des muets ; ils
font oublier le reste. La section rythmique et ses membres font du
beau travail. Joan Chamorro est un contrebassiste solide et un ténor
(façon Getz) de talent. Esteve Pi est un très bon batteur. Joseph
Traver, qui évoque tour à tour Charlie Byrd et Joe Pass, accompagne
très bien et donne quelques beaux choruses.
Mais dans cet ensemble, Ignasi Terraza ressort du lot, de par sa
musicalité : son accompagnement est toujours juste et ses soli
sont superbes, scintillant de la clarté cristalline de son toucher
pianistique exceptionnel. Tout proportion gardée, ce type de
production évoque les enregistrements Okeh de Lillie Delk Christian
accompagnée en 1928, sur la « demande expresse » d’Al
Capone dit-on, par le Louis Armstrong Hot Four, composé de Louie
(tp), Jimmie Noone (cl), Earl Hines (p) et Mancy Cara (g) ; on
les écoute néanmoins toujours avec ferveur pour « ce qu’il
y a derrière ». Sans être un grand disque, Feeling
Good s’écoute sans torturer. Il permet de découvrir et
d’entendre d’excellents musiciens catalans.
Félix W. Sportis © Jazz Hot n°673, automne 2015
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Cyrus Chestnut Midnight Melodies
Two
Heartbeats, Pocket Full of Blues, To Be Determined, Bag's Groove,
Hey, It's Me You're Talkin' To, Chelsea Bridge, U.M.M.G. (Upper
Manhattan Medical Group), I Wanted to Say, Giant Steps, Naima's Love
Song, The Theme Cyrus
Chestnut (p), Curtis Lundy (b), Victor Lewis (dm) Enregistré
les 22 et 23 novembre 2013, New York Durée :
1h 17' 27'' Smoke
Sessions Records 1408 (Distrijazz)
A un
tel niveau d’excellence, aussi bien pour le leader que pour ses
accompagnateurs et que pour le trio et la musique offerte,
l’indispensable s’impose. La facture apparemment classique de ce
trio vient davantage de cette impression de perfection musicale que
du registre, très contemporain, de ce jazz pétri dans le blues, le
swing, la beauté des mélodies et des harmonies servie par une
virtuosité artistique.
Le
répertoire choisi propose trois beaux thèmes du regretté John
Hicks, lui-même brillant pianiste, un de Cyrus Chesnut, deux de
Victor Lewis, mais aussi deux thèmes de Billy Strayhorn, un de Milt
Jackson, un de John Coltrane, un de Miles Davis. Le mainstream, c’est
encore aujourd’hui, si l’on veut bien concevoir que ce magnifique
jazz incarne la descendance directe et sans complaisance de ce que le
jazz a de meilleur depuis Louis Armstrong. Chez
Cyrus Chestnut, tout est au niveau supérieur, tout est personnel,
très original dans l’élaboration, et tout est swing et blues,
comme ces relectures de « Bags Groove » et de « Chelsea
Bridge ». Il n’y
a que nos programmateurs peu inspirés et peu savants en matière de
jazz de nos scènes de clubs ou de festivals pour ne pas faire de ces
musiciens les Oscar Peterson, Ray Brown ou Art Blakey des temps
actuels, pour appauvrir les scènes d’ersatz affadis ou dénaturés
quand il existe des centaines de magnifiques musiciens de jazz de par
le monde. La
scène du Smoke fait partie de celles qui se respectent en respectant
le jazz, même si elle commence à être très isolée. L’atmosphère
délicieusement jazz (le public) qu’on perçoit en fond de cette
magnifique musique dit assez et aussi ce qu’est le jazz et ce que
furent ces belles soirées de novembre 2013 au Smoke.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Pierre Christophe Valparaiso
Relaxin' at Battery Park, Secret
Lullaby, Valparaiso, Fats Meets Erroll, Isla Negra, African Beauty,
Oladé's Dance, Renaissance, Grumpy Old Folks, Jumping Fish Pierre Christophe (p), Olivier Zanot
(as), Raphaël Dever (b), Mourad Benhammou (dm) Enregistré le 14 septembre 2014,
Cherisy (28) Durée : 50' 18'' Black & Blue 803.2 (Socadisc)
Pierre Christophe a 46 ans. Il est par
conséquent en pleine maturité musicale lorsqu’il choisit, en
2014, avec le même quartet, de reconduire l’expérience de Frozen
Tears (Black & Blue 710.2) enregistré en 2009 avec Olivier
Zanot. Néanmoins, outre le fait que toutes les compositions sont
également de sa plume, la nature du répertoire retenu présente la
particularité de relire pratiquement vingt-cinq ans de sa production
musicale, puisque la première pièce, « Relaxin' at Battery
Park » date de 1990 (il avait seulement 21 ans ; c’était
ni plus ni moins au sortir de ses études au conservatoire de
Marseille, dans la classe de jazz de Guy Longnon) et que la plus
récente, « Isla Negra » a été composée en 2014. Ces
compositions constituent donc un itinéraire en relation avec son
parcours musical et professionnel en relation avec la conjoncture du
moment ; par exemple, sa tournée en Amérique du Sud en 2010.
Christophe est un si brillant pianiste,
qu’on finit par oublier qu’il est également un formidable
accompagnateur ; en témoignent les jams
au Garden Beach Hôtel de Juan-les-Pins, au cours desquels il nous
régala notamment derrière Antonio Hart (as) en juillet 2006. La
formule, reprise en 2009 avec Olivier Zanot (as) et celle-ci
particulièrement, apparait de ce fait à la fois logique, pertinente
et aboutie. On oublie trop souvent qu’un autre immense pianiste
symbole de l’instrument, Erroll Garner, auquel Pierre Christophe
n’est pas indifférent, a également laissé quelques superbes
plages avec un extraordinaire altiste, Charlie Parker. Cette seconde
voix mélodique dans la formation y ajoute par conséquent une touche
de diversité qui met, peut-être, encore plus en évidence
l’originalité de son style. L’essentiel des pièces (« Secret
Lullaby », « Valparaiso », « African
Beauty », « Oladé's Dance », « Renaissance »,
« Grumpy Old Folks » et « Jumping Fish ») a
été composé dans la période 2009-2011 ; une seule a été
concomitante de l’enregistrement de l’album (« Isla
Negra ») ; deux (« Relaxin' At Battery Park »
et « Fats Meets Erroll ») remontent aux débuts de sa
formation. Malgré les différences chronologiques, l’album
présente trois thématiques : une présentation fantasmée de
l’Afrique très homogène (2009 et 2011) ; une forte dominante
mainstream jazz, réexplorant le spectre
large du jazz étatsunien de Fats Waller à Dave Brubeck et Jaki
Byard en passant par Erroll Garner et de Charlie Parker à Eric
Dolphy en passant par Paul Desmond ; enfin une évocation
poétique lyrique de l’Amérique du Sud (2010 et 2014) sorte de
contre-chant musical à l’univers de Pablo Neruda (« Valparaiso »,
« Isla Negra » et « Renaissance »). Le
programme de cet album est, en définitive, une invite aux voyages
imaginaires en des continents musicaux recomposés en entrelacs
chimériques. On ne résiste pas au plaisir de percer
quelques secrets de ces petites boîtes à bijoux musicaux. D’entrée,
Pierre distribue quelques pépites rythmiques tout droit sorties du
Clavier bien Bayardé (« Relaxin' At
Battery Park »). « Secret Lullaby » est
construit à la manière d’un choral ; le thème et le
traitement évoque la manière du premier John Lewis, pianiste
be-bop. Les trois pièces latino-américaines, dont La Vallée du
paradis, sont traitées en habanera, forme de contradanza
lente du continent latino-américain. Toutefois, le ton comme
l’univers impressionniste d’ « Isla Negra »
(lieu où Pablo Neruda avait sa maison) n’est pas sans évoquer la
nostalgie lourde d’incertitude d’ « UMMG »
(Billy Strayhorn). « Renaissance » rêve en réminiscences
debussystes. « Fats Meets Erroll » est une pièce tout à
fait remarquable ; sa construction est un agencement en forme de
puzzle particulièrement brillant d’imaginaires de pièces
empruntées à des musiciens de périodes et de styles apparemment
très différents. Et pourtant, cette pièce fait immanquablement
référence à « Bird’s Nest ». Les deux pièces
d’inspiration africaine ; « African Beauty » et
« Olade’s Dance » emprunte leur univers aux périodes
jazziques pendant lesquelles le jazz essaya d’échapper à son
identité première, afro-américaine, en empruntant à des
civilisations extra étatsuniennes des syntagmes fantasmatiquement
originaires : « AB », réinvention incantatoire
rollinsienne puisée en une Afrique tout doit sortie de l’imaginaire
afro-étatsunien des années 1960 ; « OD », une
danse 5/4 au tempo enlevé, ni afro-américaine ni africaine,
exotisme brubeckien étatsunien, pour célébrer le nom Yoruba du
fils de Pierre, sur lequel, Benhammou, après le clin d’œil de
Zanot à Desmond, cite longuement en forme d’obligado, le solo de
Joe Morello sur « Take Five ». « Grumpy Old Folks »
et « Jumping Fish » en fin d’album marquent le retour,
après la ballade (au sens de promenade mais également en tant que
construction poétique) à la racine mainstream
du jazz ; le premier dans une acception de structure monkienne
quand le second évoque l’univers évansien (3/4). Olivier Zanot qui est né en 1973 a
fait ses études musicales au conservatoire de Toulon avant de
poursuivre en musicologie à Nice puis au CNM de Paris. Dans cet
opus, il évoque, par son timbre et souvent par sa manière de mise
en place, Phil Woods. Son ton convient parfaitement à la musique de
Christophe, dont il épouse parfaitement les tours et détours avec
beaucoup de finesse. Raphaël Dever est un bassiste qui ne fait pas
de bruit dans le Landernau du jazz mais qui est toujours là et bien
là où il faut, assurant sa partie avec toujours plus de sureté :
mise en place très sûre. Mourad Benhammou "joue"
(dans tous les sens du terme) de la batterie : ce batteur étonne
d’album en album dans sa capacité de s’adapter au répertoire,
toujours avec sa propre personnalité, un peu à la façon qu’avait
Kenny Clarke de soutenir en apportant sa part au travail commun. Ce
n’est jamais bruyant et pourtant fortement présent : parfait.
Quant à Pierre Christophe, cet album nous révèle un pianiste qui
joue de mieux en mieux – et pourtant le niveau de départ était
déjà très élevé – et qui dans Valparaiso fait montre de
maturité et de pertinence dans sa réflexion sur sa propre musique.
Cette relecture sereine est tout à la fois distanciée et sentie ;
le musicien se relit sans jamais se répéter. Valparaiso est un album rare
dans sa production déjà conséquente. Pierre Christophe y a pris le
temps de s’arrêter pour s’écouter et donner à écouter ce
qu’il entend laisser dans sa contribution de musicien et de
pianiste de sa lecture dans la longue histoire du jazz à laquelle il
contribue avec bonheur. C’est intelligent, c’est fin, c’est
jubilatoire, c’est poétique et c’est souvent très beau.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Riccardo Del Fra My Chet My Song
I'm a Fool to Want You, Love for
Sale/Wayne's Whistle, I Remember You, Wind on an Open Book, For All
We Know, But Not For Me/Oklahoma Kid, The Bells and the Island, My
Funny Valentine Riccardo Del Fra (b), Airelle Besson
(tp & flh), Pierrick Pédron (as), Bruno Ruder (p), Billy Hart
(dm), Deutsches Filmorchester Babelsberg, dir Torsten Scholz Enregistré en 2013, Postdam
(Allemagne) Durée : 1h 05' 02'' Cristal Records 229 (Harmonia Mundi)
My Chet My Song est un album
composé d’orchestrations écrites par Riccardo Del Fra sur des
pièces qui dessinent en creux la carrière de Chet Baker, avec
lequel le contrebassiste se lia et dont il partagea huit ans de
l’existence depuis leur première rencontre un jour de 1979 à
Rome. On y retrouve donc, dans une mise en forme avec cordes,
quelques-uns des thèmes qui ont fait et la renommée et le succès
de Chet. Cette œuvre, commémorant le 25e anniversaire de la mort du
trompettiste, fut créée au Festival de Marciac le 6 août 2011 avec
l’orchestre du Conservatoire de Toulouse sous la direction de
Jean-Pierre Peyrebelle, avec Roy Hargrove (tp, flh) et Pierrick
Pédron (as) en solistes.
Cette œuvre fut par la suite reprise à
l’occasion de concerts (Duc des Lombards…) les mois suivants,
notamment à l’occasion de sa tournée de plusieurs semaines au
Luxembourg et en Allemagne dans le cadre des activités de différents
instituts culturels français à Munich, Tübingen, Berlin… au
cours de laquelle elle fut donnée en formation mixte par le même
quintet associé à des formations allemandes. Cet album présente
donc l’enregistrement de l’une de ces sessions germaniques. Ces
arrangements évoquent Gill Evans par les nombreuses similitudes
qu’ils présentent avec ceux du Torontonian
au début des années 1950 ; et de ce point de vue, l’essai de
Del Fra, dont l’objet est de se réinscrire dans l’imaginaire de
Chet, c’est à dire aussi l’évocation du Californian
mood de la West Coast de cette
période, est parfaitement abouti. C’est une musique de climats à
forte connotation cinématographique qui sollicite l’imaginaire de
l’auditeur et l’incite à une certaine contemplation. De ce point
de vue, le rôle participatif de l’auditeur, celle consistant à
vivre le traitement sensuel du rythme, avec le swing, est souvent
absent même si l’intervention des solistes (surtout de par la
section rythmique) en certaines parties, rattache ces pièces à
l’univers du jazz d’où est issu Chet Baker. L’écriture très
élégante et même ciselée de Del Fra, même en ses parties les
plus contemporaines (« The Bells and the Island »),
s’inscrit évidemment dans la veine italienne du chant ; « I
Remember You », dans son urgence contenue (opposition du fond
très tendre des cordes souligné par le timbre chaleureux du bugle à
la fougue impatiente plus masculine de l’alto), métamorphose
l’hommage en chant d’amour. L’auditeur pourra apprécier les
accents davisiens, la parfaite maîtrise technique et l’élégiaque
douceur d’Airelle Besson opposés à la véhémence mâle,
insistante et timbrée, de Pierrick Pédron, les deux solistes
œuvrant de manière concertante avec la masse orchestrale. Tout au
long de l’opus, le trio piano-contrebasse-batterie se contente le
plus souvent d’accompagner et de colorer l’espace sonore de
structures rythmiques : remarquable travail aux baguettes et aux
balais de Billy Hart à peine souligné par la contrebasse comme un
battement du cœur, le pianiste jouant out renforçant le ton
incertain par le traitement atonal des parties solistes (fin de « For
All We Know »). C’est un beau disque qui illustre
l’art délicat du musicien Riccardo Del Fra, compositeur comme
arrangeur, même si l’idiome du jazz n’est pas toujours la
préoccupation principale de l’orchestrateur.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015 |
Doré Marthouret Quartet 3
Bye-Ya,
Manhattan Plaza, I Surrender Dear, The Jitterburg Waltz, You're The
Sunshine, Cala Morel, Fradel's Mood, O Grande Amor, No Moon at All Guillaume
Marthouret (ts), Xavier Doré (g), Laurent Fradelizi (b), Fred Oddou
(dm) Enregistré
le 23 septembre 2013, Cherisy (28) Durée :
49' 25'' Black &
Blue 787.2 (Socadisc)
Les
musiciens de ce groupe n’ont pas encore 40 ans. Leur musique
présente encore la fraîcheur de la jeunesse mais déjà la maturité
d’une véritable expérience. Le programme de cet opus, qui
comprend des pièces aux ambiances variées, est constitué pour
l’immense majorité d’un répertoire empruntant à la tradition
du jazz : celui des standards et des classiques du jazz, de Fats
à Sphere,
de Barry Harris (1931) à David Mann (1948). En parallèle, ils nous
proposent quatre compositions personnelles, dont le ton dans l’idiome
s’intègre parfaitement au reste. Doré,
Marthouret, Fradelizi et Oddou n’en sont pas à leur premier
essai ; ils jouent ensemble depuis 2006 et la tenue remarquable
de cet album est la preuve patente de leur savoir faire confirmé en
matière de jazz. 3
est en effet le troisième album dans cette formule quartet, après
Another View
(Camion Jazz, 2009) et That’s
it (Black & Blue 2011).
La longévité de cette formation n’est pas étrangère à la
qualité musicale d’ensemble. Les solos
sont également de qualité. Doré évoque, par son discours
dépouillé, le regretté Jimmy Gourley ; aucun superflu, rien
que l’essentiel. Marthouret est un ténor élégant ; sa
manière ne donne jamais dans le spectaculaire et la qualité
musicale de son improvisation est sa principale préoccupation :
« Surrender Dear », thème peu souvent joué, met en
évidence sa sonorité aussi chaleureuse que la poésie de la
mélodie. Fradelizi accompagne avec beaucoup de feeling et ses soli
restent toujours mélodiques. Quant à Oddou, il s’adapte avec
beaucoup de finesse aux ambiances dessinées par ses partenaires. 3
est un album de qualité qui mérite d’être entendu et écouté ;
on y prend beaucoup de plaisir. Et ça swingue !
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015 |
Philippe Duchemin Trio Dansez sur Nougaro
Dansez
sur moi*/Girl Talk, La pluie fait des claquettes, Berceuse à pépé, Les
mains d'une femme dans la farine/Gravy Waltz, Les pas, Cécile, ma fille,
Prisonnier des nuages*, Ah tu verras, Le coq et la pendule, Déjeuner
sur l'herbe, Toulouse Philippe Duchemin (p, arr, dir), Christophe Le
Van (b), Philippe Le Van (dm), Christophe Davot (voc, g*), Arnaud
Aguergaray (vln), Kammerphilarmonia ensemble à cordes du Pays Basque Enregistré les 20-21 mars 2015, Anglet (64) Durée: 45’ 29” Black and Blue 790.2 (Socadisc)
Né
à flanc de Garonne, Philippe Duchemin ne pouvait pas ne pas un jour se
rendre à l’évidente attraction du poète. Et c’est un bien bel hommage
qu’il rend à l’aède rocailleux de sa Ville rose. La musique populaire en
France a, depuis les années 1920, entretenu avec le jazz des relations
intimes dont la fécondité n’a pas été étrangère à la naissance de ce
qu’on désigne par Chanson française; Mireille, Jean Sablon, Charles
Trenet, Henri Salvador, Georges Brassens, Léo Ferré, Prévert-Kosma… et
Claude Nougaro ont, chacun à sa manière, été les passeurs de cette
mutation liée aux échanges interculturels. Ils ont transposé dans leur
imaginaire l’esthétique de l’autre, en évitant l’écueil redoutable d’une
hybridation stérilisante; n’en déplaise à Jacques Canetti, initiateur
du straight et du jazzy, à ses héritiers, les thuriféraires de la world
music, de la fusion, du rock et autres musiques nouvelles, qui
confondent fécondation et mondialisation génétique. Ce qui contribue à
expliquer que, malgré ses contorsions phonétiques et ses outrances
rythmiques, Nougaro reste donc par la langue, d’abord et avant tout, un
artiste intrinsèquement français. Comme celui de son maitre, Jacques
Audiberti, son style emprunte aux ressources les plus classiques de la
versification française: harmonie imitative, assonance, allitération
rejet et contre-rejet («Le Coq et la pendule»)… Et même si sa strophe
est libre, sa métrique est tenue à des formes plus rigoureuses pour
tomber sur ses pieds. En fin musicien de jazz, Philippe Duchemin n’a
pas commis l’erreur rédhibitoire de vouloir trouver dans l’œuvre du
Toulousain l’introuvable chez cet artiste à la culture intrinsèquement
française. Car, en considération des très nombreuses chansons qu’il
écrivit ou composa en référence à la musique de jazz, Nougaro est
souvent présenté, dans un raccourci aussi audacieux qu’inapproprié,
comme un «chanteur de jazz». Or si le poète a su reconstruire un
imaginaire «étranger» [jazz] dans son propre langage, il ne saurait
suffire au chanteur de scander la prosodie des syllabes, fussent-elles
accentuées ou onomatopées, d’un texte pour swinguer le tempo de sa
mélopée. Comme Ellington reconstruisit l’imaginaire d’une Afrique
mythique dans son conventionnel American jungle style ou Gillespie celui
de sa Caravan dans la nuit tunisienne, Nougaro fantasma son jazz sur
vélin blanc de ses jours noirs. Philippe Duchemin n’a également pas
commis l’erreur de vouloir «mouler» Nougaro à sa propre forme jazzique.
Le programme de son album est de ce point de vue très équilibré et
foncièrement nougaresque. De cet énorme répertoire, il n’a conservé que
deux pièces issues de la littérature musicale spécifiquement jazz qui a
si souvent nourri cette œuvre, «Girl Talk» et «Gravy Waltz», deux
morceaux chers au petersonian qu’il est. Les neuf autres, à l’exclusion
de «Ah tu verras» (Chico Buarque), sont de veine toulousaine; le
musicien s’est mis au service de l’auteur-compositeur: les textes et
leur rythmique semblent avoir été les critères principaux de sa
sélection et les arrangements ont été écrits en relation à la thématique
scandée des textes. Cet album brillant doit beaucoup à l’expérience acquise dans l’emploi des cordes dans son précédent ouvrage, Swing and Strings;
elle donne quelques très beaux moments (orchestration des cordes dans
«Ah, tu verras»), des réalisations bien venues (pizzicati dans
l’exposition de «La pluie fait des claquettes») et des intuitions bien
senties (après une citation courte et classique de «Nuages» par les
cordes, la rupture du tempo bluesy initial up de la section rythmique,
pour installer, en opposition, le mood orchestral en contrepoint très
français de «Prisonnier des nuages»). Cette musique respire le bonheur
vécu, y transparaît l’épanouissement d’un orchestrateur qui dit sa joie
dans cet univers musical où les cordes confèrent à ces pièces un ton
nouveau, une gravité légère que les enregistrements originaux du
«maître» n’avaient pas dévoilée. La réussite de Dansez sur Nougaro
tient bien évidemment à la qualité des orchestrations dont la
respiration générale relève du boston américain, forme ternaire rythmée
si particulière des strings en Amérique. Mais la réalisation générale
assez exceptionnelle tient également aux interprètes de ces partitions
pas faciles: la mise en place des cordes dans les parties très écrites
est remarquable; la section rythmique est en accord complet avec
l’esprit du texte et chaque intervenant soliste y apporte sa part de
création intelligente (l’exposition sur leitmotiv voix/contrebasse dans
«Les mains d’une femme dans la farine» est non seulement intelligente
mais pleine de tendresse en référence au compositeur de «Gravy Waltz»). Mais
dans cette réussite, la part du chanteur, Christophe Davot, est
essentielle. Il n’imite jamais. Cet homme chante avec sa voix, qui est
superbe, dans une diction parfaite et sans affectation aucune, laissant
s’épanouir la beauté de la prosodie dans ses sonorités ciselées. Quant à
sa mise en place, elle est d’une rigueur exceptionnelle. La manière,
commediante voire tragediante, gravée sur les galettes par Nougaro a
quelque peu figé le reçu de ces pièces, dont la richesse –et ce n’est
pas une moindre qualité de l’auteur et des différents compositeurs,
Vander particulièrement– mérite plus qu’une lecture «au passé», au ton
dépassé voire compassé. C’est tout le talent de Christophe que d’avoir
mis en lumière, par une interprétation fine et pleine de sensibilité, et
l’originalité et la fraîcheur de ces œuvres; elles valaient qu’on
dépassât la sensiblerie d’une mémoire trop fidèle. Davot a ouvert une
voie/x nouvelle à l’interprétation des très belles chansons de Nougaro. Dans sa seule intervention soliste
en tant que guitariste sur «Prisonnier des nuages», ce fin musicien a
l’élégance de ne pas imiter la manière de Django. Il a l’exquise
politesse d’emprunter la sonorité ensoleillée d’Henri Crolla, autre
guitariste manouche d’origine italienne et malheureusement trop oublié. Cet opus de Philippe Duchemin, comme les albums Cross Over
de Claude Bolling, illustre la parfaite réussite de ce dialogue bien
compris des cultures; encore faut-il les avoir assimilées et en
maîtriser, comme ces deux musiciens rares, les outils de ces deux
langues, à la syntaxe et à la grammaire aussi complexes qu’exigeantes,
pour échapper, dans une traduction périlleuse, aux écueils des
solécismes plus fréquents que les barbarismes encore. Dansez sur Nougaro est
mieux qu’une heureuse surprise, c’est le bonheur; le bonheur de
redécouvrir des textes et des musiques, qui à force de célébrations
convenues, avaient pris le masque des momies. Or ce répertoire est
magnifique; il importait de lui redonner vie en des formes et des
expressions vivantes de notre temps. Philippe Duchemin et ses coauteurs
(car tous y contribuent à leur place et dans leur rôle) ont réussi leur
œuvre; s’agit-il d’un chef d’œuvre? Vous pouvez écouter cet album et le
réécouter sans jamais vous ennuyer. La richesse de la partition est
telle, dans sa simplicité, que vous y découvrirez toujours quelque chose
de nouveau. L’exigence dans l’interprétation incite à réécouter.
Félix W. Sportis© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Viktoria Gecyte & Julien Coriatt Orchestra
Blue Lake
Blue Lake, Lithuanian Suite : Ten
kur sapnai, Lithuanian Suite : Ka gi tu man sakai ?,
Lithuanian Suite : Senu draugu daina, Tenderly, Hat and Beard,
Lauku daina, My Foolish Heart, Closing, Why Now Viktoria Gečytė (voc), Julien Coriatt
(p, lead), Peter Giron (b), John Betsch (dm), reste du personnel
détaillé dans le livret Enregistré en octobre 2013, Paris Durée : 48' 56'' Autoproduit
(www.juliencoriattorchestra.com)
Le projet de la chanteuse d'origine
lituanuienne Viktoria Gečytė et du pianiste et chef d'orchestre
Julien Coriatt était ambitieux : un premier album entre jazz,
musique classique et musique traditionnelle lituanienne, porté par
un grand orchestre (vingt-deux musiciens). Produit grâce à une
plateforme en ligne de financement participatif, ce Blue Lake
est essentiellement constitué des compositions du duo Gečytė-Coriatt (hormis trois standards : « Tenderly »,
« Hat and Beard » et « My Foolish Heart ») et
de très bonne facture. Si l'album est à dominante jazz (c'est vrai
pour tous les titres en anglais), les trois parties de la
« Lithuanian Suite » ainsi que le morceau « Lauku
daina », chantés en lituanien, évoquent davantage la comédie
musicale. Pour le reste, du titre qui donne son nom à l'album,
« Blue Lake », au très ellingtonien « Why Now »,
qui clôt le disque, on a affaire à du bon jazz de big band, ce qui
nous étonne d'autant moins que la rythmique est assurée par deux
grands professionnels : Peter Giron et John Betsch, qu'on a pas
l'habitude de trouver dans ce type de contexte.
La présence des deux compères ne doit
pourtant rien au hasard : Julien Coriatt est un ancien élève
de l'American School of Modern Music de Paris où il a reçu
l'enseignement de Peter Giron. Une fois terminées ses (longues)
études musicales, le pianiste anime des jam-sessions. C'est au cours
de l'une d'elle qu'il fait la connaissance de Viktoria Gečytė en
2008. Cette dernière a étudié aux Etats-Unis où elle a rencontré
Gene Perla (b) et avec lequel elle effectue plusieurs tournées, y
compris après son installation à Paris. Coriatt lui présente alors
Giron et Betsch. Les quatre s'entendent comme larrons en foire et se
mettent à jouer régulièrement ensemble. Puis, Julien et Viktoria
mettent en gestation leur projet d'orchestre, projet dont on devine
qu'il a nécessité une détermination certaine en ces temps où
l'économie du jazz est si peu favorable aux grands ensembles.
Viktoria Gečytė possède un vrai sens du swing qui trouve à
s'épanouir avec cet excellent big band. Tandis que les arrangements
de Coriatt, d'une grande finesse, habillent joliment l'ensemble. On souhaite à Viktoria Gečytė et
Julien Coriatt tout le succès possible à leur entreprise.
Jérôme Partage © Jazz Hot n°673, automne 2015
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Chris Hopkins & Berndt Lhotzky Partners in Crime
Tonk, Imagination, Georgia Jubilee,
Snowfall, I Got Plenty O' Nuttin', Jingles, Someone to Watch Over Me,
Salir a La Luz, Sneakaway, Five 4 Elise, Partners in Crime, Doin' the
Voom Voom, Russian Lullaby, I Believe in Miracles, Apanhei-Te
Cavaquinho Chris Hopkins (p), Bernd Lhotzky (p) Enregistré les 28 et 29 juillet 2012,
Kamen (Allemagne) Durée : 56' 34'' Echoes of Swing Productions 4510 2
(www.echoesofswing.com)Partners in Crime
fait partie des duos que les pianistes enregistrent lorsque la
rencontre devient plaisir, relation particulière que l’on ressent
dans la musique de chambre où l’intimité de la conversation n’est
pas dérangée, parasitée par les étrangers. Ici, seulement deux
micros, presque cachés, qui rendent compte de ce dialogue étonnant
entre deux superbes Steinway qu’ils font sonner et résonner avec
finesse et intelligence.
Christian Peter « Chris »
Hopkins a maintenant un peu plus de 40 ans ; plus que l’alto,
qu’il pratique également de manière plus démonstrative, le piano
relève de son être intérieur fortement romantique (« Someone
to Watch Over Me »). Il a trouvé en Bernd Lhotzy, de deux ans
son aîné – qui tout comme lui fait également partie du groupe
Echoes of Swing ainsi que le trompettiste Colin T. Dawson et le
batteur Olivier Mewes –, un complice idéal à l’univers, qui
pour être plus classique au plan jazzique (« Sneakaway »),
n’en est pas moins original, voire baroque et/ou exotique (« Salir
a La Luz », sorte de choro, est une composition personnelle
dédicacée à Isabel) quant à ses choix et à ses centres
d’intérêt. Le programme de cet album est composé
d’un mélange de pièces d’origines diverses, peu souvent
enregistrées, du moins dans cette forme et ce langage. Les œuvres
s’étendent sur deux siècles d’histoire musicale occidentale :
de la « Lettre à Elise », composée en 1810 par
Beethoven, à la plus récente, œuvre originale de Lhotzky, « Salir
a La Luz », également dédicacée à son épouse, la pianiste
classique Isabel (Späth-Lhotzky) qui joue souvent dans le Valentin
Piano Quartet. L’ensemble habilement agencé est largement
structuré autour de compositions représentatives des innovations
musicales de la première moitié du 20e, dont le jazz en constitue
l’ossature majeure. Ainsi ne sommes-nous pas surpris de la
surreprésentation de deux auteurs majeurs de cette musique
américaine, tant par l’œuvre composée proprement jazz (Duke
Ellington) que par le répertoire repris et l’ayant servie (George
Gershwin) : Duke Ellington (« Tonk », 1945 et
« Doin’ TheVom Vom », 1929) et George Gershwin (« I
Got Plenty O’ Nuttin », 1935 et « Someone to Watch Over
Me, 1926). Les autres thèmes sont eux-mêmes originaux dans la
structuration compositionnelle du jazz comme dans les autres formes
musicales d’Amérique. Toutes les origines des tunes
de Tin Pan Alley y sont représentées : la germanique (Peter
Wendling), la britannique (Fud Livingsyon), la russe (Irving Berlin
et George Gershwin). De la même manière, les racines diverses du
jazz : les blanches swing (Benny Goodman) ou cool (Claude
Thornhill) ; les afro-américaines ethniques (James P. Johnson,
Willie « The Lion » Smith, l’Ecole stride
de Harlem, matrice de leur propre style pianistique) mais également
noires greffées USA (Duke Ellington, Bubber Miley, Billy Strayhorn)
en période Harlem Renaissance, dans le Jungle Style des débuts,
comme dans une modernité annoncée en 1945, vingt ans avant de Cecil
Taylor (« Tonk »). A cela ajouter leur propre relecture
du jazz : que ce soit dans « Partners in Crime »
(thème bluesy – classique 4/4),
subtilité érotique speakeasy, ou « Five
4 Elise » divertissement humoristique américanisant de la plus
représentative des œuvres de la musique européenne (la Lettre à
Elise de Beethoven, si souvent envoyée et jamais reçue sous les
doigts de demoiselles malhabiles ici passée à la moulinette du 5/4
emprunté à Dave Brubeck façon « Take 5 ») ; sans
compter les autres « exotismes musicaux » américains
(« Salir a la Luz » et « Apanhei-Te Cavaquinho »)
réinventés par ces deux pianistes surdoués, capables de
transcender, sans en trahir l’esprit, la tradition musicale russe –
« Russian Lullaby » à l’exposé aux accents
moussorgskiens – dans un stride
magnifique et de bon aloi que n’aurait pas désavoué le facétieux
Mr Fats himself !). Car si la musique afro-américaine est
très largement représentée dans cet album en forme de bilan 20e,
les deux pianistes ne manquent pas de rappeler l’émergence de deux
autres musiques occidentales extra-européennes nées et découvertes
au siècle dernier dans la zone latine du Nouveau Monde :
l’insulaire hispanique cubaine (« Salir a La Luz ») et
la continentale lusitano-brésilienne d’Ernesto Julio Nazareth (« Apanhei-Te Cavaquinho »,
1915), compositeur ayant marqué l’histoire musicale de son pays. La première face de l’album,
« Tonk », également titré « Pianistically
Allied », mérite attention. Cette pièce composée en 1945 par
Duke Ellington et Billy Strayhorn, dont nous connaissons cinq
versions enregistrées entre le 25 août 1945 et le 20 mai 1964 par
eux, relève de la musique contemporaine plus que du jazz. La version
en duo, Duke/Sweepea, du 10 janvier 1946 (Victor 27-0145) plus
rapide, est traitée de manière rythmique ; le piano y est
conçu en tant qu’instrument de percussion par les deux compères,
la masse orchestrale recourant à la dissonance en amplifiant la
sensation de « sauvagerie ». Celle d’Hopkins &
Lhotzky s’apparente plutôt à une interprétation de pianistes
classiques, telle qu’auraient pu l’envisager les Frères
Kontarsky ou les Sœurs Labèque. Celle enregistrée par Aaron Diehl
et Adam Birnbaum au Steinway Hall, bien plus longue, est également
plus rythmique mais moins orchestrale que celle des deux
maîtres-compositeurs. Il semble que la partition, techniquement
difficile et complexe dans la coordination, exige, semble-t-il, une
approche plus libre du texte. Il est d’ailleurs intéressant de
noter que les pièces de Benny Goodman, « Georgia Jubilee »,
et de George Gershwin, « I Got Plenty O' Nuttin' », sont
également relues par Lhotzky et Hopkins dans une déconstruction
façon « Tonk ». Partners in Crime
est plus qu’un album de musique jouée par deux musiciens de
talent et qui, chose rare, respectent l’esprit et la syntaxe des
œuvres. C’est une véritable petite histoire illustrée de la
musique d’hors-Europe à valeur didactique.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Quincy Jones Live in Paris. 5-7-9 mars / 19 avril 1960
CD 1 : Chinese Checkers, Sunday
Kind of Love, Air Mail Special, Parisian
Thoroughfare, The Phantom's Blues aka Everybody’s Blues,
Lester Leaps In, I Remember Clifford, Moanin', Doodlin', The Gypsy,
Big Red, Birth of a Band, Walkin', Air Mail Special, I Remember
Clifford ; CD 2 : The Preacher, Birth of a
Band, My Reverie, Ghana, Cherokee, Pleasingly Plump, Stockholm
Sweetening, Tickle Toe, Blues in the Night, Our Love Is Here to Stay,
Doodlin’, Ghana alt. take, Whisper not, Birth of a Band, Lester
Leaps Quincy Jones (arr., cond.), Benny
Bailey, Roger Guérin, Leonard Johnson, Floyd Standifer (tp), Clark
Terry (fgh, tp, voc), Julius Watkins (flh), Jimmy Cleveland, Quentin
Jackson, Melba Liston, Ake Persson (tb), Porter Kilbert, Phil Woods
(as), Budd Johnson, Jerome Richardson (ts), Sahib Shihab (bs), Les
Spann (fl, g), Patti Bown (p), Buddy Catlett (b), Joe Harris (dm) Enregistré les 5, 7, 9 mars 1960,
Paris Durée : 2h 35' 00'' Frémeaux & Associés 5460
(Socadisc)
Ce disque rend compte des activités
musicales de Quincy Jones en tout début des années 1960, période
d’articulation particulièrement importante de sa carrière. En
1953, le jeune trompettiste avait apprécié l’accueil de Clifford
Brown, Art Farmer et Gigi Gryce, du Lionel Hampton Orchestra, en
France. Aussi, ne met-il pas longtemps à retrouver Paris pour
parfaire, sa formation musicale auprès de Nadia Boulanger ;
pédagogue reconnue, elle avait déjà reçu des compositeurs
Américains (Aaron Copland et George Gershwin) dans les années 1920.
Il entend travailler l’écriture pour orienter sa carrière vers la
composition et l’orchestration pour lesquelles, à ses débuts, il
avait déjà manifesté de l’intérêt et des dispositions. Jusqu’à
son départ en novembre 1958, il mettra rapidement en pratique ses
nouveaux acquis théoriques. Homme sensible à l’air du temps et à
la monde, il se lie avec le tout Paris.
Depuis son retour de France début
1959, Quincy Jones dirigeait à New York une grande formation (entre
février et décembre 1959) lorsque Harold Arlen, producteur de la
revue, Free and Easy lui proposa de roder son spectacle en
Europe début 1960. La tournée débuta en France où la situation
n’était guère propice : la guerre d’Algérie venait
troubler l’ambiance parisienne. A L’Alhambra, le spectacle ne
tint pas six semaines ! Le Quincy Jones Orchestra (qui coûtait
4800$ la semaine) dut se rabattre sur la formule « concert » :
en France et dans toute Europe. Comme Dizzy Gillespie dix ans avant,
Quincy connut les malheurs d’un tourneur indélicat ! Comme
Charles Delaunay, dix ans avant, Frank Ténot mit la main à la poche
et joua de ses relations pour « traiter la crise ». Les enregistrements de ce coffret sont
extraits de deux concerts parisiens produits et enregistrés par
Frank Ténot et Daniel Filipacchi les 19 avril 1960 à l’Olympia et
les 5, 7 et 9 mars 1960 au Studio Hoche de Barclay. Contraint par la déconvenue du show
bizz, Quincy Jones en revient à ses premières amours. Début 1960,
Quincy Jones était toujours musicien de jazz6. Mise à part
l’adaptation de la pièce de Claude Debussy, « Rêverie »
de 1880 superbement arrangée et interprétée par Melba Liston, ces
vingt-sept faces en témoignent ; elles empruntent le répertoire
du jazz à la mode, années 1930, 1940 et 1950. Les cinq standards
retenus, de même période, n’en représentent qu’une faible
part. Le choix des thèmes est très largement orientés modern
jazz : Benny Golson, Horace Silver, Ernie Wilkins, Bobby
Timmons, Bud Powell et Quincy Jones lui-même ; mais aussi
Richard Carpenter, Lester Young, Charlie Christian, Benny Goodman.
Les songs, qui ont pour auteurs Billy Reid,
George Gershwin, Ray Noble, David Carr Glover, Louis Prima, sont
marqués au fer du jazz : « Gypsy », « Our
Love Is Here to Stay », « Cherokee ». Le programme, où l’équilibre entre
musiciens est respecté, obéit à un savant dosage. Le leader ne
tire pas la couverture à lui ; la formation ne programme que
trois de ses compositions (« Birth of a Band »,
« Pleasingly Plump » et « Stockholm Sweetening ») :
ses jeunes collègues (Golson, Silver, Wilkins) ont le vent en
poupe ; il choisit leurs succès. Orchestrateur reconnu, il ne
joue qu’une dizaine de ses arrangements. Les autres sont de Billy
Byers, Nat Pierce, Ernie Wilkins, Al Cohn ; certains sont de
membres de l’orchestre : Budd Johnson (« Lester Leaps
in ») ou Melba Liston (« The Gypsy » et « My
Reverie »). Comme tous les journalistes l’avaient souligné à
l’époque dans les revues spécialisées, la formation constituait
un ensemble homogène. L’amalgame des anciens (Budd Johnson,
Quentin Jackson, Benny Bailey, Clark Terry) et des jeunes (Phil
Woods, Patti Bown…) fonctionnait bien. Toutes ces faces sont de qualité.
Elles représentent le jazz de cette époque et illustrent
l’évolution de celle des big bands. Les
ensembles sont magnifiques (que ce soit le classique « Air Mail
Special » ou le moderne « I Remember Clifford »
dans un tout autre registre) et les solistes sont parfaits : les
trompettes Benny Bailey (« I Remember Clifford »,
« Tickle Toe », « Blues in the Night »,
« Phantom’s Blues » écrit par Wilkins en l’honneur
de/pour Julius Watkins) et Clark Terry (« Moanin’ »,
Doodlin’ », « Walkin’ ») sont en grande forme ;
parmi les trombones, on ne peut que relever la musicalité superbe de
Melba Liston, en des genres aussi différents que « My
Reverie » (d’une élégance classique) et « Phantom’s
Blues » (très soulful) ; la
section de saxes est brillante avec Budd Johnson, Jerome Richardson
(« Whisper not », « Lester Leaps in », « Big
Red ») et Phil Woods, qui n’est pas en reste, avec son bel
hommage à « Bird » sur l’admirable arrangement de
« Gypsy » par Melba Liston tout comme dans son formidable
chorus sur « Walkin’ » ; Patti Bown est discrète
mais lorsqu’elle intervient, c’est avec autorité (« Air
Mail Special », « Lester Leaps in », « Walkin’ ») ;
Les Spann tient sa partie avec efficacité (« Big Red »
fl ou « Lester Leaps in » g) ; Buddy Catlett
accompagne sans effort et n’intervient que rarement, avec
simplicité et rigueur (« Walkin’ », de l’ancien
trompettiste de Count Basie, Richard Carpenter) ; Joe Harris
joue un rôle essentiel dans la relance de cette masse sonore pleine
de fougue et ses quelques solos sont bien sentis (« Birth of
the Band »). Le texte de Michel Brillie dans le
livret donne une bonne information sur les conditions de ces
sessions. En revanche, la partie discographique, habituellement si
soignée chez Frémeaux & Associés, laisse ici à désirer ;
elle comprend plusieurs erreurs. Personnalité du show-business
américain, croulant sous les honneurs, Quincy Jones nous laisse avec
ce coffret un superbe témoignage de son talent de musicien de jazz.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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L'Ame des Poètes L'Interview
Pauvre Rutebeuf, Les
trompettes de la renommée, Au suivant, J’ai rendez-vous avec vous,
Avec le temps, La quête, Les funérailles d’antan, Jaurès, Joli
Môme, Les Passantes, Il n’y a pas d’amour heureux, C’est
extra, Comme à Ostende, Le temps ne fait rien à l’affaire, La
Valse à mille temps Pierre Vaiana (ss),
Fabien Degryse (g), Jean-Louis Rassinfosse (b) Enregistré juin 2013,
Bruxelles Durée : 56' 10'' Igloo Records 246 (Socadisc)
Avec le temps, mais quand ?
1969 : pour la rencontre mythique Ferré-Brassens-Brel ;
1992 : pour le premier disque du trio « L’Ame des
Poètes » ; 2014 : pour leur neuvième album chez
Igloo. Comment expliquer cette longévité pour un groupe qui, malgré
tout, fait des amalgames plus ou moins tas de propos ? On peut
jazzer de tout et nos complices ne s’en privent pas, mais chez ces
gens-là, Monsieur, on chante… et en français ! On connaît
le sens du swing des chanteurs du Midi : Nougaro, Trenet,
Jonasz, Brassens… Il ne suffit toutefois pas de mettre une
cabane au fond du jardin pour défigurer les feuilles mortes,
eussent-elles de nombreuses portées ! Nos trois jazzmen s’en
sortent plutôt bien et les croquants s’en délectent. Est-ce dire
que les jazzfans prennent leur pied dans ce tapis ? Pas
toujours, Monsieur ! La guitare sèche : c’est bien, mais
les passages de frets me chagrinent (« Jaurès ») alors
qu’un solo de basse m’illumine (« Avec le temps »).
Peut-être se lasse-t-on ou sommes-nous souillés ? A voir :
le spectacle éponyme mis en scène par Marie Vaiana et les questions
reproduites par Christiane Stefanski. Mais ceci n’est pas une
pipe !
Jean-Marie Hacquier
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Susanna Lindeborg Sudden Meeting
Etprim,
Etsek, Etters, Etkva, Etkvi, Etsex, Etsep, Etok, Etnon, Etdec, Duprim,
Dusek, Duters, Dukva, Dukvi, Dusex, Terprim, Terters, Terkva Susanna
Lindeborg (p, electronics), Ove Johansson (ts, EWI, electronics), Thomas
Fanto, Michael Andersson (dm, perc, electronics) Enregistré le 12 août 2013, Gothenburg Durée : 53’ 50” + 52’ 34” LJ Records 5257 (www.lj-records.se)
Susanna Lindeborg / California Connection Natural Artefact
California
Connection, Hadkeu Uekdah, Bay Bridge, Webern Lines, Golden Gate
Bridge, New Stream Four, Richmond-San Rafael Bridge, Near The Coast,
Dumbarton Bridge, San Mateo-Hayward Bridge, Chasing Webern, Antioch
Bridge, Carquinez Bridge Susanna Lindeborg (p, electronics), Ove
Johansson (ts, EWI, electronics), Pers Anders Nilsson (electronics),
Gino Robair (perc, electronics), Tim Perkis (electronics) 12-13 Enregistré le 17 février 2014, Berkeley, CA Durée : 1h 07’ 39” LJ Records 5258 (www.lj-records.se)
Les récents enregistrements de
Susanna Lindeborg, toujours secondée par le bon saxophoniste Ove
Johansson, confirment la direction prise par une musique de musiciens
pour musiciens, plus de recherche, plus bruitiste que d’atmosphère, plus
techniciste que d’expression, phénomène accentué par l’électronique
mise en œuvre. Outre que ça n’a rien à voir avec le jazz, ni dans le
résultat formel, ni dans les intentions, ni même dans l’inspiration,
cette musique s’éloigne d’enregistrements anciens plus aériens et
d’atmosphères (Live at Fasching, LJ 5244, par exemple) –du moins
c’est ce que nous percevons– et semble à notre sens gratuite,
artificielle, privée dans l’ensemble d’un récit perceptible par d’autres
que par les seuls auteurs, privé des racines collectives qui irriguent
la culture. La dimension improvisation totale systématique prive la
musique de Susanna Lindeborg et Ove Johansson d’ouverture par son esprit
de système. On laissera les amateurs de ce genre musical très
spécialisé, technique, évaluer une musique trop éloignée de nos idées
sur l’art, l’expression, sa raison d’être et ses fondements.
Yves Sportis © Jazz Hot n°673, automne 2015
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Manhattan School of Music Afro-Cuban Jazz Orchestra
¡ Que Viva Harlem !
Mambo Inferno, Feeding the Chickens, Let There
Be Swing, Moon Over Cuba, Oclupaca, Royal Garden Blues, Blood Count, Que Viva
Harlem Josh Gawel, Ryan DeWeese, Benny Benack, Kyla
Moscovich (tp) St. Clair Simmons, Josh Holcomb, Jesus Viramontes (tb), Santiago
Latorre (btb), Patrick Bartley (as, ss, cl, fl), Kevin Bene (as, cl, fl),
Xavier Del Castillo (ts, cl, fl), Graeme Norris (ts, cl, fl), Leo Pellegrino
(bs, bcl), Saiyid Sharik Hasan (p), Max Calkin (b), Arthur Vint (dm), Takao
Heisho (cg), Matthew Gonzalez (bg cenc, bbomba, perc), Oreste Abrantes (bg
cenc, bbomba, perc), Bobby Sanabria, (cond, md, trimb, clav, shek, voc) Enregistré le 28 mars 2013, New York Durée: 1h 03’ 16’’ Jazzheads 1207 (www.jazzheads.com)
Bobby
Sanabria, leader de cette session du Manhattan
School of Music Afro-Cuban Jazz Orchestra, passe auprès de certains
pour être l’équivalent de Wynton Marsalis : une sorte
d’archiviste conservateur de la tradition musicale afro-cubaine.
Cet album
enregistré dans le studio de la MSM est une assez bonne illustration
de ce travail consistant à donner une relecture enracinée dans
l’histoire de la musique afro-cubaine. Pour ce faire, le chef ne se
contente pas d’emprunter le répertoire classique cubain mais il a
recours à plusieurs pièces authentifiées « jazz », et
non des moindres, le classique « Royal Garden Blues » et
des compositions ellingtoniennes comme « Oclupaca »
(Duke), « Moon over Cuba » (J. Tizol) et « Blood
Count » (B. Strayhorn). Au
plan de la réalisation musicale, on peut parler de perfection :
les orchestrations sont bien écrites, les ensembles homogènes, les
solistes de « solides clients », les trompettistes en
particulier. L’histoire de la Manhattan School of Music n’est
pas étrangère à cette sorte d’aboutissement formel. La vénérable
institution a été créée en 1917 par une pianiste américaine
classique connue venue faire des études en Europe avec Harold Bauer,
Janet D. Schenck.
Cette artiste philanthrope, qui avait pour devise
« macte
nova virtute, sic itur ad astra »,
fut secondée dans son œuvre d’accueil des immigrants polonais,
italiens, russes… par
des gloires de la musique classique : son maître, Harold Bauer,
mais également le violoncelliste Pablo Casals,
le violoniste Fritz Kreisler
et plus tard par le pianiste Rudolph Serkin. Elle aida l’intégration
des personnes défavorisées par la formation musicale de leurs
enfants. C’est ainsi que John Lewis, Max Roach, Donald Byrd, Ron
Carter, Yusef Lateef, Phil Woods… étudièrent dans cet
établissement, comme Stefon Harris (vib) qui maintenant y enseigne.
Ce passé prestigieux et son héritage exceptionnel expliquent la
tenue musicale des instrumentistes de cette formation. Néanmoins,
la musique interprétée ne relève pas de l’idiome jazz, qui est,
comme le rappelait Jelly Roll Morton, « une façon de jouer la
musique ». Or la rythmicité de la musique afro-cubaine
présentée dans ce volume n’a rien de commun avec le swing,
traitement rythmique qui musicalement constitue le critère
indispensable à l’appellation « jazz ». Si les rythmes
latins ont pu autrefois être empruntés par les jazzmen, l’usage
dans leurs pièces en était ponctuel en tant qu’ornementation
d’évocation codifiés à l’occasion d’une introduction, de
l’exposition d’un thème, d’une coda – « Caravan »,
« Night in Tunisia », « Moon Over Cuba »,
« ‘Round About Midnight »… Encore étaient-ils très
adaptés –. Maintenant ils ont presque totalement été substitués
à la forme originale du jazz. En sorte que la structure latine
forme, rumba ou bossa, est devenue la règle ; le latin jazz,
nouvelle appellation, est triomphant et le cha-bada monnaie en voie
de raréfaction. Cet excellent disque de « musique typique »,
selon la classification années 1940-1960, accroit la confusion
auprès du public de par la dénomination de la formation. Car,
sauf à considérer que le droit moral de l’auteur est une fiction,
il n’est pas souhaitable que, sous prétexte de tendance mode,
toutes les œuvres soient adaptées, fût-ce « afro-cubain ».
Plusieurs faces du présent album en attestent. Notamment,
l’adaptation du « Royal Garden Blues » qui n’ajoute
rien à cette pièce : bien au contraire, l’uniformité
rythmique l’alourdit beaucoup et lui ôte même la richesse de la
diversité que présentait l’opposition des deux thèmes de la
composition. Ceci
explique ce qui différencie Bobby Sanabria, musicien artisan
consciencieux, et Wynton Marsalis, artiste compositeur et soliste
d’exception. Musicien formé à/par l’exigence musicologique de
l’interprétation, le trompettiste n’a jamais confondu les genres
et la nature des œuvres. Jouer Ellington, Monk, les maîtres et les
classiques du jazz en général, exige la même rigueur et le même
respect de la musique que pour Vivaldi, Hummel, Hindemith… Pour le
jazz, c’est en respecter l’esprit sinon la lettre dans sa
signification culturelle et sa position civilisationnelle : les
adapter ? Pourquoi pas ? Mais en respecter ce qui fait leur
originalité culturelle, leur valeur : le swing !
Cette respiration si originale, si intime et toujours vivante du
tempo propre à chacun. Pour être mouvement, les « balancements »
ne sont pas les mêmes en tous les points de la terre ; ils
peuvent être même très différents dans Harlem ! Cette
problématique étant posée, ce CD n’en est pas moins par ailleurs
excellent et à découvrir ; il vaut beaucoup mieux que certains
ersatz de cubanissimo
que l’on voit défiler dans nombre de festivals.
Félix W. Sportis © Jazz Hot n°673, automne 2015
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Roberto Magris Septet Morgan Rewind : A Tribute to Lee Morgan. Vol. 2
A Bird For Sid, Exotique, Blue Lace,
Cunning Lee, The Sixth Sense, Soft Touch, Gary’s Notebook,
Speedbaal, Libreville, Get Yo’Self Togetha, A Summer Kiss, Zambia,
Helen’s Ritual, Audio Notebook Hermon Mehari (tp), Jim Hair (ts, ss,
fl), Peter Schlamb (vib), Roberto Magris (p), Elisa Pruett (b), Brian
Steever (dm), Pablo Sanhueza (cga, perc) Enregistré le 1er novembre 2010,
Lexena (Kansas, USA) Durée : 48' 14'' + 44' 48'' JMood Records 007
(www.jmoodrecords.com)
Le septet de Roberto Magris rend un bel
hommage respectueux à Lee Morgan. Une équipe soudée qui reste
fidèle à l’écriture des compositions du trompettiste, même si
elle n’atteint pas les sommets de son inspirateur. Moins subtile
dans son approche mais aussi généreuse et bien vivante, la musique
respire le blues et l’intervention de chaque soliste s’inscrit
dans une démarche de cohérence et d’efficacité. Hermon Mehani
nous parle avec sa trompette, de beaux solos, ponctués, où les
respirations donnent toute son importance à l’originalité de son
jeu. Roberto Magris ne laisse pas insensible à travers ses solos
brillants et un jeu pianistique original ancré dans la tradition du
jazz hard bop. Les deux compositions de Roberto Magris,
« Libreville » et « A Summer Kiss »,
s’inscrivent correctement dans l’esprit de la musique de Lee
Morgan. On peut regretter un mixage qui manque de finitions et assez
moyen (compte tenu de la qualité musicale), l’emploi parfois
intempestif du vibraphone au détriment de la trompette,
l’utilisation du soprano et le saxophoniste, en retrait sur le
deuxième disque, particulièrement lors des solos. De bons musiciens
qui ne manquent pas de mettre en valeur les compositions de Lee
Morgan et ont le courage et le talent de les interpréter sur un
disque où l’on peut enfin entendre du swing et des mélodies, ce
qui manque cruellement de nos jours ! Un CD qui peut donner à
réfléchir aux auto-proclamés ou proclamés créatifs fonctionnant
au gré des subventions et où l’absence de swing est de rigueur. A
écouter !
Adrien Varachaud
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Christian Morin Blue Indigo
Let's Fall in Love, Jive at Five,
Honeysucklerose, Mood Indigo, Pennies From Heaven, Undecided,
Moonglow, C Jam Blues, Willow Weep for Me, All of Me, A Smooth One,
Topsy, I Can't Give You Anything but Love, When I Fall in Love Christian Morin (cl), Patrick
Bacqueville (tb), Patrice Autier (p), Patricia Lebeugle (b), Michel
Denis (dm) Enregistré les 12, 13 et 14 septembre
2013, Lausanne (Suisse) Durée : 50' 09'' Naïve 626171 (Naïve)
Hormis ses activités chez Radio
Classique, où il œuvre depuis plusieurs années avec un talent
certain, Christian Morin reste musicien dans l'âme. Et son
attachement à la clarinette, son instrument d'origine fait que, dès
que l'occasion s'en présente, il ne manque jamais de s'y adonner
avec la fougue et le plaisir renouvelé de remettre sur le métier
les thèmes qui illuminèrent ses premiers émois musicaux.
Faute de producteur pour ce type de
répertoire, ces faces ont été, à son initiative, gravées au
studio Prism de Lausanne en Suisse en 2013 en compagnie de musiciens
français talentueux. Car ce répertoire très classique, considéré
comme "has been", n'est guère plus exploré par les
musiciens en vue dans la mouvance du jazz. Donc pour les nostalgiques
d'une période où il était permis de chanter les mélodies sous sa
douche, voici 14 evergreen, cuvée de plus
d'un demi-siècle d'âge, qui n'ont rien perdu de leur pouvoir de
séduction et qui n’en gardent que plus charme. Des standards mais
également des classiques du jazz d'Ellington, de Bigard, de Basie,
de Goodman, de Durham… Rien de très révolutionnaire dans ces
faces si ce n'est la musique elle-même, qui par bien des aspects
l'est bien davantage que celle présentée comme telle actuellement
par les "créatifs" en mal de savoir faire musical. Car
la jouer le texte dans l'esprit et surtout l'interpréter avec
respect n'est pas à la portée de tous. Christian Morin est un clarinettiste de
talent qui fait chanter son instrument avec beaucoup de chaleur pour
le plaisir de l'auditeur, fonction essentielle du musicien dans une
société "normale". Ses partenaires ne font pas que
l'accompagner ; ils participent avec beaucoup d'allant à
l'œuvre collective. Autour de Patrice Autier, en ordonnateur
coloriste musical, de Patricia Lebeugle, en vigile de l'harmonie, et
de Michel Denis maître es-swing, la section rythmique tourne comme
une horloge : homogène et cohérente. Je ne peux m'empêcher de
signaler les interventions de Patrick Bacqueville, tromboniste trop
méconnu, qui illumine certaines de faces de sa présence. Un disque agréable et bien réalisé
qui s'écoute et se réécoute avec beaucoup de plaisir.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Michel Pastre Charlie Christian Project
Wholly Cats, On the Alamo, Shivers,
Stardust, Breakfast Feud, Soft Winds, ACDC Current, Memories of You,
Seven Come Eleven, Pagin’ The Devil, Solo Flight, Till Tom Special,
Gone With ‘What’ Draft Michel Pastre (ts), Malo Mazurié (tp),
David Blenkhorn (g), Sébastien Girardot (b), Guillaume Nouaux (dm) Enregistré les 20 et 21 janvier 2015 Durée : 53' 33'' Autoproduit MPQ001 (mpastre@sfr.fr)
Charlie Christian Project
par le Michel Pastre Quintet est l’association du groupe « La
Section Rythmique » (David Blenkhorn, Sébastien Girardot, Guillaume
Nouaux) et de Michel Pastre (qu’on ne présente plus) avec Malo
Mazurié, à découvrir. Soit treize titres enregistrés au studio
Boléro par Christophe Davot, le mastering étant fait par François
Biensan : une affaire de famille. Comme le souligne Michel
Pastre, Charlie Christian est un choix logique pour lui « avec son
swing et ses idées novatrices qui rejoignaient celles de mon héros
le grand saxophoniste Lester Young ». Le CD démarre sur les
chapeaux de roue par « Wholly Cats » où outre Pastre et
Blenkhorn (choix parfait pour ce projet), Malo fait preuve d’un
swing aussi implacable que celui de Guillaume Nouaux (Sid Catlett
n’est plus qu’un gamin !). En fait c’est le drive de Roy
Eldridge que Malo nous évoque souvent (exposé de « Stardust »
; « Breakfast Feud » ; son un peu growlé dans « ACDC
Current »). Sébastien Girardot est en valeur dans « Pagin’
The Devil » (mais il est partout un pilier sûr). Eh oui, David
Blenkhorn fait merveille même dans « Soft Winds »,
« Seven Come Eleven », « Solo Flight »,
« Gone With ‘What’ Draft » toujours dans l’esprit
de Charlie Christian avec un jeu détendu, clair, linéaire qui
contraste pour le meilleur avec les furieux Girardot et Nouaux
(« Shivers », etc). Guillaume Nouaux est quasi
insoutenable de précision et d'efficacité (« Till Tom
Special » et…partout). Quant au leader, c'est maintenant à
Coleman Hawkins qu'il fait souvent penser, avec un son voluptueux,
comme dans « On the Alamo » (là, la trompette avec
sourdine de Malo retrouve l'élégance d'un Buck Clayton). En pleine
maturité artistique, Michel Pastre est un régal de véhémence et
d’inspiration pour ne rien dire de son swing qu’il a toujours
possédé.
Michel Laplace
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Eric Reed Groovewise
Eric
Reed (p), Seamus Blake (s), Ben Williams (b), Gregory Hutchinson (dm) Powerful
Paul Robeson, Until the Last Cat Has Swung, Mahattan melodies, The
Gentle Giant, Ornate, The Shade of the Cedar Tree, Bopward, Una Mujer
Elegante, Groovewise (2 parts) Enregistré
les 6 et 7 septembre 2013, New York Durée :
59' 57'' Smoke
Sessions Records 1410 (Distrijazz)
Au
Smoke Jazz Club, on aime visiblement John Coltrane si on en juge par
cet enregistrement, et il n’y a rien là pour nous déplaire car
nous avons ici une formation excellente dirigée par Eric Reed avec
lequel vous avez fait amplement connaissance dans notre numéro
anniversaire des 80 ans (Jazz Hot n°671).
Vous
savez déjà que la spiritualité d’inspiration religieuse est donc
un point qu’il partage avec son célèbre aîné saxophoniste. Il
est vrai que c’est une donnée répandue dans l’univers musical
afro-américain, et Seamus Blake en est un autre exemple, dont la
sonorité comme l’univers en général reflètnt ces mêmes
qualités. Du
swing, du blues, de la spiritualité, un drive magnifique porté par
Gregory Hutchinson et Ben Williams, une expression profonde, ce sont
les ingrédients d’une magnifique session de ce « Smoke »
où le jazz vit si intensément dans toutes ses dimensions, en
particulier dans celle d'un jazz enraciné dans ce courant principal
ancré dans les valeurs du blues, du swing et de la spiritualité.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Walter Ricci / David Sauzay Quintet Nice & Easy
Come and Dance With Me, Nice &
Easy, Too Close for Comfort, Fly Me to the Moon, On a Clear Day,
Fascinating Rythm, I Love You for Sentimental Reasons, You Make Me
Feel So Young, Just in Time, Anema e core Walter Ricci (voc), David Sauzay (ts,
fl), Pierre Christophe (p), Michel Rosciglione (b), Bernd Reiter (dm)
+ Fabien Mary (tp) Enregistré le 19 novembre 2014, Le Pré
St-Gervais (93) Durée : 44’ 37’’ Jazztime 01 (Wiseband)
A 26 ans, le chanteur napolitain Walter
Ricci aligne déjà douze années de carrière professionnelle. Un
enfant de la balle qui est né avec le jazz dans l’oreille. Ce
disque est d’ailleurs dédié à l’une de ses idoles qu’enfant
il cherchait à imiter : Frank Sinatra. Walter n’a pas le
coffre de son illustre aîné, mais c’est un crooner plein de
charme et qui sait swinguer. Bon scateur (« Just in Time »),
il se promène avec aisance sur le répertoire de « Frankie ».
Pour autant, c’est le groupe qui l’entoure qui suscite vraiment
notre intérêt. Le quintet de David Sauzay est excellent ! Le
leader, en premier lieu, tout en suavité, partenaire idoine pour le
chanteur, glisse quelques mesures de « Nutty » au détour
d’un solo sur « You Make Me Feel So Young ». Et avec le
renfort de Fabien Mary (sur « Too Close for Comfort »,
« On a Clear Day », « Fascinating Rythm »),
c’est encore mieux ! Pierre Christophe soutient superbement
les solistes, Rosciglione est plein de finesse, Reiter tient les
baguettes de façon impeccable. Un régal.
Jérôme Partage
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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George Robert & Kenny Barron The Good Life
The Good Life, Hymn to Life, Spring Can Really Hang You up the Most, Florence, Japanese Garden, A Time for Love, Billy Strayhorn, Pully Port, Lush Life,Goodbye George Robert (as), Kenny Barron (p) Enregistré les 19-20 mai 2014, Genève Durée: 48' 17" Somethin’ Cool 1005 (www.georgerobert.com)
George Robert All-Star Quartet New LifeBlue Ray, Dr. John's Calypso, Florence, Clouseau, Cannonball, Japanese Garden, Hammer's Tones George Robert (as), Dado moroni (p), Peter Washington (b), Jeff Hamilton (dm) Enregistré les 20 octobre 2014 au Théâtre Del Gatto, Ascona, 1 et 25 octobre 2014, Jazz Club Thalwil 2-7 Durée: 49' 29" GPR 1008 (www.georgerobert.com)
De Suisse nous est venue la grande nouvelle du retour de George Robert, excellent saxophoniste alto, disparu des écrans du jazz suite à une longue maladie qu’il a surmontée avec un courage et une conviction où le jazz a certainement joué un grand rôle. Car de cet artiste, dont Jazz Hot a retracé régulièrement le parcours (n°615) et relaté le travail depuis les années 1990, il faut remarquer cette recherche de beauté et cette exigence de perfection qui appartiennent aux artistes de jazz les plus sincères, les plus profonds. Depuis longtemps, George Robert nous a habitués à l’excellence, privilégiant pour sa production artistique enregistrée les rencontres avec les meilleurs musiciens de jazz de la planète (et parfois au-delà du jazz, comme Ivan Lins, Abre Alas). Il laisse ainsi depuis la fin des années 80 une belle œuvre enregistrée, ponctuée de véritables trésors. Dans ce voyage (c’était le titre de l’article que nous lui avions consacré en 2004), il a côtoyé Tom Harrell, Clark Terry, Dado Moroni (que nous retrouvons ici), Randy Brecker parmi beaucoup d’autres. Il a aussi dialogué avec Phil Woods (Soul Eyes, Mons records), une de ses inspirations évidentes –avec Cannonball Adderley et Charlie Parker– quant au lyrisme et à la sonorité, et Bob Mintzer, qui arrangea la musique de certains enregistrements (Abre Alas). Tous deux rédigent quelques notes de livret pour chacun de ces deux albums, saluant tout à la fois de beaux enregistrements et le retour à la vie et à la création d’un ami-artiste. George Robert a enfin enregistré avec le grand Kenny Barron (Jazz Hot n°575) à cinq reprises, dont deux fois en duo dont celle-ci (cf. Peace, Jazz Hot n°620); Kenny Barron, l’un des géants du jazz d’aujourd’hui, un artiste d’une rare profondeur, d’une écoute extraordinaire, et donc le partenaire rêvé d’un enregistrement très spécial. Il s’agit d’une véritable renaissance musicale de George Robert, que nous retrouvons ici d’une intensité que seules confèrent les épreuves de la vie, comme le dit d’une autre manière Bob Mintzer. Il n’est donc pas du tout gratuit que le duo avec Kenny Barron s’intitule The Good Life, pendant que le quartet avec Dado Moroni (Jazz Hot n°642), Peter Washington (Jazz Hot n°581) et Jeff Hamilton (Jazz Hot n°661) ait pour titre New Life. Le ton des deux albums diffère: le premier, enregistré en studio, est une merveilleuse conversation intime entre deux artistes accomplis qui se retrouvent après une épreuve qui a engagé la vie. George Robert, avec un son très droit, parfois vibrant, y raconte avec intensité le plaisir de retrouver la vie (avec «The Good Life» de Sacha Distel, un émouvant original «Hymn to Life») et d’autres thèmes originaux ou standards, d’une beauté sans pareille («Billy Strayhorn» et «Lush Life», «A Time for Love», «Goodbye»…). Dans cette atmosphère, son lyrisme est partagé, magnifié par un Kenny Barron, un géant dans ce registre intime. Du grand art, souligné par Phil Woods. Le deuxième enregistrement, en public, est d’une tonalité plus joyeuse, celle de la vie qui a repris son cours, celle d’une rencontre de George Robert avec trois musiciens de haut niveau, une section rythmique hors norme, constituée pour l’occasion, une tournée d’une dizaine de dates, par le judicieux George Robert qui sait donc toujours s’entourer des meilleurs. Pour commencer la fête, un blues, comme il se doit, dédié à Ray Brown, pour la terminer un autre blues dédié au batteur du groupe, tous les thèmes étant de la veine de George Robert, ajoutant à ses qualités d’expressions, celles de compositeurs. Le swing est à la fête, nos oreilles et chaque parcelle de notre corps aussi, car le jazz prend une dimension particulière. Dado Moroni possède un drive capable d’entraîner le public, qualité qui est bien entendu une des facettes principales du puissant et fin Jeff Hamilton. Quant à Peter Washington, dans cet environnement, il est, bien sûr et comme toujours, essentiel. George Robert se fait plus exubérant, et c’est un réel plaisir de le savoir si ludique («Dr. John Calypso»). Ce retour de George Robert, sous ces deux facettes de la renaissance et de la fête, est un moment exceptionnel, pour l’artiste bien sûr qui renaît à la vie, mais aussi pour tout amateur de jazz capable de sentir la profondeur et la diversité des émotions qui traversent ces enregistrements. Welcome back, Mr. George Robert!
Yves Sportis © Jazz Hot n°673, automne 2015
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Manuel Rocheman / Nadine Bellombre Paris-Maurice
Ene zoli reve, Just Love, La mer la,
Can't Hide Love, Mo lé ou, Come Together, Nadine, Ki to lé, Nature
boy, The Island, Send in the Clowns
Manuel Rocheman (p), Nadine Bellombre
(voc), Kersley Palmyre (b), Maurice Momo Manancourt (dm), Christophe
Bertin (dm), Marie-Luce Faron (voc), Patrick Desvaux (g), Olivier Ker
Ourio (hca), Samuel Laval (as) Enregistré du 21 au 24 Juillet 2013,
Ile Maurice Durée 54' 26'' Berlioz Production 1272014/1 (Rue
Stendhal)
En tournée à l'île Maurice en 2012,
le pianiste Manuel Rocheman (un des rares élèves de Martial Solal
puis, un temps, compagnon de route des frères Moutin) fait la
connaissance de la fine fleur des musiciens de l'île que lui
présente Linley Marthe (le bassiste des dernières années de la
carrière de Joe Zawinul). Il s'éprend alors du « Sega »
et du « Mayola », les formes traditionnelles de la
musique et de la danse, des Seychelles, de Maurice et de la Réunion.
Enregistré sur place un an plus tard, ce CD témoigne du fruit de
ces rencontres. Curieusement, le jazz y fait assez bon ménage avec
les codes rythmiques spécifiques des îles occidentales de l'océan
Indien, pas si éloignées, il est vrai des côtes africaines.
Chantés en créole par Nadine Bellombre, la plupart des morceaux
sont autant d'occasions pour le pianiste de mettre en valeur ses
talents de soliste dans le registre purement jazz qu'on lui connait.
L'osmose se fait d'autant plus facilement que la chanteuse ne
méconnait pas non plus le répertoire du jazz et de la pop en usage
sur les deux rives de l'Atlantique (témoins son interprétation très
« soul » de « Come Together » et sa version
façon « crooneuse » de « Nature Boy »).
Sympathique et de bon aloi, ce disque
ravira les amateurs des croisements musicaux, d'autant qu'Olivier Ker
Ourio y fait, en quelques mesures (sur un titre seulement, et c'est
bien dommage...), des miracles.Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Ben Sidran Blue Camus
Soso's Dream, Blue Camus, « A »
Is for Alligator, The King of Harlem, Rocky's Romance, Wake Me When
It's Over, There Used to Be Bees, Dee's Dilemna
Ben Sidran (p, voc), Ricky Peterson
(org), Billy Peterson (b), Leo Sidran (dm) Durée : 45' 08'' Enregistré le 9 novembre 2013, Paris Durée : 44' 08'' Bonsaï Music 141001 (Harmonia Mundi)Ben Sidran (Jazz Hot n°597) est
une personnalité attachante au CV éblouissant. Vedette de la
chanson pop, certes (une trentaine de disques à son actif), mais,
surtout, viscéralement attachée aux valeurs du jazz. Il a fait une
thèse de littérature anglaise à l'université du Sussex
intitulée: Une histoire culturelle de la musique noire en
Amérique ; il a animé des émissions sur le jazz, produit sur
son propre label des artistes tels Richie Cole, Jon Hendricks ou Tony
Williams; il a souvent fait appel à des musiciens de jazz sur ses
albums (Peter Erskine, Eddie Gomez, Johnny Griffin), et joué sur
scène avec des stars : les frères Brecker, Gil Evans, Dizzy
Gillespie ou Bobby Mc Ferrin...
Son dernier CD n'est pas seulement
dédié à Albert Camus, comme l'indique le titre, mais aussi à
George Orwell, Federico Garcia Lorca, Lewis Carroll, et Jackie Mc
Lean…(jazz et littérature, ses deux passions). Si l'anglophone
hésitant n'accèdera pas à toute la subtilité des textes, les
mélodies élégantes, la voix et la scansion « chantée-parlée »
swingantes de Ben Sidran ne manqueront pas de le séduire.
Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Curtis Stigers Hooray For Love
Love Is Here to Stay, Valentine's Day,
You Make Me Feel So Young, Hooray For Love, The Way You Look Tonight,
Give Your Heart To Me, That's All, A Matter Of Time, If I Were a
Bell, You Don't Know What Love Is Curtis Stigers (voc, ts), John
« Scrapper » Sneider (tp, vib), Matt Munisteri (g),
Matthew Fries (p), Cliff Schmitt (b), Keith Hall (dm), Cyrille
Aimée(voc) Enregistré les 15, 16, 17 avril 2013,
New York Durée : 39' 29'' Concord Records 0888072344754
(Universal)
Le titre éponyme de cet album, Horray
for Love, est une composition originale de Curtis Stigers, qui
joue du saxophone et la comédie, qui écrit des chansons et en
chante… Au seuil de la cinquantaine, cet artiste complet venu du
rock et de la pop music, revient à la musique de ses premières
amours, celle de sa solide formation initiale de
clarinettiste-saxophoniste à la High School de Boise en Idaho. Il
propose dans cet album une direction plus sage et plus respectable à
sa carrière et pour ce faire choisit la voie/voix jazz avec une
dizaine de morceaux empruntés au répertoire des standards
(1936-1955) : de Gershwin à Frank Loesser et même Steve
Earle, en passant par Joseph Myrow et Jerome Kern, plus deux
originaux personnels dans la veine de celui dédicacé à son mentor,
Gene Harris, « Swingin' Down at Tenth and Main ». Accompagné par des musiciens de
qualité, nés comme lui dans les sixties, il fait preuve d’un
talent original dans sa façon originale d’aborder un répertoire
qu’on ne lui connaissait pas. C’est propre, personnel, ça
swingue ! Et, pour ne rien gâcher, c’est simplement fait
mais avec beaucoup de professionnalisme. Dans sa manière de chanter
et de poser son discours sur le tempo, Curtis évoque le regretté
Nino Ferrer, qui eut, avant lui, un parcours similaire. La section rythmique tourne comme une
horloge autour de Matthew Fries (p), accompagnateur averti, Matt
Munisteri (g), Cliff Schmitt (b) et Keith Hall (dm). Pour cette
séance, il a obtenu le renfort du trompettiste John « Scrapper »
Sneider, également producteur de ces enregistrements. Son style
évoque Clark Terry et Buck Clayton à la fois ; il apporte à
ces faces un réel lyrisme qui complémente bien le caractère un peu
« rock » de son style vocal. Cyrille Aimée, qui apporte
son concours en duo pour « You Make Me Feel So Young »,
apporte une touche de grâce à son propos aussi matois qu’incertain. Horray
for Love n’est pas un
album révolutionnaire ; mais il est bien construit, bien
interprété et s’écoute avec plaisir sans lasser.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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Baptiste Trotignon Hit
Choral, Abracadabra, Paul, Spleen, Air,
Busy Brain, Happy Rosalie, Liquid, Solid, Désillusion, Choral Again. Baptiste Trotignon (p), Tomas Bramerie
(b), Jeff Ballard (dm) Date et lieu d'enregistrement non
communiqués Durée 51' 01'' Naïve 624471 (Naïve)
Pour réussir ce CD Baptiste Trotignon
a mis toutes les chances de son côté en se faisant épauler par
deux excellents sidemen : Thomas Bramerie et Jeff Ballard. En
effet, sa musique, complexe, savante, mais purement « jazz »,
échappant à toute tentative de classification, exige des qualités
musicales peu communes. Ainsi « assuré » tel un
grimpeur, le pianiste peut se lancer dans une aventure néanmoins
pleine de risques que l'auditeur tente de suivre sans vraiment
pouvoir éviter une certaine forme de vertige. Car rien n'est
linéaire dans ce cheminement qui n'évite jamais les voies les plus
difficiles. Les changements brusques de rythmes, de climats et de
structures, et les fins imprévisibles déstabilisent et fascinent.
Un véritable dépoussiérage de « l'art du trio ».
Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°673, automne 2015
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René Urtreger René Urtreger Trio – Yves Torchinsky, Eric DervieuAll The Things You Are, Con Alma, Gracias Paloma, My Old Flame, Blues for Alice, Valsajane, Un Poco Loco, Bleu Roi*, La Fornarina, Facile à dire, Thème pour un ami, Polka Dots and Moonbeams, Like Someone in Love, The Duke René Urtreger (p, piano solo*), Yves Torchinsky (b), Eric Dervieu (dm) Enregistré le 30 avril 2014, Studio de Meudon (92) Durée: 1h 00’ 27” Carlyne 23 (Socadisc)
René Urtreger se fait rare en concerts et en festivals, mais reste présent. Les privilégiés parisiens ont eu la possibilité de l’entendre en club au mois de juin 2015 avec ce même trio plus Sylvain Bœuf et Eric Le Lann et en trio en août 2014. Cet album lui vaut le Prix de l’Académie Charles Cros 2014. C’est que le pianiste, qui fait les beaux jours des scènes françaises et européennes depuis les années 1950 ne finit pas de surprendre. Les spectateurs du Dizzy’s Coca-Cola Club au Lincoln Center de New York ont été étonnés de découvrir cet homme de 80 printemps, plein de fougue juvénile, jouer un répertoire avec un esprit aussi authentique, les créateurs ayant presque tous disparu. Le musicien est généreux mais le pianiste est concis, et l’artiste peu bavard: une vingtaine d’albums en leader depuis 1955. Comme s’il se méfiait de l’habitude et de la redite; l’homme aime le trio de Michelot et Humair, avec lesquels à plusieurs reprises, il fit des parcours brefs, à Tochinsky et Dervieu, les fidèles. Ses albums apparaissent le plus souvent sortis de l’improviste et surprennent d’avantage encore par leur ton, par la manière dont le classicisme à chaque fois épuré accouche d’une nouvelle modernité hors de mode. Ces quatorze plages constituent une sorte d’anthologie de pièces qui ont, dans ce dernier demi-siècle, écrit autant qu’illustré son parcours de pianiste ancré dans le jazz de sa génération, le bop. Au programme quatre standards, composés dans la décennie 1934-1944 (deux de Van Heusen; un de Jerome Kern et de Sam Coslow) que ce style a imprimés de sa ponctuation et de ses gimmicks et quatre classiques de cette école bebop, écrits dans les année 1950 par quatre de ses représentants emblématiques (Gillespie, Parker, Powell et Brubeck). L’ensemble s’articule autour de cinq de ses compositions en forme de commentaires. Au milieu de cet ensemble, une méditation en piano solo sur le blues en fa, «Bleu Roi», dont il dit ne pas vraiment savoir quand il en a commencé l’exploration systématique, structure toujours remise sur le métier. En tout état de cause, ses deux maîtres, ses références, sont Bud et Monk, relus et leur musique recomposée en une seule, budmonkienne, mais différente, tout droit sortie de son imaginaire. C’est aussi beau qu’impressionnant d’aisance, la réinvention urtrégienne. L'ordonnancement du trio est de forme très classique: une voix principale, le piano accompagné de la contrebasse et de la batterie, jouant dans ses trois variantes et leurs combinaisons: le solo de l’un d’eux (piano dans «All the Things You Are»; batterie dans «Un Poco Loco»; la contrebasse dans «Thème pour un ami») soutenu en retrait; le dialogue à deux voix accompagnées par le troisième («Con Alma», «Gracias Paloma»); enfin le quatre/quatre («Blues for Alice», «La Fornarina»). Ce trio très équilibré dans le rapport entre instruments –même si la place du piano est dans l’ensemble dominante– swingue magnifiquement. Les trois musiciens conversent et se répondent; parce qu’ils s’écoutent. Torchinsky est parfait: soliste brillant et seconde voix au contrepoint riche («Con Alma», exposition à l’archet lyrique sans pathos!), son accompagnement est rigoureux et sa mise en place parfaite. Dervieu est une révélation dans cet album: il accompagne avec beaucoup de finesse et participe sans écraser l’ensemble; ses solos sont bien construits et répondent à la logique esthétique de la pièce. Quant à René, lui-même, sa manière est surprenante, éblouissante de sérénité; son solo improvisé, superbe de sobriété, met en évidence sa musicalité et la qualité de son toucher pianistique. L’enthousiasme, la spontanéité maîtrisée («Like Someone in Love») et la fougue («Gracias Paloma») couvent toujours sous le pianiste lumineux («Polka Dots and Moonbeams»). De l’Urtreger à l’état pur: fort et intense! Comme dans les grandes pièces, il y a toujours quelque chose à découvrir. Mais la finesse et la tenue rendent cette musique formidable d’évidence. Elle s’écoute sans difficulté, sans jamais lasser. Comme dans les grandes pièces, il y a toujours quelque chose à découvrir. Urtreger est un très grand interprète qui chante à l’oreille.
Félix W. Sportis© Jazz Hot n°673, automne 2015
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André Villéger / Philippe Milanta For Duke and PaulI
Let a Song Go Out of My Heart, Day Dream, U.M.M.G, Sentimental Lady,
Paul’s Tales, Major, E.S.P., A Flower Is a Lovesome Thing, EKDE,
Raincheck, The Shepherd, Serenade to a Bus Seat, Take the A Train, I Got
It Bad André Villéger (as14, ss4,8, ts, cl9), Philippe Milanta (p) Enregistré les 29 et 30 juin 2015, Studio de Meudon (92) Durée : 1h 06’ 46” Camille Productions MS 062015 (camilleprod@orange.fr)
André
Villéger et Philippe Milanta labourent depuis de longues années le
fertile univers de Duke Ellington, de son complice Billy Strayhorn, et
les rêves de Paul Gonsalves qui en sont un des éléments constitutifs.
On se souvient du bel enregistrement, Duke Ellington and Billy Strayhorn’s Sound of Love, effectué à Bayonne pour le label Jazz aux Remparts, lors du festival du même nom, en 1999 (Jazz Hot
n°569). Si on ajoute le directeur de séance, François Biensan, on sait
avant même d’écouter cet enregistrement que la moisson va être réussie.
On s’impatiente donc de découvrir quelles sont les facettes mises en
valeur par ces deux musiciens hors pairs, en devinant qu’il en sera de
même pour le prochain qu’on espère déjà. D’abord la formule du duo
saxophone-piano laisse beaucoup de liberté à deux grands instrumentistes
complices pour faire briller leurs qualités et les extraordinaires
compositions de Duke Ellington, Billy Strayhorn, Clark Terry, plus deux
originaux dûs aux deux auteurs de cet enregistrement. Ce que révèle
chacun des musiciens, au-delà de sa maîtrise technique, est, pour
Villéger, un beau son feutré, une douceur souple, une sensualité
parfois, qui se concentrent en particulier dans l’exploration des
mélodies: c’est un pur bonheur. Milanta, en pleine force de son
expression, est de son côté plus aventureux. Il est celui qui étire,
développe l’univers ellingtonien. Mais pas de fausses idées, le
pianiste n’est pas un «déconstructeur». Il est au contraire celui qui,
ayant exploré son Duke jusqu’à la moelle, connaît les ouvertures
infinies de cette œuvre, initie à la découverte, et développe avec
aisance telle ou telle piste, se risque sur toutes les passerelles
lancées par le Duke et son compositeur favori, Billy Strayhorn, sans
jamais oublier son point de départ, donc sans jamais se perdre. La
complicité est parfaite, et s’il est bien entendu que le saxophone est
la voix de ces mélodies, que le cadre harmonique et rythmique est
l’œuvre du piano, il n’y a pas de domaines réservés, d’interdits dans
cet enregistrement. André Villéger, tel un Paul autre car il n’y a
aucune copie, joue d’un lyrisme sans bavardage, et Philippe Milanta se
révèle non seulement un connaisseur de toute les signatures
ellingtonniennes mais aussi un grand musicien, un grand du piano jazz,
passionnant d’inventivité, digne de ce que cet instrument donne de
meilleur aujourd’hui, car on pense évidemment aux George Cables, Kenny
Barron, Dado Moroni, Benny Green, Eric Reed, etc. car le jazz propose
une extraordinaire tradition de pianistes, des anciens jusqu’à la
nouvelle génération. On ne dira pas que le choix des compositions est
parfait, ce qui semble aller de soi pour de tels connaisseurs de
l’œuvre, mais on remarquera que les 14 thèmes n’excèdent pas les 7
minutes et se limitent parfois à moins de 4 minutes; ces durées
homogènes alliées à la beauté des thèmes garantissant une sorte de
concentré de perfection d’expression, de légèreté et une nouvelle vie
parfois à des thèmes très écoutés. On dira aussi que les deux
compositions originales sont dignes de l’ensemble, un splendide «Paul’s
Tales», plein de douceur, un «EKDE» très original avec André Villéger à
la clarinette et une belle ligne de basse au piano en contrepoint. Enfin
comment ne pas saluer l’œuvre ellingtonnienne à l’origine d’un si bel
enregistrement? Comment ne pas saluer cette idée, apparemment simple
mais rarement comprise –pas par l’auteur du livret en tout cas– que
c’est dans les plus belles terres du jazz qu’on puise l’inspiration
nécessaire à la poursuite de l’excellence du jazz, l’énergie
indispensable à toute création, et que le ressourcement est un impératif
culturel; en aucun cas un prétexte pour la mise en valeur d’un artiste.
L’œuvre d’Ellington parmi d’autres est inépuisable. Sur ce sujet,
aucune incompréhension du côté de nos deux magnifiques musiciens: toutes
leurs fibres sont constitutives de la grande terre du jazz dont ils
tirent le meilleur, en savants et en amoureux de cette musique, pour
donner de très beaux fruits.
Yves Sportis © Jazz Hot n°673, automne 2015 |
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