Rémi Abram • Act Big Band • Antonio Adolfo • Cyrille Aimée • Monty Alexander • Louis Armstrong • Aurore Quartet • Dmitry Baevsky • Emmanuel Baily • Kenny Barron • CountBasie • Lionel Belmondo Trio • Belmondo Family Sextet • B.F.G. • François Biensan Octet • Ran Blake • Claude
Bolling • Céline Bonacina• Frederic Borey • Bossa Nova in USA • Christian Brazier • Katie Bull • Jean-Yves Candela • Frank Catalano / Jimmy Chamberlin• Joan Chamarro & Andrea Motis • Tom Chang • Fred Chapellier• Cyrus Chestnut • Pierre Christophe • Popa Chubby • Philippe Crettien • Dal Sasso-Belmondo Big Band • Miles Davis • Miles Davis • Pierre de Bethmann • Dee Dee Bridgewater •
Riccardo Del Fra • Jean-Pierre Derouard • Aaron Diehl • Lucy Dixon • Doré Marthouret Quartet • Philippe Duchemin Trio • Mark Elf • Andy Emler MegaOctet • Emler / Tchamitchian / Echampard • European Jazz Cool • European Jazz Sextet• José Fallot • Claudio Fasoli • Nicola Fazzini • Fiorini-Houben Quartet • Ella Fitzgerald • Chico Freeman • George Freeman & Chico Freeman • Larry Fuller • Champian Fulton • RichardGalliano / Jean-Charles Capon •
Red Gardland Trio • Melody Gardot • Erroll Garner• Viktoria Gecyte / Julien Coriatt Orchestra • Stan Getz • Aaron Goldberg • Jeff Hackworth • Rich Halley •
Scott Hamilton • Phil Haynes • Ian Hendrickson-Smith • Fred Hersch • Robert Hertrich • Lisa Hilton • Chris Hopkins & Berndt Lhotzky • Ramona Horvath• Hot Club de Madagascar • Abdullah Ibrahim • Chuck Israels • JazzAccordéon • Nicole Johänntgen• Quincy Jones • Kassap / Touéry / Duscombs• Manu Katché • Hetty Kate • L'Ame des Poètes • La Section Rythmique • Christophe Laborde • Prince H. Lawsha & Frédérique Brun • Le Jazz à l'écran • LG Jazz Collective • Susanna Lindeborg • Frédéric Loiseau • Jean-Loup Longnon • Isabella Lundgren • Claude Luter / Barney Bigard • Tom
McClung • Pete McGuinness • Cécile McLorin Salvant • Mack Avenue SuperBand • Richard Manetti • Manhattan School of Music •
Roberto Magris Septet • Perrine Mansuy • Delfeayo Marsalis • Fabien Mary •Merlaud / Rebillard • Laurent Mignard Duke Orchestra • Antoinette Montague • Jean-Marc Montaut • Christian Morin • No Vibrato • Kevin Norwood• Austin O'Brien • Jean-Philippe O'Neill • On Air & Fabrizio Bosso • Paris-Calvi Big Band • Paris Jazz Big Band • Michel Pastre • Jeb Patton •
Pierrick Pédron • Lucky Peterson • Valerio Pontrandolfo • PG Project • Eric Reed • Walter
Ricci / David Sauzay Quintet • George Robert • Duke Robillard • Justin Robinson •
Manuel Rocheman / Nadine Bellombre • David Sanborn • Julie Saury / Felipe Cabrera / Carine Bonnefoy • Eric Séva • Ben Sidran • Frank Sinatra • Steve Slagle & Bill O'Connell • Wadada Leo Smith • Curtis Stigers • Lew Tabackin • Ignasi Terraza •
Virginie Teychené • Claude Tissendier • The Cookers • Samy Thiébault • Sarah Thorpe• Baptiste Trotignon • René Urtrerger • Jacques Vidal •
André Villéger / Philippe Milanta • Heinrich Von Kalnein / Michael Abene • Reggie Washington • Miguel Zenón
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Aria, East
Coast West Coast, Les Feuilles Mortes, Night Stork, Goma, Sahel Al
Mumtanah, Bossa de l’Hiver, Letter From Home, Bron-Yr-Aur
Emmanuel
Baily (g), Lambert Colson (cornet à bouquin), Jean-François Foliez
(cl), Xavier Rogé (dm), Khaled Aljaramani (oud, voc) Enregistré
en mars 2015, Bruxelles Durée:
41' 06'' Igloo
Records 265 (Socadisc)
En totale adéquation avec
les objectifs des Jeunesses Musicales du Luxembourg Belge, de
Jean-Pierre Bissot et du Gaume Jazz Festival le projet d’Emmanuel
Baily prône la mixité. Nous aurions pu nous passer de chroniquer
cet album dans une revue spécialisée «jazz». Toutefois le projet
d’Emmanuel est tellement original par les couleurs qu’il
développe qu’il nous apparait intéressant d’attirer votre
attention. Dès l’écoute d’ «Aria», l’étonnante association
de la clarinette et du cornet à bouquin interpelle pour l’évidence
harmonique. Avec «East Coast West Coast», qu’il aurait pu
intituler «Nord-Sud», on sent déjà l’appel des grandes dunes
sahariennes (l’oud). Le chant de Khaled Aljaramani sur «Sahel Al
Mumtanah nous impose l’humilité; le solo d’oud est joliment
porté par l’accompagnement du guitariste ouvrant sur les entrelacs
des souffleurs. Un peu plus au Sud, sur l’équateur, il nous invite
à onduler du popotin congolien, comme un message d’espoir parmi
les viols et le génocide («Goma»). Le poétique «Night Stork»
s’inspire des battements d’ailes d’une cigogne … noire,
d’après l’auteur; majestueuse, quoi qu’il en soit
(re-recording de guitares)! L’originalité des «Feuilles mortes»
réside d’abord dans une longue intro à la gratte à laquelle
succède l’union des vents. Xavier Rogé (dm) poursuit par des
rythmes mats qui ouvrent sur un solo bien inspiré du clarinettiste.
Avec «Bossa de l’Hiver» et le druming hypnotique et binaire de
Rogé, Emmanuel Baily se sent pousser des ailes. Le délicieux
«Letter From Home» vient nous rappeler d’où il les tient! Pour
conclure sur un country sound, Emmanuel Baily fait un tribute
à Jimmy Page («Bron-Yr-Aur»). Ce sera l’ultime témoignage
(pour cette fois) d’un guitariste doué, d’un musicien ouvert et
d’un arrangeur d’une grande sensibilité. Non, mais! On n’a pas
d’œillères, nous, Monsieur!
Valerio Pontrandolfo & Harold Mabern Trio Are You Sirius?
Twenty, You, Touched, Tongue Out,
Recado Bossa Nova, Make Believe, Are You Sirius?, Rakin' &
Scrapin, Tune Up
Valerio Pontrandolfo (ts), Harold
Mabern (p), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm) Enregistré le 11 septembre 2014,
Vignola (Italie) Durée:
40' 22'' In
Jazz We Trust 001 (www.valeriopontrandolfo.it)
Ce
n’est pas sur le livret (à quoi servent-ils aujourd’hui)
que vous apprendrez quoi que ce soit sur Valerio Pontrandolfo. Ce
natif (24 avril 1975) de Potenza (Basilicata), dans le sud de
l’Italie, installé depuis 20 ans à Bologne, a étudié le
saxophone avec Piero Odorici puis a suivi l’enseignement si
recherché de Barry Harris, et pris des cours avec Steve Grossman et
George Coleman. Il a côtoyé sur scène (festivals européens,
clubs) beaucoup de beaux musiciens de jazz comme Steve Grossman,
Alvin Queen, Andrea Pozza, et bien sûr beaucoup de la scène
italienne du jazz. Le parcours est donc jalonné de références
solides, et d’une certaine manière on l’entend dans cet
enregistrement très jazz, c’est-à-dire pétri dans le blues, le
swing et l’expression hot. Comme le remarque l’auteur des
quelques mots d’introduction du livret, le ténor Eric Alexander,
habituel compagnon du trio très new-yorkais qui accompagne la
découverte de ce disque, Valerio puise aux meilleures sources,
celles de Sonny Rollins souvent ou de ses maîtres successifs. Nul
doute qu’il aime le jazz, et qu’il s’est fait un énorme
plaisir à jouer avec une section ryhtmique de rêve ou l’evergreen
Harold Mabern est soutenu par la paire complice et puissante de John
Webber et Joe Farnsworth. Beaucoup de standards, les bonnes
compositions sont recommandées quand il s’agit d’un disque de
présentation, et les quatre originaux sont très «classiques»,
dans le même esprit. Valerio est d’ailleurs très concentré sur
son sujet, il ne se laisse pas aller (les thèmes tournent autour de
4 minutes dans un disque de 40 minutes), et on peut le comprendre, un
maître du jazz l’accompagne. Un introduction donc sympathique qui
s’écoute avec plaisir d’un musicien qui n’a pas la prétention
d’inventer le jazz, même s’il a l’audace d’être le leader
d’un trio qui habite à l’étage supérieur. A suivre...
Just You, Just Me, The Petite Waltz
Bounce, Honeysuckle Rose, The Way You Look Tonight, It's the Talk of
the Town, Caravan, Cheek to Cheek, Look Ma-All Hands!, (There's) No
Greater Love, Lullaby of Birdland, I've Got My Love to Keep Me Warm,
Groovy Day, A Cottage For Sale, That Old Feeling, Misty, Afternoon of
an Elf, I'll Remember April, Autumn Leaves (Les Feuilles Mortes) ,
Mambo Carmel, The Man I Love, Time on My Hands, Passing Through, The
Way Back Blues, Soliloquy, You'd Be So Nice to Come Home to, French
Doll, The French Touch, Mack The Knife
Erroll Garner (p) et selon les thèmes:
Oscar Moore (g), Nelson Boud (b), Teddy Stewart (dm), John Simmons
(b), Shadow Wilson (dm), Wyatt Ruther (b), Eugene Fats Heard (dm),
Eddie Calhoun (b), Denzil Best (dm), Al Hall (b), Specs Powell (dm),
Kelly Martin (dm) Enregistré de 1948 à 1962, New York,
Carmel, Los Angeles Durée : 1h 12' 24'' + 1h 11'
55'' Frémeaux et Associés 3063 (Socadisc)
Dans The Quintessence, la
collection des compilations de grande consommation (on l’espère
pour la maison Frémeaux, c’est mérité), voici le deuxième
volume consacré à Erroll Garner qu’on retrouve ici en solo, trio,
quartet. Un bon texte d’Alain Gerber raconte toute
l’incompréhension du cas Garner qu’on peut résumer par un
génie «naturel» et modeste. Par «naturel», il faut entendre
«culturel», car toute la force de Louis Armstrong, Fats Waller ou
Erroll Garner était bien de donner naturellement à entendre
l’essence d’un jazz inspiré par des siècles de culture. Alain Tercinet s’occupe de la
sélection retenue et de son commentaire, et remarque (en les citant)
que la plupart des pianistes ont adoré Erroll Garner. Il rappelle
que son talent fut apprécié par Boris Vian et Charles Delaunay en
France. Il faut aussi se souvenir que, parfois, son plaisir de plaire
au public le privait de celui de plaire à une critique faussement
«intellectuelle». La variété du répertoire, l’absence de
barrière (technique, de tonalité, d’a priori stylistique et
autres) ont fait d’Erroll Garner un pianiste universellement
apprécié, d’abord des producteurs (il n’avait pas besoin de
plusieurs prises) et pas seulement des amateurs de jazz. Beaucoup ont
fredonné ses interprétations sans avoir de notions très précises
de ce qu’était le jazz, ce qui le rapproche à nouveau de Louis
Armstrong. Erroll Garner se place bien entendu
dans un ensemble culturel identifié, notamment par son lieu de
naissance, Pittsburgh, Pennsylvanie, une ville bénie pour le piano
jazz (de Mary Lou Williams à Ahmad Jamal), dans un moment où l’art
du piano atteint des sommets d’expression et de virtuosité, mais
la préexistence de Fats Waller, Earl Hines, Teddy Wilson, Art Tatum,
Nat King Cole et quelques autres, qui l’ont tous inspiré, ne
l’empêche pas de développer son style à nul autre pareil: un
style orchestral avec ses introductions légendaires, ses
développements sur tempos doublés («The Man I Love»), un délié
et une attaque puissante du clavier et de chacune des notes, avec ses
redoublements, un jeu en blocks chords légendaire, avec ce petit
décalage-retard qui détermine un jeu d’une souplesse
extraordinaire et qui est sa marque de fabrique, une musicalité
rhapsodiante, une gamme de nuances sans limite du lento-pianissimo au
forte-allegro et un swing qui, comme celui de Basie, pourrait servir
d’exemple parfait d’une des composantes essentielles du jazz. Le
piano de Garner, c’est le jazz en cinémascope. Pianiste de
culture, son oreille était capable de tout saisir (y compris chez
ses contemporains de Bud Powell à Oscar Peterson) et d’en faire du
Erroll Garner. Le génie du jazz est aussi là. De fait, Erroll
Garner a influencé, même à leur insu, tous les pianistes de jazz
(comme le remarque Jimmy Rowles dans une des citations du livret) et
au-delà. Bon, les amateurs auront déjà dans
l’oreille beaucoup de ces chansons qu’il a fait siennes ou qu’il
a composées («Misty», «Mambo Carmel»), mais pour les plus jeunes
ou les moins spécialisés, cet enregistrement sera une ouverture sur
un monde merveilleurx, si l’auditeur est capable, lui aussi,
d’écouter ce musicien extraordinaire sans les a priori sonores du
jour.
It Gonna Come,
Preacherman, Morning Sun, Same to You, Don’t Misunderstand, Don’t Talk, If Ever
I Recall Your Face, Bad News, She Don’t Know, Once I Was Loved + Palmas da Rua,
No Man’s Prize, March for Mingus, After the Rain, Burying My Trouble (sur la
version The Artist’s Cut)
Melody Gardot (voc, p,
g), Gary Grant (tp), Irwin Hall (as), Dan Higgins (ts, bs), Andy Martin
(tb),Pete Kuzma, Larry Goldings (org),
Mitchell Long, Dean Parks, Jesse Harris, Reese Richardson (g), Chuck Staab,
Vinnie Colaiuta (dm), Pete Korpela (perc), Heather Donavon, Clydene Jackson,
Julia Waters, Maxine Waters (bck voc)
Durée: 48' 52''
Enregistré à Los
Angeles, date non communiquée
Decca 4724682
(Universal)
Quatrième pépite pour la native de Philadelphie et une
nouvelle fois la finesse et la profondeur de sa musique sont au
rendez-vous.Melody Gardot joue un jazz
qui puise aux sources du blues et de la soul en y apportant ses couleurs faites
d’esthétique, de fashion week et de
joaillerie. Sur la galette cela se traduit par des compositions toujours aussi
fortes en émotion, une instrumentation sophistiquée avec des cuivres et des
cordes à volonté et un line-up de haute qualité.En plus d’Irwin Hall (as), Mitchell Long (g)
et Chuck Staab (dm), ses musiciens habituels, Larry Goldings (org), Dean Parks
(g) et Vinnie Colaiuta (dm) apportent leur expérience et leurs connaissances à
la formation constituée pour l’occasion. La jeune femme, pour qui la musique a
été une thérapie, conduit son navire vers les destinations qui lui
correspondent tout à fait. L’album est à la fois hot, tendre et spicy avec
un clin d’œil au free qui mérite
d’être souligné. Currency of Man
(version longue) ouvreavec «Don’t
Misunderstand», comme si l’artiste voulait nous extraire des champs de
coton du Delta profond pour nous amener sur la route d’une certaine libération,
avec l’orgue en soutien d’une voix gorgée de sensualité.La Gardot dit des choses fortes sur une
musique suave («Don’t Talk») ou plus funky («It Gonna
Come»). Aux détours de l’album, on retrouve le Philly Sound qui constitue la base principale de la production de
Larry Klein, qui avait produit My
One and Only Thrill, ainsi que Herbie Hancock et Joni
Mitchell. «Preacherman» est le morceau déclencheur de cette
direction. Lors de la tournée 2013 pour son album The Absence,Miss Gardot
jouait déjà cette pièce, dédiée à Emmett Till, jeune Afro-Américain
assassiné en 1955. Un désir de parler d’une période qui est
malheureusement toujours d’actualité outre-Atlantique. Le son est à présent
plus rond, un choix esthétique qui se combine fort bien avec les autres
morceaux franchementsoul («Same
to You») et cette référence à sa ville natale. Sur «She Don’t
Know», Melody Gardot joue avec les mots. En fait, sur ses chansons elle
parle de la vie qu’elle perçoit à travers sa propre existence. En cela elle est
jazz et le témoigne par certaines orchestrations et certaines interventions de
son fidèle Irwin Hall. Ce dernier devenant par instantsun Roland Kirk du présent avec ses deux saxos
en bouche («Bad News»). Enfin, comment ne pas évoquer«March for Mingus», un extrait
d’à peine une minute, pour rendre hommage au grand contrebassiste, mais qui sur
scène se transforme en plus de dixminutes d’intenses échanges jazziques. Un choix défendu par la
chanteuse, malgré les réticences de la maison de disques.
Au final, on stage,
le public peut être pas forcément féru de la note bleue, découvre une musique
qui peut lui paraître lointaine grâce à l’excellent travail de la guitariste
signée par Gibson. Pour les fans, il
y a encore «Burying My Trouble», et cette sensation que Melody vous
parle en direct pour vous dire l’essence de son existence. Ce dialogue ne peut
vous laisser insensible.C’est la magie
de Melody. Rendez-vous pour un nouvel opus qui semble-t-il pourrait avoir la
couleur du Brasil d’Astrud, Antonio et Stan?
The Katie Bull Group Project All Hot Bodies Radiate
The Crazy Poet Song, Venus on the A Train, Koko's Can Do
Blues, Ghost Sonata, The Drive to Woodstock, If I Loved You/ What if?,
Torch Song to the Sub, Love Poem for Apollo, I Guess This Isn't Kansas Anymore,
Some Perfume Home, Ding Dong the Witch Is Dead, Rapture for the David, The Sea
Is Full of Song Katie Bull (voc) Jeff Lederer (ss, ts), Landon Knoblock (p),
Joe Fonda (b), George Schuller (dm) Enregistré en avril 2013, Paramus (New Jersey) Durée: 1h 04’ 54’’ Corn Hill Indie (www.katiebull.com)
Katie Bull, poétesse d'avant-garde, compositrice et
arrangeuse, est fortement impliquée dans la défense de la nature et est très
préoccupée par les changements climatiques. Dans ce CD sous-titré
«Love-Nature-The Nature of Love», elle psalmodie (plus qu'elle ne
les chante) ses textes sur fond d'une musique de jazz tout aussi
intransigeante, car, l'engagement musical est total, etplus proche des véhémences du free jazz que
des candeurs du «flower power».
Si lasection rythmique ne mérite que des éloges,
Jeff Lederer, le saxophoniste, magnifique musicien, fortement influencé
parAyler, sideman occasionnel de Buster
Williams ou de Gunther Schuller et conseiller pédagogique du Jazz at Lincoln
Center est, quant à lui, digne d'encore plusde compliments. Ce disque étant avant tout un manifeste militant et ne
conviendra pas vraiment à une écoute familiale apaisée de fin de week-end....
Mais il rappelle à bon escient, s'il en est encore temps, que le jazz a aussi
une dimension politique.
Graffiti Celtique, Guizeh, Rue aux fromages, Nomade sonore,
Monsieur Toulouse, Popa, Kamar, Matin rouge, Sur le pont de Gazagou, Cheeky Monkey Eric Seva (ss, bs), Daniel Zimmerman (tb), Bruno Shorp (b) Enregistré à Maison Alfort, date non communiquée Durée: 59' 33' Gaya Music Production ESGCD001 (Socadisc)
Le saxophoniste Eric
Seva a le sens des titres qui font mouche pour décrire sa démarche. AprèsFolklores
imaginaires (en 2005 avec Didier Malherbe au doudouk) et Espaces croisés (en 2009, avec Lionel
Suarez au bandonéon), voiciNomade sonore, son dernier album. Ayant grandi dans un milieu très concerné par le bal musette,
il eutle privilège d'être initié au
jazz dès l'enfance par un grand expert en la matière, son voisinJean, l'immense (et si tendre) dessinateur
Cabu. Oui, celui là-même qui nous manque tant. Enfin, après de solides études
musicales, Eric Seva eut, la chance d'être choisi comme élève par Dave Liebman.
Alors, question métissages, il en connait un rayon.D'autant que ponctuée de rencontres
miraculeuses, sa carrière l'a conduit àenregistrer avec l'ONJ, Khalil Chahine, Didier Lockwood, Sanseverino,
Maxime Leforestier, Dick Annegarn ou... Céline Dion (pour faire court). Difficile de décrire sa musique tant elle déborde
d'influences diverses mêlant,parfois au
sein d'un même morceau, un folklore désuet revitalisé parles«notes bleues»,aujazz le plus swinguant.
Ecriture précise, larges plages d'improvisations, climats et rythmiques
combinantmoments de tension et de
plénitude dans un tourbillon frénétique rempli de rebondissements, ne cessent
de surprendre. Les très beaux sons de soprano et de sax baryton s'accordent à
merveille avec la variété des timbres du trombone (la prise de son est
remarquable), tandis que la basse et la batterie tiennent avec légèreté et une
grande complicité leur rôle indispensable de gardien du cap. C'est tout
simplement captivant! Ce disque est dédié aux douze victimes de l’attentat
de Charlie Hebdo. On comprend
pourquoi.
Julie Saury / Carine Bonnefoy / Felipe Cabrera The Hiding Place
Harufe, Laissez-moi, Through the Clouds, Desde Abrit,
Samuel, The Hiding Place, Horns and Horses, Vertigo, Un p'tit moi, Stars Fell
on Alabam
Julie Saury (dm), Carine Bonnefoy (p), Felipe Cabrera (b)
Enregistré les 3, 4 et 5 octobre 2013, Videlle (91)
Durée: 1h 00' 42''
Gaya Music Production 021 (Socadisc)
Quel est donc ce lieu évoqué par le titre de
l'album? Si c'est celui de l'origine géographique des membres de ce trio "mixte" (deux filles et un garçon) venant d'horizons si différents,
il faudra se plonger dans un atlas et se livrer à de sacrés calculs... Car si
Julie Saury est parisienne et Felipe Cabrera cubain (ou parisien?),
Carine Bonnefoy a des origines polynésiennes, mais a grandi en Provence... Quel
casse-tête! Peu importe, ils se sont trouvés et bien trouvés. Chacun a
apporté ses compositions, et le choix du seul standard (dédié à
Maxim... dont le nom de famille n'est pas un vraisecret et qui est joué avec beaucoup de
tendresse), n'a pas dû faire débat tant l'entente de ce trio semble totale.
Thèmes d'une grande qualité, mises en place découpées au scalpel (en trio on ne
peut guère parler «d'arrangements»), écoute de tous les instants,
respect de la parole de l'autre, changements de climats soudains et inattendus,
interactions éclairs, ostinatos furtifs, choix harmoniques audacieux et
surprises rythmiques diaboliquement maîtrisées. Bref, tout ce qu'il est normal
d'attendre d'un trio de "vieux briscards", rompus par des années de
tournées est là. Evident.
Ce CD est un prodige d'invention de grâce et d'authenticité.
Enregistré dans le confort d'un studio on dirait presque un live.
Une vraie réussite!
Baiao loco, Quel chic, Blue Samba, Il pleut bergère, Astor,
Lucie, Aria pour Michèle, Anatelius, Petite valse, Suite pour piano et quatuor
à cordes, Like a child Jean-Yves Candela (p), François Arnaud, Bertrand Cervera
(vln),Vincent Aucante (avln), Thierry Amadi (cello), Marc Bertaux (b), Realcino
Lima Filho dit Nenê (dm) Enregistré en mai 2006, Paris Durée: 51’ 58’’ JMS 111-2 (Sphinx Distribution)
La guimauve n’étant pas son fort, c’est toujours avec un peu
d’appréhension que le chroniqueur reçoit un disque de jazz «avec
cordes». Mais àl’écoute de
celui-ci, les craintes sont vite dissipées. Malgré un penchant certain pour le
côté fluide et nostalgique des harmonies de la musique brésilienne, le
pianiste, Jean-Yves Candela y signe des compositions énergiques et des
arrangements dénués de mièvrerie. Le trio piano, contrebasse, batterie emporte
l’enthousiasme par le dynamisme,la
précision, et la richesse harmonique de cette musique élégante et lyrique.
Thèmes de toute beauté, improvisations pertinentes et mises en place
redoutables de finesse ne souffrent aucunement de la présence des cordes,celles-ci n’étant pas, comme si souvent,placées en renfort ou en fond de scène. Mais,
postées à point, et parties prenantes du discours, elles participent pleinement
à sa réussite. Signe des temps, malgré les références de son auteur (Les
Etoiles, Elisabeth Kontomanou, Babik Reinhardt, Christian Escoudé, Sylvain Luc,
Richard Galliano, André Ceccarelli, JM Jafet, les frères Belmondo…), remarqué
par André Francis dès 1989, son disque sort presque dix ans après avoir été
enregistré… Dur dur de faire carrière quand on vit en province…
Smiles for Serious
People, Cyclone, Child's Mood, Crystal Rain, Shanty Trails in the Sky, Crossing
Flow, Two Sides, On the Road, Vantan Céline Bonacina (bs, ss), Gwilym
Simcock (p), Chris Jennings (b),Asaf Sirkis (dm) Enregistré du 25 au 27 août 2015, Meudon (92) Durée: 55’ 07’’ Cristal Records 245 (Harmonia Mundi)
Céline
Bonacina, saxophoniste baryton et soprano de 40 ans, originaire de Belfort,
s’est formée dans les conservatoires, cursus dont elle est sortie diplômée et
qui lui a permis d’enseigner pendant sept ans sur l’île de la Réunion. De
retour dans la métropole en 2005, elle crée son propre trio jazz et autoproduit
un premier album, Vue d’en haut.
Suivent deux disques en trio parus chez ACT, Way of Life (2010, avec la participation de Nguyên Lê) et Open Heart (2012, avec en invités Mino
Cinelu, perc, et Pascal Schumacher, vib). Trois opus marqués par la volonté
d’intégrer au jazz des influences world
music.
Avec Crystal Rain elle nous présente son
nouveau quartet acoustique, formation qui conserve une teinte world, et qui porte une musique
essentiellement écrite par son leader. Les
accents boisés du baryton de Céline Bonacina sont mis au service de
compositions aériennes, comportant des préoccupations esthétiques et une
tonalité qu’on pourrait qualifier de contemplatives et spirituelles (référence
au cristal qui dans la mouvance New Age est le prisme permettant une certaine ouverture
au monde).Si les notes
chaleureuses du baryton prédominent, Céline Bonacina utilise aussi le soprano
au travers de contrastes plus appuyés sur des plages atmosphériques mettant en
valeur le jeu inspiré des cymbales d’Asaf Syrkis. L’imaginaire
est fortement sollicité à l’écoute de cette musique dont l’onirisme ne se
dément pas, mais l’apparentement au jazz s’exprime ici principalement par les
arrangements et l’interplay présent entre
les instrumentistes.
CeCrystal Quartet utilise
des mesures composées, et bien qu’un véritable sens du collectif anime l’album,
la pulsation rythmique ne permet que sporadiquement la mise en valeur des
contributions propres à un musicien en particulier. Du coup, l’univers des
joutes instrumentales est à peu près absent du vocabulaire usité sur ces
pistes, remplacé par l’ambition d’élaborer un discours musical inédit, basé sur
les émotions. On ressent d’ailleurs clairement la présence d’autres courants
musicaux que le jazz parmi les influences de la saxophoniste (d’où une quasi
absence de swing), et surtout un véritable sens de l’ornementation qui ne relève
jamais de l’enluminure gratuite, de plus assorti de breaks bienvenus, qui émaille les titres les plus audacieux de ce Crystal Rain.
Le CD se clôt joliment
sur «Vantan»,
une ballade mémorable du contrebassiste, et paradoxalement c’est peut-être sur ce
titre (en dehors, bien sûr, de «Crystal Rain») qu’on ressent le plus l’âme
d’enfant sous l’égide de laquelle Céline Bonacina a voulu placer son œuvre.
Emile Saint Saëns,
Willie’O, The Stalker, You Make Me Feel so Crazy, Latina, Billy Hart, Brook,
Studio 16, Be Bop à Lulu
Jean-Philippe
O’Neill (dm), Ronald Baker (tp, voc), Philippe Petit (p), Peter Giron (dm)
Enregistré du 1er
au 4 février 2014, Paris
Durée: 48’ 39’’
Black & Blue
798.2 (Socadisc)
A tous ceux qui
n’entendent la créativité en jazz qu’en le dénaturant de son essence,
Jean-Philippe O’Neill oppose un démenti incontestable. Soit Willie’O, un album uniquement constitué
d’originaux, dans une tonalité globalement bop. Ceux qui fréquentent les clubs
parisiens, en particulier le Caveau de La Huchette, on pu repérer ce joyeux
gaillard aux côtés de Ronald Baker. Une enfance au Mexique, une adolescence à
Paris et une dizaine d’années à New York (il est diplômé de la Rutgers
University) ont par ailleurs donné au batteur des horizons larges et une solide
maîtrise du swing. Et c’est justement de cette rencontre avec l’ami Ronald –
nous explique-t-il dans la (trop) courte notice du CD – qui a jeté les bases de
ce quartet (ce qui ne nous étonne guère, tant ce projet paraît cousin des
albums de l’excellent Ronald Baker Quintet), lequel est fort bien complété par
l’une des Rolls parisiennes de la contrebasse, Peter Giron, et le groovissime
Philipe Petit.
Outre la qualité
des interprètes, celle des compositions – signées par les trois sidemen – et
des arrangements sont à souligner. Les ambiances sont variées, allant de l’évocation
de la musique d’Horace Silver (excellent «Emile Saint Saëns» de Petit) à un détour
par Cuba («Latina» de Baker), tandis que l’on compte quelques jolies ballades
portées par la sensibilité aiguë du trompettiste, en particulier sur les deux
meilleurs titres de cet opus: «Billy Hart» (un hommage bienvenu sur un
disque de batteur!) et «Brook», tous deux écrits par Peter Giron.
Willie’O est ainsi une œuvre collégiale dans laquelle le leader ne se met pas
en avant: à peine nous gratifie-t-il d’un solo en ouverture de «Latina» (où le
duo avec Philippe Petit, tout aussi percussif, fonctionne à merveille). Un
excès de modestie peut-être. Mais on ne va pas se plaindre que la belle
cohésion du groupe ni des couleurs subtiles que Jean-Philippe O’Neill distille
du bout des baguettes.
My Time Is Now, Ride On, Ballade for Kele, What Do You See?, Dirty Old Town, Happy, Main Street, She Moves Through the Fair, D’iazz Song, That’s True, Now and Then, My Dear Friend, And I Ask You Why, Love for Two Austin O’Brien (voc), Michel Pastre (ts), Christian Brun (elg), Philippe Petit (org), François Laudet (dm) Enregistré en 2014, Meudon (92) Durée: 56’ 39’’ Autoproduit (www.austinobrienmusic.com)
Les habitués du Caveau de La Huchette ont forcément déjà croisé sa haute silhouette au bar, dans le public et évidemment sur scène. Car cela fait dix ans que cet Irlandais à la forte personnalité fréquente le club de Dany Doriz. Entertainer se réclamant de la tradition des Harry Connick Jr, Frank Sinatra et Tony Bennett, Austin O’Brien propose un album qu’il présente avant tout comme un compagnonnage amical et musical avec Michel Pastre, François Laudet, Christian Brun et Philippe Petit, ce dernier étant l’auteur des arrangements. La qualité du groupe qui entoure le chanteur n’est effectivement pas le moindre des atouts de ce projet (le son hawkinsien de Pastre est tout simplement magnifique) comprenant à une large majorité des originaux, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent pour un disque de swing. Ces compositions sont toutes signées ou cosignées par le leader avec Petit, Brun, Michel ou César Pastre (on doit notamment au jeune fils du ténor – par ailleurs, excellent pianiste – une jolie ballade: «D’iazz Song») et elles sont de bonne facture (avec une mention spéciale pour «That’s True», concoctée par O’Brien et Petit). Côté reprise, on retiendra une surprenante version du tube R’n’B de Pharrell Williams, «Happy», – si bien jazzifié qu’on le prendrait pour un standard –, alors qu’avec le traditionnel irlandais, «Dirty Old Town», l’opération paraît artificielle. Résultat des courses: un disque fort sympathique porté par un interprète qui mérite de l’attention.
Magic Dance, Bud Like, Cook's Bay, In the Slow Lane, Shuffle Boil, Light Blue, Lunacy, Dreams, Prayer, Nightfall
Kenny Barron (p), Kiyoshi Kitagawa (b), Johnathan Blake (dm)
Enregistré les 4 et 5 juin 2015, New York
Durée: 1h
Impulse! 477 0129 (Universal)
Kenny Barron en trio, c’est un classique du jazz, l’un des
meilleurs de l’histoire. Il a aussi enregistré en solo (At Maybeck), en duo (Together avec Tommy Flanagan, Red Barron avec Red Mitchell, Two As One avec Buster
Williams, People Time avec Stan Getz,Night and the City avec Charlie
Haden), en quartet (la série des Sphereavec Charlie Rouse, Buster Williams et Ben Riley), voire en plus grande
formation, toujours de magnifiques disques, parce que Kenny Barron est l’un des
piliers du jazz d’aujourd’hui, un musicien qui a magnifié l’histoire du jazz
depuis sa jeunesse, aux côtés de Dizzy Gillespie dès 19 ans pour un parcours
d’excellence sans le moindre égarement.
En trio, comme dans tous les formats, c’est un géant, et la
connivence entre musiciens comme la large place laissée à l’expression de
chacun de ce format réduit, ont fait de cet échange à trois celui qu’il utilise
le plus en tournée. On se souvient, mieux, on se les repasse fréquemment, de
ses trios avec Buster Williams et Ben Riley (Green Chimneys, IMO Live),
avec Ron Carter et Michael Moore (1+1+1),
avec Cecil McBee et Al Foster (Landscape),
avec Ray Drummond et Ben Riley, un trio au long cours avec lequel il a souvent
tourné, l’une des plus belles réunions de l’histoire (Lemuria), avec Rufus Reid et Victor Lewis (The Moment), avec Charlie Haden et Roy Haynes (Wanton Spirit)… On pourrait s’étendre, mais il vaut mieux retourner
à son interview du n°575 de Jazz Hot,
avec la discographie détaillée qui vous donnera des idées et des envies de
disques de Kenny Barron.
L’essence du jazz y est dans toutes ses dimensions: la
qualité de l’expression (plénitude, nuances, récit), le blues, un swing jamais
contraint, l’originalité absolue et un sens rare de la mise en place, une sorte
de perfection harmonique et rythmique qui ne se départit jamais d’un langage
naturel, accessible. En homme de la mémoire du jazz, il n’oublie jamais ceux
qu’il admire (Thelonious Monk, représenté dans ce disque par deux thèmes) ou
qu’il a côtoyés: un beau thème très nostalgique («Nightfall») est dédié à
Charlie Haden, et bien entendu Kiyoshi y a une partie réservée.
Kenny Barron a, derrière sa science infinie du jazz et du
clavier, l’ouverture et l’humilité de servir le jazz, la musique avec naturel,
de mettre à la disposition de toutes les oreilles, même les plus profanes, la
beauté de cette musique avec son talent d’artiste accompli. Comme les plus
grands du jazz, Kenny Barron rend le jazz accessible à tous, et toujours avec
une modestie, une allure anti-star qui incarne l’esprit du jazz dans ce qu’il a
de meilleur. L’idéal artistique.
Dans ce disque, avec des partenaires triés sur le volet et
qu’il élève au sommet de l’expression, Kiyoshi Kitagawa (1958, Osaka) et
Johnathan Blake (1976, Philadelphie), il délivre encore une œuvre parfaite. Il
suffirait d’écouter le seul «Lunacy» pour s’en persuader, mais chaque thème est
une merveille, et le disque est d’une certaine manière encore plus abouti que
la prestation en concert à Paris (cf. nos comptes rendus), car chaque thème
profite d’une forme d’économie et de rigueur (de temps et d’espace) qui confère
plus d’intensité, comme dans «Prayer» où Kiyoshi Kitagawa nous gratifie d’un
très beau jeu à l’archet et Johnathan Blake de ses nappes aux cymbales comme
des voiles jetés sur les notes perlées d’un Kenny Barron extatique.
On devrait encore s’arrêter sur ce «Bud-Like», sur chacun
des thèmes, sur la construction du disque qui alterne thèmes aériens et
intense, tempos médiums et tempos rapides, originaux et classiques, avec l’art
consommé de Kenny Barron de savoir faire respirer la musique et l’auditeur,
pour la beauté de l’une et l’attention de l’autre. Kenny Barron est un sommet
de l’art du trio aujourd’hui, tant mieux pour le jazz et pour nous!
64 titres
Ella
Fitzgerald (voc) avec:
8 mai
1957: Don Abney (p), Herb Ellis (g), Stuff Smith (vln), Ray Brown (b), Jo Jones
(dm)
30 avril
1958: Lou Levy (p), Max Bennett (b), Gus Johnson (dm)
23
février 1960: Paul Smith (p), Jim Hall (b), Wilfred Middlebrooks (b), Gus
Johnson (dm)
28
février 1961 et 11 avril 1961: Lou Levy (p), Herb Ellis (g), Wilfred
Middlebrooks (b), Gus Johnson (dm)
16 mars
1962: Paul Smith (p), Wilfred Middlebrooks (b), Stan Levey (dm)
Enregistré
à Paris
Durée: 1h
16’ 03” + 1h 14’ 21” + 1h 17’ 39”
Frémeaux
& Associés 5476 (Socadisc)
Dans le
cadre de la collection «Live in Paris: la collection des grands concerts
parisiens», dirigée par Michel Brillié –qui rédige le texte du livret– et
Gilles Pétard, le directeur de feu la bonne collection Classics (intégrales
chronologiques du jazz, par musicien), voici le volume consacré à Ella
Fitzgerald, après Miles Davis, Quincy Jones, Ray Charles, Count Basie, et d’autres
sont à venir sans doute, sous le parrainage bienveillant du label de Patrick
Frémeaux, qui continue son œuvre. Puisse-t-on trouver la solution pour le
conserver au jazz dans la glace, mais actif, pour le siècle entier.
En
particulier, parce que ce coffret de trois disques est un événement majeur du
jazz et de l’art –puisqu’on parle d’Ella Fitzgerald– même si personne d’autre
que Jazz Hot ne le dit. On espère
quand même, après cette chronique, que les lignes bougeront… Les
enregistrements sont indiqués comme étant dus à l’équipe d’Europe 1 et crédités comme produits par Norman Granz, Frank Ténot
et Daniel Filipacchi. A ce propos, si l’essentiel des titres du volume consacré
à Count Basie était déjà paru à un titre près (chez Magic-Awe et Laserlight, cf.
discographie), cette mention d’une coproduction pour Ella est mystérieuse car
deux des trois sont morts et ne nous le diront pas, et que ce volume semble
intégralement inédit pour tous les discographes, ce qui en fait un diamant pour
tous les amateurs de jazz et de chant et de la First Lady, et ils sont
nombreux.
En effet,
la consultation des discographies d’Ella, alors qu’elle mentionne beaucoup des
concerts européens enregistrés lors de ces tournées de 1957 à 1962 (Berlin,
Rome…), produits par Verve, et donc enregistrés avec l’aval de Norman Granz à
l’époque, ne mentionne aucun des enregistrements d’Ella à Paris inclus dans ces
trois disques. Il est d’ailleurs douteux autant pour Ella que pour le Count que
l’enregistrement des concerts de 1957 soit dû aux techniciens d’Europe 1. A cette époque, Europe 1, dont l’émetteur est au-delà de
la frontière française, en Sarre qui a choisi l’Allemagne (en raison du
monopole des ondes en France), vient à peine de commencer à émettre depuis
1955, et non sans difficultés car le message est brouillé (cf. Dictionnaire de la Radio, Pug), étant à
l’époque une radio-pirate (sans accord formel d’émission et attribution d’une
longueur d’onde). La sulfureuse Europe 1,
en 1960-1962, bien qu’émettant alors, est encore au centre d’un conflit
juridique interne sur le nom même de son propriétaire qui provoquera un conflit
entre la France et la Principauté de Monaco (Histoire de la Radio en France de René Duval, Alain Moreau). Une
«guerre» que la France gagnera (pour une fois) mais qui n’est pas plus à son
honneur que celle d’Algérie.
Frank
Ténot, dans son histoire Radios
Privées-Radios Pirates (Denoël), qui reprend souvent les informations
telles quelles de René Duval, élude cette fois l’épisode de 1960-62, et signale
en forme d’épitaphe que le fondateur d’Europe
1, Charles Michelson, un industriel juif, mourut ruiné en 1970. Notre
imagination et quelques informations indiquent
qu’il fut doublement spolié de sa création (qui tire des racines
lointaines en 1936), d’abord en 1940 par Laval, en personne, puis en 1962, lors
de ces épisodes juridico-rocambolesques qui ont bercé la naissance d’Europe 1, qui mêlèrent en dehors de
Michelson, Sylvain Floirat, industriel au passé sulfureux, les Etats français
et allemands, la Principauté de Monaco, le monde de la finance de cette époque,
l’Assemblée nationale française, et brassèrent quelques milliards au total.
C’est une vieille histoire, aujourd’hui oubliée, qui dépasse l’imagination, et
nous en rappelle d'autres, plus actuelles.
Pour
revenir donc à notre disque, qui nous a permis de replonger dans une histoire à
la Dumas-père, mais qui se termine, selon notre imagination, moins bien pour le
bon que pour le truand, on peut imaginer que les actifs Ténot et/ou Filipacchi,
amateurs de jazz et activistes de la radio, pionniers du show business et à
l'orée d'un empire des médias (Pour ceux
qui aiment le jazz, et Salut les
copains sur Europe 1), aient
enregistré, avec leur Nagra III (apparition déterminante en 1958 d’un petit
enregistreur à bande de haute qualité entièrement transistorisé) ces concerts
d’Ella Fitzgerald, en se passant du consentement de Norman Granz qui veillait
jalousement sur sa perle rare et sur tous ses enregistrements. Le livret
rappelle justement l’attention extrême que Norman Granz portait à Ella
Fitzgerald. Cela expliquerait, on peut aussi l’imaginer, que Norman Granz n'ait
pas publié lui-même cet enregistrement, et qu’on ait attendu la disparition de
Norman Granz et plus de 50 ans de délai pour voir apparaître ces enregistrements
précieux.
L’auteur
d’un livret sympathique mais insuffisant vu la réalité exceptionnelle de cet
enregistrement – qui a pu aussi circuler entre collectionneurs, n’en doutons
pas, dans des éditions pirates non connus des discographes – raconte d’ailleurs,
en trouvant succulente l’anecdote, que l’un des jeux du 28 février 1961
consista à berner Norman Granz qui réclamait pour Ella, sous peine d’annulation
– Ella à qui on avait réservé pour toute loge un coin des coulisses et un paravent
– une loge équivalente à celle d’Edith Piaf, la sauveuse de l’Olympia, alors en
difficulté sur le plan économique. On trouva l’astuce d’un faux panneau Edith
Piaf sur une porte de placard. L'histoire fait «sourire jaune».
On
imagine (encore) que les relations d’alors avec Norman Granz n’étaient pas à la
coproduction d’un enregistrement d’Ella, comme l’indique le livret plus de 50
ans après. Et si tel avait été le cas, on suppose que ces enregistrements
auraient fini dans les archives de Verve, comme ceux des autres pays d’Europe,
et seraient disponibles depuis cinquante ans.
Mais bon,
tout ça n’est que de l’imagination, et le résultat est là…
On
découvre avec bonheur, la grande, la splendide, la surnaturelle Ella
Fitzgerald, au sommet de son art, pour plus de trois heures trente minutes de
musique inédite, au moins pour la plupart des amateurs. Merci à ceux qui ont
dévoilé ces merveilles du jazz.
La First Lady, non pas du jazz, mais of Song, au singulier, mérite ce titre.
Elle reprend non seulement quelques blues, avec autant de grâce que de
gouaille, Ellington, Monk, Strayhorn, Ray Charles, etc., mais encore le grand
livre de la chanson populaire américaine (Irving Berlin, George Gershwin, Cole
Porter, Johnny Mercer, Rodgers & Hart…) que justement Norman Granz l’a
incité à explorer dans le courant des années cinquante. Elle est en ce début
des années soixante et restera jusqu’à son décès en 1996, une icône du jazz, un
absolu du chant, l’équivalent de Maria Callas dans l’art lyrique classique.
Il ne
sert à rien d’isoler un thème dans cet ensemble d’un niveau exceptionnel. Il
suffit simplement de se rendre compte qu’un inédit d’Ella Fitzgerald, trouvé
dans la poussière du temps, doit être un événement artistique majeur de la
planète, comme le serait la découverte d'inédits de Maria Callas, ou la
découverte d’un tableau de Van Gogh dans un grenier.
Ce serait
alors un événement médiatique, un best-seller… Avec notre imagination, on peut
le souhaiter à la maison Frémeaux, elle le mérite pour ce travail exceptionnel
autour de la mémoire du jazz.
Good News, One Life, Peri's Scope, I'll Wait and Pray, A New
Day, KD JR. (In Memory of Kenny Drew, Jr.),The Power of Two, The Duke, Circle Into Your Grace, Whistling Spirits Steve Slagle (as, fl), Bill O’Connell (p) Enregistré le 12 septembre 2014, Paramus (New
Jersey) Durée: 53’ 23” Panorama Records 005 (www.steveslagle.com)
Cet album a vu le jour à partir de l’idée d’un hommage de Steve
Slagle à son ami Kenny Drew, Jr., pianiste de grand talent, prématurément
décédé, à 56 ans, en 2014. Steve et Kenny ont partagé plusieurs aventures
musicales ensemble, dont celle du Mingus Big Band, et Kenny avait participé à
des enregistrements de Steve (Reincarnation,
1994, chez SteepleChase). C’est l’occasion également pour Steve de retrouver un
autre vieux compagnon de route, Bill O’Connell, et de permettre aux amateurs
d’écouter cette musique de la nuance, de la profondeur, intime mais également
puissante et émouvante comme l’évoque le titre. Dans le jazz, la musique en duo laisse beaucoup de place à
l’expression de chacun et permet un dynamisme et une grande spontanéité par le
dialogue et bien sûr par la légèreté de la formule. Sur un répertoire
majoritairement de Steve Slagle, avec deux compositions de Bill, un standard du
jazz et deux compositions de Miles Davis et Dave Brubeck, Steve et Bill se
répondent avec complicité, vérité, et c’est tout l’intérêt de la
rencontre.Du beau jazz, où l’émotion est omniprésente, joué par deux
excellents musiciens. Steve Slagle alterne la flûte
et l’alto – cela enrichit la palette du duo d’autant que Steve Slagle y excelle
–, et donne la pleine mesure de ses qualités expressives qu’on apprécie depuis
tant d’années (belle sonorité). Bill O’Connell est à l’écoute, soutient ou
intervient avec un sens mélodique confirmé, un toucher très fin dans la grande
tradition du beau piano jazz si riche et élaborée. Un plaisir de disque de jazz
(avec tous les accents swing et blues) pour nous rappeler le regretté Kenny
Drew, Jr., qui partageait avec ces deux musiciens le sens de la musicalité. Des
musiciens au service de la musique et du jazz: excellent!
Afternoon in Paris, Garden at Life Time, B♭ Where It’s At, Minoru,
Yesterdays*, Day Dream, Sunset and the Mockingbird, Three Little Words
Lew
Tabackin (ts, fl), Boris Kozlov (b), Mark Taylor (dm)
Enregistré
les 20 mars* et 20 avril 2015, New York
Durée
: 1h’
Autoproduit
(www.lewtabackin.com)
S’il
enregistre peu, joue à Paris une fois par an, à peu près jamais en régions ni
dans les festivals de jazz, Lew Tabackin est pourtant bien présent. Il revient
avec un excellent album, autoproduit et enregistré dans les conditions du live au
Drum Shop de Steve Maxwell (le 20/04/15), à New York, avec le photographe/ingénieur
du son Jimmy Katz à la coproduction (un titre, «Yesterdays» ayant
été enregistré un mois plus tôt à son domicile).
Pour
ce trio sans pianiste, le format qu’il préfère, le ténor s’est entouré de ses
fidèles compagnons de route, Boris Kozlov et Mark Taylor, présents aussi sur Tanuki's Night Out (2002) et Live in Paris (2008). Il joue depuis une
dizaine d’années avec le bassiste et plus de trente ans avec le batteur. C’est
donc ici l’album d’un vrai groupe de jazz, avec une complicité musicale très
solide.
Les
standards choisis par Tabackin et ses compositions personnelles ont une
histoire et racontent une histoire: «Afternoon in Paris»
est un titre de John Lewis avec qui il jouait régulièrement, et enregistra
l’album Duo en 1981. C’est aussi une
composition qu’il interprète souvent, en tournée, et c’est l’hommage à Paris
après les deux attentats, ville avec laquelle il a noué de fortes attaches, et
dont il ne manque jamais de saluer en concert l’importance historique dans
l’histoire du jazz. Pour
sa «trilogie» japonaise, «Garden at Life Time» évoque
la fois où le patron du club de jazz Garden Cafe Lifetime, à Shizuoka, avait demandé au musicien
d’accompagner à la flûte le spectacle «Hagoromo»,
une des plus célèbres pièces de théâtre Nô ; «B♭ Where It’s At» est un hommage
au club de jazz B Flat, à Tokyo, où il joue depuis des
années;«Minoru» salue la mémoire de Minoru Ishimari, réparateur
de saxophones qui «sauva la vie» du musicien à de nombreuses
reprises lors de ses tournées au Japon.
Cette
sélection de titres et ce va-et-vient entre le ténor et la flûte ressemblent
bien à un des puissants sets de Tabackin qu’on peut entendre en club. Comme il
nous le racontait dans son interview (dans ce numéro 675), son approche des
deux instruments change du tout au tout. Et c’est bien deux voix qu’on entend, deux
personnalités distinctes: un ténor qui rugit, au gros son qui envahit la
salle, nourri de Coleman Hawkins, Ben Webster, Sonny Rollins, Zoot Sims (son
«grand frère»), avec ses improvisations intenses, brûlantes, et un
flûtiste, au son très personnel, qui apporte d’autres textures, d’autres
couleurs, dans un mélange de jazz et de tradition orientale, japonisante, classique.
Si le jeu du musicien est élégant, intègre et sans concession, il a d’autant
plus de charisme et de présence qu’il joue en totale confiance, soutenu par
deux excellents musiciens, très swing, toujours mis en valeur par le leader.Si les interprétations au ténor suffisent à elles seules à faire de cet
album une réussite, celles jouées à la flûte poussent le niveau d’un
cran supérieur: «Garden at Life Time» est plein de cette
tension dramatique qu’on peut imaginer sur la scène d’une pièce Nô, et son superbe
«dérangement» de «Sunset and the
Mockingbird», s’il est, dit-il, sa façon de taquiner les puristes de Duke
Ellington en incorporant autant de Charlie Parker que possible, il est surtout
l’affirmation profonde d’un musicien complet, inspirant, bouleversant et la
preuve que le jazz est un art bien vivant.
Chuck Israels Jazz Orchestra Joyfull Noise: The Music of Horace Silver
Sister Sadie, Moonrays, Creepin’ in, Doodlin’, Cool Eyes,
Opus de Funk, Strollin’, Cookin’ at the Continental, Peace, Home Cookin’, Room
608 Chuck Israels (b, dir), Charlie Porter (tp), John Moak (tb),
Robert Crowell (as, bar, fl), John Nastos (as), David Evans (ts), Dan Gaynor
(p), Christopher Brown (dm) Enregistré les 1-2 septembre 2014, Portland (Oregon) Durée: 1h 09’ 37” Qoulsatch Music 7827724472 (www.soulpatchmusicproductions.com)
Pour ceux qui se souviennent du beau parcours de Chuck
Israels depuis les années cinquante entre Eric Dolphy, George Russell, Cecil
Taylor et Bill Evans durant les années soixante avec qui il enregistra beaucoup
de disques remarquables, cet hommage à Horace Silver pourrait paraître curieux.
Pourtant, à y regarder de plus près, il n’étonne pas. Chuck Israels avait parlé
de jazz dans une interview accordée à Jazz
Hot (n°654), en 2010, et raconté comment il était né dans une époque
extraordinaire, peuplée de musiciens d’une intensité remarquable, et il raconte
dans le texte de livret comment lui et ses copains, dans cette époque, se
précipitaient pour acheter les premiers le dernier disque d’Horace Silver,
toujours entouré de la génération dorée de hard boppers, Art Blakey, Curley
Russell, Lou Donaldson, Clifford Brown, etc. Sa discographie, surtout en sideman, a aussi montré qu’il a
enregistré avec Coleman Hawkins,Stan
Getz, Barry Harris, Herb Ellis, et il a joué avec tant de musiciens de jazz
extraordinaires… Il raconte sa première rencontre avec Horace Silver, comme
auditeur d’un enregistrement de studio à la fin des années cinquante, et sa
profonde admiration pour le grand compositeur, dont il reprend ici un
florilège, et pour l’homme, une nature ouverte, joyeuse et généreuse, d’où le
titre de cet album, Joyful Noise. Et
on ne peut qu’acquiescer, car si un musicien a autant donné à la fois par son
rôle de transmission au sein de ses splendides orchestres, et par son talent de
magnifique compositeur et arrangeur, c’est bien le grand Horace Silver (cf. Jazz Hot n°528, 1996, avec une
discographie) disparu en 2014. Sa musique très personnelle, swingante («Room
608»), joyeuse («Doodlin’», «Sister Sadie») et parfois si émouvante («Peace»),
a tellement été reprise que cet hommage à l’un des très grands compositeurs du
jazz est évident pour tout amateur de jazz, et Chuck Israels en reste un,
au-delà de sa grande carrière. Le bassiste natif de New York, installé à Portland dans
l’Oregon, a fait appel à des musiciens de la scène locale, soit qu’ils y soient
nés comme Robert Crowell (McMinnville, à côté de
Portland), John Nastos, Christopher Brown, Dan Gaynor (Portland) ou
installés comme John Moak (Oklahoma),Charlie Porter (New York), David Evans (Alabama). Les arrangements sont
très respectueux de l’original (Gaynor respecte lui-même le jeu de piano de
Silver dans son phrasé), et le disque est excellent avec ce qu’il faut de
dynamique pour cette musique, et des instrumentistes de qualité. John Moak est
un beau trombone qui donne ici d’excellents chorus; Charlie Porter, qui a suivi
les enseignements de la Juilliard (jazz et musique classique) est un trompette
percutant, et chacun des saxophonistes apporte sa couleur. Mais cette musique,
conçue comme une sauce de grand chef étoilé, vaut par la couleur des
arrangements. Chuck Israels remarque un des attributs essentiels du jazz
dans les années cinquante, l’intensité des musiciens d’alors. Il est certain
que c’est aujourd’hui difficile de la retrouver dans une revisite, mais on
passe plus d’une heure de plaisir à l’écoute de ces belles musiques fort bien réinterprétées,
avec exigence, et nul doute que Chuck Israels s’est fait et nous a fait un
grand plaisir avec cette relecture de grande qualité.
Dark Blue, Interlude V-2,
Latina Bonita, Interlude V-6, My Scenery, Interlude V-9, Five Days in May,
Vonski, Interlude, Inner Orchestrations, Percussion Song Two, Chico, Interlude
V-5, What's in Between, Essence of Silence, Interlude V-4, A Distinction
Without a Difference, Interlude V-10, Angel Eyes, Percussion Song One, Marko*,
Chico & George Introductions
George Freeman (g, voices*),
Chico Freeman (ss, ts), Kirk Brown (p, clav), Harrison Bankhead (b, voc), Hamid
Drake (dm), Reto Weber (hang, perc), Mike Allemana (g), Joe jenkins (dm),
Joannie Pallatto (voices)*
Enregistré de septembre 2014 à
janvier 2015, Chicago
Durée: 1h 18’ 55”
Southport 0143
(southport@chicagosound.com)
Un album de famille sans nul
doute, et plus encore si on étend cette notion de famille à la ville qui a vu
naître l’oncle et le neveu, George et Chico, car on retrouve dans cette
production exceptionnelle, l’ensemble des composantes musicales qui font de
Chicago l’équivalant, au bord des Grands Lacs du nord des Etats-Unis, du Gumbo
néo-orléanais au sud, au bord du Mississippi. Ici, à Chicago, les influences,
musicales et plus largement humaines, culturelles, viennent de loin: de New
Orleans justement et de toute cette vallée fertile du grand fleuve (le Delta)
que les hommes ont remonté peu à peu pour vivre, apportant leur joie de vivre,
leurs peines, leurs traditions, leur culture. Chicago, la Cité du vent, est
aussi celle du blues, mais encore celle des grands orchestres, d’une tradition
du jazz qui remonte aux débuts du jazz, quand King Oliver, Freddie Keppard,
Earl Fatha Hines et Louis Armstrong en étaient déjà les rois, et peu après de
Benny Goodman. La descendance est riche. Chicago est enfin, sur le plan
musical, la ville qui compte une centaine de chorales religieuses, avec un
nombre d’obédiences sans égal aux Etats-Unis. Le fait religieux y est fort,
quelle que soit la religion; l’Islam, en particulier, y a son plus fort développement.
La dureté de la vie, du
travail, y a aussi créé une tradition de révolte, de force, qui a fait de ce pôle,
l’un des plus remuants politiquement, culturellement, religieusement des
Etats-Unis, et des plus radical en matière de combats pour les droits civiques.
C’est un représentant de l’’Illinois, Barack Obama, qui est le premier Président
des Etats-Unis d’origine africaine et américaine.
La vie culturelle est protéiforme,
et toujours particulière, avec une importante marginalité acceptée, et dans le
jazz-blues, très tôt dans l’après-guerre, des musiciens ont privilégié leur
ville plutôt que New York, encore à l’instar de ce qui s’est passé pour New
Orleans, un signe d’une forte identité culturelle au sens large de la mégapole
du nord. Chicago est toujours restée une étape importante de la reconnaissance
artistique aux Etats-Unis, en particulier sur le plan musical.
C’est dans ce contexte qu’ont vécu
les Freeman, et la famille Freeman, dans son ensemble peut être choisie comme
exemplaire de cette ville (George Freeman vient de faire la couverture du Chicago
Tribune). Le grand-père, George, policier de son état, joue du piano et
chante dans le registre de Bing Crosby; la grand-mère joue de la guitare et
chante parfaitement. A la maison, on héberge Louis Armstrong, l’ami de la
famille, lors de son arrivée puis de ses passages; on reçoit Earl Hines, Fats
Waller et Art Tatum… George amène le premier disque de Charlie Parker à la
maison. Les enfants vont évidemment en retirer le goût de la musique. Bruzz
devient batteur, Von saxophoniste et George Jr., ici présent, guitariste. Plus
tard, la troisième génération donne Chico Freman, le fils de Von, et on ne
connaît pas le reste de la famille, bien qu’on sache par ce disque que Mark
Freeman, le frère de Chico, n’est pas étranger au jazz. Cela rappelle encore
cette tradition familiale néo-orléanaise, et cet enregistrement Fathers
& Sons réunissant Ellis et Wynton Marsalis, Von et Chico Freeman. Comme
Ellis, Von et George sont restés dans leur ville de naissance, jouant le rôle
de passeur, de conservateur de la mémoire, mais également d’innovateur, de
professeur pour la nouvelle génération. Ils ont accueilli Charlie Parker que
toute la fratrie (Bruzz, Von et George) a accompagné, comme la plupart des
grands musiciens de passage, Lester Young, Coleman Hawkins, Coltrane, sans
aucun distingo générationnel. Chico, dans l’interview du Jazz Hot n°675
nous raconte sa détermination à jouer avec Elvin Jones, McCoy Tyner.
Leur manière d’aborder le jazz
n’est pas celle de New York ou de New Orleans. C’est un condensé de cette ville
où les racines les plus profondes (le blues, l’Afrique) jouxtent la modernité
la plus radicalement décalée (de Sun Ra à toutes les composantes de l’AACM créée
en 1965). On retrouve chez Von et George, et par ailleurs Fred Anderson (même génération)
qui n’ont jamais fait partie de l’AACM par choix, les caractères d’une musique
de recherche qui va devenir à l’AACM (à laquelle adhère Chico) un élément d’un
discours, parfois même d’un système pour certains. Ils sont dans l’esprit nécessairement
free de ce temps des Droits civils et de cette ville rebelle, sans adopter
l’esprit de système dont Chico est lui-même distant. Leur musique vient
toujours des racines, le blues y est une donnée essentielle, ce qui n’empêche
pas la liberté individuelle et la recherche de ce qui différencie, de ce qui
fait que chacun est unique.
Ce disque, construit comme une
rencontre familiale sur un trimestre (les photos dans la cuisine le disent
aussi), est ainsi une sorte de réunion de tout ce qui fait le caléidoscope
chicagoan, le beau son, les racines blues, africaines, la novation, le jeu, la
recherche, la famille au sens large, et la présence d’Harrison Bankhead (qui
nous gratifie d’un interlude à la Slam Stewart, basse et voix à l’unisson),
d’Hamid Drake, de Reto Weber indique encore que la famille chicagoane à
l’esprit large, et est toujours capable de se réunir, de proposer une synthèse
musicale, sans esprit de chapelle et avec ce grain d’originalité qui la rend si
précieuse (George est une rareté du jazz).
Le répertoire est composé
d’originaux de George (4), Chico (7), d’un standard («Angel Eyes») et
d’interludes (9) où la tension alterne avec la gravité, la sérénité ou la bonne
humeur, avec un thème ludique sans doute dédié à Mark Freeman, le frère («Marko»)
avec les voix de George et de la productrice en toute familiarité.
Une synthèse aussi de professionnalisme
et de vie quotidienne qui évoque encore le pôle sud du jazz, New Orleans.
Au-delà de la musique, cet
album, dédié par George à toute sa famille, et par Chico à Von et Ruby (sa mère),
est essentiel pour la leçon de sociologie musicale, ce qui ne nous étonnera pas
de ce personnage étonnant qu’est Chico Freeman qui cache derrière son art de
musicien, une joie de vivre et un rire éclatant, les attributs d’un excellent
professeur. Ses interventions lors de l’anniversaire de Jazz Hot, en
mars 2015, comme en de nombreuses autres occasions depuis 40 ans, témoignent
toujours d’un esprit aiguisé et particulièrement brillant, en matière de jazz
en particulier. Bon sang ne saurait mentir!
Jumeaux, Mister Jazz*, No
Blues°, Limelight, Old Trip, Argot, D’une étincelle, Atmosphère, Chuiquita José Fallot (b), Pierre
Olivier Govin (s), Franck Avitabile (p)°,
Renaud Palisseaux (p), Mike Stern (g)*, Etienne Brachet, (dm), Carole Sergent
(voc) Enregistré dans l’été 2014, Vannes (56) Durée: 47’08’’ Sergent Major Company 130
(EMI/The Orchard)
José
Fallot est un stakhanoviste de la musique. Né en 1955, il baigne très tôt dans
l’univers musical : son grand-père
maternel pratiquait le cornet à pistons, ses parents jouaient du piano. Au
début des années soixante-dix, attiré par les sonorités du British Blues il opte pour la six-cordes. Sa première formation
joue le répertoire des Stones et des Beatles, avec ungoût affirmé pour le jeu de Paul McCartney.
Il commence à s’intéresser au jazz, suit des cours avecYvon Gardette
(org) et Pierre Urban (g).C’est avec ce dernier qu’il commence à
«tourner». En 1987, il fait ses premiers clubs parisiens, passe à
la basse cinq puis six cordes, frettée ou non. Les tournées et festivals
s'enchaînent, notamment en compagnie de la chanteuse Carole Sergent, avec qui
il enregistre trois albums. Dans la
foulée,il produit des spectacles dont
un Tribute to Duke Ellington, avant
de devenir le bassiste du cirque Gruss. Il rajoute une nouvelle corde à son arc
en devenant programmateur (les Lundis Jazz et au Théâtre Montansier à
Versailles). Avec une telle expérience il se lanceenfin comme musicien leader et enregistre en
2009, Another Romantic. Le bassiste revient à la production
discographique avecun deuxième volume à
son opus de 2009. Entouré de ses fidèles musiciens de tournée, Pierre Olivier Govin
(s), Renaud Palisseaux (p) et Etienne Brachet, (dm),il s’adjoint aussi les services de Carole
Sergent (voc), Franck Avitabile (p) et Mike Stern (g). Le guitariste américain
apporte sa touche particulièrement flottante sur «Mister Jazz», dans
la foulée de la prestation de Pierre Olivier Govin, omniprésent. La chanteuse
se fait entendre de façon très subtile sur trois titres dont le très doux
«D’une étincelle». Quand au pianiste invité, il excelle dans l’art
de raconter une histoire («No Blues»).Le maître de Another Romantic vol.2 reste tout de mêmele bassiste qui charpente bien son projet par
une présence forte et mélodique de tous les instants. Renaud Palisseaux (p)
maintient un haut degré de prestation («Old Trip).L’entente avec son batteur reste de très bonne facture tout au long des neuf
plages qui constituent un bel album, dans une veine très traditionnelle aux
légers accents «fusion».
8
titres: voir livret Heinrich Von
Kalnein (ts-afl),Michael Abene (p) Enregistré
les 12 et 13 décembre 2014, Udine (Italie) Durée:
57’ 30’’ Natango Music 613-2 (www.natangomusic.com)
Le
saxophoniste-flûtiste Heinrich Von Kalnein a poursuivi une carrière pas tout à
fait jazz, mais il a travaillé avecle Vienna
Art Orchestra de 1996 à 2004, Le Jazz Big Band Graz et quelques pointures.Le
pianiste américain Michael Abene, né en 1942, est surtout compositeur et
arrangeur, ayant été le Chefdirigent du WDR Big Band of Cologne. Il a fourni
des arrangements à une foule de grosses pointures du jazz. Les voici
réunis en duo. Ils se sont rencontrés il y a une quinzaine d’années et ont
pensé qu’ils feraient un duo dans les vingt années à venir. Voilà, c’est
fait! Que dire? Les deux musiciens s’entendent bien, ont
manifestement du plaisir à partager leur musique, ils sont parfaits du point de
vue technique, mais de l’uniformité naquit l’ennui. Tous les morceaux ou
presque sont pris sur tempo moyen avec le même déroulement. Le saxophoniste
possède un son ample et chaud, il reste dans le médium et le grave, joue sans
fioritures, sans frime, mais hélas sans flamme, sans passion: c’est très
plan-plan. A la flûte il est d’essence classique. Seuls deux morceaux sortent
du lot: ««Sippin’ at Duke’s» avec un parfum Duke
Ellington, et «The Wind Cries Mary» d’influence blues et le
pianiste qui décolle un peu.
Dîner
flottant, Danse avec le vent, Fly On, Magic Mirror, The River of No Return,
Rainbow Shell, Tomettes et plafond haut, Paying My Dues to the Blues, Three
Rivers and a Hill to Cross, Ending Melody, Le Songe du papillon Perrine
Mansuy (p), Jean-Luc Difraya (perc, voc), Rémi Décrouy (g), Eric Longworth
(cello), Mathis Haug (voc) Enregistré en 2015, Solignac (87) Durée:
48’ 06’’ Laborie Jazz
28 (Socadisc)
Revoici
Perrine Mansuy pour son onzième disque avec un nouveau groupe plutôt original
et de très bionne facture. On retrouve les qualités de la pianiste, un son de
cristal où pointe la sonorité de Keith Jarrett, un phrasé limpide et aéré, la
richesse harmonique, et par dessus tout l’amour de la mélodie. La nouveauté
vient surtout de l’emploi du violoncelle, souvent à l’archet d’inspiration
baroque-romantique, ou pizzicato façon Oscar Pettiford, très sage ici, mais
essentiel. Dès le premier morceau «Dîner flottant» on entre dans le
nouveau son de groupe, avec toujours une belle mélodie au piano sur contrechant de
violoncelle, puis guitare et batterie occupent l’espace. Des
interventions vocales avec Mathis Haug sur «Fly on» plein de
charme, et Perrine dans les chœurs, le classique «The River of No Return»
pris rubato lent par le chanteur très crooner à la belle voix grave, accompagné
avec délicatesse par le piano; et encore «Paying My Dues To The
Blues» version personnelle du blues de la part de Perrine, où le chanteur
dévoile toutes ses possibilités vocales, un beau solo de piano puis la guitare
entre en jeu, ils finissent tous en chœur avec claquements de mains et quelques
vocalises de Difraya. Ils ont très bien payé leur dette au blues. «Rainbow
Shell» beau duo piano violoncelle à l’archet puis percussions et guitare,
un texte dit, tenues de guitare, le tout dans une riche et belle
harmonisation: morceau très prenant. L’art du trio n’est pas oublié avec
«Ending Melody» où l’entente et le partage piano, violoncelle et
batterie est parfait. Le disque se termine sur un duo piano violoncelle de
toute beauté.Un disque plein de charme, réjouissant, qui brise un peu les frontières
avec une fraîcheur roborative.
Donnerwetter,
Fragile, Sunday Pony Blues, Waves, Flugmodus, Hello, Cocaine, When You Breathe,
The Owl, Flying Leaves, Nicha’s Blues Nicole
Johänntgen (as, ss), Marc Méan (p), Thomas Lähns (b), Bodek Janke (dm), Nehad El
Sayed (oud), Amro Mostafa (duff, riq), Robertson Head (voc, g) Enregistré en
2015, Allemagne Durée:
1h 03’ 34’’ Household Ink
Records 149 (www.nicolejohaenntgen.com)
Pour son nouvel
album, la jeune saxophoniste allemande (voir notre interview dans ce n°675) frappe
fort et joue dans la cour des grands. Son mentor, Dave Liebman, ne tarit pas
d’éloge sur son exceptionnelle énergie ajoutant qu’elle joue comme si sa vie en
dépendait. Egalement compositrice elle est l’auteur de tous les morceaux de ce
CD sauf «Sunday Pony Blues». Le pianiste,
né en Suisse en 1985 n’est pas un inconnu chez nous, ayant participé au
Concours de la Défense en 1997 avec le groupe No Square; il fut à la tête
d’un très bon trio à partir de 2009. Le bassiste, né en Suisse en 1981, a joué
avec Dave Liebman, Greg Osby, Wolfgang Puschnig, Glenn Ferris. On le voit assez
souvent en France. Le batteur percussionniste est né en 1979 en Pologne dans
une famille de musiciens, il commença par le piano à l’âge de 3 ans, étudia la
percussion au conservatoire de Karlsruhe, et obtint un master au City College
de New York. Lui aussi a joué avec Dave Liebman, et beaucoup d’autres à travers
le monde, dont Olivier Ker Ourio (hca) en France. Voilà donc un quartet
européen avec des musiciens de la même génération, pour le meilleur. Dans son jeu de
saxophone Nicole Johänntgen est à la croisée de Charlie Parker, John Coltrane
et Jan Garbarek, pour la situer, non pour la comparer. A l’alto elle a un jeu
de ténor avec un gros son. Une maîtrise technique absolue, arrivant même à
jouer à l’alto la mélodie dans le suraigu comme sur «When You
Breathe». Au soprano c’est un son ample et généreux également, avec une
souplesse de phrasé remarquable. Le thème qui ouvre le disque «Donnerwetter»
(un orage avec des éclairs, en allemand) est très coltrannien avec le pianiste
endossant les habits de McCoy Tyner, d’ailleurs le thème aussi est
d’inspiration Coltrane, par contre le jeu du bassiste est très personnel. Et
puis une musicienne qui joue le blues comme ça, il faut la promouvoir. Elle est
fabuleuse en duo avec le contrebassiste sur «Nicha’s Blues», à la
fois dans la tradition et sa conception du genre, et un autre blues qui
décoiffe «Sunday Pony Blues» du guitariste invité Robertson Head,
inspiré de Charley Patton et J.J.Cale, arrangé par la saxophoniste: en
plein dans la tradition blues, mâtinée rock, déviée jazz, et mené tambour
battant par le guitariste chanteur; et la saxophoniste ne laisse pas sa
place. Robertson Head est né en Ecosse en 1956 (le vieux de la
bande!); il a fait partie de Thin Lizzy et Motörhead. On trouve une
série de morceaux très aérés, dans lesquels la musique respire, prend son
temps, laisse passer le lyrisme des mélodies comme sur «Cocaine»,«When You
Breathe», «Flying Leaves»,«The
Owl» avec pour ce dernier un épatant solo de piano les deux mains en contrepoint. A noter un
morceau particulier, un peu en dehors du jazz, avec en invité Nehad El Sayed,
au oud dont il apprit à jouer au Caire; il a obtenu un master de
composition et jazz à Berne. Il a beaucoup joué dans tout le Moyen Orient et en
Afrique du Nord, il fut l’invité de l’institut arabe à Paris. Ici, dans
««Flugmodus» il intervient magnifiquement, assez à la façon
d’Anouar Brahem; là encore la saxophoniste et la rythmique assistée par
Amro Mostafa au Duff et au Riq (des tambourins), font merveille; et ça
chauffe d’enfer.On l’aura compris, ce quartet devrait faire parler de lui, pour le
meilleurdu jazz.
Better Git
Hit in Your Soul, Wednesday Night Prayer Meeting, Cuernavaca, Devil Woman,
Eclipse, Strange Man, O.P., Ecclusiastics, For Lester, Goodbye Porkpie Hat Jacques Vidal
(b), Isabelle Carpentier (voc), Pierrick Pedron (as), Daniel Zimmermann (tb), Xavier
Desandre-Navarre (dm, voc), Nathalie Jeanlys (ss), Stéphanie Bowring (voc alto),
Allen Hoist (voc ténor), Thierry François (voc basse) Enregistréles 2, 3, 6 et 9 mai 2014, Paris Durée: 45’
34’’ Soupir
Editions 227 (Abeille Musique)
On connaît
l’amour et les affinités du contrebassiste Jacques Vidal pour la musique de
Mingus. On peut dire qu’il lui rend ici un bel et grand hommage avec six thèmes
de contrebassiste sur les neuf, les trois autres étant du leader. «Better
Git Hit…» joué façon blues/gospel nous met tout de suite dans l’ambiance.
Un autre morceau «Devil Woman» est pris avec bonheur lui aussi
blues-gospel avecle chœur des quatre
chanteurs. Le contrebassiste possède un gros son bien rond, et des attaques
nettes et tranchantes: un régal. Le tromboniste est de la race des
trombonistes d’Ellington avec quelque chose de Gary Valente, c’est dire!
L’altiste et le batteur sont au-dessus de tout soupçon. «Eclipse»
chanté par Isabelle Carpentier sur contrechant de trombone mélange les couleurs
Mingus/Ellington. «Strange Man» de Vidal, introduit par lui-même à
l’archet, mélange aussi les atmosphères Mingus/Ellington avec un solo d’alto
qui semble faire en passant un petit clin d’œil à Johnny Hodges.
«Ecclusiastics» sur un arrangement qui mélange Carla Bley et Mingus est
un chef d’œuvre avec l’échange trombone-altosur rythmique basse/batterie
pour terminer sur le chœur scat dans un chase
de grand cru, le tout là encore dans une ambiance gospel. Le disque se termine
par un hommage à Lester Young sur «For Lester» de Vidal avec une
intro basse archet de facture classique très expressive, une voix féminine dit
en français sur contrechant à l’archet un texte profond sur Lester
«Lester est mort et Mingus joue son dernier chorus…» qui s’enchaîne
avec un «Goodbye Porkpie Hat» (le chapeau de Lester) plein de
nostalgie, et un magnifique solo de l’altiste qui se termine avec le chœur très
Double-Six. Voilà comment
il faut interpréter la musique des anciens et le blues quand on veut les faire
revivre, et être soi-même.
Imaginant Miró, El Segador, Nocturn, Polaritats, Noia, Jacints i
Futbol, Van Gogh, Improvisació Serial, Dança Tribal, Caricies Sinusoidals, Espirals
Cósmiques
Ignasi Terraza (p, comp, arr), Horacio Fumero (b), Esteve Pi (dm)
Enregistré les 27 et 28 février 2014, El Vendrell (Espagne)
Durée: 46’ 59’’
Swit Records 17 (www.switrecords.com)
A l’occasion de l’exposition Joan
Miróà Washington (DC) en 2012, Ignasi
Terraza reçut la commande d’une composition évoquant l’œuvre du peintre
catalan. Etant aveugle depuis l’âge de 9 ans, avec l’assistance Carlota Polo, qui lui décrivit l’exposition,
il en transposa l’imaginaire dans sa musique. Il proposa sesTableaux d’une exposition
Miro en une poésie amoureuse imaginée par Ellington. Cet album, Imaginant Miró, présente un contenu musical très abouti de cette Suite de huit pièces avec introduction,
«Imaginant Mirò», transition, «Van Gogh», et
conclusion, «Duke’s Visit».Le livret fournit les explications qui, selon
le compositeur et le critique d’art, fondent sa création. La progression des
pièces comme l’agencement formel des mouvements en deux parties obéissent à un
souci de mise en cohérence à la fois esthétique et chronologique.Son langage à mutilpes sens fait référence à l’univers
poétique du peintre qui, depuis son arrivée à Paris au début des années 1920,
s’était rallié au Surréalismetriomphant dans les cercles intellectuels de la capitale française; il
invoquait le registre de l’imaginaire comme fondement de sa création.
Les cinq premières pièces obéissent rythmiquement aux exigences du
swing stricto sensu et harmoniquement
au jazz d’avant la mutation modale coltranienne; toutes ces pièces
traitent de tableaux réalisés avant 1940. Les cinq dernières, toujours très
ellingtoniennes, sont plus libres et commentent des tableaux réalisés
ultérieurement ou de facture plus abstraite que surréaliste. «Duke’s visit», une
mélodie pleine de Duke, est le terme de la visite solitaire, aussi nostalgique
que déférente, du Maestro au Maître de l’exposition. Elle prit souvent des
allures de voyages dans le temps. Réflexion musicale inspirée, ce chant superbe
joué presque adlibitum en piano solo est le retour méditatif du poète qui clôt sa
ballade.
La musique de Imaginant Miróest très belle. C’est même de la grande musique en ce qu’elle comporte
d’assimilation des héritages musicaux dont elle se réclame avec justesse. C’est
du jazz, du très beau jazz avec tous les ingrédients qu’on est en droit
d’attendre d’un compositeur et d’un musicien qui s’en réclame: swing,
feeling… et connaissance de la grande littérature de la musique
afro-américaine. Tous les musiciens sont à la hauteur de la tâche. Esteve Pi
(dm), que nous avons entendu très bon dans d’autres contextes, révèle ici des
qualités qu’on ne soupçonnait pas: énorme écoute et belle sensibilité au
service d’un art consommé des nuances. Le bassiste Horacio Fumero est la
découverte de l’album. Lui aussi contribue grandement à la réussite de cet
album. Quant à Ignasi Terraza… il est tout simplement exceptionnel. C’est un
vrai musicien, qui possède un art consommé de la composition. Cet artiste ne se
contente pas d’écrire la musique; il lui donne vie en l’interprétant avec
tout le talent que nous lui connaissions déjà pour celle des autres. Le
pianiste possède la technique et la musicalité des grands concertistes:
mise en place, clarté du toucher, respiration dans l’articulation du discours.
Après avoir enregistré Imaginant
Miró, au mois d’août 2014 à Jazz in Marciac, Ignasi Terraza avait
tenté de faire partager au public de l’Astrada,
son expérience de l’écoute de la musique dans le noir absolu. Jazz in the Dark avait bouleversé de
nombreux spectateurs qui en étaient ressortis bouleversés. Je ne doute pas que
la beauté de ces Tableaux d’une
exposition de Miro, qui invitent au voyage en poésie surréaliste, ne vous
émeuve tout autant.
When It's Sleepy Time Down South, Indiana, A Kiss to Build a Dream
on, My Bucket's Got a Hole in It, Tiger Rag, Now You Has Jazz, High Society
Calypso, When I Grow too Old to Dream, Tin Roof Blues, Yellow Dog Blues, When the
Saints, Struttin' With Some Barbecue, Nobody Knows the Trouble I've Seen,
Blueberry Hill, The Faithful Hussar, Saint Louis Blues, After You've Gone, Mack
the Knife Louis Armstrong (tp, voc), Trummy Young (tb), Joe Darensbourg
(cl), Billy Kyle (p), Bill Cronk (b), Danny Barcelona (dm) Enregistré le 24 avril 1962, Paris Durée: 1h 16’ 02’’ Frémeaux et Associés 5612 (Socadisc)
Ces plages ne sont pas inédites: en 1999, Europe 1 avait
donné une première édition (RTE 1001); et en 2002, Laserlight (17438)
avait proposé en Allemagne une réédition de cet enregistrement public. Elles n’en
sont pas moins importantes à plus d’un titre. Dans sa récente chronique
consacrée à Count Basie, Live in Paris.
1957-1962, Michel Laplace déplorait, fort justement, «l’abandon des
rééditions, après l’âge d’or des années 1990, outils indispensables à la "mémoire”».
En effet, ces faces sont le témoignage de la résistance du jazz à la tendance
uniformisatrice que les phénomènes de mode tentaient de lui imposer. Depuis la
fin de la guerre, au nom d’une modernité mal comprise et d’un dogme du progrès
pervers plus encore, cette musique subissait les effets de la tentative
hégémonique de la part d’une coterie au bénéfice d’un courant nouveau, le bebop
qui, pour être de qualité, n’en était pas moins aussi excessif qu’injustifié.
Ce concert enregistré établit que, résistant à cette dictature culturelle
ambiante, le public n’en continuait pas moins à recevoir cet art nouveau dans
toutes ses composantes et, notamment de la part d’un des ses créateurs, Louis
Armstrong. Depuis la fin des années 1940, Satchmo tournait en Amérique et
dans le monde avec une petite formation, Louis
Armstrong and His All Stars, qui proposait au public une anthologie de la
musique qui avait fait sa renommée mais aussi et surtout un échantillon du jazz
dont il était le créateur vivant. Au cours de cette période, les membres de
cette formation ont changé; il y eut Earl Hines, Barney Bigard, Jack
Teagarden, Cozy Cole, Arvell Shaw… Mais hormis le contrebassiste souvent
différent, depuis le milieu des années 1950, Trummy Young et Billy Kyle, ici
présents, furent des cadres permanents de l’orchestre; Joe Darensbourg et
Dany Barcelona arrivés en 1960 renforcèrent la stabilité du groupe. Le spectacle
était bien rôdé et le répertoire parfaitement maîtrisé. Sans être innovant, le
concert fut de belle facture, explorant pour une large part le style
Nouvelle-Orléans dont Louie était
l’emblématique représentant parmi les créateurs. Car les musiciens étaient au
diapason de leur leader, si tous n’avaient pas la renommée et le lustre de
leurs illustrissimes devanciers. La musique est belle. Elle se suffit à
elle-même. Le trompettiste de 61 ans, parvenu à une sorte de perfection
classique, joua «à sa main», sans jamais en rajouter. Le chanteur
avait conservé sa verve populaire authentique. C’est beau de simplicité. Dans
ces conditions, point n’est besoin de longs commentaires pour découvrir et
apprécier le jazz hot et le swing dont Louis Armstrong and His All Stars donnaient en ce 24 avril 1962 de
si brillants exemples. Louis
Armstrong, Live in Paris. 24 avril 1962 est un superbe album que Frémeaux
& Associés met à disposition de ceux qui n’eurent pas la possibilité de
voir et d’entendre cet immense artiste.
Poinciana, Reflection,
Over and Out, Chega de Saudade, Brilliant Corners, The Feeling of Jazz, In the
Know, Turquoise, Tonight I Shall Sleep With a Smile on My Face, Circus, Silver
Screen, Stranger in Paradise Dmitry Baevsky
(as), David Wong (b), Joe Strasser (dm) Enregistré
le 21 janvier 2014, New York Durée:
1h 09’ 00’’ Jazz Family 002
(Socadisc)
Dmitry Baevsky a, depuis 2004, produit cinq albums: Introducing Dmitry Baevsky (Lineage
Records, New York 2004), Some Other
Spring (Rideau Rouge, New York et France 2009), Down With It (Sharp Nine Records, New York 2010), The Composers (Sharp Nine Records, New
York 2011). Over and Out (Jazz
Family,New York, 2014) est son dernier
opus. Nous devons à Fabien Mary, qui le fréquente sur la scène new-yorkaise,
d’avoir fait découvrir ce saxophoniste brillant au public français, notamment
au Caveau de La Huchette au mois de
septembre 2010. Cet album est certainement le plus ambitieux de ceux qu’il a enregistrés.
La formule, sax/contrebasse/batterie, fait immanquablement référence à celle,
exigeante, de Sonny Rollins (ts) dans les années 1950 (avec Ray Brown, b, et
Shelly Man, dm; Donald Bailey, b, et Pete La Roca, dm; Wilbur Ware,
b et Elvin Jones, dm - 1957). Cubic’s Monk (ACT 9536-2, 2012) de Pierrick
Pédron avec Thomas Bramerie (b), Franck Aghulon (dm) s’inscrivait dans le même
esprit. Au-delà des trois pièces originales, «Over and Out», titre
éponyme de l’album, «In the Know» et «Silver Screen»,
compositions récentes (années 2012/2014), l’altiste se collette avec un
répertoire souvent joué par des musiciens qui en ont laissé des versions de
référence. Mis à part les deux titres «exotiques», «Poinciana» et «Chega
de Saudade», qui lui donne l’occasion de «chanter» son
improvisation comme l’y autorisent ces deux thèmes à la mélodie bien
charpentée, les autres faces empruntent aux classiques du jazz:un Ray Bryant un peu oublié de 1958, «Reflection»
bien venu, un de Monk «Brilliant Corners» (1956), deux d’Ellington
– un cosigné par Mercer – peu souvent repris «The Feeling of Jazz»
(1962) et «Tonight I Shall Sleep With a Smile on My Face» (1943), un
de Cédar Walton, «Turquoise»
(1967), un standard, «Circus»
(Louis Alter, Bob Russell – 1949) et une pièce classique de Borodine, «Stranger
in Paradise», remise au goût du jour dans les années 1950. Le programme
est équilibré. La musique est de qualité; jouée avec beaucoup d’aisance
et sans effet ostentatoire par des musiciens qui se connaissent et se font
confiance. Le trio tourne comme une horloge. Dmitry Baevsky possède une jolie
sonorité, très personnelle, et une technique parfaite (qui évoque par la
rigueur et la maîtrise le regretté Phil Woods). Le musicien connaît sa discipline:
les compositions sont équilibrées et dans la forme qui convient à l’album pour
sa cohérence et son unité. David Wong (b) qui travaille souvent avec le leader
joue un rôle essentiel dans la réussite de l’album; sa mise en place est
un plaisir tant il permet au soliste de liberté. Ses soli, de vraie contrebasse
dans la tessiture de l’instrument, sont simples et bien construits; ça
chante quand et comme il convient. Joe Strasser (dm) est d’une grande
discrétion tout en étant très présent et relançant avec beaucoup de finesse le
saxophoniste.L’album,
peut-être un peu austère pour le public actuel peu habitué à une attention
soutenue devant une musique exigeante, est de très bonne facture. C’est solide
avec quelques instants très libres de récréation qui laissent respirer
l’ensemble («Poinciana»). Ça swingue et ça chante avec les exigences de
la musique de chambre, sans bruit ni fracas («Stranger in
Paradise»). Over and Out comporte de vraiment beaux moments:
«Turquoise», de jolies phrases dans l’improvisation sur la
composition d’Antonio Carlos Jobim; et l’interprétation de «Tonight
I Shall Sleep With a Smile on My Face» est remarquable. Alors que
demander?
Live
Alone and Like It, There's a Lull in My Life, Estrellitas Y Duendes, Lazy
Afternoon, Three Little Words, T'es beau tu sais, Let's Get Lost, Samois à moi,
Nine More Minutes, Laverne Walk, That Old Feeling, Each Day*, Words Cyrille
Aimée (voc), Matt Simons* (voc), Adrien Moignard (g), Michael Valeanu (g), Sam
Anning (b), Rajiv Jayaweera (dm) Enregistré
en 2015, New York Durée:
42’ 15’’ Mack
Avenue Records 1097 (Harmonia Mundi)
Après
It’s a Good
Day (qui
succédait à plusieurs autoproductions, dont deux chroniquées dans Jazz Hot n°667), Cyrille Aimée propose
son second album chez Mack Avenue, Let’s Get Lost, enregistré au Flux Studio de New
York. Comme la plupart des disques actuellement enregistrés par les chanteuses,
le programme est varié; sur la structure maîtresse de quelques standards
de Tin Pan Alley des années 1930 et 1940 («There's a
Lull in My Life», «Lazy Afternoon», «Three Little Words»,
«That Old Feeling» et le titre éponyme, «Let's Get Lost»),
s’agrègent quatre pièces personnelles («Samois à moi», «Nine
More Minutes», «Each Day» et «Words»), une
chanson de Broadway («Live Alone and Like It»), une rumba caraïbe
(«Estrellitas Y Duendes), une jolie mélodie de Georges Moustaki sur des
paroles bien tournées d’Henri Contet. Et pour conserver une certaine jazzité
d’ensemble à ce patchwork musical, un duo voix/contrebasse sur une composition
écrite à Paris en 1958 par Oscar Pettiford, «Laverne Walk»
(originalement «Montmartre’s Blues»). La
chanteuse, qui a découvert le jazz à Samois, en a conservé l’ambiance;
elle a choisi de se faire accompagner par un trio de cordes (deux guitaristes
et un contrebassiste) et un batteur. Le ton d’ensemble est original et tranche
dans le monde des chanteuses de jazz en général sur la formule
piano/basse/batterie. Le résultat est dans l’ensemble agréable à entendre.
Chanteuse de son temps, Cyrille Aimée interprète des chansons dont la musique
est rythmée; ce n’en est pas pour autant toujours ce qu’on est en droit
de qualifier de jazz: la rumba, le merengue, la habanera, formes
musicales qui ont engendré quelques chefs d’œuvre, n’appartiennent néanmoins
pas à la même syntaxe. La chanteuse possède la voix gracile d’une adolescente,
voire un peu nasillarde d’enfant qu’elle semble parfois cultiver. Le lolitisme n’est pas que
littéraire…Elle est en tous cas accompagnée par de très bons musiciens
qui lui déroulent un tapis; leur musique travaillée fait un bel écrin. Et
le guitariste Adrien Moignard y apporte un plus avec sa couleur Django. Le
label américain Mack Avenue semble ainsi s’être fait une spécialité des
chanteuses françaises: après la révélation Cécile McLorin
Salvan, voici Cyrille Aimée.
Toutes les deux ont la particularité de posséder une double culture, ce qui
leur a conféré une grande capacité d’adaptation à la culture mondialisée de
notre temps. Cyrille Aimée est le versant éclairé de la face sombre et
certainement plus enracinée de Cécile. A découvrir.
You
Made a Good Move, Change Partners, Lover Come Back to Me, The Boy Next Door,
Bring Enoug Clothes, After You've Gone, It's a Sin to Tell a Lie, Social Call,
Get out of Town Champian
Fulton (voc, p), Cory Weeds (ts), Jodi Proznick (b), Julian MacDonough (dm) Enregistré
les 1er et 2 mai 2014, Edmonton (Canada) Durée:
1h 02’ 36’’ Cellar
Live 050114 (www.cellarlive.com)
Champian Fulton After Dark
Ain't
Misbehavin'*, That Old Feeling, What a Difference a Day Made, Blue Skies*, Keepin'
out of Mischief now, A Bad Case of the Blues*, Travelin' Light*, Mad About the
Boy, All Of Me, Baby Won't You Please Come Home, Midnight Stroll Champian
Fulton (voc, p), Stephen Fulton* (tp, flh), David Williams (b), Lewis Nash (dm) Enregistré
le 17 août 2015, Paramus (New Jersey) Durée:
54’ 30’’ Gut
String Records 022 (www.champian.net)
En
2012, le public de JazzAscona avait découvert une jeune pianiste-chanteuse de
27 ans, Champian Fulton, qui faisait l’une de ses premières apparitions sur le
Vieux continent. Fille du trompettiste Stephen Fulton, un proche de Clark
Terry, elle était attendue avec curiosité par les amateurs qui ne mirent pas
longtemps à reconnaître son talent. La demoiselle a depuis fait du chemin et
passe par Paris chaque printemps. Son
album Change Partners (sorti l’année dernière) correspond à la
sélection de neuf moments des deux concerts donnés par la pianiste dans le club
du saxophoniste ténor et producteur de Cellar Live, le canadien Cory Weeds, The Yardbird
Suite, installé dans la capitale de la province
de l’Alberta, Edmonton. L’artiste construit son programme autour des songs qui lui
fournissent matière à chanson. Les pièces de jazz proprement dites, («You
Made a Good Move» de Frank Wess, «Bring Enoug Clothes» de Stephen
B. Fulton, «Social Call») sont en revanchetraitées en tant
qu’œuvres de musique. Elle ouvre d’ailleurs son album avec une pièce totalement
instrumentale, celle de Frank Wess avec lequel elle eut souvent l’occasion de
se produire au début de sa carrière. La composition de son père, dans la
tradition du bop, est aussi totalement instrumentale. C’est l’occasion de
l’entendre dans un style pianistique qu’on lui connaît moins dans ses
concerts; alors qu’habituellement sa manière est classique, empruntant à
Garner parfois, elle évoque, dans ce thème, Red Garland surtout dans la façon
d’utiliser les blocks chords. C’est dans la composition de Gigi Gryce,
avec les paroles de Jon Hendricks qu’elle réalise la forme la plus aboutie de
son projet musical, associant chant et musique dans un esprit
«lied». Elle est bien entourée, tant par Cory Weeds, un ténor bien
dans l’esprit de sa musique, que par le reste de la rythmique; le batteur
joue bien et «fait ce qu’il faut et ce qu’il doit». La
contrebassiste, Jordi Proznicki est parfaite. Un
an plus tard, avec After Dark, le ton
d’ensemble est différent, plus orienté production commerciale. Il n’en est pas
moins agréable, sinon plus travaillé. Comme dans le précédent, nous retrouvons
la part de songs
de Tin Pan Alley («That Old Feeling», «What
a Difference a Day Made», «Blue Skies», «Mad About the
Boy», «All Of Me»), qui permet à la chanteuse d’œuvrer avec
un certain talent dans son dialogue avec le piano, ne manquant jamais d’évoquer
quelques versions rendues célèbres par quelques grands – «That Old
Feeling», manière Garner bien exécutée ou «What a
Difference», dans un accompagnement façon King Cole à l’articulation des
phrases. Cependant les autres pièces, plus enracinées dans la tradition du
jazz, lui permettent de faire valoir ses qualités de chanteuse-musicienne et de
pianiste nourrie et avertie de la littérature du jazz. Sa composition, «Midnight
Stroll», un blues bien assis en piano solo, est une bonne illustration de
cet héritage. C’est dans les thèmes walleriens, dont elle a parfaitement
assimilé les subtilités, qu’elle est le plus à son affaire, et qu’elle relit de
manière ludique en traitant son instrument dans l’esprit Hank Jones (Ain’t Misbehavin, 1978). Dans
cet opus, la jeune chanteuse s’essaie à reprendre des thèmes interprétés par
Dinah Washington qu’elle semble particulièrement apprécier: «Baby
Won't You Please Come Home» ou « (I’ve Got) a Bad Case of the
Blues» (version Mercury 1959) en attestent. Néanmoins sa tessiture de
voix ne semble pas convenir à cet objectif; son amplitude comme sa
puissance ne lui permettent pas de transcrire la dramaturgie des textes;
alors qu’elle s’en acquitte fort bien musicalement, avec beaucoup de réussite
même. Sur quatre faces de l’album, Champian a invité son père, Stephen Fulton.
Son style très lyrique constitue un très bon contrepoint à sa voix
(«Ain’t Misbehavin’» ou «A Bad Case of the Blues»). Ses
soli sont également de très belle facture, que ce soit en medium tempo
(«Blue Skies», «A Bad Case of the Blues») où le
musicien laisse à ses notes tendrement voilée la totale liberté d’emplir l’espace
qu’en tempo soutenu («Travelin’ Light») où sa filiation avec Clark
Terry devient indubitable. Plus que tout, c’est la complicité musicale entre
père (parfois intimidé) et fille (qui s’affirme avec et contre lui) qui fait
plaisir à entendre. Au-delà de ce duo à l’intérieur de l’album, qui lui donne
une couleur particulière, c’est la qualité de la section rythmique qu’il
convient de souligner. Que ce soit David Williams ou Lewis Nash, Champian a
choisi deux merveilleux musiciens qui excellent dans cette fonction
d’accompagnateur qui exige présence et discrétion à la fois. Par ailleurs, ils
sont aussi brillants solistes (à l’archet sur «Blue Skies» oupizzicato sur«All of Me» DW;
4/4 de LN sur «Travelin’ Light»). Leur mise en place est un modèle
du genre. Change
Partnerset surtout After Darksont deux très bons albums
de jazz. Et si Champian Fulton n’entre pas dans la catégorie des légendes
vocales, la chanteuse livre un résultat impeccable. En revanche, la pianiste a
un vrai talent: c’est plus qu’agréable à écouter!
Whirlybird,
Little Pony, Corner Pocket, Lovely Baby, Bleep Blop Blues, Nails, The Kid from
Redbank, Well, Alright, OK, You Win; Roll’ Em Pete, Gee, Baby Ain’t I Good to
You, One O’Clock Jump, Shiny Stockings, H.R.H. , A Little Tempo Please , Makin’
Whoopee, Who Me, In a Mellow Tone, Blues
in Hoss’ Flat, Splanky; Segue in C, Why Not, Easy Money, Vine Street Rumble,
Discomotion, Mama’s Talking Soft, Jumpin’ at the Woodside, Easin’ It, Basie, Lil’
Darlin’, Toot Sweet, You’re Too Beautiful, Bleep Blop Blues, April in Paris,
The Song is You, Stella by Starlight, Cute, I Needs to Be Bee’d With, Nails,
The Blues, One O’Clock Jump Count
Basie (p), Wendell Culley, Snooky Young, Sonny Cohn (tp1), Joe Newman, Thad
Jones, Al Aarons (tp), Henry Coker, Benny Powell, Al Grey, Quentin Jackson
(tb), Marshall Royal (as1, cl), Frank Wess (as, ts, fl), Frank Foster (ts, cl),
Eddie Davis, Billy Mitchell (ts), Eric Dixon (ts, fl), Charlie Fowlkes (bs), Freddie
Green (g), Eddie Jones (b), Sonny Payne (dm), Joe Williams, Irene Reid (voc) Enregistré entre le 9 novembre 1957 et 5 mai 1962, Paris Durée: 2h 33’ 32’’ Frémeaux & Associés 5619 (Socadisc)
L’auteur de ces lignes déplore l’abandon des rééditions, après l’âge d’or des années 1990, outils indispensables à la «mémoire» et aussi à l’éducation des plus jeunes qui n’abordent de nos jours ce qu’ils croient représentatif d’un genre que par les nouveautés, dernières émanations pour l’essentiel éloignées du cœur du sujet. Peut faire le même office, la sortie, comme ici, d’inédits des maîtres qui outre les mêmes nécessités, combleront aussi les «jazzfans» chevronnés (du moins, ce qu’il en reste). Voici donc d’inespérés trésors que nous devons à Frank Ténot, Daniel Filipacchi et Norman Granz, enregistrés en direct à l’Olympia (onze des quinze titres des 9 et 12 novembre 1957 -quelques jours après la mise en boîte de l’album historique Atomic Basie- et vingt morceaux du 5 mai 1962 –tout le CD2) et au Palais de Chaillot (neuf titres, 29 mars 1960), grâce aux équipes techniques de la radio Europe 1 (pas terrible en 1957). Lorsqu’il célébra les 25 ans de l’orchestre, en 1960, Count Basie (1904-1984) était au sommet de sa popularité internationale. C’est plus que de l’éducation que ce genre de disques permet, c’est de la rééducation des oreilles (et du cerveau) sur ce qu’est la nature même du swing. L’arrivée exubérante de Sonny Payne, qui surclasse son bon prédécesseur Gus Johnson, y est pour beaucoup. Pour Basie: «Comment swinguer? C’est la façon de jouer qui fait tout» (livret). En plus, l’orchestre Basie, à toutes ses époques et surtout celle-là, est une constante démonstration du jeu décontracté (même dans l’effervescence), agrémentée d’une parfaite maîtrise des dynamiques (exemple: la fin de «Segue in C»), des contrastes entre les pupitres. L’écoute des amateurs (parfois chevronnés) comme des consommateurs de jazz, trop soumise à la performance des solos (l’improvisation n’est qu’un plus, et non un but), passe donc souvent à côté d’un intérêt primordial de l’art des grands ensembles, celui de l’orchestration (d’où l’importance des arrangeurs comme Neal Hefti, Ernie Wilkins, Buster Harding, Frank Foster, Thad Jones, Quincy Jones, Benny Carter). Le plaisir de l’auditeur doté d’une bonne oreille éduquée est de percevoir au-delà d’un résultat sonore global, tous les détails de traitement du son et du rythme, pupitre par pupitre, voir des alliages (exemples: passages de flûte et trompettes avec des sourdines différentes dans «Segue in C»; background au solo de basse dans «Mama’s Talking Soft» par deux flûtes –Wess et Dixon-, clarinettes –Royal et Foster- et clarinette basse –Fowlkes-; stop chorus écrit pour la section de trompettes dans «Discomotion»). On regrette donc que le livret ne donne pas le nom des arrangeurs qui le méritent autant que chaque musicien exécutant, artisan de pupitre comme artiste soliste. Chez Basie tout porte à l’excellence collective que le «live» préserve autant que la technicité en studio. Il est dommage aussi que les noms des solistes ne soient pas mentionnés, car Basie ne les annonce que rarement (Frank Foster, ts, dans «Little Pony»; Eddie Jones, b, dans «Nails» dont le solo est truffé de citations en 1957 comme en 1962 –même band vocal–) et il est douteux qu’aujourd’hui un nouveau venu sache identifier tel trompettiste même au jeu considéré, hier, comme personnel (exemple: Snooky Young, au style swing et percutant avec plunger dans «Who Me»). L’album Atomic Basie, d’octobre 1957, sur des arrangements essentiels de Neal Hefti («Lil’ Darlin’», «Splanky», etc.), pour le label Roulette nouvellement lancé, marqua une nouvelle étape pour cet orchestre qui disposait d’une belle phalange de solistes (Joe Newman, tp, Henry Coker, tb, Eddie Lockjaw Davis, ts), de premiers pupitres (Wendell Culley et Snooky Young, tp, Marshall Royal, as) et d’une rythmique de rêve (Basie, Freddie Green, g, Eddie Jones, b, Sonny Payne, dm) pour son image de marque, le swing. Peu après celui de Duke Ellington (à Newport en juillet 1956, avec notamment les 27 chorus de Paul Gonsalves sur Diminuendo in Blue and Crescendo in Blue), le grand orchestre de Count Basie ressurgit donc sur le devant de la scène jazz internationale, prouvant s’il en était besoin (pour les Hodeir et disciples en tout cas) que la nouveauté n’a nul besoin de renoncer à la raison d’être d’un genre expressif. A cette même époque charnière 1956-57, Dizzy Gillespie aussi dirigeait un excellent big band, mais il ne s’imposera pas durablement contrairement à celui de Count Basie qui a, avec succès, chez les solistes, joué l’assimilation/intégration d’une approche bop (Thad Jones, tp, Benny Powell, tb, Frank Foster, ts-cl-arr, Frank Wess, as-ts-fl –ces deux derniers recommandés à Basie par Billy Eckstine). Remarquons la stabilité du personnel en 1957-62, clé d’accès à la perfection, pour la rythmique et pour la section de sax à un ténor près (Lockjaw Davis en 1957, puis Billy Mitchell -1960- et enfin Eric Dixon, également flûtiste -1962-). Celle-ci est menée par le premier alto «chantant» Marshall Royal. Sa sonorité donne la couleur et la personnalité de toute la section («Lovely Baby» -où le baryton de Charlie Fowlkes donne du poids-, «One O’Clock Jump» -générique de fin de concert-, «H.R.H», «Easy Money», «April in Paris», etc.). Marshall Royal, musicien de culture classique, était directeur musical, et Count Basie se reposait sur lui. Si Count Basie aimait singulièrement son équipe de 1957 («Quand on avait Joe Newman, Thad Jones, Snooky Young et Wendell Culley là-haut dans la section de trompettes, on était tranquille», in Good Morning Blues, p43 –section malheureusement desservie ici par l’enregistrement: «Bleep Blop Blues», CD1-Joe Newman, tp solo et très difficile passage pour la section menée par Snooky Young), le prélude à sa renaissance est déjà dans l’album April in Paris pour Verve (enregistré les 26 juillet 1955 et 4 janvier 1956) dont des morceaux se sont inscrits durablement à son répertoire et que nous retrouvons ici en 1957 («Corner Pocket» de Freddie Green, arrangé par Ernie Wilkins, donne à entendre Thad Jones –qui reprend la citation de «Cherry Pink» comme dans le disque- et Frank Wess), en 1960 («Shiny Stockings» avec un solo bop de Thad Jones, le piano économe du chef et des breaks de Sonny Payne) et en 1962 («April in Paris», arrangé par Hefti avec sa célèbre fausse coda). On constate qu’au cours des deux concerts de 1957, deux titres seulement viennent de l’Atomic Basie: «Whirly-Bird» (où, concurrence du syndrome Ellington/Gonsalves, Eddie Lockjaw Davis fait monter la «sauce») et «The Kid From Red Bank» bien sûr pour le piano de Basie en vedette (on notera les riffs de trompettes en détaché, et la coda qui prouve que sans un 1er trompette et un batteur de classe il n’y a pas de bon big band)! En 1960, il joue encore «Splanky» de Thad Jones (thème en appel-réponse des sections de cuivres et de saxophones, solo véhément de Billy Mitchell, ts, et les trois notes du chef en clôture). En 1962, l’incontournable «Li’l Darlin’» d’Hefti d’Atomic Basie est toujours là, avec son solo de trompette écrit, souvent assumé par le premier pupitre (qui rappelons-le n’est pas le soliste attitré qui le plus souvent est 2e à 4e pupitre, mais le meilleur technicien de l’équipe, pas forcément bon improvisateur, responsable de l’esprit musical à donner à l’ensemble) et qu’une multitude de trompettistes professionnels et amateurs, de par le monde, ont joué et rejoué note pour note. Ce solo créé en 1957 par Wendell Culley (avec la sourdine harmon avec tube et du vibrato) fut repris, comme ici (librement), par Sonny Cohn qui a remplacé Culley dès 1960. Basie aimait beaucoup Joe Williams qu’il présenta dans un album de 1955 Count Basie swings–Joe Williams Sings (Barclay GLP 3561) et qui deviendra une vedette auprès du grand public. Joe Williams, inspiré par Big Joe Turner et Billy Eckstine, chante juste, avec une bonne diction et un certain swing. Il apparaît ici dans trois titres: «All Right Okay You Win» qui lui convient bien, «Roll ‘Em Pete» (solo de Frank Wess, ts), deux blues, et le «Gee, Baby» de Don Redman (1957). C’est Quentin Jackson qui a remplacé Al Grey, parce que «Base» voulait qu’il y ait toujours un spécialiste du plunger dans la section de trombone. Et Quentin Jackson nous donne là de belles démonstrations: «Makin’ Whoopee», «Segue in C» (qui vaut aussi pour le véhément sax ténor au son charnu, Billy Mitchell). Quentin Jackson dispose d’excellents collègues de pupitre bons solistes: le bopper Benny Powell («A little Tempo Please») et surtout Henri Coker, puissant («In a Mellow Tone» où il débute sur des notes pédales; «Blues in Hoss’ Flat», morceau de Basie et Foster pour l’album Roulette Chairman of the Board de 1958, rendu célèbre par le sketch de Jerry Lewis, avec ici un Snooky Young, méchant et growleur avec le plunger). On ne compte plus les big bands qui ont joué «Cute» de Neal Hefti destiné à mettre en valeur le batteur et lancé par l’album Basie Plays Hefti (avril 1958, Roulette Records R52011). Mais rares sont ceux qui avaient un artiste comme Sonny Payne aux balais (ici, en 1962 –Frank Wess, fl-). Bien entendu les critiques conventionnels n’en avaient que pour Max Roach et Art Blakey (qui sont passés en 1956-57 par un sommet dans leur genre), sans porter assez attention à Sonny Payne, un transfuge de l’orchestre Erskine Hawkins qui a beaucoup joué au Savoy pour les danseurs. Il swingue de façon directe, intense. Un atout de Basie est dès lors le jeu furieux de Sonny Payne à la fin de nombreux titres («Lovely Baby» -notez le «shake» du premier trompette-, «In a Mellow Tone», ««Splanky», «Bleep Blop Blues», etc). En 1962, Count Basie mélange vieux succès («Jumpin’ at the Woodside» -bon solo avec citations de Frank Foster-) et nouveautés du moment tirées de The Music of Benny Carter (7 septembre 1960, Roulette 52056) et From the pen of Benny Carter (2 novembre 1961, Roulette 52086), respectivement «Vine Street Rumble» (en vedette: le Count et Eric Dixon, disciple de Paul Gonsalves) et «Easy Money» (solos de Thad Jones et Benny Powell). Dans «Toot Sweet», on retrouve les préoccupations d’alliage sonore présentes dans l’album Impulse! The Kansas City 7 (mars 1962): la trompette avec sourdine de Thad Jones et la flûte de Frank Wess (ils sont aussi solistes dans «Why Not»). Dans «Easin’ It» de Frank Foster, toute la section de cuivres est à l’honneur (alternatives, dans l’ordre: Henry Coker, ouvert, Quentin Jackson, plunger, Benny Powell, sourdine soft, puis Al Aarons, Sonny Cohn, Snooky Young, Thad Jones). Le méconnu Eric Dixon (1930-1989) est soliste dans «Basie» d’Ernie Wilkins et dans la ballade «You’re Too Beautiful» (influence de Ben Webster). Quentin Jackson (plunger) est soliste dans «I Need to Be Bee’d With» de Quincy Jones (qui vaut aussi pour Basie) et en contre-chant d’Irene Reid dans «The Blues» (lent), tandis que le bopper Benny Powell est en vedette dans «The Song is You», un standard qui a pour pendant «Stella by Starlight» pour un remarquable trompette concurrent d’Harry James en Sonny Cohn (vibrato, beaux aigus!). Cette nouveauté, puisqu’il s’agit d’inédits, intéressera les jazzophiles vétérans qui retrouveront les principes de leur formatage (et l’ambiance des concerts du Count), mais aussi les apprentis batteurs, les orchestrateurs et ceux qui aiment que ça swingue de façon ludique sans chercher, contrairement à cette chronique, à savoir qui fait quoi.
Jeb
Patton (p), D. Wong (b), Lewis Nash (dm), Albert Tootie Heath (dm) + Elena Pinderhugues (fl), Michael
Rodriguez (tp), Dion Tucker (tb), Dmitri Baevsky (as), Pete Van Nostrand (dm) Make Believe, Gigi, Rise
& Fall, Cool Eyes, Orpheo’s Wish, Holy Land, Hidden Horizons, I’ll Be Around,
Foreign Freedom, Violets for Furs, Juicy Lucy Enregistré
en 2014, New York Durée: 1h 03’ Cellar Live 010515 (www.cellarlive.com)
Même
s’il a dépassé la quarantaine Jeb Patton est pour nous une découverte. Nous
sommes face à un brillant pianiste qui, tout en ayant un toucher moderne, joue
un jazz ancré dans la tradition et avec le swing. Jeb tire ses connaissances
des enseignements de Sir Roland Hanna. Les prestations en trio offrent un grand
dynamisme et mettent en évidence toutes les qualités de Patton:
virtuosité sans effet inutile, percussivité. Son jeu main droite déborde de
vivacité. Jeb offre pour ce travail en trio notamment deux excellents thèmes de
Horace Silver et un de Jerome Kern. Ses partenaires, s’inscrivant parfaitement
dans le travail de Jeb, sont économes en soli mais dans ce domaine Nash est
excellent sur «Cool Eyes». Patton sait aussi se montrer maître dans
la ballade comme il le fait savoir sur «Violets for Furs». On doit
noter également que le trio joue de la même manière que ce soit Nash ou
«Tootie» qui manient les baguettes. Les cinq compositions personnelles révèlent également les possibilités du
pianiste dans cet art. Il y inclue trompette, flûte, saxo ou trombone. Sur
«Gigi», «Rise and fall» et «Orpheo’s wish»
on relève la présence de la flutiste Elena Pinderhugues. Une petite vingtaine
d’années et un grand talent. Si elle est ici à disposition du pianiste(avec un beau solo sur le dernier de ces thèmes);
en d’autres circonstances on peut l’entendre exprimer pleinement toute sa
classe. Elle a déjà côtoyé quelques pointures comme Hancock, Barron, Spalding,
«Maraca», Redman… Le trompettiste Michael
Rodriguez rejoint les partenaires de Patton dès que la géométrie du groupe
dépasse le trio. C’est un bon interprète qui, dans un solo, se hisse à la
hauteur de son leader; il est époustouflant sur «Hidden
Horizons». Dion Tucker (tb) s’incorpore à la formation sur plusieurs des
compositions de Jeb, ainsi que Dmitri Baevsky (as) sur «Foreign
Freedom» ce qui transforme sur ce thème la formation en un beau quintet. On
notera que sur quatre des cinq compositions de Jeb Patton les batteurs attitrés disparaissent au profit
de Pete Van Nostrand et que le bon contrebassiste David Wong est présent sur l’ensemble
des titres.
Antonio
Adolfo (p), Marcelo Martins (fl, ss), Leo Amuedo (elg), Claudio Spiewak (g), Jorge
Helder (b), R. Barata (dm, perc), Armando Marçal (perc) Alegria for all, Natureza,
Phrygia Brasileira, Sambojazz, Alem mares, Sao Paulo Express, Todo dia, Trem da
Serra, Melos, Variations on a Tema Triste Enregistré
à Rio de Janeiro (Brésil), date non précisée Durée: 52’ AAM Music 0708 (www.aammusic.com)
Antonio Adolfo a exhumé plusieurs de ses travaux de la fin des années soixante,
pour certains en collaboration avec Tiberio Gaspar, Xico Chaves. Il les a, cinquante
ans après, à la lumière de la maturité, retravaillés, réarrangés, transformés
en versions instrumentales et enregistrés avec des musiciens actuels. On est dans l’ensemble en présence de versions
qui prennent leur liberté face à la MPB
qui nous est bien connue comme le «Phrygia Brasileira»
inspiré pourtant du folklore. Antonio Adolfo est un excellent pianiste au style
très percussif comme le montre «Sambo Jazz». Sur ce dernier thème
il s’adjoint les percussions de samba offertes pas Hugo Sandim.
Le disque recèle d’autres bonnes plages à l’image de «Alegria for
all», «Sao Paolo Express» ou encore «Trem da
Serra». Parmi ses excellents partenaires signalons le très bon travail
des percussionnistes et l’interprétation de Leo Amuedo (elec.g) sur «Sao Paolo Express» et
«Sambo Jazz» auquel se joint celui qui au long du disque tient la
guitare acoustique, Leo Spiewak, pour ce dernier thème à la basse électrique.
Quant à M. Martinez nous le préférons nettement au saxophone soprano plutôt qu’à
la flûte.
European Jazz Sextet Live at the International Jazzfest in Viersen
V'S Groove, D'NA, Lonnies's Lament, Impressions, Chasin' the
Trane Alan Skidmore (ts), Gerd Dudek (ts,ss), Jiri Stivin (as, fl),
Steve Melling (p), Ali Haurand (b), Clark Tracy (dm) Enregistré le 27 septembre 2013, Viersen (Allemagne) Durée: 48' 18'' Konnex 5309 (www.konnex-records.de)
Selon une formule assez inhabituelle (deux sax ténor dont un
joue aussi du soprano, et un sax alto également flûtiste, devant une section
rythmique conventionnelle), ce sextet, enregistré en public au festival
Jazzfest de Viersen fait preuve d'un bel enthousiasme. Il reprend trois thèmes
de John Coltrane (issus des albums Crescent, Chasin' the Trane et
Impressions) et développe, dans la même veine, deux thèmes composés par
le pianiste (évidemment, très influencés par McCoy Tyner). L'univers est connu,
mais semé d'embûches, tant on a usé de pointes de lecture sur nos platines
vinyles en écoutant les versions originales. Pourtant, ces cinq musiciens
natifs de Grande Bretagne, d'Allemagne, de République Tchèque, et de Pologne,
semblent avoir pour langue maternelle un«esperanto» du jazz contemporain familier et savant. Magie, magie... car, où et quand se retrouvent-ils donc pour
répéter, choisir les thèmes et définir les arrangements? tant l'alchimie
de cette rencontre fonctionne bien. Les arrangements subtils et efficaces, le
drive d'enfer et les solos très inspirés emportent l'enthousiasme (les
spectateurs ne s'y trompent pas et applaudissent à tout rompre, affolant,
parfois, les aiguilles des potentiomètres). Le résultat est tout simplement
stupéfiant: un hommage et une re-création de l’œuvre de Coltrane d'un tel
niveau mérite l'admiration. Bravo messieurs!
Goody Goody, Imagination, At Long Last Love, Moonlight in
Vermont, Without A Song, Day-In Day-Out, I've Got You Under My Skin, I Get a
Kick Out Of You, The Second Time Around, Too Marvelous for Words, My Funny
Valentine, In the Still of the Night, April in Paris, You're Nobody Till
Somebody Loves You, They Can't Take That Away From Me, All the Way, Chicago,
Night and Day, One for My Baby, I Could Have Danced all Night, A Foggy Day, Ol'
Man River, The Lady Is a Tramp, I Love Paris, Come Fly With Me Frank Sinatra (voc), Bill Miller (p), Al Viola (g), Emil
Richards (vb), Harry Klee (as, fl), Ralph Pena (b), Irv Cottler (dm) Enregistré 5 et 7 juin 1962, Paris Durée 1h 18' 51'' Frémeaux & Associés 5470 (Socadisc)
Comme on célèbre le centième anniversaire de sa
naissance,Frank Sinatra se retrouve
opportunément à la une de nombreux de magazines censés incarner le bon goût en
matière de Culture. «The Voice» est donc de nouveau en cour. «C'est dur d'être
aimé par des cons!» aurait pu titrer le regretté Cabu, grand connaisseur du
jazz. Oubliées donc ses relations troubles avec la mafia, ses rapports
tumultueux avec les Kennedy et ses frasques scandaleuses. Dix-sept ans après sa
disparition, Frankie est pardonné; il n'est même plus ringard... On se réjouira, à l'inverse, de l'initiative des éditions
Frémeaux de mettre à notre disposition ce live de 1962. A 46 ans, Sinatra est
alors au sommet de sa gloire et c'est la première fois qu'il se produità Paris (au Lido le 5 juin et à l'Olympia le
7 juin), au cours d'une tournée mondiale, entièrement à sa charge (car à but
caritatif). Etait-ce pour redorer son image? Sur des arrangements de Neal
Hefti, il est accompagné par le sextet du pianiste Bill Miller pour un show
millimétré, (identique tout au long de sa tournée)et impeccable de bout en bout, devant le
«tout Paris». Juliette Gréco, Fernand Raynaud, Tino Rossi et Henri Salvador,
étaient-là, dit-on.La noblesse de ses
intentions ne l'empêchera pas toutefois de passer quelques moments privilégiés
et privés (heureux homme) avec les «Bluebell Girls», ces danseuses sculpturales
du cabaret du Lido. Certes, il reviendra quatre fois à Paris entre 1975 et
1991, mais les fans inconditionnels du «crooner aux yeux bleus», ne manqueront
pas de porter une oreille attentive aux vingt-cinq chansons de ce CD.
3 CDs: titres
et personnels détaillés dans le livret Enregistré entre
1959 et 1962, principalement en Californie Durée: 1h 09’ + 1h
02’ 26’’ + 1h 07’ 56’’ Frémeaux &
Associés 5482 (Socadisc)
Plus de 50 titres,
soigneusement sélectionnés, répartis sur seulement deux années permettent
d’avoir une bonne vision de ce qu’a pu être la vogue de la bossa nova aux USA.
Si le livret présente le célèbre concert
du Carnegie Hall du 21 novembre 1962 comme l’événement fondateur de cet engouement,
il n’est pas le point de départ de l’intérêt des jazzmen américains pour la
musique brésilienne et la bossa nova. Mentionnons, parmi d’autres, la visite à
Rio, dès 1959, de Sarah Vaughan puis celle, l’année suivante, de Lena Horne qui
se lance dans l’interprétation de «Bim Bom» de Joao Gilberto au club Copa. La
même année, Charlie Byrd s’intéresse au genre puis Tony Bennett et Don Payne
qui, captivé par les explications qu’on lui donne et la musique qu’il écoute, rapporte
à Stan Getz tout ce qu’il a pu apprendre et acquérir. Herbie Mann et de
nombreux jazzmen sont présents à Rio de Janeiro pour l’American Jazz Festival
en juin 61. Le flûtiste a aussi passé de longues journées en CalifornieavecJoao Donato. Dans l’univers des jazzmen, la table bossa nova est mise
depuis quelques mois lorsque le fameux concert est organisé et le grand public
conquis. Le coffret présenté
par Frémeaux & Associés rassemble ainsi une très grande majorité d’enregistrements
antérieurs au concert de novembre 62, qui, mis sur le marché quasiment à la
sortie des studios, étaient donc à disposition du public américain. Tout était
prêt pour le raz-de-marée populaire. Des thèmes précèdent même les dates indiquées
par le coffret: celui de Bud Shank (signalé 1959) est en réalité enregistré
en mars 1958 à Los Angeles; ceux
du vocaliste Jon Hendricks sont de 1961.
D’autre part, la date de 1962, proposée pour «Speak Low» (CD2) de Laurindo
Almeida, nous semble une erreur car le WP 1412 dont il serait issu est une
réédition du PJ 1204 enregistré en avril 1954. Petite erreur aussi, Charlie Rouse enregistre sa version pleine de swingde «Samba de Orfeu» (CD3), non pas en 1960,
mais juste après le concert du Carnegie, le 26 novembre 1962 à New York. Qui sont les jazzmen ayant enregistré la bossa nova et pourquoi cet
intérêt? Notons qu’à l’exception de Dizzy Gillespie, fasciné par tout ce
qui est latin, Charlie Rouse, Coleman Hawkins et Jon Hendricks tous les autres acteurs
proviennent du jazz «blanc». Et il y a une certaine logique. La bossa nova est le produit musical d’une jeunesse brésilienne blanche, certes
en rupture mais issue de milieux aisés et raffinés qui vit hors des quartiers
noirs, principalement vers les plages. Imprégnés
de culture européenne ces jeunes écoutent pourtant le jazz, celui de la Côte
Ouest des Etats-Unis, Rogers, Mulligan, Baker, Brubeck… mais aussi du bebop. Tous
sont de brillants musiciens avec une solide formation classique, académique.
Ils composent une musique de qualité, avec de belles harmonies, des
arrangements raffinés, des paroles soignées offertes pas des auteurs de talent.
(Jon Hendricks voulait toujours en connaître le sens avant de s’en emparer). De par leur culture
et leur formation, les jazzmen du style dit West Coast sont les plus attirés
par cette jeune génération brésilienne et les plus sensibles à la bossa nova – très
clairement un polissage du samba populaire – et c’est grâce à eux que la bossa
a pu sortir de la confidentialité et du Brésil. Stan Getz est bien
entendu le chef de file du «mouvement». Il offre sur ces disques
cinq thèmes, abondamment diffusés par ailleurs, dont trois de son tout premier
enregistrement avec CharlieByrd en mars 1962. Dave Brubeck était
incontournable et ses cinq titres sont tous issus de l’album sorti début 1963. On
relève également le très bon Zoot Sims dont le son convient bien au genre sur
l’historique «Maria Ninguém» (CD3) et les moins connus «Ciume» (CD2), «Recado bossa
nova» (CD2), «Cantando a Orquestra» (CD3) le tout provenant
de la même session d’enregistrement du mois d’août 1962. Herbie Mann est
sans aucun doute l’un des plus prolixes de l’année 62, il enregistre la Bossa à
tour de bras en mars, avril et octobre. Sa présence à Rio de Janeiro dans les
mois antérieurset le fait qu’il s’installe
en studio en octobredans la cité
carioca lui ont permis de rassembler autour de lui des noms comme Baden Powell
(g), Sergio Mendes (p), Durval Ferreira (g), Paulo Moura (as), Carlos Jobim (p
et voix), Dom um Romao (dr)…Les cinq
morceaux présentés ici sont issus de trois sessions successives de ce dernier
moisavec des personnels différents. On
en goûte la richesse rythmique particulièrement dans« Deve ser amor» (CD1),«Influênza do jazz» (CD1). Deux noms très
discutés chez les amateurs de jazz, ceux de Cal Tjader et de George Shearing ne
pouvaient faire défaut. De Tjader cinq morceaux nés en mars 62 à Hollywood
figurent sur les CDs. Ils font partie d’un ensemble comprenant aussi des thèmes
mexicains montrant la versatilité de Carl et son flair quant à surfer sur les
modes. Shearing apporte sa version du célèbre «Manha de Carnaval» (CD1)
avec une interprétation qui correspond assez bien à l’atmosphère de la musique
originale du film de Marcel Camus plus qu’à une version jazz et «One note
samba» (CD1). Coleman Hawkins
enregistre en septembre des disques qui ne sortiront qu’au début de l’année
suivante. On apprécie le jazzman qui prend le pas sur la musique brésilienne.
Hawkins a su déceler dans le réservoir de la Bossa un titre clé de celle-ci
«O Pato» (CD2) et en donner une version très personnelle. D’autres
interprètes peut-être moins connus méritent d’être écoutés comme le Brésilien
Laurindo Almeida dont le rôle a été important dans l’implantation de la musique
brésilienne en Californie avant même la naissance de la Bossa Nova puisqu’en
1952 il pratique déjà une fusion jazz-choro avec Bud Shank. Il offre ici
l’excellent «Speak low» (Cd1) (1954). On retrouve d’ailleurs sur le
CD1 Laurindo avec Bud pour «Lonely» non en 1959 comme le précise le
livret mais à Hollywood en mars 1958. Figure aussisur les différents disques Bob Brookmeyer avec «Chora sua tristeza» (CD1) d’août
1962.Le trombone swingue bien et les
guitares et percussions brésiliennes donnent l’ambiance. «A Felicidade»
nous semble bien moins intéressant. On trouve encore cinq thèmes interprétés
par le pianiste argentin Lalo Schifrin. La prestation de
Gillespie à la trompette est excellente mais il propose une introduction
puérile dans «Chega de Saudade» (CD1). C’est son partenaire Lalo
Schifrin (p) qui apporte le back ground
brésilien car Dizzy joue jazz. Cela vaut pour «Desafinado» (CD2). Il est surprenant
de ne pas avoir choisi pour cette compilation d’inclure Cannonball Adderley qui,
en décembre 1962 à New York, enregistre magnifiquement des thèmes moins
classiques permettant de prendre une liberté et de se montrer moins cool que ne le sont Getz, Brubeck et
autres. Nous avons aussi
aimé pourvoir comparer les diverses versions d’un même thème proposées par le coffret. Ecouter «Desafinado»
par Getz, Dizzy, Hawkinsoffre la possibilité d’apprécier la manière dont
chacun aborde la Bossa et la ressent. C’est vrai aussi pour «Samba de uma
nota so» par Brubeck, Mann, Shearing, Hawkins;«Chega de Saudade» par Hawkins et
Gillespie. On aurait aimé une autre version de «Meditação» en plus
de celle de Tjader. On ne peut que
recommander ce très beau coffret qui rassemble bien l’essentiel des amours
entre jazz et bossa nova.
Just Say Goodbye, Better Than Anything, I’m
Gonna Leave You, Mack The Knife, Where’d It Go, Nowhere to Go, Jive, Nerver
Leave Me, Para Raio, The End of the Line Sarah Thorpe (voc), Olivier Hutman (p, arr),
Darry Hall (b), Philippe Soirat (dm) + Ronald Baker (tp, flh), Guillaume
Naturel (ts, fl) Enregistré les 29-30 décembre 2014 et le 14
janvier 2015, Maurepas (78) Durée: 41' 58'' Spirit of Jazz Productions / Elabeth ST001 (www.spiritofjazz.fr)
Pour ce premier enregistrement, Sarah Thorpe
nous offre une promenade sensible entre standards et titres moins
courus. Formée par Daniela Barda et Sarah Lazarus, elle a également suivi
l'enseignement de Joe Makholm, Michele Hendricks et Géraldine Ros. Entourée par
un quintet monté pour cette session, la chanteuse impose son univers
particulier, entre jazz et rythm'n'blues, sur les arrangements inspirés
d'Olivier Hutman, qui compte également à son actif une prestigieuse carrière
d'accompagnateur (Clifford Jordan, Steve Grossman, Clark Terry, Stéphane
Grappelli, etc.). On lui doit notamment ici un «Mack the Knife» métamorphosé et sur
lequel Sarah Thorpe a posé de nouvelles paroles. Il en ressort une ballade
brillante, sans doute le morceau de bravoure de cet album. C'est que la vocaliste franco-britannique, a,
en effet, et avant tout, le talent de s'être très bien entourée: Darryl Hall,
une référence de la scène jazz internationale (Benny Golson, Kirk Lightsey,
Mary Stallings, Eric Reed, Dianne Reeves, etc.), un excellent batteur parisien,
Philippe Soirat, et deux très bons guests, Ronald Baker et Guillaume
Naturel. Portée par ce line-up de luxe, Sarah Thorpe tire son
épingle du jeu sur les tempos lents, qui lui permettent de jouer sur
l'émotion. On a
sinon plaisir à entendre le solo de Darryl Hall en ouverture de «Better Than
Anything», les interventions de Philippe Soirat sur «Jive» ou l'élégante
sourdine de Ronald Baker sur «Just Say Goodbye». Le disque se termine avec une vibrante reprise de Nina Simone, «The End of
the Line», qui contribue à en faire de l'ensemble un beau moment d'évasion.
Mack Avenue SuperBand Live From the Detroit Jazz Festival 2014
Introduction, Riot, The Struggle, A Mother's Cry, Santa
Maria, For Stephane, Introduction to Bipolar Blues Blues, Bipolar Blues Blues Tia Fuller (as, ss), Kirk Whalum (ts, fl), Aaron Diehl (p),
Rodney Whitaker (b, dir), Evan Perri (g), Carl Allen (dm), Warren Wolf (vib) Enregistré le 1er septembre 2014, Detroit (Michigan) Durée : 59’ 12’’ Mack Avenue 1096 (www.mackavenue.com)
Enregistré en live lors d’un grand festival américain, avec
un orchestre a priori de rêve quand on note la présence de Carl Allen, Rodney
Whitaker et Aaron Diehl, le résultat est très décevant, en dépit des
applaudissements, avec trois premiers thèmes très démagogiques (on est à
Detroit) quand on connaît la valeur de ces musiciens. Sort du lot le «Santa Maria» d’Aaron Diehl qui fait briller
ses talents de compositeur et de grand concertiste sur la première composition
digne de ce nom qui fait d’ailleurs la différence avec le thème suivant «For
Stephane» qui tire pourtant son inspiration de la même source.
La touche finale sur «Bipolar Blues Blues» de Kirk Whalum,
plus rhythm’n’blues, a pu faire danser sur place, mais reste assez pauvre pour
l’écoute en disque, bien que plus épicé que la plupart des autres thèmes. Et
pourtant la section rhytmique est vraiment de rêve et en donne quelques moments sur «Bipolar Blues Blues». C’est dommage!
Ran Blake / Ghost Tones Portraits of George Russell
Autumn in New York,
Alice Norbury*, Living Time*, Paris, Telegram From Gunther, Biography,
Stratusphunk, Jack's Blues, Manhattan, Ballad of Hix Blewitt, Cincinnati
Express, Vertical Form VI, Jacques Crawls*, Lonely Place, Ezz-Thetic*, You Are
My Sunshine, Autumn in New York (alt. take) Ran Blake (p, elp*) + Peter Kenagy (tp), Aaron Hartley (tb),
Doug Pet (ts), Eric Lane (p, elp), Jason Yeager (p), Ryan Dugre (g), Dave Knife
Fabris (g), Rachel Massey (vln), Brad Barrett (b), David Flaherty (dm, perc),
Charles Burchell (dm, perc), Luc Moldof (electronic) Enregistré les 24 et 26 août 2010, Boston (Massachusetts) Durée : 1h 04’ 43’’ A-Side 0001 (www.a-siderecords.com)
Ran Blake / Christine Correa The Road Keeps Winding: Tribute to Abbey Lincoln Volume Two
Straight Ahead, The Heel, The River, Throw It Away I, When Autumn Sings, In the Red, Love Lament,
Midnight Sun, Driva Man, Throw It Away II, Living Room, Evalina Coffey (The
Legend of) Ran Blake (p), Christine Correa (voc) Enregistré les 15 et 27 juin 2011, Boston Durée : 50’ 55” RedPianoRecords 14599-4415-2 (www.redpianorecords.com)
Ran Blake (Jazz Hot n°667)
consacre ce premier volume à un portrait de George Russell dont il fut un fan
de la première heure, qui devint un ami personnel et plus largement de la
famille Blake. Ran milita ainsi, le terme n’est pas trop fort, auprès des
musiciens et personnalités les plus réputées du jazz pour que le Jazz Workshop de George Russell
(RCA-Victor), épuisé en 1959, fût réédité, et il obtint ainsi les signatures de
Jaki Byard, Harry Sweets Edison, Nesuhi Ertegun, Ornette Coleman, Charles
Mingus, Thelonious Monk, et de beaucoup d’autres, qu’il fit parvenir à George
Avakian (cf. Jazz Hot n°671), sans
succès, puisqu’il fallut attendre 1987 pour une réédition. 50 ans après, pour
ce portrait, Ran Blake évoque son admiration de jeunesse, avec un hommage de
son cru à sa musique, parfois jazz, parfois bruitiste, et, sur le livret, par
les signatures prestigeuses qui acceptèrent de soutenir son enthousiasme
juvénile. Ayant accompli son parcours de musicien au milieu des George
Russell, Gunther Schuller et des avant-gardistes comme Bill Dixon, Ran Blake
est un musicien contemporain au sens naturel du terme, sans esprit de système,
qui aime le jazz mais aussi les belles musiques, et cela s’entend. Sa démarche
est intéressante et reste de qualité, authentique, correspondant à une personnalité
simplement sans frontière musicale. Ce disque, au charme certain, est donc
difficilement classable, le jazz s’y glisse parfois, mais c’est du Ran Blake
authentique, exigent, délicat, atmosphérique, dévoué à une évocation de George
Russell avec l’inévitable «Ezz-Thetic».
Changement de registre, dans le second CD, avec ce Tribute to Abbey Lincoln Volume Two.
Christine Correa a très bien écouté Abbey («Driva Man»), et elle en restitue
les accents pugnaces avec beaucoup de conviction et de qualités (expression,
clarté, justesse). C’est un registre plus jazz que le premier disque, même si
Ran Blake conserve sa manière très contemporaine d’accompagner ou en soliste,
organisant un très beau contraste entre la voix enracinée et son jeu
impressionniste, qui n’est pas sans rappeler parfois certaines idées de Martial
Solal («The Heel»). Christine Correa, dans sa façon de shouter, à la manière d’Abbey Lincoln, en appel-réponse, évoque
aussi curieusement une autre voix, Cab Calloway («The River») pour s’adresser
au ciel. Elle est aussi à l’aise pour fondre l’univers d’Abbey Lincoln dans un
style théâtral moins marqué par le jazz, genre «Opera de Quat’ Sous» («In the
Red»), en s’appuyant sur le style très narratif de Ran Blake, et en jouant
d’une hyperexpressivité à la fois inspirée et distanciée d’Abbey Lincoln. C’est
une belle rencontre, un disque passionnant.
Uranu, The Steadfast Titan, Flux Capacitor, Organic
Consequence, Kat's Dance, Santa Maria, Broadway Boogie Woogie, Space, Time,
Continuum Aaron Diehl (p), David Wong (b), Quincy Davis (dm) + Joe
Temperley (bs), Benny Golson (ts), Stephen Riley (ts), Bruce Harris tp),
Charenée Wade (voc) Enregistré à New York, date non pécisée Durée : 55’ 33’’ Mack Avenue1094 (www.mackavenue.com)
Aaron Diehl est l’un de ces miracles dont le jazz a toujours
le secret. Né en 1985, dans un cadre déjà marqué par la musique (un grand-père
musicien), il est à 30 ans l’un des pianistes les plus prometteurs de sa
génération, et déjà un musicien de jazz accompli, possédant son blues et son
swing sur le bout des doigts. Remarqué dès 2002 dans le cadre des
manifestations du Lincoln Center de découvertes des nouveaux talents, il a été,
l’année suivante, invité par le septet de Wynton Marsalis, et il est l’artiste
le plus jeune commissionné par le Monterey Jazz Festival en 2014. Ses
collaborations avec beaucoup de jazzmen confirmés, de Lew Tabackin à Wycliffe
Gordon, et sa complicité fertile avec un autre miracle du jazz des années 2000,
la chanteuse Cécile McLorin Salvant (elle signe ici les paroles du dernier
thème), récemment nominée aux Grammy Awards, font d’Aaron Diehl un
indispensable de la nouvelle génération. Son parcours s’est déroulé dans l’excellence, et après une
formation classique solide, c’est la rencontre d’Eldar Djangirov, son
contemporain (1987), autre prodige du piano, russe d’origine installé aux
Etats-Unis, qui l’a paradoxalement orienté vers le jazz. Aaron a suivi par la
suite les enseignements de la Juilliard School (Kenny Barron, Eric Reed, Oxana
Yablonskaya), et sa très solide éducation musicale n’en a pas fait un surdoué
virtuose mais un beau musicien au service de la musique comme en témoigne cet
enregistrement, son troisième semble-t-il après Live at Carammoor (2008) en solo, et Live at the Players (2010) avec deux trios. Dans cet enregistrement, Aaron Diehl a invité, autour de son
trio habituel déjà présent en 2010 (David Wong et Quincy Davis), de jeunes
complices, Stephen Harris, très beau son de ténor feutré dans «Kat's Dance»,
Bruce Harris, un jeune trompettiste que Wynton Marsalis a distingué parmi ses
pairs, Charenée Wade, une belle voix de plus dans la nouvelle génération
(«Space, Time, Continuum») dans la filiation de Betty Carter. Aaron Diehl a également intégré dans ce projet deux toujours
jeunes que sont les octogénaires Joe Timperley, auteur d’une splendide
intervention sur «The Steadfast Titan», et Benny Golson, toujours à son aise
avec sa sonorité de velours sur des compositions originales d’Aaron Diehl, dans
le ton d’aujourd’hui, mais avec ce qu’il fallait de référence à l’Ancien
commece beau «Organic Consequence». Il reste à vous parler du leader, pianiste de l’essence du
jazz, sans mensonge, orchestral dans son jeu, maître de son langage, doué d’une
technique hors norme, compositeur et arrangeur, toujours à l’écoute de ses
invités pour faire que cet objet artistique qu’est un disque de jazz soit une
œuvre. Pour le plaisir du piano, on hésitera entre le powellien «Broadway
Boogie Woogie» (époustouflant) ou l’atmosphérique boléro «Kat’s Dance» ou le
rhapsodique «Santa Maria» avec citation de Pierre
et le Loup de Prokofiev ou le blues and swing «Space, Time, Continuum»… En
fait, Aaron est parfait, tout le temps. Les commentaires avisés et précis d’un aîné, Ethan Iverson,
le pianiste du groupe The Bad Plus, viennent nous en dire un peu plus sur la
confraternité musicale des pianistes et l’admiration qu’il a pour Aaron Diehl.
Aaron est aussi, paraît-il, pilote d’avion, à ses heures qu’il ne consacre pas
au jazz. C’est la seule inquiétude qui plane sur son talent stratosphérique.
Soul to Go, Autumn Nocturne, The
Feeling of Jazz, Wise One, Blues In Few, Litlle Girl Blue, Live And
Learn, Under a Strayhorn Sky, Vaya Con Dios Jeff Hackworth (ts), Ed Cherry (g),
Radam Schartz (org), Vince Ector (dm) Durée: 55' 37'' Enregistré le 18 avril 2013, Clark
(New Jersey) Big Bridge Music 1006
(www.jeffhackworth.com)
En lui donnant une petite touche de
modernité, le saxophoniste ténor new-yorkais Jeff Hackworth,
s'inscrit dans la grande tradition des «combos sax ténor - orgue
Hammond B3- guitare - batterie» initiée dès la fin des années 50
par les organistes Brother Jack Mc Duff, Jimmy McGriff, Richard
Groove» Holmes (entre autres) et dont Jimmy Smith représenta, sans
doute, la quintessence. Outre ses propres compositions, il
reprend ici quelques standards du répertoire, et y adjoint, ce qui
est moins courant, une composition de l'album Crescent publié
en 1964 de John Coltrane, dont il est par ailleurs un admirateur et
un fervent disciple. Si les thèmes en tempo rapide sont
«groovy» à souhait, le swing est constant même dans les ballades.
L'orgue évite soigneusement les registres trop flatteurs, la guitare
évoque, sans les imiter, Kenny Burrell ou Wes Montgomery, et la
batterie lie la sauce sans effets superflus. Une leçon de bon gout
et d'élégance par quatre musiciens pas du tout complexés de
s'exprimer dans la mouvance d'un jazz main stream qui n'a pas
encore décidé de se laisser jeter aux oubliettes. Un CD tout simplement délicieux!
Riders on the Storm, The Hitchhiker,
Telluric Movements, Light My Fire, The Movie, People Are Strange,
Invocation, The Crystal Ship, Petition The Lord With Prayer, The Soft
Parade, Blue Sunday, Blue Words, The Blue Bus, Hara, Tribal Dance Samy Thiébault (ts, fl), Adrien Chicot
(p), Sylvain Romano (b), Philippe Soirat (dm), Nathan Wilcocks (voc) Durée : 57' 06'' Enregistré en mai 2014, lieu non
communiqué Gaya
Music Production STGCD005 (Socadisc)
Dois-je l'avouer, même dans ma folle
jeunesse, je n'ai jamais été un fan de la musique des «Doors». Il
m'aura donc fallu attendre la sortie de ce CD pour enfin m'y
intéresser. Toutefois, après ré-écoute, l'original me séduit
beaucoup moins que sa re-création par le quartet de Samy Thiébault. En effet, à part quelques inserts
vocaux superflus, on n'est plus ici dans le registre d'une musique
«pop» plus ou moins d'avant garde (pour son époque), mais dans
celui d'un jazz contemporain de grande facture. Peu importe, pour
une fois ses sources d'inspiration (qui se soucie encore du sort des
vraies demoiselles de la rue d'Avignon?), cette musique est là,
vivante, vibrante, enthousiasmante, magistrale, et «définitive»,
comme aurait dit Christian Garros, musicien d'un autre monde et
expert en métissages, à l'issue d'une fructueuse répétition. Du jazz comme je l'aime.
Cantabile, Little Piece in C for You,
Guadeloupe, Hidden joy, Chloe Meets Gerswin, Play Me, Thirteen, Take
the "A" Train, It's a Dance, Brazilian Like, In a Sentimental Mood, I
Wrote You a Song Fabrizio Bosso (tp), Alessandro Collina
(p), Marc Peillon (b), Rodolfo Cervetto (dm) Enregistré en octobre 2013, Gênes
(Italie) Durée: 59' 47'' Egea Records INC183 (www.egeamusic.com)
Découvert au festival Sotto le stelle
d'Ospedaletti l'été dernier, «Michel on Air», est un projet fort
bienvenu pour raviver la mémoire de Michel Petrucciani, pianiste
subtil autant qu'énergique, disparu en 1999, et aujourd'hui bien
injustement négligé. Quatre musiciens de la Riviera italienne et
française, revendiquant à ce titre les mêmes racines
méditerranéennes que leur modèle et mentor, nous proposent de
redécouvrir quelques unes des pièces favorites de son répertoire. A l'exception de «Take the "A" Train»
et de «In a Sentimental Mood», deux standards fétiches qu'il a
très souvent joués, tous les thèmes choisis sont en effet des
compositions de Michel Petrucciani. Excellemment accompagné et mis
en valeur par une impeccable section rythmique, soudée par une
longue pratique collective et une solide amitié, et où chacun se
montre tour à tour très habile soliste. Fabrizio Bosso (Jazz Hot n°671) a ainsi les
coudées franches, déploie des prodiges d'invention et de lyrisme
que lui permettent une fabuleuse technique et un son superbe. Fait remarquable, l'enregistrement
garde l'intensité dynamique du concert (et a, paraît-il, beaucoup
de succès aux Etats-Unis... nul n'est prophète en son pays). Un bel
envol pour Michel on Air!
L'Air de rien, Eteignez vos portables, For Lena l'aînée, March à
suivre, Jambon beurre shuffle, Introduction Back From N.O., Back From N.O., The
Blessing, C'est quand qu'on arrive, MACH1N N1, Milled Quiet Moon, Après le
calme, la tempête, The Groove Merchant Pierre Guicquéro (tb, comp, arr), Julien Silvand (tp), Davy Sladek
(as, ss), Franck Pilandon (ts, bs), Bruno Martinez (p), Dominique Mollet (b),
Marc Verne (dm) Enregistré du 22 au 25 avril 2014, Clermont-Ferrand (63) Durée: 1h 02’ 05’’ Black & Blue 800.2 (Socadisc) Pierre Guicquéro est de ces musiciens effacés mais brillants qui
peuplent les différents orchestres français de jazz: nous l’avons entendu
au sein de l’Anachronic Jazz Band, du Paris Swing Orchestra, du Julien Silvand
All Stars, des Be Bop Stompers, de Sac à Pulses, du Big Band de Jean-Loup
Longnon… et du Montier Guicquéro Quintet (le MGQ!). Cette énumération,
longue mais non exhaustive (car il est n’est pas rare de le retrouver à
«faire des remplacements» au sein d’autres grandes formations), dit
tout son talent et sa capacité d’adaptation aux contextes les plus divers,
ainsi que de sa connaissance assimilée des univers musicaux du jazz. Il a
d’ailleurs une bonne vingtaine d’albums à son actif en tant que sideman de
formations plusieurs fois primées. Arrivé à l’âge de raison et avant de souffler sa dernière bougie
de quadra (il est né à Vitry-Sur-Seine en 1968) et profitant de l’opportunité
d’enregistrer à l’opéra de Clermont-Ferrand, Pierre Guicquéro s’est enfin
décidé à sortir de l’ombre rassurante du musicien
pour musiciens aux fins de réaliser en tant que maître d’œuvre cet album Back From N.O. Avec ce P.G. Project, il
nous expose sans fard un panorama de son imaginaire musical avec pas moins de
onze compositions personnelles sur treize que compte cet album (les deux autres
étant empruntées à deux auteurs non négligeables, Ornette Coleman et Jérôme
Richardson). Toutes ces créations, qui puisent à la meilleure tradition du
swing, sont bien écrites. Les thèmes solides manifestent un réel sens de la
mélodie. Sans être simples, les arrangements bien construits conservent une
parfaite clarté. Ce septet sonne
d’ailleurs souvent comme une grande formation («The Groove Merchant»). Tous les musiciens de cette formation sont à féliciter pour la
qualité de leur participation; les ensembles sont parfaitement équilibrés
tout en étant joués avec une belle générosité. L’intervention de chacun en tant
que soliste n’est pas moins remarquable. Le Toulousain Julien Silvand est
particulièrement brillant («Marche à suivre», «Introduction
Back from N.O.», «Back from N.O.», «Jambon, beurre,
shuffle»). Franck Pilandon au ténor et au baryton («Eteignez vos
portables») fait preuve d’une belle maîtrise instrumentale. Davy Sladek a
un beau phrasé («Après le calme la tempête» et lechase «March
à suivre»). Bruno Martinez est un pianiste sûr; son accompagnement
et ses liaisons sont parfaits; quant à ses interventions elles ont la
belle élégance de la concision («C’est quand qu’on arrive»). Marc
Verne est présent et bien présent («Marche à suivre», «Jambon
beurre shuffle»). Dominique Mollet possède une très belle
musicalité; c’est un contrebassiste qui mérite à être connu
(«Milled Quiet Moon»). Sa mise en place est remarquable et son
accompagnement en duo avec Guicquéro sur la pièce d’Ornette Coleman, un modèle
du genre, est l’un moment fort de cet album. Tout au long de son opus, le
tromboniste fait montre de sa grande maîtrise instrumentale et d’un grand sens
musical: excellent soliste, il sait également établir les équilibres
musicaux. Pour réaliser Back From N.O., Guicquéro a dû, comme beaucoup d’artistes actuellement, faire appel à une souscription. Remercions les
personnes qui ont permis l’enregistrement de ce magnifique album dans lequel
tous les musiciens servent cette musique de qualité avec une ferveur amoureuse.
Seven Steps to Heaven, Free Man, India Blue, Black Inside,
Dance of Light for Luani, Nia’s quest, N’Tiana’s Dream, lara’s Lullaby, Erika’s
Reverie, Soft Pedal Blues, Niskayuna, The Crossing, Ballad for Hakima Chico Freeman (ss, ts), Antonio Farao (p), Heiri Känzig (b),
Michael Baker (dm) Enregistré à Munich et Nuremberg, date non précisée Jive Music 2080-2 (www.jivemusic.at)
Chico Freeman / Heiri Känzig The Arrival
One for Eddie Who 2, Early Snow, The Essence of Silence, Ancient Dancer, Will
I See You in the Morning, Dat Dere, Song for the Sun, Just Play, Eye of the
Fly, After the Rain, To Hear a Teardrop In the Rain, Chamber's Room Chico Freeman (ts), Heiri Känzig (b) Enregistré les 13-14 décembre 2014, Winterthur (Suisse) Durée: 1h 00’ 20’’ Intakt 251 (www.intaktrec.ch)
Bien qu’il paraisse toujours jeune, Chico Freeman est un son
du saxophone qui s’impose depuis la fin des années 1970. Fils du grand et
regretté Von Freeman, il a fait partie de cette belle génération musicale qui a
gardé au jazz sa capacité d’inventivité
et son authenticité à travers le temps. De son parcours enraciné dans la
tradition chicagoane du père et dans l’expérimentation de l’AACM, où il développa
aussi une partie de ses recherches musicales, il a au cours du temps donné un
exemple original d’ouverture d’esprit: ne reniant jamais, contrairement à
une partie de ses pairs de l’AACM, la grande tradition du jazz, des beaux sons,
du récit et des standards appris auprès de son père, il a quand même su faire
sienne un esprit d’aventure propre à la Cité des vents, ne récusant pour autant
ni le blues, ni le rhythm & blues, ni la soul, ni même parfois des formes
plus «commerciales» de l’expression musicale afro-américaine. Il a conservé ainsi un jeu naturel, direct et pourtant
sophistiqué, comme le jazz, et un souci d’originalité dans tous les formats
qu’il a fréquentés, au sein de ses quartets, de ses groupes comme les leaders. Aujourd’hui Européen d’adoption, on le retrouve ici sur deux
enregistrements en quartet et en duo saxophone-basse avec des musiciens
européens, l’excellent Antonio Farao (p) et une découverte, le bassiste autrichien Heiri Känzig, plus
Michael Baker à la batterie. C’est la formation, à l’exception du batteur
remplacé par le vieux et brillant compagnon Billy Hart, qui s’est produite
l’été 2015 à Jazz à Vienne au Théâtre de minuit, alors qu’elle aurait tout
aussi bien pu prétendre à la grande scène au milieu de la soirée la plus jazz
de la quinzaine. Le disque en duo est composé essentiellement de ballades
originales soit de Chico soit de Heiri, parfois des deux, plus deux standards,
«Dat Dere» (Bobby Timmons) et «After the Rain» (Coltrane). Le beau son feutré
de Chico et la contrebasse chantante d’Heiri ont beaucoup de place pour
s’exprimer sans pression, avec beaucoup d’écoute réciproque, de complicité,
sans abstraction. L’atmosphère de certaines compositions est propre à l’univers
apaisé habituel de Chico Freeman que l’on connaît depuis ses débuts:
sérénité, sensualité, spiritualité, et le contrebassiste se coule avec adresse
dans cet environnement. Le disque en quartet propose essentiellement des
compositions originales de Chico Freeman (huit) dont cinq belles compositions
dédiées à ses cinq filles, plus deux d’Antonio Farao, une de Heiri Känzig, une
de Miles Davis et un blues de Stanley Turrentine. L’ensemble du disque
appartient au climat jazz de la fin du XXe siècle, avec parfois un petit manque
de relief, d’impulsion. En live, la formation semblait plus tendue...
Struttin' With Some Barbecue*, Mood Indigo*, Double Gin Stomp, Sweet
Lorraine*, Royal Garden Blues, Doobooloo Blues, Honeysuckle Rose, China Boy*,
"C” Jam Blues*, Sobbin' and Cryin'*, S' Wonderful*, Promenade aux
Champs-Elysées* Barney Bigard (cl), Claude Luter (cl), Eddie Bernard (p), Roland
Bianchini (b), Teddy Martin (dm) Enregistré les 14 et 15* février 1960, Paris Durée: 53’ 25’’ Milan 399 349-2 (Universal)
Voici enfin réédités des enregistrements effectués en France par
des musiciens français de jazz et un américain qui méritent le qualificatif
d’historiques et d’indispensables. Précisons que deux titres de ce Paris Session ne concernent que Barney
Bigard («Sweet Lorraine» et «S' Wonderful»). Mis à part deux originaux cosignés (1960) par les deux
clarinettistes, le programme est puisé dans un répertoire ancien composé entre
1919 et 1951: des pièces faisant référence au style new orleans
évidemment, mais également deux compositions tardives (1947 et 1951) de Sidney
Bechet, ainsi que d’Ellington, de Waller, de Gershwin sans oublier une
révérence à Jimmy Noone («Sweet Lorraine»). Dans le livret, Fabrice Zammarchirappelle les
circonstances qui permirent l’enregistrement de ces faces: la réalisation
du film Paris Blues, qui vers la fin
du quatrième trimestre de 1960 réunirent dans la capitale les orchestres du Duke et de Louie, dont faisait partie Barney Bigard. Charles Delaunay ne fut
pas étranger à l’opération et s’activa pour rendre possible cette rencontre. Il
fit en sorte de mobiliser un studio sur plusieurs jours «pour engranger
de la matière», disait-il. Lors de la session, Barney Bigard, âgé de 54
ans, était en pleine possession de ses moyens. Son style tout de sérénité était
parvenu à une sorte de perfection classique qui faisait de lui le représentant
emblématique encore vivant, de la grande école des clarinettistes de New Orleans.
Claude Luter avait 37 ans; il était en pleine force de l’âge et tout
juste sorti de sa période de gloire, mais aussi de formation, avec Bechet. Et
la réunion a tenu toutes ses promesses. Dans ces enregistrements, Claude Luter s’affirme comme un disciple
de Sidney Bechet/clarinettiste, celui de «Blue Horizon» (1944), de
«Egyptian Fantasy» (1941), et de «Old Stack O Lee
Blues» (1946). Il évoque beaucoup le Bechet du début des années
1940; on y retrouve le vibrato du maître sur le blues, («Doobooloo
Blues») mais également dans les tempi soutenus (cf. «China
Boy» avec Sidney Bechet/Muggsy Spanier mars 1940). Comme lui, dans cet
album, Luter «attaque» la clarinette (traitement «hot»
du son de l’instrument), il la traite à la manière d’un soprano, lui donnant
une expressivité mâle voire agressive. Le vibrato Claude est moins ample, moins
soutenu, moins véhément que celui de Bechet. Il n’en demeure pas moins que son
style rugueux lui permettait de conduire le discours musical. Au-delà de la
très forte présence musicale de Bechet, Luter était en position d’infériorité
dans son orchestre par rapport au maître qui utilisait un soprano plus
puissant. Or en jouant à égalité, sur le même instrument que son partenaire,
Claude Luter pouvait rivaliser et réalisa une session exceptionnelle, dont il
avait raison de dire qu’elle constituait son
grand œuvre,la «plus grande
réussite de sa carrière». Quant à Barney Bigard, il est impérial tant dans ses solos
(«Double Gin Stomp», «Doobooloo Blues»), dont la
rigueur et la poésie sans affectation constituent la puissance d’évocation, que
dans ses dialogues avec Luter et surtout dans sa manière de réinventer à
l’infinie la polyphonie néo-orléanaise par la volubilité de son discours léger
et la fluidité exquise de son expression. Zammarchi parle de sa part de
«féminité» qu’il oppose à la masculinité de Luter; je
préfèrerais parler de la tradition d’élégance créole (Lorenzo Tio, son mentor)
dont son style témoigne dans ces faces que j’opposerais à la rusticité policée
de Luter, héritée celle de Dodds créolisée par le lyrisme de Bechet. Dans les
deux titres où il joue en quartet, Bigard nous présente une autre lecture
musicale de l’école créole: sur «Sweet Lorraine», très
personnelle et différente de celle de Jimmie Noone, son aîné de dix ans qui fut
également l’élève de Tio; sur «‘S Wonderful», par la
structuration classique acquise à New York auprès d’Ellington. Les deux solistes sont certes brillantissimes, mais leur
prestation doit également beaucoup à la section rythmique qui leur déroule un
tapis. Claude Luter disait, à juste titre, que ce fut la meilleure de sa
carrière. Roland Bianchini (b) accompagne et soutient à la perfection. Teddy
Martin (dm) est présent sans gêner; son accompagnement est rigoureux et
ses interventions en solo sont de bonne facture. Mais la pièce maîtresse de
cette formation est Eddie Bernard. Au-delà de l’amitié qui unissait les deux
hommes, on comprend que Claude Luter ait été très affecté par la disparition
d’un artiste de cette trempe. Il y est exceptionnel: dans ses
introductions, où il installe des tempi parfaits, dans ses accompagnements
aussi stimulants qu’intelligents et justes dans l’esprit de la pièce. Son jeu d’une
grande finesse évoque ceux de Teddy Wilson et d’Ellis Larskins. Bernard n’était
pas qu’un pianiste «stride»,
technique qu’il fut l’un des premiers en France à posséder dans toute sa
complexité; sa connaissance de la littérature du jazz et sa maîtrise du
clavier en faisait tout simplement un grand pianiste. Ses interventions en solo
sont dignes des plus grands solistes. «Mood Indigo» est un joyau de
cette perfection, au plan de la musicalité et du toucher d’une clarté et d’une
densité formidables. Quant à ses deux faces en quartet, Bigard lui doit d’y
être sublime; on comprend qu’il l’ait sollicité pour graver ce superbe
«Sweet Lorraine» et son étincelant «‘S
Wonderful»: le soutien d’un Fats
à l’élégance française. M. Edouard Bernard était un immense pianiste: ces
enregistrements lui doivent vraiment beaucoup. En France au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le caractère
festif de la musique new orleans a, peut-être, éclipsé, voire occulté la beauté
intrinsèque de cette école. Or, ici Bigard et Luter jouent la musique de la musique de Crescent City,
en intimité, en communion, en l’absence de toute relation avec l’extérieur,
d’où la densité extrême de ces moments superbes: jubilatoires dans
«China Boy», «Struttin’», «Honeysuckle
Rose» ou «C Jam Blues»; jusqu’à l’extase parfoisdans l’exposition du thème de «Mood
Indigo» ou le final de «Doobooloo Blues». Une des albums les plus importants de l’histoire du jazz.
Dee Dee Bridgewater / Irvin Mayfield / The New Orleans Jazz Orchestra Dee Dee's Feather
One Fine
Thing, What a Wonderful World, Big Chief, Saint James Infirmary, Dee
Dee's Feathers, New Orleans, Treme Song/Do Whatcha Wanna, Come
Sunday, Congo Square, C'est ici que je t'aime, Do You Know What it
Means, Whoopin' Blues Dee Dee
Bridgewater (voc), Irvin Mayfield (tp) and The New Orleans Jazz
Orchestra: Bernard Floyd (tp), Ashlin Parker (tp, voc), Eric Lucero
(tp), Leon Chocolate Brown (tp, voc), Michael Watson (tb, voc), David
L. Harris (tb), Emily Frederickson (tb), Khari Allen Lee (as), Rex
Gregory (as, cl), Derek Douget (ts), Edward Petersen (ts), Jason W.
Marshall Sr. (bs, bcl), Victor Atkins (p), Don Vappie (g, bjo) ,
Jasen Weaver (b), Peter Harris (b), Adonis Rose (dm), Bill Summers
(perc), Glen David Andrews (voc), Branden Lewis (tp), etc. + Dr. John
(voc) Enregistré du 23 au 25 mars 2014, New Orleans Durée: 1h 07' 18'' DDB
Records / Okeh 88875063532 (Sony)
Dee Dee
Bridgewater est devenue une Néo-Orléanaise d’adoption, et comme
on a pu le constater en France, quand Dee Dee aime, ce n’est pas à
moitié… Elle consacre beaucoup de temps donc, non seulement à
faire ce qu’elle sait très bien faire, chanter et animer une scène
ou une séance avec un big band, comme ici, mais aussi à promouvoir
tout ce qui contribue à faire que New Orleans retrouve la splendeur
non seulement de son âme musicale mais que s’y développent de
nouvelles initiatives à même de rendre la joie de vivre à la belle
Cité du Croissant, un véritable art de vivre. De la France à la
ville la plus française des Etats-Unis, il n’y avait qu’un pas
et elle a rencontré un des acteurs les plus actifs de ce renouveau
néo-orléanais en la personne de l’excellent trompettiste et
leader, Irvin Mayfield, qui non seulement dirige plusieurs formations
dont ce magnifique big band, mais aussi un club et maintenant un Jazz
Market, sorte de centre culturel à l’américaine, où l’on
retrouve, depuis son inauguration au printemps dernier, tout ce qu’un
amateur de jazz peut souhaiter, des disques, des partitions, un
auditorium… On vous en parlera mieux dès qu’un rédacteur de
l’équipe l’aura visité.
C’est
à cette occasion que Dee Dee et Irvin ont réalisé, pour
l’inauguration, un enregistrement, au départ avec cette seule
ambition. Conjoncture aidant (10 ans que l’Ouragan Katrina a
dévasté la ville), mais aussi excellence de cette rencontre,
l’album est devenu un vrai projet discographique, et a reçu un
incroyable accueil aux Etats-Unis où il a été placé en têtes des
hits du jazz.
C’est
donc cet album, cet orchestre et la renaissance de New Orleans
qu’étaient venus nous présenter, en septembre 2015 à l’Olympia,
à Paris, Dee Dee Bridgewater et Irvin Mayfield, soutenus par une
opération de communication du New Orleans Convention et Visitors
Bureau. Le concert fut un beau succès, d’assistance et
d’atmosphère (voir notre compte rendu). Cet
enregistrement est à la hauteur de l’attente et de l’événement.
Le big band néo-orléanais, peuplé de musiciens du cru de
haut-niveau, dont certains sont déjà des protagonistes de premier
plan du renouveau musical de la ville depuis des années (Don Vappie,
Adonis Rose…) et même des stars (Bill Summers, Dr. John), tourne à
merveille avec cette souplesse d’articulation, ces sonorités qui
font encore du New Orleans sound un cas à part dans le jazz,
aussi bien sur le plan rythmique que sur le plan du phrasé et de la
sonorité. Dee Dee
retrouve en cette occasion le punch et la conviction qui sont ses
qualités essentielles. Avec son naturel, son
exubérance qui se marient si bien à l'esprit de New Orleans, elle
transpose littéralement l’amour qu’elle porte à cette ville et
à sa musique, très directement, sans maniérisme. Elle possède aussi, sur scène, une énergie et un
savoir-faire rares, qui en font une actrice à part entière dans la veine des
grands devanciers comme Cab Calloway. Le
répertoire, de standards et de hits néo-orléanais, n’a rien de
nouveau et ce n’est pas un problème car les arrangements comme
l’interprétation et les interventions sont parfaits, originaux,
partageant avec tous et dans l’excellence – la recette de son
succès – un patrimoine, aujourd’hui commun, de l’humanité. Une
bonne manière de rappeler que New Orleans lives!
plus que jamais et qu’il suffit de l’exposer à la lumière pour
que nouveaux bourgeons explosent de sa nature exubérante.
Olha Maria/O Grande Amor, Caravan,
Pastorale, Whirl, The Song Is You, In Walked Bud, Both Sides Now Fred Hersch (p) Enregistré le 14 août 2014, Windham
(New York) Durée : 1h 00' 36'' Palmetto Records 2180
(www.palmetto-records.com)
Fred Hersh est un excellent artiste,
pianiste classique par la culture (une dédicace est faite à Robert
Schumann dans ce disque ainsi qu’à Suzanne Farrell, une grande
ballerine américaine née en 1945) qui aura choisi de vivre son art
et de se produire comme un artiste de jazz par l’esprit. Il a derrière lui une belle carrière
et un production soutenue d’enregistrements (c’est son 10e
album en solo), toujours de grande qualité, où, en véritable
artiste, il joue ce qu’il a mûri, pénétré de l’intérieur,
maîtrisé. Et son répertoire n’est pas exclusif: il est amateur
de belles musiques, et son choix s’écarte du piano classique au
jazz ou aux beaux thèmes de la musique populaire (le premier de cet
enregistrement par exemple est brésilien) et des standards de jazz
bien entendu. Là, commence sa création, son apport.
Il ne jouera pas comme un musicien classique, car il apporte ce qu’il
est, son vécu, réharmonisera, enrichira les mélodies tout en les
respectant; il apportera même quelques inflexions rythmiques dans
l’esprit du jazz quand le morceau ne peut s’en passer («In
Walked Bud»), et nous entendons parfois ici par exemple une manière
de jouer qui fait référence à Randy Weston («Caravan»). Mais
Fred Hersch ne swingue pas et le blues est absent de sa manière, son
toucher du clavier appartient à une autre tradition. Ce n’est pas
une incapacité technique, car c’est un grand pianiste qui pourrait
«faire semblant» comme d’autres (Jarrett et Mehldau…) qui
arrivent à tromper qui le veut bien par des artifices. Fred Hersch se respecte; sa musique est
de lui; c’est du très beau piano; c’est un choix artistique,
humain, d’une honnêteté radicale qui fait plaisir, d’autant que
ses interprétations sont toujours très touchantes de sincérité et
captivantes d’inventivité, virtuoses, émouvantes, sans tromperie,
sans boursoufflure de l’égo. C’est un musicien savant qui a
toujours écouté les artistes avec attention, et qui sait honorer
ses sources. Il précise dans la notice que, parmi ses
enregistrements en solo, c’est le troisième disque en live, prévu
d’abord pour ses archives personnelles, mais qui, répondant à ses
critères de cœur, d’esprit et de technique (a first class
recording), est ainsi publié, sans que cela ait été prévu. On
ne peut mieux décrire une démarche artistique.
Just a Closer Walk With Thee, Hard Times, Buddy
Bolden's Blues, Elijah Rock, Saint James Infirmary, It Ain't My Fault, Girl of
My Dreams, The Mooche, The Nearness of You
David Blenkhorn (g), Sébatien Girardot (b),
Guillaume Nouaux (dm)
Enregistré les 4 et 5 mai 2014, Créon (33)
Durée: 43' 26''
Frémeaux & Associés 8514 (Socadisc)
Sur des thèmes «standardisés»dans les années
1950/1960 par des interprètes majeurs du jazz, les faces de cet album
illustrent et revisitent toutes les formes de l’expression musicale
afro-américaine du Sud au sens large du terme : de la marche funèbre – « Saint James Infirmary » (1928) – à la danse/transe ritualisée – «It Ain’t My
Fault» (Smokey Johnson 1964); du negro spiritual – «Elijah Rock»
immortalisé par Mahalia Jackson en 1962 – au rhythm & blues – «Hard Times» (Paul Mitchell) magnifié en 1958
par David «Fathead» Newman et Ray Charles; de la bluette – «The Nearness of You» (Hoagy Carmichael, 1937) song sublimé par le duo Ella/Louis en
1956 – au blues néo-orléanais –
«Buddy Bolden’s Blues» (1923); de la romance
– «Girl of My Dreams» (Sunny Clapp, 1928), transfigurée par Erroll Garner en
1956 et adaptée au gout du jour des années 60 par Etta James – à la parade – «Just a Closer With Thee» (traditional,
1885); du jazz standard – «Night
Train» (Jimmy Forrest, 1952) – au jungle
style – «The Mooche» (Duke Ellington, 1929).
Mis à part les traditional
et «Buddy Bolden Blues», ces thèmes, souvent révélés ou immortalisés dans/par
les musical tours en Louisiane, ont
été composés par des musiciens originaires du Middle-West (Jimmy Forrest, Smokey
Johnson, Hoagy Carmichael…): effet de l’économie culturelle nomade aux
Etats-Unis dès les années 1920.
Par ailleurs, cet album mêle intelligemment les
univers sacré et profane qui habitent la tradition musicale afro-américaine; la
musique jouée par ces musiciens est inspirée et sentie, profonde, même si elle
conserve toujours cette part d’extraversion qui constitue un des caractères
essentiels de cette tradition: gospel
song joué lors des enterrements, «Just a Closer Walk With Thee», est traité
avec beaucoup de sensibilité à la manière d’une danse rituelle ; et «Hard
Times», qui relève du work song profane, est joué en
recourant à la strette, selon la logique responsorielle de la liturgie
incantatoire des chants religieux.
Certes David Blenkhorn, qui vit le jour à Tamworth
en 1972, et Sébastien Girardot, né à Melbourne en 1980, sont Australiens; mais
Guillaume Nouaux, qui naquit à Arcachon en 1976, est Français. Et il est
remarquable que ses deux collègues océaniens aient éprouvé le besoin de
s’installer, comme beaucoup d’autres, dans notre pays pour jouer cette musique de jazz. Je partage
totalement l’hommage que leur rend Evan Christopher dans le livret; ce trio de
musiciens a un palmarès de sidemen auprès du gratin du jazz de Crescent City tout à fait exceptionnel.
Et l’on comprend pourquoi en écoutant La
Section Rythmique. Car leur talent ne réside pas seulement en un «simple
travail de reproduction», fût-il brillant; ils ont assimilé l’idiome musical de
cette tradition au point de le faire leur et de le rendre vivant en continuant
cette tradition dans une relecture innovante permanente. Par leur traitement
propre, chaque pièce est une œuvre en soi et leur agencement rend l’album
pertinent Les trois compères sont formidablement unis dans cet ouvrage; c’est
un ensemble d’une homogénéité rare au regard du fonctionnement actuel des
formations de jazz. C’est une section rythmique très soudée. On comprend ainsi
pourquoi elle est si souvent sollicitée pour accompagner des musiciens aux
univers jazziques si différents que Michel Pastre et Cécile McLorin Salvant.
L’accompagnement est l’école de l’exigence; les musiciens s’y révèlent. Dans
cet album, dont ils sont à la fois leaders
et sidemen, solistes et
accompagnateurs, le talent de chacun explose à tout instant.
David Blenkhorn est un guitariste assez
exceptionnel. Il connait de manière évidente et approfondie la littérature de
son instrument et du jazz. C’est un technicien impressionnant. Sébastien Girardot n’est pas moins brillant. Dans
cet album, il joue un rôle essentiel, étant à la fois second élément rythmique
et harmonique, d’une part, et deuxième voix mélodique (exposition du thème et
solo dans «Hard Times»), d’autre part. Guillaume Nouaux est tout bonnement extraordinaire
dans ce volume. Il joue la musique qu’il aime comme il la sent et sans retenue
avec tous les moyens dont il dispose («It Ain’t My Fault») qui sont immenses.
C’est un rythmicien d’exception – un des rares européens à savoir jouer les
rythmes et les tempi de New Orleans – en tant qu’accompagnateur et un vrai
partenaire dans le groupe. Il joue de la musique sur ses tambours avec toutes les nuances qu’on est en droit d’attendre d’un
interprète.
La Section Rythmique est une
œuvre jubilatoire; pour ceux qui jouent, pour celui qui écoute. L’auditeur est
à chaque instant sollicité, dans sa curiosité comme dans son intelligence; ces
trois gars font découvrir et
redécouvrir la musique américaine dans sa diversité complexe mais également
et plus spécifiquement l’entièreté composite de la civilisation du jazz dans sa
branche afro-américaine: de sa sociologie et son histoire à ce qui fait sa
spécificité musicale, le swing.
A la Verticale, Ordinary People, Drift,
Can’t Get Next to You, Oublie-moi, Seven Days Seven Nights,
Windmills of Your Mind, Spanish Joint, Overture David Sanborn
(as), Roy Assaf (p, key), Marcus Baylor (dm), Javier Diaz (perc),
Marcus Miller (b), reste du personnel détaillé dans le
livret Enregistré à Brooklyn, date non précisée Durée: 42'
24’’ Okeh 88875063142 8 (Sony Music)
C’est par «A la
verticale», une composition de la Parisienne Alice Soyer et de
Sylvain Luc que débute ce CD. Au cœur du disque on trouve aussi
«Oublie-moi». Dans cette dernière Sanborn et son saxo alto, hors
du jazz, offre l’ambiance poétique, sensuelle, chère à Alice, en
jouant cool et en laissant traîner les notes. La délicatesse du
clavier de Roy Assaf contribue à l’atmosphère. «A la verticale»
est plus dynamique avec deux sax, trompette et trombone, un travail
percussif plus marqué et une belle participation d’Assaf. Deux
thèmes sont de Sanborn lui-même. «Drift» joué en quintet (as,
key, b, perc. dm) apparaît comme une sorte de ballade, de
complainte, prise très slow tandis que pour «Ordinary People» le
saxophoniste lance son armada avec Rhodes, Hammond B3, trombone,
clarinette, sax, etc., mais le morceau, même avec un ton latino,
conserve une nonchalance qui finit par peser. Le même ton se
poursuit par «Seven Days, Seven Night» de l’autorité de Marcus
Miller. La voix de Lary Braggs dans le funky «Cant’Get Next to
You» plaira peut-être davantage aux amateurs de jazz/blues tout
comme les «Moulins de mon cœur / Windmills of Your Mind »
et la superbe voix de Randy Crawford. David Sanborn se coule dans
l’ambiance tout comme l’accompagnement de Diaz qui s’illustre
également sur «Spanish Joint», un thème bien plus dynamique avec
un bon groove. Le thème final «Overture», en duo Sanborn-Assaf,
reste dans cette mélancolie que l’on trouve tout au long du
disque. Finalement un disque qu’il faut consommer en plusieurs
fois pour ne pas se lasser mais que l’on ne peut raisonnablement
pas ranger dans les bons disques de bon jazz.
Aaron Golberg (p), Reuben Rogers (b), Eric Harland
(dm) + Kurt Rosenwinkel (g) Trocando em miudos, Yoyo, The Xind in the Night,
E-Land, Perhaps, Triste Baía da Guanabara, Background Music, Francisca, One’s a
Crowd, One Life Enregistré
en 2009, Stalden (Suisse) et en 2014, New York Durée: 53' 22'' Sunnyside 1402 (www.sunnyside.com)
Superbe disque! Utilisant
le format du trio dans sa conception la plus traditionnelle avec une section rythmique de talent (et le
non moins talentueux guitariste Kurt Rosenwinkel sur le dernier thème),rodée par quinze années de vie musicale
partagée; Goldbergpropose un jazz
renouant fortement avec le classicisme d’un Evans par exemple. S’appuyant
sur ses deux partenaires qui assurent parfaitement leur rôle, le pianiste est
brillant, virtuose sans excès. Sur des tempi
lents le trio dégage de la sérénité, de la spontanéité, du lyrisme et swingue («Perhaps» en particulier) comme le jazz
l’exige. Les trois partenaires jouent détendus et les soli de chacun s’enchaînent sans rupture au sein des morceaux. Le
répertoire, éclectique, va du Brésil à Charlie Parker en passant par le
folklore d’Haïti et les propres compositions de Goldberg. Ces compositions de
Goldbergsont les plus récemment
enregistrées (2014). Dans « The Wind in the Night » Goldberg est le
seul à s’exprimer, Rogers et Harland veillant à mettre le pianiste en évidence.
Le court « E-Land » offre du dynamisme, le drummer est valorisé. A
chaque phrase de «Francisca» on attend une voix… mais non le morceau est
purement instrumental. Les balais de Harland contribuent à l’atmosphère
feutrée. «One’sa Crowd» avec un jeu
plus percussif du pianiste est gorgé de swing et laisse un espace à
l’expression personnelle de la contrebasse et de la batterie. Les autres thèmes
étaient depuis plus de cinq ans en stand
by. «Trocando» se déroule comme une marche majestueuse; «Yoyo» rythmé est
parsemé de breaks. Du nostalgique «Triste Baía da Guanabara» émerge un beau
solo de contrebasse. Pour «Back Ground Music» le trio prend un tempo
d’enfer! Malgré le temps séparant
les deux dates d’enregistrement The Now
possède une unité car les thèmes d’auteurs sont bien assimilés et rendus avec
personnalité, donnant une homogénéité à presque tout l’ensemble. Presque car
l’introduction de la guitare sur «One Life» marque une rupture compte tenue de
l’intervention de Rosenwinkel dont la guitare sonne parfois comme une flûte! Il
est en effet la voixprincipale du
thème, le piano s’effaçant dans l’accompagnement, mais c’est ainsi que Goldberg
a entendu «One Life» en le composant.
Titres
et personnels détaillés dans le livret Dates
et lieux d’enregistrement détaillés dans le livret Durée :
1h 12' 48'' + 1h 10' 52'' Frémeaux
& Associés 3061 (Socadisc) Ce
coffret fait suite au premier volume (1945-1951) et propose un ou
deux thèmes (les meilleurs en principe) des principaux disques du
saxophoniste Stan Getz couvrant la période 1953-1958. Après une
époque californienne, puis ses passages au Storyville à Boston,
Getz fait une «pause studio» dont les conséquences vont être très
bénéfiques. Dans la foulée de sa participation au 25e
anniversaire de Duke Ellington au Carnegie Hall, il enregistre en
quintet à New York. «You Turned the Tables on Me» fait partie de
cette session. Puis Stan retourne sur la Côte Ouest et, entre les
jams au Lighthouse ou au Zardi’s et les tournées, il enregistre
dans les studios de Los Angeles. De nouveau en quintet on découvre
deux titres où figure l’excellent tromboniste Bob Brookmeyer que
Stan a amené avec lui, «The Nearness of You» et «Pernod»,
chargés en swing. «I Don’t Mean a Thing» (1953): treize
minutes de régal. Les deux premiers titres étaient plutôt
cool mais cette fois avec le disque Diz & Getz with The
Oscar Peterson Trio le saxophoniste se mêle aux grands boppers :
Dizzy Gillespie (tp), Max Roach (dm), Oscar Peterson (p), Ray Brown
(b), Herb Ellis (g) complètent le plateau. Stan répond à son aîné
Diz sans jamais se soumettre, et l’association du trompettiste et
du ténor fonctionne à merveille. Elle est encore meilleure trois
ans plus tard lorsque Diz, Brown, Ellis reviennent avec Sonny Stitt
(as), John Lewis (p) et Stan Levey (dm). Il en sort un bebop assez
fou dans lequel Stitt cherche à tirer les marrons du feu… mais
non, ce sont bien Stan et Gillespie – qui font preuve d’un mutuel
respect – les acteurs principaux. Max Roach est resté à L.A
et récidive avec le quartet du saxophoniste : «Down by the
Sycamore Tree» est une jolie ballade. Le batteur revient
un an plus tard (1955). Les partenaires de Getz ne sont plus les
mêmes et on découvre le remarquable Lou Levy (p) que Stan Getz va
beaucoup apprécier et appeler dans ses formations. Les deux thèmes
proposés sont très éloignés. «Shine» avec la trompette de Conte
Candoli swingue. «A Handful of Stars », courte ballade, montre
que Levy, bien qu’issu de Chicago, a su profiter en Californie de
ses passages chez Woody Herman puis Shorty Rodgers. Levy a déjà
collaboré avec Getz quelques jours avant lors de l’enregistrement
que ce dernier réalise avec Lionel Hampton. Ils sont accompagnés
par le batteur incontournable du west coast, Shelly Manne, et un
bassiste non moins important Leroy Vinnegar, tous les deux s’adaptant
facilement au jeu de vibraphoniste. Levy offre un swing superbe
sur «Cherokee». Hampton va crescendo jusqu’à se montrer déchaîné
– comme souvent – et choisit alors de proposer, sans se calmer,
un sensationnel dialogue avec le saxophoniste qui se prolonge trois
bonnes minutes, ponctué d’interjections des musiciens qui
jubilent! A la fin de 1955, Stan Getz voyage en Suède et invite
trois jazzmen autochtones pour enregistrer. Il en sort un surprenant
«Over the Rainbow». On écoute ensuite trois thèmes en quartet,
issus de l’album The Steamer. La section rythmique (Levy,
Levey et Vinnegar) impressionne sur «There’ll Never Be
Another You» mais est bien tenue de le faire pour être à la
hauteur de Stan qui mène un train d’enfer durant neuf minutes. Ce
morceau contient de beaux échanges entre Getz et Levy et entre ce
dernier et Levey. La suite est sur le second CD. «Blues for
Mary» est la première composition de Getz proposée dans cette
Quintessence. Est-elle dédiée à son grand problème, la marijuana
ou peut-être à la secrétaire de Norman Granz. L’interprétation
regorge d’idées et de belles phrases. Le quartet enchaîne avec la
jolie ballade « You’re Blasé ». Stan Getz fait
une infidélité à L.A. pour enregistrer The Soft Swing à
New York, ce qui nous permet de l’écouter avec un quartet
différent sur une autre composition personnelle «Down Beat».
Interprétation très standard, pas de virtuosité, de chorus
endiablés, ni de fioritures mais du bon jazz. Oscar Peterson et
son trio reviennent à Los Angeles en 1957 et Stan en profite. Il
commence avec le trio auquel il adjoint Connie Kay (dm)
et Jay Jay Johnson (tb), coleader, et se produit lors d’un concert,
enregistré, dont sort une très bonne version de «My Funny
Valentine». C’est vivant et les interventions, parfaitement en
symbiose, des deux hommes sont appréciées du public. Extraite du
même concert on apprécie «It Never Entered My Mind». Cette fois
Getz est à la barre. Peut-être une des plus belles ballades de
Stan. Trois jours plus tard le saxophoniste se remet au travail en
studio avec le trio. Contrairement à la première opportunité de
1953, l’enregistrement se fait sans batteur et l’on a encore
le privilège d’écouter une superbe ballade, «I’m Glad There Is
You», permettant de goûter la beauté du son que Getz sait faire
surgir de son ténor. Herb Ellis offre également de bonnes
interventions. Vraisemblablement le lendemain de cet enregistrement,
Stan est invité par le même Ellis qui a en outre rassemblé dans le
JATP all-stars Roy Eldridge (tp), Ray Brown et Stan Levey. «Tin
Roof Blues» est issu de cette session. Evidemment, la guitare et la
trompette se sont mis successivement en évidence puis Getz
intervient. C’est assez linéaire mais on y apprécie le son de
chacun. Le jour suivant, Getz, gardant Levey et Brown rappelle Lou
Levy pour inviter Gerry Mullignan (bs). Le coffret présente deux
thèmes émanant de cet enregistrement capital. Entre Stan et Gerry
c’est un véritable corps à corps… On trouve de tout dans
«This Can’t Be Love», improvisation conjointe, soli,
dialogues, fantaisie… Cela tient de la jam-session. «Ballad»
composition attribuée (à tort pensons-nous) à Getz permet aux deux
hommes de calmer leurs ardeurs et de s’attacher à la mélodie en
faisant couler lentement le meilleur de leurs instruments. Au risque
de se répéter (mais cela prouve que l’on a bien là la
Quintessence de Stan Getz) c’est du bonheur. 1958:
Stan Getz et Chet Baker (tp) ne s’apprécient pas vraiment;
pourtant les talents de négociateur de Norman Granz suffisent à
convaincre le second d’enregistrer avec le premier et la session se
passe à Chicago. Ni Stan ni Chet n’offrent une prestation
exceptionnelle. On assiste à une espèce de bagarre musicale sur un
tempo effréné que ne laissait pas présager les premières
mesures de «Half Breed Apache» (composition de Getz), toute en
délicatesse! Finalement c’est Getz qui déclenche un petit quart
d’heure d’hostilités. Le coffret s’achève sur
l’enregistrement de Stockholm de septembre 1958. Getz réunit
ses Swedish Jazzmen parmi lesquels Lars Gullin (bs) un excellent
musicien de formation classique, passionné de jazz, partenaire dans
des tournées européennes de Chet Baker, Zoot Sims, Lee Konitz, etc.
Gullin écrit «Stockholm Street». Il faut relever dans la
formation la présence du trompettiste Benny Bailey, un Américain
installé en Suède à ce moment-là, partenaire de Diz pour le
célèbre concert de la salle Pleyel. Du très classique. Getz
s’exprime seul, les six Suédois n’assurant que l’accompagnement
sur ce thème. Comme l’indique le livret, signé d’Alain
Tercinet, le coffret se clôt alors que Stan Getz n’a que trente et
un ans; certes avec quinze ans de carrière. Il est à la moitié de
sa vie. Cela donne une idée de l’envergure de ce jazzman que ses
détracteurs devraient réécouter.
Serge Merlaud / Jean-Pierre Rebillard Bear on a Tightrope
Françou on My Mind, Bear on a Tightrope, Peau douce, Allô Romain*,
Deep Passion*, Un verre de graves pour Françou, Anaïta, Dorémifanny, Kalimàt,
No Way*,
L'eau qui dort* Serge
Merlaud (g), Jean-Pierre Rebillard (b), Claude Braud
(ts)* Enregistré les 11 et 12 juin 2014, Epinay-sur-Orge (91) Durée: 45’ 58’’ Black & Blue 799.2 (Socadisc)
Que voilà un album original et attachant. Bien que l’œuvre de
«vieux de la vieille», c’est une agréable «Découverte»,
même s’il n’est pas classable. C’est une belle conversation entre deux
musiciens, le guitariste Serge Merlaud et le contrebassiste Jean-Pierre
Rebillard, auxquels vient se joindre, sur quatre titres, le saxophoniste Claude
Braud. Les amateurs de jazz ne sont pas habitués à les entendre dans un tel
registre. Neuf de ces onze pièces, dont cinq composées par Jean-Pierre
Rebillard et quatre par Serge Merlaud, les autres l’ayant été par Steve Swallow
et Lucky Thompson, ne relèvent pas de l’idiome du jazz. La musique n’en étant
pas moins superbe; et l’on se laisse rapidement envouté par l’ambiance
intimiste de cette réflexion à plusieurs voix («Un verre de graves pour
Françou»). Ressortent de cet ouvrage les versions de «Peau
Douce» (Swallow), dans laquelle la délicatesse de Merlaud, dont la
musicalité évoque Charlie Byrd, et la subtilité de Rebillard font merveille, et
«Deep Passion» (Thompson) où la sensibilité de Braud s’épanouit dans
une élégance réservée de bon aloi. Un bel album à écouter au coin du feu.
Miguel Zenón, (as), Luis Perdomo (p), Hans Glawischnig,
(b), Henry Cole (dm), Will Vinson, Michael Thomas (as), Samir Zarif, John Ellis
(ts), Chris Cheek (bs), Mat Jodrel, Michael Rodríguez, Alex Norris, Jonathan
Powell (tp), Ryan Keberle, Alan Ferber, Tim Albright (tb) De donde vienes?, Identities are changeable,
My Home, Same fight, First language, Second generation Lullaby, Through Culture and Tradition, De donde vienes? Enregistré les 18 et 19 mars 2014, New York et
en 2011, La Havane (Cuba) Durée: 75’ Miel Music (www.miguelzenon.com)
Dans une très antérieure chronique nous avions souligné l’intérêt que montre
Zenón, à travers sa Caravane Culturel,
à diffuser le jazz dans les plus petits villages de son l’île, Puerto Rico.
Aujourd’hui Zenón est plongé dans des recherches identitaires et s’attache au
mouvement migratoire qui depuis plusieurs générations entraîne ses compatriotes
vers les Etats-Unis. Les Portoricains constituent à New York une colonie de
plusieurs millions de personnes. Ce disque assez étrange ne ressemble en rien à
ce que l’on a l’habitude d’écouter. Miguel Zenón se livre à de nombreuses
interviews de ces Portoricains vivant dans la gran manzana. Il les questionne sur leurs liens actuels avec Puerto
Rico, leur façon de vivre etc... et superpose ces interviews sur les huit
thèmes qu’il compose spécialement pour ce projet et dont les titres font
référence à ces interviews. Le quartet de Zenón et le Identies Big
Band apparaissent donc en arrière plan chaque fois que les interviews se
superposent à la musique. Les thèmes – à l’exception de l’introduction et de la
conclusion –excédant les dix minutes on
peut quand même percevoir le jazz de Zenón et de ses partenaires, percutant, au
sein de laquelle éclatent les trois trombones, à la manière de certaines
formations latines aux Etats Unis à l’apparition de la salsa. Toutefois Zenón les équilibre avec le pupitre des saxos et
des trompettes. L’ensemble est donc puissant avec toute cette armada de metales. En filigrane très discret
apparaissent les bases de la musique portoricaine historique, la plena, peut-être la bomba apportant une référence à la latinité correspondant aux
personnes interrogées. Ce disque s’adresse aux découvreurs de mystères… car pour connaître Zenón,
d’autres disques sont plus à conseiller.
The Thrill Is Gone, In the Still of the Night, Bewitched,
Bothered and Bewildered, Answer Me, My Love, Why Don't You Do Right ?, Cry
Me a River, Something Cool, Wives and Lovers, I Get Along Without You Very Well Hetty Kate (voc), James Sherlock (g), Sam Keevers (p), Ben
Robertson (b), Danny Farrugia (dm) Enregistré le 15 mars 2013, Melbourne (Australie) Durée: 40' 50'' ABC Jazz 378 2335 (www.hettykate.com)
Gordon Webster / Hetty Kate Gordon Webster Meets Hetty Kate
Button Up Your Overcoat***, Blitzkrieg Baby, Peek-a-Boo,
Shoo Fly Pie & Apple Pan Dowdy, How D'ya Like to Love Me ?, Eight,
Nine & Ten, There's Frost on the Moon*, Busy Line, Sweet Lover no More, I
Wanna Be Around, Hard Hearted Hannah, Bésame Mucho**, I Lost My Sugar in Salt
Lake City**** Gordon Webster (p), Hetty Kate (voc), Mike Davis (tp),
Cassidy Holden (g), Rob Adkins (b), Kevin Congleton (dm) + Joseph Wiggan (tap
dancing), Shannon Barnett (tb)*, Adrien Chevalier (vln)**, Adam Brisbin (g)***,
Evan Arntzen (cl)****, reste du personnel détaillé dans le livret Enregistré en septembre 2013, New York Durée: 49' 03'' Autoproduit (www.hettykate.com)
En juin 2015, nous étions tombés sous le charme de la
pétillante Hetty Kate, qui se produisait au Caveau de La Huchette (Jazz
Hot n°672). Une rencontre à l'occasion de laquelle ses deux derniers albums
en leader, enregistrés durant l'année 2013, à quelques mois d'intervalle, nous
sont tombés sous la main. Originaire de Hampshire, en Angleterre, mais élevée
en Australie, Hetty Kate vit à Melbourne. Elle appartient donc à cette scène
lointaine jazz océanique dont nous avons quelques échos de temps en temps (Joe
Chindamo, Jazz Hot n°596) et aussi quelques représentants qui ont leur
rond de serviette dans les clubs parisiens : Chris Cody (p), Dave
Blenkhorn (g), Sébastien Girardot (b) ou encore Wendy Lee Taylor (voc). Dim All the Lights est un album de ballades qui
s'ouvre avec un «The Thrill Is Gone» joliment mélancolique et qui
capte d'emblée l'oreille. La voix sensuelle de Miss Kate évoque le timbre de
Peggy Lee, avec un phrasé qui épouse le swing. L'accompagnement du piano
(«In the Still of the Night») comme de la guitare
(«Bewitched, Bothered and Bewildered», sobre et élégant, met
parfaitement en valeur la chanteuse. Les subtiles variations d'un titre à
l'autre maintiennent notre intérêt de bout de bout : des ballades certes, mais
les couleurs sont différentes entre «Why Don't You Do Right?», «Cry
Me a River» ou «Wives and Lovers». Un disque très plaisant. Sur le second opus, Hetty Kate partage l'affiche avec le
pianiste Gordon Webster, émule canadien de Fats Waller, installé à New York. La
rencontre des deux, sous le signe du swing, est des plus réjouissantes !
Webster et Kate nous embarquent dès le premier titre, «Button Up Your
Overcoat» et nous convient à une joyeuse évocation du jazz des années
trente et quarante, convoquant même un danseur de claquettes sur «Shoo
Fly Pie & Apple Pan Dowly». Rien n’est artificiel ni ringard :
on a affaire à de bons musiciens qui maîtrisent leur style (le groupe se révèle
particulièrement alerte sur Eight, Nine & Ten» et sur «There's
Frost on the Moon». Hetty Kate, portée par l’ensemble, est délicieuse sur
«Peek-a-Boo», drôle sur «Busy Line», romantique sur
«Hard Hearted Hannah» dévoilant ainsi une palette assez large.
On ne peut que souhaiter la
voir revenir bientôt sous nos climats pour profiter en scène de ses atours
vocaux.
Witchcraft, Bess You Is My Woman, You
Don’t Know What Love Is, My Man’s Gone Now, Our Love Is Here to
Stay, Get Out of Town, I Hear Music*, Blues in Green, Boplicity Frederic Borey (ts, arr), Michael
Felberbaum (g, arr*), Leonardo Montana (p), Yoni Zelnik (b), Fred
Pasqua (dm) + Gildas Boclé (b) Enregistré les 7 et 8 juin 2015,
Videlles (91) Durée : 58' 46'' Fresh Sound New Talent 486
(www.fredericborey.com)
Le clin d’œil de Frederic Borey
passe, dans ce nouvel enregistrement, par une relecture de standards
parmi les plus connus, revus au filtre d’une filiation
hendersonienne (Joe), avouée dans les quelques notes de pochette.
Les influences et admirations de Frederic Borey, né en 1967, ne
s’arrêtent bien sûr pas là, et s’il est aujourd’hui mis en
valeur par le label New Talent (Fresh Sound) de l’excellent Jordi
Pujol, ne vous y trompez pas, c’est un musicien expérimenté,
diplômé, enseignant lui-même, qui a déjà côtoyé d’excellents
partenaires depuis plus de vingt ans sur les scènes du jazz. La
présence de Gildas Boclé sur le premier thème, le soutien de Jerry
Bergonzi et Lionel Loueke dans les notes de livret, confirment ce
statut de musicien reconnu et expérimenté, et la musique jouée
vient confirmer cette présentation rapide. Nous évoquions l’influence de Joe
Henderson, et elle est en effet marquante dans cette manière de
diffuser un voile aérien de réharmonisations sur toutes les
compositions pour créer un véritable univers, captivant. La
sonorité même de ténor de Frederic Borey n’est pas sans rappeler
l’élégance du regretté et grand saxophoniste de Lima (Ohio). Ses
héritiers ne sont pas si nombreux, et c’est donc un plaisir
supplémentaire de cet enregistrement. On apprécie l’apport du très bon
Michael Felberbaum, guitariste américain né à Rome et qui vit son
actualité jazzique à Paris, tout à fait dans l’esprit de cette
musique, particulièrement sur le très réussi « Our Love Is
Here to Stay », et le soutien d’un Fred Pasqua à son aise
dans cet univers, apportant juste ce qu’il faut avec délicatesse. Les relectures métamorphosent plus ou
moins les standards, mais dans l’ensemble, ce qui est remarquable
est l’unité du ton, la création d’un ensemble musical à la
personnalité certaine, à la tonalité originale, une construction
d’une séance cohérente dans laquelle on s’immerge
progressivement, conclue sur un « Boplicity » enlevé et
joyeux : un cheminement qui contribue à faire de ce disque un
excellent moment musical.
No Strings, Undecided, Shall We Dance,
Lulu’s Back in Town*, Running Wild, Living in a Great Big Way, Get
Happy*, Fascinating Rhythm, Darling je vous aime beaucoup, It Don’t
Mean a Thing, After You’ve Gone, Nagasaki, When Somebody Thinks
You’re Wonderful, When I Get Low I Get High, Me Myself and I Lucy Dixon (voc, tap dance, dm), Samy
Daussat (g), David Gastine (g), Sébastien Gastine (b), Laurent de
Wilde (p), Steve Argüelles (dm, perc) + Umlaut Big Band* :
Pierre Antoine Badaroux (as, arr), Louis Laurein (tp) Geoffroy Gesser
(ts, cl), Fidel Fourneyron (tb) Enregistré en mai 2014, Juillaguet
(16) Durée : 36' 38'' SideStreet Music
(www.thelucydixon.com)
Lucy Dixon est anglaise, elle danse
(les claquettes), elle possède un excellent drive, et comme vous
pourrez l’entendre sur ce disque, sans trop de moyens apparents,
elle a su réunir autour d’elle une bonne section dans l’esprit
de Django, avec les excellents frères Gastine, et un Samy Daussat,
toujours aussi brillant guitariste de cette tradition, augmentée
quand il le faut de Steve Argüelles, qui produit le disque, et d’une
section de cuivres. Son répertoire va des standards à la
tradition de Broadway, le tout marqué par l’empreinte de Django, à
cause de Paris et du choix des musiciens qui l’accompagnent, et
cela donne une résultat musical de belle facture. Lucy possède sur
disque, nous ne l’avons pas écouté en live, une vraie
personnalité, une belle voix juste, un phrasé swing ce qu’il faut
pour ce registre et pose les paroles avec une vraie connaissance de
ce répertoire. La mise en place est réussie, les musiciens
connaissent leur Django sur le bout des doigts et en donnent une
belle illustration tout au long de ce bon enregistrement. Donc, ce qui pourrait paraître pour un
disque promotionnel de plus, dans une présentation économique, en
dépit d’une photo sympa et des renseignements de base, est en fait
très prometteur, et mérite une attention certaine d’où le
plaisir n’est pas exclu. Il évoque tout aussi bien la grande
tradition populaire américaine que la tradition française marquée
par Django. En direct, les claquettes ne seront pas non plus à
dédaigner, car la dame semble se débrouiller parfaitement
(« Nagasaki »). Donc si vous croisez ce groupe sur votre
route, allez l’écouter et vous pourrez même conserver un souvenir
de la bonne soirée.
Frank Catalano / Jimmy Chamberlin Love Supreme Collective
Acknowledge of
Truth, Resolution of Purpose, Pursuance and Persistence, Psalm for
John Frank Catalano (ts, ss), Jimmy Chamberlin (dm), Chris Poland
(g), Adam Benjamin (key), Percy Jones (b) Enregistré en
2012 et 2013, Chicago Durée : 22' Ropeadope
13833 (www.ropeadope.com)
Frank Catalano / Jimmy Chamberlin God's Gonna Cut You Dawn
Shakin, Karma,
Expressions (for John Coltrane), Tuna Town, God’s Gonna Cut You
Down, Big Al’s Theme and Soul Dream Frank Catalano (ts),
Jimmy Chamberlin (dm), Demos Petropoulos (org), Scott Hesse (g),
Eddie Roberts (g), Mike Dillon (vib) Enregistré en janvier et
février 2015, Chicago Durée : 41' 05'' Blujazz 3434
(www.blujazz.com)
Handicapé
par un accident, Frank Catalano reste toute l’année 2011 sans
pouvoir s’exprimer musicalement. Il passe et repasse sans cesse la
musique de John Coltrane qu’il a toujours aimée (voir notre
interview dans ce numéro). Coltrane et l’album Love
Supreme lui permettent
de maintenir son cerveau en ébullition. Il ne pense alors qu’à
rendre hommage à John et conçoit Love
Supreme Collective.
Catalano appelle pour cela son ami de longue date Jimmy Chamberlin
qu’il considère comme le batteur adéquat pour son projet. Jimmy
lui fait penser à Elvin Jones. Il invite également le bassiste
Percy Jones, une vieille connaissance. Tous les trois s’enferment
dans un studio pour enregistrer quasiment en live.
Les parties de guitare sur « Psalm for John » et de
clavier sur le premier thème et sur « Pursuance and
Persistance » seront ajoutées par la suite après un long et
méticuleux travail. Le disque ne constitue pas une reprise des
quatre thèmes même si le saxophoniste attribue à ses quatre
compositions les mêmes titres que celles de Coltrane. Ce que l’on
retrouve, c’est la manière d’envisager le jazz, l’esprit,
l’élan vital tout en notant que Catalano laisse percer sa propre
personnalité, chacun des thèmes exprimant un sentiment différent.
« Acknowlegment of the Truth » reste dans le même mode
que celui de Coltrane. On retrouve la puissance de Coltrane, sa
rapidité, mais avec un son qui frappe de plein fouet. Il ne faut pas
aller chercher davantage de rapports avec le disque de Trane. Frank
réalise bien un travail personnel exprimant sa propre intériorité
du moment et c’est ce qui en fait son intérêt. Les choix sont
d’ailleurs différents pour les trois autres compositions et
l’écriture musicale est réalisée en fonction de ces sentiments.
Dans « Resolution of Purpose », assez court, avec un son
du ténor plus rond, moins agressif que pour le premier thème
l’ambiance générale est plus nostalgique. « Pursuance and
Persistence » comme chez Coltrane débute par la batterie mais
ici le saxo entre de manière très précoce et reprend la violence
et l’agressivité du premier thème. Là encore Frank Catalano
impose une rapidité extrême. Il ouvre la porte au free jazz. Très
vite le saxophoniste entraîne ses partenaires et les pousse à une
grande vélocité. Chamberlin se déchaîne pour se mettre dans le
tempo. Il démontre ses aptitudes au jazz, lui qui promène
l’étiquette Smashing Pumkins. Le « Psalm » de John
devient chez Catalano « Psalm for John ». Les effets
offerts par Chris Poland et sa guitare donnent parfaitement le ton
psalmique du morceau. Cette fois Frank joue plus cool, laisse trainer
les notes. Ce qu’il a pu percevoir dans la musique religieuse lors
de sa toute première jeunesse remonte en surface dans ce thème
d’une grande beauté pour lequel le batteur se coule dans un moule
différent. Co-leader de l’enregistrement Jimmy Chamberlin a un
rôle fondamental à chaque fois. Il apporte une sonorité
personnelle sur laquelle s’appuie parfaitement Percy Jones. Ils
offrent à eux deux une base ferme pour le saxophone de Frank
Catalano. Le travail de Chamberlin, bien que Catalano valorise sa
proximité avec Jones, nous semble toutefois s’en éloigner malgré
une énergie assez proche dans le premier thème. Jones est plus
souple, moins brutal que Chamberlin dont la tonalité est sèche et
le jeu explosif. Un choix de matériel sans doute aussi. Notons aussi
que Chamberlin, jazzman au départ puis rocker et de nouveau jazzman,
parvient dans ce périple musical à garder son identité. God’s
Gonna Cut You Down
rompt radicalement avec le Love
Supreme Collective.
L’objectif pour Catalano et Chamberlin étant de déposer sur
disque la musique qu’ils jouent de manière plus régulière en
clubs et en concerts. Catalano choisit le vieux thème de blues
« God’s Gonna Cut You Down »que la version de
Johnny Cash a toujours captivé. Frank et Jimmy s’accordent pour
doubler le tempo original. Ce dernier apporte un groove funky et le
Hammond B3 et la guitare maintiennent le fond blues du thème. C’est
une des rares (peut-être la seule) reprise du thème par un jazzman.
Tous les autres thèmes sont des compositions de Frank Catalano.
« Big Al’s Theme and Soul », « Shakin » sont
en 4/4 et appartiennent à un répertoire antérieur à la venue de
Chamberlin. « Shakin » est marqué par la vélocité du
saxophone. La batterie y apporte son groove particulier et s’illustre
abondamment dans les soli.
Le son de Petropoulos face au Hammond B3 souligne parfaitement le
travail du batteur. « Karma » possède des
caractéristiques proches. Sur « Tuna Town » Jimmy et
Frank mettent aussi en valeur Petropoulos. Dans « Expressions »,
dédié à Coltrane, Catalano retrouve un peu le jeu déployé dans
le premier disque avec la même vélocité, à peine moins
d’agressivité. Chamberlin soutient le solo du Hammond. Ça groove
encore comme dans « Tuna Town » ! Le solo de
batterie permet de bien percevoir la sonorité spéciale, très sèche
que montre Chamberlin dans le premier disque. « Big Al’s
Theme and soul » intègre à peu près tout ce qu’offrent les
autres compositions, un gros son du ténor, de la puissance, de la
rapidité, du groove, un feeling un peu rock. Ce thème conclue le
disque d’un musicien à découvrir car jusqu’ici sa présence en
France a été trop rare.
Tribalurban
1, Doctor solo, Trois total, Balallade 2, La Megaruse, Tribalurban 2,
Die coda Andy
Emler (p), Philippe Sellam (as), Guilaume Orti (as), Laurent Dehors
(ts), François Thuillier (tba), Laurent Blondiau (tp), Claude
Tchamitchian (b),Eric Echampard (dm), François Verly (perc, marimba) Enregistré
les 16 et 17 décembre 2014, Pernes-les-Fontaines (84) Durée :
55' 30'' Label
La Buissonne RJAL397024 (Harmonia Mundi)
Ce
qui prime chez Andy Emler c’est l’écriture, donc l’expression
du groupe comme un instrument global. Et dans cet Obsession
3, les morceaux semblent
écrits en forme de concertos avec des cadences improvisées par les
solistes, mais dont les solos s’insèrent parfaitement dans
l’arrangement. Je veux dire que ce n’est pas un solo pour
lui-même, ce qui est souvent le cas, et est tout aussi jubilatoire
quand le soliste est bon. Par exemple « Doctor solo » est
un concerto pour tuba et MegaOctet, qui me fait assez penser, dans sa
conception, au « Concerto for Cootie » de Duke Ellington.
Et les interventions du tuba sont de toute beauté. On a parfois des
ensembles riches d’unissons très travaillés d’où éclatent les
solos, « Trois total » avec les sopranos et la trompette,
ou encore « Balallade 2 » avec des unissons allant
crescendo comme lorsqu’on s’approche d’une cascade, avec un
long et riche solo de trompette, et un solo de basse très tendre. Il
y a des ruptures de tempos, de rythmes et d’atmosphères qui
titillent l’écoute. « La Megaruse » s’ouvre sur une
petite merveille de duo contrebasse-batterie sur lequel se greffe le
piano, puis le ténor rageur sur tempo rapide, puis tout finit dans
le calme et les aigus doux du ténor (un exploit) avec piano et
orchestre. « Tribalurban 2» démarre par une intro du
batteur pour s’ouvrir sur un long délire saxophone calmé par le
piano et les tenues de l’orchestre. Le disque se termine par « Die
coda », un dialogue entre l’orchestre et le piano. Attention
après un long silence le piano plaque un dernier accord bref. Le
MegaOctet poursuit son chemin sur les hauteurs du jazz, un jazz
certes savant, mais tout aussi roboratif.
D’Août, La Tête dans les étoiles,
Sur le sentier de la guerre, Le Lac Majeur, Septième vague, French
Riviera, J’sais pas quoi faire, Faux bond, Tex-Mix, Les Pieds sur
terre Christian Brazier (b), Perrine Mansuy
(p), Christophe Leloil (tp), Dylan Kent (dm) Enregistré les 27 et 28 février 2014,
Pernes les Fontaines (84) Durée : 50' 15'' ACM Jazz Label 63 (Socadisc)
Le contrebassiste compositeur et chef
d’orchestre Christian Brazier nous revient en disque après cinq
ans d’absence. En effet son dernier disque, Circumnavigation,
date de 2010, disque au sommet. On reste sur la mer avec cette
Septième vague ; rappelons que Brazier fut marin.
Septième vague c’est aussi un festival à Brétignolles, qui n’a
rien à voir avec le jazz et un roman de Daniel Glattauer qui la
définit comme suit : « Les six premières sont
prévisibles. Elles se suivent, se forment l’une sur l’autre,
n’amènent aucune surprise. La septième vague est longtemps
discrète. Elle s’adapte à celles qui l’ont précédée, mais
parfois elle s’échappe. La septième vague remet tout à neuf.
Pour elle, il n’y a pas d’avant, mais un maintenant. Et après,
tout a changé ! » Serait-ce aussi une définition de ce
qui fait l’évolution du jazz ? Est-ce cette idée qui a
inspiré Christian Brazier dans le choix du titre et l’écriture de
sa musique ? En tout cas il retrouve ici deux de ses compagnons
depuis 2007, Perrine Mansuy et Christophe Leloil, auquel est venu
s’ajouter un nouveau batteur, l’Australien Dylan Kent, qui sait
tricoter des baguettes sur la caisse claire et la charleston ;
bon soutien et bien intégré. Dès le premier morceau, après une
intro du piano lumineux de Perrine, on retrouve le phrasé dansant
des mélodies et des ensembles de Brazier. Et la trompette de Leloil
éclate. Il se taille d’ailleurs la part du Lion dans ce disque. Il
a ainsi loisir de développer toute l’étendue de son jeu,
essentiellement mélodique, comme d’ailleurs tous les membres du
quartette. Il y a parfois un aspect assez funky, surtout de la part
du batteur. A noter que les solos de contrebasse sont tous empreints
d’une douceur nouvelle chez Brazier, avec une certaine mélancolie,
la basse chante comme un souffle d’amour. Une rupture très agréable dans le
disque avec « Tex-Mix » sur un rythme façon salsa, dans
lequel Leloil fait merveille à la trompette bouchée, où la
pianiste se montre très à l’aise et inspirée sur ce genre de
rythme, le tout avec une excellente cohésion du quartette. Dans ce disque-ci Brazier (auteur de
tous les thèmes) laisse essentiellement le champ libre aux solistes.
Pas d’esbroufe, pas d’exploits virtuoses, de la musique, et de la
mélodie avant toute chose. Une parenthèse enchantée.
Promise of the Sun, Sicilienne,
Indifférence, Beautiful Love, For Heaven’s Sake, La Mer, Chant des
marais, Without a Song, Pull marine Pierre de Bethmann (p), Sylvain Romano
(b), Tony Rabeson (dm) Enregistré les 30 et 31 mars 2015,
Pompignan (30) Durée : 52' 23'' Aléa 007 (socadisc)
Pierre de Bethmann, après Virginie
Teychené, s’attaque à la chanson. A chaque fois le dilemme est
là : comment s’y prendre ? Faut-il ré-harmoniser, ou
s’en tenir à la mélodie ? Les deux bien-sûr. Ce qu’ont
magnifiquement réussi Virginie et Gérard Marin récemment avec
Encore, et évidemment De Bethmann dans ce disque. Ce trio s’est donc formé après un
gig de dernière minute au Duc des Lombards. Rencontre parfaite de
trois générations de musiciens, qui n’en font plus qu’une dans
la musique, et qui manie l’art du trio en toute liberté. Déjà le
jeu du pianiste, avec la main droite qui s’envole sur des traits
rapides, un peu à la façon d’Art Tatum, une main gauche parfois
en contrepoint harmonique, un beau sens de la mélodie, avec le
plaisir de la goûter qui se ressent tout de suite. Une pompe véloce,
chantante et joyeuse du bassiste, et le délicat tricotage des
baguettes du batteur, pour le déroulement d’un tapis très riche :
tous deux heureux de propulser le pianiste, tout en tenant leur
partie avec une inspiration en verve. La « Sicilienne » de Fauré
après un bel exposé au piano nous vaut un trio de grande soirée,
avec des roulements du batteur qui conviennent incroyablement au
thème. Fauré leur donne des ailes. Un autre beau moment c’est
cette somptueuse valse, « Indifférence », de
l’accordéoniste des années quarante Tony Murena. Thème souvent
joué par Galliano et magnifiquement chanter par Minvielle chez
Lubat. La version du trio est à la hauteur, avec des impros
sidérantes. « La Mer » offre un splendide échange
piano/basse ; la contrebasse se taille la part du lion. « Chant
des marais » ou « Chant des déportés » écrit en
1933 par des prisonniers politiques au camp de concentration de
Bôrgermoor en Basse Saxe, avec Rudi Goguel pour la musique. Le trio
le prend sur un mode lent et dramatique très émouvant, avec pour
l’exposition une harmonie légèrement dissonante. Les notes tenues
de la basse sonnent comme un glas. Magnifique interprétation,
tragique sans pathos. « For Heaven’s Sake » en piano
solo me semble vraiment dans la lignée Art Tatum, dans le
développement et le jeu des deux mains. Idem dans le solo sur
« Without a Song ». Dans « Pull marine » de
Gainsbourg qui clôt le disque, entendre comment la mélodie naît
des accords graves du piano, puis après une paraphrase de toute
beauté, et le retour au thème on voit subrepticement le portrait
d’Isabelle Adjani apparaître, et on entend sa voix tant le
pianiste chante la chanson. La preuve qu’on peut jouer un jazz
savoureux de grande lignée avec de simples chansons. Mais au fond
c’est comme cela depuis plus d’un siècle.
Arc noir, Trivium,
Heyokas, Cromlech, Zéphyr, Orages, Points hauts, A la moelle Sylvain Kassap (cl),
Julien Touéry (p), Fabien Duscombs (dm) Enregistré le 17 octobre
2014, Tours Durée : 41' Mr. Morezon 011 (Orkhêstra
International)
Voici trois gaillards qui
s’engagent en free sans complexes ; un free musical, lyrique,
non politique, juste pour le plaisir de jouer librement, en toute
confraternité ; loin du free de complaisance, de mode, qui vire
au n'importe quoi. Dès « Arc noir » on entre dans du
lyrique pur avec la clarinette basse ; Kassap est un sacré
joueur de cet instrument magnifique et tellement expressif. Il en
tire les plus beaux chants. S’ensuit « Trivium » sur un
tapis diluvien du batteur, le martèlement du piano, et un Kassap qui
monte jusqu’à l’exaspération. Un très prenant « Cromlech »,
sur tempo lent, des grappes de batterie et de piano et la clarinette
basse chante sa chanson tout en faisant monter la tension : très
beau ! « Orages » au souffle continu sur la
clarinette alto, de longues phrases ultra-rapides sur des ostinatos
batterie-piano ; à couper le souffle. Et les disque se termine
sur « A la moelle », une grande envolée du trio sur un
tempo dément. Ce trio fonctionne à
merveille dans un chant à trois voix qui s’entremêlent. Pas de
solo, du collectif, et du beau, du grand, du supérieur.
Réconciliation garantie avec l’impro collective libre.
Simmer, Whispered
Confessions, Labyrinth, When I Fall in Love, Bach/Basie/Bird Boogie
Blues Bop, Kaleidoscope, Midnight Mania, Blue Horizon, Stepping Into
Paradise, One and Only, Sunny Side Up. Lisa Hilton (p), J.D.
Allen (ts), Larry Grenadier (b), Marcus Gilmore (dm) Durée : 49' 33'' Enregistré les 3 et 4
décembre 2013, New York Ruby Slippers Productions
1017 (www.lisahiltonmusic.com)
La présence aux côtés
de cette pianiste californienne (qui signe neuf des onze titres du
disque, les deux autres étant des standards) de « pointures »
reconnues de la contrebasse, de la batterie et du saxophone aiguise
l'appétit. Elle s'est dit-on, déjà produite avec Christian
McBride, Larry Grenadier et Lewis Nash (excusez du peu...). Pourtant,
sa prestation laisse un peu sur sa faim, car ce sont surtout ses
comparses qui captent l'attention... Technique presque hésitante,
abondance de clichés, phrasé manquant de souplesse, et, sens du
swing et de la mise en place très approximatifs... (même sur le
blues, un comble pour quelqu’un qui se réclame de l'héritage de
Sonny Terry et Brownie Mc Ghee...). En grands professionnels,
Grenadier, Gilmore et Allen se tirent de cette situation difficile
avec les honneurs.
The Atoll, Trip Through
Turbulence, A Brief Note, The Wisdom of Rocks, Faint Scattered
Lights, The Get-Go, Heat in May, Tale by Two, Radial symmetry, The
Semblance of Stealth, Of Fives and Sixes, Conversation in Blue Rich Halley (ts), Michael
Vlatkovich (tb), Clyde Reed (b), Carson Halley (dm) Durée : 53' 02'' Enregistré les 26 et 27
mai 2013, Corvallis (Oregon) Pine Eagle 006
(www.richhalley.com)
Le répertoire ne compte
que des compositions personnelles de l'un ou l'autre des membres du
quartet (voire co-signées par plusieurs) dans une belle unité
stylistique. Les thèmes, aux structures minimalistes et prétextes à
des improvisations débridées, sont le plus souvent exposés par les
deux soufflants en un joyeux et savant décalage harmonique flirtant
avec les dissonances. Cela fait immédiatement penser aux audaces
très « libérées » de l'AACM de Chicago (Association
for the Advancement of Creative Musicians), creuset de musiciens
« d'avant garde » depuis le milieu des années soixante.
Imperturbables, la basse et la batterie (tenue par le fils du
leader), mènent le tempo avec rigueur et balisent clairement les
changements d'harmonies. Le tout est joué avec un drive et un swing
à l'enthousiasme communicatif. Voici un disque tonique, original,
sans concession, pas franchement « commercial », mais,
splendide !
Magic Flea, All of Me, Broadway, Mean
What You Say, Teach Me Tonight, Nice Work If You Can Get It,
Basically Yours, Little Pixie, Ya Gotta Try, Air comme René, Just
Friends, Que reste t'il de nos amours, Our Love Is Here to Stay, Step
to the Bop Jean-Loup Longnon (tp) et le Paris-Calvi Big Band (personnel détaillé sur le livret) Enregistré le 18 juin 2014, Calvi (20) Durée : 1h 15' 06'' Autoproduit JLLBB00020152
(www.longnon.com)
Ce disque enregistré en public à
Calvi est un hommage chaleureux à René Caumer qui dès la fin des
années soixante-dix invitait des musiciens de jazz chez lui, ce qui
fit germer l'idée d’un festival de jazz à Calvi. Cet homme
généreux ayant horreur de l’argent s’arrangea pour faire
héberger et nourrir les musiciens dans la région, à charge pour
eux de faire de la musique. Une foule de musiciens, et d’amateurs,
s’y précipita tous les ans, faisant de Calvi la capitale du jazz
pendant une semaine. Comme beaucoup de grands festivals, celui-là
était né de la passion, du dévouement, de la générosité, voire
de l’abnégation d’un homme et d’une équipe. Y en aura-t-il
encore de ces individus nécessaires à la vie de cette musique, à
l’heure où tant de grands, beaux et purs festivals ont disparu et
que d’autres vont encore disparaître ? René Caumer décéda
le 16 août 2013. Les amis de René eurent l’idée de créer une
grande formation composée de fidèles sous la direction de Jean-Loup
Longnon pour porter témoignage de leur reconnaissance. Il y eut un
premier concert au café des « petits joueurs » à Paris,
puis le grand concert de Calvi. Ce sont en tout trente musiciens qui
furent de la fête de l’amitié Chaque morceau est dédié à des
solistes différents (détails sur le livret), et les arrangements,
tous magnifiques, sont de divers musiciens. L’orchestre est une
merveilleuse machine à swing, de tendance bebop. On pourrait évoquer
le big band de Dizzy Gillespie, pour la répartition des masses,
l’impétuosité, l’intégration des solistes. On joue collectif,
même en solo, pas de tirage à soi de couverture, ou d’exploits
m’as-tu vu. On sent la ferveur, la réunion pour une cause
partagée. L’équilibre des masses orchestrales est remarquable,
masses qui s’envolent en phrases mélodiques, les cuivres sont des
blocs de granit sur lesquels les anches viennent se couler. La
rythmique est au-dessus de tout soupçon : elle carbure dans la
joie. On a des arrangements de Sammy Nestico, Thad Jones, Stan
Lafferière, Dave Wolpe, Zool Fleischer, Rob Mc Connell, Peter
Herbolzeimer et Jean-Loup Longnon. Du solide comme on le voit.
Admirables solos de trompette : Longnon sur « Magic
Flea », Alour sur « Mean What You Say », Folmer sur
« Little Pixie », Guichard sur « Just Friends » ;
de saxophone : Temime, Avakian, Scali au baryton; des
pianistes fabuleux, Pierre de Bethman et Antonio Faraò, tous deux
avec une sonorité limpide et tout de délicatesse ; des
trombonistes : Ballaz, Fossati ; des chanteuses :
Antoinette d’Angeli qui chante trop en force sur « Teach me
Tonight », comme si elle voulait dominer l’orchestre, mieux,
avec naturel sur « Nice Work if you can get it », Chloe
Cailleton qui a pris quelques tics d’aujourd’hui ; des
chanteurs , l’excellent baryton Marc Thomas, et puis dans un
bouquet final délirant, Jean-Loup Longon lui-même, redoutable
scatteur devant l’éternel, qui débute « Step to the Bebop »
dans un a cappella à renverser la citadelle de Calvi ; dur de
poursuivre après lui, le regretté Marc Thomas et Chloé Cailleton
s’y risquent avec tout le big band, qui termine ce concert à la
façon de Count Basie. Michel Houellebecq affichait La
Possibilité d’une île. On a avec ce disque la possibilité
d’un big band fastueux, digne de la Swing Era.
Trips
and Quads, The Camel Step, You're Not on the Map, The Little Tower on
a Hill, Ydal Drib, Lament, Yellow Dog, Adam 1890 Blues, Line on
Rhythm Fabien
Mary (tp), Steve Davis (tb), Frank Basile (bs), Chris Byars (ts, fl),
David Wong (b), Pete Van Nostrand (dm) Enregistré
le 12 octobre 2014, New York Durée :
53' 17'' Elabeth
621064 (Socadisc)
Outre
les nombreux CDs enregistrés au sein d’autres formations de styles
très divers, Fabien Mary nous a déjà donné, en tant que leader,
cinq beaux albums. Ce Three
Horns Two Rhythm,
toujours chez Elabeth, est le second opus de facture totalement
américaine après Conception
(2011), à avoir été enregistré par lui à New York avec
musiciens locaux. S’il est rentré en France, après un long séjour
new-yorkais de 2008 à 2011, le trompettiste a conservé de
nombreuses attaches à Big
Apple,
où il retourne régulièrement. Ce dernier volume atteste de cet
ancrage. Mis
à part le sixième titre, « Lament » (composée
en 1954 par Jay Jay Johnson)
au demeurant arrangée par lui, toutes les pièces ont été
composées et orchestrées par Fabien Mary, à New York, dans la
période 2013-2014 ; d’où la couleur générale de ces
enregistrements tout à fait big
apple clubs.
Autre particularité de cet ouvrage, Fabien Mary choisit une formule
orchestrale très tendance US, plutôt austère, ne comportant ni
guitare ni piano, réduisant la section rythmique à sa plus simple
expression, basse et batterie. Les
pièces sont très largement nourries d’influences bebop, années
1950-1960 ; on y entend des références à Tadd Dameron, Benny
Golson, Thelonious Monk (« Adam 1890 Blues ») et J. J.
Johnson, « le plus trompettiste des trombonistes », dont
la composition constitue l’articulation logique de l’opus. Les
expositions des thèmes à l’unisson, dont « Line on Rhythm »
est une parfaite illustration, replacent l’auditeur dans une
période musicale peu souvent fréquentée sur la scène parisienne
et française actuelle. Les structures de ses pièces sont cependant
au goût du jour ; certes traitées selon une esthétique
référencées, elles n’en sont pas moins construites selon des
canons structurels de notre temps. Et c’est l’arrangement qui
confère au travail de Fabien Mary sa grande originalité ; il
évoque immanquablement ses illustres prédécesseurs dans le ton et
dans le souci d’organisation de sa musique, comme le permettait
l’existence de formations permanentes jusqu’au milieu des années
1960. Mais ses orchestrations présentent également des novations
tant au plan harmonique que rythmique et surtout compositionnel. En
effet, l’apparente simplicité des arrangements relève de
l’intelligence et de la pertinence de leur construction rigoureuse,
dont Benny Golson et Gigi Gryce étaient des exemples rares en leur
temps. Bien
que ne revenant qu’occasionnellement cette tradition musicale, les
musiciens newyorkais possèdent encore la culture du bop. Et ce n’est
pas pour rien que Fabien Mary a sollicité ces musiciens, qu’il
fréquente depuis plusieurs années, pour participer à son ouvrage ;
il est, en retour, fort bien servi dans leur interprétation. Au plan
collectif, les voicing
sont remarquables : équilibre et rapports sonores parfaits
entre instrumentistes ; de ce point de vue, le travail du
contrebassiste et surtout du batteur est exceptionnel ; c’était
l’écueil à éviter en l’absence du liant harmonique d’un
piano ou d’une guitare éventuellement. Au plan individuel, la
réalisation n’est pas moins brillante. Fabien
Mary a choisi chacun de ses collègues en considération de leurs
qualités musicales après une fréquentation réelle, parfois longue
et complice. C’est le cas de Frank Basile avec lequel il a déjà
gravé trois albums. Par son aisance technique et son attaque, ce
baryton évoque parfois Pepper Adams (« Line on Rhythm »)
et par sa musicalité il est l’héritier de Gerry Mulligan
(« You're Not on the Map », « Yellow Dog ») ;
c’est un musicien complet, capable d’adapter sa manière au
contexte avec beaucoup de finesse. A presque 50 ans, Steve Davis est
un tromboniste rompu à toutes les formes jazziques ; d’une
grande subtilité dans les ensembles (« The Camel Step »),
c’est un soliste élégant qui a un sens aigu de la mélodie et en
joue avec charme façon Kai Winding dans cette version de « Lament »
alors qu’on l’entend plus « j.j.
johnsonien »
habituellement (« Ydal Drib »). Le ténor Chris
Byars est un nouveau venu dans la galaxie Fabien Mary. Il y apporte
une part de bebop plus ancienne, façon Lucky Thompson encore
enraciné dans le jazz classique. C’est un flutiste de « charme »
(« The
Camel Step ») rompu aux accents particuliers des univers
orientalistes même sur le blues (« Adam 1890 Blues »).
Mais le ténor a une attaque affirmée puisée chez les premiers
boppers (« Line on Rhythm », « You're Not on the
Map »). Le bassiste David Wong est un vieux compagnon de Fabien
Mary. Il en connaît les attentes et remplit sa mission
remarquablement en fournissant un soutien impeccable à la section
mélodique : « Trips and Quads » est un modèle du
genre. Ses interventions en solo sont solides ; il est peut-être
plus intéressant à l’archet (« Adam 1890 Blues »). Le
batteur Pete Van Nostrand est également une vieille connaissance du
trompettiste. Et sa complicité est importante dans la réalisation
de cet album. Il est toujours là sans jamais étouffer la musique ;
c’est un percussionniste qui a l’art de nuance (« Carmel
Step ») comme celui du drive. Sa mise en place dans les 4/4
(« You're Not on the Map », « Ydal Drib »,
« Line on Rhythm ») est parfaite. Quant
à Fabien Mary, lui-même, il nous fait ici découvrir une face de sa
personnalité de musicien (compositeur et orchestrateur) qui dépasse
largement le formidable instrumentiste qu’il était déjà ;
dans ce volume, il acquiert une maturité dans son discours qui gagne
en densité. Si Kenny Dorham est, de manière évidente, sa
référence, son phrasé en est plus « aisé » que celui
de son maître ; il a souvent la fluidité de Dizzy (dans le 4/4
de « You're Not on the Map »). Et le réduire à n’être
que l’épigone du compositeur de « Blue Bossa » serait
faire fi de sa créativité propre, tant en tant que musicien
qu’instrumentiste. Cet album révèle un Fabien Mary d’une
nouvelle dimension.
La Hora, Swingin' Enesco, Dancing on
the Ceiling, Danse Roumaine, The Game With the Ball, Jancy's Tune,
Too Close for Comfort, Delectare, XS Bird, All Too Soon Ramona Horvath (p), Nicolas Rageau (b),
Frédéric Sicart (dm) Enregistré les 23 et 24 février 2015,
Paris Durée : 44' 33'' Black & Blue 806.2 (Socadisc)
Voici le premier opus enregistré en
France par une pianiste encore inconnue de la scène jazzique
hexagonale. Comme beaucoup de premiers albums, celui-ci n’a pas
échappé au risque du « vouloir être original ». En
sorte que cette musicienne accomplie, très mature, présente un
répertoire, qui sans être mauvais ni même médiocre, n’est pas à
son niveau de compétence ; elle n’entre ainsi pas de plein
pied dans le monde très fermé des pianistes rares auquel sa
technique superbe – qualité du toucher et clarté du détaché
vraiment « très haut de gamme » ! – doit
l’autoriser à prétendre. Dommage. Elle n’a rien à voir avec
certains pianistes venus de l’Est, modèle Tigran édenté. C’est
une vraie pianiste qui maîtrise tous les ressorts de l’instrument
et le fait sonner en exploitant toutes les ressources de sa
tessiture. Une très belle musicalité et une mise en place parfaite.
Ajouter à cela qu’elle possède une superbe impulsion dans
l’attaque (talent rare que possédait le regretté Oscar Peterson)
et une très belle articulation sur les basses à la main gauche
qu’on n’entend plus guère chez les pianistes. Ne soyez pas surpris par ce magnifique
bagage pianistique. Madame Horvath, qui est née en 1975, est
diplômée du département de musique le l’Université de Bucarest
associé au conservatoire national où l’on ne plaisante pas avec
le niveau technique des candidats. Ajouter à cela que son mentor,
Jancy Korossy, avec lequel elle travailla plusieurs années, était
un élève de Teodor Cosma (le père de Vladimir), auquel il
déclarait tout devoir ! Et il n’a pas manqué de lui donner
quelques règles à suivre pour entrer dans la logique d’une
musique ; or elle possède déjà, et plus que bien, le
caractère essentiel de l’idiome du jazz, le swing, une denrée en
voie de disparition. Pour vous convaincre de sa maîtrise
instrumental, il faut que vous sachiez que cette dame fut invitée à
donner un concert à deux pianos avec son professeur a l’Auditorium
Bösendorfer en octobre 2007 ; elle joua sur un Model Imperial,
qu’Oscar Peterson était l’un des rares à maîtriser. Ramona Horvath est ainsi une
authentique concertiste. Alors nous attendons un album enregistré
sur un Bösendorfer Imperial dans un répertoire digne de ses
capacités instrumentales et musicales. Mais à découvrir dans
l'immédiat.
Take Five, Fa dièse, Le
Sourire de Babik, Bluehawk, Light'n up, Something on My Mind, Seul
sans toi, Mr Sanders Emmanuel Bex (org), Glenn
Ferris (tb), Simon Goubert (dm) Durée : 1h 02' 45'' Enregistré les 28 et 29
juin 2013, Paris Naïve
623771 (Naïve)
Enregistré en public, au Sunset, ce
disque présente une formule assez inusitée, trio : orgue
Hammond, batterie et trombone (le saxophone étant bien plus
courant). Pour composer l'album : deux standards (« Take
Five » de Paul Desmond, « Bluehawk » de Thelonious
Monk), et deux thèmes de chacun des membres du trio, choisis parmi
les morceaux joués lors de deux concerts à Paris. Arrangements
réduits (c'est un trio, même si les lignes de basse de l'organiste
donnent l'impression d'écouter un quartet) et comme dictés par
l'instant, pendant que la musique est en train de se créer.
Magnifique cohésion de groupe, et immédiate réactivité de chacun
à ce que jouent les deux autres. Musique pleine de surprises, mais
néanmoins limpide, et swinguante à souhait. Un vrai bonheur.
Dawn on the Gladys Marrie,
West Virginian Blues, Together, Last Dance, The Code, Ballad du jour
/ Zen lieb, Out of the Bowels, Workin'it, Blues for Israel,
Incantation, Chant, Encore du jour Phil Haynes (dm), Dave
Liebman (as), Drew Gress (b) Enregistré le 6 septembre
2012, Rochester (New York) et le 8 septembre 2012, Milheim
(Pennsylvanie) Durée 48' 15'' et 51'
03'' Autoproduit
(www.philhaynes.com)
Un vrai scandale !
Comment se fait-il qu'un tel CD , « double », de
surcroit, dont une partie enregistrée en public, puisse être
« autoproduit » ? Les responsables des grandes
maisons de disques auraient-ils mis leurs oreilles en « mode
veille » en attendant la fin de la crise ? Toute la saveur et
la véhémence du free jazz y est contenue, vivante, jaillissante,
joyeuse, et débordant de mélodies claires et d'harmonies d'une
furieuse modernité. C'est bien connu, le trio
« sax-contrebasse-batterie » est l'un des plus
difficiles, exigeant des qualités hors du commun, et celui-ci les a
toutes. Dave Liebman, Drew Gress et Phil Haynes, nous présentent là
une musique surprenante, intense, authentique, absolument
jubilatoire : une oeuvre spontanée et accomplie, à écouter de toute
urgence.
Wings of Waves, Star
Watcher, Silence dans le Ciel, Couleur de temps (part 1), Morning Sun,
Lost Life, Nagual Force, Couleur de temps (part 2), Icarus Reborn,
Couleur de temps (part 3), Slow Sky Christophe Laborde (ss),
Giovanni Mirabassi (p), Mauro Gargano (b), Louis Moutin (dm) Durée 1h 13' 45'' Enregistré les 18 et 19
octobre 2011, Meudon (92) Cristal Records (L'Autre
Distribution)
Si le disque débute comme
une tempête par une composition bourrée d'énergie (les ailes des
vagues), il n'en compte pas moins quelques morceaux en tempo medium
et quelques ballades apaisées. Christophe Laborde possède un très
beau son de soprano, un phrasé dynamique et un certain talent pour
écrire des thèmes aux mélodies limpides mais aux développements
harmoniques et rythmiques nimbés de surprises et de mystère,
exerçant, à l'écoute, un effet assez fascinant. De plus, il
bénéficie d'un merveilleux accompagnement : Giovanni Mirabassi
au toucher de piano et à l'inspiration d'une extrême élégance,
Mauro Gargano aux habiles lignes de basse, et Louis Moutin au jeu de
batterie d'une grande finesse. Novatrice, mais inscrite dans la
tradition du jazz le plus moderne, et débordante de swing, voici une
très belle musique qui donne l'envie de l'écouter encore et encore.
Weird Blues, Mila, November Dusk,
Opposite Poles, Blues pour Valentin, Snow Peaks, Rungs, Pluton, Fall
Line Flow, May Breeze, Mr. Sleepy Philippe Crettien (ts), Patrick Mottaz
(g), Seab Farias (b), Mike Connors (dm) Enregistré les 16 et 17 avril 2015,
Springfields (Massachusetts) Durée : 1h 02' 55'' Autorpduit
(www.philippecrettienmusic.com)
Le Philippe Crettien nouveau est
arrivé. J’ai connu le saxophoniste à ses débuts, notamment à
Jazz à Toulon dont il fut l’un des premiers invités et
protagonistes. A l’époque, il jouait du ténor avec un gros son et
un engagement rentre-dedans, influencé par Coleman Hawkins, entre
autres. Depuis, il n’a cessé d’évoluer pour arriver à cette
maturité qui l’a vu s’engager sur les pas de Wayne Shorter et
surtout de Warne Marsh, en gardant une sonorité ronde, puissante
mais avec quelque chose de fragile, et parfois un son plus râpeux,
plus angulaire. Il est comme un poisson dans l’eau avec ce quartet
qui lui sied à merveille. Une belle évolution dans l’écriture
aussi, avec des arrangements soignés et personnels, tel ce bel
unisson entre ténor et contrebasse sur « November Dusk »
avec des solos qui découlent les uns des autres, sur des
contrechants de la contrebasse. Le guitariste est de la grande école
de la guitare jazz, excellent aussi bien en solo qu’en
accompagnement : un garçon à surveiller ! Le batteur joue
en finesse, qu’on en juge par son solo sur un thème quelque
peu calypso « Blues pour Valentin » ; le ténor ici
sonne légèrement Sonny Rollins ; hommage peut-être ? On
retrouve les mêmes impressions sur un autre calypso « « Fall
Line Flow », une très belle mélodie distillée par un ténor
inspiré suivi par le guitariste du même tonneau, tous portés par
de belles lignes de basse. D’ailleurs le groupe revisite certains
rythmes, comme le reggae sur « Opposite Poles » où le
guitariste fait merveille. Citons encore une autre belle mélodie
« Pluton » sur laquelle se développe la grande
sensibilité du saxophoniste. Seul reproche : pourquoi faire du
pseudo free sur « Rungs » qui s’annonçait bien :
ce genre de truc est dépassé... Mais ne boudons pas notre plaisir,
c’est un beau disque de jazz, joué par de jeunes et moins jeunes
musiciens, totalement maîtres de leurs moyens. Les compositions sont
de Crettien et Mottaz, qui se révèlent tous deux d’excellents
mélodistes. Savourons le dernier titre « Mr Sleepy » qui
démarre par une intro de contrebasse suivi de la guitare façon
orgue, et qui va développer un solo mélodique de toute beauté.
46 morceaux sans titres Nicola Fazzini (as) Enregistré le 15 décembre 2014,
Trévise (Italie) Durée : 31’ 36’’ Nusica.org 08 (www.nusica.org)
Le saxophoniste italien s’est fait
connaître avec son excellent et original XY Quartet (voir nos
chroniques). Le voici qui s’engage en solo avec son alto,
production périlleuse en soi. De grands noms s’y sont risqués :
Steve Lacy au soprano (Fazzini possède quelque chose de Lacy dans le
son et la démarche), Anthony Braxton sur différents saxs, et
surtout Evan Paker. Quand celui-ci remplit l’espace de longues
phrases inextinguibles grâce au souffle continu, Fazzini est
minimaliste et parcimonieux. Quelques notes égrenées, quelques sons
des clés, des sons filés, suffisent chaque fois à créer un
morceau. Pas de phrases développées, mais des motifs répétitifs,
ou des sortes de gammes, des arpèges développés. Tout est joué
rubato, pas de swing, pas de pulse. J’avoue que je comprends mal le
projet de l’artiste. On a un peu l’impression d’assister à une
leçon de saxophone avec ces quarante-six morceaux très courts, des
variations sur dix matrices (poissons, divisions, choses, machines,
etc…) que Fazzini appelle des « objets sonores »
enregistrés au hasard sur chaque disque, ce qui rend chaque copie
unique. La mienne porte le n° 77. Fazzini conseille, après une
première écoute complète, d’écouter ensuite le disque « at
random », ce qui donne une autre perception de la musique.
Pas simple tout ça ! C’est peut-être avant tout un disque
pour musicien, mais non sans charme.
14 titres : voir livret Reggie Washington (b, voc), Marvin
Sewell (g), Patrick Dorcean (dm, perc), DJ Grazzhoppa (turntables,
samples), reste du personnel communiqué sur le livret Enregistrés en 2014, divers lieux Durée : 1h 05’ Jammin'colorS (www.jammincolors.com)
Reggie Washington a été le bassiste
des Five Elements de Steve Coleman pendant quinze ans, groupe dans
lequel il eut une influence et une importance majeures. Le voici qui
mène une carrière solo, avec un brio et un lyrisme incandescent.
Sur sa basse électrique il s’est donné un son d’une pureté
absolue, aucun bruit parasite, des notes de cristal, un phrasé clair
et délié. Pas d’esbroufe ni de performances inutiles. Il joue sa
musique avec quelque chose du Stanley Clarke des débuts.
Certainement le plus beau son de basse électrique aujourd’hui. Il
dit qu’il faut jouer la note juste, au bon moment, au profit de la
musique. Il progresse souvent par petits motifs mélodiques
répétitifs qui aboutissent à de longues phrases très prenantes.
On trouve également une inspiration chez Hendricks, comme dans « As
Free » et « Move/Shannon » en basse saturée, assez
proche de la guitare. Il chante aussi, avec une voix et une technique
entre George Benson et Stevie Wonder. Un régal de l’entendre ainsi
sur « Morning » ou « Living ». Son groupe est solide et s’appuie sur
un batteur donnant simplement le tempo et la pulse, sans fioritures.
Marvin Sewell est un fin guitariste, grand mélodiste lui aussi, dont
le jeu se mêle merveilleusement à la basse. Il y a un DJ aux
platines et samples, mais pas de crainte, il est discret, se
contentant d’enrichir le son du groupe parcimonieusement et à bon
escient, et sans gratouillis ! « Finding » est un
blues de la plus belle eau, avec en invité le pianiste Jonathan
Crayford : retour aux racines. On peut admirer les qualités
d’accompagnateur de Reggie Washington sur « Take the
Coltrane » avec des lignes admirables pour soutenir le
guitariste. Des invités : les trompettistes Alex Tassel sur
« Black Sands », un thème assez rêveur, et Wallace
Rooney sur « Sewell in the Grazz » qui s’amuse au funk.
Jacques Schwarz-Bart, qui pour la circonstance avait sorti son sax de
velours, nous gratifie d’un long solo très inspiré en tempo lent.
Et aussi la chanteuse Lili Anel sur « Living » entourée
d’un beau solo de basse. Le disque se termine par un hommage
très émouvant au guitariste Jef Lee Johnson décédé en 2013 à
l’âge de 54 ans, « For You Jef » dans lequel on entend
Tiboo réciter un poème d’une scansion très musicale. Le disque
est dédié aux parents de Jef Lee Johnson.
Nothing Has Changed, Massena, Mr.
Loops, Kimpa I, Uprooting, Kimpa II, This Word Is Suffocating, Child
Soldiers Rémi Abram (ts, as), Famoudou Don Moye
(dm), Claudio Celada (p), Tibor Elekes (b) Enregistré du 27 au 30 août 2013,
Marseille (13) Durée : 1h 17' 43'' Alambik Musik 8 (www.alambikmusik.fr)
Rémi Abram revient en beauté avec ce
disque, en la compagnie de l’incomparable Famoudou Don Moye,
batteur-percussionniste tous azimuts, remarquable ici aux cymbales.
Rémi retrouve Claudio Celada, son pianiste attitré qui colle à sa
musique, et Tibor Elekes, bassiste suisso-hongrois qui a joué avec
Clark Terry, Woody Shaw, les Belmondo,
Archie Shepp, Michel Portal, entre autres…
Rémi Abaram est un écorché vif, très
vigilant et actif dans la défense des peuples africains. Ici, il se
penche sur l’esclavage après avoir eu connaissance, lors d’un
voyage au Congo, d’un personnage étrange, Kimpa Vita Nsimba, née
en 1684 et baptisée sous le nom de Dona Béatrice. Celle-ci annonce
que la terre du Kongo est la véritable Terre Sainte, affirmant que
saint Antoine de Padoue lui avait confié la mission d’amener le
peuple Congo à retrouver son unité. Le Royaume adhère à cette
prophétie, ce qui ne plaît pas à l’occupant portugais. Elle
finira brûlée vive le 1er juillet 1706, elle avait 22 ans. Et la
traite des esclaves repartit de plus belle. Ce qui nous vaut un
disque inspiré et prenant. Rémi semble s’être assagi en
s’exprimant avec un lyrisme tendre qui le place dans certains
morceaux, dans la lignée des saxophonistes ellingtoniens, bien qu’à
l’ordinaire il soit plutôt dans le lignage Sonny Rollins-David
Murray, mais en fait c’est la même famille. On peut apprécier cet
assagissement sur « Massena » au ténor, ou encore sur
« Kimpa I », qui offre également un très beau solo de
piano : une main droite qui développe la mélodie tandis que la
gauche pose ses accords là où il faut, lesquels s’intriquent dans
les notes rondes de la basse, le bassiste ne jouant que les notes
essentielles. A l’alto, Rémi produit un son pur et prenant sur les
tempos lents, tel ce « Nothing Has Changed » sur tempo
médium-lent, avec juste un léger vibrato sur la fin des notes
tenues, une sorte de froissement émotionnel ; et là on peut
admirer le travail du batteur aux cymbales, et le solo de piano très
inspiré. Le duo soprano/batterie sur « Mr. Loops » est
un vrai diamant : écouter comment le batteur et le saxophoniste
entremêlent leur chant ! Dans « This World is
Suffocating » Rémi au ténor devient plus anguleux, écorché,
il faut que ça sorte. Il revient au calme avec le soprano sur un
titre qui pourtant n’inspire pas la douceur « Enfants
Soldats », mais justement il exprime la douleur,
l’incompréhension, que l’on a devant ce phénomène horrible et
inacceptable. Comme quoi les choses n’ont pas beaucoup avancées
depuis la mort de Kimpa Vita. En dehors de ce contexte inspirant,
c’est avant tout de la musique, du beau et vrai jazz, sur des
compositions superbement mélodiques de Rémi Abram.
Brooklyn Bridge part 1, 2, 3, Carroll
Gardens, Bay Parkway, BAM, Mapletone, Boerum Hill, Neptune Avenue,
7005 Shore Road, Avenue M, Dumbo, Gowanus Claudio Fasoli (ts, ss), Ralph Alessi
(tp), Matt Mitchell (p), Drew Gress (b), Nasheet Waits (dm) Enregistré les 16 et 17 novembre 2014,
Udine (Italie) Durée : 58' 09'' Musica Jazz 1289 (www.musicajazz.it)
Claudio Fasoli continue son exploration
des capitales en musique, aujourd’hui Brooklyn, et pour ce faire il
s’est entouré de trois jazzmen de premier plan. Nasheet Waits a
été le batteur de Fred Hersh, Andrew Hill, Jason Moran. Dew Gress a
joué aussi avec Fred Hersh et Bill Carrothers, il est le
contrebassiste préféré de Uri Caine, capable de jouer ses
partitions les plus complexes. Matt Mitchell tient le piano chez Tim
Berne, Dave Douglas, Lee Konitz. C’est donc une rythmique de rêve.
Quant au trompettiste Ralph Alessi il n’est plus à
présenter en France. Claudio déclare qu’il a suivi dans
Brooklyn un itinéraire assez illogique, et surtout plus émotionnel
que rationnel. Les treize compositions du leader sont de purs joyaux
mélodiques. Pour ce disque Claudio Fasoli utilise systématiquement
les unissons saxophone-trompette, et parfois s’y ajoutent piano et
contrebasse, en variant les intervalles, ce qui donne des couleurs
surprenantes et attrayantes aux ensembles. Ralph Alessi possède un son de
trompette légèrement écrasé qui s’intègre à merveille aux
sons des saxes de Claudio, un son droit, sans effet ni fioritures,
jouant toujours avec une émotion d’autant plus forte qu’elle est
contenue. Le quintet est très soudé, déjouant le piège de jouer
hard-bop. Claudio a su en faire un bijou tout neuf, par la grâce
d’arrangements peaufinés harmoniquement, sans jamais être
chargés. Les solos coulent de source. A titre d’exemple il suffit
d’écouter « Bam » sur un tempo médium-lent dans
lequel brillent la trompette et le soprano lyrique qui n’est pas
sans évoquer Steve Lacy. Ou encore « Carroll Gardens »,
un curieux morceau mené par le ténor qui souffle tout le mystère
du jardin. La rythmique coule de source, avec simplicité et
efficacité, et les solos de contrebasse sont de grand cru. C’est une musique limpide, belle et
forte. Claudio Fasoli poursuit son chemin créateur, tranquillement
et sereinement, hors des modes, pour le bonheur du jazz.
46 titres Henri Renaud (p), André Hodeir (vln),
Jimmy Gourley (g), Kenny Clarke (dm), Sacha Distel (g), Maurice
Vander (p), Jean-Claude Fohrenbach (ts), Martial Solal (p), René
Thomas (g), Joe Zawinul (p), Gianni Basso (ts), Ronnie Scott (ts),
reste des personnels détaillé dans le livret Durée : 1h 15' 55'' et 1h 16' 07'' Enregistré entre 1951 et 1959, Paris
et plusieurs villes d'Europe Frémeaux & Associés 5428
(Socadisc)
A cette époque, « la guerre du
jazz » faisait rage et l'événement était très suivi par
Jazz Hot (Charles Delaunay, fondateur de la revue, étant
d'ailleurs le producteur de nombreuses sessions reprises dans le
premier CD). Il fallait choisir son camp... Ce n'était pas facile
pour les jeunes musiciens disciples de Lester Young plus que de
Charlie Parker ou de Louis Armstrong, d'imposer un style nouveau
qu'on appellerait: « Jazz Cool ». Pas évident non plus
pour de jeunes arrangeurs de faire admettre leurs idées novatrices.
Comme l'indique Alain Tercinet (ancien collaborateur de Jazz Hot
et qui a participé, en avril dernier, à l'une des tables-rondes
organisées à l'occasion des 80 ans de notre revue) dans son
livret très documenté : « Le style Swing avait ses
supporters, d'autres se tournaient vers le New Orleans Revival et,
après une courte période d'adaptation, le jazz nouveau eut ses
adeptes. Peu nombreux dans un premier temps (…). »
Enregistrées à Paris mais aussi à Stockholm, Cologne, Baden Baden,
Vienne, Francfort, Milan, Rome, Hilversum et Londres de 1951 à 1959,
voici 46 petites perles sauvées opportunément de l'oubli au moment
même où se pose de plus en plus la question de la conservation
durable de la « mémoire du Jazz ». Empruntons encore à
Alain Tercinet sa conclusion : « (...) bien
naturellement le jazz passa à autre chose (…) reléguant aux
oubliettes les tentatives conduites durant une courte décennie
(...). Ce qui reste de cette musique, qu'elle soit due à Bobby
Jaspar, Lars Gullin, Jean-Claude Fohrenbach, Henri Renaud, Jimmy
Gourley, Sadi, Hans Koller, Gianni Basso ou bien d'autres, montre
qu'ils eurent raison d'aller voir ailleurs si l'herbe était plus
verte ». Des enregistrements essentiels et précieux.
Pentaprism, Omnitonic, Extremes, In a
Sentimental Mood, RE, Easy Fucksong, Rough Business, Ana Maria, Rough
Stuff Félix Simtaine (dm), Michel Herr (p),
Philippe Aerts (b), Joe Lovano (ts), John Ruocco (ts) Eric Veraeghe,
Serge Plum, Richard Rousselet, Bert Joris (tp, flh), Paul
Bourdiaudhy, Marc Godfroid, Jean-Pol Danhier (tb, tuba), Peter
Vandendriessche (as), Erwin Vanslembrouck (ss, ts), Kurt Van Herck
(ts) Johan Vandendriessche (bs, fl), Jean-Pierre Catoul (vln) Durée : 1h 04' 44'' Enregistré en novembre 1986, Bruxelles Igloo
Records 044 (Socadisc)
Fondé en 1978 (et en sommeil,
semble-t-il, depuis 2011), l'Act Big Band, véritable institution en
Belgique, a connu la consécration officielle en recevant en 1986
l'aide du « Conseil de la Musique de la Communauté Française
de Belgique » lui permettant de commander quatre œuvres à
Francis Boland, Michel Herr, Arnould Massart et Jean Warland et,
aussi, d'inviter Joe Lovano et John Ruocco pour les enregistrer.
Remastérisé il y a peu, ce disque est une superbe réussite. Aux
arrangements tirés au cordeau, les solistes (dont certains sont
hélas aujourd'hui disparus), ajoutent leur grain de folie et de
génie personnels. Le résultat est passionnant, preuve que la
formule magique du big band (doit-on dire « classique »?)
est également maîtrisée de ce côté-ci de l'Atlantique. Dommage
qu'elle ne soit pas plus souvent (et plus durablement) appliquée.
The Pete McGuinness Jazz Orchestra Strength in Numbers
The Send-Off, What Are You Doing the
Rest of Your Life, Trixie's Little Girl, The Swagger, Beautiful
Dreamer, Spellbound, You Don't Know What Love Is, Nasty Blues,
Bittersweet, You Don't Know What Love Is Pete McGuiness (tb, voc), Dave Pietro
(as, ss, fl), Marc Phaneuf (as, fl), Tom Christensen (ts, fl), jason
Rigby (ts, ss, cl), Dave Reickenberg (bs, bcl), Bruce Eidem, Mark
Pattersonet Matt Haviland (tb), Jeff Nelson (btb), Jon Owens, Tony
Kadlek, Bill Mobley, Chris Rogers (tp), Mike Holober (p), Andy Eulau
(b), Scott Neumann (dm) Enregistré le 24 octobre 2013, New
York Durée : 1h 17' 26'' Summit
Records 627 (www.summitrecords.com)
A l'exception de « What Are You
Doing The Rest of Your Life » (de Michel Legrand), et de « You
Don't Know What Love Is », qu'il chante d'ailleurs avec
beaucoup d'émotion et sur lesquels il scatte habilement, toutes les
compositions (et la totalité des arrangements) sont de la plume du
chef d'orchestre et talentueux tromboniste Pete McGuiness. Sur des
mélodies très élégantes, et de très riches harmonies, il a
façonné des arrangements qui mettent particulièrement en valeur
les unes et les autres tout en laissant le champ libre aux très
brillants improvisateurs de l'orchestre (tous fines gâchettes du
jazz new-yorkais). Renouvelant pour le moins le genre, ce disque
comblera tous les amateurs de big bands frustrés par leur absence
dans la programmation de la plupart des festivals d'été (à la
notable exception de celui de Pertuis dont c'est la spécialité).
At Long Last Love, Parking Lot Blues,
Daahoud, Both Sides Now, Django, Hymn to Freedom, Reflections In D /
Prelude to a Kiss, C Jam Blues, Old Folks, Old Devil Moon, Close
Enough for Love, Celia Larry Fuller (p), Hassan Shakur (b),
Greg Hutchinson (dm) Enregistré les 10-11 décembre 2013 et
14 janvier 2014, Paramus (New Jersey) Durée 1h 00' 38'' Capri
Records 74135-2 (www.caprirecords.com)
Dernier pianiste du grand Ray Brown,
le New-Yorkais Larry Fuller revendique l'héritage des musiciens middle jazz. Son jeu très volubile évoque
d'ailleurs fortement celui d'Oscar Peterson, le maître absolu. Pas
étonnant qu'il soit ici entouré de Greg Hutchinson, qui fit ses
classes auprès de Ray Brown, et de Hassan Shakur qui les fit au sein
du Duke Ellington Orchestra, et aux côtés de Monty Alexander, autre
grand maître. On est donc entre gens de bonne compagnie. Ce trio est
un modèle du genre : sens de la mélodie, sens du blues,
(boogie-woogie en solo compris), respect des harmonies des standards,
swing et parfaite entente. Un CD à recommander dans toutes les
écoles...
Bebe, Debout, A Better Life,
L'impatience, Romance, Même seul, Electrizzante, Spring, Winter, As,
Blackbird, Un Beau Souvenir Didier Ithusarry, Laurent Derache,
Antonello Salis, David Venitucci, Roberto de Brasov, Jacques
Pellarin, Lionel Suarez, Marcel Loeffler, Richard Galliano, Jimmy
Gourley (personnels détaillés dans le livret) Dates et lieux des enregistrements non communiqués 52e
Rue Est 100 (Modulor)
Voici une compilation qui n'aurait pas
déplu à Frank Hagège, fondateur des Django d'Or et grand amateur
d'accordéon. Elle réunit, dans des styles très différents,
quelques-unes des talentueuses figures de la « nouvelle vague »
de la « boîte à frissons », du Basque Didier Ithusarry
au Rémois Laurent Derache, en passant par l'Italien Antonello Salis,
le Grenoblois David Venitucci, le Roumain Roberto de Brasov, le
Chambérien Jacques Pellarin, le Manouche Marcel Loeffler et,
forcément, la star internationale du genre et initiateur du
renouveau de l'instrument : Richard Galliano. Parcours
initiatique conseillé à tous ceux qui en sont restés à Marcel
Azzola... et qui ignorent encore qu'accordéon et jazz moderne
peuvent faire bon ménage.
Richard Galliano / Jean-Charles Capon Blues sur Seine
Blues sur Seine, For My Lady, Un pied
dans le caniveau, Waltz for Debby, Laura et Astor, Kitou, Les
Forains, Tears, Goodbye Miles, Neigerie, Fou rire, Bateau mouche Richard Galliano (acc), Jean-Charles
Capon (cello) Durée: 50' 21'' Enregistré en février 1992, Paris Frémeaux & Associés/ Label La
Lichère 177 (Socadisc)
En ce temps-là, Richard Galliano
n'avait pas encore publié Laurita, New York Tango
encore moins Ruby My Dear, et son aura n'était pas celle
d'aujourd'hui...mais déjà Napoléon pointait sous Bonaparte. Son
duo « audacieux » avec le regretté Jean-Charles Capon,
musicien « classique » autant que « jazzman »,
(qui nous a quittés en 2011), fut un succès discographique
inattendu. Le voici réédité et c'est une occasion à ne pas
manquer, tant s'accordent les talents de ces deux merveilleux
musiciens. Compositions de Capon et de Galliano et standards (de Bill
Evans, Toots Thielemans, Django Reinhardt) et même un vieux succès
d'Edith Piaf (« Le Chemin des forains »), tout est traité
avec le même respect et la même grâce.
Bad town, For JM, Sadness, Loupgaloo,
Italian Prelude, Night come back, Océan, Dendrolague, Sun of the
road, Emilio Richard Manetti (g), Stéphane
Guillaume (ss, ts), Fred D'Oelsnitz (p), Jean-Marc Jafet (elb), Yoann
Serra (dm) + Didier Lockwood (vln), Cédric Ledonne (perc) Durée : 56' 47'' Enregistré en décembre 2013 et
janvier 2014, Antibes (06) Label
Bleu 6718 (L'Autre distribution)
Il faut se faire une raison :
Richard Manetti n'a pas vraiment l'intention de marcher sur les
brisées de Romane, son père, premier professeur de guitare dans le
registre manouche. Il le confirme avec ce nouveau CD qui fait suite à
Why Note, sorti en 2011, et enregistré avec les mêmes
musiciens. Le Parisien Stéphane Guillaume, les Niçois Jean-Marc
Jafet et Fred D'Oelsnitz (qui proposent chacun une composition) et
Yoann Serra, auxquels se joignent, pour un titre chacun, Cédric Le
Donne et Didier Lockwood. Pas de section de cordes, cette fois et ce
n'est pas plus mal. Cette « groove story », résolument
« funky » ne manque ni d'énergie, ni de swing. Harmonies
limpides, compositions séduisantes, arrangements subtils de Fred
D'oelsnitz, solos très inspirés, belle cohésion, d'ensemble et
superbe prise de son de Fred Betin. Une réussite !
Three
Little Words, I’m Feelin’ Lucky, Rock on Bluesman, One Leg at a
Time, Rollin’ and Trumblin’, Come to Me, Save Your Own Life, I’m
a Pitbull (Nothin’ but Love), Too Much Information, The Way It Is Popa
Chubby (g, voc, perc), Dave Keyes (p, org, elp), Francesco Beccaro
(b), Chris Reddan (dm), Tipitina Horrowitz (tp), Mike Zito (g), Dana
Fuchs (voc) Enregistré
entre le 1ermai et le 30 juin 2014, New York Durée :
54’ 15’’ Dixiefrog
8769 (Harmonia Mundi)
Popa
Chubby fête ses vingt-cinq ans de carrière et il va bien, très
bien même. Son album est un condensé de ce qui se fait de
l’autre côté de l’Atlantique. Pour être complet, il s’est
adjoint deux artistes du label Ruf Records pour donner un peu
plus de piment à un album qui pour certains pourrait sembler trop
sage. Dès les premières mesures, le tempo est donné, sur trois
petits mots. Le son est propre et la guitare sonne bien. Dans le
registre blues traditionnel on a droit à un « One Leg at
a Time » bien dans l’esprit de la Nouvelle Orleans et un
« Rollin’ and Trumblin’ » enlevé. Il faut
attendre « I’m Feelin’ Lucky », pour retrouver le
premier esprit de Popa Chubby, quand il portait la coupe « afro ».
Ça sent le godfather of Soul à plein nez. Les cocottes de
guitare flirtent avec les gimmicks funky et Popa est Lucky. Sur
« Rock on Bluesman », il bénéficie du soutien de Mike
Zito (g). Avec lui, il s’aventure vers les espaces qu’apprécie
Uli Jon Roth, le guitariste du groupe Scorpion, fan de Jimi Hendrix.
Même si on est loin des premières expériences punk du géant du
Bronx avec Richard Hell, le blues rock balancé sur cette plage
mérite une oreille attentive pour percevoir la complémentarité des
deux artificiers. « Too Much Information », renvoie au
« Wild Horses » des Stones et « The Way It Is »
au blues-rock sudiste cher à Bad Co. La petite pépite se trouve en
plein cœur de l’album. Avec Dana Fuchs, que nous vous avons
chroniqué dans le dernier numéro, Ted Horrowitz tire le gros lot.
Le duo qu’il forme avec la chanteuse donne des ailes à Popa, qui
se délecte d’un chorus de qualité. La voix de Dana évoque Janis
Joplin, la guitare de Chubby celle de Jimi (ou presque), on se
rapproche d’un duo mythique qui n’a jamais existé et enfin le
voilà, peut-être, d’où cette distinction « indispensable ».
Pour en savoir un peu plus sur le guitariste New-Yorkais, le livret
présente succinctement son parcours et un CD bonus retrace ses
débuts lorsqu’il évoluait au sein des Noxcuse ou du Ted Horrowitz
and Monster. Un quart de siècle pour quasiment autant de galettes
c’est un joli score qu’il faut apprécier à sa juste valeur.
Down in Mexico, I’m Gonna Quit my Baby, Svengali, Blues Beyond the
Call of Duty, Emphasis of Memphis, Confusion Blues, Motor Trouble,
Nasty Guitar, Temptation, She’s so Fine Duke Robillard (g, voc), Bruce Bears (p, elp, org, voc), Brad
Hallen (b, voc), Mark Teixeira (dm, voc), Sunny Crownover (voc), Doug
Woolverton (tp), Rich Lataille (as, ts), Mark Earley (ts, bs) Enregistré à West Greenwich (Rhode Island), date non précisée Durée : 39’ 28’’ Dixiefrog 8766 (Harmonia Mundi)
Lorsqu’on
écoute un album de Duke Robillard, on est sûr d’une chose, c’est
que l’on ne sera pas déçu. Ainsi Independently Blue, sorti
en 2013, avait eu droit à un « Indispensable » notable.
Calling All Blues reste dans une bonne veine de blues, mais
d’un degré moins excitant. Parmi les bonnes réussites de ce
dernier opus on note « Blues Beyond the Call of Duty »,
avec la voix de Sunny Crownover et des entrelacs de la guitare avec
les sonorités ouatées de l’orgue. Il s’agit d’un blues lent,
à la fois lancinant et émoustillant par les promesses qui en
découlent. On est en plein dans le vrai pour se rappeler les jolis
phrasés de Luther Johnson via les doigts de Duke Robillard. Dans un
style plus punchy pour ne pas dire funky, « Emphasis
Memphis » avec sa section de cuivres évoque l’heure de
gloire du label Stax : du blues profond gorgé de gospel, un
agréable moment. « Temptation » avec la trompette mute
de Doug Woolverton complète ce podium très subjectif. La guitare du
Duke évoque Pink Floyd de la grande période, tandis que la
trompette fait pensé à Miles pour un morceau de grande qualité. Le
reste de Calling all Blues, aborde d’autres aspects du
blues : urbain avec le piano scintillant de Bruce Bears
(« Confusion Blues »), ou plus rural (« Svengali »),
quand le leader renvoie ses troupes dans les années trente. Enfin,
« Nasty Guitar » et « She’s so Fine » sont
deux odes aux racines du guitariste, le son du blues d’Alabama et
le rock’n’roll.
A Little
Diddy, It Was so Beautiful, Jacky’s Jaunt, Time on my Hands,
Michellie’s Mambo, Low Blow, Titillating, The Bottom Line, People
Will Say We’re in Love, The Sandy Effect. Mark Elf
(g), David Hazeltine (p), Peter Washington (b), Lewis Nash (dm),
Steven Kroon (perc) Enregistré
le 16 décembre 2013, lieu non précisé Durée :
54’ 46’’ Jen Bay
0012 (www.jenbayjazz.com)
Mark
Elf fait partie des guitaristes que votre revue suit depuis
toujours. Avec plus d’une dizaine d’albums en vingt-cinq ans de
carrière, le compte ne semble pas y être et pour cause. Après
avoir été opéré d’un cancer au début des années 2000, le
guitariste n’est revenu sur la scène jazz qu’en 2004 avec un
album au titre plus qu’évocateur (Glad to Be Back). Il
pensait reprendre son activité discographique comme par le passé
avec un album par an et puis ne voilà pas que l’ouragan Sandy
vient se mêler de tout ça. Résultat de l’affaire, le New-Yorkais
perd sa demeure et doit repartir de zéro pour tout reconstruire.
Aussi, c’est un petit miracle de voir sur nos platines Returns
2014, un album qui aurait du sortir bien avant. Pour ce disque,
Elf s’est entouré d’une rythmique qu’il a l’habitude de
pratiquer. Avec David Hazeltine (p), Peter Washington (b), Lewis
Nash (dm), présents sur ses deux dernières productions, l’ancien
partenaire de Charles Earland et Jimmy Mc Griff ne fait pas dans la
dentelle. Le résultat, de qualité, débouche sur une ambiance très
classique pour ce XXIe siècle. « The Sandy Effect », qui
clôt cette galette renvoie au fameux ouragan de 2012. Tout est
désolation quand Elf égrène les notes de ses accords en descendant
lentement les différents paliers du manche. Les enchevêtrements
qui en découlent évoquent bien évidemment les conséquences
désastreuses de cet acte de dame nature. Des thèmes lents
jalonnent encore Returns, qui prennent appui sur des
standards revisités (« It Was so Beautiful ») ou
« People Will Say We’re in Love », un arrangement du
classique « Oklahoma » de Rogers et Hammerstein. Pour les
blues, Mark Elf utilise sa guitare baryton pour donner plus de
profondeur à son expression (« Low Blow »). Enfin,
« Michellie’s Mambo » est le titre qui ressort le plus
de ce come-back. La présence de Steven Kroon (perc) apportant un
plus indéniable à un excitant mambo, où le jeu rapide du
guitariste se laisse délicatement apprécier. Un deuxième retour
réussi pour Mark Elf en espérant qu’à présent son chemin vers
de nouvelles orientations ne soit pas parsemé de nouvelles embuches.
CD1 :
Night Work, He’s Walking, Living in a Dream, Cold as Ice, Sweet
Soul Music, As the Years Go Passing By, B Shuffle, I Loved Another
Woman, Gary’s Gone, Can’t You See What You’re Doing to Me,
Under the Influence, Blues for Roy ; CD2 : Ain’t no Love
in the Heart of the City, Bet on the Blues, Beyond the Moon, Under
the Influence, Better Off Lonely Fred
Chapellier (g, voc), Johan Dalgaard (key), Charlie Fabert (g, voc),
Abder Benachour (b), Denis Palatin (dm) Enregistré
en janvier 2014, Bartenheim (68) Durée :
1h 06’ 28’’ + 21’ 48’’ Dixiefrog
8764 (Harmonia Mundi)
Fred Chapellier nous
présente un album haut de gamme par les thèmes retenus, la
technique utilisée et le feeling diffusé. Vraiment, le bluesman
Lorrain marque un grand coup dans l’univers du blues made in
France. Avec Peter Green (« I Loved Another Woman »),
Albert King (« Can’t You See… ») et Deadric Malone,
alias Don Robey, au programme, Chapellier fait dans la beauté. On
retrouve tout le soyeux du phrasé de l’ancien Fleetwood Mac, avec
une voix qui se rapproche étrangement de celle de l’ « Albatross ».
Avec le thème de King on passe à la vitesse supérieure. Là, ça
déménage vraiment, mais dans le bon sens du terme avec un Abder
Benachour impérial à la basse. Enfin, avec le magnifique « As
the Years Go Passing By » de Deadric Malone, l’émotion monte
d’un cran supplémentaire. La voix de Chapellier associée aux
sonorités d’orgue de Johan Daalgard font leur effet. Au niveau
des compos, le partenaire de Tom Principato et Neal Black, rend
hommage aux grands bluesmen blancs disparus. Au catalogue, un
« Gary’s Gone » pour Moore, le flamboyant guitariste
irlandais, dans un registre plutôt lent, avec l’émotion de la
disparition d’un phare du blues et un jeu qui évoque forcément ce
dernier. Un grand et beau moment de Electric Communion.
« Blues for Roy », pour Buchanan, une autre grande
influence de Frédéric, nous fait entrer dans un univers plus
singulier, avec des single-notes acérées. Une sonorité
profonde et prenante qui démontre bien l’intérêt porté par le
Français pour ce bluesman de l’Arkansas. Et le reste me
direz-vous ? Il est à la hauteur de tout ce qui vient d’être
dit sur ce cet album. Avec encore de ci-de là quelques jolies perles
comme « Living in a Dream » très « greenien »
qui fait vraiment rêver, ou le très swinguant « Cold as
Ice ». Un petit shuffle en Si et le tour est joué, le
corps reprenant alors le pas sur l’âme. Un CD bonus enregistré en
studio nous permet d’entendre le combo de Fred Chapellier dans une
atmosphère plus calibrée. Outre le « Under the Influence »,
magistralement distillée en live, on a droit à un blues plus
agressif, mais toujours de qualité (« Bet on the Blues »).
Le live extrait d’un concert du caf’ conc’ des Trois
Frontières à Barteihem et le CD bonus méritent vraiment de
trôner en bonne place dans votre discothèque. Sûr que cette
galette, comme le bon vin, vieillira en se bonifiant.
Spinal Tap/Goes to 11, Djangolongo,
Variations for Piano op. 27, Sleepwalker, Tongue & Groove,
Scatterbrain, Bar Codes, The Logos, Entangoed Heart, Spinal Tap (take
2) Tom Chang (g), Greg Ward (as), Jason
Rigby (ts), Chris Lightcap (b), Gerald Cleaver (dm), Akshay
Anatadmanabhan (kanjira, mridangam), Subash Chandran (konnakol) Enregistré le 26 Juin 2012, New York Durée : 49' 37'' Autoproduit (www.tomchangmusic.com)
Tom Chang est un Coréen qui très
jeune a émigré vers le Canada. Lorsqu’il commence la guitare, il
apprécie particulièrement Jeff Beck, Jimi Hendrix, Jimmy page avant
de succomber à la finesse de Jim Hall et de Wes Montgomery. Cette
immersion dans le jazz va l’amener à intégrer le Guitar Institute
of Technology de Los Angeles et à se former sous la férule de Scott
Henderson, Ted Green et Joe Diorio. Avec une telle formation, la
musique que délivre le guitariste ne surprend pas. Son jeu de
guitare est fait d’envolées speedy lyriques avec des placages
d’accords exacerbés pour tenir tête aux déboulés des
saxophonistes sur « Variations for Piano op. 27 » d’Anton
Webern. « Tongue & Groove » débute par un monologue
en coréen, sans certitude aucune, avant de céder la place à la
guitare extatique de Tom pour une balade dans des contrées aux
confins du Nord du Canada, sûrement. On retrouve un peu les
atmosphères de Jan Garbarek avec la fluidité du phrasé de John
Scofield. Les compositions du leader se veulent modernes et le sont.
Le swing n’est pas très présent mais son approche est
intéressante. On attend de voir comment va mûrir sa riche
expression.
The Secret Love Affair, Autumn Leaves,
She's Funny That Way, Can You Tell Me How to Get to Sesame Street,
I'm Confessin' That I Love You, But Beautiful, Speak Low, Nancy With
the Laughing Face, The Man With two Left Feet, That Old Feeling, My
Romance, If I Were a Bell, Cover the Waterfront Delfeayo Marsalis (tb), Ellis Marsalis
(p), John Clayton (b), Marvin Smitty Smith (dm) Enregistré à Burbank (Californie), date non précisée Durée : 1h 10' 40'' Troubadour Jass Records 081814
(http://delfeayomarsalis.com)
Cet album, enregistré aux Cahuenga
Pass Studios de Burbank en Californie, est présenté comme un
hommage à Mulgrew Miller, « a great
musician, classy individual & true Southern Gentleman »,
écrit Delfeayo sur la pochette de l’album. A propos de cet album,
le tromboniste pose la double problématique du perçu esthétique de
chaque génération de musiciens, jeunes et plus âgés, d’une
part, et le fait aussi difficile qu’intimidant d’enregistrer avec
son propre père, lorsque celui-ci est un vrai maître, d’autre
part. En fait, la difficulté d’être chacun soi-même et de
trouver à s’épanouir sur un répertoire commun, d’où le choix
de standards et de ballades dans lesquelles son père peut exprimer
le romantisme qui constitue la substantialité de son style
pianistique ; en sorte que « The Last
Southern Gentlemen is a firm acknowledgement of the existence and
importance of sweet, gentle sounds ».
Mise à part la composition de Jason,
« The Man With two Left Feet » à la structure complexe,
les autres pièces sont des ballades en tempo medium, voire lent
comme « I’m Confessin’ », dans lesquelles la mélodie
peut emplir tout l’espace de son développement harmonique, somme
toute très classique, hormis le premier thème, « The Secret
Love Affair » sur rythme caraïbe, traité de façon modale.
Que ce soit le contrebassiste John Clayton (exposition du thème de
« That Old Feeling ») ou le batteur Marvin Smitty Smith,
Delfeayo dit les avoir toujours admirés pour ce qu’ils sont, des
musiciens pétris d’une tradition classique mais d’une
originalité propre. Le résultat est effectivement de très haute
tenue ; chaque instrumentiste participe à l’élaboration de
la musique correspondant à un certain art de vivre de ce Sud où,
selon Delfeayo, serait née la musique proprement américaine. The Last Southern
Gentlemenest un album en tout
point musicalement exemplaire, au plan de l’interprétation, d’une
tradition musicale originale – « relaxation,
melodic, construction and swing » – qui permet à un
fils, dans son entreprise délicate, d’être fier de son père et
réciproquement. Néanmoins, il convient de souligner que deux des
pièces retenues pour cet exercice « southern »
ont été composées par deux auteurs européens, et non des
moindres, Kurt Weill et Joseph Kosma. Par ailleurs, si Delfeayo signe
un long texte, au contenu sibyllin, regrettons que, pas une fois, le
coffret ne mentionne le nom des auteurs de ces treize thèmes. En des
temps si attentifs à la traçabilité des produits, l’hypertrophie
de l’égo de certains semble leur faire oublier leurs obligations à
l’égard du droit, au moins moral, des auteurs, à moins que ce ne
soit celle de producteurs qui cherchent à s’affranchir d’autres
contraintes afférentes. Car la tendance actuelle est générale dans
la production phonographique d’oublier de donner – ou de « se
tromper sur le nom du compositeur » – sur chaque album les
informations indispensables et légalement obligatoires, à savoir
les dates et lieux précis de réalisation et d’enregistrement,
informations qui figurent obligatoirement sur les publications
écrites.
Prince H. Lawsha & Frédérique Brun Melodies & Memories
Sentimental
Journey, A Fine Romance, La Vie en rose, Dream a Little Dream, Let's
Call the Whole Thing off, Into Each Life Some Rain Must Fall, The
Nearness of You, Over the Rainbow, Our Love Is Here to Stay, Just in
Time, They Can't Take That Away From Me, That's All Prince H.
Lawsha (voc), Frédérique Brun(voc), Robinson Khoury
(tb), Alain Brunet (tp, fgh), Laurent Alex (s), Philippe Khoury (p),
Patrick Maradan (b), Philippe Maniez ou Andy Barron (dm) Enregistré
en 2013, Lyon (69) Durée : 48'
54'' QS Music
Productions 004 (www.princelawsha.com)
Le
chanteur, batteur et producteur Prince H. Lawsha, qui a maintenant
dépassé la soixantaine après un parcours aussi divers qu’étonnant,
réside relativement souvent en France depuis la fin des années
1990. Il est très sollicité par les formations d’Alain Brunet
pour des tournées dans le sud de la France. C’est dans ces
conditions qu’il a été amené à rencontrer un grand nombre de
musiciens français, notamment de la région Rhône-Alpes, avec
lesquels il s’est produit et eu l’occasion d’enregistrer comme
ces quelques douze faces de standards. Ici, il
chante en compagnie de Frédérique Brun, professeur de chant jazz au
conservatoire de Vienne, des evergreen
de Tin Pan
Alley : Gershwin,
Jerome Kern, Jule Styne, Harold Arlen et même « La Vie en
rose » ! Prince a une très belle voix de basse. Cette
formation, qui compte une bonne section rythmique et quelques
soufflants avertis, tourne les pages de l’album de Broadway ;
elle permet de passer des instants agréables.
La
Princesse d'Artolu, Smile, Prelude to a Kiss, Ab for G, Haupé, The
Duke, All Too Soon, U.M.M.G., Summer Leaf Frédéric
Loiseau (g), Benoît Sourisse (org), André Chalier (dm) Enregistré
les 12 et 13 mars 2014, Videlles (91) Durée :
44' 37'' Black &
Blue 789.2 (Socadisc)
C’est le
second opus de Frédéric Loiseau en tant que leader ; et dans
sa présentation, le musicien affirme que le choix de ses
partenaires lui est apparue « comme une évidence » et,
plus encore, « sans répétition préalable avec le
frisson de l’aventure spontanée ». Le programme de cet album
est pour une large part emprunté au répertoire ellingtonien :
deux pièces du Duke et deux de son alter ego, Billy Strayhorn,
auquel il convient d’adjoindre l’hommage de Dave Brubeck au
maestro composé en 1955 (« The Duke »). Les autres
thèmes sont du leader de session. Les deux compositions d’Ellington
sont de 1938 et 1940 ; en revanche toutes les autres (quatre),
hormis les siennes, furent écrites entre 1954 et 1959. Ce choix
donne un ton à l’esthétique musicale dominante que vient
renforcer la propre sensibilité du maître d’œuvre et de ses
partenaires.
Unité de
ton ou monotonie ? Quoi qu’il en soit, le parti pris de
l'esquisse reste trop souvent floue et même incertaine ; si le
solo dépouillé ad libitum
sur « All too Soon » se conçoit fort bien et constitue
une réelle réussite, manque quelques traits appuyés - qui eussent
structuré « Prelude to a Kiss » en épure – structure
que comporte justement « Upper Manhattan Medical Group ».
En sorte que restent des ébauches, au mieux des pochades un peu
fades voire affectées (« Summer Leaf », variation sur
« Les feuilles mortes »). Il y a néanmoins quelques
parties prometteuses : exposition du thème et premier chorus de
« la Princesse d’Artolu », « Smile », « Ab
for G », « Haupé », « The Duke ». Trop
d’ambiance où l’on attend plus de musique ; car les deux ne
sont pas opposées. La rançon, peut-être le risque, de « l’aventure
spontanée » ?
Monty Alexander Harlem-Kingston Express Vol. 2 : The River Rolls On
Hurricane Come And Gone/Moonlight City,
People Make The World Go Round, Concerto de Aranjuez, Sleaky, Trust,
The Harder They Come, The Rivers Roll On, What's Going On, Love
Notes, Skamento, Linstead Market, Redemption Song, Regulator
(Reggae-Later) Monty Alexander (p, melodica, voc),
Hassan Shakur (b), Obed Calvaire, Karl Wright, Frits Landesbergen
(elb) Yotam Silberstein, Andy Bassford (g), Earl Appleton (key),
Courtney Panton (perc), Caterina Zapponi, Wendel Jr Jazz Ferraro
(voc) + George Benson (g, voc), Ramsey Lewis, Joe Sample (p) Durée : 1h 05' 42'' Date et lieu d'enregistrement non
précisés Motéma
233828 (Harmonia Mundi)
Fidèle à son habitude, Monty
Alexander, truffe son jeu (un des plus volubiles de l'histoire du
piano jazz) de citations. La première, est une forme de manifeste :
« It don't mean a thing if you ain't got that swing »
(dès les premières minutes du premier titre), l'exigence du swing,
son cheval de bataille depuis toujours. Comme l'annonce le titre de
l'album, il s'ingénie à lancer des ponts entre le reggae de ses
origines (il est né en Jamaïque) et le jazz, tout en y mêlant
aussi d'autres références (comme ce « Concerto d'Aranjuez »
joué en bossa nova où l'on reconnaît quelques notes de « All
Blues » et, de... « La lettre à Elise »). Un
melting-pot kaléïdoscopique pour lequel il a invité à se joindre
à sa formation de base les voix de Caterina Zapponi (d'origine
italienne), et de Wendel Jr. Jazz Ferraro (rappeur d'origine
jamaïcaine), et pour « Love Notes », George Benson,
Ramsey Lewis et le regretté Joe Sample. Le résultat de cette
disparité (certains titres ont même été enregistrés en « live »)
aurait pu être un peu fourre-tout. Mais tout cela reste toutefois
très homogène, tant la personnalité du maître de cérémonie
lisse et unifie les contrastes. Musique alerte, joyeuse, et facile
d'accès malgré ses exigences.
Blues in My Blood, Funky Broadway, Nana
Jarnell, I Pity the Fool, Boogie-Woogie Blues Joint Party, I'm Still
Here, The Son of a Bluesman, I Can See Clearly Now, Joy, You Lucky
Dog, I'm Still Here Lucky Peterson (g, org, voc), Shawn
kellerman (g) Timothy Waites (b), Raul Valdes (dm), Remon Hearn (org,
elp), reste du personnel détaillé dans le livret Durée : 57' 01'' Date et lieu d'enregistrement non
précisés Jazz
Village 570035 (Harmonia Mundi)
Après une période en demi-teinte, le
guitariste-organiste-chanteur et showman exceptionnel, Lucky
Peterson sort de sa semi retraite avec ce CD où faisant référence
à son propre père, (James, bluesman de renom), il explore tous les canons
du genre. Allant du blues quasi acoustique façon bayou, à celui
arrangé avec cuivres mode Ray Charles, en passant par des ambiances
à la sauce rock and roll ou soul que n'aurait pas reniés Jerry Lee
Lewis, Little Richard ou Wilson Pickett. Cette fois encore, Lucky
Peterson montre à quel point il possède et domine son sujet. Pas de
doute possible, le successeur de BB King est désigné.
Celestial Bird Dance, Threshold, Open
Door-Within, Unfettered-Muken, Spiral Mist, Just Arrived, Kalahari
Pleiades, For Coltrane, Twelve By Twelve, Shadows Lean Against My
Song, The Song Is My Story-URA, Marinska, African Dawn, Eclipse at
Dawn, Phambili-Looking Ahead, For Coltrane, Children Dance Abdullah Ibrahim (p, s) Durée : 39' 55'' + DVD 56' Enregistré en juin 2014, Sacile
(Italie) Intuition
Records 3442 2 (Socadisc)
Malgré une très courte introduction
et une conclusion plus brève encore au saxophone, c'est bien d'un
récital de piano solo qu'il s'agit ici, enregistré de surcroît
dans le saint des saints de la maison mère du célèbre facteur
Fazioli. Abdullah Ibrahim improvise librement sur quelques uns de ses
thèmes fétiches, ceux-là même dont il explique la genèse dans le
DVD joint au disque, où il parle (sans être traduit,
malheureusement), plus qu'il ne joue . C'est bien entendu magnifique.
Le pianiste se montre très inspiré jouant plus que jamais des
silences et, jonglant avec toutes les nuances permises par un
instrument exceptionnel. La prise de son est parfaite. Un seul
regret toutefois, moins de quarante minutes, c'est bien peu, et,
l'auditeur ravi n'aurait pas refusé de savourer quelques instants
supplémentaires de ce moment de pur bonheur.
Huyana, Wild, Zamba Blanca, Cajon
Negro, Yankadi, Diya Nyö, Carnaval, L'éléphant et l'oiseau, Flanm
La Brèz Stéphane Chausse, Pierre Bertrand,
Stéphane Guillaume, Sylvain Beuf, Frédéric Couderc (s), Michel
Feugère, Tony Russo, Nicolas Folmer, Fabien Mary (tp), Denis Leloup,
Guy Figliontos, Philippe Georges, Didier Havet (tb), Alfio Origlio
(b), Jérôme Regard (b) + Minino Garay (perc), André Ceccarelli
(dm), Kabiné Kouyaté, Meddy Gerville (voc), Maré Sanago (djembé),
Miguel Ballumbrosio (cajon) Durée : 50' 19'' Enregistré au printemps 2011,
Rochefort (17) Cristal Records 202 (Harmonia Mundi)
Mené de mains de maîtres par le
saxophoniste Pierre Bertrand et le trompettiste Nicolas Folmer (qui
signent toutes les compositions), le Paris Jazz Big Band suit un
petit bonhomme de chemin peu banal, parsemé des embûches inhérentes
au maintien de la survie d'un grand orchestre (particulièrement en
période de crise), qu'il semble l'un des rares à savoir éviter.
Après A suivre, Méditerranéo, Paris 24h et
the Big Live, voici Source(s), dont les thèmes
s'inspirent (très librement) de musiques traditionnelles d'Afrique,
de la Réunion et d'Amérique latine. Que l'on se rassure, il ne
s'agit pas ici d'une world music passée à la moulinette d'une
modernité opportuniste, mais d'une authentique musique de Jazz,
inventive et swingante à souhait, arrangée selon les canons les
plus stricts des grandes formations de référence, et diablement
gaie et entraînante, et, truffée d'improvisations lumineuses. La
valeur d'un Big Band , c'est bien connu, tenant autant à la qualité
de ses arrangements qu'à celle des solistes, ces deux conditions
étant ici parfaitement remplies, ce dernier CD du Paris Jazz Big
Band est en tout point une réussite enthousiasmante.
Places of Emotion, Shine and Blue, Song
For Her, Loving You, Clubbing, Springtime Dancing, Walking By Your
Side, Beats And Bounce, Drum Solo, Snapshot Manu Katché (dm), Luca Aquino (tp),
Tore Bruneborg (s, synth), Jim James Watson (p, elb) Durée : 1h 05' 56'' Enregistré le 16 juin 2014, Paris ACT 9577-2 (Harmonia Mundi)
S'il était plutôt attendu dans le
registre d'une musique fortement typée « jazz-fusion »,
l'exubérant batteur Manu Katché, brouille savamment les pistes sur
ce CD enregistré en public au New Morning. On pense, bien sûr, ça
et là, aux oeuvres de Michaël Brecker, de Jan Garbareck ou de Paolo
Fresu, mais, sur ses compositions assez habiles et plutôt savantes,
les deux soufflants, bien soutenus et suivis aussi par le pianiste et
organiste, ne se complaisent pas dans la facilité, et développent
des climats intimistes et envoûtants où l'énergie, toujours
sous-jacente jaillit parfois de façon tout à fait savoureuse. Un
disque très plaisant.
Alone Together, Rue Serpente, Flamingo,
Goovin' Higher, Skylark, Tricotism, Méditation, East of the Sun,
Lovers of Their Time, Tangerine, Line for Lyons Yvan Belmondo (bs), Stéphane Belmondo
(tp, flh), Lionel Belmondo (ts), Jean-Philippe Sempere (g), Sylvain
Romano (b), Jean-Pierre Arnaud (dm) Durée: 49' 59'' Enregistré les 15 et 16 avril 2013,
Solliès-Toucas (83) B
Flat Productions 6107645 (Discograph)
Stéphane et Lionel Belmondo solistes
brillants et reconnus, ont convié leur père (et premier professeur)
Yvan Belmondo (sax baryton), resté dans l'ombre de ses fils, pour un
barbecue aux herbes de Provence, face à la grande bleue. Sur le
grill, quelques morceaux de choix de Pepper Adams, Oscar Pettiford,
Gerry Mulligan, entre autres. Retrouvailles familiales sympathiques,
certes, mais d'une grande exigence. Arrangements à trois voix de
haute volée des trois Belmondo et solos lumineux concoctés comme il
se doit. Le tout pimenté par la guitare de Jean-Philippe Sempere,
relevé par quelques touches d'épices du bassiste Sylvain Romano et
accommodées à la sauce savoureuse et fluide du drumming de Jean-
Pierre Arnaud. Un régal !
Real Brother, Past Dreamers, Reborn,
Brighter, Half Moon Romance, Time Flies, Keep The Headland, Isaac,
Waltz for My Mother, Blues For Mac Kevin Norwood (voc), Vincent Strazzieri
(p), Sam Favreau (b), Cédrick Bec (dm) Enregistré en octobre-décembre 2013,
Pernes-les-Fontaines (84) Durée : 1h 01' 13'' Ajmiseries 25 (Socadisc)
Voici un nouveau chanteur, Kevin
Norwood, repéré par David Linx, dont il a la souplesse de voix, et
le sens des envolées. Kevin Norwood est né en 1986 à Avignon ;
il a fait des études de saxophone au conservatoire du Pontet (84)
puis il étudie à Carpentras et Salon-de-Provence. C’est donc un
Sudiste, pas étonnant qu’il ait été repéré par l’AJMI
d’Avignon, pépinière de jazzmen. C’est une révélation, car
s’il apparaît tous les jours de nouvelles chanteuses, on peut
compter les hommes sur les doigts d’une seule main. C’est un
chanteur d’une grande sensibilité, d’une belle délicatesse, qui
cisèle les paroles, pratique un scat léger très instrumental.
Qu’on l’écoute dans « Time Flies », une chose rare,
un duo voix-batterie. Pas d’esbroufe du côté du batteur, son
discours est parfaitement dans la ligne du chanteur. Au jeu des
comparaisons, je le mettrais dans la ligne d’Andy Bey, même
approche, même sensibilité, subtilité et sens des couleurs, la
différence c’est que Kevin Norwood possède une voix aiguë,
proche parfois de la haute-contre. Une voix ambiguë, quelque peu
androgyne, mais à ne pas comparer à Chet Baker, dont la voix est
plus brumeuse, plus confidentielle. Dans le titre éponyme, plein de
charme, sur tempo lent, il tient la note, à la façon d’un
trombone crooner. Le bassiste a des attaques à la fois sèches et
ouatées, et ses solos sont toujours mélodiques. Le pianiste sait
laisser respirer sa musique ; on peut écouter le travail de sa
main gauche sur « Half Moon Romance » en répons aux
accords de la main droite. Quant au batteur, il est celui qu’il
fallait à ce groupe. Ce chanteur a su s’entourer d’un trio
impeccable, et l’ensemble est un véritable quartette et non pas un
trio qui accompagne un chanteur. Les atmosphères des titres sont
très variées. On y trouve l’aération du Modern Jazz Quartet avec
la place du silence.
De la musique avant toute chose chez
ces moins de 40 ans. Ils jouent un jazz évident et cultivent la
beauté.
Chan’s
song/Never Said, La chanson de Delphine à Lancien, Salut l’artiste,
Charade, Two for the Road, Le bal des casse–pieds, Cucurrucu
Paloma, Argomenti, Mo’ Better Blues, Le vieux fusil, Nous irons
tous au paradis, Les Valseuses Jean–Marc
Montaut (p, elp), Laurent Vanhée (b), Dave Blenkhorn (g), Guillaume
Nouaux (dm) Enregistré
les 12 et 13 novembre 2013, Rochefort (17) Durée :
52' 51'' Frémeaux
& Associés 8510 (Socadisc)
Le
pianiste historique de Pink
Turtle, ce groupe qui manie
la poésie décapante du surréalisme musical, propose dans cet album
la lecture appliquée et même grave de douze musiques de films, dont
celle de Morricone dans Le
Casse, qui, dit-il, malgré
sa frayeur enfantine, ne l’avait jamais plus quitté. Ces
compositions, qui s’étalent sur une trentaine d’années
(1967-2002), correspondent à des œuvres ayant teinté son vécu. Il
s’agit ni plus ni moins que d’une sorte d’autobiographie
musicale, qui en dit bien plus sur l’homme que de longs discours.
L’esthétique cinématographique française, avec la poésie du
temps qui passe (« Salut l’artiste »), domine largement
avec huit films sur douze ; et dans les autres, la thématique
et l’univers n’en sont guère éloignés. S’y découvrent ainsi
les constantes psychoaffectives de l’individu qui ont structuré la
personnalité du musicien : Yves Robert sonorisés par Vladimir
Cosma (trois faces), mais également Stanley Donen animé par Henry
Mancini (deux plages). Et le jazz qu’il invite « ne se prend
jamais trop au sérieux » ; il a le goût des regrets
tendres et présente l’image sublimée du rétroviseur jusqu’au
« climax »
d’Herbie Hancock ; et les « Valseuses » de
Grappelli ont même l’élégance d’être bostonnées.
Montaut
trouve auprès de ses partenaires des complices de sa
relecture de ses
moments musicaux recomposés. Dave Blenkhorn est l’autre voix du
quartet qui, en contrepoint, illumine l’album de ses soli (« La
chanson de Delphine »). Laurent Vanhée soutient fermement
l’ensemble, n’intervenant qu’occasionnellement avec sobriété
(« Valseuses »). Quant à Guillaume Nouaux, il est
remarquable dans sa façon d’accompagner (notamment aux balais,
« Nous irons tous au paradis »), de colorer l’espace
(« Valseuses ») et de relancer la machine (« Charade »).
Ça swingue merveilleusement (« Le bal des casse-pieds »)
et c’est fait avec beaucoup de finesse et d’intelligence. A 50 ans,
Jean-Marc Montaut nous donne, avec Drive
In, à découvrir plus que le
musicien, le personnage que l’on ne soupçonnait pas. Nous lui
connaissions son professionnalisme sérieux, dans des contextes
infiniment plus ludiques. Or dans ces faces, il nous propose plus
qu’un travail bien fait sur une thématique en définitive, sinon
convenue, du moins assez simple. Les albums consacrés à la musique
de films ne sont, en effet, pas rares ; pour preuve ceux de
Claude Bolling dont le dernier en date, Cinéma
Piano Solo (FA 8508,
chroniqué par ailleurs) ou l’anthologie Le
Jazz à l’Ecran (1929-1962)
chez le même éditeur, Frémeaux & Associés (FA 5462).
Néanmoins, assez peu de solistes se sont attachés à dégager
l’unité de musiques de films, si différentes, de par le ton, la
couleur, et l’univers ; il leur en retient son
dénominateur commun. Par sa façon de métamorphoser les souvenirs
en songes, la manière de Jean-Marc Montaut relève de la réflexion
musicale. Et c’est souvent superbe.
Jean-Pierre Derouard Swing Music Octet Storyville Story. Swingologie. Jazz Portrait of Louis Armstrong vol. 6
Storyville
Stomp, St-James Infirmary, West End Blues, Cornet Shop Suey, For Anna
With Love, Tight Like This, Tiger Rag, Black and Tan Fantasy,
Potatoes Head Blues, On the Sunny Side of the Street, Big Butter and
Egg Man, Swing That Music, What a Wonderful World Jean
Pierre Derouard (tp, voc, dm), Esaie Cid (cl), Philippe Desmoulins
(tb), Olivier Leveau (p), David Salesse (b), Alain Wilsch (bjo), Paul
Gélébart (soubassophone), Laurent Cosnard (dm) Enregistré
les 22, 23 et 24 avril 2013, Thoiré-sous-Contensor (72) Durée :
56' 48'' Autoproduit
JPD6 (www.jeanpierrederouard.com)
Storyville
Stomp constitue le sixième
volume du Jazz Portrait of
Louis Armstrong entrepris par
Jean-Pierre Derouard en 2001 ; il comprend deux compositions
originales du trompettiste dont une sert de titre éponyme à
l’album. Pour l’essentiel, cet opus est composé de thèmes du
répertoire de Louie,
dont « Black and Tan Fantasy » que « Satchmo »
n’enregistra, pour la première fois, que le 3 avril 1961 en
compagnie de Duke d’ailleurs. Mis à part « Potatoes Head
Blues », « Big Butter and Egg Man » et « Cornet
Shop Suey » (d’ailleurs orthographié « Cornet Chop
Suey »sur l’édition
originale Okeh 8320) qui concerne le premier Hot
Five (avec Lil
Armstrong-Harding, p), tous les autres thèmes relèvent du second
Hot Five,
période postérieure à l’arrivée d’Earl Hines (printemps
1928), et des époques ultérieures. Figurent sur ce volume, trois
pièces emblématiques de l’œuvre enregistrée d’Armstrong :
« West End Blues » et « Tight Like This », de
sa première partie de carrière, et « What a Wonderful World »
symbole universel de la fin de sa vie.
Ces
moments de l’œuvre armstrongienne s’articulent autour de pièces
personnelles composées en 2012 par Derouard illustrant l’esthétique
de chacune : « Storyville Stomp » concernant la
première, style New Orleans ; « For Anna With Love »
s’inscrivant dans l’esprit du courant classique swing. La
formation orchestrale retenue par le leader de session donne une
couleur personnelle à ces thèmes fortement marqués par leur
créateur dans leur instrumentation originale ; que ce soit le
premier Hot Five
avec Lil Harding, sans contrebasse ni batterie, ou le second avec
Earl Hines, également sans contrebasse ; comme plus tard
par le big
band qui accompagna
Louie
après 1930. Cette mise
en perspective du répertoire de cet album paraît essentielle pour
présenter la logique du projet de Jean-Pierre Derouard dans ce
volume qui s’inscrit dans une vision bien plus large de la
relecture de l’œuvre magistrale de Louis Armstrong. Car tout en
reprenant les enregistrements du maître, il ne se contente pas de
« recopier » le modèle, au demeurant insurpassable dans
l’expressivité, mais bien d’en souligner certains aspects que la
perfection, l’évidence et la concision d’ensemble de l’original
ne permettent pas toujours de percevoir à la première écoute.
Ainsi « Cornet Chop Suey », qui servit si longtemps
d’indicatif à une célèbre émission d’Hugues Panassié, est
pris en tempo légèrement plus lent que celui de Louie
et plus encore de celui de Wynton Marsalis. Mis à part l’original
qui ouvre l’album et « Tiger Rag », joués « enlevés »
selon les règles de la musique New Orleans, les interprétations,
qui respectent l’économie générale des enregistrements de
référence, sont généralement jouées un peu plus lentement ;
l’aspect virtuosité instrumentale n’étant pas premier, les
ensembles comme les soli gagnent en qualité de swing. Par ailleurs
la présence du soubassophone donne une tonalité plus
nostalgiquement orléanaise à l’ensemble que les enregistrements
originaux dynamiquement plus « nordistement
urbains »;
et cela également pour la seconde composition originale. Les
arrangements ne sont pas étrangers à cette impression générale ;
le solo de trompette accompagné par la seule contrebasse (cet
instrument n’était pas dans les enregistrements originaux) et la
batterie dans « Tight Like This » contribue à cette
dramaturgie musicale qui a beaucoup de charme. Cet octet
est tout à fait remarquable. Les arrangements simples et bien dans
l’esprit de la musique d’Amstrong sont joués avec talent et
ferveur. Les ensembles sont exécutés avec rigueur et les soli sans
esbroufe sont souvent remarquables de clarté et de concision. La
section rythmique, superbement emmenée par Olivier Leveau assure un
soutien sans faille aux soufflants. Laurent Cosnard accompagne
superbement ; il connaît cette musique et n’en rajoute pas.
Son solo sur « Tiger Rag » est parfait. Alain Wilsch et
Paul Gélébart apportent du volume à l’ensemble. David Salesse a
une mise en place solide sur laquelle ses partenaires se sentent en
sécurité. Quant à Olivier Leveau, bien que stylistiquement
différent de ceux de Lil et de Fatha,
son accompagnement est irréprochable dans son classicisme (proche de
Billy Kyle plutôt) et certains de ses choruses
sont magnifiques. Dans la section mélodique, la partie de trombone
révèle Philippe Desmoulins au grand public ; il est à la fois
tonique et plein de poésie (« St-James Infirmary »).
Esaie Cid est formidable à la clarinette ; « Black and
Tan Fantasy », qui lui fait la part belle, est peut-être, par
l’équilibre instrumental, la face la plus parfaite de cet album.
Bien dans la tradition de Barney Bigard, il en rappelle le timbre
chaleureux et profond propre à cette école de Crescent
City. Derouard
intervient brillamment en tant que batteur dans « Swing That
Music ». Mais c’est surtout comme trompettiste qu’on
l’entend dans cet album. On retrouve le musicien généreux mais
également intelligent qui raconte, qui évoque son
Louis Armstrong, tel qu’il l’a « entendu » et qui le
restitue d’une manière aussi fidèle qu’originale. Sans copier
et en respectant le texte musical, son interprétation pleine
d’émotion de l’introduction, véritable obligado de « West
End Blues », restitue toute la force évocatrice de Louie ;
la suite de cette pièce est tout aussi remarquable avec le soutien
exceptionnel de ses partenaires. Storyville
Stomp est un album superbe.
On ne s’ennuie jamais ; il évoque les parfums de la Louisiane
dans un langage d’une poésie musicale recomposée. Il était
gonflé de se colleter avec des pièces de cette envergure. Le défit
a été relevé et gagné. Chapeau !
Le Jazz à l'écran Hollywood - New York - Paris - Turin 1929/1962
Titres
et personnels détaillés dans le livret Enregistré
entre le 28 mars 1928 et le 17 janvier 1962, Hollywood, New York,
Paris et Turin Durée : 1h
09' 34'' + 1h 14' 46'' + 1h 15' 40'' Frémeaux
& Associés 5462 (Socadisc)
Le coffret
de trois CDs, Le Jazz à
l’écran (soit
trois heures et demi de
musique), présente un panorama de la production
cinématographique des quatre capitales du septième art au cours du
second tiers du siècle dernier : Hollywood, New York, Paris et
Turin. Cette anthologie réunit soixante-neuf faces extraites des
bandes sonores de films enregistrées par plus d’une soixantaine
d’artistes et/ou d’orchestres pour des films. Comme le signale
Alain Tercinet dans le livret fort complet, si certaines ont été
extraites des sound
tracks optiquesmêmes, beaucoup ont été
enregistrées ultérieurement en studio hors de la réalisation du
film, reproduisant la musique diffusée lors de la projection. Première
constatation, d’ordre quantitative : l’immense majorité des
prises ont été réalisées aux Etats-Unis à Hollywood, capitale du
cinéma, et à New York, même pour certains films tournés en Europe
et en France particulièrement. A cela rien de bien surprenant :
si le cinéma commença en Europe, et notamment en France avec les
ascendants de certaines personnes ayant présidé à la naissance de
Jazz Hot,
comme Pierre
Gazères,
l’industrie du cinéma
s’est surtout développée aux Etats-Unis – souvent sous
l’impulsion de promoteurs issus de la seconde génération
d’immigrants européens. Par ailleurs, le jazz étant une musique
née dans la civilisation américaine, il n’est guère surprenant
que l’immense majorité des musiciens de jazz ayant prêté leur
concours aux bandes sonores de films soit également américaine. Et
si Paris, et à un moindre degré Turin, fut une ville où le jazz
participa à l’élaboration d’œuvres cinématographiques, le
phénomène n’intéressa surtout que la période postérieure à
1945. Par
ailleurs, conséquence du choix des auteurs de cette compilation ou
pas, peu nombreux sont les réalisateurs, en dehors d'Orson Wells
dont nous connaissons l’intérêt pour cette musique, à avoir
sollicité plusieurs fois des musiciens de jazz pour la musique de
leurs œuvres. De la même manière, il apparaît que certains
musiciens (Armstrong, Ellington) ont été sollicités tout au long
de cette longue période alors que d’autres apparaissent et
disparaissent au gré des modes au cours de ces trente trois années.
Se pose alors la question de la place tenue par le jazz dans les
films : musique d’habillage, sujet central, moyen
d’évocation... Autant de situations différentes qui ont pu
engendrer des résultats disparates. Le
jazz est surtout représenté dans ces faces par les interprètes qui
peuplent les différents orchestres et même les orchestres de
studio. En sorte que la musique, composée pour représenter le jazz,
est jouée selon les règles adéquates. Et l’illusion est
préservée sans que l’imaginaire propre à la musique de jazz soit
réellement sollicité et n’entre en concurrence avec celui du
cinéma qui reste primordial. De ce point de vue, cette anthologie
s’avère d’un très grand intérêt car les pièces jouées et/ou
composée par d’authentiques formations de jazz constituées
(Ellington, Lunceford, Armstrong, Goodman…) présentent une
crédibilité jazzique plus affirmée que les autres comprenant des
jazzmen réunis pour jouer de la musique de circonstance. Sans être
de jazz, les pièces de Gainsbourg, de Louiguy par exemple n’en
sont pas moins intéressantes quant à ce que le jazz pouvait
représenter dans l’imaginaire de certains compositeurs. Comme le
sous-entend Corneau, les musiciens de jazz « ne font pas
semblant » ; ils jouent la musique qu’ils pratiquent,
c’est celle qu’ils connaissent. « Anatomy of a Murder »
ou même « Blues in the Night », composé par un auteur
de Tin
Pan Alley
(H. Arlen, J. Mercer),
ne relèvent pas du même registre d’expressivité que « Something
for Cat » ou « Satan in High Heels », même si
Henri Mancini ou Mundell Lowe sont, comme Michel Legrand, des
musiciens de grand talent. Le jazz est certes, comme le dit fort
justement Michel Laplace, une façon de jouer la musique (comme le
déclarait Jelly Roll Morton), mais il est aussi une musique dans
l’intentionnalité du musicien lui-même, ce qui explique le
« parce qu’une
improvisation raconte quelque chose comme l’image le fait »
de Corneau. Cette
anthologie, très illustrative de la musique de jazz à l’écran,
est très instructive et enrichissante. Le livret d’accompagnement
contient une foule de renseignements qui en éclaire toute sa
réalité. A lire et à écouter attentivement absolument. Et quand
aurons-nous le coffret de trois ou quatre DVD proposant les extraits
mêmes des films, associant l’image et le son ?
Grace Moment, New Feel, Move, Dolce
Divertimento, A, Nick D, Toscane, Carmignano, The End Is Always Sad,
Positive Mind Guillaume Vierset (g, comp, arr),
Jean-Paul Estievenart (tp, flh), Steven Delannoye (ts, ss), Laurent
Barbier (as), Félix Zurstrassen (b, eb), Antoine Pierre (dm) Enregistré en mai 2014, Bruxelles Durée : 1h 01’ 35’’ Igloo Records 258 (Socadisc)
LG = Liège. Attardons-nous – en
passant, si vous le voulez bien - sur la photo qui se trouve à
l’intérieur de la pochette : une contre-plongée au pied de
l’Escalier de la Montagne de Bueren, dans le centre historique de
la Cité Ardente. De quoi, en passant, vous inciter à visiter cette
ville wallonne encore trop méconnue par vous : les
Français ! En août 2012, sept liégeois gagnaient haut les
mains le tournoi des Jeunes Talents du festival « Jazz à
Dinant ». Le groupe de jeunes loups s’était constitué à
l’occasion d’une commande faite à Guillaume Vierset (g) pour
arranger des œuvres de compositeurs liégeois. On découvrait
ainsi : une version jazzée d’un hit d’André-Modeste
Grétry. Après quelques concerts à droite et à gauche dans toute
la Belgique, Guillaume Vierset a ouvert son répertoire à d’autres
instrumentistes jeunes et Belges et d’autres compositeurs (tous
Belges). Ainsi : Philip Catherine pour « Toscane »
et Lionel Beuvens pour « A ». L’incontournable montois
Jean-Paul Estiévenart (« The End Is Always Sad ») tient
maintenant le pupitre du trompettiste ; le louvaniste Steven
Delannoye : ceux du sax-soprano (« Dolce Divertimento»)
et du sax-ténor (« Nick D »). Imparable, Antoine Pierre
(dm) soutient la charpente avec la maestria d’un
compagnon-bâtisseur (« Move » « Positive
Mind »). Igor Gehenot met sa créativité au service de la
collectivité (« The End Is Always Sad »). Laurent
Barbier (as sur « Newel » et « Carmignano »)
et Félix Zurstrassen ( eb sur « A », b sur « The
End Is Always Sad ») réjouissent par leur maturité révélée.
Il s’agit avant tout d’une musique collective (« Nick
D »); une musique qui a muri pendant deux ans ; une
musique participative où chacun trouve une place au service des
belles compositions et des arrangements d’un leader :
Guillaume Vierset, qui ose relire l’œuvre magistrale de Philip
Catherine (« Toscane »). Au long des plages, ce sont bien
les ensembles qui priment sur les individualités. Les souffleurs
viennent en réponse aux phrases des solistes pour les magnifier en
plaçant une virgule ici ; un point d’exclamation, une
affirmation : là (« Dolce Divertimento », « Nick
D »). L’écriture est riche du début jusqu’au but ; les
thèmes s’articulent comme des oratorios ; les couleurs sont
vives (« Move »), les rythmes variés (questions réponses
afro-cubaines entre Igor et Jean-Paul dans « A »). La
mise en place est rigoureuse comme elle peut l’être avec les
grands orchestres (voir le B.J.O). Je ne suis pas loin de penser que
Guillaume Vierset va s’affirmer pour ses écrits comme un digne
successeur de Michel Herr (p). Un premier tir. Mais un tir qui va
droit au but !
Just
Teasing You, Lou's Fantasy, Bossa Plus, Romain's Recipe, Logically,
To Beat or Not to Beat, Street Song, Raindrops Keep Falling on My
Head, Munsterioso, We Remember Chet Bernard
Hertrich (g, voc), Ludovic de Preissac (p), Francis Fellinger ou
Werner Brum (b), Mourad Benhammou (dm) Enregistré
les 4 et 5 mai 2013, Ensisheim (68) Durée :
51' 13'' Black &
Blue 779.2 (Socadisc)
Cet album
offre l’occasion de découvrir des musiciens qui, pour n’être
pas « Parisiens », sont ignorés par le grand public. Or,
depuis les années 2000, il est permis d’entendre – Internet
oblige – des artistes dont le talent n’a rien à envier à ceux
de la capitale. Au début des années cinquante, les provinciaux
« montaient » à Paris pour faire une carrière ;
Michel Hausser, auprès de qui Bernard Hertrich a passé une grande
partie de sa carrière, s’est fait connaître ainsi. Ils auraient
maintenant plutôt tendance de rentrer dans leur région, transports,
télécommunications aidant cette « relocalisation » de
la culture française. Et c’est
ainsi qu’à 55 ans, enfin, Bernard Hertrich nous propose son
premier album en tant que leader. Pour l’occasion, il a invité
dans son Alsace natale deux représentants majeurs de la fine fleur
de la scène parisienne du jazz, le pianiste Ludovic de Preissac et
le batteur Mourad Benhammou, pour enregistrer un bien bel album dans
une petite cité martyrisée par les bombardements de février 1945,
Enseishem. Bernard ne se contente pas seulement de bien jouer ;
la presque totalité de ces faces sont des compositions personnelles
largement influencées par l’esthétique du be-bop qu’il a tétée
dans la formation de Michel Hausser, dont il reprend une composition
« Munsterioso » à la structure powellienne. Les
protagonistes s’en donnent à cœur joie : Ludovic bien sûr,
de plus en plus accompli dans ses soli, mais également Mourad qui
drive tout ce beau monde avec la maestria qu’on lui connaît. Mais
il convient d’écouter Hertrich, dont le style puise dans la
tradition américaine (école Kenny Burrell), ce qui est original en
Alsace marquée par la tradition manouche. Les deux contrebassistes,
Francis Fellinger et Werner Brum, ne se contentent pas d’accompagner
seulement. Leur mise en place est tout à fait remarquable, certes,
mais leurs interventions en solo démontrent une belle maîtrise
technique de l’instrument (cf. Werner Brum sur la composition de
Michel). Lou’s
Fantasy est un excellent
album, représentatif d’une école de la guitare jazz quelque peu
sous représentée dans notre pays.
'Tain't
What You Do, Begin the Beguine, I'm Confessin, Summit Ridge Drive,
Cherokee, Smoke Gets in Your Eyes, Drum Boogie, Special Delivery
Stomp, Sophisticated Lady, Frenesi, You're Looking at Me, Dr.
Livingston I Presume Claude Tissendier (cl, as), Jerôme
Etcheberry (tp), Gilles Rea (g),
Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm) Enregistré
les 15 mars 2013 et 3 avril 2014, Paris Durée :
56' 14'' Black &
Blue 794.2 (Socadisc)
Claude
Tissendier ravit ses auditeurs, depuis qu’il a gravé, dans les
années 1980, son premier album en tant que leader, Tribute
to John Kirby. Et tout au
long de ces trente dernières années, en labourant les même sillons
qu’il grave, à raison d’une galette tous les deux ou trois ans,
un petit bijou musical construit autour d’une idée, d’un thème
qui donne à réfléchir à ceux pour qui la musique donne sens au
temps qui passe, à la vie. Poursuivant l’exploration de cette
musique avec son air de ne pas y toucher – la finesse du pédagogue
intelligent –, il propose une sorte mise en perspective de deux
répertoires rarement exploités et en apparence – seulement –
opposés : ceux d’Artie Shaw et de Willie Smith. Le premier
était, jusqu’alors, assez peu exploré et même voué aux gémonies
par les anciens et les modernes ! Musicien jamais accepté
dans le monde du jazz – il lui fut, avant tout et toujours,
reproché ses succès –, il a pourtant permis à beaucoup
d’authentiques jazzmen de vivre de leur métier, la musique, en une
période où sévissait un chômage endémique grave. Le second,
Willie Smith, fait au contraire figure de « génie méconnu »
de l’alto dans le monde fermé du jazz. Il bénéficierait même
d’une sorte de privilège : celui d’être la récompense
« Pour ceux qui connaissent le jazz » et, pas seulement,
pour ceux qui l’aiment. Originalité
de l’album, la formule, empruntée au Gramercy
Five de Shaw constitué en
septembre 1940 – Billy
Butterfield (tp), Artie Shaw (cl), Al Hendrickson (g), Jud DeNaut (b)
Nick Fatool (dm) – duquel a été retiré le clavecin alors confié
à Johnny Guarnieri. La partie
harmonique est confiée aux seules guitare, de Claude Rea, et
contrebasse, de Jean–Pierre Rebillard. Jérôme Etchéberry (tp)
complète la section mélodique de l’ensemble drivé par la
batterie d’Alain Chaudron. Dans cette
évocation, Tissendier a pris le soin de conserver l’esprit de
chaque musicien sans se priver d’apporter sa touche personnelle à
la lettre, aidé en cela par tous les participants. La section
rythmique assure une mise en place remarquable sur laquelle la
section mélodique et les solistes ont la possibilité de jouer en
toute liberté. Alain Chaudron est présent sans jamais écraser
l’ensemble et son jeu aux balais est remarquable de sensualité.
Jean-Pierre Rebillard brille par la rigueur de sa ligne qui structure
la formation dans le développement du discours. Gilles Réa a la
lourde tache de faire le liant du groupe ; il y parvient avec
bonheur sans se priver de quelques interventions en solo
particulièrement bien trouvées, tendance Oscar Moore. Jérôme
Etchéberry a beaucoup gagné en maturité et en sérénité dans le
développement du discours. Présenté comme un héritier d’Harry
Edison, Roy Eldridge, Joe Newman ou Frankie Newton, il y apporte sa
générosité et sa parfaite connaissance de cette littérature ;
dans cet album, il évoque parfois Charlie Shaverset surtout, par la
concision de sa phrase, le Cootie Williams armstrongnien.
Quant à Claude Tissendier, il surprend encore, comme dans chaque
nouvel enregistrement. Un point commun sur les deux instruments,
l’élégance : rien d’outrancier ou de démonstratif. Un
parfait équilibre entre la ligne mélodique et le mode d’expression.
Dans ces plages, bien que relisant Willie Smith touché par « The
Rabbit », il évoque plus, par le ton, Benny Carter que Johnny
Hodges. A la clarinette, son aisance technique jazzique le rattache à
l’école de Benny Bailey (plus qu’à celle de Goodman) ; et
de ce point de vue, c’est en référence au technicien de
l’instrument, Artie Shaw, que ces interprétations personnalisées
sont intéressantes. Les
arrangements simples et structurés mettent en valeur un quintet
original qui swingue et tourne superbement. Les musiciens excellents
ont visiblement plaisir à jouer ensemble. Swingologie
est une très belle réalisation phonographique qui fait honneur à
ses réalisateurs et au jazz.
Emler / Tchamitchian / Echampard Sad and Beautiful
A Journey Through Hope, Last Chance,
Elegances, Second Chance, Tee Time, By the Way, Try Home Andy Emler (p), Claude Tchamitchian
(b), Eric Echampard (dm)
Enregistré en juillet et août 2013,
Pernes-les-Fontaines (84) Durée : 45' 22'' La
Buissonne RJAL397018 (Harmonia Mundi)
Ce trio fut créé en 2003, et le voilà
qui sort son troisième disque. Certains estimeront que c’est peu,
mais au moins ces trois musiciens prennent le temps de faire mûrir
et de développer leur musique.
Le piano d’Emler sonne admirablement,
et il a un beau sens des nuances, le tout mû par l’énergie rock
qu’on lui connaît dans son Mega Octet. Le batteur est un maître
de rigueur et d’à propos, tandis que le contrebassiste est plutôt
du côté de la tendresse, de la rêverie, ce qui n’exclut pas la
force. Il est remarquable dans « A Journey Through Hope »,
« Un voyage à travers l’espoir » ce qui résume bien
son jeu : après une intro à l’archet sur des harmoniques il
passe pizzicato avec de splendides montées crescendo et retour.
« Second Chance » est un magnifique chant de la
contrebasse. On goûte le côté méditatif du groupe dans
« Elegances » (là encore le titre parle) avec un prenant
dialogue piano-basse qui se développe ensuite en trio sur un motif
répétitif. Et sur « By The Way », (au fait !) ça
déménage, le batteur est à son affaire, et les longues tenues à
l’archet derrière le piano, c’est un sacré beau moment. C’est un vrai trio, dans lequel le
dialogue, l’interaction entre les trois musiciens, sont un partage
de création, dans lequel il n’y a pas de hiatus entre l’écriture
et l’improvisation, ce qui signe justement un réel travail
collectif. Le disque est plus « beautiful » que « sad »,
mais les deux notions se marient très bien, dans l’expression de
ce que l’on pourrait appeler un romantisme d’aujourd’hui.
Sarah Bell Wallace, Blues : Cosmic
Beauty, Zulu Water Festival, Dark Lady of The Sonnets, Mbira Wadada Leo Smith (tp, flh), Min
Xiao-Fen (pipa, voc), Pheeroan akLaff (dm) Enregistré les 24 et 25 janvier 2007,
Finlande Durée : 56' 13'' TUM Records 023 (www.tumrecords.com)
Ce disque est construit comme une suite
en différents mouvements. Wadada Leo Smith y joue magnifiquement de
la trompette et du bugle, mais constant dans son choix d’instruments
peu fréquents, il est en compagnie d’un pipa, qui est une sorte de
luth chinois qui se tient droit sur les genoux, manche vers le haut,
au son aigrelet, avec un jeu qui a la légèreté de la mandoline,
dont les cordes peuvent être aussi frappées. C’est un instrument
à quatre cordes vieux de plus de 2 000 ans : Min Xiao-Fen
en est une virtuose, aussi bien pour la musique traditionnelle que
pour la musique d’avant-garde. Elle chante et compose également.
Voilà qui ne pouvait qu’attirer Wadada. Le mbira dont il est fait
référence dans un titre est le piano à pouces africain, beaucoup
plus connu chez nous. Wadada joue souvent avec une grande
douceur, surtout au bugle, avec une parfaite maîtrise du souffle et
de toutes les techniques. « Sarah Bell Wallace » est une
sorte de longue incantation très prenante où domine la trompette.
Dans « Blues : Cosmic Beauty » on est dans un
débordement façon free, manifestement Min est perdue et gratouille
son pipa comme elle peu, mais on passe en tempo lent et le duo
pipa-trompette n’est pas mal, après un solo de batterie revigorant
on entend quelques étranges vocalises de Min. Et « Zulu Water
Festival » révèle un grand et bel échange Min-Wada. Wadada
s’empare brillamment de l’ostinato du pipa, et après quelques
appels de la trompette le chant de Min s’élève épaulé par la
trompette bouchée sur un tempo très lent. Min possède une voix
pure de soprano, qui monte facilement dans l’aigu. On est dans la
beauté. Dans le titre éponyme Min utilise son pipa en percussion,
ce qui fonctionne bien avec la batterie. « Mbira » est
pris rubato lent, avec de longues tenues de la trompette et des sons
de la voix en écho. Les compositions et les paroles sont de Wadada
lui-même. C’est un disque qui sort du commun
bien sûr, qui est très facile d’écoute, qui reste malgré tout
dans la sphère du jazz ; et c’est aussi un vrai trio basé
sur le partage à trois voix.
Hot Club de Madagascar Guitares manouches et voix malgaches
12 titres
Erick Manana (voc, g), Solo
Andrianasolo (voc, g solo) Benny Rabenirainy (voc), Dina Rakotomanga
(b) + Jenny Furh (vln), Passy Rakotomalala (perc) Enregistré à Bègles, date non
précisée Durée : 48' 13'' Ternaire Bleu 01TBHCM12/1
(www.hot-club-madagascar.com)
Les quatre musiciens du Hot Club de
Madagascar se revendiquent arrières petits enfants du grand Andy
Razaf (1895-1973) qu’on déclare « Cœur américain, âme
malgache », qui est en fait le compositeur de deux fabuleux
standards : « Ain’t Misbehavin et Honeysuckle Rose ».
Andy Razaf est né à Washington, mais son père était le neveu de
la reine Ranavalona III d’Imerina, un royaume de Madagascar. On
voit qu’ils placent la barre des origines très haut. Qu’en
est-il de la musique ?
Ce sont quatre joyeux drilles qui
chantent en groupe, avec un soliste Benny Rabenirainy, assez
emphatique. Le côté guitares manouches est bien là, assez
simpliste, mais le soliste est bon, bien que ses solos soient très
linéaires. Le quartette s’empare aussi de rythmes brésiliens,
sambas, bossas, et en donnent leur interprétation. On estdans de la variété
malgache d’essence plus ou moins jazz ; ce qui n’a rien
d’infamant, tant les musiciens sont sincères et remplis de joie. Un disque soutenu par l’Institut français de Madagascar
qui nous permet ainsi d’entendre un peu de ce qui se fait là-bas.
CD 1 : Intoduction, Directions,
The Mask, It's About That Time, Bitches Brew, The Theme,
Paraphernalia, Footprints ; CD 2 : Directions, The Mask,
It's About That Time, Bitches Brew, The Theme, Spanish Key, The
Theme ; CD 3 : Directions, The Mask, It's About That Time,
I Fall in Love too Easily, Sanctuary, Bitches Brew, The Theme, Miles
Run the Voodoo Down ; CD 4 : Directions, The Mask, It's
About That Time, I Fall in Love too Easily, Sanctuary, Bitches Brew,
Willie Nelson, The Theme Miles Davis (tp), Steve Grossman (ts),
Chick Corea (key), Keith Jarrett (org, key), Dave Holland (b), Jack
DeJohnette (dm), Airto Moreira (perc) Enregistré du 17 au 20 juin 1970, New
York et le 11 avril 1970, San Francisco Durée : 1 h 08' 45'' + 58' 01'' +
1 h 06'18'' + 57' 28'' Columbia Legacy 88765 43381 2 (Sony
Music)
L'année 1970 est cruciale pour Miles
Davis car elle marque la rupture définitive avec le jazz issu du
bebop et ses différents quintets. Les nouvelles générations de
spectateurs se détournent du jazz et se passionnent pour le rock
dans ces nouveaux temples que sont les Fillmore West à San Francisco
et East à New York. Dès le mois de mars 1970, il est pour deux
soirées au Fillmore East et les concerts sont enregistrés par
Columbia. Malheureusement, les ingénieurs chargés de
l'enregistrement, peu habitués au niveau sonore des concerts de rock
ne parviendront pas à éviter les distorsions qui rendent la musique
peu audible : les bandes resteront dans les réserves de
Columbia. Du 11 au 17 avril Miles est au Fillmore West au même
programme que le Grateful Dead pour le plus grand plaisir de Jerry
Garcia. Du 17 au 20 juin, Miles revient au Fillmore East et
l'enregistrement est cette fois-ci réussi. Ce sera le dernier
concert du groupe dans cette salle new-yorkaise. Au mois d'août, il
donne le fameux concert de l'Ile de Wight dont la vidéo a été
publiée par Columbia. Il revient encore au Fillmore West pour quatre
jours au mois d'octobre de cette même année et une ultime fois à
la salle de San Francisco du 6 au 9 mai 1971. Ensuite ces temples du
rock fermeront les uns après les autres et Miles Davis réintègrera
le circuit habituel des musiciens de jazz. Les quatre CD présentés
ici reprennent l'intégrale des concerts des quatre dates
new-yorkaises de juin 1970 avec trois morceaux du concert du 11 avril
1970 à San Francisco. Les années précédentes étaient des
années de transition : la musique demeurait parfois acoustique,
en particulier lors des concerts, alors que les enregistrements
studio faisaient de plus en plus appel aux instruments électriques.
Ayant sauté le pas, la musique est désormais totalement électrique,
les thèmes changent même si certains morceaux acoustiques sont
réinterprétés. Alors que les précédentes versions (l'album Miles Davis at
Fillmore) avaient été remontées par Teo Macero (tout devait
rentrer sur les quatre faces d'un double vinyle), cette fois-ci la musique se présente enfin dans sa continuité. L'intérêt de
ces lives est d'abord le dimension expérimentale,
l'exploration des nouveaux instruments et la recherche perpétuelle
d'une sonorité de groupe. La plupart des sidemen sont jeunes, au
début de leur carrière et sont attirés par les nouvelles
directions du jazz. Ainsi Chick Corea au piano électrique développe
une sonorité qui va l'emmener vers Anthony Braxton aussi bien que
vers le groupe Return to Forever. Keith Jarrett joue en quartet avec
Dewey Redman tout en obtenant un large succès avec ses « solos
concerts ». Il en est de même pour Dave Holland et Jack
DeJohnnette qui partiront dans diverses directions. Miles Davis
paraît particulièrement à l'aise avec cette musique. Il peut jouer
avec de très courtes séquences et largement développer certains
longues phrases tout en maintenant en permanence une très grande
tension. Il s'appuie sur un accompagnement toujours en recherche de
sonorités différentes qui le pousse perpétuellement vers un au
delà de ce qu'il propose. Sa sonorité demeure toujours identique et
son jeu ignore toujours le vibrato. Il ne crée l'émotion que par
une tension interne constante avec de nombreuses ruptures
harmoniques. Chick Corea pousse dans une direction de plus en plus
libre et utilise en accompagnement les nappes sonores. Keith Jarrett
à l'orgue est beaucoup plus discret. Il déclarera ne pas être à
l'aise dans ces groupes et sera l'absent remarqué du concert à la
Villette en juillet 1991. Mais les aspects les plus libres de cette
musique viennent surtout de la section rythmique où la basse
électrique de Dave Holland apporte sûreté rythmique et richesse
harmonique, laissant à Jack DeJohnette et Airto Moreira toute
latitude pour apporter des couleurs supplémentaires à cette
musique. Seul Steve Grossman, très coltranien, semble avoir du mal à
trouver sa place dans ce groupe électrique. Par la suite, les solos
de Dave Liebman seront souvent déplacés ou même totalement
supprimés lors du montage par Teo Macero. Tous les morceaux
s'enchaînent et la sono très puissante ne laisse aucune place aux
réactions de la salle. Après le concert de l'île de Wight Chick
Corea quitte le groupe et laisse Keith Jarrett seul aux claviers. Il
reviendra épisodiquement et la prochaine étape sera l'introduction
des guitares et une musique souvent moins expérimentale et qui tend
de plus en plus vers le funk. Un important livret avec de nombreux
documents complète parfaitement cette réédition, même si on
aurait préféré avoir l'intégrale des concerts aux Fillmore East
et West.
Miles Davis Live in Paris. 21 mars / 11 octobre 1960
CD1 : All of
You, So What, On Green Dolphin Street, Walking, Bye Bye Blackbird,
'Round About Midnight, Oleo, The Theme Miles
Davis (tp), John Coltrane (ts), Wynton Kelly (p), Paul Chambers (b),
Jimmy Cobb (dm) Enregistré
le 21 mars 1960, Paris Durée :
45’ 20’’ + 40’ 51’’ CD 2 : Walkin',
Autumn Leaves, Four, Unidentified, 'Round Midnight, No Blues, The
Theme, Walking, If I Were a Bell, Fran Dance, Two Bass Hit, All of
You, So What, The Theme Miles
Davis (tp), Sonny Stitt (ts), Wynton Kelly (p), Paul Chambers (b),
Jimmy Cobb (dm) Enregistré
le 11 octobre 1960, Paris Durée :
1h 00’ 06’’ + 58’ 36’’ Frémeaux
& Associés 5451 (Socadisc)
Lorsqu'à
la fin de l'hiver 1959-1960 Miles Davis se prépare à partir pour
une nouvelle tournée en Europe, il désire emmener avec lui son
quintet habituel. Or John Coltrane, qui est depuis cinq ans avec le
trompettiste, pense qu'il est prêt à voler de ses propres ailes et
ne souhaite pas le suivre en tournée. Les deux personnalités se
heurtent, mais Miles finit par avoir gain de cause et le
saxophoniste, bon gré mal gré, le suit dans cette dernière
aventure. Mais, tout au long de la tournée, Coltrane est distant, de
mauvaise humeur et se coule de moins en moins dans le modèle de son
leader. Il prend des solos de plus en plus longs (et lorsqu'il dit à
Miles Davis qu'il ne sait pas comment s'arrêter celui-ci lui répond
« tu n'as qu'à enlever ta p... d'embouchure de ta p... de
bouche »).
L'ambiance
au sein du quintet tout au long de la tournée est donc assez
houleuse et la cohésion de l'ensemble est très précaire. Ce
concert du 21 mars 1960 en est un bon exemple. Le public est venu
voir et écouter Miles Davis et c'est la première fois que John
Coltrane vient en Europe. Heureusement, la section rythmique est très
solide et compense les difficultés entre le leader et un
saxophoniste. Après un premier long solo de Miles, celui de Coltrane
est encore plus long et quelques sifflets du public apparaissent déjà
vers la fin de son intervention très fouillée mais encore bien peu
aventureuse. Wynton Kelly n'est pas en reste et intervient lui aussi
longuement. Une nouvelle intervention de Miles, tout aussi
aventureuse que celle de Coltrane, conclut ce « All of You »
de 17 minutes. En tout cas, il est clair que le trompettiste est
entré dans une zone de turbulences musicales. Le quintet est en
train d'exploser tant chacun souffre de la confrontation entre le
leader et son saxophoniste. Les interventions de Coltrane sont déjà
magistrales. Il tire vraiment la couverture à lui et Miles Davis ne
masque son dépit qu'en jouant lui aussi de façon curieuse,
essayant, sans succès, de se mettre à son diapason. Une partie du
public ne supporte pas les longues phrases de Coltrane, les nappes de
sons, son jeu de plus en plus rapide et une improvisation de plus en
plus loin du thème. Présenté sur le disque comme un seul concert,
la lecture de Jazz Hot
n°152 de mars 1960 indique que deux concerts avait été programmés
pour chacun des trois groupes proposés par Norman Granz (Miles
Davis, Oscar Peterson, Stan Getz). Or nous n’avons pas d’indication
sur la provenance des enregistrements : viennent-ils des deux
concerts ou d’un seul ? Nous savons que l'accueil du public et
de la critique a été assez houleux (Jazz Hot n°154). Henri Renaud
et Jef Gilson défendirent Coltrane et stigmatisent le manque
d'ouverture d'un certain public. Quelques
mois plus tard, Miles Davis revient à Paris avec un quintet quasi
identique, à la notable exception que John Coltrane est
définitivement parti. Il a donc engagé Sonny Stitt saxophoniste
classique de l'époque de Charlie Parker qui ne va pas chercher à
mettre son leader en difficulté avec une musique que celui-ci ne
peut jouer. Au contraire, avec la même section rythmique et un
nouveau saxophoniste qu'il connaît bien, la formation retrouve une
cohésion qu'elle n'avait pas dans la tournée précédente. Le
répertoire est à nouveau celui des années 50 avec tous les thèmes
enregistrés chez Prestige. Cette fois pas de sifflements, le public
a retrouvé le Miles Davis qu'il attend. Mais quel retour en
arrière ! Même si le niveau musical de l'ensemble est très
élevé, il n'est pas du tout dans le sens d'une évolution de la
musique telle que la désirait probablement Miles Davis. Sonny Stitt
est le premier d'une longue série de saxophonistes dont George
Coleman sera le plus représentatif et Sam Rivers le plus inattendu.
Heureusement Wayne Shorter que Miles Davis refuse alors va arriver en
1964 et le troisième quintet va voir le jour avec un succès sans
précédent : il réalisera alors ce qu'il avait désiré avec
Coltrane. Ces
quatre disques sont passionnants, moins par la valeur intrinsèque de
la musique que par le témoignage historique qu’il constitue. C'est
une indispensable leçon de jazz. Mais on peut regretter les
imprécisions du livret jusqu’à la photo de pochette anachronique
puisqu’on y distingue Herbie Hancock, Tony Williams et même la
main de Ron Carter. Il s’agit en effet du troisième quartet de
Miles et il ne verra le jour que trois ans plus tard.
A Love
Supreme (poem), Introduction, Part 1. Acknowledgement, Part 2.
Resolution, Part 3. Pursuance, Part 4. Psalm Christophe
DalSasso (arr, dir), Stéphane Belmondo (tp), Erick Poirier (tp),
Laurent Agnès (tp), Merrill Jerome Edwards (tb), François Christin
(french horn), Bastien Stil (tuba), Dominique Mandin (as), Lionel
Belmondo (ts), Sophie Alour (ts), Guillaume Naturel (ts, cl), Laurent
Fickelson (p), Clovis Nicolas (b), Philippe Soirat (dm), Dre
Pallemaerts (dm), Allonymous (voc) Enregistré
le 27 février 2002, Paris Durée :
37’ 37’’ Jazz &
People 814001 (Harmonia Mundi)
La suite
A Love Supreme
tenait particulièrement à cœur John Coltrane et il l'a
malheureusement peu jouée en public. De même, très peu de reprises
ont été faites à part celle d'Elvin Jones avec Wynton Marsalis
(uniquement en concert) et quelques extraits par d'autres musiciens,
Branford Marsalis en particulier. Celle de du big band de Dal Sasso
avec les frères Lionel et Stéphane Belmondo est une excellente
nouvelle. En effet une pièce aussi emblématique soit-elle, si elle
n'est pas jouée, adoptée, transformée n'a plus de véritable
existence. Mais apparemment cette œuvre qui sort aujourd'hui après
avoir été enregistrée en 2002 a eu beaucoup de difficultés à
être diffusée puisqu'il a fallu une souscription auprès du public
pour qu'elle soit enfin publiée. Le big band Dal Sasso – Belmondo
nous offre une version à la fois proche et différente de l'original
de John Coltrane. Le poème qui figurait au dos de la pochette du
vinyle original est récité en ouverture par Allonymous avec une
improvisation de Christophe Dal Sasso, des frères Belmondo et de Dre
Pallemaerts. L'introduction est également un apport de Christophe
Dal Sasso qui annonce l'esprit dans lequel la suite de John Coltrane
va être reprise. La suite elle-même est profondément remaniée,
même si elle reste constamment dans l'esprit de la suite originale.
Chacune des quatre parties est présente mais raccourcie malgré la
présence de solos de plusieurs instrumentistes, comme si tous les
interprètes, par révérence pour Coltrane, cherchaient à ne pas
s'exprimer trop personnellement. Lionel Belmondo a parfaitement
assimilé le jeu de John Coltrane et reste très proche de l'esprit
de la version originale dans la première partie « Acknowledgement ».
Les parties d'ensemble viennent souligner la volonté de Coltrane de
faire une prière et apportent une sorte d'élévation de la musique.
C'est Clovis Nicolas qui introduit « Resolution », la
deuxième partie comme le faisait parfois Jimmy Garrison en de longs
solos introductifs (malheureusement coupés à la production !).
Après l'entrée de l'orchestre pour présenter le thème, Laurent
Fickelson prend un solo extensif à nouveau relancé par tout
l'orchestre. Dans la troisième partie, les solos sont partagés
entre la trompette de Stéphane Belmondo très volubile et brillante,
relancée deux fois par l'orchestre et Lionel Belmondo qui poursuit
sur ses improvisations des deux précédents mouvements bientôt
repris par l'orchestre qui le pousse vers la dissonance et le
discours déchiré qui sera ensuite celui de Coltrane. Le psaume
final est lancé par le tuba de Bastien Stil et reste dans les
sonorités graves et sombres jusqu'à ce que l'orchestre débouche
vers la lumière. L'apport principal de cette version de A
Love Supreme, outre les
solos bien construits, sont principalement les parties collectives.
Grace à cet ensemble et au travail des frères Belmondo et de
Christophe Dal Sasso, la suite prend une autre dimension tout en
demeurant fidèle à l'esprit de l'original.
Lionel Belmondo Trio Plays European Jazz Standards
Passionate, Cercle mineur, The Love of
a Dead Man, Elégie, Désillusion, Sérénade, Come Sweet Death,
Assimilation, Song for the Evening Star, In the Gleak Midwinter Lionel Belmondo (ts, ss, fl), Sylvain
Romano (b), Laurent Robin (dm) Durée : 46' 06'' Enregistré les 9 et 10 août 2012,
Solliès-Toucas (Var) Discograph 6149982 (Discograph)
Parfois éclipsé par les éblouissantes
fulgurances de son trompettiste de frère, le saxophoniste ténor et
flûtiste Lionel Belmondo démontre ici, en trio sans piano – la
formule la plus difficile qui soit –, quel magnifique musicien il
est. Lyrique quand il faut, mais le plus souvent mesuré et réfléchi,
il brode, à loisir – car superbement accompagné par Sylvain
Romano et Laurent Robin, très attentifs –, des motifs
impressionnistes d'une beauté diaphane à partir d'extraits très
courts de musique « classique » (Brahms, Tchaïkowsky,
Fauré, Shubert, Bach, Chopin, Rachmaninov et Wagner) et de quelques
compositions personnelles. Un peu austère, certes, mais très
inventif et gorgé de swing. Chapeau bas !
J'ai rendez-vous avec vous, Au bois de
mon cœur, La Chasse aux papillons, La Prière, Le Parapluie, La Cane
de Jeanne, Le Gorille, Je me suis fait tout petit, Les Sabots
d’Hélène, Dans l’eau de la claire fontaine, Chanson pour
l’Auvergnat + Les Copains d'abord François Biensan (tp, arr, sifflette),
Patrick Bacqueville (tb, voc), Nicolas Montier (as), André Villéger
(ts, cl), Philippe Chagne (bs), Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet
(b), François Laudet (dm) Enregistré les
16-17 décembre 2006, Paris Durée : 1h 06' 59'' Autoproduit FB
0001/1 (fbprod@fbjazz.com)
Sans doute l’un
des disques jazz de l’année (et le leader a soigneusement évité
les dates anniversaires de la disparition de Georges Brassens)… et
les plus couvés (enregistré il y a neuf ans). On a bien fait
d’attendre car le résultat est superlatif. François Biensan avait
déjà travaillé sur « Les Sabots d’Hélène » (1980) mais c’est
un projet en 2001 pour le festival des 24h du Swing de Monségur qui
est le vrai début de l’aventure Brassens-Biensan. On sait que
Brassens, comme Trenet, ont déjà inspiré des interprétations
jazzées de leur œuvre. Le résultat obtenu par François Biensan
nous fait croire que c’est évident, ce qui, en soit, est une
marque de talent. L’intérêt ici, tient dans la qualité créative
des habillages orchestraux de ces chansons (que vous reconnaitrez,
n’ayez crainte) et que, sans surprise, les musiciens réunis
assurent avec leurs incontournables qualités. Ceux-ci ont largement
l’occasion d’apporter leur touche personnelle, notamment dans des
solos et exposés à tour de rôle et à profusion. Bien sûr, la
mise en place de ces arrangements est parfaite (la prise de son,
réalisée par Vincent Cordelette et Bruno Minisini aussi). Disposant
d’une section de sax alto-ténor-baryton, François Biensan en tire
un bon parti, notamment dans « Le Gorille » où la trompette du
chef n’est pas sans nous évoquer Shorty Rogers (et le Miles Davis
des années 1950 qui n’est bien sûr pas loin). D’ailleurs si
l’axe est le jazz mainstream, certains titres nous font penser à
l’esthétique qu’en ont donné certains artistes dits « West
Coast » comme dans « J’ai rendez-vous avec vous » (le solo de
Nicolas Montier y ajoute un quelque chose à la Earl Bostic qu’on
ne retrouve pas ailleurs – notez le travail, ô combien efficace,
de Bruno Rousselet notamment derrière le ténor, et de François
Laudet). C’est dans ce type de sonorité de trompette que l’on
retrouve François Biensan dans « Les Sabots d’Hélène » (après
le ténor véhément – c’est l'un des deux titres où il siffle
aussi), « Chanson pour l’Auvergnat ». Il y a également des
passages en shuffle, et la couleur d’Ellington : « Prière »
(climat sombre, adapté, trombone wa wa pour l’exposé –belles
contributions de Rousselet et Milanta), « Le Parapluie » (André
Villéger est en valeur à la clarinette dans la lignée Jimmy
Hamilton). André Villéger est «également à la clarinette dans «
La Chasse aux papillons » (notons aussi le scat de Bacqueville et la
prestation de Laudet), tandis qu’au ténor, il est l’un des rares
à retrouver la véhémence d’un Paul Gonsalves dans « Au bois de
mon cœur » (Biensan y manipule la sourdine wa wa), « La Cane de
Jeanne » (avec aussi, un scat, une remarquable prestation aux balais
de Laudet notamment en alternative avec Montier). Philippe Chagne qui
a assumé divers bons solos, est plus en valeur dans « Je me suis
fait tout petit » : exposé du thème et solo (y sont aussi
excellents : Bacqueville, Milanta – sobre et swing –, Rousselet).
Patrick Bacqueville est remarquable (avec sourdine) dans « Dans
l’eau de la claire fontaine ». Nous n’allons pas détailler
toutes les interventions en solo ni toutes les trouvailles
d’orchestration puisque l’achat de ce CD s’impose à vous, et
il faut donc laisser une marge de découverte à laquelle, de suite,
nous faisons une entorse : après les onze titres annoncés, surgit
un bonus, « Les Copains d’abord » aussi bref qu’indispensable.
Un dernier mot enfin pour signaler l'auteur du visuel de la pochette
: Emilie Poisson.
Flic Story
Theme, Trois hommes à abattre, Prends-moi matelot, La Réussite,
Borsalino Theme, La Complainte des Apaches, La Mandarine, Louisiana
Waltz, Old New Orleans, Dors bonhomme, Far West Cho Cho, Lucky Luke
I'm a Poor Lonesome Cow Boy, Daisy Town Saloon, Tatiana (Le
Magnifique), Raner, Christine, Nostalgie, God Bless Rugby (Le Mur de
l'Atlantique), Le Labyrinthe, Claudine, Fiancées en folieClaude
Bolling (p) Enregistré
les 1er,
4, 5, 18 et 20 avril 2011, Cherisy (28) Durée :
1h 07' 17'' Frémeaux
& Associés 8509 (Socadisc)
Ce n’est
pas, à proprement parler, de jazz qu’il s’agit dans cet album en
piano solo de Claude Bolling. C’est d’une autre activité, au
moins aussi importante professionnellement, et qui n’a pas été
sans conséquence sur sa notoriété, celle de compositeur de musique
de cinéma. Cinéma Piano Solo
retrace en 21 plages son parcours, d’une vingtaine d’années,
d’acteur dans le monde du septième art. Néanmoins dans son
intimité foncière, Claude reste un authentique musicien de jazz. Et
s’il sait prendre du recul, en tant que compositeur, pour
accompagner ce que l’image commande, son esthétique intrinsèque
reste consubstantiellement pétrie de la musique de son cœur. En
sorte que ces solos ont encore quelque chose à voir avec l’univers
du jazz. Et tous ceux qui ont eux l’occasion de l’entendre en
concert savent qu’il n’est pas rare de l’entendre interpréter,
en intermède, un solo sur « Borsalino » ou « Fiancées
en folie » ; souvent, du reste, en special
request de
l’assistance. Car sa reconnaissance de pianiste de jazz a souvent
été acquise auprès du grand public par l’entremise de ce média
populaire. C’est
qu’il doit son entrée dans l’univers fermé des compositeurs de
musique de films à sa compétence précoce et particulière de
musicien de jazz, spécialement celle de pianiste. Ce savoir-faire
très particulier l’ont d’abord imposé auprès de ses confrères
en tant qu’interprète, avant que d’enfiler le costume de
compositeur patenté. Et ce ne fut pas un mince atout, dans cette
usine d’assemblage de compétences fragmentées que constitue le
cinéma, que de pouvoir interpréter avec talent la musique qu’on
écrit pour l’image produite. Il y a une
multitude de façons de présenter l’œuvre d’un musicien. Sans
en limiter l’évaluation au seul quantitatif, la production
chiffrée de Claude Bolling permet une appréciation objective de son
activité : à presque 85 ans, on peut affirmer qu’elle est
énorme. Ses activités recensées par la Sacem donne un total de
1618 résultats, dont 1285 occurrences en tant
qu’auteur-compositeur-arranguer-éditeur et 635 comme interprète.
Ce recensement, qui est loin de comptabiliser toutes ses occupations,
fait apparaître, dans le détail, que sa production concerne tous
les domaines et toutes les formes musicales ; aussi bien
l’adaptation et/ou l’arrangement de pièces populaires
traditionnelles (« Au clair de la lune », de « Frère
Jacques » ou de « Fais dodo Colas »), que des
œuvres classiques ou originales ambitieuses, ( la série des suites
comme la Suite pour flûte et
piano), que des partitions de
musique de films de divertissement (Borsalino,
Louisiane,
Le Magnifique,
Les Brigades du Tigre…)
ou de sujets plus graves (Le
Mur de l’Atlantique,
Netchaïev est de retour)
et même de dessin animé (Lucky
Luke, Daisy Town) ; sans
parler de ses collaborations auprès des chanteurs de variétés ou
d’artistes divers (Jacqueline François, Juliette Gréco, Les
Parisiennes, Sacha Distel, henri Salvador, Brigitte Bardot) et de ses
collaborations aux émissions de télévision de Jean-Christophe
Averty, d’Albert Raisner, de Maritie et Gilbert Carpentier dans les
années 1960 et 1970. Claude Bolling est un musicien complet :
il sait tout faire. Il le fait avec exigence dans un
professionnalisme apprécié de ses partenaires. Cette
activité débordante lui a fourni les moyens économiques de
pratiquer la musique de sa
vie, le jazz. C’est aux
revenus engendrés par ses activités de « musicien du
quotidien » que Claude Bolling (comme la plupart des autres
musiciens de jazz) doit d’avoir pu continuer à jouer sa
musique et, pendant plus de
quarante ans, et à entretenir le fonctionnement d’un big
band, le seul
permanent en France, l’un des rares en Europe et dans le monde ;
sa renommée a, de manière justifiée, très largement dépassé les
frontières de la France. Car le catalogue des œuvres de ce
travailleur invétéré est structuré depuis le début par une
multitude de petites bornes, des compositions écrites pour/par le
jazz, dont certaines (« Geneviève », « Happy
Congregation », « Piège », « Suivez le
chef », « I Love You All Madly », « Stéphane »…)
sont de vrais petits bijoux. Admirateur inconditionnel de Duke
Ellington, Claude Bolling a, à l’exemple de son maître, su rendre
au jazz beaucoup de ce qu’il lui avait donné. Cinéma
Piano Solo est, d’une
certaine façon, le formidable condensé d’une œuvre relue par son
compositeur sur son propre instrument. Et comme beaucoup de ses
œuvres inspirées par la musique de jazz, ces vingt-et-une pièces
traduisent l’unité de l’œuvre de Bollington
dans toute sa complexité. Enregistrées en 2011 seulement, elles
auraient pu et dû l’être bien avant. Nous y retrouvons avec
plaisir la générosité formidable du pianiste, amoureux de la
musique et du jazz au point de ne quitter son instrument qu’à
regret lorsqu’il y était installé. Si le public lui savait gré
de ne jamais s’économiser, que de fois, ses musiciens fatigués
ont vitupéré contre ce boulimique du clavier qui ne se résignait
jamais à clore un concert ! Ces faces
lui ressemblent. Merci M. Bolling.
Feeling Good, Between the Devil and
Deep Blue Sea, How Insensitive, Lover Com Back to Me, Moon River,
Love Me or Leave Me, Lover Man, Solitude, Hallelujah, Easy Living, My
Funny Valentine, Bésame Mucho, Sophisticated Lady, Gee Baby, Ain't I
Good to You, Lover Man, Lullaby of Birland Andrea Motis (voc, tp), Alba Armengou
(tp), Scott Robinson (ts, tp), Joan Mart (as), Marçal Perramon (ts),
Carles Vazquez (fl), Elia Bastida (vln), Alba Esteban (as, ss)Eva
Fernandez (cl), Iscle Datzira (cl), Edurne Vila (vln), Marc Armengol
(vln), Joan Ignasi (alt), Esther Vila (cel), Edward Ferrer (bs),
Joseph Traver (g), Ignasi Terraza (p), Joan Chamorro (b) ou David
Mengual (b), Esteve Pi (dm) ; Arrangements : Joan Monné,
Sergi Verges, Alfons Carrascosa Enregistré en 2012 les 18, 19 février,
11 avril, en juin et le 31 août, Barcelone (Espagne) Durée : 1h 01' 17'' Temps
Records 1326-GE12 (Socadisc)
A l’instar d’un très – d’un
trop – grand nombre d’albums publiés depuis une trentaine
d’années, Feeling Good relève du produit de consommation
courante dont notre société marchande gave le public ; le
spectaculaire, ou présenté comme tel, y tient lieu de fond
culturel. En l’espèce, une chanteuse, une de plus aurait-on envie
d’écrire. Car la demoiselle, qui n’a encore pas 20 ans, est un
peu trompettiste. Voici donc le phénomène à l’origine de ce
recueil.
Et pour vendre ce produit, la jeune
personne donne à entendre une quinzaine de standards bien choisis.
Le résultat est techniquement tout à fait acceptable et
commercialement en adéquation avec l’attente de la clientèle
actuelle des FNAC. Les thèmes sont de qualité et ont passé la dure
épreuve du temps. Les arrangements, lorsqu’ils existent, sont
plutôt bien écrits, et les accompagnateurs de qualité. Dans cet album, la trompettiste réduit
sa prestation au minimum ; elle n’est pas de nature à abattre
les murs de Jéricho : les trompettes - de la renommée -
seraient bien mal embouchées ! Quand à la chanteuse, elle
possède une voix d’enfant, à la tessiture étroite, avant la mue
(même chez les femmes). Plus que Norah Jones c’est Lisa Ekdahl,
d’il y a une vingtaine d’années, qu’évoque Andrea Motis. Sans
être parangon de vertu ou nostalgique d’innocence virginale,
entendre une petite fille susurrant des paroles aux sous-entendus
coquins surprend un peu. Point n’est besoin d’être né de
la dernière pluie pour se bien douter qu’à son âge et qu’en
notre temps la charmante enfant ne brode plus de dentelle. En Nabokov
musical, Joan Chamorro, son mentor, n’en offre pas moins à écouter
une Lolita du sillon pour vieux messieurs libidineux un peu durs
d’oreille. Alors, que reste-t-il ? De
l’excellente musique, jouée par de très bons musiciens ; ils
feraient danser des culs-de-jatte et swinguer des muets ; ils
font oublier le reste. La section rythmique et ses membres font du
beau travail. Joan Chamorro est un contrebassiste solide et un ténor
(façon Getz) de talent. Esteve Pi est un très bon batteur. Joseph
Traver, qui évoque tour à tour Charlie Byrd et Joe Pass, accompagne
très bien et donne quelques beaux choruses.
Mais dans cet ensemble, Ignasi Terraza ressort du lot, de par sa
musicalité : son accompagnement est toujours juste et ses soli
sont superbes, scintillant de la clarté cristalline de son toucher
pianistique exceptionnel. Tout proportion gardée, ce type de
production évoque les enregistrements Okeh de Lillie Delk Christian
accompagnée en 1928, sur la « demande expresse » d’Al
Capone dit-on, par le Louis Armstrong Hot Four, composé de Louie
(tp), Jimmie Noone (cl), Earl Hines (p) et Mancy Cara (g) ; on
les écoute néanmoins toujours avec ferveur pour « ce qu’il
y a derrière ». Sans être un grand disque, Feeling
Good s’écoute sans torturer. Il permet de découvrir et
d’entendre d’excellents musiciens catalans.
Two
Heartbeats, Pocket Full of Blues, To Be Determined, Bag's Groove,
Hey, It's Me You're Talkin' To, Chelsea Bridge, U.M.M.G. (Upper
Manhattan Medical Group), I Wanted to Say, Giant Steps, Naima's Love
Song, The Theme Cyrus
Chestnut (p), Curtis Lundy (b), Victor Lewis (dm) Enregistré
les 22 et 23 novembre 2013, New York Durée :
1h 17' 27'' Smoke
Sessions Records 1408 (Distrijazz)
A un
tel niveau d’excellence, aussi bien pour le leader que pour ses
accompagnateurs et que pour le trio et la musique offerte,
l’indispensable s’impose. La facture apparemment classique de ce
trio vient davantage de cette impression de perfection musicale que
du registre, très contemporain, de ce jazz pétri dans le blues, le
swing, la beauté des mélodies et des harmonies servie par une
virtuosité artistique.
Le
répertoire choisi propose trois beaux thèmes du regretté John
Hicks, lui-même brillant pianiste, un de Cyrus Chesnut, deux de
Victor Lewis, mais aussi deux thèmes de Billy Strayhorn, un de Milt
Jackson, un de John Coltrane, un de Miles Davis. Le mainstream, c’est
encore aujourd’hui, si l’on veut bien concevoir que ce magnifique
jazz incarne la descendance directe et sans complaisance de ce que le
jazz a de meilleur depuis Louis Armstrong. Chez
Cyrus Chestnut, tout est au niveau supérieur, tout est personnel,
très original dans l’élaboration, et tout est swing et blues,
comme ces relectures de « Bags Groove » et de « Chelsea
Bridge ». Il n’y
a que nos programmateurs peu inspirés et peu savants en matière de
jazz de nos scènes de clubs ou de festivals pour ne pas faire de ces
musiciens les Oscar Peterson, Ray Brown ou Art Blakey des temps
actuels, pour appauvrir les scènes d’ersatz affadis ou dénaturés
quand il existe des centaines de magnifiques musiciens de jazz de par
le monde. La
scène du Smoke fait partie de celles qui se respectent en respectant
le jazz, même si elle commence à être très isolée. L’atmosphère
délicieusement jazz (le public) qu’on perçoit en fond de cette
magnifique musique dit assez et aussi ce qu’est le jazz et ce que
furent ces belles soirées de novembre 2013 au Smoke.
Relaxin' at Battery Park, Secret
Lullaby, Valparaiso, Fats Meets Erroll, Isla Negra, African Beauty,
Oladé's Dance, Renaissance, Grumpy Old Folks, Jumping Fish Pierre Christophe (p), Olivier Zanot
(as), Raphaël Dever (b), Mourad Benhammou (dm) Enregistré le 14 septembre 2014,
Cherisy (28) Durée : 50' 18'' Black & Blue 803.2 (Socadisc)
Pierre Christophe a 46 ans. Il est par
conséquent en pleine maturité musicale lorsqu’il choisit, en
2014, avec le même quartet, de reconduire l’expérience de Frozen
Tears (Black & Blue 710.2) enregistré en 2009 avec Olivier
Zanot. Néanmoins, outre le fait que toutes les compositions sont
également de sa plume, la nature du répertoire retenu présente la
particularité de relire pratiquement vingt-cinq ans de sa production
musicale, puisque la première pièce, « Relaxin' at Battery
Park » date de 1990 (il avait seulement 21 ans ; c’était
ni plus ni moins au sortir de ses études au conservatoire de
Marseille, dans la classe de jazz de Guy Longnon) et que la plus
récente, « Isla Negra » a été composée en 2014. Ces
compositions constituent donc un itinéraire en relation avec son
parcours musical et professionnel en relation avec la conjoncture du
moment ; par exemple, sa tournée en Amérique du Sud en 2010.
Christophe est un si brillant pianiste,
qu’on finit par oublier qu’il est également un formidable
accompagnateur ; en témoignent les jams
au Garden Beach Hôtel de Juan-les-Pins, au cours desquels il nous
régala notamment derrière Antonio Hart (as) en juillet 2006. La
formule, reprise en 2009 avec Olivier Zanot (as) et celle-ci
particulièrement, apparait de ce fait à la fois logique, pertinente
et aboutie. On oublie trop souvent qu’un autre immense pianiste
symbole de l’instrument, Erroll Garner, auquel Pierre Christophe
n’est pas indifférent, a également laissé quelques superbes
plages avec un extraordinaire altiste, Charlie Parker. Cette seconde
voix mélodique dans la formation y ajoute par conséquent une touche
de diversité qui met, peut-être, encore plus en évidence
l’originalité de son style. L’essentiel des pièces (« Secret
Lullaby », « Valparaiso », « African
Beauty », « Oladé's Dance », « Renaissance »,
« Grumpy Old Folks » et « Jumping Fish ») a
été composé dans la période 2009-2011 ; une seule a été
concomitante de l’enregistrement de l’album (« Isla
Negra ») ; deux (« Relaxin' At Battery Park »
et « Fats Meets Erroll ») remontent aux débuts de sa
formation. Malgré les différences chronologiques, l’album
présente trois thématiques : une présentation fantasmée de
l’Afrique très homogène (2009 et 2011) ; une forte dominante
mainstream jazz, réexplorant le spectre
large du jazz étatsunien de Fats Waller à Dave Brubeck et Jaki
Byard en passant par Erroll Garner et de Charlie Parker à Eric
Dolphy en passant par Paul Desmond ; enfin une évocation
poétique lyrique de l’Amérique du Sud (2010 et 2014) sorte de
contre-chant musical à l’univers de Pablo Neruda (« Valparaiso »,
« Isla Negra » et « Renaissance »). Le
programme de cet album est, en définitive, une invite aux voyages
imaginaires en des continents musicaux recomposés en entrelacs
chimériques. On ne résiste pas au plaisir de percer
quelques secrets de ces petites boîtes à bijoux musicaux. D’entrée,
Pierre distribue quelques pépites rythmiques tout droit sorties du
Clavier bien Bayardé (« Relaxin' At
Battery Park »). « Secret Lullaby » est
construit à la manière d’un choral ; le thème et le
traitement évoque la manière du premier John Lewis, pianiste
be-bop. Les trois pièces latino-américaines, dont La Vallée du
paradis, sont traitées en habanera, forme de contradanza
lente du continent latino-américain. Toutefois, le ton comme
l’univers impressionniste d’ « Isla Negra »
(lieu où Pablo Neruda avait sa maison) n’est pas sans évoquer la
nostalgie lourde d’incertitude d’ « UMMG »
(Billy Strayhorn). « Renaissance » rêve en réminiscences
debussystes. « Fats Meets Erroll » est une pièce tout à
fait remarquable ; sa construction est un agencement en forme de
puzzle particulièrement brillant d’imaginaires de pièces
empruntées à des musiciens de périodes et de styles apparemment
très différents. Et pourtant, cette pièce fait immanquablement
référence à « Bird’s Nest ». Les deux pièces
d’inspiration africaine ; « African Beauty » et
« Olade’s Dance » emprunte leur univers aux périodes
jazziques pendant lesquelles le jazz essaya d’échapper à son
identité première, afro-américaine, en empruntant à des
civilisations extra étatsuniennes des syntagmes fantasmatiquement
originaires : « AB », réinvention incantatoire
rollinsienne puisée en une Afrique tout doit sortie de l’imaginaire
afro-étatsunien des années 1960 ; « OD », une
danse 5/4 au tempo enlevé, ni afro-américaine ni africaine,
exotisme brubeckien étatsunien, pour célébrer le nom Yoruba du
fils de Pierre, sur lequel, Benhammou, après le clin d’œil de
Zanot à Desmond, cite longuement en forme d’obligado, le solo de
Joe Morello sur « Take Five ». « Grumpy Old Folks »
et « Jumping Fish » en fin d’album marquent le retour,
après la ballade (au sens de promenade mais également en tant que
construction poétique) à la racine mainstream
du jazz ; le premier dans une acception de structure monkienne
quand le second évoque l’univers évansien (3/4). Olivier Zanot qui est né en 1973 a
fait ses études musicales au conservatoire de Toulon avant de
poursuivre en musicologie à Nice puis au CNM de Paris. Dans cet
opus, il évoque, par son timbre et souvent par sa manière de mise
en place, Phil Woods. Son ton convient parfaitement à la musique de
Christophe, dont il épouse parfaitement les tours et détours avec
beaucoup de finesse. Raphaël Dever est un bassiste qui ne fait pas
de bruit dans le Landernau du jazz mais qui est toujours là et bien
là où il faut, assurant sa partie avec toujours plus de sureté :
mise en place très sûre. Mourad Benhammou "joue"
(dans tous les sens du terme) de la batterie : ce batteur étonne
d’album en album dans sa capacité de s’adapter au répertoire,
toujours avec sa propre personnalité, un peu à la façon qu’avait
Kenny Clarke de soutenir en apportant sa part au travail commun. Ce
n’est jamais bruyant et pourtant fortement présent : parfait.
Quant à Pierre Christophe, cet album nous révèle un pianiste qui
joue de mieux en mieux – et pourtant le niveau de départ était
déjà très élevé – et qui dans Valparaiso fait montre de
maturité et de pertinence dans sa réflexion sur sa propre musique.
Cette relecture sereine est tout à la fois distanciée et sentie ;
le musicien se relit sans jamais se répéter. Valparaiso est un album rare
dans sa production déjà conséquente. Pierre Christophe y a pris le
temps de s’arrêter pour s’écouter et donner à écouter ce
qu’il entend laisser dans sa contribution de musicien et de
pianiste de sa lecture dans la longue histoire du jazz à laquelle il
contribue avec bonheur. C’est intelligent, c’est fin, c’est
jubilatoire, c’est poétique et c’est souvent très beau.
I'm a Fool to Want You, Love for
Sale/Wayne's Whistle, I Remember You, Wind on an Open Book, For All
We Know, But Not For Me/Oklahoma Kid, The Bells and the Island, My
Funny Valentine Riccardo Del Fra (b), Airelle Besson
(tp & flh), Pierrick Pédron (as), Bruno Ruder (p), Billy Hart
(dm), Deutsches Filmorchester Babelsberg, dir Torsten Scholz Enregistré en 2013, Postdam
(Allemagne) Durée : 1h 05' 02'' Cristal Records 229 (Harmonia Mundi)
My Chet My Song est un album
composé d’orchestrations écrites par Riccardo Del Fra sur des
pièces qui dessinent en creux la carrière de Chet Baker, avec
lequel le contrebassiste se lia et dont il partagea huit ans de
l’existence depuis leur première rencontre un jour de 1979 à
Rome. On y retrouve donc, dans une mise en forme avec cordes,
quelques-uns des thèmes qui ont fait et la renommée et le succès
de Chet. Cette œuvre, commémorant le 25e anniversaire de la mort du
trompettiste, fut créée au Festival de Marciac le 6 août 2011 avec
l’orchestre du Conservatoire de Toulouse sous la direction de
Jean-Pierre Peyrebelle, avec Roy Hargrove (tp, flh) et Pierrick
Pédron (as) en solistes.
Cette œuvre fut par la suite reprise à
l’occasion de concerts (Duc des Lombards…) les mois suivants,
notamment à l’occasion de sa tournée de plusieurs semaines au
Luxembourg et en Allemagne dans le cadre des activités de différents
instituts culturels français à Munich, Tübingen, Berlin… au
cours de laquelle elle fut donnée en formation mixte par le même
quintet associé à des formations allemandes. Cet album présente
donc l’enregistrement de l’une de ces sessions germaniques. Ces
arrangements évoquent Gill Evans par les nombreuses similitudes
qu’ils présentent avec ceux du Torontonian
au début des années 1950 ; et de ce point de vue, l’essai de
Del Fra, dont l’objet est de se réinscrire dans l’imaginaire de
Chet, c’est à dire aussi l’évocation du Californian
mood de la West Coast de cette
période, est parfaitement abouti. C’est une musique de climats à
forte connotation cinématographique qui sollicite l’imaginaire de
l’auditeur et l’incite à une certaine contemplation. De ce point
de vue, le rôle participatif de l’auditeur, celle consistant à
vivre le traitement sensuel du rythme, avec le swing, est souvent
absent même si l’intervention des solistes (surtout de par la
section rythmique) en certaines parties, rattache ces pièces à
l’univers du jazz d’où est issu Chet Baker. L’écriture très
élégante et même ciselée de Del Fra, même en ses parties les
plus contemporaines (« The Bells and the Island »),
s’inscrit évidemment dans la veine italienne du chant ; « I
Remember You », dans son urgence contenue (opposition du fond
très tendre des cordes souligné par le timbre chaleureux du bugle à
la fougue impatiente plus masculine de l’alto), métamorphose
l’hommage en chant d’amour. L’auditeur pourra apprécier les
accents davisiens, la parfaite maîtrise technique et l’élégiaque
douceur d’Airelle Besson opposés à la véhémence mâle,
insistante et timbrée, de Pierrick Pédron, les deux solistes
œuvrant de manière concertante avec la masse orchestrale. Tout au
long de l’opus, le trio piano-contrebasse-batterie se contente le
plus souvent d’accompagner et de colorer l’espace sonore de
structures rythmiques : remarquable travail aux baguettes et aux
balais de Billy Hart à peine souligné par la contrebasse comme un
battement du cœur, le pianiste jouant out renforçant le ton
incertain par le traitement atonal des parties solistes (fin de « For
All We Know »). C’est un beau disque qui illustre
l’art délicat du musicien Riccardo Del Fra, compositeur comme
arrangeur, même si l’idiome du jazz n’est pas toujours la
préoccupation principale de l’orchestrateur.
Bye-Ya,
Manhattan Plaza, I Surrender Dear, The Jitterburg Waltz, You're The
Sunshine, Cala Morel, Fradel's Mood, O Grande Amor, No Moon at All Guillaume
Marthouret (ts), Xavier Doré (g), Laurent Fradelizi (b), Fred Oddou
(dm) Enregistré
le 23 septembre 2013, Cherisy (28) Durée :
49' 25'' Black &
Blue 787.2 (Socadisc)
Les
musiciens de ce groupe n’ont pas encore 40 ans. Leur musique
présente encore la fraîcheur de la jeunesse mais déjà la maturité
d’une véritable expérience. Le programme de cet opus, qui
comprend des pièces aux ambiances variées, est constitué pour
l’immense majorité d’un répertoire empruntant à la tradition
du jazz : celui des standards et des classiques du jazz, de Fats
à Sphere,
de Barry Harris (1931) à David Mann (1948). En parallèle, ils nous
proposent quatre compositions personnelles, dont le ton dans l’idiome
s’intègre parfaitement au reste. Doré,
Marthouret, Fradelizi et Oddou n’en sont pas à leur premier
essai ; ils jouent ensemble depuis 2006 et la tenue remarquable
de cet album est la preuve patente de leur savoir faire confirmé en
matière de jazz. 3
est en effet le troisième album dans cette formule quartet, après
Another View
(Camion Jazz, 2009) et That’s
it (Black & Blue 2011).
La longévité de cette formation n’est pas étrangère à la
qualité musicale d’ensemble. Les solos
sont également de qualité. Doré évoque, par son discours
dépouillé, le regretté Jimmy Gourley ; aucun superflu, rien
que l’essentiel. Marthouret est un ténor élégant ; sa
manière ne donne jamais dans le spectaculaire et la qualité
musicale de son improvisation est sa principale préoccupation :
« Surrender Dear », thème peu souvent joué, met en
évidence sa sonorité aussi chaleureuse que la poésie de la
mélodie. Fradelizi accompagne avec beaucoup de feeling et ses soli
restent toujours mélodiques. Quant à Oddou, il s’adapte avec
beaucoup de finesse aux ambiances dessinées par ses partenaires. 3
est un album de qualité qui mérite d’être entendu et écouté ;
on y prend beaucoup de plaisir. Et ça swingue !
Dansez
sur moi*/Girl Talk, La pluie fait des claquettes, Berceuse à pépé, Les
mains d'une femme dans la farine/Gravy Waltz, Les pas, Cécile, ma fille,
Prisonnier des nuages*, Ah tu verras, Le coq et la pendule, Déjeuner
sur l'herbe, Toulouse Philippe Duchemin (p, arr, dir), Christophe Le
Van (b), Philippe Le Van (dm), Christophe Davot (voc, g*), Arnaud
Aguergaray (vln), Kammerphilarmonia ensemble à cordes du Pays Basque Enregistré les 20-21 mars 2015, Anglet (64) Durée: 45’ 29” Black and Blue 790.2 (Socadisc) Né
à flanc de Garonne, Philippe Duchemin ne pouvait pas ne pas un jour se
rendre à l’évidente attraction du poète. Et c’est un bien bel hommage
qu’il rend à l’aède rocailleux de sa Ville rose. La musique populaire en
France a, depuis les années 1920, entretenu avec le jazz des relations
intimes dont la fécondité n’a pas été étrangère à la naissance de ce
qu’on désigne par Chanson française; Mireille, Jean Sablon, Charles
Trenet, Henri Salvador, Georges Brassens, Léo Ferré, Prévert-Kosma… et
Claude Nougaro ont, chacun à sa manière, été les passeurs de cette
mutation liée aux échanges interculturels. Ils ont transposé dans leur
imaginaire l’esthétique de l’autre, en évitant l’écueil redoutable d’une
hybridation stérilisante; n’en déplaise à Jacques Canetti, initiateur
du straight et du jazzy, à ses héritiers, les thuriféraires de la world
music, de la fusion, du rock et autres musiques nouvelles, qui
confondent fécondation et mondialisation génétique. Ce qui contribue à
expliquer que, malgré ses contorsions phonétiques et ses outrances
rythmiques, Nougaro reste donc par la langue, d’abord et avant tout, un
artiste intrinsèquement français. Comme celui de son maitre, Jacques
Audiberti, son style emprunte aux ressources les plus classiques de la
versification française: harmonie imitative, assonance, allitération
rejet et contre-rejet («Le Coq et la pendule»)… Et même si sa strophe
est libre, sa métrique est tenue à des formes plus rigoureuses pour
tomber sur ses pieds. En fin musicien de jazz, Philippe Duchemin n’a
pas commis l’erreur rédhibitoire de vouloir trouver dans l’œuvre du
Toulousain l’introuvable chez cet artiste à la culture intrinsèquement
française. Car, en considération des très nombreuses chansons qu’il
écrivit ou composa en référence à la musique de jazz, Nougaro est
souvent présenté, dans un raccourci aussi audacieux qu’inapproprié,
comme un «chanteur de jazz». Or si le poète a su reconstruire un
imaginaire «étranger» [jazz] dans son propre langage, il ne saurait
suffire au chanteur de scander la prosodie des syllabes, fussent-elles
accentuées ou onomatopées, d’un texte pour swinguer le tempo de sa
mélopée. Comme Ellington reconstruisit l’imaginaire d’une Afrique
mythique dans son conventionnel American jungle style ou Gillespie celui
de sa Caravan dans la nuit tunisienne, Nougaro fantasma son jazz sur
vélin blanc de ses jours noirs. Philippe Duchemin n’a également pas
commis l’erreur de vouloir «mouler» Nougaro à sa propre forme jazzique.
Le programme de son album est de ce point de vue très équilibré et
foncièrement nougaresque. De cet énorme répertoire, il n’a conservé que
deux pièces issues de la littérature musicale spécifiquement jazz qui a
si souvent nourri cette œuvre, «Girl Talk» et «Gravy Waltz», deux
morceaux chers au petersonian qu’il est. Les neuf autres, à l’exclusion
de «Ah tu verras» (Chico Buarque), sont de veine toulousaine; le
musicien s’est mis au service de l’auteur-compositeur: les textes et
leur rythmique semblent avoir été les critères principaux de sa
sélection et les arrangements ont été écrits en relation à la thématique
scandée des textes. Cet album brillant doit beaucoup à l’expérience acquise dans l’emploi des cordes dans son précédent ouvrage, Swing and Strings;
elle donne quelques très beaux moments (orchestration des cordes dans
«Ah, tu verras»), des réalisations bien venues (pizzicati dans
l’exposition de «La pluie fait des claquettes») et des intuitions bien
senties (après une citation courte et classique de «Nuages» par les
cordes, la rupture du tempo bluesy initial up de la section rythmique,
pour installer, en opposition, le mood orchestral en contrepoint très
français de «Prisonnier des nuages»). Cette musique respire le bonheur
vécu, y transparaît l’épanouissement d’un orchestrateur qui dit sa joie
dans cet univers musical où les cordes confèrent à ces pièces un ton
nouveau, une gravité légère que les enregistrements originaux du
«maître» n’avaient pas dévoilée. La réussite de Dansez sur Nougaro
tient bien évidemment à la qualité des orchestrations dont la
respiration générale relève du boston américain, forme ternaire rythmée
si particulière des strings en Amérique. Mais la réalisation générale
assez exceptionnelle tient également aux interprètes de ces partitions
pas faciles: la mise en place des cordes dans les parties très écrites
est remarquable; la section rythmique est en accord complet avec
l’esprit du texte et chaque intervenant soliste y apporte sa part de
création intelligente (l’exposition sur leitmotiv voix/contrebasse dans
«Les mains d’une femme dans la farine» est non seulement intelligente
mais pleine de tendresse en référence au compositeur de «Gravy Waltz»). Mais
dans cette réussite, la part du chanteur, Christophe Davot, est
essentielle. Il n’imite jamais. Cet homme chante avec sa voix, qui est
superbe, dans une diction parfaite et sans affectation aucune, laissant
s’épanouir la beauté de la prosodie dans ses sonorités ciselées. Quant à
sa mise en place, elle est d’une rigueur exceptionnelle. La manière,
commediante voire tragediante, gravée sur les galettes par Nougaro a
quelque peu figé le reçu de ces pièces, dont la richesse –et ce n’est
pas une moindre qualité de l’auteur et des différents compositeurs,
Vander particulièrement– mérite plus qu’une lecture «au passé», au ton
dépassé voire compassé. C’est tout le talent de Christophe que d’avoir
mis en lumière, par une interprétation fine et pleine de sensibilité, et
l’originalité et la fraîcheur de ces œuvres; elles valaient qu’on
dépassât la sensiblerie d’une mémoire trop fidèle. Davot a ouvert une
voie/x nouvelle à l’interprétation des très belles chansons de Nougaro. Dans sa seule intervention soliste
en tant que guitariste sur «Prisonnier des nuages», ce fin musicien a
l’élégance de ne pas imiter la manière de Django. Il a l’exquise
politesse d’emprunter la sonorité ensoleillée d’Henri Crolla, autre
guitariste manouche d’origine italienne et malheureusement trop oublié. Cet opus de Philippe Duchemin, comme les albums Cross Over
de Claude Bolling, illustre la parfaite réussite de ce dialogue bien
compris des cultures; encore faut-il les avoir assimilées et en
maîtriser, comme ces deux musiciens rares, les outils de ces deux
langues, à la syntaxe et à la grammaire aussi complexes qu’exigeantes,
pour échapper, dans une traduction périlleuse, aux écueils des
solécismes plus fréquents que les barbarismes encore. Dansez sur Nougaro est
mieux qu’une heureuse surprise, c’est le bonheur; le bonheur de
redécouvrir des textes et des musiques, qui à force de célébrations
convenues, avaient pris le masque des momies. Or ce répertoire est
magnifique; il importait de lui redonner vie en des formes et des
expressions vivantes de notre temps. Philippe Duchemin et ses coauteurs
(car tous y contribuent à leur place et dans leur rôle) ont réussi leur
œuvre; s’agit-il d’un chef d’œuvre? Vous pouvez écouter cet album et le
réécouter sans jamais vous ennuyer. La richesse de la partition est
telle, dans sa simplicité, que vous y découvrirez toujours quelque chose
de nouveau. L’exigence dans l’interprétation incite à réécouter.
Viktoria Gecyte & Julien Coriatt Orchestra Blue Lake
Blue Lake, Lithuanian Suite : Ten
kur sapnai, Lithuanian Suite : Ka gi tu man sakai ?,
Lithuanian Suite : Senu draugu daina, Tenderly, Hat and Beard,
Lauku daina, My Foolish Heart, Closing, Why Now Viktoria Gečytė (voc), Julien Coriatt
(p, lead), Peter Giron (b), John Betsch (dm), reste du personnel
détaillé dans le livret Enregistré en octobre 2013, Paris Durée : 48' 56'' Autoproduit
(www.juliencoriattorchestra.com)
Le projet de la chanteuse d'origine
lituanuienne Viktoria Gečytė et du pianiste et chef d'orchestre
Julien Coriatt était ambitieux : un premier album entre jazz,
musique classique et musique traditionnelle lituanienne, porté par
un grand orchestre (vingt-deux musiciens). Produit grâce à une
plateforme en ligne de financement participatif, ce Blue Lake
est essentiellement constitué des compositions du duo Gečytė-Coriatt (hormis trois standards : « Tenderly »,
« Hat and Beard » et « My Foolish Heart ») et
de très bonne facture. Si l'album est à dominante jazz (c'est vrai
pour tous les titres en anglais), les trois parties de la
« Lithuanian Suite » ainsi que le morceau « Lauku
daina », chantés en lituanien, évoquent davantage la comédie
musicale. Pour le reste, du titre qui donne son nom à l'album,
« Blue Lake », au très ellingtonien « Why Now »,
qui clôt le disque, on a affaire à du bon jazz de big band, ce qui
nous étonne d'autant moins que la rythmique est assurée par deux
grands professionnels : Peter Giron et John Betsch, qu'on a pas
l'habitude de trouver dans ce type de contexte.
La présence des deux compères ne doit
pourtant rien au hasard : Julien Coriatt est un ancien élève
de l'American School of Modern Music de Paris où il a reçu
l'enseignement de Peter Giron. Une fois terminées ses (longues)
études musicales, le pianiste anime des jam-sessions. C'est au cours
de l'une d'elle qu'il fait la connaissance de Viktoria Gečytė en
2008. Cette dernière a étudié aux Etats-Unis où elle a rencontré
Gene Perla (b) et avec lequel elle effectue plusieurs tournées, y
compris après son installation à Paris. Coriatt lui présente alors
Giron et Betsch. Les quatre s'entendent comme larrons en foire et se
mettent à jouer régulièrement ensemble. Puis, Julien et Viktoria
mettent en gestation leur projet d'orchestre, projet dont on devine
qu'il a nécessité une détermination certaine en ces temps où
l'économie du jazz est si peu favorable aux grands ensembles.
Viktoria Gečytė possède un vrai sens du swing qui trouve à
s'épanouir avec cet excellent big band. Tandis que les arrangements
de Coriatt, d'une grande finesse, habillent joliment l'ensemble. On souhaite à Viktoria Gečytė et
Julien Coriatt tout le succès possible à leur entreprise.
Tonk, Imagination, Georgia Jubilee,
Snowfall, I Got Plenty O' Nuttin', Jingles, Someone to Watch Over Me,
Salir a La Luz, Sneakaway, Five 4 Elise, Partners in Crime, Doin' the
Voom Voom, Russian Lullaby, I Believe in Miracles, Apanhei-Te
Cavaquinho Chris Hopkins (p), Bernd Lhotzky (p) Enregistré les 28 et 29 juillet 2012,
Kamen (Allemagne) Durée : 56' 34'' Echoes of Swing Productions 4510 2
(www.echoesofswing.com)
Partners in Crime
fait partie des duos que les pianistes enregistrent lorsque la
rencontre devient plaisir, relation particulière que l’on ressent
dans la musique de chambre où l’intimité de la conversation n’est
pas dérangée, parasitée par les étrangers. Ici, seulement deux
micros, presque cachés, qui rendent compte de ce dialogue étonnant
entre deux superbes Steinway qu’ils font sonner et résonner avec
finesse et intelligence.
Christian Peter « Chris »
Hopkins a maintenant un peu plus de 40 ans ; plus que l’alto,
qu’il pratique également de manière plus démonstrative, le piano
relève de son être intérieur fortement romantique (« Someone
to Watch Over Me »). Il a trouvé en Bernd Lhotzy, de deux ans
son aîné – qui tout comme lui fait également partie du groupe
Echoes of Swing ainsi que le trompettiste Colin T. Dawson et le
batteur Olivier Mewes –, un complice idéal à l’univers, qui
pour être plus classique au plan jazzique (« Sneakaway »),
n’en est pas moins original, voire baroque et/ou exotique (« Salir
a La Luz », sorte de choro, est une composition personnelle
dédicacée à Isabel) quant à ses choix et à ses centres
d’intérêt. Le programme de cet album est composé
d’un mélange de pièces d’origines diverses, peu souvent
enregistrées, du moins dans cette forme et ce langage. Les œuvres
s’étendent sur deux siècles d’histoire musicale occidentale :
de la « Lettre à Elise », composée en 1810 par
Beethoven, à la plus récente, œuvre originale de Lhotzky, « Salir
a La Luz », également dédicacée à son épouse, la pianiste
classique Isabel (Späth-Lhotzky) qui joue souvent dans le Valentin
Piano Quartet. L’ensemble habilement agencé est largement
structuré autour de compositions représentatives des innovations
musicales de la première moitié du 20e, dont le jazz en constitue
l’ossature majeure. Ainsi ne sommes-nous pas surpris de la
surreprésentation de deux auteurs majeurs de cette musique
américaine, tant par l’œuvre composée proprement jazz (Duke
Ellington) que par le répertoire repris et l’ayant servie (George
Gershwin) : Duke Ellington (« Tonk », 1945 et
« Doin’ TheVom Vom », 1929) et George Gershwin (« I
Got Plenty O’ Nuttin », 1935 et « Someone to Watch Over
Me, 1926). Les autres thèmes sont eux-mêmes originaux dans la
structuration compositionnelle du jazz comme dans les autres formes
musicales d’Amérique. Toutes les origines des tunes
de Tin Pan Alley y sont représentées : la germanique (Peter
Wendling), la britannique (Fud Livingsyon), la russe (Irving Berlin
et George Gershwin). De la même manière, les racines diverses du
jazz : les blanches swing (Benny Goodman) ou cool (Claude
Thornhill) ; les afro-américaines ethniques (James P. Johnson,
Willie « The Lion » Smith, l’Ecole stride
de Harlem, matrice de leur propre style pianistique) mais également
noires greffées USA (Duke Ellington, Bubber Miley, Billy Strayhorn)
en période Harlem Renaissance, dans le Jungle Style des débuts,
comme dans une modernité annoncée en 1945, vingt ans avant de Cecil
Taylor (« Tonk »). A cela ajouter leur propre relecture
du jazz : que ce soit dans « Partners in Crime »
(thème bluesy – classique 4/4),
subtilité érotique speakeasy, ou « Five
4 Elise » divertissement humoristique américanisant de la plus
représentative des œuvres de la musique européenne (la Lettre à
Elise de Beethoven, si souvent envoyée et jamais reçue sous les
doigts de demoiselles malhabiles ici passée à la moulinette du 5/4
emprunté à Dave Brubeck façon « Take 5 ») ; sans
compter les autres « exotismes musicaux » américains
(« Salir a la Luz » et « Apanhei-Te Cavaquinho »)
réinventés par ces deux pianistes surdoués, capables de
transcender, sans en trahir l’esprit, la tradition musicale russe –
« Russian Lullaby » à l’exposé aux accents
moussorgskiens – dans un stride
magnifique et de bon aloi que n’aurait pas désavoué le facétieux
Mr Fats himself !). Car si la musique afro-américaine est
très largement représentée dans cet album en forme de bilan 20e,
les deux pianistes ne manquent pas de rappeler l’émergence de deux
autres musiques occidentales extra-européennes nées et découvertes
au siècle dernier dans la zone latine du Nouveau Monde :
l’insulaire hispanique cubaine (« Salir a La Luz ») et
la continentale lusitano-brésilienne d’Ernesto Julio Nazareth («Apanhei-Te Cavaquinho »,
1915), compositeur ayant marqué l’histoire musicale de son pays. La première face de l’album,
« Tonk », également titré « Pianistically
Allied », mérite attention. Cette pièce composée en 1945 par
Duke Ellington et Billy Strayhorn, dont nous connaissons cinq
versions enregistrées entre le 25 août 1945 et le 20 mai 1964 par
eux, relève de la musique contemporaine plus que du jazz. La version
en duo, Duke/Sweepea, du 10 janvier 1946 (Victor 27-0145) plus
rapide, est traitée de manière rythmique ; le piano y est
conçu en tant qu’instrument de percussion par les deux compères,
la masse orchestrale recourant à la dissonance en amplifiant la
sensation de « sauvagerie ». Celle d’Hopkins &
Lhotzky s’apparente plutôt à une interprétation de pianistes
classiques, telle qu’auraient pu l’envisager les Frères
Kontarsky ou les Sœurs Labèque. Celle enregistrée par Aaron Diehl
et Adam Birnbaum au Steinway Hall, bien plus longue, est également
plus rythmique mais moins orchestrale que celle des deux
maîtres-compositeurs. Il semble que la partition, techniquement
difficile et complexe dans la coordination, exige, semble-t-il, une
approche plus libre du texte. Il est d’ailleurs intéressant de
noter que les pièces de Benny Goodman, « Georgia Jubilee »,
et de George Gershwin, « I Got Plenty O' Nuttin' », sont
également relues par Lhotzky et Hopkins dans une déconstruction
façon « Tonk ». Partners in Crimeest plus qu’un album de musique jouée par deux musiciens de
talent et qui, chose rare, respectent l’esprit et la syntaxe des
œuvres. C’est une véritable petite histoire illustrée de la
musique d’hors-Europe à valeur didactique.
Quincy Jones Live in Paris. 5-7-9 mars / 19 avril 1960
CD 1 : Chinese Checkers, Sunday
Kind of Love, Air Mail Special, Parisian
Thoroughfare, The Phantom's Blues aka Everybody’s Blues,
Lester Leaps In, I Remember Clifford, Moanin', Doodlin', The Gypsy,
Big Red, Birth of a Band, Walkin', Air Mail Special, I Remember
Clifford ; CD 2 : The Preacher, Birth of a
Band, My Reverie, Ghana, Cherokee, Pleasingly Plump, Stockholm
Sweetening, Tickle Toe, Blues in the Night, Our Love Is Here to Stay,
Doodlin’, Ghana alt. take, Whisper not, Birth of a Band, Lester
Leaps Quincy Jones (arr., cond.), Benny
Bailey, Roger Guérin, Leonard Johnson, Floyd Standifer (tp), Clark
Terry (fgh, tp, voc), Julius Watkins (flh), Jimmy Cleveland, Quentin
Jackson, Melba Liston, Ake Persson (tb), Porter Kilbert, Phil Woods
(as), Budd Johnson, Jerome Richardson (ts), Sahib Shihab (bs), Les
Spann (fl, g), Patti Bown (p), Buddy Catlett (b), Joe Harris (dm) Enregistré les 5, 7, 9 mars 1960,
Paris Durée : 2h 35' 00'' Frémeaux & Associés 5460
(Socadisc)
Ce disque rend compte des activités
musicales de Quincy Jones en tout début des années 1960, période
d’articulation particulièrement importante de sa carrière. En
1953, le jeune trompettiste avait apprécié l’accueil de Clifford
Brown, Art Farmer et Gigi Gryce, du Lionel Hampton Orchestra, en
France. Aussi, ne met-il pas longtemps à retrouver Paris pour
parfaire, sa formation musicale auprès de Nadia Boulanger ;
pédagogue reconnue, elle avait déjà reçu des compositeurs
Américains (Aaron Copland et George Gershwin) dans les années 1920.
Il entend travailler l’écriture pour orienter sa carrière vers la
composition et l’orchestration pour lesquelles, à ses débuts, il
avait déjà manifesté de l’intérêt et des dispositions. Jusqu’à
son départ en novembre 1958, il mettra rapidement en pratique ses
nouveaux acquis théoriques. Homme sensible à l’air du temps et à
la monde, il se lie avec le tout Paris.
Depuis son retour de France début
1959, Quincy Jones dirigeait à New York une grande formation (entre
février et décembre 1959) lorsque Harold Arlen, producteur de la
revue, Free and Easy lui proposa de roder son spectacle en
Europe début 1960. La tournée débuta en France où la situation
n’était guère propice : la guerre d’Algérie venait
troubler l’ambiance parisienne. A L’Alhambra, le spectacle ne
tint pas six semaines ! Le Quincy Jones Orchestra (qui coûtait
4800$ la semaine) dut se rabattre sur la formule « concert » :
en France et dans toute Europe. Comme Dizzy Gillespie dix ans avant,
Quincy connut les malheurs d’un tourneur indélicat ! Comme
Charles Delaunay, dix ans avant, Frank Ténot mit la main à la poche
et joua de ses relations pour « traiter la crise ». Les enregistrements de ce coffret sont
extraits de deux concerts parisiens produits et enregistrés par
Frank Ténot et Daniel Filipacchi les 19 avril 1960 à l’Olympia et
les 5, 7 et 9 mars 1960 au Studio Hoche de Barclay. Contraint par la déconvenue du show
bizz, Quincy Jones en revient à ses premières amours. Début 1960,
Quincy Jones était toujours musicien de jazz6. Mise à part
l’adaptation de la pièce de Claude Debussy, « Rêverie »
de 1880 superbement arrangée et interprétée par Melba Liston, ces
vingt-sept faces en témoignent ; elles empruntent le répertoire
du jazz à la mode, années 1930, 1940 et 1950. Les cinq standards
retenus, de même période, n’en représentent qu’une faible
part. Le choix des thèmes est très largement orientés modern
jazz : Benny Golson, Horace Silver, Ernie Wilkins, Bobby
Timmons, Bud Powell et Quincy Jones lui-même ; mais aussi
Richard Carpenter, Lester Young, Charlie Christian, Benny Goodman.
Les songs, qui ont pour auteurs Billy Reid,
George Gershwin, Ray Noble, David Carr Glover, Louis Prima, sont
marqués au fer du jazz : « Gypsy », « Our
Love Is Here to Stay », « Cherokee ». Le programme, où l’équilibre entre
musiciens est respecté, obéit à un savant dosage. Le leader ne
tire pas la couverture à lui ; la formation ne programme que
trois de ses compositions (« Birth of a Band »,
« Pleasingly Plump » et « Stockholm Sweetening ») :
ses jeunes collègues (Golson, Silver, Wilkins) ont le vent en
poupe ; il choisit leurs succès. Orchestrateur reconnu, il ne
joue qu’une dizaine de ses arrangements. Les autres sont de Billy
Byers, Nat Pierce, Ernie Wilkins, Al Cohn ; certains sont de
membres de l’orchestre : Budd Johnson (« Lester Leaps
in ») ou Melba Liston (« The Gypsy » et « My
Reverie »). Comme tous les journalistes l’avaient souligné à
l’époque dans les revues spécialisées, la formation constituait
un ensemble homogène. L’amalgame des anciens (Budd Johnson,
Quentin Jackson, Benny Bailey, Clark Terry) et des jeunes (Phil
Woods, Patti Bown…) fonctionnait bien. Toutes ces faces sont de qualité.
Elles représentent le jazz de cette époque et illustrent
l’évolution de celle des big bands. Les
ensembles sont magnifiques (que ce soit le classique « Air Mail
Special » ou le moderne « I Remember Clifford »
dans un tout autre registre) et les solistes sont parfaits : les
trompettes Benny Bailey (« I Remember Clifford »,
« Tickle Toe », « Blues in the Night »,
« Phantom’s Blues » écrit par Wilkins en l’honneur
de/pour Julius Watkins) et Clark Terry (« Moanin’ »,
Doodlin’ », « Walkin’ ») sont en grande forme ;
parmi les trombones, on ne peut que relever la musicalité superbe de
Melba Liston, en des genres aussi différents que « My
Reverie » (d’une élégance classique) et « Phantom’s
Blues » (très soulful) ; la
section de saxes est brillante avec Budd Johnson, Jerome Richardson
(« Whisper not », « Lester Leaps in », « Big
Red ») et Phil Woods, qui n’est pas en reste, avec son bel
hommage à « Bird » sur l’admirable arrangement de
« Gypsy » par Melba Liston tout comme dans son formidable
chorus sur « Walkin’ » ; Patti Bown est discrète
mais lorsqu’elle intervient, c’est avec autorité (« Air
Mail Special », « Lester Leaps in », « Walkin’ ») ;
Les Spann tient sa partie avec efficacité (« Big Red »
fl ou « Lester Leaps in » g) ; Buddy Catlett
accompagne sans effort et n’intervient que rarement, avec
simplicité et rigueur (« Walkin’ », de l’ancien
trompettiste de Count Basie, Richard Carpenter) ; Joe Harris
joue un rôle essentiel dans la relance de cette masse sonore pleine
de fougue et ses quelques solos sont bien sentis (« Birth of
the Band »). Le texte de Michel Brillie dans le
livret donne une bonne information sur les conditions de ces
sessions. En revanche, la partie discographique, habituellement si
soignée chez Frémeaux & Associés, laisse ici à désirer ;
elle comprend plusieurs erreurs. Personnalité du show-business
américain, croulant sous les honneurs, Quincy Jones nous laisse avec
ce coffret un superbe témoignage de son talent de musicien de jazz.
Pauvre Rutebeuf, Les
trompettes de la renommée, Au suivant, J’ai rendez-vous avec vous,
Avec le temps, La quête, Les funérailles d’antan, Jaurès, Joli
Môme, Les Passantes, Il n’y a pas d’amour heureux, C’est
extra, Comme à Ostende, Le temps ne fait rien à l’affaire, La
Valse à mille temps Pierre Vaiana (ss),
Fabien Degryse (g), Jean-Louis Rassinfosse (b) Enregistré juin 2013,
Bruxelles Durée : 56' 10'' Igloo Records 246 (Socadisc)
Avec le temps, mais quand ?
1969 : pour la rencontre mythique Ferré-Brassens-Brel ;
1992 : pour le premier disque du trio « L’Ame des
Poètes » ; 2014 : pour leur neuvième album chez
Igloo. Comment expliquer cette longévité pour un groupe qui, malgré
tout, fait des amalgames plus ou moins tas de propos ? On peut
jazzer de tout et nos complices ne s’en privent pas, mais chez ces
gens-là, Monsieur, on chante… et en français ! On connaît
le sens du swing des chanteurs du Midi : Nougaro, Trenet,
Jonasz, Brassens… Il ne suffit toutefois pas de mettre une
cabane au fond du jardin pour défigurer les feuilles mortes,
eussent-elles de nombreuses portées ! Nos trois jazzmen s’en
sortent plutôt bien et les croquants s’en délectent. Est-ce dire
que les jazzfans prennent leur pied dans ce tapis ? Pas
toujours, Monsieur ! La guitare sèche : c’est bien, mais
les passages de frets me chagrinent (« Jaurès ») alors
qu’un solo de basse m’illumine (« Avec le temps »).
Peut-être se lasse-t-on ou sommes-nous souillés ? A voir :
le spectacle éponyme mis en scène par Marie Vaiana et les questions
reproduites par Christiane Stefanski. Mais ceci n’est pas une
pipe !
Etprim,
Etsek, Etters, Etkva, Etkvi, Etsex, Etsep, Etok, Etnon, Etdec, Duprim,
Dusek, Duters, Dukva, Dukvi, Dusex, Terprim, Terters, Terkva Susanna
Lindeborg (p, electronics), Ove Johansson (ts, EWI, electronics), Thomas
Fanto, Michael Andersson (dm, perc, electronics) Enregistré le 12 août 2013, Gothenburg Durée : 53’ 50” + 52’ 34” LJ Records 5257 (www.lj-records.se)
Susanna Lindeborg / California Connection Natural Artefact
California
Connection, Hadkeu Uekdah, Bay Bridge, Webern Lines, Golden Gate
Bridge, New Stream Four, Richmond-San Rafael Bridge, Near The Coast,
Dumbarton Bridge, San Mateo-Hayward Bridge, Chasing Webern, Antioch
Bridge, Carquinez Bridge Susanna Lindeborg (p, electronics), Ove
Johansson (ts, EWI, electronics), Pers Anders Nilsson (electronics),
Gino Robair (perc, electronics), Tim Perkis (electronics) 12-13 Enregistré le 17 février 2014, Berkeley, CA Durée : 1h 07’ 39” LJ Records 5258 (www.lj-records.se)
Les récents enregistrements de
Susanna Lindeborg, toujours secondée par le bon saxophoniste Ove
Johansson, confirment la direction prise par une musique de musiciens
pour musiciens, plus de recherche, plus bruitiste que d’atmosphère, plus
techniciste que d’expression, phénomène accentué par l’électronique
mise en œuvre. Outre que ça n’a rien à voir avec le jazz, ni dans le
résultat formel, ni dans les intentions, ni même dans l’inspiration,
cette musique s’éloigne d’enregistrements anciens plus aériens et
d’atmosphères (Live at Fasching, LJ 5244, par exemple) –du moins
c’est ce que nous percevons– et semble à notre sens gratuite,
artificielle, privée dans l’ensemble d’un récit perceptible par d’autres
que par les seuls auteurs, privé des racines collectives qui irriguent
la culture. La dimension improvisation totale systématique prive la
musique de Susanna Lindeborg et Ove Johansson d’ouverture par son esprit
de système. On laissera les amateurs de ce genre musical très
spécialisé, technique, évaluer une musique trop éloignée de nos idées
sur l’art, l’expression, sa raison d’être et ses fondements.
Manhattan School of Music Afro-Cuban Jazz Orchestra ¡ Que Viva Harlem !
Mambo Inferno, Feeding the Chickens, Let There
Be Swing, Moon Over Cuba, Oclupaca, Royal Garden Blues, Blood Count, Que Viva
Harlem Josh Gawel, Ryan DeWeese, Benny Benack, Kyla
Moscovich (tp) St. Clair Simmons, Josh Holcomb, Jesus Viramontes (tb), Santiago
Latorre (btb), Patrick Bartley (as, ss, cl, fl), Kevin Bene (as, cl, fl),
Xavier Del Castillo (ts, cl, fl), Graeme Norris (ts, cl, fl), Leo Pellegrino
(bs, bcl), Saiyid Sharik Hasan (p), Max Calkin (b), Arthur Vint (dm), Takao
Heisho (cg), Matthew Gonzalez (bg cenc, bbomba, perc), Oreste Abrantes (bg
cenc, bbomba, perc), Bobby Sanabria, (cond, md, trimb, clav, shek, voc) Enregistré le 28 mars 2013, New York Durée: 1h 03’ 16’’ Jazzheads 1207 (www.jazzheads.com)
Bobby
Sanabria, leader de cette session du Manhattan
School of Music Afro-Cuban Jazz Orchestra, passe auprès de certains
pour être l’équivalent de Wynton Marsalis : une sorte
d’archiviste conservateur de la tradition musicale afro-cubaine.
Cet album
enregistré dans le studio de la MSM est une assez bonne illustration
de ce travail consistant à donner une relecture enracinée dans
l’histoire de la musique afro-cubaine. Pour ce faire, le chef ne se
contente pas d’emprunter le répertoire classique cubain mais il a
recours à plusieurs pièces authentifiées « jazz », et
non des moindres, le classique « Royal Garden Blues » et
des compositions ellingtoniennes comme « Oclupaca »
(Duke), « Moon over Cuba » (J. Tizol) et « Blood
Count » (B. Strayhorn). Au
plan de la réalisation musicale, on peut parler de perfection :
les orchestrations sont bien écrites, les ensembles homogènes, les
solistes de « solides clients », les trompettistes en
particulier. L’histoire de la Manhattan School of Music n’est
pas étrangère à cette sorte d’aboutissement formel. La vénérable
institution a été créée en 1917 par une pianiste américaine
classique connue venue faire des études en Europe avec Harold Bauer,
Janet D. Schenck.
Cette artiste philanthrope, qui avait pour devise
« macte
nova virtute, sic itur ad astra »,
fut secondée dans son œuvre d’accueil des immigrants polonais,
italiens, russes… par
des gloires de la musique classique : son maître, Harold Bauer,
mais également le violoncelliste Pablo Casals,
le violoniste Fritz Kreisler
et plus tard par le pianiste Rudolph Serkin. Elle aida l’intégration
des personnes défavorisées par la formation musicale de leurs
enfants. C’est ainsi que John Lewis, Max Roach, Donald Byrd, Ron
Carter, Yusef Lateef, Phil Woods… étudièrent dans cet
établissement, comme Stefon Harris (vib) qui maintenant y enseigne.
Ce passé prestigieux et son héritage exceptionnel expliquent la
tenue musicale des instrumentistes de cette formation. Néanmoins,
la musique interprétée ne relève pas de l’idiome jazz, qui est,
comme le rappelait Jelly Roll Morton, « une façon de jouer la
musique ». Or la rythmicité de la musique afro-cubaine
présentée dans ce volume n’a rien de commun avec le swing,
traitement rythmique qui musicalement constitue le critère
indispensable à l’appellation « jazz ». Si les rythmes
latins ont pu autrefois être empruntés par les jazzmen, l’usage
dans leurs pièces en était ponctuel en tant qu’ornementation
d’évocation codifiés à l’occasion d’une introduction, de
l’exposition d’un thème, d’une coda – « Caravan »,
« Night in Tunisia », « Moon Over Cuba »,
« ‘Round About Midnight »… Encore étaient-ils très
adaptés –. Maintenant ils ont presque totalement été substitués
à la forme originale du jazz. En sorte que la structure latine
forme, rumba ou bossa, est devenue la règle ; le latin jazz,
nouvelle appellation, est triomphant et le cha-bada monnaie en voie
de raréfaction. Cet excellent disque de « musique typique »,
selon la classification années 1940-1960, accroit la confusion
auprès du public de par la dénomination de la formation. Car,
sauf à considérer que le droit moral de l’auteur est une fiction,
il n’est pas souhaitable que, sous prétexte de tendance mode,
toutes les œuvres soient adaptées, fût-ce « afro-cubain ».
Plusieurs faces du présent album en attestent. Notamment,
l’adaptation du « Royal Garden Blues » qui n’ajoute
rien à cette pièce : bien au contraire, l’uniformité
rythmique l’alourdit beaucoup et lui ôte même la richesse de la
diversité que présentait l’opposition des deux thèmes de la
composition. Ceci
explique ce qui différencie Bobby Sanabria, musicien artisan
consciencieux, et Wynton Marsalis, artiste compositeur et soliste
d’exception. Musicien formé à/par l’exigence musicologique de
l’interprétation, le trompettiste n’a jamais confondu les genres
et la nature des œuvres. Jouer Ellington, Monk, les maîtres et les
classiques du jazz en général, exige la même rigueur et le même
respect de la musique que pour Vivaldi, Hummel, Hindemith… Pour le
jazz, c’est en respecter l’esprit sinon la lettre dans sa
signification culturelle et sa position civilisationnelle : les
adapter ? Pourquoi pas ? Mais en respecter ce qui fait leur
originalité culturelle, leur valeur : le swing!
Cette respiration si originale, si intime et toujours vivante du
tempo propre à chacun. Pour être mouvement, les « balancements »
ne sont pas les mêmes en tous les points de la terre ; ils
peuvent être même très différents dans Harlem ! Cette
problématique étant posée, ce CD n’en est pas moins par ailleurs
excellent et à découvrir ; il vaut beaucoup mieux que certains
ersatz de cubanissimo
que l’on voit défiler dans nombre de festivals.
Let's Fall in Love, Jive at Five,
Honeysucklerose, Mood Indigo, Pennies From Heaven, Undecided,
Moonglow, C Jam Blues, Willow Weep for Me, All of Me, A Smooth One,
Topsy, I Can't Give You Anything but Love, When I Fall in Love Christian Morin (cl), Patrick
Bacqueville (tb), Patrice Autier (p), Patricia Lebeugle (b), Michel
Denis (dm) Enregistré les 12, 13 et 14 septembre
2013, Lausanne (Suisse) Durée : 50' 09'' Naïve 626171 (Naïve)
Hormis ses activités chez Radio
Classique, où il œuvre depuis plusieurs années avec un talent
certain, Christian Morin reste musicien dans l'âme. Et son
attachement à la clarinette, son instrument d'origine fait que, dès
que l'occasion s'en présente, il ne manque jamais de s'y adonner
avec la fougue et le plaisir renouvelé de remettre sur le métier
les thèmes qui illuminèrent ses premiers émois musicaux.
Faute de producteur pour ce type de
répertoire, ces faces ont été, à son initiative, gravées au
studio Prism de Lausanne en Suisse en 2013 en compagnie de musiciens
français talentueux. Car ce répertoire très classique, considéré
comme "has been", n'est guère plus exploré par les
musiciens en vue dans la mouvance du jazz. Donc pour les nostalgiques
d'une période où il était permis de chanter les mélodies sous sa
douche, voici 14 evergreen, cuvée de plus
d'un demi-siècle d'âge, qui n'ont rien perdu de leur pouvoir de
séduction et qui n’en gardent que plus charme. Des standards mais
également des classiques du jazz d'Ellington, de Bigard, de Basie,
de Goodman, de Durham… Rien de très révolutionnaire dans ces
faces si ce n'est la musique elle-même, qui par bien des aspects
l'est bien davantage que celle présentée comme telle actuellement
par les "créatifs" en mal de savoir faire musical. Car
la jouer le texte dans l'esprit et surtout l'interpréter avec
respect n'est pas à la portée de tous. Christian Morin est un clarinettiste de
talent qui fait chanter son instrument avec beaucoup de chaleur pour
le plaisir de l'auditeur, fonction essentielle du musicien dans une
société "normale". Ses partenaires ne font pas que
l'accompagner ; ils participent avec beaucoup d'allant à
l'œuvre collective. Autour de Patrice Autier, en ordonnateur
coloriste musical, de Patricia Lebeugle, en vigile de l'harmonie, et
de Michel Denis maître es-swing, la section rythmique tourne comme
une horloge : homogène et cohérente. Je ne peux m'empêcher de
signaler les interventions de Patrick Bacqueville, tromboniste trop
méconnu, qui illumine certaines de faces de sa présence. Un disque agréable et bien réalisé
qui s'écoute et se réécoute avec beaucoup de plaisir.
Eric
Reed (p), Seamus Blake (s), Ben Williams (b), Gregory Hutchinson (dm) Powerful
Paul Robeson, Until the Last Cat Has Swung, Mahattan melodies, The
Gentle Giant, Ornate, The Shade of the Cedar Tree, Bopward, Una Mujer
Elegante, Groovewise (2 parts) Enregistré
les 6 et 7 septembre 2013, New York Durée :
59' 57'' Smoke
Sessions Records 1410 (Distrijazz)
Au
Smoke Jazz Club, on aime visiblement John Coltrane si on en juge par
cet enregistrement, et il n’y a rien là pour nous déplaire car
nous avons ici une formation excellente dirigée par Eric Reed avec
lequel vous avez fait amplement connaissance dans notre numéro
anniversaire des 80 ans (Jazz Hot n°671).
Vous
savez déjà que la spiritualité d’inspiration religieuse est donc
un point qu’il partage avec son célèbre aîné saxophoniste. Il
est vrai que c’est une donnée répandue dans l’univers musical
afro-américain, et Seamus Blake en est un autre exemple, dont la
sonorité comme l’univers en général reflètent ces mêmes
qualités. Du
swing, du blues, de la spiritualité, un drive magnifique porté par
Gregory Hutchinson et Ben Williams, une expression profonde, ce sont
les ingrédients d’une magnifique session de ce « Smoke »
où le jazz vit si intensément dans toutes ses dimensions, en
particulier dans celle d'un jazz enraciné dans ce courant principal
ancré dans les valeurs du blues, du swing et de la spiritualité.
Roberto Magris Septet Morgan Rewind : A Tribute to Lee Morgan. Vol. 2
A Bird For Sid, Exotique, Blue Lace,
Cunning Lee, The Sixth Sense, Soft Touch, Gary’s Notebook,
Speedbaal, Libreville, Get Yo’Self Togetha, A Summer Kiss, Zambia,
Helen’s Ritual, Audio Notebook Hermon Mehari (tp), Jim Hair (ts, ss,
fl), Peter Schlamb (vib), Roberto Magris (p), Elisa Pruett (b), Brian
Steever (dm), Pablo Sanhueza (cga, perc) Enregistré le 1er novembre 2010,
Lexena (Kansas, USA) Durée : 48' 14'' + 44' 48'' JMood Records 007
(www.jmoodrecords.com)
Le septet de Roberto Magris rend un bel
hommage respectueux à Lee Morgan. Une équipe soudée qui reste
fidèle à l’écriture des compositions du trompettiste, même si
elle n’atteint pas les sommets de son inspirateur. Moins subtile
dans son approche mais aussi généreuse et bien vivante, la musique
respire le blues et l’intervention de chaque soliste s’inscrit
dans une démarche de cohérence et d’efficacité. Hermon Mehani
nous parle avec sa trompette, de beaux solos, ponctués, où les
respirations donnent toute son importance à l’originalité de son
jeu. Roberto Magris ne laisse pas insensible à travers ses solos
brillants et un jeu pianistique original ancré dans la tradition du
jazz hard bop. Les deux compositions de Roberto Magris,
« Libreville » et « A Summer Kiss »,
s’inscrivent correctement dans l’esprit de la musique de Lee
Morgan. On peut regretter un mixage qui manque de finitions et assez
moyen (compte tenu de la qualité musicale), l’emploi parfois
intempestif du vibraphone au détriment de la trompette,
l’utilisation du soprano et le saxophoniste, en retrait sur le
deuxième disque, particulièrement lors des solos. De bons musiciens
qui ne manquent pas de mettre en valeur les compositions de Lee
Morgan et ont le courage et le talent de les interpréter sur un
disque où l’on peut enfin entendre du swing et des mélodies, ce
qui manque cruellement de nos jours ! Un CD qui peut donner à
réfléchir aux auto-proclamés ou proclamés créatifs fonctionnant
au gré des subventions et où l’absence de swing est de rigueur. A
écouter !
Wholly Cats, On the Alamo, Shivers,
Stardust, Breakfast Feud, Soft Winds, ACDC Current, Memories of You,
Seven Come Eleven, Pagin’ The Devil, Solo Flight, Till Tom Special,
Gone With ‘What’ Draft Michel Pastre (ts), Malo Mazurié (tp),
David Blenkhorn (g), Sébastien Girardot (b), Guillaume Nouaux (dm) Enregistré les 20 et 21 janvier 2015 Durée : 53' 33'' Autoproduit MPQ001 (mpastre@sfr.fr)
Charlie Christian Project
par le Michel Pastre Quintet est l’association du groupe « La
Section Rythmique » (David Blenkhorn, Sébastien Girardot, Guillaume
Nouaux) et de Michel Pastre (qu’on ne présente plus) avec Malo
Mazurié, à découvrir. Soit treize titres enregistrés au studio
Boléro par Christophe Davot, le mastering étant fait par François
Biensan : une affaire de famille. Comme le souligne Michel
Pastre, Charlie Christian est un choix logique pour lui « avec son
swing et ses idées novatrices qui rejoignaient celles de mon héros
le grand saxophoniste Lester Young ». Le CD démarre sur les
chapeaux de roue par « Wholly Cats » où outre Pastre et
Blenkhorn (choix parfait pour ce projet), Malo fait preuve d’un
swing aussi implacable que celui de Guillaume Nouaux (Sid Catlett
n’est plus qu’un gamin !). En fait c’est le drive de Roy
Eldridge que Malo nous évoque souvent (exposé de « Stardust »
; « Breakfast Feud » ; son un peu growlé dans « ACDC
Current »). Sébastien Girardot est en valeur dans « Pagin’
The Devil » (mais il est partout un pilier sûr). Eh oui, David
Blenkhorn fait merveille même dans « Soft Winds »,
« Seven Come Eleven », « Solo Flight »,
« Gone With ‘What’ Draft » toujours dans l’esprit
de Charlie Christian avec un jeu détendu, clair, linéaire qui
contraste pour le meilleur avec les furieux Girardot et Nouaux
(« Shivers », etc). Guillaume Nouaux est quasi
insoutenable de précision et d'efficacité (« Till Tom
Special » et…partout). Quant au leader, c'est maintenant à
Coleman Hawkins qu'il fait souvent penser, avec un son voluptueux,
comme dans « On the Alamo » (là, la trompette avec
sourdine de Malo retrouve l'élégance d'un Buck Clayton). En pleine
maturité artistique, Michel Pastre est un régal de véhémence et
d’inspiration pour ne rien dire de son swing qu’il a toujours
possédé.
The Good Life, Hymn to Life, Spring Can Really Hang You up the Most, Florence, Japanese Garden, A Time for Love, Billy Strayhorn, Pully Port, Lush Life,Goodbye George Robert (as), Kenny Barron (p) Enregistré les 19-20 mai 2014, Genève Durée: 48' 17" Somethin’ Cool 1005 (www.georgerobert.com)
George Robert All-Star Quartet New Life
Blue Ray, Dr. John's Calypso, Florence, Clouseau, Cannonball, Japanese Garden, Hammer's Tones George Robert (as), Dado moroni (p), Peter Washington (b), Jeff Hamilton (dm) Enregistré les 20 octobre 2014 au Théâtre Del Gatto, Ascona, 1 et 25 octobre 2014, Jazz Club Thalwil 2-7 Durée: 49' 29" GPR 1008 (www.georgerobert.com)
De Suisse nous est venue la grande nouvelle du retour de George Robert, excellent saxophoniste alto, disparu des écrans du jazz suite à une longue maladie qu’il a surmontée avec un courage et une conviction où le jazz a certainement joué un grand rôle. Car de cet artiste, dont Jazz Hot a retracé régulièrement le parcours (n°615) et relaté le travail depuis les années 1990, il faut remarquer cette recherche de beauté et cette exigence de perfection qui appartiennent aux artistes de jazz les plus sincères, les plus profonds. Depuis longtemps, George Robert nous a habitués à l’excellence, privilégiant pour sa production artistique enregistrée les rencontres avec les meilleurs musiciens de jazz de la planète (et parfois au-delà du jazz, comme Ivan Lins, Abre Alas). Il laisse ainsi depuis la fin des années 80 une belle œuvre enregistrée, ponctuée de véritables trésors. Dans ce voyage (c’était le titre de l’article que nous lui avions consacré en 2004), il a côtoyé Tom Harrell, Clark Terry, Dado Moroni (que nous retrouvons ici), Randy Brecker parmi beaucoup d’autres. Il a aussi dialogué avec Phil Woods (Soul Eyes, Mons records), une de ses inspirations évidentes –avec Cannonball Adderley et Charlie Parker– quant au lyrisme et à la sonorité, et Bob Mintzer, qui arrangea la musique de certains enregistrements (Abre Alas). Tous deux rédigent quelques notes de livret pour chacun de ces deux albums, saluant tout à la fois de beaux enregistrements et le retour à la vie et à la création d’un ami-artiste. George Robert a enfin enregistré avec le grand Kenny Barron (Jazz Hot n°575) à cinq reprises, dont deux fois en duo dont celle-ci (cf. Peace, Jazz Hot n°620); Kenny Barron, l’un des géants du jazz d’aujourd’hui, un artiste d’une rare profondeur, d’une écoute extraordinaire, et donc le partenaire rêvé d’un enregistrement très spécial. Il s’agit d’une véritable renaissance musicale de George Robert, que nous retrouvons ici d’une intensité que seules confèrent les épreuves de la vie, comme le dit d’une autre manière Bob Mintzer. Il n’est donc pas du tout gratuit que le duo avec Kenny Barron s’intitule The Good Life, pendant que le quartet avec Dado Moroni (Jazz Hot n°642), Peter Washington (Jazz Hot n°581) et Jeff Hamilton (Jazz Hot n°661) ait pour titre New Life. Le ton des deux albums diffère: le premier, enregistré en studio, est une merveilleuse conversation intime entre deux artistes accomplis qui se retrouvent après une épreuve qui a engagé la vie. George Robert, avec un son très droit, parfois vibrant, y raconte avec intensité le plaisir de retrouver la vie (avec «The Good Life» de Sacha Distel, un émouvant original «Hymn to Life») et d’autres thèmes originaux ou standards, d’une beauté sans pareille («Billy Strayhorn» et «Lush Life», «A Time for Love», «Goodbye»…). Dans cette atmosphère, son lyrisme est partagé, magnifié par un Kenny Barron, un géant dans ce registre intime. Du grand art, souligné par Phil Woods. Le deuxième enregistrement, en public, est d’une tonalité plus joyeuse, celle de la vie qui a repris son cours, celle d’une rencontre de George Robert avec trois musiciens de haut niveau, une section rythmique hors norme, constituée pour l’occasion, une tournée d’une dizaine de dates, par le judicieux George Robert qui sait donc toujours s’entourer des meilleurs. Pour commencer la fête, un blues, comme il se doit, dédié à Ray Brown, pour la terminer un autre blues dédié au batteur du groupe, tous les thèmes étant de la veine de George Robert, ajoutant à ses qualités d’expressions, celles de compositeurs. Le swing est à la fête, nos oreilles et chaque parcelle de notre corps aussi, car le jazz prend une dimension particulière. Dado Moroni possède un drive capable d’entraîner le public, qualité qui est bien entendu une des facettes principales du puissant et fin Jeff Hamilton. Quant à Peter Washington, dans cet environnement, il est, bien sûr et comme toujours, essentiel. George Robert se fait plus exubérant, et c’est un réel plaisir de le savoir si ludique («Dr. John Calypso»). Ce retour de George Robert, sous ces deux facettes de la renaissance et de la fête, est un moment exceptionnel, pour l’artiste bien sûr qui renaît à la vie, mais aussi pour tout amateur de jazz capable de sentir la profondeur et la diversité des émotions qui traversent ces enregistrements. Welcome back, Mr. George Robert!
Come and Dance With Me, Nice &
Easy, Too Close for Comfort, Fly Me to the Moon, On a Clear Day,
Fascinating Rythm, I Love You for Sentimental Reasons, You Make Me
Feel So Young, Just in Time, Anema e core Walter Ricci (voc), David Sauzay (ts,
fl), Pierre Christophe (p), Michel Rosciglione (b), Bernd Reiter (dm)
+ Fabien Mary (tp) Enregistré le 19 novembre 2014, Le Pré
St-Gervais (93) Durée : 44’ 37’’ Jazztime 01 (Wiseband)
A 26 ans, le chanteur napolitain Walter
Ricci aligne déjà douze années de carrière professionnelle. Un
enfant de la balle qui est né avec le jazz dans l’oreille. Ce
disque est d’ailleurs dédié à l’une de ses idoles qu’enfant
il cherchait à imiter : Frank Sinatra. Walter n’a pas le
coffre de son illustre aîné, mais c’est un crooner plein de
charme et qui sait swinguer. Bon scateur (« Just in Time »),
il se promène avec aisance sur le répertoire de « Frankie ».
Pour autant, c’est le groupe qui l’entoure qui suscite vraiment
notre intérêt. Le quintet de David Sauzay est excellent ! Le
leader, en premier lieu, tout en suavité, partenaire idoine pour le
chanteur, glisse quelques mesures de « Nutty » au détour
d’un solo sur « You Make Me Feel So Young ». Et avec le
renfort de Fabien Mary (sur « Too Close for Comfort »,
« On a Clear Day », « Fascinating Rythm »),
c’est encore mieux ! Pierre Christophe soutient superbement
les solistes, Rosciglione est plein de finesse, Reiter tient les
baguettes de façon impeccable. Un régal.
Soso's Dream, Blue Camus, « A »
Is for Alligator, The King of Harlem, Rocky's Romance, Wake Me When
It's Over, There Used to Be Bees, Dee's Dilemna
Ben Sidran (p, voc), Ricky Peterson
(org), Billy Peterson (b), Leo Sidran (dm) Durée : 45' 08'' Enregistré le 9 novembre 2013, Paris Durée : 44' 08'' Bonsaï Music 141001 (Harmonia Mundi)
Ben Sidran (Jazz Hot n°597) est
une personnalité attachante au CV éblouissant. Vedette de la
chanson pop, certes (une trentaine de disques à son actif), mais,
surtout, viscéralement attachée aux valeurs du jazz. Il a fait une
thèse de littérature anglaise à l'université du Sussex
intitulée: Une histoire culturelle de la musique noire en
Amérique ; il a animé des émissions sur le jazz, produit sur
son propre label des artistes tels Richie Cole, Jon Hendricks ou Tony
Williams; il a souvent fait appel à des musiciens de jazz sur ses
albums (Peter Erskine, Eddie Gomez, Johnny Griffin), et joué sur
scène avec des stars : les frères Brecker, Gil Evans, Dizzy
Gillespie ou Bobby Mc Ferrin...
Son dernier CD n'est pas seulement
dédié à Albert Camus, comme l'indique le titre, mais aussi à
George Orwell, Federico Garcia Lorca, Lewis Carroll, et Jackie Mc
Lean…(jazz et littérature, ses deux passions). Si l'anglophone
hésitant n'accèdera pas à toute la subtilité des textes, les
mélodies élégantes, la voix et la scansion « chantée-parlée »
swingantes de Ben Sidran ne manqueront pas de le séduire.
Ene zoli reve, Just Love, La mer la,
Can't Hide Love, Mo lé ou, Come Together, Nadine, Ki to lé, Nature
boy, The Island, Send in the Clowns
Manuel Rocheman (p), Nadine Bellombre
(voc), Kersley Palmyre (b), Maurice Momo Manancourt (dm), Christophe
Bertin (dm), Marie-Luce Faron (voc), Patrick Desvaux (g), Olivier Ker
Ourio (hca), Samuel Laval (as) Enregistré du 21 au 24 Juillet 2013,
Ile Maurice Durée 54' 26'' Berlioz Production 1272014/1 (Rue
Stendhal)
En tournée à l'île Maurice en 2012,
le pianiste Manuel Rocheman (un des rares élèves de Martial Solal
puis, un temps, compagnon de route des frères Moutin) fait la
connaissance de la fine fleur des musiciens de l'île que lui
présente Linley Marthe (le bassiste des dernières années de la
carrière de Joe Zawinul). Il s'éprend alors du « Sega »
et du « Mayola », les formes traditionnelles de la
musique et de la danse, des Seychelles, de Maurice et de la Réunion.
Enregistré sur place un an plus tard, ce CD témoigne du fruit de
ces rencontres. Curieusement, le jazz y fait assez bon ménage avec
les codes rythmiques spécifiques des îles occidentales de l'océan
Indien, pas si éloignées, il est vrai des côtes africaines.
Chantés en créole par Nadine Bellombre, la plupart des morceaux
sont autant d'occasions pour le pianiste de mettre en valeur ses
talents de soliste dans le registre purement jazz qu'on lui connait.
L'osmose se fait d'autant plus facilement que la chanteuse ne
méconnait pas non plus le répertoire du jazz et de la pop en usage
sur les deux rives de l'Atlantique (témoins son interprétation très
« soul » de « Come Together » et sa version
façon « crooneuse » de « Nature Boy »). Sympathique et de bon aloi, ce disque
ravira les amateurs des croisements musicaux, d'autant qu'Olivier Ker
Ourio y fait, en quelques mesures (sur un titre seulement, et c'est
bien dommage...), des miracles.
Choral, Abracadabra, Paul, Spleen, Air,
Busy Brain, Happy Rosalie, Liquid, Solid, Désillusion, Choral Again. Baptiste Trotignon (p), Tomas Bramerie
(b), Jeff Ballard (dm) Date et lieu d'enregistrement non
communiqués Durée 51' 01'' Naïve 624471 (Naïve)
Pour réussir ce CD Baptiste Trotignon
a mis toutes les chances de son côté en se faisant épauler par
deux excellents sidemen : Thomas Bramerie et Jeff Ballard. En
effet, sa musique, complexe, savante, mais purement « jazz »,
échappant à toute tentative de classification, exige des qualités
musicales peu communes. Ainsi « assuré » tel un
grimpeur, le pianiste peut se lancer dans une aventure néanmoins
pleine de risques que l'auditeur tente de suivre sans vraiment
pouvoir éviter une certaine forme de vertige. Car rien n'est
linéaire dans ce cheminement qui n'évite jamais les voies les plus
difficiles. Les changements brusques de rythmes, de climats et de
structures, et les fins imprévisibles déstabilisent et fascinent.
Un véritable dépoussiérage de « l'art du trio ».
Love Is Here to Stay, Valentine's Day,
You Make Me Feel So Young, Hooray For Love, The Way You Look Tonight,
Give Your Heart To Me, That's All, A Matter Of Time, If I Were a
Bell, You Don't Know What Love Is Curtis Stigers (voc, ts), John
« Scrapper » Sneider (tp, vib), Matt Munisteri (g),
Matthew Fries (p), Cliff Schmitt (b), Keith Hall (dm), Cyrille
Aimée(voc) Enregistré les 15, 16, 17 avril 2013,
New York Durée : 39' 29'' Concord Records 0888072344754
(Universal) Le titre éponyme de cet album, Horray
for Love, est une composition originale de Curtis Stigers, qui
joue du saxophone et la comédie, qui écrit des chansons et en
chante… Au seuil de la cinquantaine, cet artiste complet venu du
rock et de la pop music, revient à la musique de ses premières
amours, celle de sa solide formation initiale de
clarinettiste-saxophoniste à la High School de Boise en Idaho. Il
propose dans cet album une direction plus sage et plus respectable à
sa carrière et pour ce faire choisit la voie/voix jazz avec une
dizaine de morceaux empruntés au répertoire des standards
(1936-1955) : de Gershwin à Frank Loesser et même Steve
Earle, en passant par Joseph Myrow et Jerome Kern, plus deux
originaux personnels dans la veine de celui dédicacé à son mentor,
Gene Harris, « Swingin' Down at Tenth and Main ». Accompagné par des musiciens de
qualité, nés comme lui dans les sixties, il fait preuve d’un
talent original dans sa façon originale d’aborder un répertoire
qu’on ne lui connaissait pas. C’est propre, personnel, ça
swingue ! Et, pour ne rien gâcher, c’est simplement fait
mais avec beaucoup de professionnalisme. Dans sa manière de chanter
et de poser son discours sur le tempo, Curtis évoque le regretté
Nino Ferrer, qui eut, avant lui, un parcours similaire.
La section rythmique tourne comme une
horloge autour de Matthew Fries (p), accompagnateur averti, Matt
Munisteri (g), Cliff Schmitt (b) et Keith Hall (dm). Pour cette
séance, il a obtenu le renfort du trompettiste John « Scrapper »
Sneider, également producteur de ces enregistrements. Son style
évoque Clark Terry et Buck Clayton à la fois ; il apporte à
ces faces un réel lyrisme qui complémente bien le caractère un peu
« rock » de son style vocal. Cyrille Aimée, qui apporte
son concours en duo pour « You Make Me Feel So Young »,
apporte une touche de grâce à son propos aussi matois qu’incertain. Horray
for Love n’est pas un
album révolutionnaire ; mais il est bien construit, bien
interprété et s’écoute avec plaisir sans lasser.
René Urtreger René Urtreger Trio – Yves Torchinsky, Eric Dervieu
All The Things You Are, Con Alma, Gracias Paloma, My Old Flame, Blues for Alice, Valsajane, Un Poco Loco, Bleu Roi*, La Fornarina, Facile à dire, Thème pour un ami, Polka Dots and Moonbeams, Like Someone in Love, The Duke René Urtreger (p, piano solo*), Yves Torchinsky (b), Eric Dervieu (dm) Enregistré le 30 avril 2014, Studio de Meudon (92) Durée: 1h 00’ 27” Carlyne 23 (Socadisc) René Urtreger se fait rare en concerts et en festivals, mais reste présent. Les privilégiés parisiens ont eu la possibilité de l’entendre en club au mois de juin 2015 avec ce même trio plus Sylvain Bœuf et Eric Le Lann et en trio en août 2014. Cet album lui vaut le Prix de l’Académie Charles Cros 2014. C’est que le pianiste, qui fait les beaux jours des scènes françaises et européennes depuis les années 1950 ne finit pas de surprendre. Les spectateurs du Dizzy’s Coca-Cola Club au Lincoln Center de New York ont été étonnés de découvrir cet homme de 80 printemps, plein de fougue juvénile, jouer un répertoire avec un esprit aussi authentique, les créateurs ayant presque tous disparu. Le musicien est généreux mais le pianiste est concis, et l’artiste peu bavard: une vingtaine d’albums en leader depuis 1955. Comme s’il se méfiait de l’habitude et de la redite; l’homme aime le trio de Michelot et Humair, avec lesquels à plusieurs reprises, il fit des parcours brefs, à Tochinsky et Dervieu, les fidèles. Ses albums apparaissent le plus souvent sortis de l’improviste et surprennent d’avantage encore par leur ton, par la manière dont le classicisme à chaque fois épuré accouche d’une nouvelle modernité hors de mode. Ces quatorze plages constituent une sorte d’anthologie de pièces qui ont, dans ce dernier demi-siècle, écrit autant qu’illustré son parcours de pianiste ancré dans le jazz de sa génération, le bop. Au programme quatre standards, composés dans la décennie 1934-1944 (deux de Van Heusen; un de Jerome Kern et de Sam Coslow) que ce style a imprimés de sa ponctuation et de ses gimmicks et quatre classiques de cette école bebop, écrits dans les année 1950 par quatre de ses représentants emblématiques (Gillespie, Parker, Powell et Brubeck). L’ensemble s’articule autour de cinq de ses compositions en forme de commentaires. Au milieu de cet ensemble, une méditation en piano solo sur le blues en fa, «Bleu Roi», dont il dit ne pas vraiment savoir quand il en a commencé l’exploration systématique, structure toujours remise sur le métier. En tout état de cause, ses deux maîtres, ses références, sont Bud et Monk, relus et leur musique recomposée en une seule, budmonkienne, mais différente, tout droit sortie de son imaginaire. C’est aussi beau qu’impressionnant d’aisance, la réinvention urtrégienne. L'ordonnancement du trio est de forme très classique: une voix principale, le piano accompagné de la contrebasse et de la batterie, jouant dans ses trois variantes et leurs combinaisons: le solo de l’un d’eux (piano dans «All the Things You Are»; batterie dans «Un Poco Loco»; la contrebasse dans «Thème pour un ami») soutenu en retrait; le dialogue à deux voix accompagnées par le troisième («Con Alma», «Gracias Paloma»); enfin le quatre/quatre («Blues for Alice», «La Fornarina»). Ce trio très équilibré dans le rapport entre instruments –même si la place du piano est dans l’ensemble dominante– swingue magnifiquement. Les trois musiciens conversent et se répondent; parce qu’ils s’écoutent. Torchinsky est parfait: soliste brillant et seconde voix au contrepoint riche («Con Alma», exposition à l’archet lyrique sans pathos!), son accompagnement est rigoureux et sa mise en place parfaite. Dervieu est une révélation dans cet album: il accompagne avec beaucoup de finesse et participe sans écraser l’ensemble; ses solos sont bien construits et répondent à la logique esthétique de la pièce. Quant à René, lui-même, sa manière est surprenante, éblouissante de sérénité; son solo improvisé, superbe de sobriété, met en évidence sa musicalité et la qualité de son toucher pianistique. L’enthousiasme, la spontanéité maîtrisée («Like Someone in Love») et la fougue («Gracias Paloma») couvent toujours sous le pianiste lumineux («Polka Dots and Moonbeams»). De l’Urtreger à l’état pur: fort et intense! Comme dans les grandes pièces, il y a toujours quelque chose à découvrir. Mais la finesse et la tenue rendent cette musique formidable d’évidence. Elle s’écoute sans difficulté, sans jamais lasser. Comme dans les grandes pièces, il y a toujours quelque chose à découvrir. Urtreger est un très grand interprète qui chante à l’oreille.
André Villéger / Philippe Milanta For Duke and Paul
I
Let a Song Go Out of My Heart, Day Dream, U.M.M.G, Sentimental Lady,
Paul’s Tales, Major, E.S.P., A Flower Is a Lovesome Thing, EKDE,
Raincheck, The Shepherd, Serenade to a Bus Seat, Take the A Train, I Got
It Bad André Villéger (as14, ss4,8, ts, cl9), Philippe Milanta (p) Enregistré les 29 et 30 juin 2015, Studio de Meudon (92) Durée : 1h 06’ 46” Camille Productions MS 062015 (camilleprod@orange.fr)
André
Villéger et Philippe Milanta labourent depuis de longues années le
fertile univers de Duke Ellington, de son complice Billy Strayhorn, et
les rêves de Paul Gonsalves qui en sont un des éléments constitutifs.
On se souvient du bel enregistrement, Duke Ellington and Billy Strayhorn’s Sound of Love, effectué à Bayonne pour le label Jazz aux Remparts, lors du festival du même nom, en 1999 (Jazz Hot
n°569). Si on ajoute le directeur de séance, François Biensan, on sait
avant même d’écouter cet enregistrement que la moisson va être réussie.
On s’impatiente donc de découvrir quelles sont les facettes mises en
valeur par ces deux musiciens hors pairs, en devinant qu’il en sera de
même pour le prochain qu’on espère déjà. D’abord la formule du duo
saxophone-piano laisse beaucoup de liberté à deux grands instrumentistes
complices pour faire briller leurs qualités et les extraordinaires
compositions de Duke Ellington, Billy Strayhorn, Clark Terry, plus deux
originaux dûs aux deux auteurs de cet enregistrement. Ce que révèle
chacun des musiciens, au-delà de sa maîtrise technique, est, pour
Villéger, un beau son feutré, une douceur souple, une sensualité
parfois, qui se concentrent en particulier dans l’exploration des
mélodies: c’est un pur bonheur. Milanta, en pleine force de son
expression, est de son côté plus aventureux. Il est celui qui étire,
développe l’univers ellingtonien. Mais pas de fausses idées, le
pianiste n’est pas un «déconstructeur». Il est au contraire celui qui,
ayant exploré son Duke jusqu’à la moelle, connaît les ouvertures
infinies de cette œuvre, initie à la découverte, et développe avec
aisance telle ou telle piste, se risque sur toutes les passerelles
lancées par le Duke et son compositeur favori, Billy Strayhorn, sans
jamais oublier son point de départ, donc sans jamais se perdre. La
complicité est parfaite, et s’il est bien entendu que le saxophone est
la voix de ces mélodies, que le cadre harmonique et rythmique est
l’œuvre du piano, il n’y a pas de domaines réservés, d’interdits dans
cet enregistrement. André Villéger, tel un Paul autre car il n’y a
aucune copie, joue d’un lyrisme sans bavardage, et Philippe Milanta se
révèle non seulement un connaisseur de toute les signatures
ellingtonniennes mais aussi un grand musicien, un grand du piano jazz,
passionnant d’inventivité, digne de ce que cet instrument donne de
meilleur aujourd’hui, car on pense évidemment aux George Cables, Kenny
Barron, Dado Moroni, Benny Green, Eric Reed, etc. car le jazz propose
une extraordinaire tradition de pianistes, des anciens jusqu’à la
nouvelle génération. On ne dira pas que le choix des compositions est
parfait, ce qui semble aller de soi pour de tels connaisseurs de
l’œuvre, mais on remarquera que les 14 thèmes n’excèdent pas les 7
minutes et se limitent parfois à moins de 4 minutes; ces durées
homogènes alliées à la beauté des thèmes garantissant une sorte de
concentré de perfection d’expression, de légèreté et une nouvelle vie
parfois à des thèmes très écoutés. On dira aussi que les deux
compositions originales sont dignes de l’ensemble, un splendide «Paul’s
Tales», plein de douceur, un «EKDE» très original avec André Villéger à
la clarinette et une belle ligne de basse au piano en contrepoint. Enfin
comment ne pas saluer l’œuvre ellingtonnienne à l’origine d’un si bel
enregistrement? Comment ne pas saluer cette idée, apparemment simple
mais rarement comprise –pas par l’auteur du livret en tout cas– que
c’est dans les plus belles terres du jazz qu’on puise l’inspiration
nécessaire à la poursuite de l’excellence du jazz, l’énergie
indispensable à toute création, et que le ressourcement est un impératif
culturel; en aucun cas un prétexte pour la mise en valeur d’un artiste.
L’œuvre d’Ellington parmi d’autres est inépuisable. Sur ce sujet,
aucune incompréhension du côté de nos deux magnifiques musiciens: toutes
leurs fibres sont constitutives de la grande terre du jazz dont ils
tirent le meilleur, en savants et en amoureux de cette musique, pour
donner de très beaux fruits.
Une
Blonde en or, Black Trombone, Toi, Le Jazz et la java, Rimes, Plus je
t’embrasse, Personne, Johnny fais-moi mal, La Recette de l’amour
fou, Requiem pour un con, Après minuit, Alhambra Rock, Le Rififi, Un
soir de pluie Aurore
Voilqué (vln, voc), Jerry Edwards (tb), Thomas Ohresser (g) Basie
Mouton (b), Julie Saury (dm) + Sacha Vikouloff (voc), Olivier Defaÿs
(ts) Enregistré
les 18 et 19 avril 2014, Brie-Comte-Robert (77) Durée :
1h 15' 55'' Autoproduit
(www.aurorequartet.com)
L’Aurore
Quartet est un peu comme les Trois Mousquetaires : il y a
souvent un peu plus de monde qu’annoncé. En effet, Jerry Edwards
est le cinquième laron de la formation à laquelle il amène
de belles couleurs. Ajoutons à cela deux invités sur ce soir de
« live » – en particulier l’excellent Olivier Defaÿs
–, enregistré dans le restaurant La Fabrique, où Miss Voilqué
programme du jazz depuis déjà quelques saisons. Jouant à domicile,
elle s’est donc fait plaisir, délaissant quelque peu son violon
pour donner de la voix sur un répertoire issu de la chanson
française jazzophile (Vian, Gainsbourg, Nougaro, etc.). Bien sûr,
Aurore n’est pas une chanteuse de jazz. Elle le sait et les gens qui la suivent également. Il n’en reste pas moins
qu’elle chante de mieux en mieux et que c’est un réel plaisir
d’entendre ces fleurons du patrimoine hexagonal interprété par
des jazzmen (and women) de talent (mention spéciale à Thomas
Ohresser sur « Black Trombone »). La principale qualité de ce
disque étant de rendre la chaleur et la spontanéité d’une
chouette soirée de concert, avec ses moments de grâce (le chant
russe et mélancolique de Sacha Vikouloff sur une belle composition,
« Après minuit »), sa bonne humeur (quelques fous-rires
sur « Le Rififi ») et ses invités improbables (voir la
plage cachée…).
Un album sympathique mais avant tout destiné aux inconditionnels d’Aurore Voilqué.
Habanera,
Sweet Yellow Jen, Honey, Un serpent dans les framboisiers, Bees and
Bumblebees, Keep it tight, Glad !, Middle class blues,
Margarita, Yes, I didn’t, Ressaca Greg
Houben (tp), Fabian Fiorini (p), Cédric Raymond (b), Hans Van
Oosterhout (dm) Enregistré
en juillet 2013, lieu non précisé Durée :
1h 03’ 51 ‘’ Igloo
Records 249 (Socadisc)
De nos
jours les albums concepts fleurissent à toute période de l’année.
Dans un siècle où l’image est reine, ce Bees and Bumblebees
nous démontre presque que le jazz pourrait s’apparenter à une
programmation, aussi méthodique que celle des abeilles au sein d’une
ruche. Tout comme celle des hommes au sein d’une société bien
pensée ou plus exactement, bien pensante, et parfois loin des
réalités tangibles de l’existence humaine où l’uniformisation
est une tendance dominante aujourd’hui. C’est
à cet esprit que les compositions originales de Greg Houben et
Fabian Fiorini peuvent nous laisser penser. À la trompette Greg
Houben développe un son velouté dans l’esprit Chet Baker, au
piano Fabian Fiorini a de belles envolées. Hans Van Oosterhout sait
nous faire apprécier la subtilité de sa frappe notamment avec son
jeu de balais dans « Sweet
Yellow Jen » et à la
contrebasse, Cedric Raymond émeut par un toucher précis et un son
subtil. Malheureusement la musique n’arrive guère à décoller,
sans doute par trop de formalisations. Ce qui pourrait presque la
rendre mielleuse sans qu’elle manque pour autant d’élégance ou
de charme. On regrette parfois le peu d’audace musicale et une
certaine inhibition dans l’écoute collective, une absence de
prises de risque, ce qui a tendance à produire une musique
légèrement stérile. La jaquette quant à elle est à double
tranchant. On peut y voir quelque chose d’amusant, même si l’on
ne comprend bien pas ce qu’abeilles et bourdons ont à faire avec
le jazz. On peut aussi y déceler, éventuellement, le renvoi aux
pages sombres de l’histoire afro-américaine. Un disque malgré
tout relativement équanime, auquel manque quand même un souffle de
liberté. Il reste agréable à entendre et à écouter et ne
manquera pas d’enchanter les amateurs de douceur et de tendresse.
Love For Sale, I Wish I Knew, It's
Impossible, Billy Boy, Dear Old Stockholm, If I'm Lucky, Blues in
BeBop, On Green Dolphin Street, Straight No Chaser, On a Clear Day,
The Christmas Song, The Best Things in Life Are Free, Never Let Me
Go, Autumn Leaves, Bag's Groove, It's All Right With Me/The ThemeRed Garland (p), Leroy Vinnegar (b),
Philly Joe Jones (dm) Enregistré du 6 au 10 décembre 1977,
San Francisco Durée : 58' 46'' et 1h 10' 38'' Elemental Music 5990426 (Distrijazz)
Produit par Zev Feldman et Todd Barkan,
le fondateur du Keystone Korner où ont été enregistrées ces
plages (Jazz Hot n°671), voici un extraordinaire trio dans
les meilleures conditions de création, dans un club légendaire de
la Côte Ouest, tenu par un patron légendaire de 1972 à 1983,
réunissant le splendide Red Garland, un monument du piano jazz,
magnifiquement entouré par Leroy Vinnegar et l’extraordinaire
Philly Joe Jones. Ils sont capables de vous faire passer « Christmas
Song » pour un standard essentiel du jazz, car tout ce qu’ils
abordent devient de l’or, c’est-à-dire pour les amateurs de
jazz, du swing, du blues, de la poésie avec ce sens de la perfection
qui appartient aux plus grands trios de l’histoire du jazz. C’est
avec ces trios que se sont établis une partie des fondamentaux
esthétiques du jazz dans ce qu’il a de meilleur. Ici, la
conversation musicale entre trois musiciens d’exception, dans la
force de l’âge de leur création (Red Garland est né en 1923,
Leroy Vinnegr en 1928 et Philly Joe Jones en 1923), élève le jazz à
des sommets et sert de matrice à une riche descendance.
Todd Barkan et Zev Feldman en rééditant
ces enregistrements de l’âge d’or du célèbre club de la Côte
Ouest sont bien ces passionnés généreux que nous avons découvert
dans l’interview du numéro anniversaire de Todd.
En ajoutant un excellent livret de 44
pages à cette production, ils démontrent qu’on peut toujours
produire du jazz de la meilleure des façons, du grand jazz, inédit
jusqu’à ce jour, en faisant une belle production, en faisant appel
aussi à l’activité des amateurs, en leur apportant ce supplément
d’informations qui développent la passion du jazz plus que sa
simple consommation. Kenny Washington est ainsi le
consultant musical et apporte une longue contribution à propos de
Red Garland, et les réflexions d’un musicien savant sont
essentielles. Il remarque ainsi que Red Garland, c’est le sing et
le feeling d’abord, que Philly Joe, c’est la plus belle synthèse
de la batterie jazz de Jo Jones à Max Roach. Il y a également la reprise d’un
texte de Doug Ramsey de 1979 à propos de ce retour musical de Red
Garland en 1977, après une interruption de carrière. Zev Feldman s’entretient également
avec Don Schlitten, grand producteur lui-même (Signal, Cobblestone
Records avec Joe Fields, etc.) et excellent photographe, et
l’introduction est due à l’excellent Benny Green, splendide
pianiste et leader de trios, héritier justement de cette tradition,
qui raconte sa découverte du Keystone Korner, et l’importance que
ce lieu et ce trio ont eu sur son propre itinéraire. Todd Barkan en introduction nous
rappelle que Red Garland s’est produit une demi-douzaine de fois
chez lui, entre 1972 et 1980 et quelques-uns des géants du jazz
qu’il a côtoyés. Au total, une belle production, éditée
avec des arguments documentaires et sonores (bonne restitution) qui
la rende absolument indispensable ! Merci à Todd et à Zev.
Shake It, Don't Break It, Runnin' Wild,
Ah Moore, Estate, The Nearness of You, Apple Honey, Sweet Georgia
Brown, If I Ever Love Again, Easy Does It Scott Hamilton (ts), Rossano Sportiello
(p), Hassan Shakur (b), Chuck Riggs (dm) Enregistré les 12-13 février 2013,
New York Durée : 1h 08' 21'' Smalls Live 0040 (www.smallslive.com)
Scott Hamilton dans la tradition des
grands ténors du jazz démontre qu’aujourd’hui, le temps
passant, on peut synthétiser plusieurs époques du jazz qui
réunissent les éléments constitutifs du jazz, que le temps ne fait
rien à l’affaire, « quand on est jazz, on est jazz ». C’est un peu le discours qu’on
pouvait lire entre les lignes de l’interview de Rossano Sportiello
(Jazz Hot n°671), épris de la grande tradition du piano jazz
de toutes les époques, pianiste classé dans le jazz classique mais
qui démontre ici qu’il a écouté le jazz de Earl Hines à Kenny
Barron, et qu’il est capable de mettre en œuvre toutes ses
ressources avec une sonorité qui n’est ni ancienne, ni moderne
mais simplement jazz, la sienne. La session rythmique fait ce qu’elle
doit pour permettre un bel enregistrement qui n’apporte sans doute
rien de neuf, mais rien de redondant ou de "vieux" :
simplement du jazz de belle facture, par des artistes de haut vol. Au
répertoire Erroll Garner, Al Cohn, Woody Herman (en fait un « I
Got Rhythm »), Sy Oliver, mais aussi un « Estate »
peut-être inspiré par l’Italien du groupe, « The Nearness
of You » ou « Sweet Georgia Brown », standards
joués dans le style lyrique et intemporel du grand ténor, bien
soutenu par un bon trio. Le jazz, tout le jazz, rien que le jazz !
My Ship, Minor Shift, I
Be Blue, Blues for PW, Eddie Harris Ian Hendrickson-Smith
(as), David Hazeltine (p), Mike Karn (b), Joe Strasser (dm) Enregistré les 17 et 18
janvier 2014, New York Durée : 47' Smalls Live 0043
(www.smallslive.com)
Ian Hendrickson-Smith est un
passionné : son engagement musical est caractéristique d’une
démarche qui ne s’embarrasse pas de grands discours et se contente
de plonger dans la matière sonore elle-même. L’enthousiasme
palpable du public traduit l’enthousiasme du saxophoniste lui-même
qui délivre un set bluesy et chaleureux, rempli de subtilité et de
nuances toujours viriles. Originaire de New Orleans, Ian
Hendrickson-Smith a toujours fréquenté des musiciens proches du
blues (Etta Jones, Dr. Lonnie Smith ; il a même joué dans des
cadres soul-funk, avec Fred Wesley, Al Green, Sharon Jones, Amy
Winehouse). Son lyrisme à la Sonny Stitt-Cannonball évoque parfois
Jesse Davis. Il possède en tout cas la chaleur vibrante nécessaire
pour s’exprimer dans ce contexte. Après un « My Ship »
medium sensible, « Minor Shift », comme les deux autres
compositions de Hazeltine, passe à la vitesse supérieure en termes
de tension et d’agressivité mais l’altiste conserve néanmoins
toujours une approche mélodique. L’accompagnement de David
Hazeltine est dynamique et attentif, comme ses interventions en
soliste, toujours très rythmiques. Mike Karn possède une belle
présence et Joe Strasser une classe indéniable, avec un drumming à
la fois classique et passionnant, aux relances inspirées. Après la
ballade touchante « I Be Blue », « Blues for PW »
est un morceau parkérien (façon « Blues for Alice ») et
le blues funky « Eddie Harris » permet une clôture
parfaite du set. De l’entrain, de la fougue et du blues – what’s
not to like ?
Istanbounce,
Anna Atoll Part 1 and 2, Suan’s Return, Stable Mates, High-Fly,
Bo-Bun’s Groove, Round Midnight, Night In Tunisia, Just in Time,
Four, Our Love Is Here To Stay, Ta pedia tou pirea, The Speech Jean-Loup
Longnon (tp), Pascal Gaubert (ts), Ludovic Allainmat (p), Fabien
Marcoz (b), Frédéric Delestré (dm) + guests détaillés sur le
livret Enregistré
à Dreux (28), date non précisée Durée :
1h 07' 17'' JLLBB
0002011 (www.longnon.com)
La
France a toujours pu s’enorgueillir d’avoir donné le jour à
d’excellents trompettistes de jazz. Citons dans le passé :
Philippe Brun, Aimé Barelli, Christian Bellest, Roger Guérin, Guy
Longnon et quelques autres, et parmi une bonne demi douzaine
aujourd’hui, le neveu du dernier nommé Jean-Loup Longnon, qui
vient de nous offrir ce Just
in Time qui sent bon le
jazz tel qu’en lui-même l’éternité ne devrait pas le changer. D’entrée
Jean-Loup Longnon nous annonce qu’il ose enfin s’attaquer à la
formule du quintet, et il a bien fait tant c’est une réussite. Et
bien sûr, comme il le dit, ses vieux démons lui ont fait inviter
sur quelques plages des complices de toujours et des sections de
cuivre et de cordes. Mais l’essentiel s’exprime en quintet. Le
disque démarre par un étrange et plaisant « Istanbounce »
mélangeant alternativement des phrases latino, turques, jazz. Et ça
swingue façon Basie avec un long solo de trompette bouchée très
fluide sur la rythmique, puis c’est le ténor, le piano. D’entrée
c’est gagné, on est accro ! On appréciera l’apparente
facilité, la vélocité du trompettiste sur tous les registres et
toute la tessiture, la sonorité somptueuse, et l’inspiration dans
les impros. Côté écriture ce n’est pas mal non plus, ses propres
compos sont riches, et il a su ré-harmoniser, transformer les
standards, sans un hiatus entre eux et ses propres compositions. Côté
standards « Round Midnight » avec un admirable solo
trompette ouverte, et la reprise avec la sourdine sur un autre
rythme. Ou encore « Stable Mates » de Golson sur une
harmonisation entre Jazz Messengers et Birth of the Cool, et la
prestation de Nicolas Folmer, autre trompettiste de premier plan, ce
qui permet de comparer les deux styles. Ou encore « Night in
Tunisia » décalé avec une pompe de grande classe du bassiste,
un solo de batterie ad’hoc, une sonnerie de trompette militaire, un
passage genre « Travadja la moukhère » et un final
fulgurant. « Anne Atoll » de Longnon nous vaut d’abord
un unisson assez bop, et après un solo de piano très volubile, un
scat magnifique de Christelle Peirera, avec un batteur flamboyant. Il
donne au morceau d’origine grec « Ta pedia tou pirea »
(Les Enfants du Pirée) un côté brésilien avec une grande
formation, ça devient une véritable bossa. « Four » de
Miles Davis nous permet d’apprécier une chanteuse, Sibel Kose,
dans le sillage de Mimi Perrin : remarquable, ainsi que le
chase : Voix-Batterie-trompette. On retrouve Sibel Kose, belle
voix grave et chaude, distillant façon grande époque la
ballade « Our Love Is Here to Stay ». Et
pour terminer ce disque en beauté jean-Loup Longon s’empare d’une
de se compostions « The Speech » pour un scat
étourdissant entre Bobby McFerrin, André Minvielle et Daniel Huck,
avec un beau passage en contraste : cordes rubato, scat en
swing, puis ça repart swing pour tout le monde. Attention, ne pas
arrêter le disque après ce qui semble la fin, car après un silence
ça repart. Du
jazz comme on l’aime, des solistes inspirés, une belle écriture
personnelle, des arrangements qui mettent en joie, avec une section
rythmique qui swingue, et c’est tout. Et c’est beaucoup. C’est
tout, effectivement.
Procession,
Everything Must Change, While We’re Young, Ac-cent-tchu-ate the
Positive, If He Walked Into My Life, Somehow Life Got in the Way,
Down With Love, That’s Just the Way I Am, Why Was I Born,
Eudaimonia, Nobody Knows the Trouble I’ve Seen, A Time for
Everything Isabella
Lundgren (voc), Carl Bagge (p), Niklas Fernqvist (b), Daniel
Fredriksson (dm) + The Nordic Chamber Orchestra Date et
lieu d’enregistrement non précisés Durée :
1h 03' 36'' Ladybird
79556835 (www.ladybird.se)
Lecteurs
attentifs de Jazz Hot,
vous avez déjà entendu parler d’Isabella Lundgren : la
première fois dans le compte-rendu du festival de jazz d’Ystad de
2013 et plus récemment dans celui de la fête des 80 ans de notre
revue. Inconnue du public parisien, la Suédoise y avait d’ailleurs
fait sensation par sa voix claire mais forte et des intonations
évoquant par moments Billie Holiday, mais sans volonté d’imitation.
Après It Had to Be You,
sorti en 2012, la demoiselle nous propose ici son deuxième disque,
Somehow Life Got in the Way,
un recueil de standards et d’originaux. Outre son quartet habituel
(Carl Bagge, Niklas Fernqvist et Daniel Fredriksson, accompagnateurs
impeccables), Isabella s’est entourée du Nordic Chamber Orchestra,
dirigé par Mats Halling, qui est également l’auteur du morceau
éponyme. Un album à cordes donc, mais qui, fort heureusement, évite
les étirements sirupeux. Les arrangements sont sobres, entre jazz et
comédie musicale (très gershwinien « He Walked Into My
Life »), les cuivres apportent du contraste et la rythmique
swingue comme il faut.
Passé
le court morceau d’introduction (« Procession ») un peu
planant (et sans intérêt), Isabella Lundgren capte d’emblée
l’attention de l’auditeur avec « Everything Must Change »
dont l’ambiance nous rappelle Lady
in Satin de Billie Holiday.
Ce sont essentiellement de belles ballades dans l’esprit Broadway
qui jalonnent ce disque, faisant la part belle aux cordes (comme
« While We’re Young » ou « That’s Just the Way
I Am »), mais sur lequel s’impose le timbre séduisant
d’Isabella. Seul le titre qui clôt le disque (« A Time for
Everything ») oublie de swinguer, passant ainsi du côté de la
variété (américaine certes). A l’inverse, on retiendra une
composition enlevée (« Ac-cent-tchu-ate the Positive »)
où s’instaure un bon dialogue avec le tromboniste (Dicken
Hedrenius) et, dans la même veine, « Down With Love » et
« Why Was I Born » (très Quincy Jones). On retiendra
également une interprétation intéressante de « Nobody Knows
the Trouble I’ve Seen » qui, malgré un traitement plus
comédie musicale que jazz, est une des jolies réussites de cet
opus.
Lecteurs
attentifs et curieux de Jazz
Hot, écoutez avec
attention cette jeune femme surprenante que nous espérons revoir
bientôt par chez nous. Car c’est sur scène et sur du jazz (du
vrai) qu’elle prend toute sa dimension.
Terra, Funny Peculiar,
Burning Bright, Noctilucent, La Manzana, Fire Waltz, Last of the
Wild, There You Go, In the Woods, The Source, Minor Deeds
Tom McClung (p), Mátyás
Szandai (b), Mourad Benhammou (dm) Enregistré le 14 octobre
2013 et le 27 février 2014, Le Pré St Gervais (93) Durée : 1h 05' Archie Ball 1502
(Harmonia Mundi)
On connaît bien en France
le pianiste de Boston. Accompagnateur régulier d’Archie Shepp, il
avait précédemment signé un beau duo avec le saxophoniste ténor
Jean-Jacques Elangué (This Is You). Il aborde ici le trio
avec assurance, développant une musique affirmée où l’on
reconnaît son univers, à la fois énergique, lyrique et sans
frontières stylistiques. Il laisse ici libre cours à son penchant
pour les couleurs les plus variées, énigmatiques (« Terra »),
calypso (« La Manzana »), tynériennes (« Burning
Bright »), méditatives (« Noctilucent », « The
Source »), free (Into the Woods »), bossa romantique
(« There You Go »), ou funky (« Last of the
Wild »). La confluence d’influences Mal Waldron-Monk est
nette (« Funny Peculiar ») mais sans systématisme ni
affectation et l’on apprécie la constante présence du blues sous
les doigts malicieux du leader. La superbe « Fire Waltz »
de Waldron est du reste magnifiquement interprétée. L’écoute de
Mourad Benhammou est sans faille et sa sonorité très aérée est
parfaitement adaptée à ce trio. Quant à Mátyás Szandai, il
s’exprime avec vigueur dans un style qui n’est pas sans évoquer
Avery Sharpe ou Buster Williams. Son beau parcours témoigne de
rencontres avec Shepp, David Murray, Herbie
Mann, Chico Freeman, Hamid Drake, William Parker, Rob Brown ou Robin
Eubanks. Le
morceau final « Minor Deeds » est véritablement
burning, par son tempo comme par son inspiration mordante. Il
conclue un bel album, qui ne manque ni de caractère ni de maturité,
et rend – enfin – justice au talent de Tom McClung.
Fog,
Growlin’ Dan, Stepsisters’ Lament, Look at Me, Wives and Lovers, Left
Over, The Trolley Song, Monday, What’s the Matter Now?, Le Mal de vivre,
Something’s coming, Underling Cécile McLorin Salvant (voc), Aaron Diehl (p), Paul sikivie (b), Lawrence Leathers (dm) Enregistré le 23 août 2014, New York Durée : 52’ 44” Mack Avenue 1095 (mackavenue.com et cecilemclorinsalvant.com)
On
ne présente déjà plus Cécile McLorin Salvant qui fait les beaux jours
de toutes les scènes américaines et européennes (ou elle se démultiplie,
cf. nos comptes rendus), malgré son âge, et après un envol fulgurant
tant son talent est éclatant, évident, jazz sans équivoque, original
sans l’ombre d’une écoute. Elle continue un parcours d’excellence
avec ce nouvel enregistrement, une petite merveille car l’exigence et la
personnalité de cette chanteuse, hors normes actuelles, vont au-delà de
ce qu’on pourrait attendre dans une époque où les grands producteurs
ont disparu. Mais voilà, Cécile McLorin Salvant réussit pour l’instant
là où beaucoup se perdent par manque d’encadrement jazz. Double miracle
donc, celui d’une voix comme le jazz et l’art vocal en a très peu connu
sur le plan de la qualité, et celui d’une personne d’une maturité
artistique confondante. Dans ce disque, où elle est magnifiquement
entourée par un Aaron Diehl qui confirme lui aussi un talent d’exception
au sein d’une bonne section rythmique, la construction du répertoire
est une vraie réussite, alternant standards et originaux sans faiblesse,
et c’est là, encore, un des talents de cette perle rare: ses
compositions et textes sont d’une beauté fulgurante («Fog», «Look at
Me», « Monday », «Left Over», «Underling»), et rien ne les distingue de
standards confirmés par le temps dont le choix est lui aussi non
seulement original (ils sont rares) mais aussi varié; car Cécile McLorin
Salvant semble pouvoir, comme Ella Fitzgerald, tout interpréter sans
fadeur ni artificialité (de Blanche Calloway à Bacharach); une
performance en soi. A noter une bonne version d’une belle chanson
française de Barbara («Le Mal de vivre»), traditionnel aparté dans la
langue de Molière de la chanteuse franco-américaine, sans accent et avec
profondeur. L’interprétation, magnifiée par une voix splendide aux
effets infinis –les growls, les vibratos de toutes natures, l’étendue du
registre, témoignent de la virtuosité bien utilisée–, intensifiée par
l’authenticité de l’expression, mise en valeur par un accompagnement
«aux petits-oignons» d’Aaron Diehl, rend ce disque non seulement
attachant mais aussi indispensable au jazz, comme le sont les grands
classiques des enregistrements du jazz de toutes les époques. On
réécoutera ce disque dans cinquante ans avec toujours autant de plaisir. Les
superlatifs sont de mise quand on rencontre une jeune artiste d’une
telle intensité et d’une telle intégrité artistique, d’une telle
capacité créative, dans une époque qui en manque singulièrement. En
mettant la barre toujours plus haut, sur le plan de l’expression en
particulier qui expose l’ensemble de ses qualités, Cécile McLorin
Salvant s’impose pour la suite un challenge d’excellence excitant comme
on n’en a pas vu dans le jazz vocal depuis les grandes voix de l’âge
d’or, et elle contribue à élever le niveau du jazz vocal et du jazz tout
court. On doit aussi la remercier pour ça, car c’est une vraie
responsabilité, celle toujours prise par les plus grands artistes des
générations précédentes, de Louis Armstrong à Wynton Marsalis en passant
par ses grandes sœurs Ella et Billie, de ne jamais sombrer dans la
complaisance. Elle est de cette trempe!
Laurent Mignard Duke Orchestra Duke Ellington Sacred Concert
CD :
Praise God, Tell Me It's The Truth, Come Sunday, In the Beginning
God, Almighty/Choral, The Shepherd, Heaven, It's Freedom, Meditation,
Every Man Prays, The Lord's Prayer, Praise God and Dance DVD :
Praise God, A Glimpse of God, Something About Believing, Reading the
Bible, In the Beginning God, Almighty, Pastor John G. Gensel, The
Shepherd, Optimist, Tell Me It's The Truth, Come Sunday, Every Man
Prays, The Lord's Prayer, Heaven, It's Freedom, Communication,
Meditation, David Danced Before the Lord, Love, Is God a Three Letter
Word for Love, Mistakes, Father Forgive, Praise God and Dance Laurent
Mignard Duke Orchestra : Laurent Mignard (lead), Claude Egea,
Sylvain Gontard, Jérôme Etchéberry, Richard Blanchet (tp) Fidel
Fourneyron, Michaël Ballue, Jerry Edwards (tb), Didier Desbois,
Aurélie Tropez (as, cl), Olivier Defaÿs (ts), Carl Schlosser (ts),
Philippe Chagne (bs, bcl), Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet (b),
Julie Saury (dm), Mercedes
Ellington (speak), Emmanuel Pi Djob, Nicole Rochelle, Sylvia Howard
(voc), Fabien Ruiz (tap dance) + Les Voix en Mouvement, Gospel
Attitude Mantes-la-Jolie, White Spirit Viroflay, Chœur de La
Celle-Saint-Cloud, Chœur de SAGE Enregistré
le 1er
octobre 2014, Paris Durée :
1h 17' 57'' (CD) + 1h 51' 17'' (DVD) Juste
une Trace AM2015002 (Socadisc)
Dans
son autobiographie, Music
Is My Mistress,
Duke Ellington évoque en un chapitre les pièces habituellement
désignées Sacred
Concerts
de son répertoire. A quarante ans de distance, elles apparaissent
évidentes dans l’ensemble esthétique de son œuvre. La
Sacred
Music
de Duke n’est pas une pièce originale formellement composée ;
elle a été élaborée sur trente ans (1945-1973), même si la plus
grande partie a été composée entre 1965 et 1973 ;
réagencement en trois temps principaux que les collectionneurs
désignent sous les titres de trois albums phonographiques : A
Concert of Sacred
Music
(1965), Second
Sacred Concert
(1968) et Third
Sacred Concert
(1975) publié après la mort du maestro
le 24 mai 1974. Ils sont le résultat de l’opportunité offerte
par le révérend
John S. Yaryan pour inaugurer la Grace
Cathedral
de San Francisco.Black
Brown and Beige
déjà composée en 1943préfigure
déjà cette esthétique sacrée dont il est nourri. Et les dix
dernières années de sa vie, Ellington a souvent dit que ces
concerts étaient les plus importants de sa production. Comme
les Suites, les jazz
fans
ont longtemps vu dans ces longues compositions de Duke, la
manifestation d’une volonté d’imitation de la musique classique
européenne blanche, voire une forme de mégalo ! Après
avoir exploré sa musique profane, Laurent Mignard s’attaque, dans
son approche globale d’Ellington, à sa musique sacrée. Ce coffret
comprend CD et DVD. L’enregistrement sonore donne un digest
significatif du répertoire ; le DVD, captation du concert donné
à La Madeleine le 1er
octobre 2014, rend compte, dans une excellente prise de vue, de la
nature du concert. Le
Duke Orchestra reprend ici une quinzaine de pièces – composées en
1945 (1), 1963 (1), 1965 (1), 1966 (1), 1968 (6), 1972 (2) et 1973
(1) – sur les trente-six que comptaient les trois albums originaux,
dont un inédit, le choral associé à « Almighty
God ».
La sélection des titres est pertinente en ce qu’elle donne
l’essentiel de l’œuvre dans ce langage musical d’Ellington.
Elle illustre, avec les récitatifs extraits de l’ouvrage de Duke
dits par sa petite fille Mercedes, la foi du compositeur. Ce
réagencement donne à cet opus l’unité d’une œuvre composée
que chaque album, constitué de pièces de concert et pris
individuellement, ne présentait pas de manière si évidente. Les
six ensembles, de plus de cinquante artistes, présentent une belle
cohésion. La mise en place est solide. Les partitions exigeaient une
certaine assimilation des intentions du compositeur. Le dialogue de
l’orchestre et des chœurs est équilibré. Les solistes sont
excellents. Les chanteurs assurent. Emmanuel Pi Djob, qui tient la
partie de Tony Watkins chez Ellington, possède une belle voix de
baryton et est bien dans son sujet (« In
the Beginning God »).
Nicolle Rochelle, qui reprend les parties autrefois assurées par
Alice Babs, vit avec passion (« Praise
God and Dance »)
et inspiration (« Heaven »)
ses interventions. Sylvia Howard, qui chante avec ferveur « Something
about Believing »,
est à la fois émue et émouvante dans « Come
Sunday ».
Les solistes de l’orchestre, Fidel Fourneyron (tb), Michael Ballue
(tb), Olivier Defaÿs (ts), comme Didier Desbois (as), Aurélie
Tropez (cl) et Philippe Chagne (bs) ne sont pas en reste ; ils
interviennent avec pertinence et sensibilité. Carl Schlosser (ts) a
la générosité torturée de Paul Gonsalves ; Jérôme
Etchéberry (tp, « The Shepherd »), retrouve l’esprit
de Cootie. La section rythmique exceptionnelle tient l’édifice.
Bruno Rousselet (b) est rigoureux dans la mise. July Saury maîtrise
le langage du jazz et swingue avec une palette de couleurs non
étrangère à l’originalité de ce grand orchestre. Musicologue
averti d’Ellington, Philippe Milanta respecte les équilibres de
cette musique dans ses interventions, parfois assez exceptionnelle
(« Meditation »), en tant que pianiste. La
réalisation de cet album magnifique doit aux protagonistes,
chanteurs et musiciens d’avoir su respecter l’esprit de l’œuvre.
Mais l’énorme travail de préparation et d’organisation de
Laurent Mignard et de toute l’équipe y a beaucoup contribué :
chef d’orchestre accompli, certes, mais fonction de chef
d’entreprise, moins connu de Duke, aussi. Ecouter
cette musique sur le CD évitera de se laisser distraire de ses
beautés. Admirer en DVD le spectacle musical magnifique d’un peu
moins de deux heures dans le cadre exceptionnel d’un superbe édifice
religieux du 18e
siècle fera appréhender l’indispensable coordination dans la
conception de cette belle réalisation. Bravo !
La musique d’Ellington le mérite.
Antoinette Montague World Peace in the Key of Jazz
Ain’t
Gonna Let Nobody Turn Me Round, Imagine, If I Had a Hammer, Hard
Times, God Bless the Child, How I Got Over, Here’s to Life, Oh What
a Beautiful Morning, All This Love Is Waiting, And So It Is, How I
Got Over, What the World Needs Now Antoinette
Montague (voc), Jay Hoggard (vib), Solomon Hicks (g), Bill Easley
(fl), Danny Mixon (p), Paul Beaudry (b), Winard Harper (dm, perc) Date et
lieu d’enregistrement non précisés Durée :
54' 48'' Autoproduit
(www.antoinettemontague.com)
Originaire
de Newark (New Jersey), biberonnée aux disques d’Ella Fitzgerald,
de Nat King Cole et de la Motown, protégée d’Etta Jones,
Antoinette Montague est une vraie chanteuse de jazz. Le jazz est son
expression, naturelle ; elle swingue comme elle respire. Sur cet
album autoproduit (les majors sont trop occupées avec Melody Gardot
et autres produits marketing pour s’occuper d’elle… et tant
mieux !), la diva s’adonne à un exercice délicat : des
reprises issues de la musique populaire, de la variété, voire de la
pop, réarrangées jazz. Vous me direz que beaucoup de standards ne
sont jamais, à l’origine, que des chansons de Broadway. Et en
effet, rien n’empêche que le corpus du jazz continue de s’enrichir
avec des titres qui ne lui étaient pas a priori destinés. Encore
faut-il que ceux-ci s’y prêtent et que l’arrangeur et
l’interprète parviennent à s’approprier la mélodie. Evacuons
d’emblée le cas des musiciens qui n’ayant pas de culture jazz de
naissance prennent ce biais pour faire "leur" jazz. Les
plus grands artistes (Basie, Ella, Ray Charles, entre autres) n’ont
généralement pas livré dans cette entreprise leurs œuvres les
plus intéressantes, même si le résultat pouvait être plaisant.
Pour
autant,
Antoinette Montague se tire plutôt bien de cette gageure. La
reprise la plus surprenante est dans doute « Imagine » de
John Lennon. Après les premières mesures de piano rappelant la
version d’origine, la chanson est traitée sur un mode latin, très
rythmé. Et ça fonctionne ! Autre morceau de bravoure, « If
I Had a Hammer » auquel est accolé « We Shall
Overcome ». « What the World Needs Now » de Burt
Bacharach est abordé avec moins de fantaisie mais Danny Mixon y est
impérial, donnant tout son sel à cette bluette qui pouvait filer
l’ennui. Winard Harper et Bill Easley sont également des atouts
maîtres de ce disque qui ne s’embourbe pas dans la variété
jazzy. Quelques titres relèvent tout de même du répertoire jazz ou
gospel, comme le très beau « God Bless the Child » où
Antoinette Montague donne le meilleur. En somme, voilà une galette
qui, bien qu’un peu inégale, s’écoute avec un réel plaisir et offre une
occasion de découvrir une grande chanteuse, malheureusement méconnue
sous nos cieux.
In the Meanwhile, The Light
Shall Come, No Terminus, Sango And Oshun, Blue Flamingo, Ours In
Paradise, Rêve sur la terre du milieu Etienne Richard (p), Fred
Delplancq (ts), Bilou Doneux (dm), Chris Mentens (b), Nicola
Lancerotti (b) + Jean-Paul Estievenart (tp), Manu Domergue (voc,
mellophone) Enregistré le 10 octobre
2010 et les 21 et 22 février 2014, lieux non précisés Durée : 56' 51'' Art Plus
(www.myspace.com/novibrato)
Etienne Richard a mis trois
ans pour publier en autoproduction un quatrième opus comprenant six
compositions. Nul n’est prophète auprès des producteurs agréés
par le Ministère de sa Région ! Etienne le sait bien, lui qui
rencontre plus de succès avec son groupe lors de tournées d’été
en France qu’autour et alentour des salles belges subventionnées.
Monsieur Richard sait aussi qu’il n’est pas le meilleur pianiste
du royaume, mais il est un bon leader ; ses compositions sont
bien charpentées, avec beaucoup de respect pour l’héritage. La
fidélité de ses excellents solistes (Estievenart, Delplancq)
témoigne, si besoin est, de la considération qu’il rencontre à
la tête d’un combo qui réfère assez bien aux Messengers d’Horace
Silver (« Blue Flamingo »). Manu Domergue, jouant et
chantant en invité sur « The Light Shall Come » (sa
composition), apporte une touche originale et réjouissante. J’aime
la perfect touch de Chris Mentens (« Rêve sur la
terre… »), le jeu clair de Nicola Lancerotti (« No
Terminus », « Ours in Paradise »), l’inventivité
de Jean-Paul Estievenart, l’amplitude du son de Fred Delplancq
(« Blue Flamingo », « Rêve sur la terre… »)
et ses transgressions coltraniennes (solo sur « Ours In
Paradise »). J’aime aussi la spontanéité de Bilou Doneux –
même si, avec Chris Mentens il a parfois tendance à presser le
tempo (« In the Meanwhile »). No Vibrato est un groupe
qu’on aimerait écouter plus souvent en Belgique – et pas
seulement au Sounds de Bruxelles. Pourquoi faudrait-il toujours
heurter par des exploits harmoniques ? Etienne Richard tient le cap.
Il le tient bien !
A Forest, In Your House, The
Caterpillar, In Between Days, A Reflexion, Killing an Arab, Just Like
Heaven & Close to Me, Lullaby, Boys Don’t Cry Pierrick Pédron (as), Thomas Bramerie
(b), Franck Aghulon (dm), Médéric Collignon (p), Thomas de
Pourquery (voc), Ghamri Boubaker (Zorna algéroise, algerian flute) Enregistré le 4 janvier 2014, Paris Durée : 43' 55'' ACT 9554-2 (Harmonia Mundi)
Reprenant aux Studios Mercredi 9 la
formule qu’il avait adoptée pour son précédent album chez ACT,
avec Thomas Bramerie (b) et Franck Aghulon (dm), le saxophoniste alto
Pierrick Pédron s’est lancé avec ce sixième opus dans
l’exploration de la musique d’un groupe britannique qui eut son
heure de gloire auprès des collégiens en rupture de ban dans les
années 80 et 90, The Cure. Cet album est un exercice de style qui
prend pour prétexte neuf morceaux enregistrés par ce groupe depuis
la fin des années 1970. Au plan musical et particulièrement
jazzique, le résultat s’avère d’une grande pauvreté. La
musique de cet album relève du verbiage et de la logorrhée ;
le répétitif, qui se donne comme économie esthétique, masque la
pauvreté du langage ; l’outrance dans l’expression sans
nuance tient lieu d’objet et l’insignifiance de matière
exotique. Lorsque la culture existait encore dans notre société,
ces productions sans racines étaient classées dans « musique
de genre ». Il convient de s’interroger :
pourquoi classer ce type de production dans la catégorie « jazz » ?
Surtout, pourquoi certains musiciens de jazz se prêtent-ils à ces
opérations et/ou pourquoi éprouvent-ils le besoin d’emprunter le
répertoire de la variété ? Si le jazz est une façon de jouer
la musique (swing et hot), toutes les musiques ne conviennent pas ou
ne supportent pas un traitement jazzique. Certes, les standards de
Broadway constituent-ils une part importante du répertoire du jazz.
Mais, parce que composés dans la même civilisation, américaine,
ils purent y être adaptés ; leur parenté formelle, avec la
musique afro-américaine, et leur contenu musical (écrits par de
vrais compositeurs) comportaient en eux-mêmes une réelle richesse
harmonique et structurelle qui le permettait. La tentation fut forte,
dans les années 60 d’aller au plus facile en taquinant les hits du
show business ; le Count lui-même ne résista pas à celle de
courir après le succès des Beatles. Et si, en son temps, Basie
Beatle Bag (Verve, 1966) arrangé par Chico O’Farrill, voire
Basie on the Beatles (Waw Times, 1969), eurent-ils quelque
succès auprès des yéyés, ces albums ne figurent, en termes de
jazz, que comme des curiosités dans son œuvre. La musique anglaise,
européenne, ne présente pas les mêmes capacités d’adaptation au
swing du jazz, à l'inverse du rock'n'roll américain qui est un
héritier de la musique populaire noire (Ray Charles l’a quelques
fois traité ainsi). Après le formidable Kubic’s Monk,
nous espérions autre chose de Pierrick Pédron et de ses complices.
Donc, attendons les futurs albums de Pierrick, Thomas et Frank !
Et oublions cet essai malheureux. Même au pays du rugby, impossible
était la transformation !
Little
Melonae, Eazy E, Alana's Fantasy, Jeremy Isaiah, When We Were One,
Eronel, Libra, Answering Service, Just One Of Those Things, For
Heaven's Sake Justin
Robinson (as), Michael Rodriguez (tp) Sullivan Fortner
(p), Dwayne Burno (b), Willie Jones III (dm) Enregistré
le 4 novembre 2013, New York Durée :
1h 03' 29'' Criss
Cross Jazz 1371 (www.crisscrossjazz.com)
Connu comme saxophoniste de Roy Hargrove depuis
de nombreuses années, Justin Robinson a fait partie des « jeunes
lions » qui ont revitalisé le jazz dans les années 90. Depuis
la sortie de Justin Time en 1992 (avec Kenny Barron, Lewis
Nash, Stephen Scott, Eddie Henderson…), la carrière en leader du
new-yorkais a été relativement modeste et il est paradoxalement peu
reconnu pour lui-même. Il s’inscrit dans une très belle lignée
d’altistes qui démarre avec Jackie McLean, James Spaulding, Gary
Bartz, Joe Ford, et se prolonge jusqu’à Kenny Garrett, Antonio
Hart ou Tim Green. Cet album correspond à son esthétique :
vigoureux et d’un classicisme post-coltranien batailleur. Le
lyrisme de Justin Robinson s’appuie sur une sonorité pleine et
acerbe, prompte aux dérapages sonores enflammés. On comprend que
« Little Melonae » soit le premier morceau du disque :
l’entame de solo du leader est d’un mordant acéré qui pose son
homme ! L’album se présente comme un hommage au regretté
Dwayne Burno, dont la contrebasse assurée se fait effectivement
sentir de manière majestueuse car il apporte un ancrage qui n’est
pas seulement rythmique mais repose également sur la puissance de sa
sonorité et son autorité harmonique. Sullivan Fortner (qui vient de
la New Orleans et est lui aussi accompagnateur de Roy Hargrove, comme
Willie Jones III) est inspiré par Hancock, Corea, Tyner et s’exprime
avec une clarté dont les audaces harmoniques fonctionnent bien avec
le style de Robinson. Michael Rodriguez semble porté vers le côté
plus poétique de la trompette moderne (Miles, Edddie Henderson, même
si le style doit aussi à Hubbard et Woody Shaw). On ne présente
plus le grand classique qu’est Willie Jones III dont la classe
permanente permet de mettre tout le monde en valeur. L’univers de
cet album (dédié au regretté Dwayne Burno) est séduisant, avec des ballades sombres et rares (« When
We Were One » de Griffin), un Monk enjoué (« Eronel »
où Robinson est plus parkerien), un blues de Sonny Stitt
(« Answering Service ») et uniquement deux standards. Un
artiste à redécouvrir.
Don’t Get Scared, Angel Face, Rat
Race, Bless My Soul, The Dry Cleaner From Des Moines, Goodbye Pork
Pie Hat, Don’t Explain, Tight, Familiar Dream, Shiny Stockings,
Living Room, Pra Que Discutir Com Madame, Midnight Fair, Por Toda a
Minha Vida, I’m Gonna Go Fishing, I Don’t Know Enough About You,
La Chanson de Maxence Virginie
Teychené (voc), Stéphane Bernard (p), Gérard Maurin (b),
Jean-Pierre Arnaud (dm), Eric Le Lann (tp) Enregistré
en février 2012, La Seyne sur Mer (83) Durée : 1h
18' 45'' Jazz
Village 570012 (Harmonia Mundi)
Voici
donc Virginie Teychené brillante et douce (Bright
and Sweet), et encore plus
que cela, profonde jusqu’à l’émotion des larmes, forte de sa
litote expressive, avec un groupe de musiciens en parfait accord et
d'une belle complicité, jusqu’à l’invité Eric Lelann avec son
feeling plongé aux sources du blues : toutes qualités qui
propulsent Virginie dans le petit groupe des grandes chanteuses de
jazz d’aujourd’hui. Car, oui, malgré l’incommensurable
sororité des chanteuses à travers le monde, on ne peut en mettre
qu’un nombre infime dans le cénacle des grandes vocalistes de
jazz. Dans ce disque, Virginie et ses musiciens, rendent hommage à
ces artistes, femmes et hommes, qui ont fait le chant jazz. Je n’en
citerai que quelques-uns. Dès
la première introduction, a cappella, les qualités de la chanteuse
sont là : la beauté de la voix, le swing, la décontraction,
la diction tant en anglais qu’en portugais ou en français, la
puissance et la fluidité, et par dessus tout la tenue de la note,
même dans le grave ; on peut y ajouter un scat personnel et
inspiré. Virginie possède un phrasé de saxophone, c’est flagrant
sur « Bless My Soul », démarque de « Parker’s
Mood », c’est le phrasé de Bird, c’est le chant de
Virginie, en un duo avec la contrebasse qui joue des notes graves,
profondes, dans un chant aéré et prenant. Un vrai chef-d’œuvre !
La rythmique colle au chant, le soutient et le propulse : on
pense à cette rythmique de Billie Holiday, ou encore celle de Benny
Goodman avec le même Teddy Wilson ; d’ailleurs le pianiste
est un frère d’aujourd’hui de Teddy. Le batteur est d’un
minimaliste et d’un à-propos fulgurants. Le contrebassiste, qui
est aussi l’arrangeur d’une précision et d’un aloi admirables,
semble toujours coller au souffle de la chanteuse, étant le cœur de
la rythmique, en toute simplicité. L’hommage
à Mimi Perrin (disparue en 2010), et aux Double-Six, sur « Rat
Race » est époustouflant de virtuosité et de vélocité
tranquilles, et la rythmique fuse et fume. Un désespoir de femme
amoureuse victime des infidélités de son Amour, mais qui pardonne :
N’explique rien, dit-elle, c’est le « Don’t Expain »
immortalisé par Billie Holiday. Virginie traduit ces sentiments avec
une retenue tragique, et un brin de révolte, qui touchent au cœur :
et voilà que s’envole la trompette, en écho au chant. « Shiny
Stockings » pris sur un rythme rumba, un des rares textes
d’Ella Fitzgerald, chanté dans le médium-grave, nous vaut une
merveille de solo de piano, décontracté, qui coule de source. « Por toda a minha vida » de Vinicius de Moraes
et Carlos Jobim, l’un des fleurons de la bossa-nova, est chanté
avec la parfaite décontraction languissante du genre, suivi d’un
long solo lumineux du trompettiste : osmose parfaite entre les
deux interprètes. Un bel échange trio-chanteuse sur « I’m
Gonna Go Fishing », là encore le pianiste fait merveille. Un
autre beau duo teinté blues avec Gérard Maurin à la guitare sur
« Familiar Dream » de Wynton Marsalis, avec des paroles
écrites par Virginie. Elle a aussi écrit les paroles de « Midnight
Fair » sur une musique de Maurin. Le disque se termine par « La
Chanson de Maxence » de Jacques Demy et Michel Legrand pour Les
Demoiselles de Rochefort,
une des plus belles interprétations de cette chanson. A
aucun moment Virginie n’imite, elle interprète à sa façon des
thèmes rendus célèbres par ses devanciers, leur rendant ainsi un
hommage réjouissant. Ce disque est la preuve qu’on peut encore
s’exprimer avec les données de base du jazz sans imiter, sans être
dans le musée, en trouvant sa propre voix. Virginie pourrait définir
son art en reprenant les paroles de « La Chanson de Maxence » :
« Puisque je suis artiste et que l’amour dicte sa loi ». Cet album est dédié à la mémoire du trompettiste François
Chassagnite décédé en 2011.
Sir Galahad, Reneda, Double or Nothing,
Farewell Mulgrew, Three Fall, Time and Time Again, Dance of the
Invisible Nymph, Dance Eternal Spirits Dance Billy Harper (ts), David Weiss (tp),
Donald Harrison (as), George Cables (p), Cecil McBee (b), Billy Hart
(dm) Enregistré les 5 et 6 mai 2014, New
York Durée : 1h 01' 14'' Motéma 233883 (Harmonia Mundi)
L’esthétique qui est celle des
Cookers provient de la somme d’individualités qui partagent un
ancrage générationnel dans la musique de John Coltrane et son
évolution (Donald Harrison est un peu à part, car il est plus jeune
et vient de la Nouvelle-Orléans). C’est une musique sérieuse,
âpre, rugueuse et d’une poésie un peu sombre. Intense, elle
privilégie le lyrisme et l’engagement au formalisme. La ferveur de
Billy Harper, les couleurs d’Eddie Henderson, le punch de David
Weiss, les traits de lumière de George Cables et les interventions
virulentes de Donald Harrison sont soutenues par un groove très
particulier, marqué par les ellipses de Billy Hart et Cecil McBee,
leurs accents qui préfèrent les ambiances ambiguës au swing pur.
La sonorité de Hart et McBee est en tout cas unique et immédiatement
reconnaissable. Ils produisent une rythmicité envoutante, très
propices à des atmosphères un peu violentes ou mystérieuses. Mais
cette musique comporte aussi une saine part de blues, de valse, un
balancement véhément et concentré qui ne peut qu’évoquer le
quartet de Coltrane. Il y a là une démarche authentique et d’une
grande musicalité qui consiste à donner une forme collective à des
individualités instrumentales. Le résultat est en plus surprenant
de vitalité pour un enregistrement en studio.