Sur la route des festivals en 2014
Dans
cette rubrique « festivals », vous pourrez accompagner, tout au long de
l'année 2014, nos correspondants lors de leurs déplacements sur
l'ensemble des festivals où Jazz Hot est
présent, édités dans un ordre chronologique inversé (les plus récents
en tête). Certains des comptes rendus sont en version bilingue, quand
cela est possible, que vous pouvez repérer par la présence d'un drapeau
correspondant à la langue en tête de texte (sur lequel il faut cliquer
naturellement).
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Colmar, Haut-Rhin Colmar Fête le Printemps, 4 au 21 avril 2014
Depuis
quelques années l'Office du Tourisme de Colmar a décidé de fêter le
printemps en musique, en organisant des concerts de musique classique.
Depuis deux ans, une manifestation intitulée Sinti Swing and Co
vient compléter cette programmation. Cette jeune manifestation puise sa
programmation principalement dans le bassin rhénan, mais laisse une
place à toutes les musiques de la communauté des gens du voyage qu'ils
soient gitans, tziganes, manouches ou romani. Le jazz n'est donc pas le
seul invité de ce festival assez unique en France, mais il en est aussi
une partie qui parfois fédère ces différentes traditions. Chaque soirée
est en général divisée en deux sets avec une formation différente pour
chacun d'eux. Les quelques jours passés à Colmar nous ont permis de voir
sept formations différentes qui représentent une revue de détail des
musiques actuelles sinti, jazz et autres dénominations.
11 avril.
Les deux concerts de cette journée ont été les plus ancrés dans le
jazz. Le quartet dirigé par le guitariste Wawau Adler est assez proche
du Quintette du Hot Club de France, dans l'esprit du moins. Si la
musique est différente de celle de Django Reinhardt, elle s'inscrit
largement dans le swing des années trente. Le quartet met en avant deux
solistes : le guitariste et la violoniste Eva Slongo (qui parlant
français traduit les annonces de son leader). Au travers de leurs
improvisations se redessine le paysage manouche déjà évoqué par Django.
Le lyrisme n'est jamais absent de chacun des solos même si Joël Locher
le bassiste et Robert Weiss à la guitare rythmique apportent un soutien
nettement plus discret que la pompe manouche qui caractérisait le
quintet de Django et Grappelli. Le quartet propose une musique
chatoyante où la mélodie demeure l'élément prédominant.L'atmosphère
change pour le deuxième concert où le trio orgue, guitare et batterie
s'écarte plus de la tradition manouche. André Ceccarelli à la batterie
rappelle un précédent trio avec Joey DeFrancesco et Bireli Lagrene où
trois musiciens virtuoses se déchaînaient sur leurs instruments en
d'énergiques duos et jeux à trois. Ici au contraire, le trio se place
dans l'esthétique du bebop et hard bop des années 50 sans rechercher la
démonstration personnelle mais plutôt un son d'ensemble dans la
tradition manouche rhénane avec Jermaine Landsberger à l'orgue Hammond
et Paulo Morello à la guitare, tandis qu'André Ceccarelli apporte toute
la tradition du jazz. Sur des sonorités manouches transposées dans
l'univers du jazz américain des années 50. Le trio propose une musique
où la rythmique tient une place beaucoup plus importante et pousse
largement la mélodie. Cette musique est assez proche des derniers
concerts de Django Reinhardt au club Saint-Germain où il commençait à
s'intéresser au bebop vers une esthétique différente de celle qui est
devenue la référence du swing manouche.12 avril.
Le groupe 7'O Swing annoncé sur les programmes comme un duo
violon-guitare et accordéon, devient un trio avec le guitariste
rythmique Gigi Reinhardt. Martin Weiss leader de la formation occupe une
double place de soliste : il débute à la guitare avant d'enchaîner au
violon tandis que sa compagne Carmen Hey distille à l'accordéon le swing
sinti et la grande tradition du musette. Ici les quatre musiciens sont
nettement plus loin du jazz, mais peut-être rappellent-ils cet
entre-deux où dans les bistrots au nord de Paris les manouches
participaient aux orchestres de bal, et où certains d'entre eux
combinaient leur swing aux valses et javas. L'accordéon apporte la base
musette de la musique, la guitare de Gigi Reinhardt un soutien plus
mélodique que rythmique. L'accordéon et le violon s'accordent
parfaitement pour développer le lyrisme des mélodies teintées des
couleurs musette et manouches pour une musique intimiste mais qui recèle
une belle énergie.Avec
Roby Lakatos c'est toute la variété hongroise et la grande musique
tzigane que développe un orchestre parfaitement rodé où apparaît
l'instrument le plus caractéristique de la musique hongroise : le
cymbalum. Sorte de piano ouvert où les touches et les marteaux ont
disparu et sont remplacés par de petites mailloches qui frappent
directement les cordes ; cet instrument donne un son cristallin qui
détermine la couleur de la musique. Roby Lakatos propose un jeu d'une
grande versatilité. Le répertoire tzigane, classique hongrois et plus
largement européen, la musique russe, trouve en ce violoniste un
brillant interprète, parfois un peu trop démonstratif, avec un spectacle
bien rodé qu'il emmène parfaitement en arpentant la scène et
distribuant les solos tant à Laszlo Balogh le guitariste qu'à Jeno
Lisztes le joueur de cymbalum ou à Kalman Cseki un pianiste
percussionniste.
Lorsqu'il
appelle Myriam Fuks, présentée comme la reine de la chanson yiddish, ce
sont deux cultures proches et parfois en voie d'extinction qui se
rencontrent. Avec une belle voix chaude elle détaille les joies et les
malheurs d'une culture que l'holocauste a presque fait disparaître.
Avec beaucoup d'humour, elle présente en français les chansons qui
racontaient la vie des petites gens des villages et ghettos de l'Europe
de l'est. Et lorsque Roby Lakatos et Myriam Fuks font semblant de
découvrir que leurs deux cultures portent les mêmes sonorités, on peut
comprendre que souvent les minorités opprimées portent en elles une
pulsion particulière, ce décalage rythmique qui est parfois le swing.13 avril.
Le dimanche présente deux concerts du guitariste Samson Schmitt qui a
réuni deux formations différentes avec des musiciens manouches et
quelques musiciens de jazz qui viennent d'autres voies du jazz. Samson
est le fils de Dorado et le Tchavolo Schmitt son oncle. Il appartient
donc à une famille de musiciens comme de nombreux manouches pour qui la
musique est une passion et une belle source de revenus. Pour perpétuer
cette tradition, Samson Schmitt inclut son frère Bronson à la guitare et
sa fille Steffi, huit ans vint chanter deux chansons. La première
partie est consacré à un orchestre à géométrie variable avec le
tromboniste David De Vrieze et le violoniste Alexandre Cavalière et
plusieurs guitares rythmiques. La musique de Samson Schmitt est très
personnelle dans sa sonorité qui demeure quels que soient les
interprètes même si cette première partie avec de nombreux musiciens
manque un peu d'unité. La deuxième partie compte un orchestre
beaucoup plus stable avec surtout Pierre Blanchard au violon qui se
coule avec plaisir dans la musique du guitariste. Ludovic Beier à
l'accordéon apporte un autre lyrisme à la musique. Et plus tard le
pianiste hollandais Peter Beets apporte la touche swing nécessaire en
complément à Pierre Blanchard plus moderne dans sa façon d'aborder la
musique. Samson Schmitt, sans chercher la virtuosité développe une
musique très personnelle où, sans abandonner la tradition, il creuse sa
propre voie. La jam session finale qui regroupe les onze musiciens
présents sur scène n'apporte rien de plus à un spectacle agréable où les
invités ont un peu pris le pas sur la cohésion de l'orchestre.
15
avril. Un seul concert est prévu ce mardi qui est également notre
dernière soirée à Colmar. Le violoniste Yardani Torres Maiani porte lui
la tradition espagnole des gitans. Mais son orchestre marque une volonté
d'intégrer l'ensemble des musiques des différentes traditions, des
tziganes aux gitans. Son orchestre qu'il a appelé « Les Princes du Bac
Sauvage » en référence à un quartier des Saintes Maries de la Mer
comporte deux guitaristes Roma Gilles Moffat et Enge Helmstetter ainsi
que Fabyan Andreescu au cymbalum et Karim Alami au chant. Sa musique se
promène au quatre coins de l'Europe, de l'Espagne aux confins de la
Roumanie. La musique est très variée du flamenco dont les influences
arabes sont rehaussées par la présence du chanteur marocain Karim Alami.
La variété gitane est évoquée par des mélodies qui rappellent celles
des Gypsy Kings, les voisins arlésiens. Les musiques d'Europe de l'est
sont également bien présentes et la virtuosité de Yardani Torres Maiani
tend à créer une sorte de musique classique des gens du voyage, un peu
comme le fait Roby Lakatos.Colmar Fête le Printemps propose une
belle revue de détail de toutes les musiques manouche, tziganes, gitanes
qui, quel que soit le nom qu'on leur donne sont d'abord basées sur la
dextérité sinon la virtuosité des guitaristes et des violonistes. Il
semble se dégager une volonté de fusion de ces différentes traditions à
l'heure où la sédentarisation pourrait couper les différente familles
les unes des autres. Ces musiques restent largement familiales et le
jazz n'est qu'un élément parmi d'autres. Mais tous demeurent liés par la
tradition et la liberté.
Guy Reynard Texte et photos © Jazz Hot n° 667, printemps 2014
Bergame, Italie Bergamo Jazz, 21-23 mars 2014
Pour sa 26e édition, la troisième et la dernière sous la direction artistique d’Enrico Rava, Bergamo Jazz a pleinement confirmé une identité arrivée à maturité. Comme d’habitude les concerts avaient lieu au Teatro Donizetti, à l’Auditorium della Libertà et au GAMeC, les dix concerts ont été joints aux grands événements musicaux de recherche et proposés aux jeunes émergents, selon une ligne désormais affirmée.
Parmi les grands concerts au Donizetti, on doit signaler quelques déceptions. Le quartet de Joshua Redman n’a pas exprimé la cohésion et l’intensité habituelles. Redman a maintenant standardisé son binaire en un post bop moderne où la technique prévaut souvent au désavantage de l’âme. On apprécie le travail sur le registre grave du ténor, certains traits intimistes et l’entente avec Aaron Goldberg (p), Reuben Rogers (b) et Gregory Hutchinson (dm), spécialement sur les tempos rapides. Quant aux standards, aux exécutions scolaires de «Stardust» et «Bloomdido», s’oppose un « Let it be » ardent et viscéral qui suinte son essence gospel.
Dédié à Nino Rota, Il Bidone de Gianluca Petrella reste un projet inachevé, suspendu par des phases libres, des atmosphères vaguement felliniennes, et des citations des thèmes originaux mais qui ne conduisent pas à des développements efficaces. Avec son quintet et l’invité norvégien Mathias Eick (tp), Trilok Gurtu propose un assemblage mal assorti d’éléments jazzistiques, avec une empreinte superficielle du Davis électrique et des références à la tradition classique indienne. Musique conventionnelle, aux traits plastifiés, exhibition vide de technicismes dans lesquels se perd la maîtrise du percussionniste.
Myra Melford, Dave Douglas et Tom Harrell et le duo Michel Portal-Vincent Peirani ont offert une bien autre qualité. Avec le quintet Snowy Egret, la pianiste espace des passages atonaux aux collectifs d’extraction free, des thèmes fortement structurés en clés rythmiques avec des éclairs mélodiques jusqu’à des traces de blues et de boogie. La construction de puissantes pédales, de denses articulations et de tempos fluctuants a été confiée à Stomu Takeishi (elb) et Ted Poor (dm) ; la tâche de tisser des trames élaborées à Liberty Ellman (g) ; et celle de délivrer un chant profond de nuances timbrées et stylistiques à Ron Miles (cnt).
A la richesse harmonique et mélodique des thèmes de Harrell, Douglas s’adjoint la variété d’inspiration des protagonistes qui parvient à un équilibre admirable avec la poétique du collègue ainsi qu’avec l’opposition entre le phrasé éclatant de la trompette et les traits intimistes du bugle. Un équilibre valorisé par la finesse harmonique de Luis Perdomo (p), par les lignes prégnantes de Linda Oh (b) et les figures chatoyantes d’Anwar Marshall (dm).
Capables de transfigurer leurs instruments respectifs, Michel Portal et Vincent Peirani ont donné vie à une intelligente forme d’amusement : chants chorals, valses musettes, échos populaires, formes rythmiques balkaniques et afrocubaines, qui se succèdent en un kaléidoscope de résolutions de timbres.
Quant aux événements présentés à l’Auditorium della Libertà, le quintet de Nate Wooley (tp) puise dans le legs de l’Eric Dolphy d’Out to Lunch. Wooley prend des éléments de Don Cherry, Lester Bowie et Bill Dixon pour façonner son timbre, exploitant les surcharges et les sons parasites, instaurant avec Josh Sinton (bcl) une dialectique jouée sur les contrepoints, les oppositions et les amalgames, scandés par le swing fluctuant d’Eivind Opsvik (b) et Harris Eisenstadt (dm). Profitant des fréquents changements de métriques et des installations harmoniques variables, Matt Moran (vib) ouvre de nouvelles perspectives avec la profondeur de l’introspection.
Le Russ Johnson-Ken Vandermark Quartet est un collectif de compositeurs qui reprend les tendances de l’avant-garde de Chicago : analyse scrupuleuse des timbres ; improvisations libres d’origines free ; scansions soutenues gérées par Timothy Daisy (dm) et comprenant aussi des éléments funky et rock. L’interaction entre Johnson (tp) et les anches de Vandermark : un clarinettiste qui s’appuie sur des registres extrêmes entre Jimmy Giuffre et Anthony Braxton; un ténor anguleux qui se souvient d’Archie Shepp et d’Albert Ayler; un baryton utilisé d’un point de vue rythmique. Le violoncelle de Fred Lonberg-Holm construit de puissantes pédales et produit des timbres de guitares avec l’aide de la distorsion.
Parmi les jeunes présentés, Enrico Zanisi (p) propose un degré élevé d’interplay avec Joe Rehmer (b) et Alessandro Paternesi (dm). L’infrastructure classique, l’utilisation des arpèges et du langage harmonique, adjointes à une sensibilité mélodique remarquable, engendrent de possibles parallèles avec la poétique d’Enrico Pieranunzi.
Joao Lobo a démontré dans un set en soliste comment la batterie pouvait être une source éclectique de timbres inusités, avec l’aide d’objets et d’accessoires et la construction de modules de base sur lesquels se superposent des trames polyrythmiques en référence à une Afrique ancestrale.
Encore une fois, Bergamo Jazz a réservé d’agréables surprises dans les événements parallèles.
Enzo Boddi Traduction : Serge Baudot Photos © Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz Festival
© Jazz Hot n° 667, printemps 2014 |
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