Err

Bandeau-pdf-web.jpg
Luigi Grasso, Festival Jazz en Comminges 2014 ©Guy Reynard
Luigi GRASSO


Un Aria di Jazz

L’Italie est une terre fertile pour la musique et le jazz en particulier. Le Lyrisme de sa tradition est sans doute un facteur d’explication. Les musiciens y sont nombreux, précoces et depuis des années, nous avons pris l’habitude de découvrir des talents hors normes (Fabrizio Bosso, cf. Jazz Hot n° 671), autant par la qualité de leur expression que par leur précocité. Sans évoquer les musiciens aujourd’hui confirmés au niveau international, on se souvient de l’étonnement du public et des musiciens professionnels, européens ou américains, à l’écoute du tout jeune Francesco Cafiso retrouvant avec profondeur les accents de Charlie Parker ou de Benny Carter.

Le parcours de Luigi Grasso, qui joue de tous les saxophones, même si l’alto est son instrument principal, présente, en dehors de l’instrument, quelques analogies avec celui de Francesco Cafiso, puisqu’à 11 ans, il participait déjà aux master classes de la Berklee à Umbria Jazz, qu’à 13 ans, il enregistrait A Love Supreme en leader, et qu’à 15 ans, il recevait l’enseignement de Barry Harris, dont il est devenu l’assistant à un âge peu élevé. Wynton Marsalis, déjà conquis par Cafiso, dit de Luigi Grasso: «C’est l’un des jeunes musiciens les plus talentueux qu’il m’ait été donné d’entendre depuis 20 ans.»

Luigi Grasso, Fondation Boris Vian, 80 ans de Jazz Hot, Paris avril 2015 ©Patrick Martineau

Luigi Grasso est, à l’aube de la trentaine, en plein affirmation de son talent et possède ce que Wynton Marsalis apprécie au-dessus de tout chez un musicien, la personnalité, la stature. Nous l’avons apprécié sur les scènes parisiennes, en club, en leader ou en sideman au sein du Big Band de Michel Pastre et dans d'autres formations.
Il faut rappeler qu’il a été particulièrement bien entouré dans une famille tournée vers la musique, et il fait partie de cette nouvelle génération de musiciens déjà promis au plus haut niveau, et qui ont un parcours très organisé, savant, mais qui ont su aussi se donner les moyens d’en tirer un parti pour prolonger le jazz, ses racines, mais avec leur vécu et dans leur époque, sur le modèle, il faut bien le remarquer, de la famille Marsalis. On le constate avec Cécile McLorin Salvant, Aaron Diehl et d’autres encore dont l’excellence dans un jazz de culture est stupéfiante, et c’est encore plus étonnant quand on trouve cet esprit, cette culture et cette facilité apparente chez un musicien européen. Luigi Grasso appartient enfin à la riche tradition culturelle italienne.
Mais il ne faut pas se cacher la réalité d’une capacité de travail, d’écoute et une rapidité d’acquisition qui doivent beaucoup au travail, même si chez Luigi Grasso tout semble se faire dans la plus grande décontraction, avec une bonne dose de bonne humeur et une aisance certaine qui ne dissimulent pas non plus une belle culture artistique, musicale en particulier, et une concentration sur des objectifs précis et on ne peut plus jazz. C’est une bonne nouvelle pour le jazz.


Propos recueillis et traduits par Yves Sportis
Photos Emmanuelle Alès,
Patrick Martineau, Guy Reynard, Florent Ruiz-Huidobro

© Jazz Hot n°675, printemps 2016


Luigi et Pasquale (g) Grasso, adolescents ©photo X, by courtesy of Luigi Grasso

Jazz Hot: Tu es né en Italie, non loin de Naples…

Luigi Grasso: Oui, le 28 septembre 1986 à Ariano Irpino, dans la province d'Avellino, en Campanie.

Quand et comment as-tu rencontré la musique?

J’ai découvert la musique et le saxophone à 5-6 ans. Tout est né d'un problème d'asthme très grave et de l'idée de mes parents, grands passionnés de jazz et de musique classique, de me faire pratiquer des exercices de respiration grâce à un instrument à vent. Au magasin, j’ai choisi le saxophone alto, je me souviens encore très bien du voyage et de ce mur d’instruments étincelants!
Peu après, j’ai découvert que j’avais l’oreille absolue, mais surtout jouer me faisait me sentir vraiment mieux physiquement et donc la suite a été facile. À l'âge de 10 ans, le problème de l'asthme était résolu et la musique était devenu mon jeu préféré.
Pendant quelques années, j’ai été suivi par deux professeurs de mon pays pour les rudiments du solfège, du chant et de l'instrument, mais, dans cette première période, le travail pédagogique le plus important a été fait par ma mère qui a suivi au quotidien, avec affection et discipline, mon éducation musicale et celle de mon frère, Pasquale qui, alors, commençait la guitare.
Pasquale et moi sommes très liés humainement et musicalement, et ça a été certainement une énorme stimulation d’être deux, en particulier en raison de l'isolement de ma ville natale.

Pasquele et Luigi Grasso ©Emmanuelle Alès by courtesy

Le jazz est-il une passion exclusive ?

Le jazz est assurément pour moi très important et essentiel parce qu’il fait maintenant partie de mon instinct et de ma formation musicale, mais j’ai toujours éprouvé une forte attirance pour la musique classique et en particulier pour le répertoire symphonique et l'opéra. Cela m'a incité à étudier la composition, le contrepoint et le piano, d'abord en autodidacte, puis au Conservatoire de Bologne.
Entre autres passions artistiques, il y a la littérature, la poésie, le dessin, la peinture, mais au cours des dernières années, à la passion pour la musique s’est ajoutée celle de la photographie, qui combine mon besoin artistique figuratif à mes études de technicien de laboratoire de chimie et microbiologie. Je n’ai jamais exercé la profession, mais ces etudes m’ont sûrement aidé à compléter ma pensée artistique d’une pensée scientifique très utile pour étudier le contrepoint et la composition.

La photographie jazz?

Oui, la photo jazz mais pas seulement. La photographie est pour moi un moyen de fixer des moments et des émotions de façon indélébile; il n’est pas toujours facile de traduire ça en images mais j'essaie!

On te voit souvent jouer de l'alto, mais aussi du baryton, Quel est ton premier instrument, et celui que tu utilises préférentiellement ?

J’ai toujours joué toute la famille des saxophones, mais l’alto a toujours été ma voix principale, souvent combinée avec d'autres voix secondaires. A 12 ans, dans mon premier album, A Love Supreme, j’ai substitué le soprano à l’alto pour des raisons évidentes… Aujourd'hui que j’ai grandi, je peux me permettre le baryton et le ténor!

Parle-nous de ton expérience du jazz en Italie, de la scène et de ton ressenti de cctte histoire…

L’Italie a accueilli avec joie le jazz et les musiciens américains depuis les années quarante et, aujourd'hui, il y a de nombreux festivals, clubs de jazz dans toute la Péninsule.
J'ai eu la chance d'avoir entendu en direct de nombreux mythes du jazz, dont beaucoup malheureusement ne sont plus avec nous, comme Hank Jones, Ray Brown, Tony Scott, Phil Woods, etc. La première occasion de rencontrer des musiciens de calibre international, je l'ai eue à 10 ans en fréquentant les séminaires d'été du Berklee College of Music de Boston à Umbria Jazz. Je me souviens d’Elvin Jones jouant sur des chaises dans le jardin avec ses baguettes.
En Italie, j’ai eu la chance d'avoir travaillé avec d'excellents musiciens italiens et étrangers tels que Barry Harris, Steve Grossman, Gianni Basso, Renato Sellani, Dado Moroni, Rossano Sportiello, Luciano Milanese, Oscar Zenari, Luca Pisani et bien d'autres.
Même la liste des jeunes italiens est longue, et je ne les connais certainement pas tous, mais je ne peux qu'être d'accord avec Pat Metheny lorsqu’il cite Pasquale Grasso comme l'une des promesses du jazz international.

Luigi Grasso Quartet: Pasquale Grasso, Luigi Grasso, Ari Roland, Keith Balla, Festival Jazz en Comminges 2014, St-Gaudens ©Guy Reynard

Quand et pourquoi es-tu arrivé à Paris ?

Je suis arrivé à Paris en septembre 2010 pour enseigner au Conservatoires du 9e et 17e arrondissement. André Villeger avait pris sa retraite et Nicolas Dary (ts), avec qui j’ai collaboré de 2008 à 2012, m'a demandé si j’étais intéressé de présenter ma candidature. Les administrateurs ont décidé de m’engager, et ça a été le début de ma vie française. Je réside maintenant principalement à Paris. A l'enseignement s’est ajouté de nombreuses expériences et collaborations, avec entre autres China Moses et Raphaël Lemonnier, Alain Jean-Marie, Pierre Boussaguet, Fabien Mary… Les musiciens français m’ont chaleureusement accueilli, en me faisant immédiatement sentir que je faisais partie de la scène.

As-tu l'idée d'être un sideman ou un leader d'orchestre de jazz ou les deux?

Leader sûrement dans l’intention et par instinct. J’ai toujours travaillé en tant que sideman et j'aime ça parce que cela me permet de grandir d’une manière différente. Ecouter est parfois plus difficile que de parler…

Diriges-tu des formations actuellement?

Bien sûr!!! En 2012, j’ai enregistré le premier album de mon quartet, Ça marche, avec le label Echopolite qui a reçu d'élogieuses critiques. En 2013-2014, j'ai écrit la musique pour deux autres projets: The Greenwich Session, un octet jazz avec des compositions originales et des arrangements de standards de jazz, et Mariposas Mambos, un projet éducatif entre le jazz et la musique classique.
En avril 2014, avec l'Octet de jazz, j’ai enregistré New York All Stars avec John Mosca (tb), Chris Byars (ts), Fabien Mary (tp) et Stefano Doglioni (bcl), quatre super solistes qui se sont ajoutés à mon quartet avec Pasquale Grasso (g), Ari Roland (b) et Keith Balla (dm).
En 2015, j’ai réalisé qu’avec toute cette musique écrite, je devrais avoir quelque chose de plus imprévisible, libre et fou. J’ai donc décidé de former un trio, SaX mAdneSs (sic), pour explorer la seule interaction mélodique et de timbre entre le baryton et la contrebasse, soutenus par la batterie. Gilles Naturel et Stéphane Chandelier complètent l'orchestre avec lequel, en 2017, je vais présenter un hommage au génial Thelonious Monk à l'occasion du centenaire de sa naissance.

Luigi Grasso, avec son nouveau saxophone alto, Palais Royal, Paris 2016 ©Florent Ruiz-Huidobro by courtesy of Luigi GrassoAs-tu la volonté de gagner ta vie en te focalisant sur le jazz?
 
Le jazz aujourd'hui signifie tant de choses, et c’est seulement dans le monde du jazz lui-même qu’on peut avoir des expériences aussi variées. Ce qui m’intéresse, c’est de faire de la musique de haut niveau.

Composes-tu régulièrement?

Oui, très régulièrement et par nécessité. Quand j’écris, je ne me pose pas, bien sûr, la question du style de jazz, je laisse la musique suivre ma voie intérieure. Mais je crois qu'il est hypocrite de penser  «inventer» le jazz sans partir d'une grande affection à l'égard du jazz et d’une compréhension de l'histoire de cette musique. Il n'y aurait pas eu Brahms sans Beethoven.

Quelles sont tes inspirations principales?

Mon voyage musical a été imprégnée de jazz et de musique classique, et il serait difficile de faire une liste complète de mes principales sources d'inspiration. Si je dois ne citer que trois compositeurs-arrangeurs, il y aurait certainement Bach, Brahms et Ravel dans la musique classique et Basie, Strayhorn et Dameron dans le jazz; pour le saxophone, Charlie Parker, Don Byas et Lucky Thompson.

Quelle est la place du disque dans ton inspiration, ta pratique musicale?

J'écoute toujours beaucoup de musique de toutes sortes; cette semaine, par exemple, certains motets de Gesualdo da Venosa, Journal d'un disparu de Janacek et je réécoute quelques enregistrements magnifiques de Bix Beiderbecke («In a Mist», en particulier) pour écrire un arrangement pour Mariposas Mambo.
 
Luigi Grasso ©Emmanuelle Alès by courtesy


As-tu des projets de disques?

Je devrais enregistrer cette année à New York le deuxième disque de mon octet, The Greenwich Session, et, à Paris, le premier avec SaX MaDnEsS.

Qu’est-ce qu’un disque pour toi?

Une photographie de ma recherche musicale dans un moment précis de ma vie.
 
Lis-tu des ouvrages ou des revues de jazz?

Je lis de temps en temps des magazines de jazz, mais si j’ai du temps libre, je préfère lire de nouvelles partitions…
 
Tu as évoqué un projet autour des compositions de Tadd Dameron…

L'année prochaine, en dehors de l'hommage de mon trio à Thelonious Monk, j’aurai également un projet en octet pour le centenaire de la naissance de Tadd Dameron. La musique et les musiciens sont prêts, attendent les concerts, le disque viendra après!

Tu visites les Etats-Unis, et tu as enregistré à New York. Parle-nous de ta découverte du pays du jazz…

Ce sont deux cultures très différentes, celle des USA (New York, en particulier) et d’Europe, donc deux approches différentes de la vie et de la musique, mais je ne trouve pas que ce soit un problème, sinon je serais déjà parti… Ce qui est plus facile à New York, c’est de partager la musique au quotidien avec une communauté de musiciens plus large.

Quel est le sens du jazz en 2015-2016?

Je ne sais pas quel est le sens du jazz aujourd'hui, mais je rêve d'un jazz ouvert, qui soit libre dans l'expression et le geste, et qui, dans le même temps, maintient un lien avec son histoire, en particulier avec celle qui compte.

Quelle est la place de la mémoire, de la tradition dans ta pratique du jazz?

Une des qualités de l'art est d’être éternel, et il me semblerait stupide d'oublier le passé, même dans la pratique. Ne devrions-nous pas plus écouter ou jouer Bach et Mozart (et tous les autres ..) parce qu’il sont maintenant lointains dans le temps et loin de la mode moderne?

Quel est selon toi la place du jazz dans notre société du jour?

Le jazz a perdu son rôle de musique révolutionnaire il y a maintenant des années, et avec ce rôle de sa force sur la jeune génération …
 
Que t’inspire le public qui vient te voir, t'écouter?

Je me considère chanceux, le public qui m’écoute est toujours très généreux, indépendamment de son âge et de son bagage culturel.

Luigi Grasso ©Emmanuelle Alès by courtesy


Tes ami(e)s de ta génération, en dehors du cercle des musiciens, écoutent-ils du jazz?

Quelques-uns, mais trop peu!

As-tu l'idée de constituer une formation qui dure avec des musiciens réguliers ou préfères-tu que des projets se succèdent avec des musiciens différents?

Je crois en la profondeur et l'authenticité de la communication qui peut advenir indépendamment de la durée d'une relation.

As-tu un projet à long terme?

Un jour, je dirigerai et jouerai ma musique avec un orchestre symphonique!



CONTACT:
luigigrassomusic.com

Discographie

Leader/coleader
CD 1999.  Luigi Grasso & Teo Ciavarella Trio, A Love Supreme, Java Records
CD 2001. Luigi & Pasquale Grasso Groups, Dance of the Infidels, LP Records
CD 2006. Luigi Grasso-Renato Sellani, Introducing, Philology
CD 2007. Luigi Grasso-Nicolas Dary, The Plain but the simple truth, autoproduit
CD 2008. Fat Bros Quintet, Wail, Freecom Jazz
CD 2012. Luigi Grasso quartet, Ça Marche, Echopolite
CD 2014. The Greenwich Session, Luigi Grasso, New York All Stars, autoproduit

First recording, 1999

Luigi Grasso Octet, 2014









Sideman
CD 2010. Gaetano Riccobono, Fino a Domani, Jazzyrecords
CD 2010. Giuseppe Venezia and friends, Let the Jazz Flow, SiFaRe
CD 2011. Attilio Troiano, Something New, Sony Music
CD 2011. Duke Orchestra/Michel Pastre Big Band, Battle Royal, Sony Music
CD 2012. China Moses & Raphael Lemonnier, Crazy Blues, Universal
CD 2013. Nicolas Dary septet, L’autre Rive, Gaya Records

VIDEOS

2014. Luigi Grasso Octet: «Cherokee», «Lonely Paris», «Fears Disappear». Luigi Grasso (as), John Mosca (tb), Chris Byars (ts), Fabien Mary (tp), Stefano Doglioni (bcl), Pasquale Grasso (g), Ari Roland (b) et Keith Balla (dm): https://www.youtube.com/watch?v=PDQ9H3wQlFI&list=PLH9YBfQoSo9SJVBOsQdKxWfa96lSaxd-s

2015. SaX MaDnEsS, «Brilliant Corners», Luigi Grasso (bar), Gilles Naturel (b), Stephane Chandelier (dm): https://www.youtube.com/watch?v=RDvCB-NaEV4


Soundcloud: https://soundcloud.com/luigigrassomusic

*