Dans
cette rubrique « festivals », vous pourrez accompagner, tout au long de
l'année 2016, nos correspondants lors de leurs déplacements sur
l'ensemble des festivals, où Jazz Hot est
présent, édités dans un ordre chronologique inversé (les plus récents
en tête). Certains des comptes rendus sont en version bilingue, quand
cela est possible, que vous pouvez repérer par la présence en tête de texte d'un drapeau
correspondant à la langue que vous choisissez en cliquant. Nous remercions l'ensemble des Festivals de jazz pour l'accueil de nos correspondants sachant que c'est la condition pour tous de conserver la trace d'une des scènes importantes du jazz. Les budgets étant de nos jours soumis aux contraintes de l'austérité, et parfois aux affres de l'ignorance sur ce qu'est le jazz, il importe que les acteurs du jazz conserve à l'esprit cet enjeu important qu'est l'information pour la préservation du jazz. Pouvoir faire des photos et des commentaires librement pour la presse spécialisée, et en avoir les moyens par un accueil respectueux des festivals et des autres scènes, est une des facettes de la liberté et de la richesse du jazz, et plus largement de la liberté de la presse et de la démocratie dont nous commençons à sentir parfois le manque…
Au programme des comptes-rendus:
Bruxelles, Belgique, Jazz Marathon • St-Gaudens, Haute-Garonne, Jazz en Comminges • St-Leu-La Forêt, Val d'Oise, Arts & Swing • Bergame, Italie, Bergamo Jazz • Draguignan, Var, Draguignan Jazz Festival • Toulouse, Haute-Garonne, Jazz sur son 31 • Padoue, Italie, Padova Jazz Festival • Cormòns, Italie, Jazz&Wine • Boulazac, Dordogne, Festival MNOP • Anvers, Belgique, Jazz Middelheim • Buis-les-Baronnies/Tricastin, Drôme, Parfum de Jazz • Gaume, Belgique, Gaume Jazz Festival • Ospedaletti, Italie, Jazz sotto le stelle • Langourla, Côte-d'Armor, Jazz in Langourla • Pertuis, Vaucluse, Festival de Big Band de Pertuis • Javea, Espagne, Xàbia Jazz • Ystad, Suède, Ystad Sweden Jazz Festival • Marciac, Gers, Jazz in Marciac • Albertville, Savoie, Albertville Jazz Festival • Salon-de-Provence, Bouches-du-Rhône, Jazz à Salon • San Sebastian, Espagne, Jazzaldia San Sebastian • Foix, Ariège, Jazz Foix • Pescara, Italie, Pescara Jazz • Toucy, Yonne, Toucy Jazz Festival • Toulon, Var, Jazz à Toulon • Marseille, Bouches-du-Rhône, Marseille Jazz des Cinq Continents • Vitoria, Espagne, Vitoria Jazz Festival • St-Cannat, Bouches-du-Rhône, Jazz à Beaupré • Getxo, Espagne, Getxo Jazz • Udine, Italie, Udin&Jazz • Vienne, Isère, Jazz à Vienne • Ascona, Suisse, JazzAscona • Belgique, Jazz Jette June, Intermezzo, Gent Jazz Festival • Chicago, USA, Chicago Blues Festival • Vicenza, Italie, Vicenza Jazz-New Conversations • Cascais, Portugal, Estoril Jazz • Bergame, Italie, Bergamo Jazz.
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Bonne lecture!
G
M
T
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Alors
que le marathon se déroule le vendredi et le samedi dans les clubs, les
bistrots et sur les places de la capitale, le dimanche, la Grand-Place
est réservée aux Lundis d’Hortense pour la promotion de quatre des
meilleurs groupes belges du moment. C'est sur le dimanche que nous nous sommes focalisés.
Les frères Dellanoye et leur
Delvita Group ouvraient dès 15h.15. Nous avons écouté avec attention et
admiration le quartet de Jan De Haas. On voit souvent Jan derrière une
batterie, mais on oublie parfois qu’il est un excellent vibraphoniste
(trois albums à son nom). C’est d’ailleurs accompagné par les musiciens
de son dernier album (W.E.R.F. 123) qu’il avait choisi de se produire
–Ivan Paduart (p), Sal La Rocca (b), Mimi Verderame (dm). Le répertoire
est principalement construit autour des compositions du vibraphoniste
qu’on rapproche facilement de Sadi pour les valses. Moins excessif que
l’Andennais sur les tempos rapides, il a le bon goût de doubler ses
solos sur des toms placés en avant-scène. La cohésion du quartet est
excellente. Les sidemen ont apporté quelques-unes de leurs compositions
mais ils restent au service d’une jolie musique, collective, de facture
classique.
Vint
ensuite, le groupe de Lorenzo Di Maio (g): Cédric Raymond (b), Nicola
Andrioli (p), Antoine Pierre (dm) et Jean-Paul Estiévenart (tp). Cédric
est l’ainé ; les autres ont moins de trente ans et ça se ressent dans la
manière dont ils jouent (très bien): plus appuyée, avec des prises de
risques, des question/réponses et des structures qui soulignent la
complémentarité des solistes («Detachment», «No Other Way», «September
Song»). «Santo Spirito» joué en finale mit en lumière l’approche
surréaliste à la belge du pianiste transalpin. La musique est gaie!
Elle
le sera plus encore avec le dernier groupe : celui du batteur Yves
Peeters: Dree Peremans (tb), Nicolas Kummert (ts), Axel Gilain (eb),
Bruce James (p, voc) et François Vaiana (voc). Reflet de leur album Gumbo publié
chez WERF, le band propose un patchwork d’originaux («Lighthouse» de
Kummert), des lyriques écrits par François Vaiana, des backings
ténor/trombone et un feeling très Bourbon Street impulsé par Bruce James (p, voc).
Sur
le chemin du retour, nos pas nous ont heureusement entraînés à la porte
de L’Archiduc. Le mythique club art déco servait de cadre au duo Johan
Dupont (p)–Steve Houben (as). Dos à la porte, assoiffés, incapables de
nous faufiler au comptoir, nous nous sommes délectés du swing intense à la Fats Waller
de Johan Dupont et des réparties élégantes de Steve Houben. Renaud
Crols (vln) se faufila en douce et tout swing dans ce concert-coda d’un
soir jouitif («Lament», «La Javanaise», etc.).
Le
week-end de l'Ascension est depuis 14 ans la période choisie par les
fondateurs de Jazz en Comminges pour héberger leur festival, aujourd'hui
sur 5 journées pour le Off gratuit et 4 soirées pour le festival
officiel, avec toujours deux concerts chaque soir. Si l'on ajoute les
orchestres présents dans plusieurs bars et restaurants, le cinéma local
qui présente des films de jazz, les expositions, on peut dire que pendant
ces cinq journées, la ville entière vit au rythme du jazz.
Cette année
l'Ascension étant très précoce, les Pyrénées, toutes proches, étaient
encore largement recouvertes de neige. Le programme, comme à l'habitude,
est centré sur le jazz actuel sans exclusive de style, d'une belle
cohérence malgré quelques assemblages parfois curieux. Le cru 2016 ne
dérogeait pas, et la musique toujours extrêmement intéressante
avec une acoustique parfaite, dans un lieu qui n'est pas fait a priori
pour la musique mais parfaitement aménagé, et des techniciens du son et
de la lumière parfaitement efficace,.
La
première soirée est à guichets fermés. Le public très nombreux est
certainement venu, plus attiré par l'accordéon de Richard Galliano et le
violon de Didier Lockwood que par David Sanborn qui surfe depuis
plusieurs décennies sur les différentes modes. Il ne faut certes par
oublier Philip Catherine qui complète le trio. Quelques dizaines
d'années auparavant, ainsi que le rappelle Didier Lockwood, un premier
trio avait déjà existé avec Christian Escoudé, remplacé aujourd'hui pour
Richard Galliano. Chacun des musicien reste dans son propre univers et
prend des chorus parfaitement en place, mais au bout de quelques thèmes
le son du trio n'apparaît toujours pas: il reste une juxtaposition de
brillants solistes, et personne n'a la volonté de prendre la direction
de l'ensemble, sauf sur ses propres compositions. Les trois musiciens
proposent certes de belles musiques, mais on attend toujours ce jeu
collectif qui est la base du jazz, aussi brillantes que soient les
interventions personnelles.
David Sanborn a toujours voulu se
couler dans la mode de son temps. Ainsi dans les années 70 et 80, il
privilégiait le son de son saxo alto et donnait à sa musique une
direction très proche d'une sorte de smooth jazz, peu dérangeant, qui
flirtait avec la fusion, mais sans jamais dépasser les limites d'une
musique médiane loin des outrances du free et même du bebop et hard bop,
trop loin de la musique susceptible de toucher le grand public. Il
effectue aujourd'hui un virage complet, introduisant une partie plus
funk à son orchestre, et parfois même quelques ouvertures vers le free
dont on ne voit pas trop l'utilité. Heureusement l'organiste Ricky
Peterson replace cette musique dans une voie plus proche du jazz et la
batterie de Billy Kilson demeure dans cette même veine et pallie
largement l'absence du percussionniste annoncé. André Berry à la basse
donne la direction funk à la musique tandis que le guitariste Nicky
Moroch reste assez discret. Mais en cherchant trop à rester au goût du
jour, il n'est pas certain que David Sanborn y retrouve vraiment une
sonorité personnelle et son public.
La deuxième soirée du
festival est très différente car les deux orchestres présentés sont
certes très différents, mais il s'agit cette fois de véritables groupes.
Le trio du pianiste Rémi Panossian, présenté en partenariat avec le
Conseil Général de Haute Garonne, est une découverte de Jazz sur son 31,
le festival automnal de Toulouse. Les trois musiciens forment un trio
très soudé, et Maxime Delporte à la basse et Frédéric Petiprez à la
batterie, apportent plus qu'un soutien au pianiste, et sont partie
prenante à l'élaboration de la musique. Celle-ci joue plus sur les
couleurs et les textures que sur le swing et le groove, mais chaque
pièce est parfaitement mise en place. De belles improvisations sont
suscitées par les parties d'ensemble et une belle dose d'humour vient
pondérer une musique parfois très sérieuse avec des compositions comme
«Brian le Raton Laveur» ou «Into the Wine». Même si le rock n'est jamais
très loin, la sonorité d'ensemble demeure très européenne avec des
références à l'harmonie de la musique classique.
Deux
ans auparavant, Chucho Valdés était déjà présent sur cette même scène,
mais en petite formation où dominaient les percussions. Cette fois-ci,
avec un mini Irakere, il réalise un parfait équilibre entre section
rythmique et souffleurs. Ces derniers sont présentés en une ligne qui
fait face aux percussionnistes et au pianiste. La musique prend tout de
suite une grande ampleur avec les percussions et le piano qui créent la
mélodie tandis que les trois trompettes et les deux saxos apportent les
riffs de la musique cubaines qui soulignent les percussions. Cela ne les
empêche d'ailleurs pas de prendre tour à tour quelques solos décidés
par le pianiste. Dreiser Durruthy Bombalé percussionniste, chanteur et
danseur, fait office de maître de cérémonie et paraît diriger l'office
païen dédié aux divinités importées d'Afrique et largement transformées
au contact du christianisme. Cependant Chucho Valdés garde constamment
la direction des opérations et relance régulièrement les solos ou les
ensembles. Même lorsqu'il dirige avec beaucoup d'humour un «Take Five» à
la mode cubaine, il demeure d'une grande impassibilité sans jamais se
permettre le moindre sourire. On pense naturellement à Irakere et à la
réussite de cet Orchestre National de Jazz de Cuba où, tout en demeurant
toujours fidèle à la musique cubaine et au jazz, Chucho a réussi et
réussit toujours à créer une musique enthousiasmante de très haut
niveau.
La
troisième soirée présentait un plateau où la Nouvelle-Orléans et la
trompette étaient les vedettes de la soirée. Certes la star annoncée
était Dee Dee Bridgewater. Le dernier disque l'avait présentée beaucoup
plus sobre avec le trompettiste Irvin Mayfield dirigeant le New Orleans
Jazz Orchestra. C'est une formation réduite qui l'accompagne à
Saint-Gaudens où demeurent malgré tout Irvin Mayfield, Victor Atkins (p)
et Adonis Rose (dm). Le saxophoniste Irwin Hall vient de New York et le
bassiste annoncé n'est pas non plus celui du disque. D'emblée, Dee Dee
Bridgewater se place dans le spectacle, présentant longuement chacun de
ses musiciens avant même qu'une note n'ait été jouée. Lorsqu'enfin la
musique commence, elle s'attache à mettre le spectacle en valeur. Le
chant très émouvant du disque est un peu éclipsé par le show. Irvin
Mayfield et l'orchestre, auxquels la chanteuse laisse avec bonheur une
large place, restent d'une belle sobriété qui contraste avec le goût du
spectacle de la chanteuse. Mais ceci n'enlève rien au concert qui reste
toujours intéressant grâce à la maîtrise d’Irvin Mayfield et à la
capacité de Dee Dee Bridgewater de captiver le spectateur et de susciter
l'émotion.
Dee
Dee Bridgewater et Irvin Mayfield avaient été précédés par Christian
Scott qui a abandonné, provisoirement nous l'espérons, son excellent
septet. Seuls restent dans sa formation le batteur Corey Fonville et le
bassiste Kris Funn. Logan Richardson est le saxophoniste et Tony Tixier
le pianiste. Christian Scott nous apprendra d'ailleurs que Tony Tixier a
rejoint l'orchestre une semaine auparavant. Le trompettiste a dessiné
les quatre trompettes qui ont été réalisées pour lui, et il en utilise
deux dans les concerts. Même si la longueur totale du tube demeure la
même, les différences de courbures modifient profondément le son, et
l'on a vu Irvin Mayfield essayer l'une des deux trompettes utilisées. Il
définit sa musique comme de la «stretch music» terme qui peut prendre
plusieurs sens en anglais mais qui signifie à la fois se tendre et se
détendre, s'étendre, s'étirer. Malgré les changements de personnel, ce
concept permet au son de chaque musicien de s'intégrer dans celui
l'orchestre. Ainsi Tony Tixier est dans une veine où dominent le swing
et le groove alors que Logan Richardson est plus porté vers une
esthétique free. Christian Scott propose un discours très lyrique, porté
par ses diverses expériences et les musiques actuelles qu'il intègre à
son discours. Il utilise les compositions personnelles de son dernier
disque West of the West, The Last Chieftain ainsi que Eye of the Hurricane
de Herbie Hancock. Avec son jeu sans vibrato, il atteint assez vite
l'émotion qui lui permet ensuite d'aller au delà de ce qui a été fait
tout en restant ancré dans la tradition. Peut-être est-ce cela tout
simplement la stretch music.
La
dernière soirée est beaucoup plus éclectique. Joe Lovano présente
modestement son Classic Quartet avec Laurence Fields au piano, le
bassiste bulgare Peter Slavov et le batteur d'origine kosovar Lami
Estrefi. Le quartet est parfaitement défini par le terme classique qui
est non pas un retour vers le passé mais bien plutôt une adaptation
actuelle des styles du passé. Joe Lovano excelle à se couler dans les
styles qui ont marqué sa famille au travers de son père lui aussi
excellent saxophoniste, de ses années de formation et des grands anciens
de l'instrument. Même si sa sonorité n'est pas reconnaissable dès la
première note, il possède un style bien à lui avec beaucoup d'énergie.
Le quintet fonctionne parfaitement bien avec de belles interactions
entre les quatre musiciens, et les hommages à Wayne Shorter et Michel
Petrucciani sont de parfaites réussites car ils ne se contentent pas de
reproduire les originaux, mais Joe Lovano sait se les approprier pour
rendre l'hommage plus personnel et donc plus émouvant encore.
Changement
complet de décor avec Al Di Meola et son trio qu'il intitule «Elysium
& More». Longtemps adepte de la guitare électrique et des formations
de fusion après des débuts avec Chick Corea dans la deuxième mouture de
Return to Forever. Lassé des décibels, il a désormais décidé de
se consacrer à la musique acoustique à la tête de formations plus ou
moins étoffées. Pour Jazz en Comminges, il a choisi de venir en petite
formation avec Peo Alfonsi (g) et Peter Koszas (dm). Mais la musique
n'est pas très différente de celle des formations plus étoffées par
l'utilisation d'effets électroniques qui permettent de doubler les sons
produits. Le batteur est confiné derrière une sorte de barrière en
plexiglas et apparaît vraiment isolé des deux guitaristes. La musique
est présentée en longues suites plus proches de la world music que du
jazz. Al Di Meola, avec de belles envolées lyriques, abandonne
réellement le rôle de «guitar hero» qu'il tenait dans les formations
électriques: il joue assis avec des partitions vers lesquelles il
penche la tête et recherche avant tout une sonorité personnelle aussi
bien sur ses propres compositions que sur une reprise comme le «Because»
des Beatles. Malgré tout, l'amateur de jazz reste un peu sur sa faim
avec une musique un peu trop au-delà, mais largement appréciée par le
grand public qui ne s'est pas fait prier pour rejoindre le devant de la
scène lorsque Al Di Meola le lui a demandé.
Jazz en Comminges a
connu un beau succès public avec quatre soirées bien remplies, et il a
fallu rajouter des chaises lors de deux soirées. Le programme se veut
éclectique et le programme demeure toujours alléchant. Le seul bémol
viendrait de trop de changement de personnels de dernière minute qui,
s'ils ne changent pas la qualité de la prestation, compliquent un peu le
travail du chroniqueur. Un affichage des line-ups serait sans nul doute
un moyen d'y remédier. La 14e édition de Jazz en
Comminges reste un grand cru avec plusieurs concerts de haute volée dans
une très agréable atmosphère de convivialité.
St-Leu-la-Forêt, Val d'Oise Arts & Swing, 2 avril 2016
Organisé
par l’association Graines de Swing depuis 7 ans, ce petit festival
permet aux musiciens de la région de se produire sur scène ainsi qu'à
d'autres artistes-artisans des environs –luthiers, peintres, sculpteurs,
photographes, etc.– de venir y exposer leurs œuvres. Cette année
Philippe Drillon, luthier, présente les différentes étapes de la
fabrication d’une guitare. Chaque année aussi un musicien de renom est
invité comme tête d’affiche pour le grand concert de soirée; cette
année, c’est Samson Schmitt…
Fond de Caisse, la
formation des organisateurs Christophe Quarez (g, voc), Yves Paris (g),
Michel Taché (g) et Michel Bartissol (b), fait l’ouverture du festival
dans un répertoire constitué de chansons françaises, de jazz de Django
et de bossa nova. Le quartet laisse la place à l’Ecole de musique de
St-Leu, sous la direction de Sylvain Guichard, qui aborde les standards
de jazz. La jeune Julie Fraisse (g) se distingue par son jeu fluide;
puis le duo Sophia (g, voc) et Déon (voc) enchaîne sur des arrangements
pop et hip hop, un ton surprenant pour ce festival. Retour au jazz avec
le trio Kdoublevé (p-b-dm) de Julien Krywyk (p), qui revisitent les
standards et avec le trio ZAF de Serge Zafalon, professeur de guitare à
Montmorency, qui nous ramène à la musique de Django et clôture cette
première partie.
L’ambiance cabaret voulue par les organisateurs
rassemble petit à petit les visiteurs le long du bar pendant que le
plateau se vide de ses instruments pour accueillir Amalgam, groupe de
jazz vocal de 30 artistes créé en 1983 sous la direction de Paul Anquez.
Passant de la comédie musicale au jazz et aux rythmes brésiliens, cette
chorale a capella présente des tableaux syncopés de toute beauté.
Intermède classique avec Olivier de Valette, 1er prix
du Conservatoire de Paris, qui interprète brillamment des musiques
Andalouses et des compositions de Georges Gershwin. Retour au jazz avec
le SG Trio de Sylvain Guichard (g), Gabriel (g) et Eric Métais (b) qui
s’inspire aussi des standards du jazz et Monalisa Jazz Quintet, composé
de Marc Merli (p), Hugo Lagos (g), Sacha Leroy (b), Thierry Cassard
(dm), qui nous propose un jazz électrique en prélude à l’invité du grand
concert, Samson Schmitt.
Clôture
du festival avec Samson Schmitt (g), l’enfant de Forbach. Il a donné
son premier concert à 12 ans, et il est considéré avec son quartet, avec
qui il a déjà enregistré deux albums (Djieske en 2002 et Alicia
en 2007), comme l’un des meilleurs groupes français de jazz de la
tradition de Django Reinhardt. Il joue ce soir en trio avec Pascal
Bordeau (g) et Claudius Dupont (b), et ils reprennent essentiellement
des morceaux de l’album Vocal et Swing, produit à partir des
compositions de Pascal Bordeau sur des arrangements de Samson Schmitt:
«La Tête qu’on fait», «La Crise», «Carole», etc. Ces morceaux permettent
à Samson Schmitt d’étaler la beauté de son jeu, sa personnalité et sa
virtuosité, et la mise en avant de ses musiciens, l’humour et le partage
sur scène témoignent du bon esprit du groupe. Le public apprécie, en
redemande, debout au dernier rappel.
Ce petit festival d'un jour,
autour de la musique de Django et des arts qui s'y rattachent, mérite
un détour. Rendez-vous pour la prochaine édition!
Après la gestion de quatre ans d’Enrico Rava, Dave Douglas a repris la direction artistique de la 38e
édition de Bergamo Jazz, lui imprimant un tour peut-être moins
innovant, mais en maintenant la haute qualité et la variété des
propositions. La richesse de l’affiche a été comme toujours
complétée par des événements collatéraux, comprenant des concerts de
musiciens locaux, des présentations de livres et des rencontres, comme
celles peaufinées par le Centro Didattico Produzione Musica avec des élèves de écoles primaires et secondaires, ou bien le débat entre Dave Douglas et Franco d’Andrea. Comme
de coutume les concerts se sont déroulés entre le Teatro Donizetti, le
Teatro Sociale, l’Auditorium della Libertà et la galleria d’arte Gamec.
Le public, nombreux et attentif, s’est pratiquement trouvé face à une
ample gamme de thèmes, avec avant tout, l’approche de la tradition,
conjuguée en modes divers.
Le
trio D’Andrea, intégrant Han Bennink, constitue pour le pianiste une
clé efficace pour greffer les polyphonies du jazz new orleans (pratiqué
pendant sa jeunesse) sur une organisation polyrythmique dans laquelle
coexistent des références à Waller, Ellington, Tristano et Monk, et des
empiètements dans le domaine atonal. Puis affleure une matrice
africaine, comme le démontrent les figures sombres dans le registre
grave qui déconstruisent «Caravan», et émerge la dialectique constante
avec Han Bennink, héritière entre autres de Baby Dodds, le tout inclus
dans le solo à la caisse claire et sur toutes les surfaces
environnantes. Daniele D’Agaro (cl) et Mauro Ottolini (tb) représentent
le versant polyphonique d’une ample gamme de timbres et d’expressions,
interprètes modernes d’un parcours qui d’une part unit Johnny Dodds,
Barney Bigard et Pee Wee Russell à Jimmy Giuffre et Anthony Braxton, et
d’autre part à Kid Ory, Tricky Sam Nanton et Jack Teagarden à Roswell
Rudd et Ray Anderson.
Dans
une période dans laquelle certains musiciens afro-américains (Nicholas
Payton en tête) réfutent le terme jazz en faveur de l’acronyme BAM
(Black American Music), Geri Allen, dans un solo de piano dédié à
Detroit et Motown, a démontré comment on peut exécuter de la grande
musique en se contrefichant des étiquettes. Sans écarts stylistiques,
Miss Allen a fait preuve de profondeur harmonique, d’un choix de phrasé,
d’un méticuleux travail rythmique (avec un usage efficace du registre
grave) et d’une pensée mélodique limpide et pure, même dans la relecture
des classiques Motown comme «That Girl» de Stevie Wonder, «The Tears of
a Clown», écrit par le même Wonder pour Smokey Robinson, «Save the
Children» de Marvin Gaye et «Wanna Be Startin’ Something» de Michael
Jackson.
Avec
son nouveau quartet –Lawrence Fields (p), Peter Slavov (b), Lamy
Estrefi (dm)– Joe Lovano présente une poétique désormais consolidée:
implantation modale de matrice coltranienne, thèmes élégants et bien
agencés, successions de solos torrentiels dans lesquels se détache le
langage sec de Fields, digne de Red Garland et soutenu par une pompe
rythmique, mémoire de McCoy Tyner. Mainstream moderne? Classicisme? Le
débat est ouvert.
Kenny
Barron a offert une authentique leçon de style et de mesure. En trio
avec Kiyoshi Kitagawa (b) et Johnathan Blake (dm), le pianiste de
Philadelphie a concentré en une synthèse efficace l’héritage du bebop (à
travers le morceau éponyme de Dizzy Gillespie), les tensions
rythmiques-harmoniques du hard bop, la leçon de Garland et Monk, son
association passée avec Charlie Haden («Nightfall»). Blake se révèle un
partenaire idéal, en vertu d’un drumming éclectique et riche d’analyses.
Dans
le quartet Wicked Knee, le batteur Billy Martin a rassemblé trois
cuivres, le tuba de Michel Godard, fondement de l’incessante pulsation
rythmique et protagoniste de quelques solos estimables; le trombone de
Brian Drye, riche d’inflexions qui parcourent l’histoire de
l’instrument; la trompette (également slide) de Steven Bernstein, en
parfaite opposition aux stimuli rythmiques dictés par le leader qui part
de la tradition des Marching Bands pour poursuivre à travers des
figures rythmiques enrichissant le tissu avec les couleurs de multiples
percussions. Avec cette position, semblable au Pocket Brass Band de Ray
Anderson et au Brass Ecstasy de Dave Douglas, le quartet embrasse la
polyphonie de New Orleans, le premier Ellington («It Don’t Mean a
Thing») jusqu’au «Peace» d’Ornette Coleman.
Balkan
Bop est la dénomination forgée par le pianiste albanais Markelian
Kapedani pour son trio multi-ethnique, complété par l’Israélien Asaf
Sirkis (dm), et le Russe Yuri Goloubev (b), doté d’un son somptueux et
d’une belle inventivité mélodique. Par moments, d’évidents rappels à la
tradition balkanique émergent par l’adoption de mesures impaires comme
le 7/4 et le 9/8, et par les échos populaires de certaines mélodies.
Tout est filtré à travers une esthétique mainstream et le fréquent
recours aux rythmes latins. Dans le jeu de piano de Kapedani, on
retrouve des traces de Red Garland, Bobby Timmons, Cedar Walton et
Herbie Hancock.
La
poétique de la clarinettiste israélienne Anat Cohen est bien plus
impressionnante tant elle possède une gamme de timbres et un spectre
dynamique vraiment impressionnants, ainsi qu’un accent qui unit une
infrastructure classique, des nuances jazzistiques, des inflexions et
des modulations hébraïques évoquant les grands solistes traditionnels
comme Naftule Brandwein et Dave Tarras, ou d’extraction classique comme
Giora Feidman et David Krakauer. Son apport majeur consiste dans la
combinaison d’un arrière plan hébraïque avec des mélodies et des formes
brésiliennes, avec comme exemples frappants «Lilia» de Milton Nascimento
de veine mélancolique, ou les chôros «Espinha de bacalhau» de Severino
Araújo et «Um a zero» de Pixinguinha. Objectif atteint aussi grâce à
l’apport infatigable de Daniel Freedman (dm), aux lignes pulsantes de
Tal Mashiach (b) et aux incursions téméraires de Gadi Lehavy (p).
De
nombreux éléments du patrimoine latino-américain, largement présents
dans le Melting Pot de New York, sont traduits dans un contexte actuel
par le groupe Catharsis du tromboniste Ryan Keberle, avec des références
évidentes à Cuba, au Brésil et à la Colombie. Instrumentiste formidable
et fin compositeur, Keberle intrique des lignes contrapuntiques et
produit de denses amalgames avec Mike Rodriguez (tp). Jorge Roeder (b)
et Eric Doob (dm), qui réunissent le dynamisme, la cohésion et
d’intéressantes trouvailles mélodiques. La voix de Camila Meza, parfois
insérée dans les lignes des soufflants, possède un timbre éthéré et une
tessiture limitée, mais en fait elle fonctionne bien dans le contexte.
Aujourd’hui
il est rare qu’un concert de jazz attire de nombreux jeunes. La thèse a
été démentie par le Jazz Quartet de Mark Giuliana, en vertu de sa
participation au Blackstar de David Bowie. L’écriture du batteur prévoit
des thèmes mélodieux construits sur des structures harmoniques
ingénieuses, avec des développements mélodiques de bon goût et
d’extraction populaire, secondées par une poétique chère à Bad Plus et
Bill Frisell. Tandis que l’apport du groupe –Jason Rigby (ts), Fabian
Almazan (p), Chris Morrissey (b)– est purement fonctionnel dans le
collectif. Giuliana met en évidence une certaine originalité de langage
par l’utilisation coloriste de la batterie, avec des contretemps sur la
caisse claire, la grosse caisse et la charleston, et la scansion
simultanée des quatre temps sur la ride et la crash.
Bergamo
Jazz a accordé un peu de place à la recherche. Les deux Tino
Tracanna-Massimiliano Milesi (ts) ont conduit une analyse sur le rapport
entre le son, l’espace et le temps au moyen d’une ample gamme de
thèmes: échos de la Renaissance, anaphores minimalistes, contrepoints à
la Bach, constructions rythmiques, éclats d’improvisation totale et une
version de «The Train and the River» de Jimmy Giuffre.
Le
quintet scandinave Atomic recueille idéalement l’hérédité du Free
historique et de l’improvisation radicale européenne des années 70, et
il la projette dans une synthèse fraîche et incisive. Dans le cadre
d’une même exécution s’alternent de puissants collectifs, des thèmes
dépouillés, des progressions sur up tempo swinguants, de
fréquents changements métriques, des phases atonales, des structures
asymétriques qui rappellent la conception harmolodique d’Ornette
Coleman. Sous la mise en scène de Håvard Wiik (p), tête du groupe, se
mêlent les entrées en scène foudroyantes de Magnus Broo (tp) et Fredrik
Ljungkvist (ts, cl), alimentées par la masse sonore produite par
Ingebrigt Håker Flaten (b) et enrichie par les inventions coloristes de
Hans Hulbækmo (dm).
On
rencontre de très solides racines historiques et identitaires dans le 5
Blokes de Louis Moholo-Moholo, avec lesquelles le batteur sud-africain
ravive l’esprit, et en partie, le répertoire des blue notes. Composé de
musiciens anglais, le quintet traduit dans une forme vive et crédible le
legs des regrettés Mongesi Feza, Dudu Pukwana, Johnny Dyani et Chris
McGregor. Ainsi se rétablit, idéalement mais pas filologiquement, la
connexion entre la scène free anglaise et les expatriés sud-africains. Shabaka
Hutchings (ts, bcl) et Jason Yarde (as, ss, bs) entreprennent de
torrides digressions, souvent entrecroisées. Alexander Hawkins (p) fait
souvent fonction de raccord entre les différentes phases des longues
exécutions avec sa frappe lancinante. John Edwards (b) possède un phrasé
violent qui produit une onde de choc sur laquelle se greffe le drumming
hétérodoxe du leader: une série exténuante de roulements, de
contretemps, quasiment un solo sans fin. L’homogénéité du collectif se
détache et prévaut dans une sorte d’imaginaire de rencontre entre des
hymnes sud-africains et Albert Ayler.
Comme dit précédemment, le
festival a mis en évidence la tendance des artistes américains à avoir
des réflexions sur leurs propres traditions, mettant en évidence
l’effort des musiciens d’une autre provenance pour greffer sur le
langage jazzistique des éléments de leur culture propre. Connaissant
l’ouverture d’esprit et la variété des intérêts de Dave Douglas, il est
licite de s’attendre à des nouveautés substantielles et des choix plus
courageux pour les prochaines éditions.
Enzo Boddi
Traduction: Serge Baudot Photos Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz
Draguignan, Var Draguignan Jazz Festival, 11-12 décembre 2015
Les 11 et 12 décembre derniers, le Jazz Club Dracénois a présenté au Théâtre municipal le 28e
Festival de Jazz de Draguignan. La ville s’était parée de ses atours de
fêtes pour cette fin d’année incertaine. Entendez par là que la
promiscuité, fût-elle festive, oppose le spectacle contrasté des bazars
orientaux dérisoires à la profusion insolente des marchés de Noël.
Interdits à la circulation automobile pour une mise en scène aux
couleurs du monde, avenues et boulevards encombrés d’édifices précaires
offrent le tableau d’activités illusoires. Les badauds en promenade
déambulent entre les cabanes d’un musée exotique: le désuet,
cache-misère du Sud, côtoie sans gêne le dernier cri, arrogance du Nord.
La ville ne reconnaît plus sa foire aux santons et la frugalité de ses
traditions provençales. Les spectateurs, une fois encore, n’en ont pas
moins retrouvé leurs marques dans le rendez-vous annuel du jazz; ils s’y
sont reconnus en répondant à l’invite des organisateurs qui ont
programmé deux soirées: blues, avec l’Otis Grand Septet, le vendredi;
jazz, avec Jesse Davis et le Barcelona Jazz Orchestra, le samedi.
Le
Blues était représenté par un guitariste et chanteur bien connu des
amateurs européens, Otis Grand. Alors que la plupart des groupes actuels
pratiquent un blues-rock se rapprochant bien souvent du langage du rock
actuel, Otis, à la tête de son septet, a offert un répertoire qui a
fait revivre T-Bone Walker et les grands bluesmen texans qu'il a
inspirés. Aujourd'hui, souvent pour des raisons économiques, les
artistes abusent des «compositions» pas si originales... C'est avec
plaisir que nous avons retrouvé toute une série de grands classiques et
même apprécié une interprétation très fidèle à l'esprit de son créateur,
le «Boogie Chillen» de John Lee Hooker. A remarquer également, le
travail du batteur, puissant à souhait.
Fondé par Oriol Bordas
en 1996, le Barcelona Jazz Orchestra, sous la direction du tromboniste
Dani Alonso, a donné un programme classique, renvoyant à des œuvres
créées aux Etats-Unis entre les années 1930 et 1960. Il a ouvert la
soirée de samedi par une version de «Groovin’ High»1.
Ce thème, qui est rapidement devenu un classique du be-bop, est la
variation écrite par Dizzy Gillespie vers la fin de la Seconde guerre
sur un «saucisson» de Tin Pan Alley, «Whispering»2;
ce morceau avait déjà été magnifié par des versions enregistrées
formidables dans la période swing, dont deux gravées en 1936 et 1938
chez Victor par les petites formations de Benny Goodman (Trio et
Quartet) qui comprenaient, outre le clarinettiste, Gene Krupa (dm),
Teddy Wilson (p) et Lionel Hampton (vib). L’arrangement joué par le BJO
était sage; il manquait un peu d’originalité, ne serait-ce que par le
toujours possible dialogue, en forme de contrepoint, des deux thèmes,
«Groovin’ High» et «Whispering», entre les anches (bop) et les cuivres
(swing). On s’en tint à l’improvisation d’un chorus exécuté par un très
bon trompettiste. Il enchaîna avec «Grove Merchant»3.
Dans l’arrangement de cette pièce qu’il écrivit en 1968 pour le big
band qu’il codirigeait avec Mel Lewis, Thad Jones confiait
l’introduction et l’exposé du thème dans un long développement au
pianiste – en l’espèce Roland Hanna –; Ignasi Terraza s’en acquitta avec
talent, l’orchestre poursuivant fort honorablement la suite de son
exécution. Ensuite, tournant avec lyrisme autour du thème, Jessie Davis
intervint longuement sur le vieux song de Romberg, «Lover Come Back to Me»4. Quand le groupe entama «Lil’ Darlin’»5,
un fort soupir de bonheur et d’aisance s’empara du public. Ils
continuèrent avec la célébrissime composition de Mercer Ellington, fils
du Duke, au répertoire des big bands, «Things Ain’t What They Used to
Be»6. Mon
voisin, qui semblait s’y connaître, me souffla que cette interprétation
n’avait pas le souffle de celle d’Ellington; pourtant Jesse Davis, dans
un style certes différent de Johnny Hodges mais qui n’avait rien à lui
envier en qualité, ne lésina pas dans ses efforts. Ensuite entra sur
scène la chanteuse de l’orchestre, Susana Sheiman, pour les deux
derniers morceaux de la première partie: «But not for Me»7 et «Lullaby of Birdland»8.
Après
l’entracte, la formation entama la seconde partie avec un solo de
batterie aussi spectaculaire que superbe de Jean-Pierre Derouard sur
«Apollo Jump»9. Ce fox trot de 1941, enregistré par Lucky Millinder10
n’est guère plus joué. La pièce, construite à l’origine sur un dialogue
concertant des instruments et de l’orchestre, fut en la circonstance
complètement recomposée en un concerto pour batterie et orchestre. Ce
fut superbe de puissance et de finesse à la fois, le batteur organisant
son discours en moments qui mirent en valeur sa musicalité, son drive et
sa mise en place exceptionnels; il en fit un spectacle qui amusa
beaucoup les spectateurs. Ensuite, ce fut «Captain Bill»11, un blues improvisé lors d’une séance Concord, en 1980, par le trio de Monty Alexander. «Birk’s Works»12, pièce écrite par John Birk Dizzy Gillespie, permit à Matthew Simon de briller dans un excellent solo. «Vine Street»13, une, des dix pièces, extraite de la Kansas City Suite14
composée par Benny Carter pour le big band de Count Basie, permit
d’assister à un joli ballet des musiciens de la section des saxophones
autour du micro, exécutant leur solo puis un 4/4 et un 2/2 collectif
enlevé. «Avalon» est l’une des rares chansons composées par Al Jolson,
BG De Sylva et Vincent Rose en 1920 pour la comédie musicale, Sinbad,
qui ne soit pas tombée dans l’oubli; c’est même une «scie», sur laquelle
tous les musiciens de jazz, notamment les saxophonistes, de Coleman
Hawkins à John Coltrane en passant par l’altiste Sonny Stitt, ont fait
admirer leur talent. Jessie Davis a conquis l’assistance avec ses
choruses aussi chaleureux que toniques. Le compositeur de «The Very
Tought of You»15, Ray Noble, naquit dans le quartier sélect de
Montpelier à Brighton (Royaume-Uni) 16.
Sa jolie mélodie, rendue célèbre par Nat King Cole, mit en valeur le
sens aigu du lyrisme de l’altiste néo-orléanais. L’orchestre termina sa
prestation avec «On the Sunny Side of the Street»17
dans une version chantée par la dynamique Susana Sheiman soutenue en
cela par Jessie Davis. Le public a longuement applaudi. Les musiciens
donnèrent en bis un arrangement d’Al Cohn écrit en 1961 sur sa
composition «Nose Cone». Il fut très applaudi.
Le Barcelona Jazz
Orchestra est une formation européenne réputée. On lui doit déjà
plusieurs concerts et/ou albums accompagnant de prestigieux solistes
américains (Frank Wess, dont il reprit plusieurs arrangements pendant le
concert, Lou Donaldson, Benny Golson, Phil Woods, Jon Faddis, Wendell
Brunious, Nicholas Payton… et Jessie Davis). Conçue comme une structure
permanente d’accompagnement, elle compte des musiciens professionnels
accomplis. Mais ses quelques solistes de talent – Matthew Simon (tp) ou
Joan Chamorro (sax) – ne suffisent néanmoins pas à lui conférer de
véritable identité; ce dont souffrit peut-être la prestation en regard
d’un soliste d’envergure comme Jessie Davis renvoyé, parfois, à sa
solitude musicale. Ce big band comprenait néanmoins deux musiciens
d’exception qui en constituent la structure vertébrale: le pianiste
Ignasi Terraza, instrumentiste superbe – il maîtrise le langage du jazz
dans toutes ses formes d’expression – qui assura un accompagnement
impeccable et fit des interventions particulièrement brillantes; le
batteur, Jean-Pierre Derouard, sorte de «Sam Woodyard» européen, qui a
non seulement «tenu la baraque» par la dynamique de son drive et la
rigueur de sa mise en place, mais se trouve être un soliste d’exception
et, ce qui ne gâche rien, un homme de spectacle, donnant à voir et à
entendre dans ce grand orchestre un peu trop sage.
Le 28e
Draguignan Jazz Festival s’est terminé dans la satisfaction générale
des publics: de blues et de jazz. Ils y ont retrouvé les formes
musicales chères à leurs souhaits et à leurs goûts. Vive 2016!
1. Dizzy Gillespie, Charlie Parker - BMI.1852458 - 1944. Le titre pourrait se traduire en français par «Complètement défoncé». 2. John Schonberger, Vincent Rose, Richard Coburn - ASCAP.886477487 - 1920. 3. Jerome Richardson - BMI.510467 - 1968. 4. Sigmund Romberg, Oscar Hammerstein II - ASCAP.420095221 - 1928. 5. Neal Hefti, Jerry Silverman - ASCAP.420040057 - 1958). 6. Mercer Ellington, Ted Persons - ASCAP.500060302 - 1941. 7. George Gershwin, Ira Gershwin - ASCAP.320104338 - 1930. 8. George Shearing, George Weiss - ASCAP.420101642 - 1952. 9. Lucky Millinder, Ernest Puree, Prince Robinson - ASCAP.310057131 - 1941. 10. Decca 69708. 11. Ray Brown, Herb Ellis, Monty Alexander - ASCAP.330453657 - 1980. 12. Dizzy Gillespie - ASCAP.320051841 - 1957. «Birk», second prénom de Gillespie, utilisé par ses proches. 13. Benny Carter - ASCAP.520015449 – 1960. 14.
Count Basie & His Orchestra, Kansas City Suite – The Music of Benny
Carter, Los Angeles 7 septembre 1960, Roulette 52056. 15. Ray Noble - ASCAP.520010613 - 1934. 16.
Bien que de nationalité britannique et inscrit à la société anglaise
des compositeurs (PRS), c’est aux Etats-Unis, où il s’installa en 1934,
qu’il acquit sa notoriété et ses revenus (ASCAP) avec plusieurs de ses
compositions; celle-ci mais aussi «Cherokee» (1938) ou «The Very Touch
of Your Lips» (1936). 17. Jimmy McHugh, Dorothy Fields - ASCAP.450031788 - 1930.
Toulouse, Haute-Garonne Jazz sur son 31 , 9 au 25 octobre 2015
Si
«laissez-vous surprendre!» était le slogan du festival l'année
dernière, Georges Méric, le nouveau président du Conseil général de la
Haute-Garonne, souligne le caractère «universel de l'art dans un souci
de partage», et il nous convie pour cette 29e
édition à «ouvrir le champ des possibles». En fait, on s'aperçoit au vu
de son évolution que Jazz sur son 31 aura connu ses heures de gloire les
dix premières années avant de suivre la voie par petites touches de
l’ensemble des festivals où le jazz est à la croisée de différents
idiomes musicaux.
Avec une réelle volonté de démocratiser la
culture, le projet est avant tout une belle réussite sur le plan de la
fréquentation, tant le public a répondu présent sur l’ensemble de la
quinzaine. Il est maintenant devenu une réalité, prolongé par une
mosaïque de concerts dont le cœur est le fameux «Automne club». Philippe
Léogé, le pianiste et chef d’orchestre du big band 31 (orchestre
reformé en 2007, sous l'égide du Conseil général) et du big band 31
Cadet, formés de jeunes issus des écoles de musique de Haute-Garonne,
prolonge sa casquette en étant le directeur artistique du festival. La
programmation est à l'image de notre époque où l'éphémère côtoie une
forme d’exigence que nécessite le jazz. Le flamenco revisité de Renaud
Garcia-Fons côtoie le boléro de Jean-Pierre Como, sans oublier le
folklore imaginaire de la nouvelle scène véhiculé par Oran Etkin, Yaron
Herman ou la fusion de Stanley Clarke, Jean-Marie Ecay ou Chick Corea.
Plus une seule place au centre culturel de Ramonville Saint-Agne pour
venir entendre le plus européen des guitaristes américains, John
Abercrombie
Une
solide entrée en matière autour de John Abercrombie, venu présenter son
nouveau quartet, renouvelant à merveille l’esthétique du catalogue ECM.
Une formation ouverte, où le swing est suggéré utilisant l’espace libre
donné par une rythmique où s’impose la forte personnalité de Joey
Baron. Ce musicien caméléon se rapproche dans ce contexte du jeu
minimaliste d’un Paul Motian tout en nuances et en retenue. Le leader
propose une musique acoustique où son jeu mélodique est un régal tout
comme la fluidité de son discours qui n’est pas sans rappeler
l’originalité d’un Jim Hall. Entre jazz straigh ahead et formes plus
libres, John Abercrombie surprend l’auditeur par son éclectisme allant
d’une citation coltranienne d'«impression» au superbe «In a Sentimental
Mood». Le répertoire original est issu en partie de son album 39 Steps
(Ecm) où la déstructuration rythmique s’impose, n’hésitant pas non plus
à jouer un blues d’Ornette Coleman en trio. Son amour des belles
mélodies se caractérise également par cette superbe version de «My
Melancholie Baby» qu’il a d’ailleurs enregistré avec le même quartet. La
personnalité de Marc Copeland s’immerge à merveille dans l’univers
riche du leader. Le pianiste évolue aussi bien dans un style post-bop
entouré de Randy Brecker que dans des escapades aventureuses auprès de
Greg Osby ou Gary Peacock. Des thèmes tels que «Another Place» ou «The
Flip Side» avec son introduction en forme de marche rappelant le célèbre
«Blues March» confortent cette impression de naviguer entre deux eaux.
L’humour de John Abercrombie, s’adressant au public à de fréquentes
reprises sous forme d’anecdotes, contribue à donner de la légèreté à une
musique d’initiés.
Dans un autre style, on nous présentait Dee
Alexander comme étant une découverte, mais aussi une valeur sure de la
scène de Chicago. C’est sur l’intimiste salle du Moulin Rouge de
Roques-sur-Garonne que la chanteuse nous a proposé le répertoire de son
nouvel album consacré aux standards que sa mère lui chantait dès son
plus jeune âge. Entourée d’un trio fonctionnel, on s’aperçoit qu'elle
possède beaucoup de métier avec quelques maniérismes rappelant Dee Dee
Bridgewater, comme sur le classique «Perdido». Sa version tout en
contrôle de «Nature boy» en tempo médium lent démontre beaucoup de
musicalité et un sens du swing comme sur «Gee Baby Ain’t I Good to You».
L’ensemble restant tout de même dans un exercice un peu convenu et sans
surprise.
L’annulation
du concert de Roy Hargrove pour raison de santé donna au concert de Ron
Carter une valeur symbolique dans une programmation toujours à la marge
du jazz. D'ailleurs la salle Altigone de Saint-Orens de Gameville aux
portes de Toulouse affichait complet pour le sommet de cette 29e
édition de Jazz sur Son 31. Le leader délaisse désormais la formule
piano-contrebasse-guitare pour le quartet, avec batterie et percussion,
consentant ainsi à exprimer son goût pour les rythmes brésiliens. Il y a
chez Ron Carter une exigence absolue dans son approche de la musique.
Une sorte de classicisme revendiqué, quelle que soit la formule choisie;
il dirige ses petites formations en véritable chef d’orchestre. Sa
longue suite qui introduit le concert reflète à merveille sa
personnalité, en alternant les climats et les rythmes. Renee Rosnes
reste l’une des pianistes les plus originales de sa génération. A
l'image d'un Mulgrew Miller, la pianiste canadienne est une sidewomen
rare qui sait mettre en valeur un soliste avec un jeu en single note
tristanien, toujours mélodique et débordant de swing. Il y a également
une faculté chez cette pianiste, ancienne partenaire de Joe Henderson ou
J.J. Johnson, à sublimer les collectifs par une grande musicalité. De
plus, l'apport d'un percussionniste tel que Rolando Morales-Matos ouvre
de nouvelles perspectives rythmiques au quartet. Dans un sens, on n'est
pas loin des conceptions orchestrales des dernières formations d' Ahmad
Jamal. Ron Carter n'a rien perdu de sa sonorité puissante, ronde et
boisée ainsi que cette sublime façon de suspendre la note. On est dans
un jazz de chambre façon MJQ où Miles croise Jobim. Les standards tels
que «My Funny Valentine», «You and the Night and the Music», «Somethimes
I Feel Like a Motherchild» croisent «Joshua» de Miles et «Opus 23» de
Rachmaninoff pour un feu d'artifice musical. A noter l'excellent
Payton Crossley aux baguettes véritable révélation notamment pour sa
qualité de frappe et son sens du swing.
En
seconde semaine de festival, la venue du saxophoniste new-yorkais de
Saint-Petersbourg, Dmitry Baevsky, sur la scène de l'Automne club, reste
un moment rare d'authenticité. Dans une formule historique du trio
saxophone-contrebasse-batterie permettant au soliste une plus grande
liberté harmonique, Dmitry Baevky s'affirme aujourd'hui comme un leader
incontestable. Il s'éloigne peu à peu de son influence parkérienne pour
affirmer une personnalité riche renouant avec une certaine tradition néo
bop à l’instar des jeunes «lions» des années 80/90. Démarrant sur
«Cheese cake» de Dexter Gordon, le jeune altiste de 33 ans confirme son
attachement aux ténors du jazz tel que Sonny Rollins avec une sonorité
dense et volumineuse. L'aspect mélodique est également au cœur de son
jeu lorsqu'il interprète une ballade d'Ellington «the feeling of jazz».
A l'heure où nous pleurons la disparition de Phil Woods, il est
réconfortant de voir que la flamme est entretenue par des musiciens tels
que Dmitry Baevsky. L'équilibre du trio et son swing permanent sont
prolongés par l'excellent Kenji Rabson (cb), qui a fait ses armes sur la
scène new-yorkaise auprès de Frank Wess, Jimmy Cobb ou Grant Stewart,
tout comme le batteur Joe Strasser , un vieil habitué du club Smalls, à
Greenwish Village. Le trio explore une thématique de standards tels que
«Delilah» ou «End of a love affair» pris sur un tempo rapide. L'altiste
nous démontre que l'avenir du jazz réside aussi dans l'exploration de
son patrimoine.
Quelques heures auparavant s'installait sur
la scène de la salle Nougaro, le trio du pianiste de Philadelphie, Uri
Caine, avec l'excellent Clarence Penn aux baguettes. Un univers multiple
entre classique et modernité harmonique Monkienne au service d'une
grande musicalité .
A quelques jours de la clôture, le Bikini
affichait complet pour la venue du maître du funk Maceo Parker. Un set
toujours aussi efficace autour de reprises de James Brown, doublé d'un
hommage émouvant à Ray Charles. Maceo délaisse de plus en plus son alto
pour un récital vocal très expressif chargé de blues et de gospel. Pour
finir en beauté, on avait le choix entre le nouveau sextet de Chick
Corea sous le signe d'une fusion entre jazz et world music réinventée et
la découverte d'un jeune pianiste issu de la Nouvelle-Orléans Sullivan
Fortner. Notre choix s'est finalement porté sur l'ancien protégé de Roy
Hargrove qui vole désormais de ses propres ailes avec son quartet et un
premier album, Aria, signé chez Impulse!. Sur la scène de
l'automne club, le quartet joue une musique urbaine binaire, à l'image
de la génération actuelle, à la fois pétrie de tradition mais aussi de
hip hop et r'n'b. Si le pianiste est convaincant dans son approche du
clavier avec une connaissance large de l'histoire du jazz, notamment
dans l'utilisation du jeu en block chords à la Phineas Newborn,
le leader est encore à la recherche d'une personnalité singulière. Des
compositions interchangeables, basées sur une polyrythmie exacerbée,
comme les versions de «I Mean Uou» ou d' «All the Things You Are». Tivon
Pennicott (ts), à la sonorité écorchée et au faible vibrato, est à son
avantage sur «Speak Low» en hommage à Roy Hargrove. «Rhythm-a-Ning» et
un surprenant «Hymne à l'amour», en piano solo, viennent clôturer une 29e édition contrastée et de bon niveau de Jazz sur son 31. A l'année prochaine!
Padoue, Italie Padova Jazz Festival, 9 au 14 novembre 2015
Retour à Padoue pour la 18e
édition du festival. Padoue, ville d’art, marquée par 3000 ans
d’histoire, où fut fondée la deuxième université d’Italie en 1222, dans
laquelle Galilée enseignera. C’est aussi Giotto qui produit son
chef-d’œuvre dans la chapelle des Scrovegni. C’est Donatello et Mantegna
au XVe sicle. C’est aussi la ville de
Saint-Antoine, et la capitale économique de la Vénétie. C’est une ville
splendide et vivante. Elle avait tout pour être l’écrin d’un grand
festival de jazz. Les concerts gratuits se déroulaient tous les jours
à l’hôtel Plaza à 18h30, le même groupe revenant à 21h30. Les autres au
Cinema Teatro Torresino ou au magnifique Teatro Verdi.
Ouverture
officielle lundi 9 avec Wayne Escoffery Standards. Le saxophoniste
ténor est né à Londres en 1975 mais il a émigré aux Etats-Unis en 1986.
Il est passé par le Thelonious Monk Institute, a tourné avec le Mingus
Big Band, Tom Harrell, Jackie McLean. Il était en compagnie de Xavier
Davis (p), Lorenzo Conte (b), et Joris Dudli (dm). Le concert démarre à
fond la caisse avec des musiciens qui ont envie de jouer, qui se donnent
dès les premières notes dans un style assez proche du hard bop. Le
saxophoniste opère une sorte de synthèse entre Coltrane, Rollins et Joe
Henderson, entre autres; il connaît l’histoire du saxophone. Il joue sur
toute la tessiture avec des étapes intempestives dans l’aigu. C’est un
rentre-dedans. Le pianiste est pas mal non plus; il aime placer des
citations, Powell, Ellington, Monk, avec des montées et descentes
harmoniques fulgurantes. Basse et batterie s’entendent à merveille. Le
batteur a fait partie du Vienna Art Orchestra, il en reste une mise en
place parfaite. Un quartet à l’aise, qui joue avec générosité et flamme,
sans se poser de problèmes annexes; oui ça sent bon le hard bop.
Deuxième
concert du jour avec le Trio Campato in Aria: Mauro Ottolini (tb, btp),
Vincenzo «Titti» Castrini (acc), Daniele Richiedei (vln). Mario
Ottolini est né en Italie en 1972, après le conservatoire de Trento il a
étudié le jazz avec Franco d’Andrea et Steve Turre, puis il a joué avec
une foule de Grands dont Frank Lacy, Kenny Wheeler, Carla Bley, Steve
Swallow, Maria Schneider. C’est aussi un musicien de la recherche, et de
toutes les aventures. Personnage haut en couleurs, expansif et grand
lyrique. Il présentait un trio pas totalement jazz, mais quelle musique!
Le jeune violoniste est assez extraordinaire, capable de jouer du
violon comme d’une guitare ou d’un instrument à percussion; à l’archet,
il possède une technique irréprochable, et les phrases fusent un peu à
la façon de Grappelli: un musicien à suivre. L’accordéoniste est de
grande classe, il joue de l’accordéon à boutons depuis l’âge de 9 ans,
et sa vie musicale prit son essor avec la rencontre d’Ivano Scattolini,
le célèbre accordéoniste gitan de Mantoue. Il joue aussi du piano et
évolue entre le jazz et différentes musiques. C’est un chanteur à la
voix grave, écorchée, qui prend aux tripes. Il fut billant sur
«Surprises» la célèbre valse de Scattolini, jouée jazz. Quant au
tromboniste, il est de l’école Steve Turre, Gary Valente; pas mal non
plus à la trompette basse. Le trio ne manque pas d’humour, comme par
exemple avec ce «Carovana nera», démarque du «Caravan»
d’Ellington-Tizol; du sens du blues comme avec ce «Gypsy Blues»; des
souvenirs new-orleans sur «On the Sunny Side of the Street»: bref c’est
une musique mosaïque très personnelle, ancrée sur le jazz de différentes
époques et des musiques populaires. Un concert intense.
Le
mardi 10, place à quelques Français avec un trio découvert à Nancy
(ville jumelle de Padoue) par Gabriella Piccolo: Johannes Müller (ts),
Gautier Laurent (b) et Franck Agulhon (dm). Pas évident ce genre de
trio, mais les trois musiciens s’en tirent à merveille, essentiellement
par le jeu du batteur qui tisse un arrière-plan aux multiples figures
rythmiques développées dans un courant continu, ce qui, aidé des lignes
de basse, donne une parfaite assise au saxophoniste ténor qui joue
essentiellement dans le médium et le grave avec un son métallique et
chaud à la fois, avec toujours une inspiration mélodique. A noter
quelques beaux unissons sax-contrebasse. Un trio bien dans l’échange et
le partage, sur des thèmes de Jarrett, Jim Hall, entre autres. Gros
succès.
Deuxième
partie avec Francesco Bearzatti (ts, cl) à la tête de son Tinissima
Quartet pour «Monk&Roll»; voilà déjà une annonce iconoclaste et je
me demandais ce que nous allions écouter. Je n’avais quand même pas trop
de craintes sachant que Bearzatti est un grand jazzman. Et je ne fus
pas déçu, au contraire! On trouvait Giovanni Falzonne(tp), Danilo Gallo
(b) et Antonio Fusco (dm). Là encore ni piano, ni guitare, mais un
contrebassiste qui remplace allègrement les deux instruments. Ça démarre
plein pot avec un groupe chauffé dans la fournaise des enfers. C’est
Monk, et c’est du rock (genre Zappa quand même). Le batteur réussit à
marteler une rythmique rock, aidé souvent par la basse, tout en battant
les figures jazz. Mélange assez détonnant. Les quatre musiciens sont
dans une forme éblouissante, se donnent à fond, avec une joie
étourdissante. Tous les grands thèmes de Monk y passent: «Misterioso,
Bemsha Swing, Bye-Ya, Brilliant Corners, Straight No Chaser, Blue Monk,
Crepuscule With Nelly, etc.» Les thèmes sont respectés, mais les
arrangements sont absolument nouveaux. Le trompettiste est en plein
délire, mais délire toujours maîtrisé quand même; c’est aussi un
chanteur fou à la manière de Phil Minton. Le saxophoniste joue parfois
saturé à la façon des guitares rock: un Jimi Hendrix du sax, et ça
déménage! Bearzatti jouera un solo absolu, mêlant des phrases de Bach à
son langage jazz, (il me confiera qu’il joue souvent chez lui les Suites de Bach pour violoncelle et les Partitas,
mais à la clarinette). Solo époustouflant qui révèle un grand
saxophoniste, original, imaginatif, qui sort de tout ce qu’on entend
chez les ténors en ce moment. S’il fallait choisir un moment, mais tout
le concert fut sur les hauteurs avec une mise en place qui force
l’admiration, je prendrais leur version de «‘Round Midnight», décapante à
souhait, lyrique et mystérieuse à la fois. Voilà une formidable façon
de sortir des sempiternelles expositions du thème suivies des
enchaînements de solos. Espérons que ce Tinissima Quartet se produira en
France.
Le
mercredi 11, premier concert avec le pianiste Spike Wilner et son trio:
Tyler Mitchell (b), Anthony Pinciotti (dm), concert auquel
malheureusement je n’ai pu assister. En deuxième partie, le
guitariste Bebo Ferra et son trio Voltage: Gianluca Di Ienno (org) et
Nicola Angelucci (dm). On a connu Bebo Ferra dans le Devil Quartet de
Paolo Fresu (ils sont nés tous ceux en Sardaigne). C’est un guitariste
subtil au jeu chantant, parfait pour ce trio avec orgue Hammond. Trio
plaisant, manquant tout de même de flamme de la part de l’organiste; les
thèmes joués étant tous dans le même moule. Un bel hommage à Duke sur
«Caravan» et une valse jazz assez prenante pour finir. Hélas, mon
séjour s’arrêtait là! Il restait à venir, pour citer les plus connus le
chanteur Kurt Elling pour «Passion World»; The Bad Plus: Reid Anderson
(b), Ethan Iverson (p), Dave King (dm); Ameen Saleem avec The Groove
Lab.
Le festival c’est aussi des présentations de livres: -Storie di Jazz de Enrico Bettinello (Arcana ed .): Guide sentimental sur la vie et la musique de 50 maîtres. -Gli Standard del Jazz, une guida al repertorio de Ted Gioia (Siena Jazz 2015, ed.) présenté par Francesco Martinelli. Des expositions photographiques: -NULL de Lorenzo Scaldaferro. -Radici de Alessandra Freguja -
AM JAZZ (Three Generations Under The Lens) de Adriana Mateo. La
présentation du livre eut lieu au cours du vernissage de la très belle
exposition de photos du livre sous les voûtes du magnifique Palazzo
Moroni, en présence de l’artiste. (cf. une présentation de ce beau livre dans la rubrique «Livres»).
Le festival c’est aussi des concerts et des manifestations jazz tout au long de l’année.
Certes
le festival a dû réduire sa voilure depuis quelques années suite aux
différentes crises. Gabriella ne se laisse pas abattre malgré les
difficultés et réductions de budget, les retards de paiement qui mettent
en danger l’avenir. Néanmoins, c’est avec un courage et une opiniâtreté
dignes d’admiration qu'elle se bat pour que continue ce festival.
Gabriella a trois passions majeures dans sa vie, le jazz, la photo et
les Porsche. Comme elle dit: Quand on est mû par une passion, on passe
au-dessus de la fatigue, des peines et des difficultés. Fassent tous les
dieux recensés qu’elle puisse, avec l’aide de sa chaleureuse équipe,
continuer à produire et animer ce festival à nul autre pareil.
La 18e édition du Festival du Frioul a enregistré une progression en termes de qualité et de variété des contenus, ainsi que de la participation du public, dans lequel s’intègrent, comme toujours, des spectateurs autrichiens et slovènes. En outre les manifestations ont confirmé leur enracinement profond dans le territoire, grâce à la conjonction entre la musique, les vins et les produits locaux dont on a pu jouir dans les différentes fermes du Collio, situées soit sur les versants du Frioul ou ceux de Slovénie, où se sont déroulés presque tous les concerts du matin et de l’après-midi, tandis que ceux de la soirée avait lieu comme d’habitude au Teatro Comunale di Cormòns.
Effectivement, l’écoute de quelques représentants historiques du langage jazzistique est comparable à la dégustation d’un grand vin de grande année. La similitude s’applique parfaitement au cas de Sheila Jordan. Au bel âge de 87 ans, dans l’admirable duo avec Cameron Brown, Miss Jordan maîtrise d’une façon stupéfiante des ressources vocales pas encore attaquées par le temps. Sa tessiture limitée est compensée et valorisée par une ample gamme de nuances, un swing et un timing parfaits, une très véloce articulation du scat, une diction limpide et des glissements phonétiques qui ajoutent d’autres couleurs. En ressort l’aptitude du duo à transposer dans des tonalités différentes des ballades comme «Yesterdays», «Autumn in New York» et «Ballad of the Sad Young Men» ou le Fred Astaire de «Let's Face the Music and Dance» et «Cheek to Cheek», donnant lieu à de vraies et personnelles transformations. En même temps des fragments de Parker et Coleman, «Goodbye Pork Pie Hat» et «Dat Dere» offrent des occasions de défi et non pas de citations philologiques. En d’autres termes, une authentique leçon de comment faire vivre – au vrai sens du mot – la tradition à travers la capacité narrative, racontant des histoires de vie dans une identification totale entre la personne et l’artiste.
Classe 1938. Charles Lloyd poursuit son parcours rigoureux. Avec le nouveau quartet il exploite des canevas basés sur de simples idées motivées pour construire de longues exécutions sans solution de continuité, fournissant toujours aux collègues des indications efficaces sur les directions à entreprendre, soit qu’on parte de pédales modales ou de fragments mélodiques ou bien on s’aventure sur des tempos libres. Le tissu rythmique mobile est combiné à une maîtrise dynamique et à une grande variété de figures par Eric Harland (dm), et avec finesse et puissance par Joe Sanders (b). La matière harmonique est analysée et approfondie par Gerald Clayton (p) avec goût, mesure et originalité dans le choix des voicings. En se concentrant exclusivement sur le ténor, à part la flûte sur un morceau, Lloyd a confirmé comment la parcimonie du langage est le patrimoine des grands.
Des générations en confrontation. Une définition qui pourrait bien s’adapter au Trio Generations de Joe Fonda (b) et Michael Jefry Stevens (p). Ils vous convient en fait à diverses « anime » : l’approche d’improvisateurs téméraires de la part des deux leaders; le bagage des expériences diverses du batteur autrichien Emil Gross ; l’héritage du tempérament afro-américain de l’invité Oliver Lake (as). L’interaction entre Fonda et Stevens produit une réserve inépuisable trouvailles qui permettent à la free improvisation de revivre une vie propre sans se bercer sur les lauriers d’un passé désormais faisant partie de l’histoire. La créativité avec laquelle Fonda et Stevens tirent des structures des cellules et des fragments rythmiques – le bassiste explorant – dans une sorte de symbiose - toutes les possibilités cachées et les surfaces de l’instrument ; le pianiste avec un toucher souvent dépouillé et percussif. Lake pénètre, parfois presque à la peine, dans ce magma bouillonnant d’idées et de lignes difficiles, asymétriques et au son décapant.
Le quintet Snowy Egret de Myra Melford est une des formations la plus avancée de la scène contemporaine. Les compositions de la pianiste brillent par la précision et l’agencement des phrases thématiques, la stratification des parties rythmiques, la jouissance de quelques lignes mélodiques et le croisement des parcours improvisés, dans une sorte de jeu d’emboîtement. Un esprit collectif animé par une discipline de fer prévaut absolument, qui détermine la suppression quasi totale des rôles de soliste et de la hiérarchie. A tel point que la pulsation rythmique incessante émanant de Stomu Takeishi (b) et de Ted Poor (dm) se révèle être un interlocuteur paritaire pour les entrelacements produits par le piano, la guitare (Liberty Ellman) et le cornet (Ron Miles).
Disorder at the Border représente un trio des frontières à tous les sens du mot, étant entre autres composé de deux Frioulans –Daniele D’Agaro (ts, as, cl, bcl) et Giovanni Maier (b)– et du Slovène Zlatko Kaučič (dm, perc). Dans l’empathie absolue du processus improvisateur le trio apporte la sève vitale –et ils y ajoutent autre chose– des compositions d’Ornette Coleman telles que «New York», «Faithful», «Jump Street», «The Garden of Souls», «Mob Job» et «Him and Her». Les trois vous déversent des éléments tirés de leur long militantisme dans les avant-gardes européennes, spécialement en ce qui regarde l’attention méticuleuse aux dynamiques et aux timbres : la gamme linguistique et expressive des anches, le travail minutieux avec l’archet, les couleurs produites avec le support de divers objets. On passe ainsi de moments de liberté contrôlée, et sans traumatisme, à des échappées de 4/4 swinguant et à des up tempo soutenus. Dans un tel contexte Ornette n’est plus ni une icône, ni une image pieuse, mais il devient la source de nouvelles idées.
Après tant de musique de recherches on n’a pas manqué d’évènements grand public, au nombre desquels on peut compter quelques désillusions. Le Devil Quartet reste une des meilleures expressions de la poétique de Paolo Fresu, dont la proverbiale veine mélodique (on prendra en exemple une version très intimiste de «Blame It on My Youth») qui est contrebalancée par une rythmique des plus incisives et une teneur plus élevée d’urgence expressive. A part quelques concessions au public (la mélodie cajoleuse de «E se domani», le rock up tempo de «Satisfaction»), les exécutions défilent agréablement, fluides, poussées par l’attelage du couple rythmique Stefano Bagnoli (dm)-Luca Bulgarelli (b), ce dernier ayant remplacé Paolino Dalla Porta, et par l’éclectisme de Bebo Ferra (g), deuxième plateau de la balance : comme interlocuteur de Fresu et comme véhicule, avec son propre instrument, du dualisme entre ange et démon à la base de la philosophie du groupe.
Au delà de certains aspects spectaculaires tenant au consensus facile, Stanley Clarke poursuit avec cohérence sa ligne stylistique. Doté comme toujours d’un phrasé délié et puissant à la contrebasse et d’un son unique à la basse électrique, Clarke offre un mélange savant et contagieux de jazz, latin, jazz rock et funk. Comme il arrive souvent, il met en évidence la limite de trop concentrer la musique sur elle-même et sur sa propre virtuosité. Mais on lui reconnaît le mérite d’avoir donné de la place à trois jeunes pleins de talent : le pianiste géorgien de 19 ans Beka Gochiashvili, doté d’une inventivité et d’une technique prodigieuse; le batteur âgé de 20 ans Mike Mitchell, pyrotechnique et trop exubérant, mais sans doute pourvu d’un potentiel notable : Cameron Graves (kb), plus vieux de quelques années, fonctionnant bien dans le contexte.
Au contraire Jeff Ballard confirme le fait de ne pas posséder une personnalité de leader. Son trio avec Lionel Loueke (g) et Chris Cheek (ts), assemble des suggestions et des matériaux hétérogènes, de manière plaisante mais assurément dispersive. Il saute donc du latin au funk, du bebop «Ah-Leu-Cha» au rock blues «Blinded by Love» d’Allen Toussaint dans la version de Johnny Winter. Un tel manque de cohérence dans le projet se reflète aussi dans l’écriture de Ballard – à dire vrai plutôt plate – et limite notablement l’apport de ses valeureux collègues, malgré tout.
Le Kenny Garrett actuel constitue un exemple classique de comment le succès peut monter à la tête. Malheureusement, il ne reste aujourd’hui même pas l’ombre du puissant saxophoniste alto qui s’était révélé avec les Jazz Messengers et consacré par Miles Davis. Avec son quintet actuel –Vernell Brown (p), Corcoran Holt (b), McClenty Hunter (dm) et Rudy Bird (perc)– Garrett a donné vie (si on peut dire ainsi) à une musique logorrhéique, vulgaire, privée d’intuitions, avec laquelle on dérape souvent sur des trames banales et en clin d’œil, cherchant inévitablement à impliquer le public, une partie duquel est bien sûr tombée dans le piège. Grand succès, oui, mais pour combien de temps encore?
Enfin, cela vaut la peine de mentionner la place justement réservée au rapport avec les traditions populaires grâce à la présence de deux formations complètement différentes. Dirigée par le spécialiste de l’accordéon diatonique Riccardo Tesi et complétée par Maurizio Geri (g, voc), Claudio Carboni (ss, as, bs) et Gigi Biolcati (perc), Banditaliana prend son origine dans l’étude et la revitalisation des fonds du folklore toscan. Au cours des années le groupe a introduit dans son œuvre expressive des éléments et des idées puisées dans les patrimoines d’aires diverses: des Balkans à la Turquie, de la Méditerranée Occidentale à l’Afrique Subsaharienne. Ce qui rend la proposition musicale encore plus désirable et justifie le vaste consensus obtenu dans toute l’Europe et même jusqu’en Australie. Le jeune trio d’archets autrichien Netnakisum –Claudia Schwab (vln, voc), Marie-Theres Härtel (vla, voc), Dee Linde (cello, voc)– se concentre à la revisite jubilatoire de matériaux disparates. Pour l’occasion les trois sympathiques garçons, ont, avec Matthias Schriefl (tp, flh, alphorn) donné la priorité et l’importance aux liens avec la tradition populaire autrichienne en s’arrêtant cependant plus d’une fois sur les modes de la musique classique indienne étudiée avec le collègue allemand.
Après quatre jours aussi intenses, on laisse Cormòns et le Collio avec la nette sensation d’avoir participé à une authentique expérience culturelle. Des applaudissements sincères vont à l’association Controtempo, organisatrice des événements, et au travail efficace réalisé sur la base du bénévolat par ses membres. De nos jours ce n’est pas peu.
Boulazac, Dordogne Festival des Musiques de La Nouvelle-Orléans en Périgord, 16 octobre 2015
Le
MNOP est né de la passion d’un homme, Jean-Michel Colin. Lorsqu’il prit
sa retraite en 1998, ce cardiologue de Périgueux, amateur et
collectionneur de jazz depuis l’adolescence, put enfin disposer du temps
indispensable pour faire partager son amour de cette musique. C’est
ainsi que naquit, en 2000, le Festival des Musiques de la
Nouvelle-Orléans à Périgueux. Outre l’intérêt pour la musique et les
musiciens de Crescent City, le choix de cette dénomination tint au fait
que Joseph Roffignac, qui fut membre du Comité de défense de La
Nouvelle-Orléans lors de l’attaque anglaise en 1814-1815 et en devint le
maire de 1820 à 1828, est après un long exil revenu mourir en France, à
Coulouniex-Chamiers, maintenant dans l’unité urbaine de Périgueux. MNOP
a par le passé reçu la fine fleur de la musique néo-orléanaise: Don
Vappie, Wendell Brunious, Plas Johnson, Charmaine Neville, Otis Taylor,
Evans Christopher…
A l’occasion de son 15e
anniversaire, Le Festival des Musiques de la Nouvelle-Orléans en
Périgord a, vendredi 16 octobre 2015, donné le final de la manifestation
avec une soirée exceptionnelle, Gershwin N’Funk. De 20h à 4h du
matin, plus de 70 bénévoles ont œuvré pour offrir aux 2700 spectateurs
présents, dans une organisation rigoureuse et chaleureuse, un programme
exceptionnel, aussi prestigieux que festif. Dans la salle bondée du
Palio de Boulazac, Stéphane Colin, président de l’association, avait
pour l’occasion invité le Marcus Roberts Trio à se produire accompagné
par l’Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine placé sous la direction
de Bastien Stil, ainsi que la formation funk du chanteur et tromboniste
Glen David Andrews, tout droit venu de New Orleans.
Dans le cadre
de ses activités culturelles décentralisées, le Festival MNOP avait
déjà donné ses dix-huit concerts d’été 2015 en Dordogne et dans le
Lot-et-Garonne. Deux groupes, constitués de musiciens louisianais et
français, se sont ainsi produits tout au long du mois de juillet 2015
pour faire découvrir au public local les divers aspects de la musique
jouée à La Nouvelle-Orléans en allant au devant du public aquitain. John
Fohl & Benoît Blue Boy, d’une part, et Erica Falls & the
Roomates, d’autre part, ont ainsi tourné en Périgord entre les 17 et 27
du mois, animant les festivités à Douchapt, Loubazac, Hautefort,
Mussidan, Atur, Le Bugue, Duras, Sorges, Lembras,
St-Laurent-sur-Manoire, Thiviers, Razac-sur-l’Isle, Savignac Lédrier,
Champcevinel, Mussidan et Perigueux… Le spectacle du vendredi 16 octobre
constituait par conséquent le point d’orgue de l’édition 2015.
Le
programme de la soirée du 16 octobre dernier hantait l’esprit du
président fondateur, Jean-Michel Colin, depuis plusieurs années; en fait
depuis qu’il vit la vidéo consacrée à la musique de Gershwin
enregistrée en 2003 à Berlin par le Philharmonique dirigé par Seiji
Ozawa et le trio de Marcus Roberts. Après consultation des membres de
l’association qui examinèrent la faisabilité du projet, Stéphane, son
fils devenu président, s’attachât depuis plus d’un an à le réaliser.
Soirée exceptionnelle plus qu’ambitieuse. Car Marcus Roberts, qui voyage
beaucoup aux Etats-Unis et au Canada, sort peu du continent américain;
il vient rarement en Europe1 et moins encore en France2,
si ce n’est à Marciac pour faire plaisir à son ami Wynton Marsalis en
2008 et 2009. Après avoir sondé les intentions du pianiste et de son
agent, Lynn Moore, Colin père et fils prirent l’attache de la direction
de l’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine. Après plusieurs mois de
négociations, MNOP eut l’accord des parties intéressées pour
l’organisation de ce concert (le second en France depuis 1998)
pas-comme-les-autres. Profitant de la présence de ce soliste atypique à
la mi-octobre, l’Auditorium de Bordeaux programma également, les 14 et
15 octobre, deux représentations du Marcus Roberts Trio accompagné par
l’ONBA dirigé par Bastien Stil pour une soirée Gershwin. Ce fut
l’occasion pour le public bordelais, qui vint nombreux et s’en régala,
d’assister dans la superbe Salle Dutilleux à deux concerts remarquables
longuement applaudis par l’assistance. Dans la capitale aquitaine, le
programme, totalement George Gershwin orienté classique, différa de
celui de Boulazac en ce qu’il présentait la face «sérieuse» du
compositeur de Porgy and Bess. Furent donnés en première partie, par l’orchestre seul Strike Up the Band (composé en 1927) dans la version de Don Rose (1930) pour orchestre symphonique, puis le Concerto pour piano et orchestre en fa (1925); en seconde partie furent jouées la Rhapsody in Blue (1924) et les Variations sur I Got the Rhythm (1934). En bis,
le premier soir, le trio interpréta «Lady Be Good» (1924) et le second
«The Man I Love» (1924), autres pièces du compositeur américain.
Le
concert du Palio à Boulazac, vendredi 16 octobre, fut préparé avec
beaucoup de soins, tant au plan technique que musical. Le sound check
commença à 16h30. N’étant pas à proprement parler un lieu de concert, la
salle dispose néanmoins d’un dispositif technique permettant d’en
atténuer sensiblement les insuffisances. La mise au point réalisée par
l’ingénieur du son qui, pendant une bonne heure avec le concours du chef
d’orchestre et des musiciens, permit de sonoriser les pupitres et d’en
équilibrer les rapports, a autorisé un rendu acoustique remarquable. En
sorte que l’équilibre piano/orchestre fut de meilleure qualité qu’à
l’Auditorium de Bordeaux; face à la masse sonore des 72 musiciens dans
l’espace ouvert de la Salle Dutilleux (les spectateurs sont répartis
tout autour de la scène), le Steinway de concert D-274 s’y est avéré
moins performant que le B-211 au Palio. Vers 17h30, les musiciens de
l’orchestre et le trio se mirent en place pour une répétition et la mise
en place des «raccords» et des conventions. La séance préparatoire se
prolongea jusqu’à 18h45.
Le concert commença à 20h précise.
Stéphane Colin présenta l’ensemble de la soirée et les musiciens, avant
de laisser la scène aux membres du Marcus Roberts Trio, à savoir Rodney
Sweet Jordan (b), Jason Marsalis (dm) et Marcus Roberts, lui-même.
Pendant un peu plus de cinquante minutes ils ont donné un formidable
récital de jazz. Le choix du répertoire du trio pour la première partie
de cette soirée avait fait l’objet d’un long conciliabule de la Marcus
Roberts Team. Fut retenue une liste de huit thèmes, dont sept seulement
furent interprétés («Where or When» –Richard Rogers, Lorenz Hart-1937 ne
le fut pas). Le set commença avec «Cole After Midnight» (Marcus
Roberts-1998), composition écrite par le pianiste en hommage à Nat King
Cole et Cole Porter, qu’il enregistra en juin 1998 pour la première fois
avec le Marcus Roberts Trio (avec Roland Guerin à la contrebasse) dans
son album Cole After Midnight, (Columbia 69781). Le thème fut exposé en
tempo medium dans une stylistique de blues, le bassiste ne marquant
l’harmonie qu’un temps sur deux et le batteur s’y associant avec un jeu
de balai aussi discret qu’efficace; la souplesse du tempo des
accompagnateurs du pianiste était un modèle. Puis le trio doubla le
temps et la machine à swing fit merveille. La cohésion du trio fut ainsi
mise en valeur de brillante manière.
Marcus enchaîna sur «Ain't
Misbehavin» (Fats Waller-Andy Razaf-Harry Brooks–1929), composition
qu’il joue souvent et qu’il enregistra notamment dans l’album New
Orleans Meets Harlem Vol 1 (J-Master Records 859700855737)3
avec Roland Guerin en mai 2006. Dans cette version, en donna une
introduction blues différente de l’enregistrement, avant d’en reprendre
une exposition classique du thème. Il laissa également plus d’espace à
ses deux musiciens: Rodney Jordan prit trois chorus et Jason deux. Dans
la reprise finale, Marcus en revint à un style blues d’influence Jelly
Roll Morton.
«Lady Be Good» (George Gershwin, Ira Gershwin-1924)
fut à l’origine composé pour une comédie musicale du même titre. Marcus
Roberts a semble-t-il redécouvert ce thème à l’occasion des différentes
formes de célébration publique du centenaire du compositeur américain
après 1998; essentiellement en concerts, notamment en compagnie de Seiji
Ozawa, comme une sorte de complément jazzique de ses pièces classiques.
Il avait, en effet, enregistré en 1994 avec Reginald Veal (b) et Herlin
Riley (dm), un album superbe, Gershwin for Lovers (Columbia 477752 2)4,
dans lequel cette pièce ne figurait pas. Comme dans le bis du 14 à
Bordeaux, le 16 octobre à Boulazac Marcus choisit cette œuvre pour
mettre en valeur le remarquable contrebassiste qu’est «Sweet» Jordan qui
en donna un formidable solo à l’archet. Jason Marsalis eut droit
également à un thème pour faire apprécier son talent, «Blues Five Spot»
(Thelonious Monk–1958). Sur cette pièce en 12 mesures, à la structure
épurée en tempo medium, il fit apprécier au public, qui l’a longuement
applaudi, sa mise en place et sa musicalité.
Ensuite, accompagné
par le batteur sur un tempo medium ternaire forme néo-orléanaise bien
venu, Rodney Jordan exposa pizzicato, le thème de George Gershwin «They
Can’t Take That Way From Me» (1937), déjà enregistré par Marcus en trio
dans Gershwin for Lovers. Ce trio en donna une version différente
de l’album, plus conforme au concert live. Le public apprécia. Le thème
étant à nouveau exposé par le contrebassiste accompagné discrètement
aux balais par Jason, «Honeysuckle Rose» (Fats Waller, Andy Razaf-1929)
prit des couleurs tendres à en devenir suave sous les doigts de Marcus
avant d’être traité en un mode bitonal et sur un rythme vif et soutenu
dans le solo de slap bass de Jordan spectaculaire très applaudi par les
spectateurs. Ce premier set en trio de jazz, de nature somme toute très
classique dans le choix du répertoire, se termina avec «What Is This
Thing Called Love» (Cole Porter-1930). Ce thème avait été enregistré en
1992 par Marcus Roberts en piano solo dans son album If I Could Be With You (Novus 4163149-2)5.
Il avait par la suite été repris en trio avec Roland Guerin en juin
1998 dans Cole After Midnight et donné dans une version fameuse au
Festival de Jazz de Marciac en 20096.
La pièce, construite sur un leitmotiv du contrebassiste dans un tempo
afro-cubain, fut mise en place par Jason Marsalis. Il se poursuivit dans
un long solo de batterie et trouva sa résolution dans une sorte de
dialogue piano/batterie au cours duquel le pianiste a pu faire apprécier
sa finesse harmonique et la clarté de son toucher.
Tout au long
de cette première partie, Marcus Roberts a joué du trio, mettant en
avant le talent de ses musiciens en tant que soliste mais également dans
leur capacité à trouver dans un dialogue permanent la complicité bien
comprise d’une structuration rigoureuse de l’interprétation. Peu habitué
à une telle exigence formelle dans les actuels groupes de jazz, le
public, fut d’ailleurs, dans un premier temps, surpris par la perfection
de l’exécution de cette formation avant d’applaudir à tout rompre.
Malgré la standing ovation, les impératifs du timing de la soirée, ne
permirent pas au trio de donner de bis.
Après
un entracte d’une vingtaine de minutes, les musiciens de l’orchestre
s’installèrent puis entrèrent les membre du trio accompagné du chef,
Bastien Stil. Deux pièces étaient au programme: en premier, le Concerto
en fa majeur, ensuite la Rhapsody in Blue. Marcus Roberts possède
une solide expérience de l’exercice. Hormis ses multiples performances
avec Seiji Ozawa en Europe et au Japon, la dernière en 2014 avec le
Saito Kinen Orchestra, il donnait déjà en 1992 un concert Gershwin avec
le Baltimore Symphony sous la direction de Marin Aslop. Et, en avril
2013 pour célébrer l’anniversaire de la mort du Pasteur Luther King, il
créait avec l’Atlanta Symphony Orchestra, sous la direction de Robert
Spano, Spirit of the Blues, son concerto en ut mineur pour piano et orchestre, dédicacé conjointement à Seiji Ozawa et Martin Luther King.
Le Concerto en fa majeur fut composé par Gershwin en 1925. Cette pièce concertante classique en trois mouvements (Allegro, Adagio et Andante con moto, Allegro agitato) lui avait été demandé par Walter Damrosch, le chef du New York Symphony Orchestra qui avait assisté à la création de la Rhapsody in Blue
interprétée par le compositeur au piano avec l’orchestre de Paul
Whiteman (21 février 1924). L’œuvre se rattache à la tradition des
compositeurs russes de la fin du XIXe et du début du XXe
siècles, particulièrement Tchaïkovski et Rachmaninov, avec lequel il
présente une parenté lyrique. Marcus Roberts et son trio en donna
l’adaptation qu’il joue habituellement avec Seiji Ozawa.
Dans la
forme orchestrale que nous lui connaissons, la Rhapsody in Blue,
composée en 1924 par George Gershwin, n’est pas totalement de sa plume.
La réduction pour deux pianos, qu’il écrivit en moins de cinq semaines,
fut confiée pour l’orchestration à Ferdé Grofé (1892-1972)7
huit jours avant sa création; il en donna trois versions différentes,
1924, 1926 et 1942 celle habituellement jouée. La pièce fut donnée en
première le 12 février 1924 à l’Aeolian Hall de New York par le
compositeur au piano, dont la partition n’avait pas encore été
complètement fixée, avec l’orchestre de Paul Whiteman dans le cadre d’un
programme présenté comme An Experiment in Modern Music. La version
qu’en donna Marcus Roberts est une adaptation; la partie orchestre reste
celle de Grofé mais celle du piano a été très largement développée pour
le trio sous forme de cadences, ce qui lui confère son caractère jazz –
notamment dans celle où il fit référence à la manière d’Erroll Garner –
en dialogue avec l’orchestre symphonique.
Bastien Stil et les
musiciens de ONBA ont joué le jeu; peut-être plus facilement qu’à
Bordeaux où le cadre les contraignait davantage, leur laissant moins de
disponibilité. Le chef, qui est jeune (né en 1975), possède une déjà
large expérience en tant qu’instrumentiste mais également à la
direction. Il a déjà fréquenté le milieu du jazz (Yusef Lateef, Dave
Liebman, Wayne Shorter). Il a dirigé non sans rigueur mais avec beaucoup
de doigté, laissant au pianiste et surtout au trio plus d’espace
d’expression et même un rôle de guide dans le ton général. Le dialogue,
moins guindé, s’est déroulé avec beaucoup de complicité. Il y eut même
parfois de véritables moments de fête. Les membres de l’ONBA, souvent
jeunes, ont manifesté une spontanéité dans leur manière qui ne fut pas
pour rien dans la réussite du concert. Quant au trio, il fut magique.
Rodney Jordan est un très grand contrebassiste, une mise en place
irréprochable et une maîtrise instrumentale exceptionnelle; ses parties à
l’archet ont impressionné par leur perfection, quant aux parties de
slap, elles étonnent toujours autant. Jason Marsalis est l’organisateur
du groupe; ses introductions, ses interventions structurent les pièces
et son accompagnement ne souffre d’aucune faiblesse: c’est rigoureux et
ça swingue. Marcus Roberts a été égal à lui-même: parfait en tant que
pianiste avec une clarté de toucher et une innovation permanente dans la
musicalité. C’est un grand soliste mais également un musicien
intelligent et profond. Il «joue du trio» avec beaucoup de finesse: nous
sommes dans la musique et non dans le spectacle.
Passionné par
la prestation des musiciens, subjugué par le spectacle et par le
caractère jubilatoire de cette musique juvénile (rappelons que Gershwin
n’avait que 27-28 ans quand il composa ces deux pièces), le public se
laissa emporté. Peu averti des usages et des conventions de la musique
classique, il se laissa emporté par l’enthousiasme et ne se priva pas
d’applaudir chaleureusement la fin de chaque solo, comme dans un concert
de jazz, sans attendre la fin de la pièce; ce qui ne troubla ni les
jazzmen habitués à ces pratiques d’aficionados ni les classiques de
l’ONBA, qui n’étaient pas les derniers à manifester leur plaisir.
Les artistes sont partis sous un tonnerre d’applaudissements. Le public
debout en redemanda longtemps. Mais après trois jours non-stop, ils
semblaient fatigués. D’autant qu’après eux, la soirée continua.
En
une demi-heure pendant l’entracte, la nouvelle scène fut installée,
prête à recevoir la formation funk du chanteur et tromboniste Glen David
Andrews (qui n’avait pas manqué de venir saluer «un pays», Jason,
pendant la répétition), tout droit venu de New Orleans. Sa prestation ne
releva pas du même registre. Musique populaire, festive qui
immédiatement fit descendre de public pour danser devant la scène et
dans les travées. Jeunes et moins jeunes, parfois même un peu décatis
‘68, ils ont dansé avec joie et bonheur sur des airs nouveaux qui
sentaient fort ceux de leur jeunesse. Le spectacle ressemble beaucoup à
celui de Troy Shorty Trombone Andrews, son cousin. Il n’en a cependant
ni la puissance d’impact ni le background orléanais. Le chanteur est de
qualité, mais l’instrumentiste n’est pas du même niveau. Moment
sympathique qui se prolongea deux bonnes heures durant. Après quoi, les
feux de la rampe laissèrent le Palio dans une mi-ombre besogneuse où
s’afféraient les employés municipaux. En moins de deux heures la salle
redevint un immense plateau vide sous la lumière blafarde des
plafonniers.
Derrière, la réception était occupée par les résistants. Avait été organisée une jam after hours, qui se prolongea In the small hours of the morning, à la plus grandes joie des lève-tard! La programmation de ce 15e
anniversaire du Festival MNOP fut tout à fait exceptionnelle. Après un
spectacle qui a vu presque 3000 personnes s’enthousiasmer pour le trio
de Marcus Roberts accompagné par l’Orchestre National de Bordeaux
Aquitaine, formation symphonique habituellement peu fréquentée par ce
type de public, on ne peut que se réjouir du travail effectué par
l’équipe de l’Association et ses bénévoles dans sa capacité à fidéliser
une assistance d’année en année plus nombreuse pour découvrir la
variété, la richesse et la beauté d’une culture authentique.
Puissent les pouvoirs publics assumer leur mission culturelle et leur
devoir envers la mémoire de Joseph Roffignac, pour que, l’an prochain,
cette population revienne et assiste aussi nombreuse à un concert de
clôture du Festival des Musiques de La Nouvelle-Orléans en Périgord
proposant un programme de même tenue.
Félix W. Sportis Texte et Photos
1.
Il n’y est venu qu’une dizaine fois: la première en 1981 dans le cadre
de Jazz Abroad; ensuite, notamment en 1993, 1998, 2003, 2009 et 2010. 2.
Particulièrement en 1993 au théâtre Déjazet à Paris où il se produit en
solo, après la sortie de ses quatre premiers albums Novus (The Truth Is Spoken Here, Novus 83051-1988; Deep in the Sheep, Novus 83078-1989; Alone With Three Giants, Novus 83109-1990; As Serenity Approaches, Novus 83109-1991).
Il revient le 17 décembre 1998 au Théâtre des Champs Elysées avec
Roland Guerin (b) et Jason Marsalis (dm) à l’occasion d’un programme
Gershwin donné par Seiji Ozawa pour célébrer le centenaire du
compositeur; c’est le premier d’une longue série avec ce chef, dont le
fameux concert public en plein air à Berlin en 2003. Il est, également
dans le groupe de Wynton Marsalis à Jazz in Marciac en 2009 (cf. Jazz Hot n° 647) et en trio avec Roland Guerin (b) et Jason Marsalis (dm) en 2010 (cf. Jazz Hot n° 650). 3. Cf. Jazz Hot n° 650. 4. Cf. Jazz Hot n° 519. 5. Cf. Jazz Hot n° 498. 6. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=gIkHAFWL4YA 7.
Ferdinand Rudolph von Grofé de son vrai nom, descendant de Huguenots
français réfugiés en Allemagne après la Révocation de l’Edit de Nantes
par Louis XIV en 1685, est né à New York dans une famille de musiciens
accomplis.
Anvers, Belgique Jazz Middelheim, 13 au 16 août 2015
En
1969, au nord comme au sud du pays, la nostalgie de Comblain-la-Tour
était encore vivace. A l’époque, Elias Gistelinck (1935-2005), dirigeait
la section jazz de la BRT (radio nationale de langue néerlandaise).
Avec l’appui de la radio, il eut l’idée de lancer, au magnifique parc
Den Brandt d’Anvers, le premier Jazz Middelheim. De 1969 à 1983, pour
des raisons budgétaires, la radio flamande en fit un rendez-vous
biannuel. Miel Vanattenhoven (1944-2008), succédant au père du chanteur
David Linx, perpétua ce rendez-vous aoûtien. Après le décès de Miel,
c’est Bertrand Flamang (Gent Jazz) qui a repris la direction des
opérations, lui rendant sa périodicité annuelle. Après quarante-cinq
ans, cette 34e édition a généré quelque 30000
entrées en quatre jours. Jazz Middelheim reste, aujourd’hui le plus
vieux festival belge en activité.
Deux
chapiteaux sont installés dans le parc: un grand et un petit, ce qui,
ici comme ailleurs, favorise les changements de plateaux en préservant
le timing. Judicieusement, jeudi et vendredi, le petit podium était
offert à deux personnalités marquantes du nouveau jazz flamand: Fulco
Ottervanger (p) d’une part; Jeroen Van Herzeele (ts,ss), d’autre part.
Ottervanger est un musicien hollandais qui s’est fixé à Gand. Avec De
Beren Gierten, un trio comptant Lieven Van Pee (b) et Simon Seggers
(dm), il a remporté le tournoi des jeunes du Middelheim quelques années
auparavant. Il s’est révélé depuis comme un musicien complet, alliant
des connaissances qui vont du classique à la musique contemporaine en
passant par un jazz, dont il fait son ordinaire. Au cours de quatre sets
(4 fois 30 minutes), jeudi, il nous a présenté la musique de son trio
De Beren Gierten, celle de son quartet Stadt (Joris Cool/b, Frederik
Segers/g, Simon Segers/dm); De Beren Gieten + Susana Santos Silva (tp,
flh) («Dancing Trust», «A Calling Benefit») et un duo avec le batteur
Lander Gyselinck. Nous n’avons pas été particulièrement impressionnés
par la trompettiste portugaise, retenant surtout les échanges festifs
qui éclatèrent entre le pianiste gantois et le jeune Gyselinck (dm).
Fulco Ottervanger (p), par son jeu fulgurant, riche, enjoué et
hyper-créatif, est devenu une valeur sûre du piano!
Autre valeur sûre
du jazz européen, le saxophoniste Jeroen Van Herzeele (ts, ss) nous
présentait, vendredi, quatre facettes de son talent: un duo avec le
batteur Giiovanni Barcella, un autre duo avec Fabian Fiorini (p),
« Gratitude»: son propre trio et puis, en finale: Gratitude + Fiorini +
Barcella. Le saxophoniste coltranien est éblouissant de facilité à
chaque concert - ici, comme ailleurs (Mââk). Avec Fabian Fiorini, ils
ont explosé la musique. L’amplitude du timbre de Jeroen (ténor+soprano)
et l’intensité du discours de Fabian sont impressionnants. Leur
approche actuelle conserve le meilleur des swings! Il n’y eut pas de
second podium le samedi. A la place: le «Broken Brass Band»: un marching
band burlesque déambulant sur le pré jauni entre pause-frites et
rinçages de gosier à la «De Koninck» (la succulente ambrée de la
brasserie anversoise).
A
l’affiche du grand chapiteau le jeudi 13: LABtrio, Eric Legnini, le BJO
feat. Darcy James Argue, et Taxi Wars. Je ne vous parlerai plus de
TaxiWars; le répertoire était identique au concert donné en début de
mois au Gaume Jazz.
En quelques années, les musiciens du LABtrio ont
considérablement muri. Bram De Looze (p) et Anneleen Boehme (b) ont
plus d’assurance, alors que Lander Gyselinck (dm) m’est apparu bien sage
au sein d’une musique hyper-écrite qui s’émaille de rares libertés
tonales. Invités du trio pour leur N.Y. Project, Michaël Attias
(ts) et Christopher Hoffman (cello) n’arrivèrent pas à dérider une
écriture majoritairement mineure. Accessit quand même pour un beau duo
contrebasse-violoncelle!
Le deuxième groupe proposé ce jour-là était
dirigé par Eric Legnini (p, kb) pour un hommage à Ray Charles. Nous
attendions «What I’d Say», puisque tel est le nom du band. A la place,
nous avons écouté: «Georgia on My Mind», «I’m a Fool For You», «Nobody
But Me», «I’ve Got a Woman»… Franck Agulhon (dm) et Daniel Romeo (eb)
tirent le groupe. Le jeu du bassiste est impressionnant; profondément
ancré dans le groove. Il y a plus qu’une complicité entre Eric et lui;
c’est une fraternité qui pulse! Les backings sont assurés par une
section classique trompette-trombone-saxophone alors que deux chanteuses
rivalisent à l’avant de la scène: Kellylee Evans: petite, fine, voix
claire dans l’aigu; Sandra Nkaké: sculpturale, voix puissante, grave et
parfaitement dans le mood. Ceux qui attendaient une pâle lecture des hits du Genius en sont pour leurs frais. Les arrangements proposés par Eric
Legnini sont parfaits; ils vont au-delà des originaux-commerciaux; ils
remémorent, mais sans collages, ceux que Ralph Burns et Quincy Jones
écrivirent pour l’album Genius + Soul = Jazz, sorti chez
Impulse!, cinquante-quatre ans plus tôt! Marianna Tootsie (voc), invitée
pour le final, s’est mêlée aux deux chanteuses sur «I’ve Got a Woman».
Le
compositeur canadien Darcy James Argue est venu sublimer son œuvre
devant les pupitres du Brussels Jazz Orchestra («Could Breaker» feat.
Frank Vaganée (as); «All In»). Sa musique, riche et originale se veut
une dénonciation des crimes de guerre; il en fit une description longue
et volubile en anglais. Son discours peut lasser si on ne se focalise
pas sur la musique. Et la démonstration musicale est grandiose. Elle se
terminera par une longue suite en hommage à Duke Ellington.
Jason
Moran (p, kb), artiste en résidence, se produisait vendredi, samedi et
dimanche. Le pianiste texan est un caméléon; il a changé trois fois de
couleurs en trois jours. Capable du meilleur comme du pire, il avait
choisi de se payer notre tête le samedi avec un soi-disant hommage (?) à
Fats Waller («Honeysuckle Rose», «On the Sunny Side», «Too Much too
Love to Be Away to Say Goodnight». C’était clownesque et du plus mauvais
goût!
Fort heureusement, je n’étais pas présent le dimanche pour le voir mêler Bill Frisell (g) au chant de sa soprano d’épouse!
Le
vendredi, c’était acceptable, mais un peu lourd à la digestion! Ron
Miles (crt) tire les intros en longueur et Mary Halvorsen (g) abuse des
arpèges; son jeu est livresque («No Doubt»). Déstructuration,
restructuration sur quatre notes, abus des syncopes; les compositions de
Paul Motian et d’Andrew Hill stagnent; les mélodies perdent leurs
déclinaisons. Derrière ses grandes lunettes, la guitariste déchiffre sa
partoche; elle joue peu de notes, abuse du volume et de la pédale wa-wa
pour masquer son peu de créativité. De ce trio on retient juste quelques
belles tirades au cornet et au cornet bouché; quelques beaux
contrechants du pianiste!
Archie Shepp Attica Blues Big Band, revu et corrigé, était sur scène le vendredi dès 18h30. On connait le répertoire qui débute off sur un long discours qui rappelle les souffrances du Peuple Noir. On
n’échappe pas au «Blues For Brother Jackson», «The Cry of My People»,
«Mama Too Tight», «Steam» et «Come Sunday» d’Ellington. La rythmique est
américaine avec McClung (p), Darryl Hall (b) et Don Moye (dm). La
section de cuivres + anches est française avec Sébastien Llado (tb), et
François Théberge (ts). En plus de Marion Rampal (voc), on retrouve au
chant l’éblouissante Cécile McLorin-Salvant. Au saxophone, le jeu
d’Archie Shepp trébuche et se perd un peu, mais le message reste. Rien
de neuf, mais du bonheur quand même avec ces beaux hymnes, la voix
éraillée d’Archie et un band qui assure.
Le
vendredi soir, en clôture, sous le vocable «Sax Supreme», nous eûmes
droit à une incroyable et merveilleuse tornade générée par la rencontre
de deux vents tourbillonnants: Joe Lovano et Chris Potter. Cecil McBee
(b) lance «A Love Supreme». Après les quelques mesures de circonstance,
les deux ténors jouent le thème à l’unisson, puis Joe se lance,
puissant, du grave aux harmoniques, volubile, époustouflant. Chris
Potter, droit comme un «I», enchaîne avec la même force; le timbre est
net; le son plus serré, plus clair. «Giant Steps» suit directement avec
la même ardeur, le même déluge de notes, la même prise de risques. Les
saxophonistes témoignent de la même aisance; Potter est aérien, Lovano
bien gras. Un blues puis une ballade et une heure déjà que défile
l’hommage à John Coltrane. Lawrence Fields (p) évoque McCoy Tyner par
quelques accords successifs, puis il marque sa différence par ses
déliés. Les roulements de Jonathan Blake (dm) à la caisse claire sont
inversement proportionnels à son poids; les baguettes coulent, légères
sur les cymbales vissées bas, au ras des peaux. «Mister J.C.» en bis et nous partons nous coucher avec le sentiment d’avoir vécu le plus beau concert de l’été!
Heureux des sommets atteints la veille, nous avons pu nous relâcher le 15 août avec un programme où planent le Delta (ouf, je l’ai placé),
les rythmes, le blues et toutes ces belles choses qui bousculent le
cœur et les pieds. On est à Memphis d’abord avec Robin McKelle (voc)
& the Flytones. La voix est forte, légèrement éraillée; on imagine
visionner «The Blues Brothers» (le film), on pense à Aretha Franklin ou à
Tina Turner et on a de la peine à croire qu’elle est blanche («Let Me
Be Misunderstood», «Time Again», «Take It to the River»). Elle bouge,
elle groove, elle tombe à genoux. On s’amuse comme des fous, et on
oublie qu’au-dehors il pleut.
Dans un autre registre,
omniprésente au Middelheim (Shepp, Dr. John), Cécile McLorin-Salvant
(voc) prend la suite avec son quartet et son répertoire (Bessie Smith,
Barbara, Cole Porter, Billie Holiday, Irving Berlin). Vous dire que nous
sommes devant la plus belle voix du jazz de ces dernières années, c’est
peu dire et déjà trop tard, vous le savez déjà. «Sweet Man Blues»,
«Haunted House Blues», «Most Gentlemen Don’t Like Love», «Papa Knock at
the Door»)! A ses côtés: Sébastien Girardot (b), Guillaume Nouaux (dm),
un excellent David Blenkhorn (g) sur une Gibson Charlie Christian. C’est
beau, c’est grand, aisé comme Ella, ample comme Sarah. Un délice!
Retour
au Delta, au plus profond des bayous, dans la fumée des speakeasys,
dans les bordels de Storyville pour accueillir Dr. John (p, voc), une
rythmique américaine, (g, eb, dm), une section hollandaise (2 tp, tb,
as, ts, bs) dirigée par Sarah Morrow (tb) et, en soliste, le
trompettiste anversois Bart Maris. Le rhythm & blues du
Néo-Orléanais est vigoureux; le show est garanti: chapeau à plumes, tête
de mort, canne-totem et tout le toutim! Imperturbable, Dr. John
martèle son piano et chante de sa voix nasillarde. La rythmique tourne
bien alors que Sarah Morrow (la productrice) peine parfois à mettre en
place les backings et distribuer les solos. Le concert se veut un
hommage à Satchmo. Il débute par «What a Wonderful World», se poursuit
par «Sometimes I Feel Like a Motherless Child», «Memories of You» (solo
de Bart Maris), «Nobody Knows» avec Cécile McLorin-Salvant, «When You
Smilin’», «Rainbow» et, en final, «When the Saints» puis «Hallelujah,
Such a Night» (avec Bart Maris et Cécile McLorin-Salvant). Heures de
joie en clôture et trois jours de festival inoubliables! J’ai boudé
–épuisé– la quatrième journée qui proposait Bill Frisell, Steve Kuhn
avec Joey Baron et Steve Swallow et le trio Romano-Texier-Sclavis. «Trop
is te veel» dit le dicton flamand de Bruxelles. Trop beau, en tout
cas, ce 34e Jazz Middelheim! Merci!
Buis-les-Baronnies/Tricastin, Drôme Parfum de Jazz, 10 au 22 août 2015
Dans le compte-rendu de l’édition 2014 de Parfum de Jazz (cf. Jazz Hot n° 669, automne 2014), avait été soulignée l’originalité de
l’organisation de ce festival, consistant sur une plage de deux semaines
autour de Buis-les-Baronnies, centre de la manifestation, à répartir
les spectacles de cette animation culturelle rurale sur plusieurs
villages du territoire de la Drôme provençale et du Tricastin.
Cette année, le mouvement a encore gagné; plusieurs concerts de qualité furent donnés en des endroits nouveaux: Dave Brubeck Forever à Montbrun-les-Bains (18), Les Voix Féminines du Jazz et L’Hommage à Astor Piazzolla de Daniel Mille Quintet à La Garde-Adhémar (19-20), et surtout le final Celebrating Nat King Cole avec Ronald Baker ainsi que La Nuit New Orleans Swing & Danse avec Paris Washboard et Eric Luter Swing Sextet à St-Paul-Trois-Châteaux (21-22).
Après l’avant-première du 4 juillet, célébrant d’une certaine manière l'Indépendance Day, dans le Tribute to Ray Charles du spectacle de Philippe Khoury & Vocal in Vienne au Théâtre de
Verdure du Rocher à Pierrelatte, c'est le 10 août, en plein air à
St-Ferréol-Trente-Pas qu'ont commencé, en 2015, les festivités de la 17e édition de Parfum de Jazz avec Charlie Parker Revival.
Pour ce concert certes gratuit, mais au cours duquel le public
manifesta sa solidarité généreuse dans la lutte contre la mucoviscidose,
l'altiste Baby Clavel avait réuni un quintet comprenant José Caparros
(tp), Christian Mornet (p), Alexandre Bès (b) et Idehiko Kan (dm). Il
reprit les thèmes du répertoire be-bop: «Yardbird Suite» (Charlie
Parker, 1946), «Ornithology» (Charlie Parker, Bennie Harris, 1946)
variation du Bird sur le standard «How High the Moon» (Morgan Lewis,
Nancy Hamilton, 1940), «Confirmation» (Charlie Parker, Skeeter Spight,
Leroy Mitchell, 1953), «Cherokee Indian Love Song» (Ray Noble, 1938)
avec la complice participation du tromboniste Daniel Barda, «Night in
Tunisia» (Dizzy Gillespie, Frank Paparelli, Jon Hendricks, 1942) et une
chanson emblématique de Charles Trenet, «Que reste-t-il de nos Amours»
standardisée par Earl Fatha Hines dans les années 1960 dans sa version
américaine «I Wish You Love» (Charles Louis Trenet, Albert Askew Beach,
1946/1960). Les arrangements simples mais bien «ficelés» firent la joie
d'un public venu nombreux applaudir ces artistes devenus en quelque
sorte enfants du pays par leur fidèle participation au festival.
Le
mardi 11 août, à l'occasion d'un apéritif populaire chaleureux dans les
Jardins de l'Hôtel de ville de Buis-les-Baronnies, était officiellement
présenté cette nouvelle édition du festival des Baronnies. A l’ombre
des tilleuls, les Buxois ravis purent entendre la formation de Baby
Clavel avec Lisa Del Mar et Daniel Barda. En fin d’après-midi, le même
groupe donna l’aubade aux cent vingt habitants du tout proche village de
Beauvoisin. Le soir dans les jardins du cinéma Reg'Art, était proposée
la projection du film High Society, comédie musicale filmée par Charles
Walter en 1956 qui permettait, outre de retrouver les vedettes Grace
Kelly et Bing Crosby, de revoir et entendre Frank Sinatra et Louis
Armstrong avec quelques autres musiciens de jazz, dont Trummy Young
(tb), Edmund Hall (cl), Billy Kyles (p), Arvell Shaw (b), Barrett Deems
(dm), sur des thèmes de Cole Porter. Ensuite, la formation
nouvelle-orléans du High Society Jazz Band prolongea et termina cette
soirée par un concert festif. Daniel Barda (tb) et ses amis Irakli (tp),
Jacques Montebruno (cl), Sandrik de Davrichewy (p), Frédéric Yzermann
(sbp) et Nicolas Peslier (bj) relurent au ravissement des festivaliers
un répertoire quelque peu oublié mais toujours cher à leur
cœur: «Copenhagen», «Bubbles», «Room Rent Blues», «Alexander Ragtime
Band», la chanteuse Pauline Atlan interpréta «Some of These Days»,
«She’s Funny That Way»…
Le mercredi 12 août, les fidèles
de Clavel poursuivirent les traditionnelles animations apéritives à Buis
et à Mollans-sur-Ouvèze, quand d’autres artistes rendirent visite à la
Maison de retraite de Buis; Barda, Anfonsso, Blondeau, et Lisa Del Mar
ont apporté chaleur et joie aux pensionnaires avec des chansons de leur
temps.
Placé sous l'ombre tutélaire de Miles Davis, l’édition 2015 de
Parfum de Jazz à Buis-les-Baronnies prit sa vitesse de croisière avec
deux parties d'un Intercontinental Jazz, qui permit aux festivaliers du
Théâtre de la Palun de découvrir deux réceptions musicales, aux couleurs
aussi diverses que surprenantes, du jazz hors sa civilisation
originelle étatsunienne. Celle du guitariste malgache, Hajazz,
accompagné par Del Rabenja (p), Luis Manresa (b) et Pascal Bouterin (dm)
est une world music, fusion d’influences éparses et d'inspiration pop;
cette musique est très éloignée de celle de son lointain compatriote
Andy Razaf, compagnon de Fats Waller dans les années 1920, et tout aussi
différente de celle de son plus proche aîné, pianiste français
originaire de Madagascar, Jeannot Rabeson. Quant au trio Format 3,
composé d’Alexis Gfeller (p), Fabien Sevilla (b) et Patrick Dufresne
(dm) en résidence auprès de la fondation Live in Vevey en Suisse terre
pourtant d'implantation ancienne du jazz en Europe, il avait été
missionné à Parfum de Jazz pour faire connaître l’activité de cette
institution culturelle. Bien que moins surprenante depuis l’émergence
des musiques européennes improvisées dans les années 1960/70, sa
perception est de nature essentiellement européenne. Le public, très
ouvert, a applaudi avec conviction à la prestation des artistes de ces
deux groupes.
Le
jeudi 13 août, comme chaque jour, connut les apéros jazz quotidiens à
Buis en compagnie des habitués José Caparros (tp), Tony Russo (tp), les
membres du Quintet de Baby Clavel et un invité surprise, Nicolas Folmer
(tp).
Mais ce jeudi fut le premier des trois temps forts de cette
édition. En effet, dans un souci plus didactique que pédagogique, avait
été programmé, en soirée au Théâtre de la Palun par Alain Brunet et sa
formation, un spectacle alléchant, Jazz et Chanson française.
Bien qu’ayant déjà, pour des concerts, depuis longtemps travaillé sur
l’œuvre de Gainsbourg et sur la musique de Miles Davis, dont il est un
fervent, cette relation n’avait pas encore été réellement établie de
façon aussi aboutie; ce fut donc la première de cette œuvre qu’il
proposait. La représentation consista à illustrer musicalement, avec le
renfort d’un sextet de jazz, le dialogue imaginaire en voix off de Miles
Davis (Michael Haggerty) et de Serge Gainsbourg (Jean-Marie Duprez,
également scénariste). Ecrite par lui sous forme de conversation à
bâtons rompus dans un langage fleuri, les ponts musicaux de cette
fiction dessinaient les relations insidieusement tissées par la variété
française et le jazz depuis son arrivée dans la musette des
Afro-Américains de l’armée des Etats-Unis en 1917. Ces rapports, qui ont
largement contribué à établir les canons d’une des branches de la forme
populaire d’art qu’on nomme depuis Chanson française – définie par la
qualité des textes et par la recherche dans la forme musicale –,
n’avaient encore jamais été abordés ainsi. Sablon, Tranchant, Mireille,
Trénet et le tout jeune Salvador furent les initiateurs de cette école
dans l’entre-deux-guerres, relayés après 1945 par Ulmer, Aznavour et
Roche, Prévert et Kosma, Crolla, Lemarque, Legrand… et Gainsbourg à ses
débuts. Le choix de «Gainsbarre» et de Miles était judicieux; Gréco,
Moreau… certes, comme leur appartenance à une même génération, mais
aussi l’aspect qualitatif, tant par leur propre marginalité stylistique
dans leur univers musicaux respectifs que par le ton subversif et en
définitif très intimiste de leur expression, porteuse de la mode d’une
période emblématique. Au cours de cette histoire, les musiciens eurent à
donner, en en respectant le ton et l’esprit, leur lecture de thèmes
empruntés à la chanson française (Gainsbourg et Kosma) mais également au
répertoire du jazz dans un contrepoint aussi littéraire que musical.
C’est ainsi que furent chantés* ou joués «Le poinçonneur des Lilas»*
(Gainsbourg, 1958), «Ces petits riens»* (Gainbourg, 1964), «Bye Bye
Blackbird» (Ray Henderson, Mort Dixon, 1926), «Black Trombone»
(Gainsbourg, 1962), «La Javanaise»* (Gainsbourg, 1963), «Milestone»
(Miles Davis, 1958), «Juke Box/Claqueur de doigts»* (Gainsbourg, 1994),
«Baudelaire/Le serpent qui danse»* (Gainsbourg, 1962), «Les feuilles
mortes» (Joseph Kosma, Jacques Prévert, Johnny Mercer, 1945), «Couleur
Café»* (Gainsbourg, 1994), «Indifférente»* (Gainsbourg, 2002), «Chez les
Yéyé» (Gainsbourg, 1963). Furent ainsi explorées les correspondances
esthétiques des deux mondes: exploitation illustrative des ressources
rythmiques de la prosodie du langage poétique et des tempi musicaux de
Gainsbourg transposés dans/par la stylistique nimbée de blues de la
culture davisienne. Le dénominateur commun de cette expérience tenait à
la tonalité picturale générale du tableau relevant du clair obscure
propre à chacun de ces deux créateurs, par ailleurs artistes peintres
confirmés, nourris d’un fauvisme à la serpe.
Brunet s’était entouré
de musiciens sensibles à ces nuances. Le Niçois Gabriel Anfosso,
accordéoniste et guitariste par ailleurs, tint le rôle du chanteur; il
ne commit jamais l’erreur de vouloir imiter Gainsbourg. S’en tenant à la
relecture contextuelle des chansons, il leur apporta une interprétation
discrète qui les mit en perspective dans la fiction. Vincent Audigier
(ts), au demeurant très modern, a toujours conservé un langage
classique, hors de la modalité qui aurait cassé l’unité volontairement
tonale du conte. Jean-Pierre Almy (b) a, par sa mise en place parfaite,
été l’un des piliers du groupe. Manu Roche (dm) a été attentif à laisser
la musique occuper son l’espace. Alain Brunet (tp, flh) a su rester
un-musicien-dans-l’orchestre; il n’a jamais surjoué. Il a, par sa
sonorité feutrée, apporté beaucoup de poésie dans la section mélodique.
Dans cet ensemble, le pianiste Olivier Truchot a tenu un rôle de
catalyseur essentiel: sa façon d’accompagner soutint, incita et stimula
ses partenaires; ses commentaires et ses interventions pleines de
finesse ont sollicité l’intelligence imaginative de l’auditoire. Dans ce
spectacle de plus d’une heure et demie, il y eut des moments très
réussis: agencement, arrangement, interprétation. L’aspect jazzy fut
présent dans toutes les chansons de Gainsbourg; le jazz fut rendu avec
talent dans les thème traités en tant que tels: «Bye Bye Blackbird»,
«Milestone», «Les Feuilles mortes». L’introduction et le contrepoint
avec «All Blues» (Miles Davis, 1959) sur «La Javanaise» étaient
particulièrement pertinents, tout comme la citation de «Jitterbug Waltz»
(Fats Waller, 1942) dans le solo de Truchot, simulant les
correspondances des rythmes ternaires, au demeurant esthétiquement très
différents, de la chanson populaire française et du jazz. Le final, aux
accents R&B, façon «Watermelon Man» (Herbie Hancock, 1962), sur
«Chez les Yéyé» (1963) fut une parfaite réussite tant dans l’esprit, par
l’évolution du parcours musical de Miles avec l’arrivée de Herbie
Hancock en 1963 ou par celui d’auteur compositeur de Gainsbourg, que
dans la forme par l’évolution des courants musicaux nationaux à cette
époque. Car cette rencontre imaginée par Alain Brunet, aussi improbable
dans la réalité que réussie dans sa fiction superbe, s’arrête à l’orée
des années 1960: au moment où l’un et l’autre deviennent icones de modes
musicales internationalisées dans leur civilisation respective. Ce
savant montage des mélodies, qui réussit à rendre crédible et
perceptible l’authentique dialogue des cultures, a reçu un grand et
justifié succès auprès du public. Debout, il a longuement applaudi avant
un bis sur «La Javanaise» reprise en chœur par l’ensemble de la salle
sous la conduite avisée de Gabriel Anfosso.
Le
vendredi 14 août, les apéros jazz reprirent avec les fidèles artistes
toujours aussi présents et concernés par l’animation musicale des divers
lieux publics: Baby Clavel (as), José Caparros (tp), Christian Mornet
(p), Alexandre Bès (b) et Idehiko Kan (dm) mais aussi Daniel Barda (tb),
Bob Faresse (dm), Gabriel Anfosso (g, voc), Tony Russo (tp), Lisa Del
Mar (voc) et même Jean-Pierre Almy reconverti en trompettiste à
l’occasion devant le Moulin à l’huile! En fin d’après-midi, au Domaine
du Rieu Frais, Baby Clavel Quintet œuvrait devant une assistance bon
enfant ravie de l’aubade champêtre!
Le soir au Théâtre de la Palun,
René Urtreger Quintet fut le second temps fort de Parfum de Jazz. La
veille, Alain Brunet avait évoqué Miles; le lendemain René qui, à
plusieurs occasions, notamment en 1956 pour graver la musique du film
Ascenseur pour l’échafaud, avait été son pianiste, présentait la
permanence de l’école be-bop; le trompettiste disparu l’avait
allègrement désertée dans la seconde moitié des années 1960 pour voguer
vers d’autres horizons plus prometteurs quand le pianiste jamais ne s’en
écarta. Il était donc, pour la circonstance et plus d’un demi-siècle
après, entouré de Nicolas Folmer (tp), Hervé Meschinet (as, fl), Yves
Torchinsky (b) et Eric Dervieux (dm). La formation entama son concert
avec une composition, qui avait valu en 1994 le Maria Fisher Founder’s
Award du Thelonious Monk Institute of Jazz à son compositeur, «C T A»
(Jimmy Heath, 1953). Ce thème, enregistré en 1953 par le All Stars de
Miles Davis lorsque le ténor Jimmy Heath en était membre, est souvent
joué par le Urtreger; en témoigne un enregistrement au Club
Saint-Germain en 1960 avec Pierre Michelot (b) et Daniel Humair (dm)
pour l’album Hum!. En un arrangement simple, il servit de présentation
musicale pour le groupe et chacun de ses membres dans un 4/4
traditionnel. Puis ce fut «St-Eustache» (René Urtreger, 1990) déjà gravé
avec Eric Dervieu dès sa composition. «Valsajane» (René Urtreger, 1986)
avait été fixé dans son album précédent, Jazzman, fin 1986; Meschinet
(fl) eut l’occasion de briller d’aisance dans cette version de concert.
Ensuite, le pianiste proposa en trio un hommage à Count Basie, avec une
pièce emblématique du swing, «Easy Does It»; il avait eu l’occasion de
l’enregistrer pour Black & Blue avec la même rythmique en 1995.
Cette pièce enregistrée par le big band fameux du Count en 1940 avait
été en réalité composée en 1939 par Sy Oliver (tp, arr) et Trummy Young
(tb), deux formidables jazzmen œuvrant alors dans une autre célèbre
grande formation, non moins swinguante, celle de Jimmie Lunceford qui
jamais ne l’enregistra. Après une exposition épurée du thème en forme de
riff, s’appuyant sur la structure rythmique (assumée par le couple
basse/batterie) du leitmotiv du thème en forme de riff, l’interprétation
d’Urtreger en privilégia la densité, improvisant en blocs chords1 sur les harmonies. «Embraceable You» (George Gershwin, 1930), ensuite,
fut l’occasion pour Nicolas Folmer de faire admirer sa belle maitrise
technique de la trompette et son talent dans le traitement d’une
ballade. Entreprise d’autant plus difficile que ce thème est, comme
«Stardust», choisi par tous les grands trompettistes2 pour cette raison. Ce fut tout à fait remarquable, tant au plan de la
construction du solo que de celui de l’exécution. Dans un style très
personnel, associant le lyrisme de Clark Terry et l’intensité de Lee
Morgan, Nicolas fit merveille. «Un Poco Loco» est une pièce importante
de l’œuvre de Bud Powell. Composée en 1953, elle figure au répertoire de
tous les pianistes se réclamant du be-bop. Utreger, qui fréquenta Bud
lors de son long séjour parisien3,
en a donné une lecture aussi personnelle que fidèle à l’esprit du
maître. «Didi’s Bounce» écrit par René Urtreger en 1970 est une œuvre
qui répond à la tradition du bop dont il est maintenant l’un des
derniers et rares représentants. La forme en a induit une interprétation
très classique, bien servie par Hervé Meschinet et Nicolas Folmer tout
comme le standard, «Star Eyes» (Gene De Paul, Don Raye, 1943), qui fut,
avec son introduction devenue classique, un des «saucissons» préférés
des boppers. «La Fornarina» (René Urtreger, 2000) fut enregistré à
Pernes-les-Fontaines (84), à moins de 50 km de Buis-les-Baronnies,
l’année de sa composition par son auteur en piano solo, pour l’album
Ornirica. Cette version orchestrale en fut moins intimiste, la manière
de Meschinet lui conférant un lyrisme baroque. «Hum-Oiseau» (René
Urtreger, 1999) a fait partie des œuvres gravées par le trio H.U.M.
–constitué de Daniel Humair (dm), René Urtreger (p) et Pierre Michelot
(b) mort depuis– qui, de 1960 à 1967 et en 2000, s’est produit en France
et dans toute l’Europe. Cette pièce a été écrite pour leur dernière
réunion. Pour aussi réussie que fût l’enregistrement original,
l’interprétation donnée par ce quintet parut plus en rapport avec
l’esprit bebop parkérien de la pièce; la rigueur de Folmer et la
générosité de Meschinet lui ont conféré une dimension nouvelle. Le
public a longuement applaudi les musiciens. En rappel, le quintet a joué
«Airegin» (Rollins, 1954) –anagramme de Nigeria– sur un tempo enlevé.
Sous les acclamations de l’assistance, il enchaîna, après concertation,
sur un réclamé «Night in Tunisia» (Dizzy Gillespie, Frank Paparelli,
1942). Lors de ce concert, Urtreger n’interpréta que des pièces du
répertoire jazz: cinq de ses œuvres et d’autres, non parmi les plus
connues, pour un seul standard, emprunté à Gershwin. On aurait pu
craindre que ce programme ne lasse. Or les spectateurs étaient debout
pour applaudir!
Le samedi 15 août, les apéros jazz
journaliers, midi et en fin d’après-midi, reprirent en différents
endroits de Buis avec les habitués et les invités de passage Daniel
Barda, Tony Russo, Nicolas Folmer et même Emile Béraha, chroniqueur du
site local Jazz Rhône-Alpes (www.jazz-rhone-alpes.com), et harmoniciste à
ses heures!
En soirée, au Théâtre de la Palun, était programmé un Jazz et Cinéma Nouvelle Vague,
projection élaborée par Adrian Smith musicalement illustré par le
quartet de Stéphane Kerecky (b) entouré d’Emile Parisien (ss), Guillaume
de Chassy (p) et Fabrice Moreau (dm). Furent présentées des séquences,
généralement assez courtes, ou des photos de films: Le Mépris (1963), Pierrot le fou (1965), Alphaville (1965), A Bout de souffle (1960) de J-L Godard avec des musiques de Georges Delerue («Camille»),
Antoine Duhamel («Ferdinand»), Paul Misraki, Martial Solal; Tirez sur le
pianiste (1960) et Les Quatre cents coups de François Truffaut, musiques de Georges Delerue, Jean Constantin; Lola (1961), Les Demoiselles de Rochefort (1967) de Jacques Demy, musiques de Beethoven (7e Symphonie) et/ou Michel Legrand («Chanson de Maxence»); Ascenseur pour l’échafaud (1958) de Louis Malle, musique Miles Davis; Les Choses de la vie (1970) de Claude Sautet avec en extrait de la musique de Philippe Sarde
la superbe «Chanson d’Hélène». Le public a applaudi longuement et
l’orchestre eut droit à un rappel.
Les illustrations musicales ont en
général respecté la chronologie des œuvres. A la sortie, les
conversations reflétaient des avis mitigés. Beaucoup de spectateurs,
venus pour un moment de nostalgie, regrettaient de «ne pas avoir reconnu
les morceaux». Plusieurs musiciens de jazz ont repris avec bonheur des
thèmes de musique de film. Le résultat n’en est cependant nullement
garanti; l’exercice était donc en l’espèce risqué. Car la bibliographie
sur la place de la musique au cinéma –de Theodor Adorno à Alain Lacombe
en passant par Mario Litwin et les écrits d’Eisenstein qui travailla
avec Serge Prokofiev– est gigantesque qui en a donné des approches
souvent différentes. Point majeur, le cinéma et la musique sollicitent
deux fonctions différentes du cerveau humain par ailleurs liées à la
culture de chaque individu: le cinéma montre et mobilise l’attention du
spectateur; la musique suggère et sollicite l’imagination de l’auditeur.
Il y a donc concurrence de deux imaginaires quasiment opposés. La
réussite des grandes musiques de film, et certaines de celles proposées
dans ce concert en sont de parfaits exemples, tient à ce qu’elles ont
été écrites pour être en retrait et comme une évocation en
accompagnement/complément de l’image. Les relire «librement» en avant,
hors de leur contexte en continuant à projeter les images sur lesquelles
les spectateurs les ont mémorisées, constitue par conséquent un
contre-sens (cf. le concept de «montage vertical» du réalisateur
d’Alexandre Nevski sur la puissance évocatrice de la musique, tant dans
le rythme que par la mélodie, qui doit entrer en résonance avec les
images, d’où le rôle du montage pour le rythme dans l’association des
images). Jouer des thèmes de musiques de films est tout à fait possible à
condition, d’une part, de les considérer en tant que pièces musicales
autonomes hors fonction auxiliaire, d’autre part, de ne pas en oublier
le contexte de naissance; liés à des images, ce traitement doit, en
effet, en respecter le récit – Lester Young disait à propos des
standards, que «bien interpréter un thème, nécessitait d’en bien connaître les paroles». Le film est le texte en image de sa musique; l’association d’images génère par elle-même une mélodie visuelle4. D’où le reproche de certains festivaliers: «Nous n’avons pas reconnu les thèmes et n’en avons pas compris leur développement.» La mélodie joue donc un rôle essentiel en ce qu’elle est une façon de
«se souvenir». Par trop s’en éloigner dépayse l’auditeur qui ne se sent
concerné. Or tous les films et thèmes relus étaient «d’avant 1970», une
période où la musique, même «moderne», était encore fondée sur la
mélodie et l’harmonie classique même atonale; la traiter de façon, même
partiellement, modale la sort de sa chronologie esthétique; cet
anachronisme stylistique heurte le souvenir encore présent des
personnes: «sur l’écran noir de ses nuits blanches», l’auditeur a besoin de repères sonores pour «se faire son cinéma».
Sous cet angle, la perception de la musique est plus proche de la
littérature («la petite musique» de Flaubert qui stimule l’imagination)
que celle de l’image. Par ailleurs, si le jazz est «une façon de jouer
la musique», toutes les formes musicales n’en subissent pas le
traitement de manière bénéfique; celles de Delerue et de Duhamel ne
figurent pas parmi les mieux appropriées. Au surplus, toutes ces
musiques s’inscrivent dans une époque; s’ils ont fait appel à des
musiciens de jazz ou nourri de cette musique (Davis, Legrand, Solal,
Sarde), les réalisateurs entendaient en obtenir un certain résultat
(illustration évocatrice, association d’idées, souvenirs, circonstances
de l’action, tempo du film…) correspondant au besoin spécifique du récit
cinématographique: conjoncture/conjonction historique et esthétique. En
ces temps, le jazz pour Claude Sautet –qui fut rédacteur chez Jazz Hot–
et ses confrères correspondait à un traitement rythmique particulier de
la musique, le swing! Or, de swing, il n’y en eut jamais pendant ce
concert. Les musiciens ont joué de la musique européenne; elle ne
remplissait pas les critères qui fondent le jazz, à tout le moins celui
de ces réalisateurs. En sorte que le projet Jazz/Cinéma n’a jamais été
traité. Il est d’ailleurs significatif que la musique choisie pour
représenter le cinéma de Louis Malle ait été celle d’Ascenseur pour l’échafaud –de Miles Davis qui a quitté le bebop et le jazz au milieu des années 1960 et non pas celle du Souffle au cœur (1971) avec la musique de Charlie Parker ou de Sidney Bechet, enracinée
dans le jazz, le blues et le bebop. On peut légitimement parler d’un
«hors sujet» à propos de cette soirée Nouvelle Vague Jazz & Cinéma.
La seule présence d’une contrebasse et d’une batterie jouant
rythmiquement une partition ou une improvisation n’est pas suffisante
pour «être jazz»! Si ces artistes sont, à n’en pas douter, d’excellents
instrumentistes, la réalisation n’a pas atteint son but selon une bonne
part de l’assistance. On ne peut que regretter qu’ils n’aient pas été
plus musiciens et ne se soient interrogés davantage sur la nature des
relations de la musique et du cinéma, surtout sur la manière d’aborder
le sujet avant de s’y engager. Dans un festival de musique quelle
qu’elle soit, le spectacle ne saurait se substituer à la musique
elle-même et à son imaginaire.
Le week-end des 21 et 22 août,
Parfum de Jazz se déplaça dans le Tricastin sur la place Castellane à
Saint-Paul-Trois-Châteaux. Le vendredi, le Magnetic Orchestra, un trio
composé de Benoît Thévenot (p), François-Régis Gallix (b) et Nicolas
Serret (dm), ouvrit la soirée avec une composition personnelle
ambitieuse, «Top Clean», mais bruyante et indigeste. La chanteuse Anne
Sila les rejoignit ensuite et entonna un morceau qui se voulait
variation sur un song d’Harry Warren et Johnny Burke, «Devil May Care»
(1940). Ce fut ensuite «In Blue» (Nirvana) suivi de «I’m Beginning to
See the Light» (Duke Ellington, Johnny Hodges, Harry James, Don George,
1944) et «Tends moi les bras» (composition originale) pour terminer par
«If You Love Me Really Love Me». Le public, particulièrement bien
disposé et indulgent a applaudi. En bis, sur un solo de batterie, la
chanteuse fit un scat et le groupe termina avec «In Walked Bud»
(Thelonious Monk, 1947 paroles Jon Hendricks, 1988). Sur ce programme
hétéroclite, la prestation parut longue et souvent pénible à supporter:
de Nirvana à Ellington en passant par Victor Hugo et Edith Piaf en
anglais («If You Love Me»)! Passe encore pour Nirvana, mais pourquoi
maltraiter Ellington? Pourquoi éradiquer le beau texte français de
«L’hymne à l’amour» (Marguerite Monnot, Edith Piaf, 1949), une des
grandes chansons populaires françaises? Ses paroles, très peu féministes
certes, seraient-elles imprononçables par une jeune femme, fût-elle
chanteuse, en 2015? Si la mélodie était insipide, «Demain dès l’aube»,
un des plus beaux poèmes de la langue française sur le vécu tragique
d’un père, a éclairé le set. Ce groupe cultive une originalité gratuite.
Etre créatif suppose des moyens musicaux et un savoir classique
maîtrisé d’abord. La chanteuse ne sait pas poser sa voix. Elle ne chante
pas selon sa tessiture: crier n’est pas monter dans l’aigu. Le scat
n’est pas qu’onomatopée! Ce type de chant nécessite une grande maîtrise
vocale et harmonique. En sorte que la justesse ne fut pas souvent au
rendez-vous –pour savoir faire «the wrong mistakes» comme disait Monk–
et la mise en place laisse beaucoup à désirer, ce qui détona auprès de
ses collègues lors de la jam improvisée avec Ronald Baker et Michèle
Hendricks en fin de soirée.
Après l’entracte, la musique reprit ses droits avec le Ronald Baker Quintet et Michèle Hendricks, pour le Celebrating Nat King Cole. Ce fut le troisième temps fort de ce 17e Parfum de Jazz. Si la composition du quintet était peu différente de celle du formidable album5 –avec Ronald Baker (tp, voc), Jean-Jacques Taïb (ts, cl), Alain Mayeras
(p, arr), David Salesse (b), Philippe Soirat (dm) remplaçant Mario
Gonzi, et Michele Hendricks (voc), gravé en 2013, le programme en était
un peu différent. Le répertoire, également emprunté à la famille
Hendricks, parfaitement maîtrisé par les artistes, fut donné avec
générosité et enthousiasme. Ronald Baker commença le concert avec le
premier titre de l’album, «I’m Lost» (Otis René, 1942), chanté en tempo
médium soutenu. Il enchaîna avec le tube des années 1960 de King Cole,
«L.O.V.E.» (Bert Kaempfert, Milt Gabler, 1961), chanté par Ronald suivi
d’un superbe solo de Jean-Jacques Taïb (ts). Ensuite, ils interprétèrent
«I Love You for Sentimental Reasons» (William Best, Deek Watson, 1945).
Entra alors en scène Michèle Hendricks avec une de ses compositions,
«Honk if You Want It». Puis elle entama, comme dans l’album, «Walking My
Baby Back Home» (Fred E. Ahlert, Roy Turk, 1930) avant de le reprendre,
en duo avec Ronald par un scat échevelé sur la variation/adaptation
d’Alain Mayeras et Ronald Baker, «Swingin’ My Baby Back Home»;
Jean-Jacques Taïb prit un chorus très Texas tenor sax shouter
digne du meilleur Arnett Cobb! Après une introduction à la trompette de
Baker, Michèle et Ronald se lancèrent avec complicité dans une scène de
ménage écrite par Irving Mills sur la composition de Nat King Cole,
«That Ain’t Right» (1941)6,
que le public apprécia beaucoup; le ténor en super forme en soulignait
habilement les sous-entendus scabreux. Le concert finit sur une
composition aussi célèbre que farfelue et surréaliste du père de
Michèle, «Everybody's Boppin’» (Jon Hendricks, 1959), enregistrée en
1959 par le fameux trio qu’il avait monté avec Dave Lambert et Annie
Ross. Cette version, chantée et scattée par sa fille et Ronald, ne
manquait de gueule, bien soutenue en cela par un Jean-Jacques déchaîné
et une section rythmique particulièrement à son affaire sur ce type de
tempo. Le public debout applaudit à tout rompre. Après un calembour sur
les 35 heures qui ne manqua par de déclencher les rires de l’assistance,
Ronald en solo reprit un blues habituellement joué par Dizzy mais
adapté par lui avant d’être rejoint par tout l’orchestre pour un bis final, sous forme de jam avec Anne Sila et Alain Brunet (flh), sur
l’hymne des jazz fans, «It Don't Mean a Thing if You Ain't Got That
Swing» (Duke Ellington, Irving Mills, 1932). Les musiciens brillants ont
été longuement applaudis. Ainsi se terminait cette formidable et
joyeuse prestation dans la nuit avancée d’une superbe soirée d’été non
sans qu’Alain Brunet invitât le public venu nombreux (500 personnes), en
invitant les présents le lendemain pour la clôture du festival, avec la
Nuit New Orleans Swing & Danse placée sous les auspices du Paris Washboard et du Eric Luter Swing Sextet!
Je
crois savoir que le lendemain, les spectateurs ne se sont pas ennuyés.
C’est fort tard, après de grands moments de musique nouvelle-orléans en
compagnie du Vitamine Jazz Band, du Paris Jazz Band et du Sextet d’Eric
Luter, qu’ils se sont à regret séparés, se promettant de revenir l’an
prochain.
Félix W. Sportis
texte et photos
Notes
1.
D’un esprit très différent de celui d’une autre version en trio,
d’inspiration petersonnienne également fort belle, celle de Marc
Hemmeler (p), Ray Brown (b) et Daniel Humair (dm), enregistrée à Paris
le 17 mars 1981 dans l’album au titre éponyme, Easy Does It (Elabeth 621020).
2.
Wynton Marsalis, Newport 19/8/1989 ou Varsovie en 1994; Freddie Hubbard
(flh) avec McCoy Tyner; Clifford Brown avec cordes 20 janvier 1955 à
New York…
3. Cf. Francis Paudras, La danse des infidèles, L’Instant, Paris 1986
4.
«Avant tout, peut-être parce que la vision musicale des phénomènes du
réel, si caractéristique de la perception et de la manière narrative de
Zola, a par bien des côtés, influé sur l’élaboration de la méthode de la
musique visuelle de notre cinéma muet… Je n’aurai jamais honte, quant à
moi, "de boire à la santé” du grand maître de la musique visuelle Emile
Zola», S.M. Eisenstein, La non-indifférente nature, (postface).
5. Ronald Baker Quintet With String, Feat. China Moses, Michèle Hendricks, Jesse Davis, Celebrating Nat King Cole, Cristal Records 224.
6. Dans l’album le rôle est tenu par China Moses.
Gaume, Belgique Gaume Jazz Festival, 7-9 août 2015 Cela
fait trente et un ans que Jean-Pierre Bissot et les Jeunesses Musicales
du Luxembourg Belge proposent aux amateurs des quatre frontières
(Belgique, Luxembourg, Allemagne, France) un week-end largement ouvert
aux déclinaisons « des » jazz (Jazz Hot n° 672) et aux nouveaux
groupes belges. Bien dans la ligne des JM, le festival est le
prolongement de trois stages d’été qui ont réuni 143 musiciens amateurs.
La commune de Rossignol – la bien nommée – offre son parc et son centre
culturel aux organisateurs qui jouissent, in situ, de quatre scènes,
dont, la plus grande : sous chapiteau. Il faut aussi mentionner : les
14 concerts décentralisés qui se tiennent de 10 à 13 h. autour et
alentours : à Florenville, Herbeumont, Virton ; à la Citadelle de
Montmédy et dans la magnifique basilique d’Avioth (Lorraine français).
Le
vendredi, certains aimèrent Tali Toké, un ensemble qui cherche son
originalité par des alliages instrumentaux peu usités (vln, sax-basse)
et des références à tout va: balkaniques, gipsy, klezmer, voire
classique ou funky. En revanche, avec la carte blanche laissée à
Emmanuel Baily (g), nous avons été séduits. Il fallait oser assembler la
clarinette de Jean-François Foliez et le cornet à bouquin de Lambert
Colson. De même, la guitare du leader entremêlée à l’oud de Khaled
Aljaraman, contribue à donner des mariages de tonalités et de couleurs
du meilleur effet. Les structures et les arrangements sont recherchés,
comme avec «Night Stork», la réécriture d’ «Autumn Leaves», la reprise
de «The Eraser» ou cette carte postale des Grands Lacs du Nord-Kivu
(«Goma») ponctuée par le drumming intelligent de Xavier Rogé (ex-Amin
Maalouf Group). Les cartes postales musicales sont diverses et riches.
Avec «Letter From Home» (une composition de Pat Metheny), joué en solo,
Emmanuel Baily nous a convaincus qu’il occupe désormais une place
particulière dans la hiérarchie des gratteurs belges. Nous l’avons
retrouvé le lendemain au sein de Kind of Pink, la formation de Philippe
Laloy (fl, ts) avec Stephan Pougin en invité (perc). Emmanuel Baily fut,
sans doute, la révélation du festival! Stacey Kent (voc), son mari
et ses accompagnateurs en clôture de la première journée nous
laissèrent, eux, un souvenir bien plus édulcoré. Serions-nous
insensibles aux caresses de ses chansons?… Je n’ai rien écrit qui puisse
vous le faire croire!
Il
fait toujours bleu au-dessus du grand parc pour la deuxième journée qui
débute à 15h avec LG Jazz Collective. Le collectif de Guillaume
Vierset (g) n’en finit pas de jouer et de se décomplexer depuis sa
consécration de meilleur album belge de l’année. Lascifs au soleil, nous
avons sauté leur concert, attendant une prochaine occasion (elles sont
nombreuses) pour découvrir le nouveau venu dans le groupe: Rob Banken
(as). Zappés également, le Jetsky Trio, Taama et l’orchestre de
Franck Tortiller. Après nous être divertis avec l’Albert Blues Band, la
voix has been de leur chanteur et la qualité de leur bassiste
(François Lamand, eb), nous nous sommes attardés au témoignage poignant
délivré par Sam Gerstmans (b, perc) et Julien Pirlot (as, voc, slam,
perc). Julien est un jeune trisomique qui a trouvé au CREAM (Liège) une
manière d’extérioriser son art et de le partager. Il joue du sax-alto et
récite des poèmes (slams) accompagnés de Sam, un contrebassiste
«normal». Non dénué d’humour, le duo partage la musique et les
percussions. Leurs différences chamboulent nos lieux communs («Séduction
, «Les Yeux Noirs», « a 9e» de Beethoven).
Répondant à notre émotion, Sam Gerstmans nous confia à l’issue du
concert: «Ce n’est pas moi qui apporte quelque chose à Julien, c’est
plutôt lui qui m’a fait voir la vie différemment! Quelle belle leçon de
philosophie!
Traditionnellement un double concert est organisé
dans le chœur de la petite église du village. Ce samedi, la messe était
dite par Forkolor, un quartet de saxophonistes germano-batave avec deux
altos (ou 2 + 1 soprano), un ténor et un très bon baryton féminin:
Katharina Thomsen. Outre le peu d’intérêt jazzique du groupe, le lieu
est totalement inadapté; le volume de la nef génère échos et
résonnances.
Le
lendemain, à contrario, « Oliver’s Cinema » y trouva la dimension
céleste qui sied («Balsam»). Ce trio acoustique, qui tourne
régulièrement ailleurs (Etats-Unis) se produisait pour la seconde fois
en Belgique. Pour ce projet, l’excellent trompettiste hollandais Eric
Vloeimans a rencontré le sémillant Tuur Florizoone (acc). Avec Jörg
Brinkmann, au violoncelle, ils ont mis quelques musiques de films à leur
répertoire («Romeo & Juliet» de Nino Rota), y joignant par la suite
de plus en plus de compositions personnelles. La trompette remplit
l’espace de sa clarté, l’accordéon ponctue, swingue, accompagne,
dialogue. Jörg Brinkmann (cello) n’est pas en reste d’expressivité à
l’archet ou au doigt. Par vagues glissées, en accord ou pizzicato il
soude les solistes et prend part au discours. On perçoit le souffle du
trompettiste avant qu’il s’ouvre dans l’embouchure. Le prêche enveloppe
le corps et transporte l’âme au Paradis. Ça balance et ça chaloupe léger
(«Fun In the Sun», «Tonto»). Ce n’est peut-être pas vraiment du jazz,
mais, bon sang qu’est-ce que c’est beau! («Act 2», www.ericvloeimans.com).
Comme
dans l’église, dans la trop petite salle du centre culturel (250
places), les groupes se produisent en deux sets, ce qui permet de
doubler l’audience. Nous avions choisi d’écouter Orioxy le samedi et
Donkey Monkey le dimanche. Le premier ensemble marie douceurs et
surprises rythmées; l’israélienne Yael Miller chante juste, divinement,
en hébreu, en anglais ou en français, avec beaucoup de profondeur; les
cordes de la harpe électronique de Julie Campiche (Suisse) sont pincées,
grattées, percutées, amplifiées et modulées de manière surprenante et
belle; avec Manu Hagmann (b) et Roland Merline (dm, perc) constituant
la rythmique, la séduction est totale. Donkey Monkey réunit la
Française Eve Risser (p) et la Japonaise Yuko Oshima (dm) pour une
musique improbable où l’on discerne, classique, free jazz et musique
contemporaine. Le piano est préparé et joué le plus souvent dedans
plutôt que sur le clavier. Les deux filles ont de l’humour; elles
chantent, crient, jouent et interpellent un public qui ne sait pas où se
situe la musique dans ce show organisé qui frise le burlesque («Can’t
Get My Motor to Start» de Carla Bley). A celles-là nous avons
préféré Mââk, écouté à l’aube (11h) dans la cour de la Mairie de
Florenville. Laurent Blondiau (tp, flh), Michel Massot (tuba), João Lobo
(dm), Jeroen Van Herzeele (ts, ss) et Guillaume Orti (as) viennent du
jazz et s’y accrochent sans négliger quelques fanfaronnades (jeu doublé,
tp et flh de Blondiau). Les rythmes souvent complexes, varient au cours
des morceaux. Sur des bases solides délivrées par Michel Massot et João
Lobo, les solistes improvisent audacieusement, mêlent leurs voix,
questionnent, répondent, partent en crescendo et en ballade dans les
gradins de l’amphithéâtre (Massot et Blondiau). Répétitions puis
altérations, sinuosités, basse continuée, césures rythmiques peu
usitées; l’organisation, originale, est séduisante; la liberté bien
contrôlée accroche et convainc («Lolo Codjo»).
Sous le chapiteau,
le samedi, nous attendions beaucoup de la carte blanche offerte à
Lionel Beuvens (dm). Trop sans doute! J’avoue ne pas avoir tenu la
distance. Rebuté par les aventures aigues d’Emilie Lesbros (voc),
fatigué sans doute par l’abondance des écoutes (douze propositions de
14h45 jusqu’after midnight), je ne suis pas entré dans la rencontre,
préférant celle de la couette en attendant le lendemain. Et le
lendemain, les rencontres étaient encore au programme (c’est une
constante au Gaume). Rencontre de deux trios de chanteuses: celui d’Anu
Junnonen et celui de Sarah Klénès («Oak Tree»). La seconde fut l’élève
de la première mais la seconde n’est pas tout à fait sur la même voie
(voix) que la première! Le trio d’Anu Junnonen (voc, kb, fl) compte
Alain Deval (dm) et Gil Mortio (eb, perc); l’orientation est rock-pop,
jazzy quant au timbre d’Anu: il est proche de Sarah Vaughan, voire de
Nina Simone. Elle swing et groove franchement. Oak Tree ne manque pas
d’intérêt par la répartition instrumentale qui fait appel à Thibault
Dille (acc) et Annemie Osborne (cello, voc). Le timbre de Sarah est
bien plus clair; son chant, plus fin, plus aventureux, moins rugueux; il
titille le suraigu; sa manière de scater est personnelle, non
conventionnelle. Jean-Pierre Bissot avait proposé un concert alterné des
trios. Les chanteuses ont voulu s’associer sur scène, passant d’un
groupe à l’autre en évitant le choc des contrastes par des transitions
très bien amenées. Cœurs croisés? C’est assez bien réussi! J’ai fait l’impasse sur le Nuevo Tango Ensemble. J’ai eu tort, dixit
mon complice-photographe! Je n’ai pas plus écouté la carte blanche à
Adrien Lambinet, les retards étant beaucoup trop importants dans le
programme du dimanche!
Dans le pré, sur le petit podium, se
produisait, dimanche le seul groupe authentiquement jazz dirigé par le
batteur luxembourgeois Jeff Herr. Maxime Bender est au sax, Laurent
Payfert à la contrebasse. « Funky Monkey », « And So It Is »… La musique
pourrait sans doute être mieux mise en place, plus rigoureuse.
Néanmoins, il y a les surprises qu’on est en droit d’attendre d’un
groupe de jazz, comme dans les solos créatifs et bien assurés du
saxophoniste. En début de soirée, sur le même podium, un feu
d’artifice avait réuni les excellents Robin Verheyen (ts,ss), Nic Thys
(b, eb) et Antoine Pierre (dm) pour accompagner l’ex-chanteur de dEUS:
Tom Barman. Taxi Wars – c’est le nom du groupe – mêle avec brillance le
jazz inventif aux poésies du chanteur. Tom Barman slame d’une voix
éraillée, proche d’Arno; ses textes sont bien rimés et bien rythmés… Et
il swingue, ne vous en déplaise ! Nicolas Thys et Antoine Pierre
assurent une base solide ; Robin Verheyen est le leader, le créateur,un
soliste flamboyant. L’association de ce professionnel du rock avec un
trio jazz est une très belle réussite.
N’allez pas en Gaume
pour écouter du hard bop, il y en a très rarement. Laissez vos œillères à
la ville et partez aux champs (chants) sans à apriorismes. Et lorsqu’il
faut choisir, on est parfois plus sensible au bon accueil ! Isn’t it?
Ospedaletti, Italie Jazz Sotto Le stelle, 6-9 août 2015
12e
édition du festival Jazz sous les étoiles, sous-titré «for sax», cette
année, programmé à deux pas de San Remo par Umberto Germinale,
photographe éminent (notamment de Jazz Hot). Pour raison de
restrictions budgétaires (en Italie, aussi...), les concerts gratuits de
l'après-midi ne sont malheureusement plus qu'un souvenir, et un seul
groupe est programmé chaque soir. Mais, malgré un prix d'entrée modique,
l'exigence de qualité est maintenue. C'est donc une occasion inespérée
d'écouter, à quelques minutes de la frontière, des musiciens italiens
peu programmés en France, et de retrouver quelques «vétérans» américains
absents de nos grands festivals (Harold Danko et Bobby Watson, en
l'occurence).
06/08 La formation de Gigi Di Gregorio
(ts), Mauro Battisti (b), Luigi Bonafede (dm) invitant Emanuelle Cisi
(ts) et Harold Danko (p), propose un répertoire hardbop mêlant standards
et compositions personnelles. «Tidal Brezza», «Waiting Time», «Stars Case», «McCoy Passion», «Walter», «Take the Coltrane», «When She Smiles»,
«Another Smile», entre autres. Arrangements originaux, improvisations
lumineuses, swing énergique, et interventions magistrales du pianiste.
Superbe concert.
08/08 Bobby Watson (as), Andrea Pozza, (p), Curtis Lundy (b), Eric Kennedy (dm). Le
répertoire est sans surprise, c'est du bop pur sucre:«Appointment»,
«Limoncello», «In Case You Missed It», «Sweet Dreams», «Schome»,
«Earth», «Soul Eyes», «Moanin'». Bobby Watson n'a plus tout à fait sa
silhouette de jeune homme, mais dès qu'il embouche son instrument, la
magie opère. L'ancien directeur musical des Jazz Messengers a toujours
ce son tranchant et ce sens de l'harmonie qui firent merveille aux côtés
de Valéri Ponomarev chez Art Blakey. Curtis Lundy accompagne et
improvise de façon très originale, comme s'il était au violoncelle, et
Eric Kennedy est une merveille de discrétion et d'efficacité. Quant au
jeune pianiste italien Andrea Pozza, objet de toutes les sollicitudes de
Bobby Watson et de ses deux compatriotes, il ne tardera pas à faire
parler de lui. Mise en place rigoureuse, sens harmonique parfait et
chorus magnifiques d'invention... (il se dit que bien des Américains en
tournée en Italie font désormais appel à lui, en priorité, on les
comprend).
09/08 Mattia Cigalini (as), l'autre nouveau petit
prodige du jazz italien, rejoint la formation transfrontalière déjà
entendue ici (sur la musique de Michel Petrucciani, l'an dernier),
constituée d'Alessandro Collina (p), Marc Peillon (b) et de Rodolfo
Cervetto (dm). Le projet ne manque pas d'ambition. Reprendre le
répertoire de Thelonius Monk est un pari risqué, tant ses thèmes sont
connus de tous les amateurs de jazz dans leurs versions originales, et
les réussites sont peu nombreuses. Bingo! Car, Mattia Cigalini (25 ans à
peine) tentant l'aventure avec la fougue de la jeunesse, et le solide
soutien de la section rythmique, réussit à s'approprier le musique de
Monk sans la dénaturer, malgré un traitement funky inattendu. «Shuffle
Boil», «Blue Monk», «Little Rootie Tooty», «Round Midnight», «Bye-Ya»,
«San Francisco Holiday», «Ugly Beauty», «Ask Me Now», «Bemsha Swing».
Magistral!
Langourla, Côtes-d'Armor Jazz in Langourla, Côtes-d'Armor, 6-9 août 2015
Pour
souffler les vingt bougies du festival Jazz in Langourla, Marie-Hélène
Buron, sa directrice artistique, a concocté un programme riche et
toujours aussi éclectique avec pour point de ralliement le Théâtre de
Verdure, ancienne carrière réaménagée en salle de concert en plein air.
Bien que les festivités aient été lancées le jeudi 6 août avec un
concert des guitaristes Daniel Givone et Rémy Hervo, puis un autre de
Pierrick Pédron (as) et Philippe Léogé (p), auxquels nous n’avons pu
assisté mais entendu de beaux échos, le festival débutait pour nous le
vendredi 7 août.
Dans le cadre d’une soirée
hommage à Nat King Cole, c’est la lauréate du Prix Tremplin Jazz in
Langourla 2014 qui a inauguré la soirée: la vocaliste Amel Amar et son
quartet, Jean-Baptiste Huet (g), Bernard Laval (b) et Mickael Jamier
(dm). Dans un set composé de standards de jazz, Amar déploie son talent.
Elle est chaleureuse, à l’aise avec le public et bien accompagnée. Son
tandem avec Jean-Baptiste Huet est très solide et l’ensemble plaisant.
Dans
cette édition 2015, Marie-Hélène Buron a eu l’excellente idée de faire
précéder le premier concert de chaque soirée au Théâtre de Verdure par
une performance, d’une quinzaine de minutes, des bénévoles pratiquant un
instrument de musique. On a entendu le collectif Ty Zef, le vendredi;
Arnaud Leclerc (g), Paddy (ss) et Manue (b), le samedi; Sophie Druais
(b) and friends, le dimanche). La mise en valeur des bénévoles par les
festivals est suffisamment rare pour souligner la place essentielle
qu’ils occupent et qu’un festival, s’il est un espace de fête et de
découvertes pour le public, tient avant tout du lien social et affectif.
Le
premier à chanter Nat King Cole est le Britannique Hugh Coltman. Après
le blues et la pop, il s’intéresse désormais au jazz et emprunte le
smoking du crooner pour interpréter ce répertoire, qu’il a enregistré
dans son nouvel album, Shadows. Sur scène, il assure le show, entouré de
Thomas Naim (g), Gaël Rakotondrabe (p), Christophe Mink (b) et Raphael
Chassain (dm), jouant peu de titres de Nat King Cole, hormis «Nature
Boy», «Mona Lisa», «Smile». Très rodé sur scène, les arrangements
travaillés, le set, qui manque un peu de profondeur, est très
divertissant.
Le trompettiste américain Ronald Baker lui succède
avec son quintet, Jean-Jacques Taïb (ts), Alain Mayeras (p), David
Salesse (b) et Philippe Soirat (dm). Il interprète des titres qu’il a
enregistrés sur Celebrating Nat King Cole («L-O-V-E», «Come Along With
Me») ou encore «Sentimental Reasons». Le duo Baker-Taïb, l’un au son
chaud, l’autre très nerveux, est très complémentaire et fonctionne
parfaitement. Au milieu du set, l’arrivée de la vocaliste Michele
Hendricks change la tonalité du concert et rompt la langueur qui s’était
installée par sa présence, sa vivacité, l’intelligence de son scat
(«Walkin' My Baby Back Home», «That Ain't Right»).
Le samedi 8
août, La Vuelta nous emmène au pays du flamenco et du répertoire
traditionnel espagnol. Avec Steven Fougères (g) et Jean-Baptiste André
(b), Nathalie Herczog interprète des chansons bouleversantes, présentant
avec élégance chaque titre. Pas très jazz mais une belle découverte.
Antiloops
ouvre la soirée. Dénué de tout jazz, dans l’état d’esprit, le groupe se
rapproche plutôt d’un acid jazz ou funk limité en vocabulaire. La
leader Ludivine Issambourg, entourée de Nicolas Dérand (claviers),
Timothée Robert (b), Maxime Zampieri (dm), Mr Gib (scratch), matraque sa
flûte sans la moindre nuance dans un set vite laborieux, mais qui
suscite toutefois l’enthousiasme du public.
Rien à voir avec
l’étourdissant Hadouk Quartet qui, dès les premières notes, nous
embarque dans son imaginaire musical foisonnant («Lila et Lampion»,
«Chappak», «Bora Bollo», «La danse des lutins»). En 2013, Hadouk Trio
s’est transformé en quartet avec l’arrivée de Eric Löhrer et Jean-Luc Di
Fraya, qui remplace Steve Shehan à la batterie. Le set d’Hadouk est
vertigineux: Didier Malherbe, qui joue de toutes les flûtes, de son
fameux doudouk, de la flûte chinoise hulusi, du soprano, est envoûtant.
L’ésotérique Loy Ehrlich a arrêté les claviers pour ne plus jouer que du
gumbass. Eric Löhrer apporte un son électrique avec sa guitare, au
lapsteel, et creuse une dimensions nouvelle dans les compositions de
l’ancien trio et du nouveau quartet, raffinant toujours plus les
nuances, renforcées par le jeu magnétique de Jean-Luc Di Fraya aux
percussions, dont la voix est une incantation personnelle à
l’imaginaire.
Dimanche, une dernière belle soirée à Langourla
avec les Sassy Swingers, qui puisent leur inspiration dans le New
Orleans d’avant-guerre. Aux côtés de Sandrine Arnaud (voc), pleine
d’énergie, Mathieu Lagraula (banjo), Jérôme Bossard (washboard), Franck
Bougier (hélicon) assurent un set joyeux et très vivant.
Puis
place à Boulou et Elios Ferré. Les deux frères, par leur grâce, leur
excellence, leur poésie, leur créativité, leur élégance nous captivent
dans un set fabuleux. Boulou et Elios sont deux géants de la guitare qui
nous font traverser l’histoire de la musique. Boulou au jeu complexe
nous emmène du côté de chez Messiaen, passant du bebop à Bach en un
souffle, quand Elios rayonne par un phrasé précis et enlevé. La parole
circule. C’est majestueux. L’utilisation des citations (Tristano, Tadd
Dameron, Michel Legrand) infuse un feeling jazz qui déploie et joue avec
ses multiples racines. Le set se conclue par «La Javanaise», chantée
par Boulou. Un moment poétique comme on en vit peu.
Ze
Big Band et Ricky Ford mettent un point final à cette édition
anniversaire. Le big band interprète des extraits de deux suites
composées par le saxophoniste: Sketches of Brittany et Sketches of
Puisaye, fruit de l’exploration de Ford de l’histoire des territoires,
la Bretagne et la Bourgogne. Malgré ses tentatives, Ford, avec un épais
accent américain et armé d’un solide sens de l’humour, parvient
difficilement à faire comprendre sa démarche auprès d’un public un peu
dérouté. Situation d’autant plus humoristique qu’il place le set sous
l’égide de l’anniversaire du mouvement Dada. Ze Big Band n’a rien d’un
big band traditionnel et doit sa personnalité à la direction à la fois
solide et impulsive du saxophoniste, accentuant les dissonances. Ford
donne toute sa place à ses musiciens dans de longs solos (comme Brian
Ruellan à la trompette, Maxence Ravelomanantsoa au ténor), toujours
complice du solide Fred Burgazzi, son alter ego, au trombone. Au milieu
du set, Ford invite le percussionniste cubain Bernardino Danger
Escalante, dit Nino, à se joindre au groupe. Si sa présence chambarde un
peu les arrangements, le saxophoniste ne perd rien de son naturel,
jamais aussi l’aise que dans l’art d’improviser. Une soirée pleine de
surprises.
Un mot sur un autre lieu qui compte beaucoup durant le
festival de Langourla: le bar Le Narguilé. Depuis quelques années, son
patron Patrick Pegue programme en parallèle des concerts en off
l’après-midi et en début de soirée, organise un concert pour les
stagiaires des ateliers musique et s’est associé à la programmation in
en accueillant les candidats au Prix Tremplin Jazz (remporté cette année
par François Collet Trio). Cette année, les jam sessions du soir ont
connu un franc succès, en particulier le vendredi et le samedi. Les
têtes d’affiche du festival, Ronald Baker, Jean-Jacques Taïb, Michele
Hendricks, Hugh Coltman, Eric Löhrer, des membres de Ze Big Band, sont
venues jouer le bœuf avec les autres musiciens, amis, bénévoles, Paddy
et Manue, Sophie Druais et d’autres. Au milieu de cette joyeuse équipée
musicale, un musicien étincelant a donné toute la mesure d’un jazz
exigeant et authentique: Daniel Givone. Il est avec Hadouk Quartet,
Ricky Ford et les frères Ferre l’autre héros de ce festival. Son jeu
subtil, intense, sa modestie, son esprit de camaraderie, sa présence
durant tout le festival, font de ce musicien habité par la musique un
géant.
Après l’édition 2014, marquée par le retour de Dany Doriz
après dix ans d’absence, 2015 nous offre bien des surprises et des joies
pour fêter les vingt ans de Jazz in Langourla. Mais rien n’est acquis:
l’existence du festival reste contestée par le petit monde agricole
local, peu porté sur le jazz et hostile à un festival de jazz. Trois,
quatre jours pour fêter le jazz, c’est une année de lutte. Qu’on se le
dise.
Pertuis, Vaucluse Festival de Big Band de Pertuis, 3 au 8 août 2015
Dans l’Enclos de la Charité, aujourd’hui Lycée Georges Brassens, distribué entre deux cours très IIIe République où trône la devise nationale, se déroulait la 17e
édition de ce festival hors norme puisque le cœur de la programmation
est constitué de grandes formations de jazz. Pari au départ un peu fou
sur le plan du budget, de la logistique et de la programmation, il a
tenu au soutien des acteurs locaux dont la municipalité, au public, à la
passion et à l’imagination de Léandre Grau – et de son équipe –
lui-même directeur du festival et du Big Band de Pertuis, de donner
corps à cette entreprise. Ils ont réussi au-delà de toute espérance.
Nous vous en rendons compte depuis sa naissance, et encore une fois
cette année, la réussite a été au rendez-vous, tant sur le plan de la
programmation, que sur celui de la fréquentation, avec un public
toujours présent (le plein pour les trois soirées gratuites aussi bien
que des trois payantes), et une adhésion populaire au volet artistique,
sans aucune prétention ni mondanité, avec cette curiosité simple et,
d’année en année, plus savante, qui marque plus encore la véritable
réussite de ce festival. Enfin, en liant la transmission du jazz, par
l’enseignement et la scène, au festival, Léandre Grau et son équipe ont
créé sur place les conditions pour que de jeunes talents apparaissent au
contact de ces grandes machines bien huilées que sont les big bands,
peuplés de musiciens d’expérience, et que le public soit concerné,
localement et familialement, par le festival. Une démarche exemplaire et
la météo était cette année, comme souvent ici, à l’unisson. Le
parrain facétieux du festival, le grand Gérard Badini, ne tarit pas
d’éloges sincères, ne manque aucune édition, et les musiciens invités
ont appris à connaître et respecter ce travail d’une grande honnêteté
(c’est principalement du jazz et des big bands, et la soirée salsa du
jeudi est indiquée comme telle), dont les résultats sont souvent
magiques pour la relation entre jazz et public. Enfin, la technique,
scène, son et lumières, est au diapason, et les conditions d’écoute
comme de spectacle sont excellentes.
En
dehors d’une master-class qui expose les fruits de son travail sur les
terrasses de Pertuis vers 18h, le déroulé des soirées alterne une
première partie dans la première cour (19h30), avec une petite ou
moyenne formation et une seconde partie dans la cour de la grande scène
des big bands (21h30).
La première partie du premier soir fut
particulièrement épicée cette année avec Tartôprunes, la formation
locale, émanation partielle du conservatoire et du big band de Pertuis
qui a inauguré de manière festive entre fanfare new-orleans, parodie,
funk et jazz cette belle semaine de jazz. Arnaud Farcy (as), Romain
Morello (tb), Ezequiel Celada (ts) ont été brillants dans cet ensemble
costumé et très ludique, d’un bon niveau musical. Un dessert en
introduction, goûté du public qui en a redemandé.
Suivait
le Big Band de Pertuis dirigé par Léandre Grau, introduit avec le
sourire de Gérard Badini, pour un répertoire très enlevé faisant appel
aux mânes de Count Basie et de ses arrangeurs pour l’esthétique, dont
Sam Nestico et Quincy Jones, mais aussi du regretté Yvan Jullien disparu
en 2015 («Blues in the Night»), voire à «Daahoud» marqué par Clifford
Brown et Max Roach, ou «Softly as in a Morning Sunrise», Chick Corea et
son «Crystal Silence», et bien sûr les standards «Come Rain or Come
Shine», «A Tisket A Tasket» immortalisé par Ella Fitzgerald, etc., un
répertoire brillamment restitué qui a conquis le public et qui a été mis
en valeur par de remarquables solistes, les «anciens» Lionel Aymes (tp)
ou Yves Ravoux (p) ou les «modernes» comme Christophe Allemand (ts),
Romain Morello (tb) et une remarquable chanteuse, Alice Martinez, qui a
donné parmi les meilleurs moments de la soirée, possédant le drive, la
présence et l’expression nécessaires à l’authenticité de cette musique.
Le
lendemain, Martine Kamoun (voc) en quintet a proposé sa relecture de
beaux standards («Along Came Betty», «You Go to My Head») voire de
belles compositions d’Hank Mobley ou Freddie Hubbard («Up-Jumped
Spring»), agrémenté de quelques originaux (paroles) et ponctué par un
«That’s All», etc. Brillamment secondée par un Gérard Murphy (as)
toujours aussi lyrique, un trésor bien caché en Provence, et un
excellent Sébastien Germain (p, «That’s All»), Alain Couffignal (dm)
très à l’écoute de la musique, la chanteuse a offert un très bon moment
de jazz. Elle n’est pas virtuose mais possède la connaissance intime de
ce type de jazz.
La seconde partie de soirée nous a proposé une
autre grande formation régionale, le Garden Swing Big Band de Gardanne,
dirigé par Gérard Moretti, qui témoigne que le big band de jazz fut,
dans la tradition américaine, le support à la grande variété américaine
de qualité, comme Frank Sinatra, Bing Crosby… une cohorte de belles voix
jazzy nous le rappellent, mais aussi latines, soul et rhythm and blues.
Une chanteuse et deux chanteurs, offraient d’ailleurs l’illustration de
ces répertoires avec des voix appartenant plus à ces registres de la
grande variété jazzy (Katy Grassi et Fred Mendelson) ou
blues-soul-rhythm & blues (Jean Gomez). Les ensembles possèdent un
vrai punch, une brillance, ce qui étaient la marque de ces grands big
bands. Marcel Baux (tb) a pris pas mal de bons chorus. De «Love for
Sale» à «Mack the Knife» en passant par Charles Trenet et «La Mer», les
Beatles, version crooner, le rhythm and blues ou Freddie Mercury, le
public a apprécié le voyage.
Le 5 août, retour aux sources avec
les Tontons Zwingueurs pour un relecture de la thématique
néo-orléanaise, sans prétention, avec un petit sourire même comme celui
du banjoïste et chanteur Jack Berbiguier interprétant «Menilmontant» à
la néo-orléanaise. Pas de surprise dans le répertoire avec «On the Sunny
Side of the Street», «Careless Love», «Do You Know What It Means…», «It
Don’t Mean a Thing», «Petite Fleur», «I Found a New Baby», etc., mais
le jazz est une musique de mémoire, et contrairement à ce que certains
pensent, on vient parfois y trouver ses racines, même pour le public. Et
ce répertoire appartient aux racines du public de jazz en France.
Pour
la découverte, il suffisait de passer d’une cour à l’autre, ce soir-là,
pour écouter l’orchestre de Romain Thivolle (arr, dir) et Loïs
Cœurdeuil (g) «Django Revisited», dédié comme son nom l’indique à la
musique de Django Reinhardt, relue par ces deux jeunes musiciens.
La
découverte du festival méritait le détour, car il n’y a aucune
faiblesse ou servilité dans cette relecture. Les arrangements combinent
avec intelligence un répertoire bien choisi («Féérie», «When Day Is
Done», «Tears», «Troublant Boléro», «Nuages» (joué sans guitare) avec un
chorus de trombone de Romain Morello, «Mélodie au crépuscule», «Minor
Swing», «Belleville», etc.) avec de belles introductions, originales,
des assemblages sonores inédits et pourtant dans l’ensemble une belle
fidélité à l’original, car ces mêmes arrangements n’hésitent pas à
évoquer parfois les sources et le son d'époque. Simplement, bravo! Il
n’y avait rien de facile dans ce projet, et quand de plus, un jeune
musicien, un guitariste, propose, avec une réelle virtuosité pas du tout
ostentatoire ni démonstrative, le complément de musicalité sur
l’instrument-même (à peine décalé, une demi-caisse) du divin Manouche,
il y a de quoi perdre le contrôle de son enthousiasme, ce que fit avec
sensibilité un public très attentif et connaisseur qui comprit que cette
soirée serait la plus originale du festival. L’orchestre, jeune dans
l’ensemble, a fait preuve de maestria dans une exécution parfois
complexe, et bien entendu le soliste Lois Cœurdeuil
s’est taillé, sans excès, la part de Django, qui reste objectivement
grande pour ce programme. L’orchestre a eu du mal à se séparer du
public. La musique de Django reste populaire au meilleur sens du terme,
et méritait cette relecture; on espère que le projet n’est pas éphémère. Ce qui immortalise les big bands, c'est aussi la durée de vie d 'un orchestre et d'un répertoire.
Le
jeudi était le jour de la salsa, une soirée très prisée à Pertuis, et
celle de la pizza marseillaise pour votre serviteur, la meilleure du
monde avec celle de Naples.
Retour le vendredi à Pertuis, pour
une entrée en matière très arrangée par un orfèvre en la matière, Stan
Laferrière et ses Dirty Airman. Ce soir-là, Stan proposa un retour aux
sources très pédagogique et toujours brillamment orchestré, depuis Scott
Joplin et («The Entertainer», «Maple Leaf Rag», mais aussi King Oliver
et Louis Armstrong («Tiger Rag», «St. James Infirmary»), Jelly Roll
Morton («Wolverine Blues»), Sidney Bechet («Muskrat Ramble»), Duke
Ellington («The Mooche»), enfin un programme néo-orléanais en diable
(«Royal Garden Blues») et un clin d’œil à Louis en rappel («What a
Wonderful World»). Notons en invités, l’excellente Deborah Tropez au
washboard («Washboard Wiggles»), et le magnifique Nicolas Montier venu
en copain nous gratifier sur son ténor de beaux chorus dans la veine de
Coleman Hawkins.
Sur
la grande scène, un peu plus tard, on retrouva le ténor et ses
somptueux chorus («Some of these Days», etc.), au sein du Saint Louis
Big Band, dans un spectacle intitulé «Cotton Club Legend», une sorte de
revue musicale dans la tradition, présentée par Gérard Gervois (tu), où
Nicolas Montier (ts, cl) fit l’offrande de son énorme talent, où le
savant Jean-François Bonnel, s’autorisa trop rarement un chorus suave
dans la veine des pères fondateurs (Hodges-Smith-Carter) et où Thierry
Ollé (p) fit preuve de sa virtuosité. Laurence Jay illustra la chanteuse
de jazz de l’époque avec un bon jeu de scène.
La
musique fait appel aux arrangements de Fletcher Henderson, Duke
Ellington, mais ne dédaigne pas quelques écarts comme un «West End
Blues» de haute volée de Nicolas Gardel, avec la reprise de la fameuse
introduction de Louis Armstrong, ou un «As Time Goes By» bien senti par
Laurence Jay et Thierry Ollé. Les Funky Swing Dancers, quatre excellents
danseurs avec des chorégraphies bien réglées, sobres et en tenues
recherchées (Claude Gomis, Anna Rio, Maka TheMonkey, Alexandra Karsenty,
chorégrahie en solo curieusement de dos sur «The Mooche») et un
claquettiste (Jeremy Champagne, brillant, sauf pour le costume pas dans
l'esprit d'une revue) ont enrichi la soirée, le public s’invitant même
devant la scène pour un rappel dansé par tous, public et artistes mêlés.
Le festival était à son moment de communion le plus hot!
La
dernière soirée nous proposa en préambule à 19h30 un all stars des
héritiers de Claude Bolling jouant sa musique dans toutes ses
dimensions, jazziques et cinématogrphiques, avec Patrick Artero, Claude
Tissendier, Philippe Milanta, Pierre Maingourd, Vincent Cordelette. La
perfection, la cohésion et un brin de fantaisie (Milanta excellent) ont
fait de ce concert un grand moment autour des compositions de Claude
Bolling («Here Comes the Blues», «Borsalino», «Just for Fun», «Feed the
Cats», «Jazzomania», «Duke on My Mind», «Take a Break», «Valentin», «For
Jammers Only»…). Claude Tissendier évoqua avec sa naturelle modestie et
son talent savant le grand Benny Carter, et Vincent Cordelette confirme
son excellence. Ces musiciens, le haut du pavé du jazz en France, sont
aussi des modestes malgré de grandes carrières. Ils sont jazz. La
perfection de leur art mérite toute notre admiration,
Le dernier
concert de cette édition permit de découvrir un excellent big band,
l’Orchestre National de Jazz du Luxembourg dirigé par Gast Waltzing,
directeur plein d’humour (autodérision parfois sur le Luxembourg, d’où
peut-être le titre ONJL) et de dynamisme, un excellent professionnel de
la musique, arrangeur, qui a côtoyé beaucoup de grands artistes, de
toutes les univers de la musique, et continue une belle carrière
d’écriture. En venant dans ce festival si bien défini, avec cette
formation consacrée au jazz, il a savamment respecté le public,
proposant un programme de «classiques» (Sam Nestico, Quincy Jones…) mais
en l’invitant à découvrir par ailleurs un travail de création de cet
orchestre qui ne manque pas de qualité pour les compositions (comme pour
les arrangements et l’exécution) où David Askani se tailla la part du
lion des chorus de saxophone, avec le guitariste David Laborier, futur
leader de l’ONJL et bon compositeur, et un jeune violoniste prometteur,
Jean-Jacques Mailliet. Gast Waltzing en leader très remuant de
l’orchestre proposa au pays de Prévert et Kosma «Les Feuilles mortes»
mais aussi Horace Silver et quelques originaux vinrent parachever une
bonne prestation où s’illustra en particulier un très bon Niels Engel
(dm), qui souleva la foule pour le rappel avec un somptueux chorus de
batterie dans la grande tradition des drummers de big band, les Chick
Webb, Louie Bellson, Gene Krupa, etc. Et Niels Engel le fit avec le
sourire, comme dans la tradition! Le public en redemanda comme il l’a
fait tout au long de ce 17e Festival, pour manifester son adhésion.
C’était
la belle conclusion d’une très bonne édition du Festival de Big Band de
Pertuis, et l’adjointe à la Culture travaille d’ores et déjà sur la
prochaine édition avec Léandre Grau et son équipe, donnant le sentiment
qu’au-delà de la Durance, à Pertuis, tout est simple et naturel, humain
en un mot: le contact avec les musiciens, l'accueil des journalistes et
des photographes, l’organisation, avec ce sentiment que le temps s’est
d’une manière arrêté sur l’époque où le jazz brillait en France de son
enthousiasme et de ses amateurs-savants. Un rayon de soleil dans
l’univers assombri des festivals, si «professionnels» mais de moins en
moins jazz, par l'esprit et le contenu.
Yves Sportis Photos Ellen Bertet et Marcel Morello, by courtesy of Festival de Big Band de Pertuis
Le détail des formations
3/8 Tartôprunes Valentin Halin (tp), Romain Morello (tb, arr), Arnaud Farcy (as), Ezequiel Celada (ts), Valentine Maumy (voc), Caroline Such (clav), Clément Serre (g), Philippe Ruffin (g), Alexandre Chagvardieff (b), Maxime Briard (dm) 3/8 Big Band de Pertuis tp: Yves Douste, Lionel Aymes, Nicolas Sanchez, Roger Arnaldi, Valentin Halin tb: Yves Martin, Loni Martin, Romain Morello, Jean-Pierre Ingoglia (+fh), Bernard Jaubert (btb) sax:
Christophe Allemand (ts, fl), Arnaud Farcy (as), Yvan Combeau (ts, fl),
Clément Baudier (ts, fl), Laurence Arnaldi (as), Jérémy Laures (bar) p: Yves Ravoux b: Bruno Roumertan g: Gérard Grelet dm: Maxime Briard dir: Léandre Grau
4/8 Martine Kamoun (voc) Quintet, Gérard Murphy (as), Sébastien Germain (p), Yann Kamoun (b) , Alain Couffignal (dm) 4/8 Garden Swing Big Band: tp: Georges Cavaliere, Yves Meffre, René Perinelli (+1 non identifié) tb: Marcel Baux, Lucien Deleuil, Jo Huard, Daniel Sola sax: Gaëlle Lelamer, Jean-François Osmont, Jean-Claude Ferrero, Jérémie Laures g: Marcel Clarac b: Loïc Filibert p: Julien Sabdes dm: Pierre Bedouk voc: Katy Grassi, Fred Mendelson, Jean Gomez dir: Gérard Moretti
5/8 Les Tontons Zwingueurs Eric Serra (tb), Martial Reverdy (cl), Jack Berbiguier (bj), Daniel Beltramo (tu), Joannès Kotchian (wb) 5/8 Django Revisited Big Band dir, comp, arr: Romain Thivolle g soliste: Lois Cœurdeuil sax:
Gérard Murphy (as, cl), Julian Broudin (as), Jean-François Roux (ts),
Pascal Aignan (ts), Yannick Destree (bar), Florent Py (fl) tp: Thierry Amiot, Gabriel Charrier, José Caparros, Fabrice Lecomte tb: Romain Morello, Michael Steinman, Igor Nasonov, Jean-Philippe Langlois p, clav: Franck Pantin cb-eb : Serge Arese dm: Philippe Jardin perc: Sébastien Lhermitte
7/8 Dirty Airman Stan Laférrière (dir, arr, p), Mathieu Haage (tp), Benjamin Belloir (tp), Cyril Dubilé (tb), David Fettmann (as), Christophe Allemand (ts), Anthony Caillet (soubassophone), Xavier Sauze (dm), Deborah Tropez(wb) 7/8 Cotton Club Legend-St-Louis Big Band tp: Nicolas Gardel, Michel Lassalle tb: Jerôme Laborde- sax-cl: Jean-François Bonnel (as, cl), David Cayrou (as, cl, arr, dir), Nicolas Montier (ts, cl) p: Thierry Ollé bj: Patrick Vivien tu: Gérard Gervois dm: Benoît Aupretre Delageneste voc: Laurence Jay Funky Swing Dancers: Anna Rio, Alexandra Karsenty, Claude Gomis, Maka TheMonkey
8/8 Swingin’ Bolling Claude Tissendier (as), Patrick Artero (tp) , Philippe Milanta (p), Pierre Maingourd (b), Vincent Cordelette (dm) 8/8 Orchestre National de Jazz du Luxembourg tp: Antoine Colin, Georges Soyka, Gilles Burgund tb: Serguei Khmielevskoi, Claude Origer, Patrick Wilhelm, Manu Stoffels (btb) sax: Pierre Cocq-Amman (as), Kristina Brodersen (as), David Askani (ts), Sebastian Berger (ts), François Breger (bar)- g, comp: David Laborier- eb: Romain Heck dm: Niels Engel vln: Jean-Jacques Mailliet dir, comp, arr: Gast Waltzing
Le temps passe, les municipalités changent mais le Xàbia Jazz Festival –15e
édition– poursuit son chemin et continue d’occuper la Plaza de la
Constitución de Javea. On note que le public espagnol y adhère de plus
en plus alors qu’il y a encore quelques années, les Anglais conquérants
et colonisateurs de ce beau littoral, constituaient l’ossature de ce
public. Le saxophoniste Kiko Berenguer reste le directeur artistique et
se démène avec les finances du bord pour monter trois soirées variées
destinées à plaire à un large éventail de goûts. Mais, en préalable,
les amateurs peuvent profiter de diverses manifestations, telles Jazz al Carrer; trois jours avec deux formations sur les places de la ville; Juguem a fer jazz,
une manifestation basée sur la méthode Dalcroze, au Conservatoire et
encore la conférence de J. M. García sur Lester Young, Bud Powell en
prélude à la projection de ’Round Midnight. Le défilé
traditionnel du Xàbia Dixieland Band et le concours d’installations
artistiques autour du jazz dans diverses vitrines commerçantes de la
ville complètent les événements.
On
attendait beaucoup de l’affiche du premier soir ; Jean Toussaint et son
Roots & Herbs. The Blakey Project. Les qualités personnelles du
saxophoniste ténor n’ont pu effacer une monotonie peu compatible avec la
référence à Blakey. On n’a jamais perçu l’envie de jouer du jazz dans
ce groupe dont le trompettiste, Steve Fishwick, certainement remarquable
techniquement, est d’une rigidité et d’une froideur telle qu’il la
transmet jusqu’au public dont les applaudissements montraient seulement
sa courtoisie. Qu’il joue ou «attende son tour», il reste de marbre. Le
batteur, totalement transparent, nous a peu enthousiasmés pas plus que
le contrebassiste, mal intégré, à qui Toussaint a dû par deux fois
demander son nom. Qu’il soit asiatique et pas facile à mémoriser cela
manque de professionnalisme. Les improvisations successives semblent des
passages obligés sans que les musiciens aient vraiment quelque chose à
dire. C’est pénible à la longue. A l’inverse le pianiste valencien,
Albert Sanz, s’est montré le plus intéressant et le plus concentré dans
son travail. Le répertoire du groupe ne manquait pourtant pas d’intérêt
avec les compositions de Shorter «Sleep Dancing», «Tell it Like It Is»,
«One by One», «The Summit»… qui ont fait en leur temps les beaux jours
d'Art Blakey et ses Jazz Messengers…
Le
2 août le programme était censé être moins «prestigieux» avec deux
formations espagnoles, mais il faut se rendre à l’évidence: elles
apportent bien plus de plaisir, même si on est à la périphérie du jazz.
Raúl Márquez et son trio –Javier Sánchez (g) et Gerardo Ramos (dm)– ont
une envie de faire partager leur passion pour Stéphane Grappelli et
l’enthousiasme communicatif de Raúl avec son engagement corporel emporte
l’adhésion. L’admiration ne sombre pas dans l’imitation. Le travail
recèle de la personnalité, et les références sont intéressantes
«Troublant boléro», le Concerto en Mi, un thème du film Les Valseuses…
A
la suite apparaît «en costume d’époque» le groupe O’Sisters. L’arrivée
sur scène laisse votre serviteur perplexe mais très vite on est conquis.
Le travail est énorme et minutieux et fait avec une grande passion. Les
trois vocalistes Helena Amat, soprano; Paula Padilla, alto (toutes deux
débordantes d’humour) et Marcos Padilla, tenor et leur trio composé de
Matias Comino (g), Pablo Cabra (dm) et Camilo Bosso (cb) nous entraînent
dans le répertoire de la musique américaine des années dix à trente.
Leur groupe référence étant les Boswell Sisters qu’appréciait Ella
Fitzgerald elle-même. Le show est énergique, divertissant et d’un grand
respect pour la musique. Les trois voix sont de belle qualité et leur
montage soigné. On a pu apprécier de très vieux thèmes dont certains du
tout début du XXe siècle comme «Shine on Harvest
Moon». Plusieurs autres sont dus à des signatures comme Irving Berlin,
W.C. Handy («St. Louis Blues») ; Fats Waller («If It Ain’t Love») ;
Armstrong («Ol’Man Mose»). Les O’Sisters offrent également un thème
inachevé des Boswell Sisters, «You dle-e-de-oo», que les descendants les
ont autorisées à terminer et à présenter l’an passé au Festival de New
Orleans. Une bien sympathique soirée !
Le
plat principal du Xàbia Jazz était pour le 3 août avec le Danish Trio
du pianiste Stefano Bollani. On sent une envie de jouer. Les partenaires
de Bollani, Jesper Bodilsen (cb) et Morten Lund (dm), fortement
présents, ne sont pas des «ven tú» mais forment avec lui un trio
bien intégré et rodé. Tous deux servent à merveille leur leader.
Bollani, fort versatile, débute avec un thème de Jobim dont il nous
avait régalé dans son disque-hommage Falando de amor puis
distille des compositions personnelles, en particulier une belle version
de son «Birth of Butterfly». Stefano joue avec le jazz plus qu’il ne
joue du jazz. Il ne plonge ni au cœur de N.O. ni au fond de Harlem mais
virevolte comme son butterfly autour des accords et harmonies du
jazz. Le pianiste est fougueux, mobile, percussif. Il fait varier les
intensités y compris dans un même thème. Face au piano, il ne tient pas
en place. Si la qualité du travail n’était pas de premier ordre, on
trouverait le show surfait; mais on se régale à le voir se donner sans
retenue. Sans aucun doute, le concert de Bollani offre au public un de
ces moments de plaisir que peut donner la musique. Le Xàbia Jazz est
appelé à se développer pour peu que la situation économique générale du
pays vienne à s’améliorer ou… que les changements politiques récents à
la Generalitat de Valence modifient les redistributions des fonds…
Ystad, Suède Ystad Sweden Jazz Festival, 29 juillet au 2 août 2015
C’est
avec plaisir que nous avons retrouvés Ystad. L’ambiance amicale, les
lieux plein de charme où se déroulent les concerts sont autant d’atouts
qui mettent en valeur la programmation, éclectique, mais suffisamment
étoffée (stabilisée sur cinq jours et quarante concerts) pour proposer
quelques très bons concerts et de savoureuses découvertes.
Le
29 juillet, était, comme à l’accoutumée, la soirée d’ouverture réservée
aux VIP (sponsors, presse, etc.). Entrecoupée de discours (un peu longs
quand on ne maîtrise pas le suédois), la première partie de soirée au
Ystads Teater a proposé une rencontre entre Jan Lundgren (p, cofondateur
et directeur artistique du festival, voir Jazz Hot n°666) et
l’Allemande Nicole Johänntgen (as, ss), sur une de ses compositions,
«Nicha’s Blues». La jeune femme s’est avérée être une instrumentiste au
niveau et une compositrice plutôt inspirée. Une agréable mise en bouche
donc. Puis, Johanna Jarl (voc) a repris quelques standards («Nothing at
All», «Never Let Me Go», etc.). Si la chanteuse n’était guère
passionnante, elle était en revanche accompagnée d’une rythmique tout à
fait correcte, dont le pianiste, Sven Erik Lundeqvist, qui a mené les
soirées de jam-session avec doigté. En seconde partie de soirée, le
festival avait invité un épatant brass-band new-yorkais, The Rad Trads,
composé de sept jeunes musiciens (dont quatre soufflants) à l’esprit
potache. Des garçons pleins d’une joyeuse énergie qui ont enflammé
l’assistance. Entre blues-rock, jazz new orleans et country, ils nous
ont offerts leurs compositions (sympathique «Rosalie») et de chouettes
reprises, dont «Georgia» (chantée par Jared LaCasce, tp) et «Such a
Night» de Dr. John (chantée par le leader, Johnny Fatum, dm). Un moment
jubilatoire! A 22h, comme le veut la tradition initiée par le
festival, un trompettiste est invité à faire sonner son instrument en
haut de l’église Sainte-Marie. L’honneur revenait cette année au
Californien Bobby Medina. On a retrouvé ce dernier un peu plus tard à la
jam, qui se tenait dans l’élégant Hôtel Continental du Sud dont il a
assuré l’essentiel de l’animation par un bon duo avec Jan Lundgren sur
«Autumn Leaves» auquel s’est joint Johnny Fatum sur «Watermelon Man». En
dehors de cette séquence, cette première jam fut sans grand intérêt et
d’ailleurs relativement brève.
Le 30, à 11h, dans la cour du Per
Helsas Gård, on célébrait les 80 ans d’une figure du jazz suédois, Jan
Allan (tp), entouré pour l’occasion du Norrbotten Big Band (dans sa
version réduite). La musique était agréable et bien exécutée, rappelant
des ambiances à la Lalo Schifrin. A 15h, dans la cour du Hos Morten
Café, la Suédoise Linnea Hall (voc) s’est présentée avec sa rythmique
(au demeurant inconsistante). Chanteuse plutôt intéressante, elle a
cependant livré une prestation en demi-teinte, alternant des reprises de
qualité («I Beginning to See the Light», «Old Devil Moon») et des
compositions éthérées (ah, la grise mélancolie scandinave…) en
porte-à-faux avec le répertoire swing interprété parallèlement. Le
soir, au théâtre, Jan Lundgren donnait son premier concert, consacré au
pianiste Jan Johansson (1931-1968), un musicien important dans
l’histoire du jazz en Suède et qui a notamment enregistré avec Stan
Getz. Flanqué de son vieux comparse Matthias Svensson (b) et d’un
quatuor à cordes (entièrement féminin), le directeur du festival en a
offert l’un des plus beaux moments: une balade émouvante entre jazz et
musique classique, celui-ci émergeant par quelques notes de swing, tel
un dauphin pointant son nez hors de l’eau, avant de disparaître dans les
profondeurs. La maîtrise et la finesse de Jan Lundgren sont apparus ici
avec splendeur, lequel, n’étant natif ni de New Orleans ni de Harlem,
joue avec sa culture classique, sa sensibilité d’Européen, et a su mêler
deux expressions distinctes sans chercher à les mélanger (l’expérience
étant rarement probante). La seconde partie de soirée, assurée par
Richard Bona (elb, voc) et son groupe cubain, a constitué une bonne
surprise. Ayant remisé le style word fusion qu’on lui connaît, le
Camerounais est incontestablement en phase avec la musique de La Havane.
On s’est donc laissé entraîner avec plaisir. Plus tard, nous avons
rejoints la jam-session qui cette année se déroulait dans un
bar-restaurant au bord du port de plaisance d’Ystad. La salle où l’on
avait installé la scène, malheureusement trop exigüe, n’offrait pas les
meilleures conditions pour suivre ces rencontres nocturnes, d’autant
qu’elles furent intéressantes ne serait-ce que par la diversité des
musiciens qui y ont participé. Ce soir-là, Nicole Johänntgen fut très
présente, s’adaptant sans complexe aux différents contextes: qu’ils
s’agisse de la chaleur latine des musiciens de Richard Bona, encore
meilleurs sans leur leader, en particulier le Mexicain Rey David
Alejandre (tb) où d’un bop plus tempéré, notamment avec le Suédois
Daniel Karlsson (pianiste solide) sur «All Blues».
Le
31, à Per Helsas Gård, Sylvia Vrethammar, chanteuse suédoise qui eut
son heure de gloire dans les années 70, proposait une rencontre en jazz
et musique brésilienne. Gageure vouée à l’échec car la dame n’était
convaincante dans aucune de ces deux expressions… On restait toutefois
dans le domaine de l’écoutable. Ce qui ne fut pas le cas du premier
concert du soir au théâtre assuré par un groupe entièrement féminin,
international et monté pour l’occasion: Tineke Postma (s, Pays-Bas),
Susana Santos Silva (tp, flh, Portugal), Karin Hammar (tb, Suède),
Sandra Hempel (elg, Allemagne), Simona Premazzi (p, Italie), Linda Oh
(b, Australie) et Michala Østergaard-Nielsen (dm, Danemark). Difficile
de déterminer la cause principale de l’indigeste cacophonie à laquelle
nous avons assisté: le choix d’un répertoire de compositions recélant le
pire du free européen? l’impréparation du groupe? l’indigence de
certaines solistes (notamment la guitariste et la batteuse, médiocres)?
Bref, «prend tes oreilles et tire-toi» aurait dit Woody Allen, en dehors
des interventions honorables de Susana Santos Silva. C’est donc un
fossé que nous avons franchi, à 23h, avec Dianne Reeves (voc) et le
Norrbotten Big Band (cette fois-ci au complet). La formation,
excellente, a servi à la diva un écrin de swing qui lui a permis
d’exprimer l’ampleur de son talent. De «In a Sentimental Mood» à «After
Hours», Dianne Reeves a porté le jazz vocal à son plus haut niveau (avec
un bémol: une reprise de Peter Gabriel pas vraiment dans le ton),
impressionnante sur le scat. A ce show, tiré à quatre épingles, il
manquait juste une once de spontanéité, voire de générosité: la rappel
fut expédié rapidement. Les musiciens du Norrbotten Big Band furent les
participants les plus notables de la jam, laquelle restait difficile à
suivre en continu en raison en raison de l’affluence.
Le 1er
août, on retrouvait Bobby Medina (tp, flh, acc) au concert de 11h.
D’origine mexicaine, une large part de l’Amérique latine était
représentée dans son groupe, d’ailleurs excellent: Guto Lucena (ts, fl,
Brésil), Irving Flores (p, Mexique), Pablo Elorza (elb, Argentine),
Santiago Hernandez (dm, Argentine) et Francisco Medina (perc,
Porto-Rico/US). Ancien pensionnaire du Ray Charles Orchestra, doté d’un
sens aigu de l’ entertainment, Medina a soulevé l’enthousiasme avec un
latin jazz très coloré, plein de swing . De bonne compositions sont
notamment à mettre au crédit du leader: «Sergio» (écrite pour Sergio
Mendes) ou «Paradisio» sur laquelle il a invité Jan Lundgen à venir
jouer. Le cheveu en bataille et les cernes dissimulés derrière des
lunettes de soleil (les nuits sont courtes!), le directeur du festival,
après s’être aperçu que sa partition était à l’envers (ce qui a beaucoup
fait rire) a su s’intégrer à ce latin mood. A l’issue de cette
participation, Medina lui a remis avec humour un diplôme d’excellence,
signé de sa main (et de celle de Barack Obama a-t-il prétendu…). Il a
également donné un morceau à l’accordéon (son premier instrument) pour
ensuite terminer par «Guantanamera» repris par le public. A 15h,
l’Hôtel Continental du Sud accueillait le collectif féminin dirigé par
Nicole Johänntgen. Cette dernière a créé, il y a deux ans à Zurich, où
elle réside, le projet SOFIA (Support Of Female Improvising Artists),
qui entend notamment former les musiciennes de jazz à l’
«auto-marketing». Ce sont donc des jeunes femmes ayant suivi ce
programme qui Nicole avait réunies autour d’elle pour l’occasion: Naoko
Sakata (p, Japon), Ingrid Hagel (vln, Estonie), Ellen Pettersson (tp,
Suède), Izabella Effenberg (vib, Pologne), Ellen Andreas Wang (b,
Norvège) et Dorota Piotrowska (dm, Pologne). Malgré ses apparentes
similitudes avec le groupe féminin de la veille, l’expérience a été bien
meilleure. Nicole Johänntgen est une bonne jazzwoman, même si elle
manque quelque peu d’intensité (alors qu’elle a tendance à surjouer sur
scène ses émotions). Le reproche est d’ailleurs à partager avec
l’ensemble de la formation, malgré des compositions de qualité («Doctor,
Doctor» de Izabella Effenberg ou «Waves» de la leader) et de bonnes
interventions (en particulier d’Izabella Effenberg). Globalement
l’expression manquait de profondeur.
A
l’Ystad Teater, Jan Lundgren se produisait pour la seconde fois afin de
célébrer le centenaire de Billie Holiday en compagnie d’Harry Allen
(ts), Jacob Fischer (g), Hans Backenroth (b), Kristian Leth (dm) et une
éminente représentante de la scène jazz norvégienne, Karin Krog (voc).
Celle-ci fut tout en fragilité là où, la veille, Dianne Reeves était
tout en puissance. Ce qui rendait d’ailleurs émouvant son évocation de
Billie. Mais l’intérêt du concert était ailleurs, du côté du trio
Allen-Lundgren-Fischer absolument épatant. Ténor imposant, véritable
fontaine de swing mais impassible comme une statue de marbre, Allen a
été impérial («When You’re Smiling», «I Must Have That Man»). Lundgren
en solo sur «Lover Man» a su trouver de justes accents blues. Quant à
Fischer, son jeu élégant et plein de tact était des plus séduisants.
L’un des grands concerts de cette édition 2015. Mais le pire n’est
jamais loin et nous a été servi dès 23h par Dhafer Youssef (oud, voc).
Recherchant complaisamment l’adhésion du public (il est rare de sentir à
ce point l’ego d’un artiste), le Tunisien, débutant chaque morceau par
des vocalises de muezzin haut perché, s’est proposé de nous embarquer
dans des ambiances mystico-orientales. On a préféré rester à quai. Avec
d’autant moins de regret que la dernière jam du festival fut
particulièrement riche. La première attraction en fut la venue d’Harry
Allen et Jacob Fischer. Un moment privilégié, malheureusement trop bref
(mais le ténor était victime du décalage horaire). Fischer resta plus
longtemps sur scène, notamment rejoint par le talentueux Irving Flores
(p) et par une chanteuse intéressante, Hanna Svensson (entre-aperçue
l’année dernière), sur «Bye Bye Black Bird». Après quoi Bobby Medina,
flanqué d’une partie de son groupe, prit le contrôle de la situation,
transformant la jam en un véritable show, pour le plus grand plaisir de
l’assistance, avec, entre autres, «Guantanamera» (one more time)
en duo avec Nicole Johänntgen, pas bégueule. Une rencontre surprenante,
mais sympathique. Autre bon moment de la fin de soirée: quand Jan
Lundgren rejoignit la fine équipe pour interpréter «‘Round Midnight».
Le
2 août, c’est une formation jazz world foutraque à majorité danoise, le
Pierre Dørge (elg) & New Jungle Orchestra, qui inaugura cette
dernière journée au Per Helsas Gård. L’expérience ne fut pas désagréable
et on pu même apprécier l’étonnant solo du leader sur «Black and Tan
Fantasy», repris de façon peu orthodoxe mais dans un bon esprit.
L’après-midi, Viktoria Tolstoy (voc) en duo avec Mattias Svensson (b)
donna deux concerts à guichet fermé dans la cour du Hos Morten Café.
Chanteuse mal disposée au swing, elle fit une prestation honorable sur
les standards («Don’t Get Around Much Anymore», «The Nearness of You»)
mais un peu hasardeuse dans sa tentative de jazzifier Le Lac des Cygnes
pour évoquer ses origines russes… Un moment surréaliste. Notons, a
contrario, la qualité du jeu de Mattias Svensson, très mélodique. Mais
c’était au théâtre que les choses sérieuses allaient se dérouler, avec
les deux concerts de clôture. Tout d’abord, Robert Glasper (p), en trio
avec Vicente Archer (b) et Damion Reid (dm). Un jazz virtuose, d’une
extrême finesse, entrecoupé de séquences humoristiques (on connaît le
tempérament blagueur de Glasper) qui ont donné lieu à de véritables
sketches musicaux. Un régal de bout en bout. Puis, ce fut à un duo
d’exception de conclure, Kenny Barron (p) et Dave Holland (b), qui
alternèrent les compositions de l’un ou de l’autre («Spirale» de Barron
ou «Waltz for K.W.» d’Holland, à la mémoire de Kenny Wheeler) et les
solos époustouflants, en particulier celui du Britannique sur «Segment»
de Parker: renversant! Et cette ultime soirée de s’achever sur un
magnifique rappel: «In Walked Bud». Quelle leçon de jazz!
Cette 6e
édition de l’Ystad Sweden Jazz Festival fut une réussite. Les
organisateurs étant par ailleurs très satisfaits de la fréquentation
enregistrée sur la semaine, le festival est donc parti pour conforter sa
place éminente dans le paysage jazz scandinave. Notons encore que les
cinq premières années ont fait l’objet d’un beau livre de photos.
Marciac, Gers Jazz in Marciac, 27 juillet au 16 août 2015
Marciac
est une étape touristique qui ne connaît pas la crise (bilan financier
positif en 2014). C’est aussi une des manifestations les plus longues,
en France, étant entendu que dès le 22 juillet le village est occupé par
les vacanciers et aménagé avec tous les plaisirs «urbains» qui en
découlent (sens uniques, difficultés pour stationner en dehors des
parkings, etc.). Un total de 21 jours d’animations, 37 concerts sous le
grand chapiteau (26 à 60 euros), 30 concerts à L’Astrada (prix unique à 30
euros), plus de 120 concerts au Festival bis pendant la journée (gratuit) et une multitude d’occupations annexes pour tous les âges. Nous ne relaterons que les grandes lignes de Jazz in Marciac.
Cette 38e
édition fut lancée sur la place en fin de matinée avec le swing feutré à
la Nat King Cole des Three For Swing de Jacques Schneck (p) avec
Laurent Vanhée (b) et Christophe Davot (g, voc: parfait crooner sachant
sonner comme Oscar Moore sur les cordes) («When I Take My Sugar to Tea»,
«Little Girl», «Sweet Lorraine», etc). Voici d’autres moments en
slalomant entre chapiteau et Astrada.
Le 27/7
(chapiteau), le prestige du saxophone a été célébré. D’abord Kenny
Garrett (as, ss) qui comme l’an dernier a traversé un climat modal et
hypnotisant typiquement coltranien (sans la dimension et ferveur du
créateur), puis un exotisme dansant rollinsien intitulé «Jouvert» (comme
pour démontrer que depuis Trane et Rollins rien de vraiment neuf n’est
apparu) et finir dans une longue et funky complaisance pour le public
qui y a adhéré («Happy People»). A noter que le 5e
morceau n’était autre qu’un «Body and Soul» bien venu. La scène est
ensuite occupée, pleinement, par quatre remarquables techniciens: Joshua
Redman (ts) avec le Bad Plus. Chacun y est allé de sa composition (avec
dans deux d’entre-elles un développement improvisé «free»). «Like the
Faith But Not The Wine» du bassiste Reid Anderson, sur tempo lent, a des
qualités mélodiques et fut très bien servie par Joshua Redman bien-sûr
(musicalité comme toujours), Ethan Iverson (p, fondation «classique»…il
travaille son Chopin) et Anderson (ici en solo). Les deux compositions
de Joshua Redman étaient parmi les plus intéressantes («The Mending»,
«Friend or Foe»). Mais globalement, le saxophoniste qui a encore
démontré une maîtrise technique époustouflante s’est laissé tirer vers
l’univers un peu abstrait de Bad Plus, et ce concert laissera moins de
souvenir que les précédents, ici, à Marciac.
Le 29/7,
beaucoup de monde pour assister au récital en piano solo de Chick Corea,
fort bien commencé avec des standards intelligemment traités dans un
style élégant («Someone to Watch Over Me», «Desafinado», «In a
Sentimental Mood», «Blue Monk», «Pastime Paradise»/Mazurka en ré mineur de Stevie Wonder/Frédéric Chopin). La participation du public qu’il a ensuite sollicité fut un peu longue. En bis, une intéressante combinaison du Concerto d’Aranjuez
et de son «Spain». La seconde partie fut confiée au virtuose de la
contrebasse Stanley Clarke, en quartet (effets de «flute» au synthé par
Cameron Graves). Après un hommage à Billie Holiday sur «Lover Man» à
trois (avec Natacha, voc, et Cameron Graves) est arrivé le moment
attendu (du fait du succès musical de l’an dernier –cf. Jazz Hot n°669), un duo Chick Corea-Stanley Clarke (bon solo avec l’archet) sur «Spain».
Le
30/7, enfin de la trompette sous le chapiteau! Le trio de Shai Maestro
(p) a proposé un projet musical spécifique pour ce concert, avec deux
invités, Kurt Rosenwinkel (g) et le remarquable Avishai Cohen (tp) qui a
découvert le jour-même les compositions du leader, dont l’écriture est
souvent plus adaptée au piano qu’à la trompette. Un défi qu’a relevé
Avishai Cohen qui utilise la technologie électronique sans excès. Un
titre fut joué en trio, clavier-guitare-trompette («When You Stop
Seeing») hors tempo, planant. Avishai Cohen y fut habile dans le
traitement des sons et a assuré en improvisation libre. Son registre
aigu est excellent. Mais cette musique manque de composantes mélodiques.
Il serait intéressant d’entendre cet Avishai Cohen en leader. En
dernière partie, nous menant au lendemain, le trio Paolo Fresu-Omar
Sosa-Trilok Gurtu a offert un univers sonore fondé sur les effets et
l’interactivité improvisée entre les trois intervenants, très rythmique
et donc plus festif. Le percussionniste-bruiteur Trilok Gurtu a un peu
tiré la couverture à lui, malgré le côté showman de Sosa. Paolo Fresu,
plus en retrait et plus musicien, bien sûr sous influence davisienne
(surtout à la trompette avec harmon) a toujours été pertinent.
Avant
la vedette rockeuse (malgré…«March for Charlie» pour Charlie Haden et
Charlie Mingus!) du 31/7, Melody Gardot (un solo de Shareef
Clayton, tp, avec plunger, et de fréquents solos véhéments d’Irwin Hall,
as-ts –même un solo double sax!), la première partie, plus soul music,
permit de découvrir Lisa Simone, fille de Nina, qui sait chanter le
blues (le Sénégalais Hervé Samb, g, remarquable). Elle a, avec talent,
parcouru des standards («Autumn Leaves», «Work Song») et des
compositions de sa mère ou personnelle. Si Lisa n’a pas la dimension de
tragédienne et la violence de Nina, elle a sa propre approche qui
communique bien avec le public (le chapiteau était plein à craquer).
De la soirée du 1/8 à L’Astrada nous retiendrons la prestation du Jean-Pierre
Peyrebelle (p) Quintet qui nous a offert de belles versions de standards
(«Trinkle Tinkle» de Monk) ou en passe de le devenir («When Will the
Blues Leave» d’Ornette Coleman) ainsi que des compositions du batteur
Pierre Dayraud («Majeur» avec intéressante introduction trompette et
drums) et de Peyrebelle («Rumba Pati Pata»). Le groupe était complété
par Julien Duthu (b), Alexandre Galinié (ts) et Nicolas Gardel (tp,
magnifique son plein, solide registre aigu dont il n’abuse pas, et solos
bien menés).
Le lendemain, L’Astrada célèbre les cuivres:
d’abord les virtuoses du LPT3 (Jean-Louis Pommier, tb, François
Thuillier, tu, Christophe Lavergne, dm) qui invitent Louis Sclavis (cl,
bcl). Notons le solo époustouflant de Pommier dans «Route 67» de
Thuillier, et la démonstration désarmante de tout ce qu’on peut faire
avec un tuba de Thuillier dans «De charybde en scylla» de Sclavis. En
seconde partie, ces quatre techniciens ont présenté un travail commun
avec l’excellente Harmonie de Varilhes-Foix, soit la formation complète
(compositions des élèves tubistes de Thuillier: «Moresque» d’Eric
Bourdet, «Les Sirènes» et «Sous le soleil des nuits bleues» de Stéphane
Kregar), soit avec quelques éléments dans deux «Petites Formes» de
Sclavis arrangées par Thuillier. Créatif et plutôt festif.
La soirée «cubaine» du 3/8, sous chapiteau, a permis d’entendre lors du Tribute to Irakere
de Chucho Valdés, une section de trompettes tonique, d’une mise en
place diabolique: Reinaldo Melián (tp1), Manuel Machado, Carlos Sarduy
(tp), et un sax ténor (Ariel Bringuez) qui ne sait pas être concis.
Le
4/8, la programmation était très diversifiée. D’abord Stéphane Kerecki
en quartet célébrant la «nouvelle vague» du cinéma français. Il est
intéressant de reprendre les musiques d’A Bout de Souffle de Martial Solal et Les 400 Coups
de Jean Constantin, dans lesquelles, ici, Emile Parisien (ss) n’a pas
débordé d’excentricité dans les développements et nous a gratifiés d’une
sonorité plaisante. C’est Leyla McCalla (voc, cello, bj) qui prit
la suite entouré de Dan Trembley (g, bj, triangle) et Bria Bonet (vln
alto) pour une agréable séquence folk: des compositions personnelles
(parfois sur des textes de Langston Hughes) et des morceaux du folklore
(haïtien, louisianais –un instrumental cajun-…et même des blues). Enfin,
le chapiteau a retrouvé un habitué, Marcus Miller (b, bcl, guimbri)
qui, hormis les bis, a proposé le contenu de son CD, Afrodeezia (qui n’a
musicologiquement rien d’africain). Malheureusement la sonorisation de
la rythmique était trop forte et les deux excellents souffleurs, Alex
Han (as, bien connu) et Lee Hogans (tp) devaient jouer sans nuances pour
surnager au-dessus («Hy Life», etc). Hogans a des moyens prometteurs
(«B’s River»). Bons riffs des souffleurs dans «Papa was a Rolling Stone»
(influence Motown), morceau où Marcus Miller fit un solo
impressionnant. A noter la présence de Mino Cinelu aux percussions.
Le
5/8, c’est l’Astrada qu’a rempli China Moses. Elle nous a présenté un
répertoire nouveau plutôt «pop soul» comme elle dit. A noter du swing
dans «Don’t Blame Cheri» et «Watch Out». Le meilleur moment fut «Dinah’s
Blues» avec une belle introduction d’alto de Luigi Grasso. Bon solo de
Level Neville Malcolm (b) dans «Lobby Call».
La
même salle, pleine, accueille le 6/8, Enrico Rava qui se consacre au
bugle. Il n’annonce pas les titres. Musique dense où il alterne passage
mélodique, parfois lyrique, avec une bonne qualité de sonorité et des
improvisations libres en parfaite interaction avec Francesco Diodati (g)
–qui ne néglige pas les effets (écho, etc.) et qui sut reprendre note
pour note ce qu’Enrico lui jouait–, Gabriele Evangelista (b) et Enrico
Morello (dm). A 76 ans, Enrico Rava s’exprime avec la même maîtrise (et
toujours une discrète influence de Miles Davis). Le public a apprécié.
Après
l’Italie, la Norvège avec, le 7/8, Jan Garbarek sous le chapiteau. Il
n’est pas plus explicite sur ce qu’il joue. Il a principalement utilisé
le soprano courbe. Sur tempo lent, il est mélodique. Son approche est
assez répétitive. Garbarek a laissé ses complices s’exprimer en solo:
Yuri Daniel (b, démonstration), Rainer Brüninghaus (p, tendances
concertantes, mais aussi un court moment de swing) et Trilok Gurtu
(perc/bruiteur, qui nous a refait le gimmic du gong dans la bassine
d’eau du 30/7). Garbarek n’a joué du ténor que dans trois morceaux (en
plus d’une introduction de son concert) et c’est dommage. Sur cet
instrument, il déploie une belle largeur de son, et son passage en duo
avec Gurtu ne manquait pas de véhémence.
Le 8/8 fut sous
le chapiteau, l’expression la plus typiquement jazz. La première partie
a chauffé la «salle», avec le Preservation Hall Jazz Band de Ben Jaffe
(b, tu) qui ne compte plus qu’un seul vétéran, Charlie Gabriel (cl, ts,
voc), 83 ans. Le répertoire est plus diversifié, autour d’un Mark Braud
(tp, voc) qui mène admirablement. Il a acquis beaucoup de métier et une
maîtrise instrumentale dans un style fortement influencé par celui de
son oncle, Wendell Brunious. Relevons: «Bourbon Street Parade» (Braud,
voc), «That’s a Plenty» (bon solo de Rickie Monie, p, l’orchestre
connaît les nuances: piano et crescendo pour la collective
finale), «Come With Me» (Gabriel, voc), «Corrina Corrina» (pour le
showman, Ronell Johnson, tb-voc, belle intervention de Charlie Gabriel,
cl), «Peanuts Vendor» (inattendu, bonnes prestations de Clint Maedgen,
ts, Mark Braud, tp), «Rattling Bones» (superbe Joe Lastie, dm), «That’s
It» (bon passage Mark Braud-Joe Lastie en duo). En bis:
«Dippermouth Blues» (Braud brode autour du solo historique de King
Oliver). Enthousiasme de la foule, tous âges confondus: surprenant de
voir les plus jeunes envahir le pied de la scène pour cette façon de
jouer on ne peut plus représentative des racines.
Ces
racines, Wynton Marsalis en septet, les prolonge dans une prestation
collectivement superlative: «Don’t Go Away Nobody» (Jason Marsalis en
valeur, dm), «Dead Man Blues» de Morton (excellents solos de clarinette:
Victor Goines puis Walter Blanding), «Just a Closer Walk» (superbe solo
de Dan Nimmer, p, soutenu par la basse avec archet), «Bye and Bye»
(solo de Carlos Henriquez autour du thème, beau son de Sam Chess, tb),
«2:10» (Wynton Marsalis, chanteur! et surtout trompettiste avec
plunger), «Lord Lord Lord» (amené par un solo de trompette up tempo),
«Soon and Will Be Done With the Troubles» (fantastique prêche de Wynton
Marsalis avec le derby, puis prêche de Goines au soprano), «All the
Whores Go Crazy» (très curieux solo de Wynton Marsalis, mais après tout
le morceau est de lui), «Make Me a Pallet on the Floor» (superbe
introduction de Sam Chess, solo avec harmon de Wynton), «Sing On» de
l’orchestre Sam Morgan (solo de basse avec archet). Puis deux bis:
«Joe Avery’s Piece» (incorrectement baptisé «Second Line») et «Didn’t
It Ramble». Bref la soirée qu’il ne fallait pas louper si on est
jazzfan.
Le 9/8 débute par une carte blanche à Emile Parisien
qui passe progressivement de l’abordable –duo Parisien, ss (bon son),
Vincent Peirani, accn: «Egyptian Fantasy» de Bechet– à l’abstrait avec
les invités (Joachim Kühn, p) en passant par des moments de virtuosité
(Michel Portal, cl: «3 temps pour Michel P» de Peirani). Il est
saisissant de revenir aux racines du jazzisme avec Archie Shepp (ts, ss,
voc) en big band (direction Jean-Philippe Scali, bs, arrangement
François Théberge, ts-fl). On retiendra: «Quiet Dawn» de Cal Massey
(Marion Rampal, voc), «Blues for Brother George Jackson» –riff avec 2 tp
harmon (Olivier Miconi, Christophe Leloil)–, «The Cry of My People» de
Cal Massey (bonne prestation d’Olivier Miconi, tp), «Steam» de Shepp
–tempo medium swing (subtilité orchestrale: Miconi, ouvert, Izidor
Leitinger, harmon, Leloil, sourdine bol), Shepp et Djany, voc–, «Come
Sunday» d’Ellington –arr. Ernie Wilkins: Shepp, ts dans l’exposé (graves
généreux) et vocal–, «Mama Too Tight» –fameux travail de la section de
tp (Leitinger, tp1), solos d’Olivier Chaussade, as, Michael Ballue, tb–,
«Goodbye Sweet Pops» de Cal Massey dédié à Armstrong –Shepp, ss, puis
tempo swing (Don Moye, dm), Leloil, tp– , «Ujamaa» –Shepp, ts, Sébastien
Llado, tb–, «Déjà vu» de Shepp –influence Ellington (subtilité
orchestrale: Miconi, flh + les deux autres à l’harmon), Marion Rampal,
voc–, «Attica Blues» –Shepp, ts & voc, Llado, tb avec plunger,
Miconi, tp, les choristes: Djany, Marion Rampal, Amina Claudie Myers.
L’orchestre a été très efficace et Archie Shepp s’est montré digne de
lui-même avec cette expressivité «écorchée» qui a toujours été la
sienne, bien intégrée à un contexte plus sage («conventionnel», diront
les progressistes).
Un
bon relais pour la soirée conçue par Wynton Marsalis, en trois parties,
le 10/8: chapiteau loin d’être plein puisque c’est vraiment du jazz.
D’abord un spectacle unique réunissant trois maîtres de la batterie et
percussions: Jason Marsalis, Shannon Powell et Herlin Riley, avec un
petit combo (Victor Goines, ts-ss, Dan Nimmer, p, Carlos Henriquez, b).
Signalons: «Li’l Liza Jane» (Shannon et Herlin, tambourins/voc, avec
Jason, dm), «St. James Infirmary» (très réussi: Goines, ts, Jason, vib,
Shannon & Herlin, dm solos), «Powell’s Place» de Jason Marsalis
(introduit par Shannon, dm avec Jason, vib, Herlin, bgo), «Limehouse
Blues» (début du solo de batterie de Shannon+Herlin sonnant comme des
tap dancers, finale avec une alternative Shannon-Herlin-Jason), «Tootie
Ma» de Danny Barker (pour les showmen Herlin et Shannon, tambourins/voc,
avec Jason, dm).
Wynton Marsalis a ensuite conçu un récital
de piano en invitant trois espoirs du clavier: Joey Alexander (13 ans)
s’est révélé surprenant dans du Monk («Thelonious», «Round Midnight»),
puis Sullivan Fortner a bien revisité des standards («Boogie Woogie on
Saint Louis Blues», «Dinah», «Stardust», «Flee As a Bird/Didn’t He
Ramble») avant de laisser place à Aaron Diehl, pour nous, la meilleure
prestation pianistique de tout le festival («Original Jelly Roll Blues»,
«Vipers Drag» et «Jazzanime Concerto» de James P. Johnson, nous
rappelant le rôle de la virtuosité classique chez les jazzmen hors norme
comme James P. et Aaron).
Enfin le sextet de Wynton Marsalis
occupe la scène et le leader est décidé de démontrer l’étendue de sa
virtuosité et de son registre aigu: «Big Fat Hen» (avec une coda de
trompette amusante), «It’s 12» d’Ellis Marsalis (alternative Victor
Goines-Walter Blanding, ts), les invités Shannon Powell, tambourin et
Herlin Riley, dm (à noter une note tenue en respiration circulaire par
Wynton Marsalis, Victor Goines et Walter Blanding), «Guy Lafitte» de la Marciac Suite (par Goines), «Down Home with Homey» (Nimmer, très swing, alternative Blanding, ts et Goines, ss). Il y eut trois bis (un avec les pianistes Alexander, Diehl et Fortner), le dernier étant comme souvent «Knozz Moe King» (up tempo).
C’est dans la ballade que Wynton Marsalis a montré qu’il est aussi un
fin musicien. Artistiquement et culturellement le top du festival.
On
ne quitte pas New Orleans avec, le 11/8, le vétéran du R’n B local, Dr.
John (voc, p, g). Une petite formation l’entoure comprenant les
néo-orléanais Roland Guerin (b) et Herlin Riley (dm, contexte qui le met
moins en valeur: deux solos toutefois). Sarah Morrow (tb, choriste,
tambourin) joue avec une robustesse bien venue dans ce genre (deux solos
avec pédale wah-wah). Nous avons eu un show («What a Wonderful World»
funky, «Goodnight, Harry» boogisant) avec de rares moments à la James
Booker («St. James Infirmary»).
Le 12/8, Robin McKelle qui
aurait aimé être Tina Turner (Al Street, g, correct dans un thème
d’Albert King) fut l’occasion d’une distribution gratuite dans les rangs
A (54 euros) de boules Quies (au lieu de baisser la sonorisation: le seuil de la douleur se situe aux alentours de 120 dB).
Retour
à L’Astrada, le 13/8, pour l’Orchestre de JiM & Cie en Région
dirigé par Dave Liebman: «Zanzibar» de Fabio Binard (solo du
compositeur, tb) et une Marciac Suite du sax alto Benoît Berthe
(solo de Guillaume Prévost, dm), avant la participation de Liebman (ss)
dans son «Tomorrow’s Expectations» (ballade, Sophie Le Morzadec, voc) et
«Coltrane’s India» (Liebman, pipeau) comptent parmi les moments
intéressant avec «My Foolish Heart» et «El Mar» de Machado du duo
Jean-Marie Machado-Dave Liebman. La programmation de L’Astrada se
termine le 14 par le gospel (les rédacteurs n’y furent pas invités).
La
simple observation suffit pour démontrer que ce qui plaît le plus au
«grand» public, question ampleur de fréquentation, est ce qui est le
moins jazz (Melody Gardot, Roberto Fonseca, Zaz). En 1947, Sartre lance
la formule: «La musique de jazz, c'est comme les bananes, ça se consomme
sur place», ce qui sous-entend l’absence de culture (intellectuelle)
nécessaire à ce plaisir basique. Et c’est très exactement ce que l’on
vit à Marciac, comme à Vienne, Nice, Antibes, Montreux, etc. Le public
est là pour consommer, sans avoir une culture musicale (notamment jazz)
donc aucun jugement critique (dans le bon sens) autre qu’ «épidermique».
Les réactions positives comme négatives sont désarmantes. Ce qui
pourrait être positif ne l’est pas, faute d’un intérêt minimal pour
l’histoire d’un genre expressif que l’on est sensé célébrer. Ainsi, à
l’évidence, personne n’a remarqué que le «Body and Soul» joué le 4 août
par Filippo Perelli (ts) n’est que la transcription note pour note du
disque de Coleman Hawkins (1939). L’effet culturel constructif aurait
été de donner envie au public de (ré)écouter la version historique du
Bean et ainsi de justifier l’existence de ces méritants Milano Hot Jazz
Pilots. Ce groupe, entendu au Festival bis, compte trois éléments
intéressants: Claudio Perelli, chef (as, il évoque Alfredo Espinoza),
Mauro Porro (multi-instrumentiste: bixien sur son cornet Conn) et Manuel
Variani (g). Ils ont au moins fait l’effort d’harmoniser pour section
de sax les solos de Trumbauer et Bix de l’historique «Singin’ the
Blues», et aussi d’utiliser deux flûtes dans «The Mooche». Du côté du
Festival bis, les artistes sont souvent de même niveau que ceux
des concerts payants (c’est la puissance du marketing qui fait la
différence). On y a découvert des talents comme Walter Ricci, crooner
genre Harry Connick Jr. (29-30/7, avec le quartet de David Sauzay,
ts-fl: «L-O-V-E», «Let’s Fall in Love», «A Clear Day», etc.), la
scénique chanteuse Charlotte Wassy (31/7) avec l’expressif Irving Acao
(ts), le jeune disciple de Wynton Marsalis Noé Godjia (8/8, Nelson’s
Quartet du bassiste Nelson Salgado). On a retrouvé avec plaisir des
artistes confirmés: Patrick Diaz Quintet (29-30/7, François Biensan,
tp-flh-hca-et siffleur!-, Patrick Bacqueville, tb, scat, Pierre-Luc
Piug, b, et le batteur-musicien, Guillaume Nouaux qui prend en charge
l’exposé mélodique de «Night Train»), Jean-Marc Montaut (p) en quartet
(31/7-1/8, «Moanin’» dont le thème fut joué par… Guillaume Nouaux; «I
Know That You Know» avec des garnerismes du leader, et des musiques de
film comme Les Valseuses signées Stéphane Grappelli avec un David
Blenkhorn dans le genre Wes Montgomery), Paul Chéron Sextet (le 2-3/8,
des «Swing, Baby, Swing» d’anthologie avec de torrides solos du leader
au ténor, Cyril Dubilé, tb,… Guillaume Nouaux, dm), Julien Alour Quintet
(3-4/8: beau son de bugle, «Reflet»), Antoine Perrut (as, 3e
cycle à Tarbes en quartet avec Julie Lambert, voc, 6/8, et retrouvé à
la basse dans le quartet Nico Wayne Toussaint, 7/8), Alexis Avakian (ts,
tradition Coltrane: «Ballad», «One For Youb», 6/8), Thierry Ollé à
l’orgue et en trio (12/8: «Angelica» d‘Ellington pour Cyril Amourette,
g, «I Want To Talk About You»), Marc Thomas (voc-ts, 12/8: «Lush Life»,
«You’d Be So Nice», «Gee Baby»), les sax ténor Hervé Rousseaux (14/8,
«Well du Bop (Bud Powell)» avec Christophe Lier, p), Paul Robert
(13-14/8, Edmond Bilal) et le Belge Toine Thys (14-15/8, «Visions» de
Stevie Wonder avec Matthieu Marthouret, org), Sylvia Howard (15/8: bon
«St. Louis Blues» avec J.-J. Taïb, ts et Thierry Tocanne, p, en forme),
le Louis Prima Forever de Stéphane Roger (15-16/8: Patrick Bacqueville,
très proche de Prima, en duo avec Pauline Atlan –«I’m In a Mood For
Love»-, Claude Braud, ts très Sam Butera –«Harlem Nocturne»-, bons solos
de Michel Bonnet dans «Basin Street Blues/Sleepy Time» et «Sing, Sing,
Sing») et à l’occasion, des sidemen comme les batteurs Tonton Salut
(avec Jean-Marie Bellec, p), José Fillatreau (avec Philippe Braquart,
ts-ss) et Mourad Benhammou (avec Isabelle Carpentier, voc).
Les
dernières notes du Festival furent sonnées le 16/8 par les Supersoul
Brothers (William Laudinat, tp, très précis). Cette année, libre
concurrence oblige, les animations musicales les plus diverses, en genre
et en niveau, hors programmation officielle, se sont multipliées de
jour comme de nuit, dans presque chaque restaurant éphémère ou durable
ou sur les trottoirs, à un point jamais atteint jusqu’ici (Off du Off).
Nous n’en parlerons pas. Il peut s’agir d’une évolution incontournable
et négative (au moins pour ce qui est des tarifs pratiqués pour les
musiciens, ainsi orientés à la baisse).
En conclusion, malgré
une météo variable passant du frais et pluvieux à la chaleur (et
inversement), la fréquentation du village pendant ce festival n’a pas
connu de déclin (environ 17 236 festivaliers par jour). Et comme vous
l’aurez constaté dans ces lignes la programmation fut variée (et plus
encore avec tout ce dont nous n’avons pas parlé) avec même de grands
moments jazz. Jason Marsalis a exprimé un excellent principe lors de ce
festival: «Le jazz, c’est apporter le passé à la musique d’aujourd’hui»,
sauf qu’il n’est pas spécifique à ce genre expressif et que, pour le
jazz, un enseignement pro-créatif en rupture avec ses fondements fait
que c’est rarement appliqué par les musiciens et compris tant par les
«spécialistes» que par les consommateurs. Mais, comme pour les problèmes
climatiques, seule une minorité s’en soucie. A l’an prochain.
Albertville, Savoie Albertville Jazz Festival, 25 au 27 juillet 2015
Première
édition pour ce festival. Tout comme pour celui, tout aussi alpin,
consacré aux guitares dans le Vercors, et auquel nous n’avons pas pu
nous rendre. Les deux sont largement aidés (on parle de 100 000 euros)
par la Spedidam (Société de perception et de distribution des droits des
artistes-interprètes) qui, comme son nom l’indique, à vocation à
percevoir des droits collectifs mais également à les redistribuer, un
peu à la manière de la Sacem pour les auteurs et compositeurs. La
Spedidam participe ainsi à la création de ces deux manifestations et en
aide une dizaine d’autres comme la 6e édition de
Wolfi Jazz à Wolfisheim (en juin, dans le Bas-Rhin). Particularité de
l’Albertville Jazz Festival, comme du Vercors Music Festival : leur
programmation est assurée par des musiciens. Des «régionaux de l’étape»
(le guitariste grenoblois Jean-Philippe Bruttmann, pour le premier, et
le trompettiste savoyard Nicolas Folmer pour le second) qui…
s’auto-programment dans ces deux premières éditions. On ne dira rien.
Mais il ne faudrait pas que ça devienne une habitude!
Je
n’ai pas assisté au concert du Horny Tonky de Folmer à Albertville le
samedi, mais le disque est plutôt prometteur, dans un registre proche du
funk et du jazz-rock. Pas plus que je n’étais à la soirée de clôture
qui mettait en vedette la chanteuse franco-israëlienne Yaël Naïm. Elle
avait, certes, jadis, rendu un bel hommage à Charles Mingus et à Joni
Mitchell, mais ses aventures musicales actuelles, quoique musicalement
très intéressantes, n’ont que de lointains rapports avec le jazz. Reste
donc la programmation hors têtes d’affiche qui, en effet, fait la part
belle à de jeunes musiciens en devenir, labellisés «génération Spedidam»
comme la violoniste Aurore Voilqué ou encore le pianiste Antoine
Hervier.
Dimanche
soir, c’était la chanteuse franco-brésilienne Agathe Iracema qui
assurait cette représentation. Et de quelle façon ! Auparavant, elle
avait été précédée, lors de deux concerts gratuits en plein air, par de
jeunes formations locales : le Thibault Gomez quintet, proposant des
compositions personnelles de très belle tenue dans un registre
authentiquement jazz qui rappelle parfois McCoy Tyner (PS : n’oubliez
pas toutefois les standards ; au moins un…), et les Buttshakers, une
bande de Lyonnais déjantés œuvrant plutôt dans le rythm ’n’ blues et
dont la chanteuse (américaine), Ciara Thompson, bombe d’énergie qui vous
conte (en français, s’il-vous-plaît) des histoires d’amour et de cul, a
réussi la prouesse de faire se lever et danser le public.
Sous
le chapiteau (mais pourquoi un chapiteau alors, qu’il y a une si belle
salle, le Dôme Théâtre, toute neuve et située juste de l’autre côté de
la rue ?), Agathe Iracema mettra moins de deux minutes pour emballer son
public. «I’ve Got a Crush on You». George et Ira Gershwin, bien sûr.
Ainsi démarre-t-elle son concert pour finir, en rappel, par un scat
d’enfer sur «I Got Rhythm». Mais oui, Agathe, nous aussi, nous avons le
béguin (comme disait papy). Mais davantage qu’un béguin. Bien plus. Un
vrai coup de cœur. Pour la subtilité de ces micro-variations
d’arrangements rythmiques qui doivent beaucoup à ton Brésil chéri. Pour
la finesse de tes complices musiciens, une bande avec laquelle tu
tournes toi aussi depuis longtemps (et ça s’entend !). Pour ta relation
si naturelle au public (c’est hélas aujourd’hui si rare). Pour cette
souplesse de timbre, l’agilité de ta voix et ce sens inouï de la nuance.
Pour tes clins d’œil à la grande Betty Carter. Agathe Iracema
représente indubitablement une voix qui va compter dans le paysage du
jazz. Je ne connais pas beaucoup de chanteuses capables de faire swinger
une ballade aussi tendue que ce «Don’t Go to Strangers» chanté par Etta
James. Keep on!
Dee
Dee ne prendra pas ombrage du succès de sa première partie. Dee Dee ne
prend jamais ombrage de rien. Dee Dee est inoxydable. Trente ans que
j’écoute Dee Dee en concert. Depuis les standards d’Ella jusqu’à Carmen
(oui, celle de Bizet) en passant par le très beau French SongBook
réalisé avec la contribution du guitariste Louis Winsberg. Trente ans
et pas un raté. Pas une note fausse (je n’ai pas dit «fausse note», je
ne me le permettrais pas!). Ni faute de goût. Les grincheux lui
reprochent son abattage. Et c’est vrai qu’elle en fait beaucoup, Dee
Dee. Trop? Allez le dire à ceux (et ils sont si nombreux) qui n’en font
pas assez. Nous, c’est comme ça qu’on l’aime, Dee Dee. Avec son
bagout. Et son chien. Et ce soir-là, on a presque le sentiment qu’elle
s’est (un peu) assagie. Il faut dire que face à la truculence de ses
nouveaux amis musiciens de La Nouvelle-Orleans, elle a fort à faire.
Alors, disons-le tout de suite : le disque, avec ces fous de New Orleans
7, groupe fondé par le trompettiste Irvin Mayfield, ne m’avait pas
spécialement emballé. C’était oublier que cette musique-là ne se vit que
dans la vraie vie et qu’elle n’a que faire des YouTube et autres FaceBook.
Ici, on a invité Nicolas Folmer sur «St. James Infirmary», on a chanté,
on a dansé, et on était loin, très loin, de ce cliché qui perdure
encore en France d’un jazz new-orleans qui ne serait que musique de
vieux. Vous voulez que je vous dise ? J’ai hâte de pouvoir me rendre en
Louisiane. See you later, alligator…
Salon-de-Provence, Bouches-du-Rhône Jazz à Salon, 24 juillet 2015
Jazz
à Salon a timidement repris vie cet été. Incité par la nouvelle
direction artistique du danseur Denis Fabre installé à la suite du
changement de majorité municipale, Gilles Labourey lui a enfin consacré
une soirée, dans la cour renaissance, après de trop longues années de
vaches maigres. Jazz
à Salon a timidement repris vie cet été. Incité par la nouvelle
direction artistique du danseur Denis Fabre installé à la suite du
changement de majorité municipale, Gilles Labourey lui a enfin consacré
une soirée après de trop longues années de vaches maigres.
Les
festivités avaient commencé le 24 juillet en fin d’après-midi sur le
Parvis de l’Eglise St-Michel, avec Louise & The P'Boys, une
formation Nouvelle-Orléans composée d’Alexandra Satger (voc), Matthieu
Maigre (tb), Seb Ruiz-Levy (cnt), Renaud Matchoulian (bj), Djamel
Taouacht (whb) et Julien Baudry (tu).
La première partie de la
soirée dans la cour Renaissance du Château de l’Emperi, fut assurée par
des musiciens ayant plusieurs années fréquenté l’Institut de Formation
Musicale Professionnelle. Le saxophoniste ténor, Olivier Chaussade,
actuellement étudiant au Conservatoire National Supérieur de Paris,
était entouré d’Enzo Camiel (p), de Jean-Marie Camiel (b) et de Thierry
Larosa (dm). Chaussade commença avec une ancienne chanson soviétique
« Le Temps des fleurs » ou « Only Once in a Lifetime », composée en 1922
par Boris Fomine ; connue en France à la fin des sixties, elle devint
un vrai tube chanté par Dalida et Ivan Rebroff au début des années 1970.
Il poursuivit avec une pièce originale, « Scratch Blues » composée pour
le pianiste Aaron Diehl. Ce fut ensuite la superbe ballade de
Thelonious Monk, « Ruby My Dear » (1945). Ce premier set se termina sur
« Swing Spring » (Miles Davis – 1954), enregistré la première fois chez
Rudy Van Gelder à Hackensack (NJ) le 24/12/1954 par le Quintet de Miles
Davis (tp) avec Milt Jackson (vib), Thélonious Monk (p) Percy Heath (b)
et Kenny Clarke (d). Le batteur a accompagné avec justesse. Le bassiste
tint sa partie avec compétence. Le pianiste, dont l’approche
instrumentale est très percussive, possède une bonne maîtrise ; il se
trouva souvent emporté par sa virtuosité. Olivier Chaussade dispose d’un
langage déjà élaboré. Originalité rare, il s’inscrit dans la tradition
des ténors au « gros son » ; il joue « in » et pas souvent « out ». Il
évoque beaucoup Sonny Rollins des années 1960, l’héritier de Coleman
Hawkins (Sonny Meets Hawk 1963). Pendant quarante cinq minutes, ces
jeunes artistes ont enthousiasmé le public par leur spontanéité et leur
fraicheur.
Virginie
Teychené, qui la veille au Festival de Jazz à Toulon avait fait un
triomphe, était la vedette de la seconde partie de cette soirée.
Entourée de son trio habituel, Stéphane Bernard (p), Gérard Maurin (b,
arr) et Jean-Pierre Arnaud (dm), elle avait en invité l’harmoniciste
Olivier Ker Ourio. Ce fut pour elle l’occasion, pendant un concert de
presque deux heures, de relire le répertoire de ses trois précédents
albums et surtout de présenter quelles plages du prochain, Encore, qui
sortira en octobre prochain chez Jazz Village avec quelques perles de la
Chanson française. Elle entama son récital avec « Tight » (Betty
Carter). Puis ce fut « Living Room » (Max Roach, Abbey Lincoln),
« Zingaro », « Doralice » (C. Lyra, V de Moraes), « Fotografia » (A. C.
Jobim), « Allée des brouillards » (Claude Nougaro), « A bout de
Souffle »/« Blue Rondo à la turk » (Dave Brubeck – 1959), « Le petit bal
perdu » (Gaby Verlor, Robert Nyel – 1961), « Don't Get Scared » (Stan
Getz, Jon Hendricks), « I Ain't Got Nothing but the Blues » (Duke
Ellington - 1944), « I'm Gonna Go Fishing » (Duke Ellington, Peggy Lee -
1956), « I love You Porgy » (George Gershwin – 1924). En fin de
concert, elle invita Olivier Chaussade à se joindre à eux pour une
version enlevée de « I Got the Blues »/« Lester Leaps In » (Lester
Young, Eddie Jefferson). Le public, qui tout au long de la soirée l’a
longuement applaudie, lui fit une standing ovation.
Le quartet
tourne comme une horloge ; le trio est non seulement le magnifique écrin
de présentation d’une perle rare, il est en outre constitué de trois
fins musiciens qui mériteraient d’être entendus plus longuement en tant
que tel. Après tout, Ella n’entrait en scène qu’après deux, voire trois
morceaux joués par le trio de Tommy Flanagan ; et je n’ai pas souvenir
que le public s’en offusquât ou manifestât son mécontentement.
Jean-Pierre Arnaud (dm) « joue juste » ; Gérard Maurin (b) a une mise en
place sans faille ; quant à Stéphane Bernard (p), c’est tout simplement
un grand soliste au jeu intelligent, plein de nuances et qui connaît
tous les registres du piano, celui d’accompagnateur n’étant le moindre
(Ellis Larskins en fut un exceptionnel). L’invité, Olivier Ker Ourio
(harm) qui s’inscrit dans la voie ouverte par Toots Thielemans, apporte à
l’ensemble une fêlure nostalgique enrichissant certaines pièces. Et
Virginie ? Sa maîtrise vocale déjà exceptionnelle a gagné en puissance
émotive en ce que bonheur et plaisir embaument son chant tour à tour,
scénette, comptine mutine (« Doralice » en duo avec Jean-Pierre),
aubade, romance, rengaine, complainte... d’espièglerie ou de tendresse,
de souffrance ou de joie, d’insouciance ou de gravité. Ce fut un concert
de qualité, voire remarquable et, à certains moments, exceptionnel :
« I love You Porgy » fit bruisser l’assistance. Et lorsqu’elle revint
pour chanter, en bis et a capella, après l’introduction de Ker Ourio sur
« My One and Only Love » (après plus d’une heure trois quarts de
concert) la superbe chanson de Barbara, « Septembre quel joli temps »
(Sophie Makhno, Barbara – 1965), le public retint son souffle avant
d’éclater dans un tonnerre d’applaudissements. Jazz à Salon devra faire fort en 2016 pour garder ce niveau !
San Sebastian, Espagne Jazzaldia San Sebastian, 22 au 26 juillet 2015
La pluie a perturbé le début de la 50e
édition du Jazzaldia de San Sebastian au Jazz Band Ball sur la plage et
les scènes du Kursaal. En marge des inclémences météorologiques, cette
journée initiale semblait déchirée en deux mondes bien différents: d’un
coté, le chanteur de l’Île de la Réunion, Zanmari Baré (19h) ; le
premier des trois rôles de Jamie Cullum-DJ (20h 30); les Earth, Wind
& Fire Experience (21h 30), les Soul Messengers (23h), et le
Jamaïquain Jimmy Cliff (24h 30). De l’autre côté, le jazz, avec une
programmation qui obligeait à choisir entre Carla Cook et l'EIJO
–Orchestre des jeunes étudiants basques de musique– (19h), ou entre The
Cookers et Ray Gelato & Claire Martin (23h). Bref, le public de
musiques variées avait un parcours confortable, mais les amateurs de
jazz (plus les rédacteurs et les photographes), non!
Carla
Cook s’est produite sur la scène de la terrasse, offrant un concert
basé sur un répertoire de standards bien choisis. L'accompagnement de
musiciens du calibre d'Albert Bover (p) et Jo Krause (dm) a valorisé la
performance, qui a eu des moments spéciaux dont son interprétation de
«Well, You Needn't». Dans le même temps, l'EIJO, dirigé par Josetxo
Silgueiro et Iñigo Ibaibarriaga, a offert une performance de grande
qualité avec en compositeur invité, Angel Unzu.
Quatre heures
plus tard, Ray Gelato et Claire Martin se remémoraient du jazz des
années 40-50 dans un spectacle intitulé «A Swinging Affair».
Simultanément, The Cookers, la meilleure formation de l'année selon Down Beat,
essayait d'organiser la scène après un orage de pluie et de vent. Sans
avoir pu faire de balance, Billy Harper (ts), Eddie Henderson (tp),
Donald Harrison (as), David Weiss (tp), Danny Grissett (p), Cecil McBee
(cb) et Billy Hart (dm) ont su s'imposer avec sagesse et qualité. The
Cookers exigeait une scène plus adaptée et respectueuse qu'une terrasse,
même face à la mer.
Le lendemain fut la confirmation de
Jamie Cullum-homme de spectacle: il s'est lancé, sur la scène d'un
Kursaal plein, en piano solo, et la proposition s’est avérée heureuse.
Cullum a alterné piano, basse, harmonica et guitare, bon à tout faire,
ou cela a plu au public dès «I've Got You Under My Skin» (Cole Porter) à
«Don't Stop the Music» (Rihanna). Le répertoire s'est fermé avec
«Blackbird» des Beatles, «Uptown Funk» de Bruno Mars et «The Wind Cries
Mary» de Jimy Hendrix.
À la Place de la Trinité, sans chaise à
cause de l'affluence, le double set était constitué du concert de Silvia
Pérez Cruz (une belle prestation sans rapport avec le jazz, accompagné
d'un quintet de cordes), et du spectacle de la chanteuse française
Isabelle Geffroy-ZAZ. Tout d’abord, cette soirée a provoqué l'une de
plus grandes file d'attente de l'histoire de la Place de la Trinité. ZAZ
a surtout joué les morceaux de son dernier disque Paris, dont
Quincey Jones est le producteur. Entourée d’une collection de musiciens
de luxe, avec des chœurs et des danseurs, ZAZ a conquis les assistants
avec son swing acoustique, héritier du jazz manouche et de la chanson
française, avec la fraîcheur et la franchise de l'artiste de Tours. A la
grande surprise du public, l’omniprésent Jamie Cullum a fait une
apparition spéciale aux côtés de ZAZ.
Sur la scène de la plage,
le chanteur Gregory Porter s'est consacré à élever le niveau émotionnel
de la nuit. Son troisième disque, Liquid Spirit, fait bonne preuve de cela.
Parallèlement, le Théâtre Victoria Eugenia programmait la première des séances de PUNKT (Kristiansand, Norvège).
Le
lendemain, deux saxophonistes de légende officiaient, presque en même
temps, aux premières heures de l'après-midi: Benny Golson (ts) et
Charles McPherson (as). Golson a fait son concert dans la Grande Salle
du Kursaal, justement la veille de recevoir le Prix Donostiako Jazzaldia
qu'octroie annuellement le festival. L'histoire du jazz ne serait pas
la même sans ses compositions «I Remember Clifford», «Killer Joe»,
«Whisper Not», «Stablemates» ou «Blues March» que Golson avait composé
pour le trompettiste Blue Mitchell. Elles et d’autres encore agrémentées
d'anecdotes, ont été égrenées en cet après-midi au Kursaal. Avec son
discret quartet qu'il emmène dans ses tournées ibériques (Joan Monné,
Ignasi González, Jo Krause), Benny Golson a témoigné de son élégance et
de son jeu chaleureux, susurrant par moment, prouvant clairement qu'il
ne faut pas jouer fort pour être expressif. Le public, debout, a salué
l'octogénaire tranquille.
À la suite de l'orage qui s'était
déchaîné, Charles McPherson a eu la mauvaise fortune de voir limité et,
finalement interrompu, son concert. Jusqu’à ce moment, aussi bien lui
que ses accompagnateurs –Bruce Barth (p), Jeremy Brown (cb), Stephen
Keogh (dm)– proposait un beau concert bebop. Mais quand le vent et la
pluie font plus de bruit que les instruments, que les partitions volent
et que les projecteurs oscillent dangereusement, il n'y a plus rien à
faire.
À la 'Trini', le quartet d’Andrzej Olejnicazk (ts, ss),
Iñaki Salvador (p), Gonzalo Tejada (cb) et Borja Barrueta (dm) –avec le
Polonais Maciej Fortuna (tp) en invité spécial– a dû braver à nouveau la
pluie et le peu de respect montré par une bonne part du public venu
exclusivement pour Jamie Cullum. Malgré cela, ils ont proposé un concert
exceptionnel où ils ont alterné des morceaux populaires basques et
polonais («Ezpatadantza», «Radkowi»), passés au crible du jazz, et
quelques compositions originales («Antidotum», «Respuesta incorrecta»).
Quant à Jamie Cullum-version big band,
son troisième concert n'a fait que répéter les schémas habituels:
enchaînement «opportuniste» entre un morceau classique et un morceau
pop («Singin’ in the Rain» et «Umbrella»), il y a eu des sauts depuis le
piano, des redoublements de tambour…, juste ce que son public voulait.
Un groupe de fans avait porté une banderolle où on lisait : «We Love
You, Jamie!», c'est dire… sauf que l’effet Cullum a entraîné une absence
de chaises pour les mêmes raisons que le jour précédent.
Le
samedi 25 juillet a été une journée marathonienne. A la remise du Prix
Donostiako Jazzaldia à Benny Golson (11h) a succédé une jam session
sponsorisée par le magazine Cuadernos de Jazz à l'occasion de son 25e Anniversaire (12h). L'affluence (l'entrée était gratuite) a obligé la jam à se déplacer
du club, situé au sous-sol du théâtre Victora Eugenia, au théâtre
même. Affichant complet, dans une ambiance survoltée, une équipe
artistique de haut niveau entamait la fête sur scène. Au premier set,
Azar Lawrence (ts) et son groupe ont ouvert la jam pour se trouver
renforcés ensuite par Andrzej Olejnicazk, Maciej Fortuna et Mikel
Andueza (as). Au deuxième set, le quartet de Charles McPherson, auquel
s'est joint l’insatiable Azar Lawrence, a présenté sa musique. Ce qui
s'est passé entre les deux saxophonistes pourrait être qualifié de
combat corps à corps, qui a fini par l'enchaînement de deux standards
historiques: «Now’s the Time» et «Mr. PC». Qui a dit que le be et le hard bop étaient morts?
L'après-midi,
Joshua Redman et The Bad Plus se sont produits au Kursaal. La musique
des Bad Plus est difficile de définir, bien qu’une partie de la critique
veuille le résoudre par l'étiquette pop. Iverson, Anderson et King ont
des registres très variés et, avec la présence de Redman, ses
compositions acquièrent un ton particulier qui passe par le jazz, le
rock ou la musique européenne d'avant-garde. Son concert, très apprécié
du nombreux public présent, a compris les morceaux «Anwser Is Love', «Faith Trough Error», «The Moment Slips Away», «The Meading», «Big Eater», «People Like You», «County Seat» ou «Beauty Has It Hard» de King, et en bis, «Dirty Blonde». Il ne faut pas se tromper: la pop n'était pas là, mais sur la plage… En
contrepoint, une demi-heure plus tard, a commencé le concert du trio de
Didier Datcharry (p), Marie-Hélène Gastinel (dm) et Jean-Xavier Herman
(b), qui ont évoqué les thèmes des grands trios classiques de l'histoire
du jazz.
À la Trini, New Standard Trio a ouvert le premier set
de la nuit. Jamie Salft (p, org), Steve Swallow (b) et Bobby Previte
(dm) ont présenté un programme qui stimulait les souvenirs d'une
génération qui a grandi écoutant les Doors et Led Zeppelin. En bons
représentants de l'avant-garde new-yorkaise, ils se sont lancés à
expérimenter avec force et bon goût, jouant même une version d’un
morceau des ZZ Top.
Dee Dee Bridgwater, avec à ses côtés les New
Orleans 7 du trompettiste Irving Mayfield, a été la vedette du deuxième
set. Le répertoire était celui de son disque Dee Dee’S Feathers,
album que la chanteuse et le trompettiste ont enregistré ensemble pour
rendre hommage à la musique de New Orleans. Outre des morceaux comme «One Fine Thing», «Do You Know What It Means», «Saint James Infirmary» ou «Basin Street Blues», il y a eu trois moments spéciaux: «C’est ici que je t’aime», avec son accent francisé; «What a Wonderful World», mimant la voix et le son de la trompette de Louis Armstrong ; et, finalement, l'adaptation de «House of the Rising Sun», qu'elle a offert au bis final. Dee Dee a chanté, a agi, a plaisanté et a flirté avec les musiciens, et, encore une fois, elle s'est mis le public dans la poche. Elle est une Grande Dame du jazz.
Minuit passé, Gonzalo Tejada (b) a présenté au Musée San Telmo son disque Norma Jean Baker,
basé sur les chansons interprétées par Marilyn Monroe dans ses films.
C'était une réalisation originale, où l'on a pu voir et écouter sur un
grand écran les chansons originales. Les musiciens étaient de haut
niveau: Roger Mas (p), Carlos Falanga (dm), Mikel Andueza (s).
Pour
la dernière journée du festival, les pianistes Iñaki Salvador et Alexis
Delgado ont présenté au Théâtre Victoria Eugenia leur disque Johann Sebastian Jazz, où tous les deux réinterprètent la musique de Bach au filtre des accords jazziques.
À
la Place de la Trinité, Andrea Motis & Joan Chamorro Group ont
donné un concert dans lequel le travail des accompagnateurs musicaux a
été remarquable avec Ignasi Terraza(p), Josep Traver (g) et Esteve Pí
(dm). Il semble que la curiosité pour une jeune qui est en scène depuis
ses 12 ans et enregistre des disques depuis ses 15 ans, toujours sous le
regard attentif de son mentor, le contrebassiste et saxophoniste Joan
Chamorro (b, sax), commence à se dégonfler. Andrea est âgée de 20 ans à
présent, et il ne semble pas y avoir de maturation de sa facette de
chanteuse ou de trompettiste. Le répertoire était composé, presque à
parts égales, de standards du jazz («Moody´s Mood For Love», «The Way You Look Tonight» ou «Moanin», avec lequel ils ont conclu le concert), et de musique populaire brésilienne («Samba Em Preludio», «Flor de Lis» ou «Manhã de Carnaval»).
Ce n'était pas spécialement difficile mais le manque de caractère de sa
voix comme de son jeu de trompette approximatif (elle n’a pas touché le
sax alto) ont déçu.
Le deuxième set était dévolu à Melody Gardot venue présenter son dernier disque Currency of Man, plus
rock, r&b, funky et électrique que les fois précédentes. Son
éloignement du jazz a été plus évident que jamais. Cela aurait pu être
un bon concert au Kursaal, mais pas pour boucler le Jazzaldia à la Place
de la Trinité, du moins pour ceux qui continue de considérer ce lieu
emblématique comme le centre de la programmation jazz du festival. Face
au «tout variété» qui gagne du terrain, nous opposerons un «Touche pas à
mon jazz !» que la mémoire impose.
15e
édition de Jazz Foix, au cœur des Pyrénées ariégeoises, qui déploie
depuis sa naissance cette merveilleuse utopie de faire un festival pas
comme les autres dans la belle citée fuxéenne. L’identité du festival a
été de mettre sur le devant de la scène plusieurs générations d'acteurs
majeurs –des légendes parfois– qui font le jazz de haut niveau et de
culture au quotidien, sans pour autant faire appel aux stars, pas
toujours jazz, qui tournent partout ailleurs. Ces artistes de la note
bleue, que l’on découvre à Foix grâce à l’exigence sans cesse renouvelée
d’Alain Dupuy-Raufaste, ont permis d'établir l'identité de Jazz Foix:
Benny Golson , Ricky Ford, Steve Grossman, Scott Hamilton, Gary Bartz,
Sonny Fortune, Victor Lewis, Bobby Watson, Lew Tabackin, Archie Shepp,
James Spaulding, Charles McPherson, Billy Pierce, Rick Margitza, Jesse
Davis, Eric Alexander, Charles Davis, Billy Harper, les trompettistes
Eddie Henderson, Ronald Baker, Franco Ambrosetti, Dusko Goykovitch,
Valery Ponomarev, Jerry Gonzalez, Claudio Roditi, les batteurs Pete
Laroca, Charli Persip, Victor Lewis, Billy Drummond, Willie Jones III,
Joe Farnsworth, Steve Williams, Herlin Riley, Billy Hart, Alvin Queen,
Douglas Sides, aux contrebassistes Curtis Lundy, Henry Grimes, James
Cammack, Darryl Hall, Reggie Johnson en passant par les trombonistes
Steve Turre, Curtis Fuller, Sarah Morrow répondant aussi à une certaine
tradition du piano jazz qui est en quelque sorte la signature du
festival autour de John Hicks, Kenny Barron, Mike LeDonne, Ronnie
Mathews, Stanley Cowell, Cedar Walton, Ahmad Jamal, Kirk Lightsey, Steve
Kuhn, Joe Bonner, Freddie Redd, Eric Reed, Cyrus Chestnut, Larry
Willis, Harold Mabern, Roger Kellaway sans oublier l’art vocal célébré
par Cecil McLorin-Savant., Mandy Gaines, Sandy Patton, Deborah Brown,
Mary Stallings. Aujourd’hui, l’association Art’Riège et son nouveau
président, Daniel Venoux, qui a succédé à l'emblématique Eric Baudeigne
depuis quelques mois et pour cette édition, sont dans une période de
transition tout comme l’ensemble du festival. Il est vrai qu’il est
difficile de succéder au Dr. Jazz de Foix tant sa personnalité
rayonnante, son savoir en matière de jazz ainsi que la passion qui
l’animait, ont fait de ce festival un endroit singulier, mettant
l’humanité d’une musique intemporelle et d'une équipe au service du plus
grand nombre.
Cette
année, certains se sentaient donc un peu orphelins au milieu d’une
ambiance plus neutre où l’austérité dans le pays s’est imposée. Nous
n'étions donc présents qu'à trois soirées pour ce compte rendu. La
semaine s'est réduite à cinq soirées, ce qui a permis de baisser le prix
des billets qui sont déjà gratuits pour les mineurs. Les master class
ont disparu, et si elles manquaient singulièrement d'interactions
organisées avec le festival dans le passé, elles avaient au moins le
mérite de réunir des élèves demandeurs pour les after hours. On a
regretté l'absence d’exposition avec la présence traditionnelle des
dessinateurs, le fidèle Willem en particulier, surtout en cette année
des attentats contre Charlie Hebdo, avec la disparition de Cabu.
Le village Jazz est resté le poumon du festival avec la présence de
formations locales dont la chanteuse Esther Nourri et le Ti-Quartet qui
revisitent avec brio le répertoire du jazz traditionnel autour du
banjoïste Pierre Tissendier, frère de Claude.
Pour
cette ouverture de festival, c’est une rencontre improbable entre Jimmy
Owens (tp, flh) et le quartet d'Azar Lawrence (s), deux personnalités
s’exprimant dans des idiomes différents même si le fond de leur culture
jazz reste commun autour du blues et du swing. Jimmy Owens (cf. Jazz Hot n°671),
à 71 ans, fait toujours preuve d’une superbe palette de couleur à la
trompette mais surtout au bugle où il est encore plus à son avantage.
Cet élève de Donald Byrd, naguère, s’est forgé une solide réputation de
musicien de pupitre derrière Hampton, Basie, Ellington, Thad Jones &
Mel Lewis ou l’éphémère Big Bad Band de Clark Terry et, plus récemment,
le Gerald Wilson Big Band. Cofondateur du fameux Collective Black
Artists, en 1969, qui s’efforçait de promouvoir la tradition du jazz et
dont l’ensemble musical comprenait Reggie Workman (cf. Jazz Hot
n°672), Stanley Cowell et Joe Louis Wilson, il possède un esprit
d’ouverture, l’avant-garde étant pour lui une partie de l'histoire du
jazz. Azar Lawrence s’exprime depuis toujours dans l’univers modal
Coltranien auprès de Yusef Lateef, Pharoah Sanders et n’a pas oublié ses
collaborations avec Elvin Jones et McCoy Tyner, prolongeant l’esprit de
Coltrane au soprano. Actif dans l’avant-garde (Horace Tapscott, Beaver
Harris), il a été également un acteur du straight-ahead avec Julian
Priester et Woody Shaw. L’univers monkien de Jimmy Owens (2011, The Monk Project,
IPO) était l'objet de cette rencontre unique. Jimmy Owens arriva seul
sur scène interprétant le spiritual «Nobody Knows» au bugle, avec en
contre-chant, l’orage qui gronde sur la chaîne pyrénéenne avant de
poursuivre sur un superbe «Blues for Happiness in Foix» en duo avec le
très sobre et jeune batteur Brandon Lewis. Ce dernier, découvert lors de
la dernière tournée de Kenny Garrett, a joué contre nature, débordant
de sobriété, car ce qui le caractérise est plutôt un jeu en puissance
évoquant Elvin Jones pour l’intensité. «Stuffy Turkey» et «Let’s Cool
One» ouvrirent le songbook monkien autour d’un Azar Lawrence très à
l’aise dans ce répertoire bien que ne délaissant pas son goût pour les
longues phrases où foisonnent les notes dans un torrent modal. Le
quintet avait répété quasiment deux heures dans une ambiance collégiale,
malgré le peu d’enthousiasme de Benito Gonzalez (p, découvert lui aussi
dans le quintet de Kenny Garrett) pour se fondre dans le collectif par
son attitude envers Jimmy Owens. Ce dernier, à la trompette, cultive une
attaque franche doublée d’une technique instrumentale sans faille, mais
c’est au bugle qu’il exploite toute sa musicalité avec un bel équilibre
(«Pannonica»). Le retrait de Jimmy Owens sur «Elements», thème qu’Azar
Lawrence a enregistré sur l’album If We Should Meet Again en
2007, amena le quartet dans un univers plus coltranien. Dans ce
répertoire, Benito Gonzalez est plus à l'aise avec un jeu de piano
percussif où plane l’ombre de McCoy Tyner. L’équilibre de ce quintet
tenait aussi à la présence de l’impeccable Essiet Okon Essiet, à la
superbe sonorité ronde boisée, qui maintient l’ensemble avec swing et
autorité. Dans cette rencontre, chaque musicien à mis son ego au service
de la musique. «Straigh No Chaser», «Round Midnight» et «Blue Monk» en
rappel ont fini d’asseoir la réussite de ce projet d’un soir.
La
seconde soirée nous a offert une figure incontournable du hard bop: le
batteur de Detroit, Louis Hayes, fait partie de ces musiciens qu’on a un
jour ou l’autre découvert sur l’un des disques favoris de tout amateur
de jazz, aux côtés de Cannonball Adderley, John Coltrane, McCoy Tyner,
Sonny Clark, Curtis Fuller ou Joe Henderson. Par souci d’exactitude, il
convient de préciser que Louis Hayes n’est que l’invité de ce quintet
dirigé par David Hazeltine (p) et Piero Odorici (ts). Découvert par le pianiste Cedar Walton avec qui il a enregistré l’excellent Cedar Walton presents Piero Odorici (Savant
2012), on avait d’ailleurs eu le loisir de l’écouter à Foix avec le
trio de Cyrus Chestnut il y a deux ans. Originaire de Bologne, le
saxophoniste de 53 ans est l’ancien élève de Sal Nistico et Steve
Grossman, et il a suivi les workshops à New York de Barry Harris, Mal
Waldron et Joe Henderson. Débutant sur le fameux «Cedar Blues» de
Cedar Walton avant d’enchaîner sur «Simple Pleasure» de David Hazeltine,
le quintet s’exprime dans un langage hard bop classique. Avec David Hazeltine, fondateuril y a une vingtaine d’années du Classic Trio, avec Louis Hayes et Peter Washington, on est dans l'orthodoxie du piano bop, mettant la virtuosité au
service de la musique. Ses arabesques à la main droite n’aurait pas
déplu à Cedar Walton tout comme son sens du swing et du blues. Sa
conception de l’harmonie et de l’accompagnement le rapproche des Tommy
Flanagan ou Hank Jones. Une articulation claire et un art de
l’accompagnement en ont fait un sideman de Charles McPherson, Slide
Hampton, Sonny Stitt et plus récemment du Carnegie Hall Big Band.
Coleader du fameux groupe de hard bop One for All avec le saxophoniste
Eric Alexander, le pianiste de Milwaukee évolue avec naturel dans le
répertoire de ce quintet. Sa version en trio d’«Over the Rainbow» est un
modèle du genre avec une longue introduction donnant ensuite un côté
orchestral à la formule du trio. «Pannonica» de Thelonious Monk, fait le
lien avec la première soirée. A 77 ans, Louis Hayes n’a rien perdu
de sa signature par ses accentuations aux cymbales et un drive à la fois
souple et puissant. L’ancien partenaire de Cannonball Adderley fascine
toujours par son autorité. Joe Magnarelli (tp) au jeu lumineux fait
de phrases longues avec une attaque franche, l’ancien partenaire de Ray
Barretto ou du big band de Toshiko Akioshi, joue lui aussi en terrain
familier. Jimmy Owens, encore présent, s'invita pour une jam sur le
classique «Straigh No Chaser». Malheureusement, un incident technique
nous priva de la fin de ce moment magique. Il faut dire que la météo,
peu clémente, avait délocalisé le concert à l’Estive, dans une salle non
ventilée et surchauffée. La sonorisation plus que moyenne provoqua un
intermède, et le final incandescent se déroula devant un public
clairsemé.
Les deux jours suivants, que nous n'avons pu suivre,
ont proposé Tcha Limberger (vln) et Mozes Rosenberg (musique de Django
Reinhardt et tzigane) et une soirée Latin Jazz autour du flûtiste et
saxophoniste cubain Leonel O Zuniga et son Havana Street Band.
La
clôture fut un délicieux moment de swing avec le Countissimo de Claude
Tissendier (cl) qui rendit hommage aux moyennes formations de Count
Basie des années 50, quand, difficultés économiques obligent, le fameux
chef d’orchestre était à la tête de formations plus réduites avec
Wardell Gray (ts), Gene Ammons (ts), Charlie Rouse (ts), Serge Chaloff
(bs) ou Clark Terry (tp) sans oublier la clarinette de Buddy DeFranco
dont Claude Tissendier prend les habits. Cet hommage est également
l’occasion de redécouvrir l’immense travail du fameux trio vocal
Lambert, Hendricks & Ross (Sing a Song of Basie, 1957 et Sing Along With Basie).
Claude Tissendier, en maître de cérémonie, joue dans l’esprit sans la
lettre avec swing et élégance à la clarinette, un instrument qui apporte
une palette de couleur supplémentaire à l’ensemble. La section de
cuivre est amenée par le fidèle complice du chef d’orchestre Philippe
Chagne (bar), de Philippe Pillon (ts) au léger vibrato (premier album
sous son nom, Take it Easy, Black and Blue, 2011) sorte de
prolongement de Lester Young. L'excellent Gilles Berthenet reste fidèle à
l’idiome de la formation en jouant dans l’esprit d’un Joe Newman, avec
une attaque précise et un swing souple irrésistible. Sur «Moten
Swing», Gilles Rea (g), entendu auprès de Nicolas Dary, alterne une
pompe à la Freddie Green avec des chorus en single notes rappelant Kenny
Burrell, soutenu par les contre-chants de la section de cuivres. «Why
Not» composition de Count Basie met en avant Alain Chaudron (dm, en 4/4)
tout en retenu avec une mise en place impeccable. «Every Day» amène le
duo vocal entre Marc Thomas (ex-Bolling) et Michèle Hendricks qui rend
un hommage sincère à Jon Hendricks, son père, dans de beaux chorus.
«Little Pony» en hommage au saxophoniste Pony Poindexter met en valeur
le superbe phrasé de Michèle Hendricks plein de swing (scat). Une grande
musicienne! Sa version de «Whirly-Bird» est un exercice de style. Son chase
avec Philippe Pillon est un modèle du genre sur le classique «Swingin’
the Blues». Quant à Marc Thomas, on retiendra sa version de «Girl Talk»
avec l’arrangement de Quincy Jones et un doublement du tempo sur un
chorus de Philippe Chagne (bar). L’excellente version de «Fiesta in
Blue» et «Cute» démontre une fois de plus que la musique de Basie, comme
celle de Monk, est intemporelle.
Une belle édition encore de
Jazz Foix sur le plan de la musique, dans la continuité sur le plan
artistique; mais la fin de festival laisse quelques interrogations et
angoisses quant au futur de Jazz (à) Foix, de sa ligne artistique,
surtout quand un article du quotidien local évoque l’avenir autour d’un
jazz «européen et français plus accessible pour le public». Ppropos
surprenants, car le festival a déjà ouvert sa programmation à Enrico
Rava, Dusko Goykovitch, René Urtreger, Claude Bolling, Pierre Maingourd,
Gilles Naturel, Alain Jean Marie, Dmitry Baevsky, Axel Riel, Jesper
Lundgaard, Franck Avitabile, Jean-Loup Longnon, Jean-Michel Pilc,
Stéphane Belmondo, Xavier Richardeau, Fabien Mary, Pierre Christophe,
Daniel Huck, Peter King, Emmanuel Bex, Pierre Boussaguet, Michel
Grailler, Philip Catherine, Christian Escoudé, Franco Ambrosetti,
Richard Galliano, Valery Ponomarev, Barcelona Jazz Orchestra, Boulou et
Elios Ferré, Raphaël Faÿs, Romane, Eric Legnini, Eric Le Lann, etc.,
soit un très riche passé en matière de scène du jazz européenne et
française en particulier. Il faut sans doute lire entre les lignes une
moindre présence (voire une absence) de musiciens américains. L'identité
de Jazz Foix s'étant forgée autour de cet échange entre Europe et
Amérique si fécond pour le jazz depuis bientôt un siècle, il serait
dommage pour un festival, qui en a fait sa marque de fabrique, de
tourner le dos à ce qui est l'histoire du festival, car cela a aussi été
un travail pédagogique pour le public de la région depuis une quinzaine
d'années. On reste aussi étonné lorsqu’on voit, une semaine après la
fin du festival, toujours dans le cadre de Jazz Foix, le trio LPT (Lavergne, Pommier, Thuillier)
avec l’Harmonie de Foix-Varilhes inviter Louis Sclavis, avant leur
passage à Marciac. Ces interrogations évoquées pour information, car
l'information justement n'est pour l'instant pas très claire quant à
l'avenir. L'équipe et son président ont maintenant une expérience vécue
et une année devant eux pour affiner leur proposition, et faisons leur
confiance pour prolonger l'histoire de ce bel événement à nul autre
pareil en gardant ce qui en a fait la force et l"originalité. A l'an
prochain!
David Bouzaclou photos Alain Dupuy-Raufaste et David Bouzaclou
Pescara, Italie Pescara Jazz, 17 au 19 juillet 2015
Bien
qu’elle ait dû encore cette année affronter pas mal de difficultés
d’ordre financier, la direction artistique de Pescara Jazz a réussi à
organiser une édition, la 46e, homogène et en
résumé qualitativement supérieure à celles des deux années précédentes.
Les concerts tenus au Teatro d’Anunzio ont mis l’accent sur la voix,
célébrant dignement le centenaire de la naissance de Billie Holiday et
de Frank Sinatra, et sur l’héritage laissé par Miles Davis et John
Coltrane.
Comme
de coutume, Bobby McFerrin franchit toutes les barrières stylistiques,
improvisant littéralement, avec une formation à sa seconde prestation en
live. A travers l’ample gamme de timbres –du baryton au falsetto– il
concentre sa recherche sur les aspects rythmiques et polyphoniques
d’origine africaine, développe un phrasé venu du bebop et termine par
des références au blues et aux spirituals. Il bâtit souvent des duos
avec le piano (Francesco Turrisi), le violoncelle (Ben Davis) et les
percussions (Andrea Piccioni), sur la base de traits modaux, de simples
points mélodiques ou rythmiques dictés vocalement. Que ce soit dans ce
contexte spécifique ou dans le travail collectif, l’intégration des
percussions, particulièrement des cloches et des tambours, se révèle
plutôt intéressante en y conférant de mystérieux échos ethniques.
Avec Coming Forth by Day
Cassandra Wilson a réussi à extraire du répertoire de Billie Holiday
(et des standards usés) le substrat du blues. Un blues sanguin,
viscéral, «crasseux» au timbre mordant volontairement sans pathos et
privé de virtuosité, tout à fait conforme à la tradition du blues natif
du Mississippi. En jaillissent des versions transposées dans des
tonalités différentes et quasiment bouleversées par rapport aux
originaux. Quelques exemples ? Les atmosphères lourdes et menaçantes de
«Don’t Explain» ; le funky ténu de «You Go to My Head»; la
transformation harmonique radicale de «Good Morning Heartache». Dans
cette optique, Cassandra se montre habile organisatrice sonore,
économisant les possibilités de son contralto sombre, avec lesquelles
jouent ses tons bas et allusifs, renonçant à tout embellissement. Pas
seulement: sur la solide et implacable trame rythmique déversée par Jon
Cowherd (p), Lonnie Plaxico (b) et Davide Di Renzo (dm), la voix
s’insère par moment dans les créations pétries, obsessives et corrosives
de Robbie Marshall (ts, ss, cl, bcl), Kevin Breit (g) et Charles
Burnham (vln), avec aussi l’aide de distorsions.
Revisiter
le répertoire de Frank Sinatra, basé en grande partie sur la
contribution aux songbookx d’auteurs comme Johnny Mercer, Jimmy Van
Heusen, Sammy Kahn, Jerome Kern et Cole Porter, comporte l’inévitable
risque de tomber dans la reproduction d’un modèle codifié. Plus connu
comme acteur, Robert Davi l’a affronté avec un grand professionnalisme,
faisant preuve d’une grande sûreté dans le contrôle des ressources du
baryton léger à la prononciation limpide et gracieuse. Davi ne possède
ni le formidable swing de Sinatra, ni son parfait timing, ni les
dynamiques et ni le phrasé oscillant entre avances et retards.
Toutefois, il a proposé une interprétation sincère et peu banale de
pages désormais entrées dans la mémoire collective. A travers celles-ci,
on a particulièrement apprécié les swingantes «I’ve Got the World on a
String» et «Come Fly With Me», l’introspective «When Your Lover Has
Gone» et l’évocatrice «Ol’ Man River». Dans le quartet accompagnateur
Emil Richards (vib) –au civil Emilio Radocchia– a brillé par son sens
harmonique et son efficacité dans les solos.
Il serait
contreproductif de continuer a comparer ravi Coltrane avec son célèbre
père, parce qu’à 50 ans, il a désormais défini une identité accomplie et
un langage –aussi bien comme instrumentiste que comme compositeur– mur
et complexe. Son Guitar Quartet en est un exemple lumineux, dans lequel
Adam Rogers joue un rôle d’une efficace opposition avec un bagage
harmonique et un phrasé riche et incisif modelé sur les racines de ces
maîtres tels Jim Hall, Tal Farlow et Barney Kessel, mais avec une
empreinte et une vision moderne qui, sans doute, doivent quelque chose à
Pat Martino et Mick Goodrick. Les timbres nets se fondent bien avec le
leader dans les expositions des thèmes, à l’unisson ou en contrepoint.
Que ce soit au ténor ou au soprano, Ravi Coltrane explore les
implications harmoniques –souvent basées sur un tissu modal– aussi bien
que des compositions originales, autant sur «Humpty Dumpty» (et en fait
la poétique du premier Ornette Coleman s’attache bien au quartet). A
l’inverse, au sopranino, il se risque à rendre anguleux et âpre
l’introduction et l’exposition thématique de «Lush Life». Dans l’apport
puissant de la rythmique on apprécie les lignes fluides, somptueuses et
la pulsation puissante de Scott Colley (b), également prodigue
d’inventions mélodiques, non seulement les scansions ingénieuses et les
complexes divisions métriques de Nate Smith (dm), source d’explosives
solutions dynamiques.
Avec
une formation désormais expérimentée comme Foursight, et indépendamment
du remplacement de Renee Rosnes par Jacky Terrasson, Ron Carter met en
avant son idée du jazz modernement classique, à mi-chemin entre
l’hérédité de Davis et les influences latines de ses propres
compositions. L’agencement anomal aligne piano, batterie (Payton
Crossley) et percussions (Rolando Morales-Matos), mettant la contrebasse
dans un rôle central, mais non envahissant, véhicule de beaucoup
d’idées et de nombreux développements mélodiques, grâce à la
configuration architecturale des lignes, au superbe sens du tempo et au
proverbial glissando. Avec soin et propreté dans le son méticuleux
–quasiment à la manière du Modern Jazz Quartet– le quartet creuse dans
l’essence des pages davisiennes, comme dans l’exemplaire «Seven Steps to
Heaven»; assèche la substance des morceaux latins (voir «Caminando») ;
tire des trouvailles pour de vraies et propres réinventions de la
structure de standards comme «You and the Night and the Music»),
enrichis par un dialogue entre la basse et les percussions.
Le
quartet organisé par Dave Holland avec Chris Potter (ts, ss), Lionel
Loueke (g) et Eric Harland (dm) opère dans un mode réellement paritaire. Aucune
des quatre fortes personnalités ne prévaut, ce qui se reflète aussi
dans les compositions. A l’évidence, on distingue et on apprécie les
compositions denses de Holland, centre moteur authentique, et sa fine
conception harmonique; les investigations approfondies de Potter dans
les aspects de la structure; l’héritage africain –aussi bien mélodique
que rythmique– de Loueke, qui sait également traiter les timbres de
l’instrument à la façon d’une harpe Kora ou d’un n’goni; la sagacité de
Harland dans le soutien du tissu rythmique, contrastant en même temps
avec le travail des collègues, avec des contretemps et des figures
brisées. Constituée récemment, cette formation a toutes les cartes en
main pour mettre rapidement à profit son énorme potentiel et le traduire
dans une synthèse accomplie, qui ne manque pas d’éléments innovants.
En
fait, encore une fois, Pescara Jazz a su construire un programme bien
équilibré entre le legs de la tradition et les expressions conformes aux
exigences de la contemporanéité.
Enzo Boddi Traduction: Serge Baudot Photos: Paolo Iammarone by courtesy of Pescara Jazz
Toucy, Yonne Toucy Jazz Festival, 17-18 juillet 2015
On
pensait que c’était gagné après avoir passé le cap des cinq années
d’existence et, cette année, le Toucy Jazz Festival présente une édition
de survie. Malgré la qualité de sa programmation 100% jazz depuis sa
création en 2009 et les efforts de son fondateur, Ricky Ford, pour
présenter au public des musiciens de jazz d’envergure internationale de
grande qualité (Rhoda Scott en 2009; Benny Golson en 2010; Archie Shepp,
Ravi Coltrane en 2011; Ran Blake avec Ze Big Band, Bobby Few en 2012;
Rhoda Scott pour fêter les cinq ans du festival en 2013; Ricky Ford et
Ze Big Band, Alain Jean-Marie en 2014), le Toucy Jazz Festival reste
menacé de disparition, disposant de peu de soutiens. Mais il en fallait
plus pour décourager Ricky et Dominique Ford, et leur équipe de
bénévoles, qui ont fait le choix d’une édition restreinte, composée
cette année de deux concerts dans l’église Saint-Pierre de Toucy. Une
édition 2015 d’autant plus forte qu’elle célèbre l’amitié: entre deux
géants de l’histoire du jazz, Coleman Hawkins et Thelonious Monk, et
entre deux amis de 40 ans, Ricky Ford et le trompettiste Jimmy Owens;
mais aussi visible au sein de deux expositions: l’une fêtant les 80 ans
de la revue « Jazz Hot », l’autre les liens entre cette revue et l’un de
ses anciens, photographe, Philippe Cibille.
Le
vendredi 17 juillet, l’église Saint-Pierre de Toucy était pleine pour
écouter le trompettiste Jimmy Owens. A l’image de son album The Monk
Project enregistré en 2011 avec un groupe de musiciens all-stars
(Wycliffe Gordon (tb), Marcus Strickland (ts), Howard Johnson (tub, bs),
Kenny Barron (p), Kenny Davis (b), Winard Harper (dm)) sur ses
arrangements du répertoire de Monk, qu’il a côtoyé dans les années 1960,
Owens a proposé à Ricky Ford de jouer cette musique avec des musiciens
français. Et le saxophoniste de lui composer un trio sur mesure: Gilles
Naturel (b), Yves Brouqui (g) et Steve McCraven (dm). Le pari était
doublement risqué: jouer dans une église à l’acoustique impossible avec
un groupe réuni pour la première fois. Dès le départ, Owens déploie
toutes les qualités d’un grand professionnel et, avec le son profond,
chaud, décontracté qui le caractérise, il donne beaucoup d’espace à ses
sidemen dans de nombreux solos tout au long des deux sets, relevant les
racines blues de Monk. Entre Owens et Gilles Naturel, aux interventions
subtiles, Steve McCraven, qui fait swinguer cette église à l’acoustique
difficile, une véritable complicité se tisse au fil du concert. Yves
Brouqui, un guitariste d’exception au jeu limpide et précis, ancré dans
la tradition du jazz (Grant Green, Wes Montgomery), donne à ces deux
sets une tonalité aérienne.
Le concert annoncé en off le samedi à la Galerie 14 (espace où durant le reste de l’année, Ricky et Dominique Ford présentent des expositions d’arts plastiques) devait réunir Bobby Few (b) et Harry Swift (b). Le pianiste, qui
a annulé à la dernière minute pour des raisons personnelles, a été
remplacé par Dexter Goldberg. Le jeune pianiste –qui anime aussi les jam
sessions après les deux concerts du vendredi et samedi avec Fred
Guesnier (b) et Marc Delouya (dm), deux autres membres de Ze Big Band–
révèle l’étendue de son jeu dans des standards de jazz, sa virtuosité
technique, son aisance dans la tradition, et dialogue avec Harry Swift,
au jeu puissant et captivant, qu’on entend bien trop peu dans les clubs
de jazz.
Autour
des musiciens, accrochées sur les murs, deux séries de photographies en
noir et blanc de Philippe Cibille, sur ses années jazz à Jazz Hot et sur sa passion pour le cirque. A quelques pas de là, une autre exposition célèbre les 80 ans de Jazz Hot,
qui n’a jamais cessé de soutenir Ricky Ford depuis qu’il s’est installé
en France au début des années 1990 (voir l’interview publiée dans le n°
668 en 2013). On y découvre des couvertures par dizaines accrochées sur
les murs et sur une table les archives, revues et autres documents,
disponibles pour les lecteurs et autres curieux, qui témoignent d’une
histoire qui s’est construite sur l’idée du jazz en tant que discipline
artistique et pratique sociale.
C’est
une performance qui vient clore le festival: Ricky Ford en solo. Les
habitués du Toucy Jazz Festival l’ont déjà vu à l’œuvre lors des
éditions 2013 et 2014 où, en fin d’après-midi, il avait déambulé pendant
une heure au saxophone entre la place de l’Hôtel de Ville et la Galerie
14 guidé par la seule improvisation. Ce samedi 18 juillet, il a
retravaillé l’idée de jouer la musique de Coleman Hawkins, qu’il avait
présentée en mars dernier chez Selmer, à Paris. En deux sets d’une heure
chacun, il joue à la suite des standards rendus célèbres par Hawkins,
sans jamais les annoncer, comme s’ils faisaient partie d’une même suite.
(Cette présentation fait écho à une autre performance solo:
l’interprétation de ses transcriptions du poète et musicien turc Neyzen
Tevfik chez Selmer en 2013.) Le jeu de Ford, sans concession, intense,
explosif, demande de l’exigence à un public venu assister à ce marathon.
Même
en mode de survie, le Toucy Jazz Festival est parvenu à assurer une
édition 2015 très forte. Le jazz s’adapte à toutes les situations,
économiques, politiques, sociales. C’est sans doute ce qui le
caractérise le mieux. Mais n’attendons pas de perdre un festival d’aussi
grande qualité que celui-ci pour mesurer le rôle essentiel du jazz et
d’un festival de jazz sur un territoire qui n’est pas celui des clubs.
Rendez-vous en 2016!
Cette
année il s’est produit comme un petit miracle, on a senti que les
artistes étaient exaltés par le public, et ils l’ont dit; public
populaire et néophyte, qui se fout des étiquettes et des genres, des
gens qui pour le plus grand nombre sont venus là parce qu’il y un
bruissement de fête sur la place, et que c’est gratuit, mais public qui
sait reconnaître et apprécier la valeur de l’artiste, de l’artiste qui
se donne avec sincérité, qui offre sa musique en partage, et qui le
respecte en faisant silence et en l’applaudissant. C’est là que s’est
situé le miracle: les années précédentes, si on n’avait pas la chance
d’être devant la scène, c’était parfois pénible d’entendre les gens
parler, téléphoner, aller et venir, et les enfants qui jouaient,
jacassaient. Cette année rien, ou presque, de cela. Un public attentif
et chaleureux. Tout arrive…
Jeudi 16 juillet Place de Liberté: Joanne Shaw Taylor Coup d’envoi rock pour le 26e
festival «Jazz à Toulon», sur cette immense place noire de monde avec
la chanteuse et guitariste Joanne Shaw Taylor, qui a été élue «Meilleure
chanteuse anglaise» aux British Blues Awards 2010 et 2011. Elle a déjà
deux albums à son actif «Almost Always Never « et «The Dirty Truth». Ils
sont trois sur scène, vêtu sobrement de noir, sacré décalage pour des
rockers ou hommage au jazzmen? Joanne a l’air d’une brave jeune fille
comme on en voit dans les pubs anglais, très touchante derrière sa
guitare, on la sent d’emblée prise totalement par sa musique. Le
batteur, Olivier Perry, est un block de granit normand, tempo d’acier,
cogneur devant l’éternel, il colle le groupe à la terre. Le bassiste,
Tom Godlington, long et mince, l’aspect du chevalier à la triste figure,
aligne ses lignes, imperturbable et parfait soutien. Il ne prendra
aucun solo, ni le batteur d’ailleurs. C’est un jeu de groupe mené par la
guitare. Joanne chante avec une voix éraillée, comme brûlée par la
fumée et la bière des pubs, avec ce dur accent populaire de Birmingham.
C’est une excellente guitariste rock, elle connaît déjà toutes les
ficelles du genre. On sent chez elle le plaisir, la passion de jouer;
elle se donne à fond, sans fioritures, sans ces appels du pied au public
pour taper dans les mains. Personne d’ailleurs n’aura «clapper ses
hands». Elle joue, c’est tout, et c’est beaucoup. Et même s’il n’invente
rien, ce trio offre un concert enthousiasmant. www.jazzatoulon.com/concerts/joanne-shaw-taylor/
Vendredi 17 juillet place Martin Bidouré: Blue Birds Sextet Qui
se cache dans le nid de ces Blue Birds? Le leader, Elie Portal au
piano, agitateur du jazz et fondateur d’un big band «l’Open Jazz», très
en place dans le Sud-Est, avec Suzanne Wognin (voc), Marc Thomas (voc,
s) Franck Nicolas (tp, flh), Pierre Fenichel (b), Frédéric Menillo (dm),
tous bien connus dans le Var et ailleurs. Belle présentation
scénique, les hommes en noir, sauf le chanteur en veste bleue qui
deviendra blanche, puis noire, et la chanteuse dans une magnifique robe
verte, qui deviendra noire. Retour agréable à la période swing avec
un «Cheek to Cheek» admirablement câliné par les deux chanteurs, qui
vont enchaîner les grands standards, soit en duo, soit seul, avec la
trompette ou sans la trompette, dans un style assez Broadway. Marc
Thomas possède une voix de baryton bien timbrée, quoiqu’un peu
nasillarde, ce qui lui donne sa couleur, c’est un crooner de grande
classe, très à l ‘aise, maîtrisant la scène, et scatteur émérite. On
s’acharne à le mettre dans la descendance Sinatra, King Cole, ce qui est
un non sens, si on veut des comparaisons c’est plutôt du côté de Mel
Tormé qu’il faudrait aller voir, mais il est avant tout lui-même, et
Claude Bolling ne s’y est pas trompé. Ce chanteur n’a pas la place qu’il
mérite, et pourtant les chanteurs de jazz ne sont pas légions. Il
montra sa décontraction et son swing sur «It’s Wonderful», «What a
Wonderful World», la «Javanaise» délicieusement swinguée. Il s’exprimera
au saxophone en fin de concert. Quant à Suzanne Wognin, elle chante
avec charme, dans un phrasé coulé, avec une voix chaude qui fit
merveille sur «Summertime» dans une interprétation très personnelle, ou
encore un «Take the A train» de belle envolée. Les duos «These Foolish
Things», «The Girl of Ipanema» entre autres étaient délicieux tant les
deux chanteurs s’accordent et se complètent. Le trompettiste, très
éclectique dans son jeu, tenait bien sa partie, avec quand même un abus
des clichés et des «plans». Il nous offrit sa prestation, anecdotique,
avec des conques. Le batteur est du genre solide, il prit un solo
fabuleux aux balais; voilà un batteur qui dans les solos sait garder le
swing, tout en développant ses figures. Au soutien il est parfait, et
voir le plaisir sur son visage est déjà un spectacle. Le contrebassiste
assure, comme on dit, avec discrétion et efficacité, sans se perdre dans
des solos. Passons au leader, excellent pianiste mainstream, arrangeur
de haut vol, qui sait tirer le meilleur de son groupe, laisser toute
leur place aux exécutants, et avec le sourire. Une soirée swing dans la
grande tradition, c’est très bon pour le corps et l’esprit.
Samedi 18 juillet au Quai du Parti: Julien Alour 5tet Le
trompettiste Julien Alour s’est décidé à entamer une carrière de
jazzman il y a quinze ans lors d’un stage de Jazz à Toulon avec les
Frères Belmondo. C’était donc un retour aux sources qui lui a permis
d’entrer en sympathie avec le public. Encore un bon trompettiste
français à ajouter à la liste déjà bien fournie. Il possède un vrai son
de trompette et de bugle jazz, issu de New Orleans, s’exprimant
principalement dans le médium et en longues phrases modulées, sans
chercher l’exploit. Il est l’auteur de tout le répertoire, sauf pour un
Monk. Deux générations, assez proches quand même, dans le groupe:
François Théberge (s), Jean-Pierre Arnaud (dm), pour les «anciens», et
pour les jeunes avec Julien: Adrien Chicot (p) et Sylvain Romano (b).
Bien sûr cela ne se voit pas dans la musique tant la cohésion du groupe
est parfaite, et repose sur une belle amitié. Le quintet jouera essentiellement des pièces du dernier disque (Williwaw), plus quelques inédits dont les titres en attente sont «New 14», «New 11»,
etc. Les deux moments forts du concert furent «Williwaw» basé sur une
polyrythmie démente qui nous valut une magnifique défonce du batteur et
une transe collective, et surtout «Think of One» de Monk dans un
arrangement admirable avec un collectif au cordeau, des changements de
rythmes et de tempos exécutés en souplesse avec grande classe. Le
bassiste possède ce gros son lyrique qui fait vivre la note, et sa pompe
est terrienne, le saxophoniste complète admirablement le trompettiste,
on retrouve avec lui cette entente jouissive des grands tandems
sax/trompette. Quant au pianiste il est de grand cru, une main droite
«chantante», une gauche aux accords riches et astucieux; ses
interventions en trio donnent envie de l’entendre dans ce contexte (je
crois qu’il vient d’enregistrer un disque sous cette formation). A noter
aussi de subtiles trouvailles harmoniques dans les unissons. Un bon
concert avec un jazz bien d’aujourd’hui, et des musiciens qui
connaissent les racines et s’en inspirent. Beau succès public.
Lundi 20 juillet place Bouzigue: Baptiste Trotignon Trio – HIT avec Thomas Bramerie (b), Hans Van Oosterhout (dm). Ah!
que c’est agréable de voir sur les visages le plaisir de jouer
ensemble, la connivence, la communication aux regards entre les trois
musiciens. Batteur souriant, détendu, d’une aisance et d’une agilité
rares. C’est un coloriste, qui utilise deux caisses claires, dont l’une
sans le timbre, entrelaçant les figures, gardant toujours le tempo et le
swing. Pas d’esbroufe, de la musique, car sa partie s’insère dans le
trio à la façon des autres instruments. Le contrebassiste avait la
grâce, notes canons et perlées, il s’insèrent en contrepoint, harmonique
ou mélodique: du grand art. Quant au pianiste, lui aussi était visité
par la grâce, un orchestre à lui tout seul. Des graves à la Chopin, une
main droite qui court, martèle ou chante. Un engagement de tout le
clavier, une inspiration sans failles. Et par dessus tout ça de l’humour
et de la gentillesse. Il a montré toute l’étendue de ses qualités de
pianiste, en solo, avec une de ses dernières compositions «Buenos
Aires», très romantique. Une fabuleuse interprétation jazz d’un tube de
Led Zeppelin «Black Dog»; eh oui! ces jeunes gens se servent de ce
qu’ils ont entendu dans leur enfance, et là c’était du grand jazz.
Baptiste Trotignon utilise aussi parfois sa voix plus ou moins à
l’unisson de piano. Un concert de haute volée, devant un public
absolument conquis. Et pour bien montrer que nous sommes en Provence
deux cigales se sont jointes à la fête, l’une tournoyant autour de la
tête du pianiste, qui la chassa, et l’autre qui vint s’établir sur les
cordes du piano: Vous dansiez dans l’air du soir, eh bien chantez
maintenant!
Mardi 21 juillet place Victor Hugo: Hervé Samb Hervé
Samb se définit avec humour comme Franco-Sénégalo-Vietnamo-Terrien, à
l’image de sa musique qui est à la croisée de différentes cultures
musicales: jazz, sénégalaise, rock. Il emprunte beaucoup au Mbalax
sénégalais, un rythme ancien assez complexe et utilisé par nombre de
musiciens sénégalais, sur lequel il place son jeu de guitare très
virtuose et personnel. Tout petit il fut marqué par Jimmy Hendrix, dont
on retrouve la fougue et l’engagement scénique, mais pas le jeu: celui
d’Hervé est plus typiquement jazz-rock. Il est ce qu’on appelle une bête
de scène. Avec Reggie Washington il a trouvé le bassiste qui lui
fallait, aussi pilier à la contrebasse qu’à la basse électrique. Sonny
Troupé est ce qu’on appelle un batteur africain, en ce sens qu’il
utilise essentiellement les tambours frappés (son premier instrument a
été le tambour KA), il possède un tempo d’acier et une force de frappe
stimulante. Le saxophoniste ténor Irvin Acao est un Cubain installé à
Paris. Il se reconnaît l’influence de Coltrane, Parker et quelques
autres. Il fut repéré par Chucho Valdès. Il joue avec la crème des
jazzmen. Son style ce soir était purement jazz, un peu du Coltrane de
chez Miles Davis, des phrasés et un son de la période Brecker jazz
fusion. D’ailleurs beaucoup d’arrangements d’Hervé Samb, avec de beaux
unissons, évoquent ce style, pour s’en débarrasser dans les solos. Hervé
interprète seul un morceau, très tendu, à la mémoire du célèbre joueur
de kora, Soriba Kouyaté, réussissant à donner des effets kora à sa
guitare. Dans l’ensemble les morceaux sont pris sur tempo rapide, et ça
déménage. Cependant une belle ballade «Dora», permit au quartet de
libérer son feeling. Un concert dense, joyeux et tonifiant.
Mercredi
22 juillet place Besagne: A NOUsGARO, pour un hommage à Claude Nougaro,
qui nous a quitté en 2004 à 74 ans, avec le chouchou du festival, le
batteur André Ceccarelli (batteur de Nougaro) en compagnie de David
Linx, chanteur et ami de Nougaro, Diiego Imbert à la contrebasse et
Pierre-Alain Goualch au piano. Le concert démarre en trio avec
«Toulouse», belle façon de planter le décor, et occasion de goûter aux
qualités de ce trio. Puis avec «Dansez sur moi» apparaît David Linx,
grand, mince et quelque peu raide de corps, et pourtant ce soir il
bougera énormément, esquissant même quelques pas de danse, très joyeux,
avec le désir de communiquer, ou plutôt de communier avec la foule dense
qui avait envahi cette place immense. David interprète les chansons de
Nougaro à sa façon, étirant, tordant, modulant la mélodie, sur l’assise
formidable du trio (qu’on aurait aimé entendre plus). David et André ont
puisé deux inédits dans la «malle» laissée par Nougaro, mis en musique
soit par André Ceccarelli, ou Pierre-Alain Goualch. Des chansons moins
connues, telle «Mademoiselle Maman» que Nougaro avait écrit pour les 80
ans de sa mère. Et bien sûr «Le Cinéma – Bidonville – A bout de souffle
(sur le Blue Rondo à la Turk - etc…» Le meilleur moment du chanteur fut
son interprétation d’ «Autour de minuit», digne de Miles Davis, avec un
trio sur les ailes des anges. Après le concert je disais à David Linx
qu’il me semblait que sa voix avait pris du grave depuis notre première
rencontre au Festival de Nîmes en 1995 –c’était sa première tournée en
France– ce qu'il confirma; il avait gagné cinq notes dans le grave, mais
égalementdans l’aigu! En tout cas, la voix a pris du grain, ce qui la
rend plus prenante. Ce fut un beau concert, malgré un hiatus: on a
dans l’oreille les interprétations carrées, rentre dedans de Nougaro, et
on ne peut réprimer une certaine réticence devant ce chant élaboré,
sophistiqué, et je suis sûr que pour quelqu’un qui n’a jamais entendu
Nougaro, ce serait sans conteste formidable.
Jeudi 23
juillet Place Raimu: Virginie Teychené 4tet avec Gérard Maurin (b),
Jean-Pierre Arnaud (dm), Stéphane Bernard (p) et en invité Olivier Ker
Ourio (hca). Il est des soirs où l’on trouve la vie plus belle que
d’habitude, et où l’on se dit qu’on est bien sur la terre. Ce fut le cas
au concert de Virginie Teychené. Elle apparaît entourée par son trio,
vêtue d’une robe élégante et moulante, tout de suite habitée par sa
musique, touchante et sensuelle, souriante, détendue, comme si elle nous
recevait dans son salon. En communion avec le public. Elle va chanter
comme jamais, libérée de tout, s’aventurant dans des aigus qui la
surprennent elle-même. Et puis on sent la complicité, la fraternité,
l’amitié, la tendresse entre elle et ses musiciens qui lui colle à la
voix. Gérard Maurin, discret derrière la contrebasse, pilote cette
embarcation de luxe, qu’il ancre dans les profondeurs du jazz; il est
aussi l’auteur des arrangements qui sont un écrin d’apparat pour la
chanteuse. Stéphane Bernard semblait vivre au Jardin des Délices
derrière son piano, alter ego de la chanteuse, et Jean-Pierre Arnaud est
un batteur au swing irréfragable, plaçant ses figures avec discrétion
au moment précis et précieux où elles doivent être. Quelques solos
seulement, essentiellement du pianiste, tant l’orchestre est un ensemble
à trois voix contrapunctiques, enroulant la chanteuse et la portant
dans son chant divinement beau. Et ce soir l’harmoniciste Olivier Ker
Ourio était l’invité, ce continuateur de Toots Thielemans. Lui aussi fit
des merveille, emporté par le groupe, avec lequel il partage une longue
fréquentation musicale. Programme dense et diversifié. Des chansons
en français, en anglais, en brésilien, langues que la chanteuse possède
parfaitement. Des standards: «I’m Going Go Fishin’» d’Ellington et Peggy
Lee, ainsi que «Lester Leaps In (I Got the Blues)». «I aint’t Got
Nothing but the Blues», vision personnelle et riche du blues. «I loves
you Porgy» sur lequel Virginie déploie toute sa sensibilité, sa
subtilité. Du Nougaro aussi avec «Allée des brouillards», très tendu et
«A bout de souffle sur le Blue Rondo à la Turk» où elle réussit à
chanter ce flux de mots à une vitesse incroyable, à la perfection: on en
reste le souffle coupé. Une belle interprétation de l’émouvant et
tendre «Petit bal perdu» rendu célèbre par Bourvil. «Zingaro» de Jobim,
qui nous valut une fabuleuse intro du pianiste. Un duo fracassant entre
la chanteuse et le batteur. Un bel échange harmonica-contrebasse sur un
thème inédit de Maurin, plusieurs rappels dont pour terminer une
interprétation sublime de «Quel joli temps (septembre)» de Barbara, où
les mots chantés par Virginie se font pure poésie. Elle me dit qu’elle
avait hésité à la chanter car cette chanson intimiste demande un silence
total pour être goûtée, et qu’elle avait senti la chaleur, la réception
de ce public, qu’alors elle s’est dit: on y va! Et ce fut l’apothéose.
Vendredi
24 juillet Plages du Mourillon: Gregory Porter en costume gris clair à
culotte courte, chemise blanche, avec son immortelle coiffure et sa
barbe noire, géant de douceur, prend place au sein de son trio, et c’est
le délire de la foule. Il chante de sa belle et chaude voix de baryton,
sur une assez faible tessiture, avec de profondes descentes dans le
grave. Sa façon de chanter actuelle avec des mélodies plates est
finalement assez monotone mais envoûtante. Il joue d’un répertoire
plutôt Soul assez éclectique. Une belle ballade «Hey Laura» de son cru,
qui n’a rien à voir avec le célèbre standard de David Raksin, un «Papa
Was A Rolling Stone» bien balancé, un «No love dying» une autre ballade
avec un remarquable solo de saxophone alto par Yosuke Sato, qui sera le
meilleur élément du groupe, il sait sortir des clichés propres au genre –
avec lesquels il enflamme le public – pour s’exprimer magnifiquement,
laissant entrevoir les qualités d’un grand sax. A la batterie Emmanuel
Harrold, à la contrebasse Aaron James, au piano Chip Crawford; ces trois
musiciens tiennent bien leur rôle, sans génie particulier. Un autre
morceau «1960 What?» avec des paroles assez fortes sur les événements de
l’époque fut bien envoyé, et un «Brown Bread» assez peu cuit en rappel!
Foule énorme en délire of course. Rien à redire. Ces musiciens sont en
concert tous les soirs, sur la route tous les jours. Ils assurent. Les
gens ont passé une belle soirée.
Samedi 25 juillet place
Louis Blanc: Omar Sosa et son Quarteto Africano avec Leandro Saint-Hill
(s, fl), Childo Tomas (voc,b), Ernesto Simpson (dm) - trois Cubains, un
Africain: le bassiste. Omar entre en scène, hilare, dans un long
vêtement blanc, auréolé de sa coiffe typique, puis le bassiste, immense
personnage vêtu de telle façon qu’on dirait une grande Mama africaine:
longue chemise bleue, ample pantalon noir qui ressemble à une jupe, ses
longs cheveux relevés en chignon au dessus de la tête, puis le
saxophoniste-flûtiste vêtu d’une simple chasuble indienne, et le
batteur, plus sobrement en blanc, apparitions style Art Ensemble de
Chicago soft. On sent tout de suite que ça va déménager. Et ça déménage!
On croirait voir Groucho Marx au piano tant Omar fait de grimaces,
prend des postures diverses, sautant, dansant, mais sans oublier de
jouer, et ce soir il était très bon. Que ce soit à l’alto, au soprano ou
à la flûte, Leandro Saint-Hill ne mérite que des éloges; il chauffe
sans jamais perdre le fil de la musique. De la basse à 6 cordes naissent
des lignes de basse fulgurantes; le bassiste dira, chantera, jouera une
sorte de prière africaine, chargée d’émotion, qui galvanise le groupe.
Quant au batteur, c’est une rythmique cubaine à lui tout seul: pas
besoin de congas ni de bongos; il ferait danser des tétraplégiques. En
rappel un splendide duo piano-batterie. Musiciens généreux,
communicatifs, qui donnèrent le meilleur d’eux-mêmes. Du Omar Sosa à la
cubaine; c’est là qu’il est le meilleur.
* On a retrouvé
les habituels concerts apéro, d’abord place Camille Ledeau peu propice
car très passante, puis sur la nouvelle place Puget où les marronniers
ont remplacé les micocouliers et les platanes de haute futaie,
probablement atteint par des maladies mortelles:
Le 17: La chanteuse-guitariste Phyllis Murati, alias «Amorangi», eut l’honneur d’ouvrir ce 26e
apéros-concert. Elle possède, comme on dit, une belle voix, bien dans
le style Hippie des années 60. Elle s’entoure d’un matériel disparate
qui la dépasse un peu par moments. Elle est sur scène comme chez elle,
avec une décontraction totale, dans un répertoire folk.
Le 18:
Andréa Caparros (clav et voc) 4tet avec l’excellent Emile Melenchon à la
guitare, Arnaud Pacini à la basse, Jessy Rakotoomanga à la batterie. Ex
élève du conservatoire de Toulon c’était pour elle un retour au passé
après son passage au Sunset/Sunside à Paris. Elle plonge dans ses
racines brésiliennes (par sa mère) pour évoluer avec charme et
profondeur sur ces rythmes brésiliens qui sont de cousinage avec le
jazz, la samba et la bossa-nova, soutenue par une rythmique aux petits
oignons.
Le 21: Where is Boom? Bertrand Borgognone (voc, g),
Michel Gagliolo (cl), Frédéric Rivière (b), Philippe Jardin (dm). Un
groupe qui interprète avec plus ou moins (plutôt plus) de bonheur
quelques grandes chansons du XXe siècle de
Gainsbourg, Brel, Trénet, Aznavour, Salvador etc… à la sauce jazz-swing.
Le chanteur se donne avec générosité. C’est très plaisant.
Le
22: Marc Campo «Soul 4tet» avec Marc Campo (g, voc), Marc Cicero (clav),
Philippe Guiraud (b), Philippe Jardin (dm), pour du blues/rock
traditionnel, avec des gens qui y croient, dont un bon chanteur
guitariste.
Le 23: Poupa Claudio (voc, g) avec Philippe Thévenin
(dm), Christian Berthet (b, clav). Poupa Claudio est une figure locale
incontournable de la musique folk, rock, blues, country, reggae avec
déjà 30 ans de musique derrière lui. Il a fait les beaux soirs de la
plupart des lieux de musique de la région toulonnaise. Trio rugueux de
vieux routards. Poupa possède la voix qui convient, rugueuse, grave,
mâle; le sens du rythme. Rock et blues urbain dans la grande tradition
du delta, de Memphis. Pas mal dans le reggae aussi, ou encore la
chanson. Un solide et chaleureux trio toujours sur la route.
Le
25: Name in Jazz Quartet avec Angélique Nicolas (voc), Jean-Jacques
Garsault (g), Marc Tosello (b), Lucien Chassin (dm). Justice enfin
rendue, d’être sur scène, à ce quartet émérite qui anime les actions du
Cofs et assure depuis des années les ateliers dans la rue. Du jazz
mainstream, bien dans la tradition, par des musiciens qui connaissent
leur affaire, sur quelques grands standards, pris en général sur un
tempo ou un rythme différent, comme par exemple «It don’t mean a thing…»
sur tempo medium, ainsi que «Route 66» avec un beau scat de la
chanteuse. Celle-ci possède une voix chaude, bien timbrée sur toute la
tessiture, avec un phrasé solide et un swing assuré. Elle s’envola sur
«Caravan», qui nous valut un fort bon solo de batterie. Le Quartet
s’éclata sur «Fever» avec un bel échange guitare-chant. Et par dessus
tout ça le contrebassiste assoit parfaitement l’ensemble, sans rechigner
à prendre des solos très lyriques. Angélique ira même jusqu’à se
risquer à une exhibition de claquettes, genre qui devient rare. Un
concert chaleureux.
Le 26 juillet au Mourillon village pour le dernier concert, le fameux Michael
Steinman and the Angel City Players: Lionel Pelissier (dm), Sébastien
Alquier (b), Stéphane Mondésir (p). Un bon quartet mainstream mené par
le tromboniste américano-varois Michael Steinman, dans la droite ligne
de Dicky Wells, tromboniste puissant, gros son new-orleans, et lyrisme à
fleur de peau. Le quartet présente un programme éclectique, teinté de
funk, de new-orleans, avec des thèmes inattendus tel «Virgin Jungle»
(peu connu) d’Ellington, ou encore «Stuck in the Middle with You» du
folklore écossais. Le sommet aura été une émouvante interprétation de
«Saint James Infirmary». Un concert roboratif devant une place archi
comble, pour finir en toute sérénité.
*Et toujours les «Ateliers
dans la rue» avec le trio «Jazz On»: Jean-Jacques Garsault (g), Marc
Tosello (b), Lucien Chassin (dm). Tout musicien peut venir s’exprimer
avec le trio et recevoir des conseils, des avis, s’il le désire.
*Jazz Ambiance, la Déambulation Musicale sur les marchés et autres lieux avec: -Le trio Cordes sensibles, du jazz manouche -La formation Duo On, période swing -Le Stabbin’ Cabin Brass Band, du New-Orleans
Ce
fut certainement le plus beau festival, le plus nourri, depuis
longtemps. Chaque concert fut de haut niveau, chacun dans son genre,
même quand seulement cousin du jazz, donc pas de comparaisons, laissons
chacun à ses affinités et à ses goûts. Saluons, et félicitons Daniel
Michel qui programme et dirige ce festival depuis 26 ans, avec un sens
étonnant de la distribution des orchestres selon la spécificité de
chaque quartier, et qui part à la retraite. Gageons qu’il mettra encore
la main à la programmation. C’était une gageure que d’aller animer des
quartiers avec du jazz, un pari du maire de l’époque, François Trucy,
pari gagné par Daniel Michel et sa valeureuse équipe du Comité Officiel
des Fêtes et des Sports menée par le dynamisme, l’engagement et la
passion de la nouvelle Présidente, Bernadette Guelfucci.
Marseille, Bouches-du-Rhône Marseille Jazz des Cinq Continents, 15 au 24 juillet 2015
Le
Festival Jazz des Cinq Continents, devenu pour l’édition de ses 15 ans
Marseille Jazz des Cinq Continents, se déroulait cette année dans
différents lieux: le théâtre de La Criée (pour la soirée d’ouverture),
les terrasses du Mucem et un nouveau point de chute: le Théâtre Sylvain,
un magnifique théâtre de verdure situé sur la Corniche et longtemps
délaissé (Marseille s’étant fait une spécialité d’abandonner son
patrimoine aux affres du temps : la liste est aussi longue que
désespérante !). La première semaine de concerts –à laquelle nous
n’avons pas assisté– a ainsi proposé, entre autres, Raphaël Imbert, Lisa
Cat-Berro, Omer Avital, Lisa Simone, Hiromi et enfin Stanley Clarke. Pour
la seconde semaine, le festival avait réintégré son écrin habituel, les
jardins du Palais Longchamp et –il faut le saluer– en ayant nettement
amélioré la sonorisation par rapport aux années précédentes.
Le
20 juillet, c’est Kenny Garrett (ts, ss) qui foulait le premier la
scène installée sur les pelouses du parc, présentant une formation en
quintet : Vernell Brown (p), Corcoran Holt (b), McClenty Hunter (dm) et
Rudy Bird (perc). La première partie du concert proposa un jazz-rock de
bonne facture : l’énergie du saxophoniste répondant à la puissance de sa
rythmique. Puis Garrett a cherché a pousser son avantage auprès d’un
public qui pourtant l’avait déjà accueilli positivement, transformant la
fin de sa prestation en un show de plage, faisant chanter et taper dans
les mains l’assistance, d’ailleurs ravie.
Changement radical
d’ambiance avec la venue d’Erik Truffaz (tp), invité par le festival,
dont il est un familier, à relire le répertoire de ses propres
compositions. Un exercice pour lequel il s’était entouré de Richard
Galliano (acc), Sylvain Luc (g), Jérôme Regard (b) et Philippe Pipon
Garcia (dm); le rappeur Sly Johnson qui était également prévu avait eu
un empêchement. Toujours dans son style cérébral, si le trompettiste ne
fait pas d’étincelles comme instrumentiste, il a l’art d’instaurer un
climat et les premières mélodies, bien servies par Galliano et Luc,
s’envolèrent agréablement dans le ciel marseillais. Mais c’est une
composition de Galliano, « Tango pour Claude » (écrite pour Nougaro),
qui fit la différence ; l’accordéoniste se suffisant d’ailleurs à
lui-même sur ce morceau. Puis le leader est allé vers ses lubies
électro, «ouvrant» donc son jazz jusqu’à l’oublier.
Le
21, où les jeunes femmes étaient à l’honneur, Anne Pacéo (dm)
interprétait un programme largement puisé dans un album à venir en
janvier prochain. La jeune leader (31 ans), en quartet, semble avoir
dépassé le stade du jazz ouvert, pour le jazz sans jazz. Très fière de
nous faire part de ses influences, notamment issues de voyages
exotiques, elle nous a servi une world music planante sur un rythme
binaire agrémenté des psalmodies haut perchées de Leïla Martial (voc).
Le public marseillais, naguères réputé pour son exigence, est fort
heureusement devenu bien accommodant.
On a du coup attendu avec
quelque impatience la diva Melody Gardot (voc, g, p) qui jouait à
guichets fermés. Avec son look de femme-mystère (lunettes noires et
cheveux couverts d’un bandana), l’Américaine sait tenir une scène,
s’adressant régulièrement au public dans un français courant et
apostrophant même directement les photographes bravant l’interdit imposé
par son équipe (un vrai «tron de l’air», comme on dit en Provence). On a
ainsi assisté à un show funky millimétré, non sans charme (la
demoiselle joue du glamour avec doigté), d’autant que Melody Gardot
arbore une belle voix charpentée, qui rappelle fortement celle de Norah
Jones, autre icône pop-jazzy. Pourtant, à force de ballades atones, la
belle finit quelque peu par lasser.
Le 22, c’est Perrine Mansuy (p) qui présentait son nouveau projet, Rainbow Shell,
devant un public distrait venu pour la seconde partie de soirée. Il
faut dire que les compositions de l’Aixoise, qui ne manquent pas de
finesse, requièrent un minimum de concentration. Les meilleurs moments
du concert furent à mettre au crédit de Mathis Haug (g, voc) qui a donné
un peu de relief bluesy à cette prestation. Après la demi-heure de
changement de plateau (agrémentée d’une bande-son techno), un triomphe
fut fait à Charlie Winston (voc, g), jeune gloire du rock britannique.
Nous ne nous sommes pas attardés, laissant les amateurs du genre à leur
bonheur.
Le 23, après le trio new-yorkais Too Many Zooz,
qui avec ses rythmes hip-hop et techno a donné à Longchamp des allures
de rave-party, Goran Bregovic (g, voc), connu pour avoir composé les
musiques des films d’Emir Kusturica, a fait résonner l’âme des Balkans,
entouré d’un brass band tonitruant. On est ici dans une tradition
orientale avec prépondérance des cuivres et assez éloignée du jazz. Il
n’en reste pas moins que la musique de Bregovic brille par sa sincérité
et sa formidable énergie. On préfère ces musiciens à l’indéniable
authenticité que les faiseurs jazzy.
La même réflexion
nous a animés pour la dernière soirée du 24. La Cubaine (mais résidente
suisse) Yilian Cañizares (vln, voc) était soutenue par un excellent
groupe de jazz afro-cubain (avec une mention spéciale pour le pianiste,
Daniel Stawinski). Pour autant, l’expression de la jeune femme évoque
davantage le fado que le jazz. Toujours est-il qu’on a passé un bon
moment en sa compagnie.
Enfin,
le duo vedette du festival est arrivé: Caetano Veloso et Gilberto Gil
(g, voc). Un concert intimiste dont le dépouillement constituait le
principal charme : deux voix, deux guitares, simplement. Force est de
s’incliner devant le savoir-faire de deux grands professionnels.
A
l’issue de cette édition anniversaire, on a quitté le festival avec
l’impression d'une mue qui ne se limite pas au changement de nom.
L’orientation fait la part belle aux musiques du monde agrémentées de
quelques têtes d’affiches pop-rock. Ce n'est pas propre à ce festival,
mais Marseille nous a donné tant de jazz par le passé qu'on souhaite en
retrouver davantage l'année prochaine.
Vitoria, Espagne Vitoria Jazz Festival, 14 au 18 Juillet 2015
Comme Getxo, Vitoria a abordé cette année la 39e édition de son Festival de Jazz. Ses points de repère (le palais omnisports de Mendizorroza, le Théâtre Principal et l’Hôtel Canciller Ayala) n’ont pas varié.
Le programme des concerts semblait plus solide et équilibré qu’en
certains des éditions antérieures, avec une distribution assez adéquate
de styles et de tendances. A l’Hôtel Canciller Ayalail y en avait
pour tous les goûts: si le quintet de Kenny Blue Boss Wayne a mis un bon
coup de blues et boogie-woogie, le trio d’Eric Reed a assuré la
présence du jazz et aussi les fondements solides pour les réputées jam
sessions du festival.
Jason
Marsalis (vibraphoniste à présent), et son Vibes Quartet ont inauguré
les séances au Théâtre Principal. Dans ce nouveau projet, The 21st
Century Trad Band, son regard se porte vers les illustres pionniers du
vibraphone; Milt Jackson, Lionel Hampton ou, même, Jacques Tati… Bien
que presque tous les morceaux soient des originaux, la musique ne l'a
pas toujours été. C’est une musique avec âme et cœur, mais sans vie
propre, même si son premier morceau a été «Offbeat personality»…
L’EIJO
(Orchestre des jeunes étudiants basques de musique) a modifié son
répertoire par rapport à Getxo, et comptait sur la présence du chevronné
Jim Snidero (s), pour une nouvelle édition de l'expérience Konexïoa
(Connexion) que caractérise depuis quelques années le programme du
Théâtre Principal.
Vincent Peirani (acc) a présenté son disque Living Being
avec un groupe au caractère clairement électrique où se détache le
saxophoniste Emile Parisien. Le ton de ce projet tourne plutôt autour de
la fusion et de la musique contemporaine ou ethnique que du jazz ce qui
ne diminue pas la qualité de ses interprètes.
Le Colombien Edmar
Castañeda a joué le premier concert d'harpe en solo dans l'histoire du
festival. Castañeda part du néant ou presque. Sa musique s'inspire du
joropo (une danse populaire de Colombie), et de la bulería, la samba et
le free jazz. Outre ses propres compositions, il a fini son concert en
interprétant «Spain» de Chick Corea.
Le dernier concert au
Théâtre Principal proposait James Brandon Lewis (s), l'un des ténors les
plus prometteurs du moment. Avec un son que rappelle bien souvent le
Coltrane des derniers temps ou le Rollins le plus free, Brandon Lewis se
promène sur les standards comme sur le traditionnel ou le free. C'était
dommage qu’il ne soit pas venu à Vitoria avec son groupe (Divine Travels).
À
l’Omnisports de Mendizorroza, Tina Brown & the Gospel Messengers
ont proposé un concert excessivement classique, du moins par rapport au
souvenir des Mavis Staples, Lucky Peterson, Lillian Bouté, The Piety
Street Band ou les Blind Boys of Alabama. Le schéma de chœur d’office
religieux, avec distribution de différents morceaux entre les
chanteuses, n'offre pas, en marge de la qualité de ses voix, de plus
grand attrait. Le seul moment où le concert est sorti du scénario
établi, a été celui de l'intervention d'Eric Reed, remplaçant pendant
quelques morceaux Frank Menzies (p).
José James (Yesterday, I Had the Blues) chante Billie Holiday, à l'occasion de son centenaire. Après «Good Morning Heartache», «Body and Soul», la nuit s'est refroidie avec «Come to My Door», une composition soft-soul de James. Mais, heureusement, la température a remontée avec 'Tenderly» et «Loverman».
Après ça, James a refondu une de ses compositions, «Park Bench People»
avec le classique parmi les classiques «God Bless the Child». Le bis du concert fut le grand moment de la nuit: José James, seul en scène, après avoir enregistré quelques samples, a chanté a capella une version poignante de «Strange Fruit»; le public a craqué! Probablement, le meilleur concert de cette année à Mendizorroza.
A
propos d’Hiromi et de son Trio Project, nous sommes obligés de vous
renvoyer aux chroniques du Jazzaldia 2013 et du Getxo Jazz Festival
2014. Ces trois années consécutives, la pianiste japonaise a joué , pour
chacun de trois grands Festivals de jazz du Pays Basque, et le seul
changement substantiel a été… ses vêtements!
Brad Mehldau
a offert un bon concert dans sa première partie, et beaucoup moins
intéressant dans la deuxième. Le bon: «Solid Jackson», «Strange Gift'», «Untitled», trois originaux; le moins bon: «Valsa Brasileira» (Edu Lobo et Chico Buarque), «Sette Waltz» (Mehldau), et «Si tu vois ma mère»
(Sidney Bechet). Dans la première, l'excentrique pianiste qui a
mobilisé toute la sécurité du Festival pour que personne ne fît de
photos, a semblé plus libre. La deuxième partie a été beaucoup plus
prévisible: le Brad Mehldau de toujours, avec ses manies, ses grimaces
et ses échappées où seul lui semble se retrouver. A ces côtés, les
habituels Larry Grenadier (b), et Jeff Ballard (dm) se sont acquittés de
la difficile tâche de suivre le pianiste.
Quand
ont été annoncés Chris Potter, Dave Holland, Lionel Loueke et Eric
Harland, la mémoire nous a renvoyés à un autre all stars fameux :
ScoLoHoFo (Scofield, Lovano, Holland et Foster). Potter (ts, ss) est en
pleine forme; Harland (dm) s’épanouit; Holland… c’est Holland! Mais
Loueke n'est pas Scofield. Le guitariste africain –excellent
musicien mais pas de jazz– demande un espace à part. Ses compagnons de
scène le lui ont octroyé avec magnanimité dans une musique où
l'improvisation commande. Un concert dans le concert; quelque chose
entre le psychédélique et l'ethnique pour un quartet déséquilibré. Les quatre doivent y réfléchir…
Anat Cohen (cl) a présenté son nouveau disque Luminosa
accompagnée par Gadi Lehavi (p), Reinier Elizarde (b), et Jeff Ballard
(dm). Anat Cohen a réuni dans un même concert Milton Nascimento
(«Lilla») et Pixinguinha («Um à Zero»), Edith Piaf («La Vie en rose») et Fats Waller («Jitterburg Waltz»), attestant de son large registre musical. De même, elle a joué un morceau («Minha») au concert du Niño Josele et Estrella Morente qui ont aussi présenté un disque qui fleure brésilien: Amar en paz.
Herbie
Hancock et Chick Corea, assis l’un en face de l'autre derrière leurs
respectifs piano et claviers, ont été chargés de fermer cette édition.
Ce qui a commencé comme une symphonie galactique, a continué avec un
retour sur leurs compositions les plus connues: «La Fiesta», «Watermelon Man», «Cantaloupe Island» et, à la fin –après quelques mesures du Concerto d'Aranjuez
qui ont servi à organiser un chœur improvisé avec les spectateurs–
«Spain», une évidence locale. On ne peut pas dire qu’ils aient apporté
du nouveau, mais leur complicité a captivé encore une fois le public
d'autant que Chick Corea a dédié ce concert à la mémoire de Paco de
Lucía.
Saint-Cannat, Bouches-du-Rhône Jazz à Beaupré, 10-11 juillet 2015
Au
sortir de Saint-Cannat sur la N7 chère à Trenet et une quinzaine de
kilomètres avant Aix-en-Provence, le parc du Château de Beaupré a une
nouvelle fois accueilli, les 10 et 11 juillet 2015, le Festival Jazz
à Beaupré de Chris Brégoli et Roger Mennillo. Jean Pelle, qui officiait
au micro, a insisté sur le rôle essentiel de ces militants qui
continuent à maintenir l’exigence jazz dans leur programmation. Jacky
Gérard, maire de la commune, y adhéra en soulignant leur rôle dans
l’animation de son village avec leur association Art-Expression tout au
long de l’année, et celui de leurs hôtes, la famille Double,
propriétaire du beau domaine vinicole.
Comme
chaque année depuis sa création, la manifestation fut centrée sur le
piano. Kenny Barron Trio et Volcan, le quartet du pianiste cubain
Gonzalo Rubalcaba, étaient les deux têtes d’affiches de cette 11e
édition. Les deux soirées furent également l’occasion de découvrir
d’autres formations locales et/ou moins connues: le quartet de la
harpiste Christine Lutz le 10, et le Trio Barolo le 11. Fait nouveau
depuis plusieurs années, le Mistral ne s’était pas invité aux
festivités. Et c’est dans des conditions idéales que les spectateurs
purent se laisser bercer par la musique.
Vendredi, Christine Lutz
ouvrit le bal. Accompagnée par Philippe Guignier (g), Olivier Lalauze
(b) et Thierry Lutz (dm), la harpiste présenta un programme puisant aux
sources du jazz manouche, des musiques populaires d’Europe centrale,
avec quelques incursions en des formes latino-américaines désignées
musique typique dans les années 1950. Elle commença avec «La Roulotte»
composée par le violoniste Leo Slab (1946). Elle poursuivit avec une
pièce originale du guitariste du groupe, Philippe Guignier, «Sur la
route», avant d’interpréter, sans vraiment convaincre (cette formation
n’en possède ni l’expression rythmiques ni le langage esthétique), ce
qui fut le seul thème authentiquement jazz de sa prestation, «Django»
(John Lewis – 1951). Elle explora ensuite une partie se rattachant aux
musiques populaires latino-américaines. Ce fut d’abord «Spain» (Chick
Corea – 1972) introduit par le thème du concerto d’Aranjuez, puis une
variation sur le choro du guitariste brésilien Americo Jacomino Canhoto
«Tico-Tico no Fubá» (1917), attribué pour la circonstance au guitariste
sous le titre de «Quelques fois». Commencé par un solo de batterie,
«Cherokee» (Ray Noble – 1938), trop en dedans, ne parvint jamais à
sortir de son exotisme originel. Le quartet termina son programme sur un
medley de trois pièces d’Europe centrale ou s’en inspirant:
«Anniversary Song», adaptation rythmée réalisée en 1946 par Al Johnson
et Saul Chaplin d’une mélodie, «Flots du Danube» (I. Ivanovici – 1880);
«Montagne Sainte-Geneviève», composée dans les années 1930 par Django
Reinhardt mais jamais enregistrée par le célèbre guitariste; la
«Czardas» de Monti (1904) clôtura ce pot-pourri. Moments simples,
accessibles, ce qui n’est en soi pas un défaut, d’autant que
l’interprétation relevait d’un grand professionnalisme. Entrée en
matière agréable mais ne déchainant pas la passion des jazz fans.
La
seconde partie changea sensiblement de registre. Entièrement constituée
de thèmes à la poétique incantatoire élaborée à partir de motifs
répétitifs articulés sur la rythmique, la musique du Kenny Barron Trio,
comprenant Kiyoshi Kitagawa (b) et Johnathan Blake (dm), ne relevait ni
du même univers ni de la même culture. Kenny est un habitué de l’endroit
et le chouchou de ce public de connaisseurs qui vient pour écouter sa
musique. Roger avait déjà convié le pianiste de Philadelphie dans le
cadre majestueux des carrières de Rognes le 21 juillet 2000. Il était
alors accompagné par le formidable Ray Drummond (b) et le barde des
tambours Ben Riley. Il revint ensuite dans la cour du château de Beaupré
le 17 juillet 2009, faisant, par la magie de son art, oublier à
l’assistance les affres d’une soirée aussi venteuse que glaciale.
Accompagné par Kiyoshi Kitagawa (b) déjà et Terreon Gully (dm), dans des
conditions tout aussi défavorables le 16 juillet 2011, Kenny reçut le
même accueil enthousiaste des spectateurs. C’était donc la quatrième
fois qu’était invité ce maître du piano. Fidèle à sa référence musicale,
il ouvrit son programme avec une composition de Thelonious Monk déjà
jouée en 2000, «Shuffle Boil» (1955), pris sur un tempo médium plus
soutenu que celui du compositeur, conférant à la pièce une forme de
poésie sauvage bien venue en cette soirée estivale un peu alanguie. Il
rompit ensuite avec une composition personnelle épurée, «Lullaby»
(1986), enchaînant sur deux autres pièces de la même période «Dreams» et
«Lunacy» (1988). Il rendit ensuite hommage à Stan Getz avec une
ballade, «Night for», avant d’enchainer sur une version très
intéressante de «Green Chimneys» (Thelonious Monk-1966), thème en forme
de riff1 (écrit en hommage à l’institution, qui accepta d’accueillir
Barbara, la fille de «Sphere» en 1966) trop rarement joué; cette version
contenait une jubilation libératoire bien dans l’esprit de son auteur.
Le trio accueillit alors un jeune saxophoniste local, Alex Terrier (as),
pour improviser sur une composition de Gary Bartz, «Uncle Bubba»
(1983). Le trio termina son programme avec une version pleine
d’allégresse de «Calypso» (Kenny Barron – 1981) dans laquelle le
brillantissime Johnathan Blake fit admirer sa technique d’instrumentiste
et son talent de fin musicien. Soirée superbe de trois formidables
artistes de jazz pour lesquels le swing fait sens avec/dans leur
musique. L’assistance applaudit à tout rompre et Kenny Barron revint
pour donner en bis une interprétation ancrée dans la tradition et
pourtant toujours nouvelle d’une composition ancienne d’Ellis Reynolds,
Doc Daugherty et Al J. Neiburg, «I'm Confessin' That I Love You» (1930);
ce moment de fraicheur ne fut pas sans évoquer ceux des solos que
jouait Sphere en fin de concerts et ceux brillants du cousin Ray Bryant.
Kenny eut du mal à quitter l’endroit.
Le lendemain
samedi, le ton général de la soirée fut totalement différent. Toujours
aussi estivale, elle fut consacrée à d’autres formes d’expression
musicale que le jazz. Le concert débuta avec un trio que Jean Pelle
qualifia, avec justesse, de «fellinien». Nous étions en pays de
connaissance: le Trio Barolo porte le nom d’un vin italien piémontais
connu –vin des rois, dit-on– dont le cépage, nous apprit le bassiste,
était le nebbiolo. Constituée de l’accordéoniste français Rémy Polakis,
du tromboniste italien né au Luxembourg Francesco Catellani et du
contrebassiste français Philippe Euvrard, cette formation interpréta des
compositions originales [«Carossello» (Francesco Castellani), «Tirana»
(Philippe Euvrard)], mais également des œuvres singulières comme «Beija
Flore» et surtout une transcription tout aussi surprenante que réussie
de «Una furtiva lagrima» (1832), de G. Donizetti. Car, outre d’être
trois formidables solistes, ce groupe compte un grand ténor en la
personne de Polakis qui saisit d’émotion l’assistance qui y répondit par
un tonnerre d’applaudissements mérités après la remarquable
interprétation du grand air extrait de L’Elixir d’amour. En bis, la
formation joua «Maghreb» (Francesco Castellani). Ce fut un superbe
concert de belle musique pleine de surprises; mais peu en rapport avec
un festival annoncé «de jazz».
Pour de sombres questions de
contrat, semble-t-il aux dires du MC Jean Pelle, le public dut attendre
presqu’une heure pour enfin ouïr la seconde partie de la soirée
consacrée au quartet du pianiste Gonzalo Rubalcaba, Volcan, composé de
Jose Armando Gola (b), d’Horacio El Negro Hernandez (dm) et Giovanni
Hidalgo (perc). Le répertoire était constitué de compositions
personnelles, dont le pianiste ne précisa pas les titres. Lors de sa
présentation, Jean Pelle précisa que le musicien avait pour références
Stravinski, l’Ecole de Vienne2 et Olivier Messiaen. Quelles références! Rubalcaba
se lança alors dans un discours sonore logorrhéique qui dura très,
trop, longtemps. En suivant précisément le travail de l’artisan sur son
clavier, il apparaissait qu’il «travaillait dans l’esbroufe»; il joua de
la musique compliquée, qui se voulait contemporaine (usant souvent de
l’atonalité et/ou de la bitonalité) mais qui ne respectait nullement les
règles du sérialisme dodécaphonique (comment serait-il possible
d’improviser ce qui demande, à un compositeur confirmé, plusieurs mois
de travail pour une pièce de quelques minutes?) sur des rythmes évoquant
parfois ceux de Cuba. Nous étions, thématiquement, harmoniquement et
rythmiquement très éloignés des musiques caraïbes au sens le plus large,
et pas davantage dans l’acception que Grieg, Bartok, Kodaly ou même
Janacek en avaient dans leur façon d’intégrer les traditions musicales
populaires dans leurs œuvres! Rubalcaba possède, à l’évidence, une belle
technique instrumentale. Néanmoins, elle ne saurait suffire à faire art
en l’absence de fond. Le paravent sonore transparent sur scène, les
formes sonores absconses du pianiste et de ses collègues apparurent
comme des postures et leur musique une imposture. Produit de synthèse de
world music et du standard mondialiste, c’est une production sans
racines culturelles, sans ancrage civilisationnel, sans passé: une forme
sans âme! Il est même permis de s’interroger sur la cohérence des
références musicales prêtées à Rubalcaba par le MC lorsqu’on sait en
quelle estime Adorno3, Schönberg, Berg ou Messiaen
tenaient le jazz! L’Ecole de Vienne est d’une esthétique germanique
fondée sur l’abstraction et la musique de Messiaen, compositeur à la foi
catholique, est un «désir de cessation du temps et l’aspiration à
l’éternité» comme l’explique, avec pertinence sur 200 pages d’analyses
de partitions, B. Boranian4. Deux formes
d’esthétique, étrangères à la sensualité organique des musiques
Caraïbes. En tout état de cause, si quelque hurluberlu avait le front de
chanter ce genre de musique sur un chantier (en aurait-il seulement la
capacité de la reproduire?), je suis convaincu que, même à Cuba, les
collègues parviendraient à obtenir l’autorisation d’organiser un
syndicat pour le faire taire! Le MC s’avança donc beaucoup en parlant à
son propos de «latin jazz». Car de «latin», il n’y en eut pas ou si peu;
on le perdit même (c’est à la mode de nos jours!). Quant au jazz moins
encore! La musique qui swingue aux racines latines récessives certes
mais réelles, c’est le jazz de toute la tradition de La
Nouvelle-Orléans! Le latin jazz n’existe pas; c’est une invention de
marchand et de programmateur. A l’écoute de sa prestation samedi 11
juillet 2015, il est permis d’affirmer que Rubalcaba n’est ni pianiste
de jazz ni musicien de tradition latine. C’est un des nombreux nouveaux
acteurs de la world music apparus avec la mondialisation dans les années
des années 1970-1980 en même temps que la fusion. Correspondant à l’air
du temps et à la mode, il fait chaque année partie des écuries
régulièrement programmées dans les festivals dits, abusivement, «de
jazz». Se pose alors le bilan et la nature même de la XIe
édition de Jazz à Beaupré 2015. Jusqu’à 2014, «l’exigence jazz dans la
programmation» de la manifestation était avérée. Et ce caractère rare en
faisait même une exception pour cela recherchée et appréciée des
aficionados en Provence. Il ne faudrait pas que Jazz à Beaupré devienne
un de plus de ces nombreux festivals d’été comme il y en a de plus en
plus en France. Sur quatre concerts en 2015, il n’y en eut qu’un seul,
fantastique du reste, susceptible d’être labellisé «jazz». Une
hirondelle ne fait pas le printemps. Il ne faudrait pas que les
martinets emplissent le ciel d’été 2016.
Félix W. Sportis texte et photos
Notes 1. Dont Eric Reed, invité à Beaupré en 2013, donna une belle mais différente version dans son album The Baddest Monk, Savant Records 2118, 2012, Jazz Hot n° 661. 2. En réalité Seconde Ecole de Vienne qui comprend Arnold Schönberg,
Alban Berg et Anton Webern, en référence à la Première Ecole de Vienne
qui était composée de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert. 3. Théoricien de l’esthétique de l’Ecole de Vienne, dans Perennial Fashion-Jazz: «Considered
as a whole, the perennial sameness of jazz consists not in a basic
organization of the material within which the imagination can roam
freely and without inhabitation, as within an articulate language, but
rather in the utilization of certain well-defined tricks, formulas, and
clichés to the exclusion of everything else», écrit-il p 123 in Prisms, Studies in Contemporary German Social Thought, MIT Press Edition 1983, 274 p. – «[The
consumers of popular music] have key points in common with the man who
must kill time because he has nothing else on which to vent his
aggression, and with the casual laborer. To make oneself a jazz expert
or hang over the radio all day, one must have much free time and little
freedom», écrivait-il déjà en 1938 in On the Fetish-Character, Esthetic Theory and Cultural Criticism.
Quant à Alban Berg, dont l’épouse disait qu’il écoutait volontiers du
jazz, outre le fait que, comme Schönberg ou Adorno, il confondait jazz
et musique de Tin Pan Alley, il considérait cette musique, au regard de
ses lieux d’expression, comme un art pervers: cf. p 169, Etienne
Barilier, Alban Berg Essai d'interprétation, L’âge d’Homme, 1978/1992 Lausanne (Suisse), 260 p. 4. Benjamin Boranian, Désir de la cessation du temps et aspiration à l’éternité chez Olivier Messiaen 1908-1992, Thèse de doctorat, Université Toulouse II Le Mirail, 2006, 200 p.
Du 1er au 5 juillet, la 39e
édition du Festival International de Jazz de Getxo a offert quinze
concerts, dont le groupe qui a gagné le prix du Concours (et
l’enregistrement de ses morceaux), et quatre jam sessions. Un programme
qui a connu une large et remarquable audience publique.
Sur la scène principale, à la Place Bihotz Alai, le trompettiste Avishai Cohen (Triveni) a ouvert la scène des talents consacrées. Avec Yoni Zelnik (b) et Nasheet Waits(dm), Cohen a présenté son dernier album, Dark Nights, proposant au public une «exploration des possibilités de la musique». Avec un ton assagi et enveloppant, il a abordé les différents morceaux («Dark Nights», «Darker Nights», «You In All Directions»,«Betray», «Goodbye Pork Pie Hat»…) jusqu’à finir avec un hommage à Ornette Coleman («One Man’s Idea»), et le bis «October the 25th».
Ce n'était pas un programme de jazz «facile», mais la réaction du
public a été très bonne et réceptive. Comme souvent, les jours
précédents, divers médias ontconfondu Avishai Cohen, le trompettiste,
avec Avishai Cohen , le contrebassiste, donnant une idée du manque de
professionnalisme des médias généralistes.
Le groupe de fusion
Nettwork était formé de Charnett Moffett (b), qui ne s’est servi que de
basses électriques pour l’occasion, Stanley Jordan (g), le Belge Casimir
Liberski (p) et Jeff Tain Watts (dm). Nettwork, c'est une séance de
fusion électrique, d'une intensité croissante, avec trois parties: la
première, un jazz mélodique ethnique; la deuxième, rock, avec un solo
puissant du batteur; et la troisième, progressive, avec une paire de
séquences rythmiques répétées en spirale. Charnett Moffett était le
leader, usant et en abusant du slap. Il s’est servi d'une basse
électrique, simulant le son d'un sitar. De son coté, Stanley Jordan a
utilisé moins que d'autres fois son fameux taping, en le substituant par
son clavier électronique. On n'a pas senti clairement où toute cette
musique voulait aller et si Moffett et Jordan allaient dans la même
direction. Le dernier morceau, une sorte de louange à l'amour («For
Those Who Know») n'a fait que renforcer la confusion provoquée par tant
de détours et de décibels.
Joe
Lovano est venu en quartet accompagné par Lawrence Fields (p), Linda Oh
(b), et Joey Baron(dm). En définitive, la section rythmique du projet Sound Prints,
sans Dave Douglas. Lovano a fait preuve de la qualité jazzistique
habituelle et l’entente collective était au diapason. A Getxo, il a
revisité l'univers bebop, postbop et hardbop par le biais des morceaux
tels que «Our Daily Bread», «Birds Eye View», «Weather Man» et «Sleep Talking»,
le moment free de la nuit, dédié à Ornette Coleman, récemment décédé.
En définitive, tout un concert de jazz impeccablement joué qui a fini
avec un morceau plein de swing: «Full Moon».
Stanley Clarke et son UP
World Tour ont atterris à Getxo pour un concert basé fondamentalement
sur la fusion, la révision de vieux thèmes de Return to Forever (Beyond the Seven Galaxy) et la recréation de sa facette la plus rockeuse (School Days).
Sa capacité de communiquer avec le public et sa maîtrise aussi de la
contrebasse et de la basse électrique sont indéniables. Ses parades de
slap et ses jeux de percussion avec la contrebasse ont obtenu des
applaudissements sans nombre, ainsi que ses duos avec Beka Gochiashvili
(p), Mike Mitchell (dm) et Cameron Graves (clav). Les faiblesses
résidaient dans la faible interaction avec le jeune pianiste géorgien et
la perspective fusion-groove de toute la performance quelque peu
complaisante.
Madeleine Peyroux a fermé la grande scène en trio
acoustique (Barak Mori, b; Guilherme Monteiro, g). Sans aucune doute, le
concert le plus étranger au jazz. A l'exception de deux thèmes swing
(«Getting Some Fun Out of Life» et «Don’t Wait too Long»), le reste a
été un long récital d’American Music(Leonard Cohen), une bossa de Jobim et «La Javanaise» de Gainsbourg. Son répertoire s'éloigne de plus en plus du jazz et sa voix semble s’éteindre.
Le
Concours de Groupes a consacré la différence de goût entre public et
jury. Le prix du public a été pour le Trio français EYM et la récompense
au meilleur soliste pour son pianiste, Elie Dufour. En revanche, le
jury a octroyé le premier prix au Quintet polonais de Maciek Wojcieszuk,
et désigné comme meilleur soliste Maxime Berton, le saxophoniste du
Grzegorz Wlodarczyk Quintet.
Sur l'autre scène du festival, celle
du «Troisième Millénaire», on a remarqué Víctor De Diego (ts) et l’
EIJO (Orchestre de jeunes étudiants basques de musique), qui ont étrenné
un morceau («Ballade pour Cifu») dédié au critique musical Juan Claudio
Cifuentes (Cifu), récemment décédé.
Les Jam Sessions du
Festival ont été dynamisées par le groupe Three One, dont il faut
remarquer la jeune et prometteuse pianiste navarraise, Konxi Lorente.
Pour l'exposition photographique annuelle, notons une mention spéciale
pour Antonio Porcar Cano, distingué dans le passé (2014) par le prix à
la meilleure photographie, octroyé par l'Association des Journalistes
Nord-américains de jazz.
Au tournant du 25e
anniversaire, les organisateurs d’Udin&Jazz ont affronté les
difficultés financières, désormais inévitables, réussissant à organiser
un programme varié sur l’étendue de cinq semaines (du 24 juin au 31
juillet comprenant parmi d’autres Kurt Rosenwinkel, Ron Carter
Foursight, Caetano Veloso & Gilberto Gil, le projet Sheik Yer Zappa
de Stefano Bollani et le piano solo de Chick Corea. «Argento Vivo» était
le titre approprié choisi pour cette édition, comme pour souligner la
vitalité d’une initiative qui, plus encore que par les années passées, a
eu le mérite de mettre en évidence la prolifique scène musicale
frioulane, comme les concerts qui se sont tenus près de la Corte
Morpurgo en ont amplement témoigné.
Même
s’il ne renonce pas aux traces écrites, le trio du flûtiste Massimo De
Mattia pratique une improvisation très ouverte, privilégiant un rapport
très physique avec les instruments. Le souffle, la voix et la frappe sur
les clés des flûtes (outre la traversière, la flûte basse et la
piccolo) produisent des timbres complexes et des séquences articulées
rythmiquement. Sur les cordes de la contrebasse, Alessandra Turchet
applique un toucher dépouillé, parfois percussif. Luca Grizzo œuvre en
symbiose avec ses collègues par l’entremise de l’unité entre les
vocalises, la geste, le corps utilisé comme caisse de résonance, les
tambourins et les objets divers. Les flûtes et la basse constituent le
versant le plus délicieusement jazz, tandis que les percussions et les
voix fournissent l’opposition ethnique et contemporaine, rappelant à
grands traits les expérimentations de David Moss, Phil Minton et Theo
Bleckmann.
Par
la voix récitante de Aida Talliente et des passages d’œuvres de T.S.
Eliot, Pier Paolo Pasolini, José Saramago, Allen Ginsberg, Alda Merini,
Mariangela Gualtieri et Wysława Szymborska, le quartet Barabba’s a
construit en deux suites une implantation dramaturgique dans laquelle
s’intègrent la narration et la musique. Il en résulte des atmosphères et
des sonorités typiques des franges les plus avancées du jazz rock,
surtout par l’utilisation du Fender Rhodes, traité par Giorgio Pacorig
–avec l’aide de diverses distorsions– comme un instrument en soi.
Agressive mais jamais attendue, la rythmique -Romano Todesco (eb) et
Alessandro Mansutti (dm)– édifie la structure des différents fragments
qui composent les suites. Le contralto de Clarissa Durizzotto se
distingue par un son lancinant et un phrasé anguleux, mais malgré tout
non dépourvu de nuances. Le langage est empreint d’un sens du blues
latent mais consanguin, de couleurs assumées à la Zorn (mais sans excès
schizophrénique), et dans les passages les plus intenses rappelle le
regretté et sous-estimé Thomas Chapin.
Avec une autre
nouvelle formation, déjà référencée chez ArteSuono, Malkuth s’appuie sur
une conception avancée, par certains aspects mingusiens, par les
changements de tempo, de mètre et d’atmosphère, qui tire sans autre idée
vers les avant-gardes de Chicago tenant tête au circuit AACM. Les cinq
jeunes musiciens font preuve d’une surprenante maturité de langage.
Mirko Cisillino (tp) s’aventure sur des parcours casse-cou qui évoquent
Woody Shaw, Charles Tolliver, Don Cherry et Bill Dixon. Filippo Vignato
(tb) d’un débit agile, enrichit des couleurs tirées des sourdines.
Filippo Orefice (ts) possède un phrasé riche en nuances dynamiques.
Mattia Magatelli (b) anime la section rythmique avec des lignes
prégnantes et une approche dialectique. Alessandro Mansutti (dm)
soutient le travail des collègues avec des figures essentielles et
chatoyantes.
Aiar
di Tuessin 2.0, avec lequel Giancarlo Velliscig a traduit en musique et
chant dix poésies en langue friouline, sous le titre Dîs musichis par dîs poetis
(dix musiques pour dix poètes), a confirmé l’enracinement du festival
udinese dans le territoire. Développement d’une première version de
1986, le projet met au centre les voix de Velliscig et d’Alessandra
Kersevan, déjà membre du Canzoniere di Aiello. Grâce aux arrangements de
Claudio Cojaniz (p), les belles mélodies de saveur populaire et la
musicalité intrinsèque du Frioul constituent un véhicule pour des
tissages modaux, traces rythmiques chargées du swing bâtit par Romano
Todesco (b) et U.T. Gandhi (dm) et des profondes évolutions du soprano
de Nevio Zaninotto. Ce dernier, au ténor, est aussi protagoniste d’un
Organ Trio avec Renato Chicco (Hammond) et Andy Watson (dm). Cette
formation donne un côté commémoration envers les fastes de Jimmy Smith,
Jack McDuff et Don Patterson, mais d’un autre côté le rôle central du
ténor (en quelque façon mémoire de Dexter Gordon) pousse vers les autres
territoires glorieux de la tradition. Les résultats les plus efficaces
s’atteignent quand Chicco exploite la variété des registres et là où
émergent des trouvailles de filiations latines et funk.
D’autres
événements étaient accueillis piazzale del Castello, avec des résultats
variés quant à la qualité. La longue soirée dédiée au blues a vu comme
protagonistes, outre le trio de Jimi Barbiani (g) collant trop
passivement à certaines tournures du rock-blues, le band du guitariste
Carl Verheyen, soliste flamboyant et éclectique, soutenu par une
excellente rythmique.
Le concert du Trio Project de
Hiromi, avec Anthony Jackson et Simon Phillips, a eu une participation
massive du public et une large approbation. Il faut cependant relever
que cette formation est désormais devenue une gymnastique virtuose comme
fin en soi, support d’un show conçu dans les moindres détails.
L’impressionnante capacité technique de la pianiste et de ses compagnons
ne suffit pas à anoblir une musique sans respiration, souvent dans les
effets, construite sur de méticuleux canevas rythmiques mais truffés de
clichés. Une proposition enjôleuse, qui mène trop souvent à un consensus
facile. Les références à la poétique de Chick Corea abondent avec des
divisions métriques d’une précision infaillible et des répétitions qui
ne laissent aucune place à des pauses et à des dynamiques. Dans le style
de la pianiste émergent évidemment des restes de l’approche d’Oscar
Peterson, spécialement dans quelques redondances du phrasé, et à celui
de Red Garland par l’usage des block-chords, en accords des deux mains.
La prépondérance sonore de la batterie de Phillips, dans le sillage de
Billy Cobham et Dave Weckl, éclipse le patient travail de couture de
Jackson, couvrant le son pâteux et enveloppant de sa guitare-basse à six
cordes. Il ne reste qu’à espérer que le talent de Hiromi ne se perde
pas dans des opérations de ce genre.
C’est
une tout autre musique et d’une tout autre épaisseur avec le duo de
piano monté par Enrico Pieranunzi en compagnie d’un maître et profond
connaisseur du XXe siècle, Bruno Canino, avec
l’intention précise d’explorer le Gershwin des années 1920 et son
époque. La transcription pour deux pianos soignée par Pieranunzi
(également auteur de savoureuses variations sur «I Got Rhythm») ont le
mérite non seulement de mettre en valeur le compositeur raffiné d’Un Américain à Paris, mais aussi l’excellent pianiste qu’était Gershwin, qui s’est formé très jeune à travers la pratique de song plugger,
c’est à dire démonstrateur pour les maisons d’éditions musicales de Tin
Pan Alley, influencé par Debussy, mais aussi par le ragtime et le
novelty, comme le confirme «Rialto Ripples» (1919). Gershwin –en tant
que compositeur balançant entre le populaire et l’académique– a emprunté
pas mal d’éléments au jazz et à d’autres expressions de la matrice
afro-américaine, tout comme l'ont fait certains auteurs européens, de manière et avec des procédés différents. Pieranunzi et Canino l’ont certifié avec une délicieuse exécution de Brasileira, le 3e mouvement de Scaramouche
de Darius Milhaud, morceau à la nette empreinte brésilienne, absorbée
par Milhaud pendant son expérience au Brésil et grâce aux contacts avec
Villa Lobos.
Il est donc louable qu’un festival de jazz
ait consacré aussi de la place aux origines de cette musique et à son
interaction avec d’autres formes contemporaines. Tous comptes faits,
Udin&Jazz a fêté dignement ses noces d’argent.
Vienne, Isère Jazz à Vienne, 26 juin au 11 juillet 2015
Jazz
à Vienne a bénéficié cette année d’un temps exceptionnel, et on sait
que le climat est l’une des conditions de la réussite de ce qui est
devenu le grand événement sur le plan de l’animation socio-culturelle de
la ville et de la région de cette première partie de l’été.
Contrepartie, qui n’a rien d’inhabituelle car c’est le lot de la plupart
des grands festivals de jazz historiques, d’Antibes/Juan-les-Pins à
Marciac, San Sebastian, la dimension événementielle a pris le pas sur la
programmation artistique, et s’il reste du jazz à Vienne, c’est
éparpillé un peu au hasard et sans vraiment aucune volonté pédagogique
pour les jeunes générations et sans souci de l’amateur de jazz
(dispersion des quelques concerts de jazz) qui tourne maintenant le dos à
ces manifestations quand il n’habite pas la région elles ne tiennent
compte ni de son existence, ni de son budget. Parallèlement,
l’organisation maintenant rodée est d’un professionnalisme sans faille
apparente, encore sympathique mais tatillonne à l’excès et sans mémoire
de ce que fut Vienne, comme déshumanisée par une trop grande expérience
ou plutôt par un passage de l’esprit jazz à l’esprit organisation
événementielle de masse, esprit rock, celui de la génération ? S’il est
vrai que Vienne a toujours réuni des foules en raison de son cadre
antique (7000 personnes), par expérience personnelle, il nous semble que
l’atmosphère backstage, on stage et dans les travées a connu des
moments plus forts, dans l’esprit jazz, et plus conviviaux. Cette
impression personnelle a été confortée par celles d’autres, et par les
absences également. L’ultraréglementation du travail des photographes, à
Vienne comme partout, est à cet égard devenue un problème. C’est un
choix car le jazz et la photo témoignent d’une longue intimité
aujourd’hui niée. Compte rendu à quatre mains, celles de Pascal Kober,
photographe également, et fidèle voisin du festival depuis l'origine (Take 1), et celles de votre serviteur (take 2).
Take 1. En
juillet dernier, deux quotidiens helvétiques, et non des moindres (Le
Temps et La Tribune de Genève), ont évoqué les festivals de l’été sous
un angle plutôt inhabituel. Le premier allant même jusqu’à afficher à la
une un éditorial saignant d’Arnaud Robert intitulé « Dans les
festivals, la photo de presse menacée ». En cause : les pratiques de
plus en plus fréquentes de managers d’artistes ou d’organisateurs de
concerts (notamment à Montreux) qui restreignent de façon drastique la
liberté d’informer des photojournalistes au point que im presum,
l’association professionnelle de journalistes de Suisse, a réagi par un
communiqué officiel qui « tire la sonnette d’alarme ». Et c’est ainsi
que ce jeudi 2 juillet à Jazz à Vienne, c’est uniquement pendant les
trois premiers thèmes et uniquement depuis la coursive située à
l’arrière du proscenium que l’on a pu photographier le concert de la
chanteuse américaine Melody Gardot. Ceux de nos lecteurs qui se sont
déjà rendus dans ce superbe cadre historique auront compris. Les autres
imagineront un théâtre antique pouvant recevoir, lors de son édification
il y a deux mille ans, jusqu’à treize mille spectateurs (sept mille
aujourd’hui) et dont ledit proscenium se trouve donc à une bonne
quinzaine de mètres des musiciens. Pas facile pour le portrait, non ? Fort
heureusement, il est encore des artistes qui ne laissent pas leur
entourage contrôler à ce point leur image en tournée. C’est le cas de la
chanteuse Cyrille Aimée, jeune pousse française vivant à New York, qui a
gentiment accepté la présence des photographes (comme au bon vieux
temps, diront les ancêtres…) lors de sa balance l’après-midi. Résultat ?
« Merci à toi ! Les images qui sont sur ton site sont superbes ! » Pour
la Gardot, en revanche, même les touristes venus simplement visiter le
théâtre antique ont été interdits de séjour…
Toujours passionnant
d’écouter avec quelle finesse et quelle exigence les musiciens soignent
leur sound-check. Quand ils ne vont pas jusqu’à répéter quelque nouvel
arrangement ou à peaufiner une mise en place rythmique jusqu’à la
perfection. Le soir-même, on mesure le fruit de ce travail. Cyrille
Aimée n’a hélas eu droit qu’à vingt-cinq minutes de concert en première
partie de Melody Gardot dans ce que Stéphane Kochoyan, patron du
festival, qualifie de « set découverte ». Pour le public, frustré, ce
sera pourtant suffisant pour qu’il la gratifie d’une standing ovation.
Il faut dire que la chanteuse a su bâtir un set qui, s’il est compact,
n’en dévoile pas moins tous ses talents. Et ils sont nombreux. Dans un
registre qui doit beaucoup au jazz manouche, en y apportant toutefois sa
propre touche, Cyrille Aimée déroule des reprises de thèmes peu joués
du répertoire jazz comme « It’s a Good Day » de Peggy Lee (titre de son
dernier album). Mais elle offre également, composées par elle-même ou
ses musiciens (le contrebassiste notamment), des mélodies fort joliment
troussées dont certaines pourraient bien devenir de futurs standards. En
témoigne la lente et si douce montée en puissance de son chorus scatté
sur sa « Nuit blanche » qui, ce soir-là, a tout emporté.
Après une
telle tranche de fraîcheur dans la canicule viennoise, pas facile pour
le pianiste arménien Tigran Hamasyan de proposer les orientalismes et
les métriques extrêmement complexes de son dernier opus, Mockroot, en
formule piano-basse-batterie. Changement radical d’univers musical.
Pourquoi pas ? Si l’on considère que la voix peut faire office de fil
conducteur. Mais celle de Tigran est tellement aux antipodes des deux
autres qu’à dire vrai, sa présence ressemble un tantinet à une
maladresse de programmation. D’autant qu’au fond, pas sûr que trois
changements de plateau au théâtre antique soient un bon choix pour Jazz à
Vienne. La formule avait été abandonnée au début des années 1990 avec
la préfiguration de l’actuel Club de minuit. Lequel club pâtit
aujourd’hui de ces soirées à rallonge puisque le spectateur qui voudrait
assister au concert gratuit est obligé de quitter Melody Gardot avant
la fin de ses rappels s’il veut trouver une place dans ledit club… Melody
Gardot, donc. Trois morceaux derrière le proscenium pour les
photographes, vous disais-je. Après ? Après, le photographe qui veut
aussi écouter le concert pour le chroniquer n’a plus qu’à tenter de
s’asseoir sur un « strapontin » de pierre tout au fond du fond du
théâtre antique s’il ne veut pas déranger un public serré-serré dans les
tous premiers rangs. Côté musique : concert magnifique. Jazz ? Non.
Soul ! Urbainement soul ! Et même férocement soulfulness. Dans
l’incantation plus que dans la mélodie. Je ne suis guère sensible au
disque tout récemment paru (Currency of Man) de Melody Gardot. Mais
là, il faut bien admettre que la scène transcende une galette
excessivement produite (au détriment de l’âme ?) et éclaire la sourde
noirceur de cette musique qui sue le macadam de Los Angeles. Les
musiciens sont pour beaucoup dans la qualité d’un accompagnement
toujours en juste retrait mais jamais anodin (Mitchell Long, notamment,
compagnon de longue date, ici, royal). Surtout, c’est la voix de Melody
Gardot qui achève de convaincre. Une telle maîtrise des timbres, une
telle maturité d’expression, une telle occupation de l’espace scénique
pour cette tout juste trentenaire, c’est tout simplement impressionnant !
Je fus de ceux qui découvrirent, il y a dix ans déjà, Some Lessons-The Bedroom Sessions, l’album qu’elle avait réalisé sur son lit
d’hôpital. Au fil des années, j’ai vu naître une diva. Qui doit donc
dorénavant prendre son envol artistique en restant d’abord elle-même. En
dépit des conseils de son entourage.
Le soir même, retour à Cyrille
Aimée dans un Club de minuit bondé et transformé en cocotte-minute.
Cette fois, la chanteuse prend le large. Chorus toujours aussi
orgasmique sur « Nuit Blanche » et belle place laissée à ses complices.
On retiendra notamment les (nombreux) sourires échangés entre les
musiciens tout au long du concert, le jeu de guitare très lyrique de
Michael Valeanu ainsi que la sûreté d’une rythmique d’origine
australienne (le contrebassiste Samuel Anning et le batteur Rajiv
Jayaweera) dont Cyrille Aimée va devoir se séparer puisque les deux
musiciens retournent chez eux à l’issue de leurs études à New York. La
cohésion de l’ensemble de la formation doit beaucoup à un répertoire
longuement rôdé aux scènes des clubs de jazz américains. Faut-il le
rappeler encore ? Oui, il faut le rappeler : Cyrille Aimée fut lauréate
du concours de jazz vocal du festival de Montreux en 2007, finaliste de
la Thelonious Monk international jazz competition en 2010 (elle
interprètera d’ailleurs un remarquable arrangement de « Well, You
Needn’t », un thème de Monk pas si facile à chanter) et a encore gagné
la Sarah Vaughan international jazz competition en 2012. Moyennant quoi,
avec encore pas moins de sept disques à son actif (!), son agenda de
concerts est déjà bien rempli puisqu’il s’étale jusqu’en… juin 2016 !
Cet été, pourtant, parmi plusieurs dizaines de dates, à peine quatre se
déroulaient en Europe dont… une seule en France ! Nul n’est prophète,
etc. D’ailleurs, sur Wikipedia, seule la version anglaise de
l’encyclopédie en ligne consacre une fiche à Cyrille Aimée qui a
pourtant grandi à Samois-sur-Seine, le village de Django Reinhardt…
Bref, très bon choix de programmation, monsieur Kochoyan. L’an prochain
pour un vrai set (et pas de découverte) au théâtre antique ?
Une
semaine après cette soirée consacrée aux voix, retour à Vienne pour un
retour au jazz. Un jazz finalement souvent absent de cette édition. Mais
vous en connaissez beaucoup, vous, des festivals, où vous pouvez
écouter gratuitement le grand trompettiste Jon Faddis avec les p’tits
jeunes du Stanford Jazz Orchestra ? Moi pas. D’ailleurs, les grognons
qui regrettent une certaine jazzophobie des soirées au théâtre antique
(il est vrai qu’on a pu y voir… Pharrell Williams) feraient bien de se
retourner vers les autres concerts de Jazz à Vienne. Tous gratuits. Avec
de beaux concerts comme ceux de Clara Cahen, Laura Perrudin, le
Magnetic Orchestra d’Anne Sila, Bernard « Pretty » Purdie (qui a joué
avec Dizzy Gillespie), Rhoda Scott ou encore Colin Vallon, excellent
pianiste de la chanteuse helvético-albanaise Elina Duni.
Mon
rédacteur en chef préféré vous dira tout sur les magnifiques concerts
des Cookers avec Chico Freeman et des Messenger Legacy avec Benny
Golson. Le théâtre antique n’a évidemment pas fait le plein ce soir-là.
Impressionnant, quand même, de voir tant d’amateurs de jazz rassemblés
pour écouter des musiciens qui, tous ensemble, représentent un si vaste
pan de l’histoire de cette musique et ce, dans bien des formes
d’expression. Cette après-midi du jeudi 9 juillet, aucune difficulté
pour réaliser quelques petites photos de famille avec les musiciens
durant les balances des deux formations. On croisera même le pianiste
Donald Brown des Messenger Legacy et Benny Golson, leur invité, au
sound-check des Cookers. Comme au bon vieux temps, donc… Ce qu’il faut
retenir de tels instants de grâce, c’est que le jazz se porte toujours
mieux quand il sait cultiver l’amitié. Alors, avec les quotidiens
helvétiques, avec les associations de journalistes, jetons encore une
fois le pavé dans la mare : y’en a marre ! Et que l’on ne me dise pas
qu’il s’agit là d’une fronde corporatiste. Arnaud Robert concluait son
éditorial dans Le Temps par ce vibrant appel : « (…) médias et
photographes ont un intérêt commun à défendre : pouvoir rapporter
librement une histoire de la musique ». Et en effet, il s’agit bien de
ça. De notre mémoire. Et de rien d’autre. Il était temps que les
journaux d’information générale s’emparent de ce débat (l’hebdomadaire
Télérama s’y est également mis cet été sous la plume de Cécilia
Sanchez). D’autant que ledit débat est (hélas) déjà fort ancien. Dans
une exposition de 1998, Jazz(s), mes amours, mes voyages, je légendais
ainsi l’une de mes images : « Terri Lyne Carrington. Jazz à Vienne,
France, 1990. Un tout petit coin de parasol. La belle « batteuse » était
venue s’y relaxer après son sound check avec Stan Getz. Demain, de
telles photos seront-elles encore réalisables ? Ces scènes intimistes,
vécues en toute amitié avec les musiciens, sont en effet de plus en plus
difficiles à saisir en raison de la volonté hégémonique des tour
managers de contrôler l’image de leur artiste. Dans dix ans, que
restera-t-il de la mémoire photographique du jazz si de telles pratiques
devaient se développer ? » Dix-sept ans après, je vous le confirme,
la mémoire photographique du jazz est bel et bien en lambeaux… En 1996,
Jean-Paul Boutellier, alors patron de Jazz à Vienne, avait célébré les 15 ans du festival qu’il avait créé en publiant Jazz, la
photographie, un beau livre collectif, merveilleusement commenté par les
textes sensibles de l’ami Robert Latxague et illustré avec les images
de vingt-six photographes (dont de grands noms comme Birraux, Desprez,
Etheldrede, Gignoux, Le Querrec, Leloir, Rose et consorts). Amis du
jazz, feuilletez-le. Aujourd’hui encore. On le trouve à acheter
d’occasion et aussi dans ces beaux services publics que sont les
bibliothèques. Feuilletez-le et avec nous, jetez vous aussi votre pavé
dans la mare : sur plus de deux cents photos publiées dans cet ouvrage,
près des deux tiers ne seraient aujourd’hui tout simplement plus
réalisables. CQFD. Jazz, ta mémoire fout l’camp ! Cry me a River…
Pascal Kober texte et photos
Take 2. Les budgets d’accueil (3 jours d'hotels)
pour les revues spécialisées diminuant à l’aune de la densité du jazz,
j'avais focalisé ma présence sur les trois derniers jours quand Pascal
vint à ses frais (hotel compris) pour essayer de rendre compte le
plus largement possible d'un des événements les plus fréquentés
nationalement dans le secteur du jazz. A mon arrivée le 9 juillet,
les discussions et les souvenirs côté public et organisation (bénévoles)
concernaient essentiellement la venue de Sting la veille, le reste
d’une programmation où le jazz fit quelques apparitions (de qualité sans
doute) n’a pas semblé marquer beaucoup de monde.
Parlons
alors de la soirée du 9 juillet qui offrait un beau plateau avec le
groupe all stars des Cookers en ouverture –David Weiss (tp), Eddie
Henderson (tp), Billy Harper (ts), Donald Harrison (as), Georges Cables
(p), Cecil McBee (b), Billy Hart(dm)– qui avait invité Chico Freeman
(ts) pour l’occasion, Chico Freeman faisant avec son groupe un passage
plus tard au Théâtre de minuit. La musique tendue de Billy Harper n’a
rien perdu de sa véhémence, et les arrangements paroxystiques n’ont pas
déçu les amateurs du genre, dont nous sommes. On regrettera qu’elle ne
laisse pas assez de place aux grands musiciens retenus pour ce concert,
en particulier Donald Harrison, George Cables, dont le lyrisme à besoin
de plus de respiration, de sérénité, de place, de swing lascif. Le
passage de Chico Freeman fut symbolique et amical – les Cookers font
aussi partie du même monde que les Leaders et autres groupes all stars
où évolue Chico depuis 40 ans bientôt.
En
seconde partie, place était faite au projet «Messenger Legacy» – Bryan
Lynch (tp), Robin Eubanks (tb), Craig Handy (ts), John O’Neal (p),
Essiet Okon Essiet (b), Ralph Peterson (dm, dir) – avec en invité de
marque le grand témoin de cette histoire, Benny Golson (ts), dont le
grand âge n’empêche pas le plaisir de retrouver la scène, ces musiciens,
ses enfants, cette musique du père Art Blakey qu’il a contribué à
enrichir par ses compositions. Un concert de belle qualité, bien
équilibré, où Bryan Lynch fut exceptionnel, et où Robin Eubanks et Craig
Handy brillèrent avec modestie et talent, où John O’Neal, autre
monument plus confidentiel, nous gratifia d’un beau standard en solo
avec sa voix fluette et charmante de vieux Monsieur du jazz. Ralph
Peterson est un excellent animateur de groupe, bon batteur, qui
gagnerait parfois à l’économie, mais qui dirigea avec bonne humeur,
dynamisme et beaucoup de respect ce bel ensemble. Le public, connaisseur
pour ce jour, ravi, fredonna les «Blues March», «Moanin’» et «Along
Came Betty» de la grande époque, fit une belle ovation, très jazz, très
proche et très respectueuse. In the spirit.
La soirée se
termina au théâtre fermé (Club de minuit), avec le bon groupe de Chico
Freeman, pour une musique alternant, comme le personnage, tension et
sérénité, bonne humeur et exotisme parfois, avec un excellent leader
(ts, ss), un très bon Antonio Farao (p), un jeune bassiste autrichien de
qualité, Heiri Känzig, et un splendide Billy Hart (dm) qui prolongea sa
soirée entamée avec les Cookers avec son magnifique drive et sa palette
de nuances exceptionnelles. Une énergie et une résistance incroyable au
service d’un jeu d’une grande musicalité et d’une délicatesse
paradoxale. Une soirée à la hauteur des grands moments d’un grand festival de jazz.
Le
lendemain était dévolu au blues. Après une sympathique entrée en
matière avec le French Blues All Stars de Youssef Remadna (voc, harm) –
Anthony Stelmaszack (g, voc), Thibaut Chopin (voc, harm, b), Julien
Bruneteaud (p, org, voc), Stan Noubard-Pacha (g), Simon Shuffle-Boyer
(dm), qui posèrent les bases d’une bonne soirée, Greg Zlap nous assomma
avec son rock mode qu’il confond a tort avec l’esprit du blues pour un
public qui ne fait plus la différence. Le mélange des genres a eu raison
de la culture blues du public français. Une musique complaisante de
grande consommation et sans relief malgré les décibels. Heureusement,
Eric Bibb, en seconde partie de soirée, est venu rappeler toute la
puissance expressive et évocatrice de l’humanité du blues, qui n’a pas
besoin d’abrutir, pour saisir même un public sans discernement. C’est le
miracle de l’humanité et de l’art, cela passe parfois malgré les
conditions, et l’évocation de Leadbelly fut un monument de justesse du
grand guitariste et chanteur qui fit aussi quelques concessions grand
public dont il a l'habitude. Le bon Jean-Jacques Milteau ne
s’imposait pas dans ce contexte, mais en grand connaisseur du blues, il a
su laisser la plus grande place à Eric Bibb, donnant un contrepoint
parfois juste, avec enthousiasme et de bons commentaires à même
d’instruire le public, bravo ! Larry Crockett, à la batterie, apportait
quant à lui un soutien tout à fait appréciable à la prestation du
chanteur-guitariste et à la basse, Gilles Michel s’est régalé avec Eric
Bibb, on le comprend. La culture blues révèle avec trois notes des
abîmes.
La
dernière nuit à Vienne est traditionnellement un jour de fête, mais pas
celle de la musique en tout cas… Le jazz, le blues n’y trouvèrent comme
d’habitude pas leur compte ni leur écoute malgré la présence de
Jean-Pierre Bertrand Boogie System, heureux mais perdu dans cet océan
populaire de bruit, une grande kermesse de 20h à l’aube, très prisée des
amateurs de fête, incontournable sans doute sauf pour moi. Elle fait
les délices de la presse régionale et des élus n'en doutons pas et
probablement du trésorier, donc ne soyons pas grincheux. Du pain et des
jeux, c’est après tout une devise antique, plus à sa place dans des
arènes que dans un théâtre, fut-il antique, mais là encore, c’est une
question de culture. Pour le jazz en ce jour de clôture, il fallait
venir plus tôt dans les Jardins de Cybèle à midi (comme deux jours
avant, le soir), pour trouver le jeune big band scolaire du Stanford
Jazz Orchestra dirigé par Fred Berry (flh, dir) parcourant avec
fraîcheur le répertoire de Thad Jones (Thad Jones/Mel Lewis), sans
prétention, mais avec un invité d’honneur, l’immense Jon Faddis (tp),
une formation, un leader et un invité qui auraient mérité les honneurs
du Théâtre Antique si le Cesar de la programmation artistique l’avait
reconnu d’un «tu quoque mi fili!» qui s’impose quand on a la chance d’avoir un Jon Faddis dans les environs. Une faute de goût! Côté
bilan, le directeur a annoncé 208000 spectateurs. C’est en effet
beaucoup de monde. Vienne, c’est beaucoup plus que ça, des stages, des
concerts gratuits parfois intéressants et des animations de rue, plutôt
rock que jazz, mais qui nous ont permis de découvrir au détour d’une
rue un très beau guitariste gaucher de Lyon, Jean-Louis Almosnino,
amateur d’atmosphères brésiliennes, accompagné par un bon Stéphane
Rivero (b) et une chanteuse sincère, Isabelle Collignon. Un bon moment.
Le jazz, musique modeste, réserve toujours de bonnes surprises.
Ascona, Suisse JazzAscona, 25 juin au 4 juillet 2015
Je suis arrivé le 29 juin pour la 31e
édition pour ce qu’on espérait être un sommet de la programmation: dix
ans après la tragédie de Katrina, une fête de la vitalité retrouvée,
était donnée par Dee Dee Bridgewater avec le New Orleans Jazz Orchestra
du trompettiste Irvin Mayfield, 37 ans, qui a reçu l’Ascona Jazz Award
en récompense de sa méritante contribution à la renaissance culturelle
de sa ville natale. En dehors du chef Irvin Mayfield, on a retrouvé avec
plaisir dans la section de trompettes, Leon Brown et Ashlin Parker déjà
venus à Ascona au cours des deux années précédentes (cf. comptes rendus).
Le solide lead trompette est Barney Floyd! Leon Brown fut cochanteur
dans «Mardi Gras in New Orleans» et «Whoopin’ Blues». Les quatre
trompettes de section (Parker, Brown, Glenn Hall et Floyd) ont fait une
alternative démonstrative dans «St James Infirmary». Nous n’en dirons
pas plus à cause des conditions de travail inappropriées réservées à la
presse spécialisée… Les organisateurs qui tiennent à en assurer la
responsabilité, s’engagent à ne plus recommencer.
JazzAscona
est le seul festival hors des Etats-Unis officiellement soutenu par les
autorités de La Nouvelle-Orléans. Contrairement à d’autres entreprises
festivalières qui tendent à s’écarter de leur sujet pour des motifs,
croit-on, de «bonne gestion» budgétaire, Ascona fait l’inverse, en se
recentrant sur ce qui fut sa raison d’être première : la présentation
d’artistes de La Nouvelle Orléans, jamais invités partout ailleurs en
Europe et notamment en France. C’est bien là l’intérêt de venir sur ce
lieu magique (entrée gratuite du lundi au jeudi, payant -20 FS- le
week-end), même si la contribution française est aussi étoffée que de
qualité: • La Section Rythmique (c’est le nom du groupe, cf. leur
bon CD) avec David Blenkhorn (g), Sébastien Girardot (b) et Guillaume
Nouaux (dm). Ils ont accompagné divers artistes tel que le trompettiste
néo-orléanais John Michael Bradford (ci-dessous). • le Septet trio
plus un sont sept instruments et trois musiciens : Boss Quéraud (tp, cl,
as), Pierre Jean (p, voc) et Jean-Luc Guiraud (dm, voc), renforcés par
le bassiste Pierre-Luc Puig (b). Le 30 juin à Piazzetta : «A Sin to Tell
a Lie» (Pierre Jean, voc ; Boss, tp), « Long Long Ago » (J.-L. Guiraud,
voc ; Boss, cl), «Caldonia» (J.-L. Guiraud, voc ; Boss, as). Pour leur
dernier passage le 2 juillet, la Piazzetta n’était guère fréquentée
(canicule oblige). Le public absent a donc loupé un émouvant « Passport
to Paradise » en duo, Boss (cl) et Pierre Jean. • Nikki et Jules
bien connus, et passés l’an dernier à Marciac : Jules alias Julien
Brunetaud (p, voc) et Nikki alias Nicolle Rochelle (voc) avec
Jean-Baptiste Gaudray (g), Bruno Rousselet (b), Julie Saury (dm).
Nicolle Rochelle est très (trop) scénique. • The Primatics (Tribute
to Louis Prima) : ce groupe constitué en 2013, a déjà joué à Ascona l’an
dernier. Mais le personnel est partiellement renouvelé : David Costa
Coelho (voc), Julien Silvand (tp), Francis Guéro (tb), Julien Duchet
(ts), Fabien Saussaye (p), Stéphane Barral (b) et Simon Boyer (dm). Bon
remplissage de la Piazzetta, le 1er juillet, à partir de 16h pour cette musique hot (le
temps l’était aussi). Le chanteur fait son boulot d’imitateur de Prima,
la rythmique tourne bien avec Simon Shuffle, les thèmes sont conformes
au projet: «Night Train » pour le son râpeux de Duchet ; «Buona Sera»,
etc. Le tandem trombone-trompette fonctionne bien. Silvand est solide, à
défaut d’avoir une sonorité séduisante, ce qui n’est pas le propos ici
pas plus qu’il n’était celui de Louis Prima. Même impression d’un show
très rodé le 2 juillet au stage Pontile. Le 4, Michel Bonnet remplace
Silvand, ce qui ne change rien au son de l’orchestre. • Originaire de
Nantes, formé en 1998, Malted Milk est le septet d’Arnaud Fradin (g,
voc). Il tourne avec la plaisante chanteuse américaine Toni Green qu’il
nous a présentée ici (notamment le 3 juillet à Elvezia). Bonne soul music avec des riffs bien assurés par Pierre-Marie Humeau (tp, flh) et Vincent Aubert (tb).
Parmi
les autres groupes européens, nous avons remarqué Giorgio Cuscito (ts)
dont quelques tournures évoquent Bud Freeman, avec le quartet de Luca
Filastro (p, bon) (29/6), et retrouvé Vittorio Castelli, vétéran des
JazzAscona des années 1990 : style pas très nerveux au sax ténor («Sunny
Side») et à la clarinette boisée et fluide («Wolverine Blues»,
«Burgundy Street Blues»), la canicule est peut-être pour quelque chose
(1/7). Les Syncopators ont attiré quelques connaisseurs le 2 juillet à
l’Albergo Piazza. Tant mieux pour l’excellent styliste, Peter Gaudion
(tp). Le 3 juillet, les J.J. Jazzmen se sont produits à la Piazzetta.
Les points forts sont, dans les ballades, Jan Greifoner (b), avec son
plein et puissant, et Josef Pospisil (voc, tb) qui a une bonne maîtrise
de l’instrument dans la lignée Urbie Green. Jiri Masacek (cnt) surcharge
ses improvisations. Le soir-même, protégé de l’orage au stage Nostrana,
nous avons retrouvé la même formule orchestrale avec trompette et
trombone, sans sax: l’Oliviero Giovannoni Swing Quintet. Avec une frappe
moins sèche et un volume sonore moindre du leader, c’eut été le
meilleur ensemble européen de ce festival, dans le style mainstream,
surtout grâce à Danilo Moccia (virtuose genre Bill Watrous), mis en
vedette dans «Willow Weep For Me», et à la trompette Fabrizio Cattaneo
qui sait jouer avec finesse comme Alain Bouchet («If I Had You»), des
phrase à la Armstrong (coda de «Rosetta») et sous l’influence d’Harry
Edison («Centerpiece»). Cattaneo fut bien mis en valeur dans «Do You
Know What It Means». Le 4, le répertoire est le même, mais Cattaneo est
remplacé par Alfredo Ferrario (cl), disciple de Buddy DeFranco.
Côtés cuivres américains, l’affiche était alléchante: en dehors de l’équipe du NOJO (cf. ci-dessus),
et des vétérans Wendell Brunious avec Davell Crawford, Lucien Barbarin
avec Shannon Powell, James Andrews, frère de Troy (groupe Heart Attacks
pour les jams tardives au Torre), ce fut ici, et nulle part ailleurs en
Europe, l’occasion de découvrir d’autres cuivres néo-orléanais comme les
trompettes Kevin Louis (Shannon Powell), le jeune John Michael
Bradford, 18 ans, et Shamarr Allen, ainsi que le tubiste Matt Perrine
(Piazzetta, 29 juin, avec Chaz Leary, voc-whb, Alex McMurray, g-voc). Ce
dernier est tout à fait impressionnant. C’est pour Matt Perrine que
j’ai fait un saut le 3 juillet à l’Albergo Piazza. Le reste des
Mesmerizers (cf. infra) est sympathique sans plus. Quant à Matt,
il joue avec une mobilité surprenante sur cet instrument (solo dans «I
Can’t Give You Anything But Love»). Ses lignes de basse dans «Ponciana»
ne peuvent laisser indifférent les connaisseurs en cuivre… fort peu
nombreux semble-t-il vu le faible remplissage du public ce jour-là.
Pour
les trompettistes, commençons par les plus jeunes, Aurélien Barnes et
John Michael Bradford. En Aurélien Barnes, déjà venu à Ascona avec
Trumpet Black, décédé depuis, nous avons un débutant prometteur. Sa mère
est française, et Aurélien parle français. A la trompette, il parle
«new-orleans» au sein du New Breed Brass Band, groupe de jeunes, qui
joue un répertoire traditionnel («Wolverine Blues», etc.) sans chercher à
faire «vieux style» et des riffs sur rythme «funk ». Aurélien est
excellent en stop chorus, il a aussi beaucoup de résistance pour
quelqu’un qui joue en force dans un environnement sans autre nuance que forte.
Chez John Michael Bradford, originaire de Metairie, parti «se
perfectionner» (?) à Berklee, on retient d’abord une sonorité à la fois
virile et assez large. Le 29 juin au Torre, avec La Section Rythmique (cf. supra),
il a assumé un répertoire qui va de «New Orleans» (Hoagy Carmichael) à
«West End Blues» (genre marche) en passant par «Stardust» et «St. James
Infirmary» (tempo rapide et funky). Du bon travail. On constate qu’il
s’inscrit dans une nouvelle standardisation de l’approche de la
trompette (Jeremy Davenport, Irvin Mayfield, Leon Brown, etc.) Invité du
groupe Nikki & Jules, le 2 juillet, John Michael montre les mêmes
qualités: une sonorité pleine mais éclatante aussi. Il n’abuse pas des
aigus (ou en loupe) car son embouchement n’est pas à maturité (il a un
choix à faire: un gros son ou des aigus faciles). Ce qui est dans
l’ordre des choses, il manque de métier en comparaison du sax alto
Jessie Davis à ses côtés: John Michael joue trop, ce qui surcharge le
propos musical général. Néanmoins le blues de Jay McShann était bien
senti. Quant à Jessie Davis, toujours parkerien, il fut parfait ce
jour-là, même dans «Besame Mucho».
Le 3 juillet, John Michael
Bradford s’est joint pour quelques notes à Kevin Louis chez Shannon
Powell avant de rejoindre le podium suivant pour jouer en invité d’un
groupe danois, Jazz Five, qui joue le répertoire funk et soul
néo-orléanais. Après un «St. James Infirmary» bien construit, en
vedette, Bradford nous a prouvé un savoir-faire tout terrain en jouant
impeccablement, en lecture à vue (partition sur tablette), un morceau
funky truffé de riffs. Le 4 juillet, nous avons eu à la Piazzetta la
confirmation que c’est avec le groupe La Section Rythmique (dont
Guillaume Nouaux), qu’il donne le meilleur de lui-même («Stardust»,
etc). Donc un gros potentiel pour un avenir proche.
Shamarr
Allen qui est une inspiration pour Bradford, s’est produit (30 juin) en
compagnie de Steve Burke (ts) et du Hurrican Brass Band hollandais
(Patrick Hoesch, tp, Bart Brouwer, René Stallinga, tb) dans le
répertoire traditionnel («Li’l Liza Jane», «Lily of the Valley», «Baby
Face», etc.) Toutefois son instrument (pocket trumpet CarolBrass avec Dizzy Bell)
n’est pas adapté à cet exercice, manquant de la qualité de projection
de son des trompettes des années 1950. A l’inverse ce son «doux», «rond»
associé à un phrasé énergique devient un style adapté au contexte du
combo, comme le 2 juillet avec Debbie Davis (voc) & the Mesmerizers
qui bénéficient des exceptionnelles lignes de basse du tubiste Matt
Perrine (excellent aussi en solo, comme dans «Lullaby of Birdland»
-registre aigu-, «After You’ve Gone» –paraphrase–, cf. supra).
Shamarr Allen a été vedette (tp, voc) de «Sunny Side of the Street»
(accompagnement un peu mou) et «I’ve Found a New Baby». Bonnes
participations à «Kiss to Build a Dream On», «After You’ve Gone»
(tournures de phrases à la Wendell Brunious avec un son de cornet) et
surtout «Stardust ». Le 4, Shamarr Allen s’est joint à l’orchestre de
Davell Crawford, ce qui lui permit un fougueux solo dans « Shake, Rattle
& Roll ».
Irvin Mayfield était encore sur les lieux le
lendemain de son concert avec son NOJO. Il s’est joint à l’orchestre
réuni autour de Davell Crawford (p, voc). Il a joué aux côtés du
titulaire Wendell Brunious dans «Second Line», puis l’a remplacé pour
«Do You Know What It Means»… micro dans le pavillon car dans les nuances
délicates, ces trompettes avec un large perce (ici, une Monette) ne
passent pas la rampe. Puis, ce soir-là, 30 juin, un petit évènement: un
« Yesterday » en duo entre Davell Crawford et Irvin Mayfeld. Davell
aussi prenant au chant qu’un Ray Charles, a surtout été, en dialogue
avec la trompette, un pianiste qui nourrit bien le propos. Mais surtout,
là, Irvin Mayfield a été époustouflant, pas seulement de maîtrise de
l’instrument, mais pour l’expressivité, avec tout un passage où il
chante dans la trompette, puis une coda très «vocale» en utilisant les
pistons mi-course. Presque du niveau Earl Hines-Louis Armstrong, mais
historiquement ils sont redevables à ces deux pionniers qui ont ouvert
la voie.
Kevin Louis, de la même génération qu’Irvin Mayfield, a
joué avec le All Stars du superlatif Shannon Powell (dm) dans un
répertoire typiquement traditionnel, bien soutenu par Mitchell Player
(b) et l’intéressant Kyle Roussel ( p: bon solo, le 30/6, dans «Creole
Love Call» sur un jeu de baguettes de Shannon de premier ordre), menant
une front-line complétée par Lucien Barbarin (tb-voc : étonnante version
latine de «Yes Sir, That’s My Baby», le 30/6) et Christian Winther
(cl-ts, qui n’est pas sans évoquer Tom Fischer). Kevin, également bon
chanteur, est vedette dans «Rosetta» au Torre, le 30 juin, puis
régulièrement à chaque prestation de l’orchestre (utilisation du micro
sur la sourdine harmon sans tube, le 4/7). Il a un jeu très solide, mais
il sait aussi jouer avec délicatesse, sans forcer, dans la lignée d’un
Jack Willis (avec parfois plus de fantaisie dans le propos). Kevin Louis
forme un bon tandem avec Lucien Barbarin devenu un excellent showman
lorsqu’il est mis en vedette («Girl of My Dreams», 1/7 ; bon avec
plunger dans «Creole Love Call», le 4/7). Kevin Louis fait aussi
l’affaire avec le Hurricane Brass Band («Lord, Lord, Lord», 2/7 ; «Tin
Roof Blues», 4/7).
James Andrews, pionnier du renouveau des brass
bands, n’a pas la maîtrise instrumentale de son jeune frère Troy
Andrews. Comme lui, il joue en force, plein volume, sans nuance, comme
tous ceux qui pratiquent le funk. Il était entouré notamment de Andrew
Cahoon (ts), Thaddeus Richard (synth), June Yamagishi (g), Chris Severin
(b) et Raymond Weber (dm, voc) qui ne font pas dans la dentelle, mais
connaissent à fond cet idiome qui fait aussi partie de New Orleans.
Wendell
Brunious, issu d’une famille de trompettistes (père et frère aîné, John
Sr. et John Jr.), ayant commencé tôt, a donc tout connu la musique
néo-orléanaise, de George Lewis aux Clyde Kerr Sr. (participe à son
«Stardust» pour 6 trompettes) et Jr. («un bon trompettiste d’abord, et
aussi un professeur» a-t-il dit). Il est aujourd’hui le vétéran en
charge du passage du flambeau local. Avec sa trompette Conn
Connstellation (et embouchure type 3C), il est dans la vraie tradition
jazz du son « lumineux» («Bright»). Il se produisait cette année dans le
show «Tribute to Fats Domino» de Davell Crawford (p, voc, ocarina). Vu
dès le 30 juin, le répertoire se partage (pour chaque set) entre des
classiques de La Nouvelle Orléans, puis le répertoire de Fats Domino
(«I’m Walkin’», «Ain’t That a Shame», «Shake, Rattle and Roll»,
«Saturday Morning», «Blueberry Hill», etc) qui fait toujours effet sur
les gens de mon âge (qui constitue l’essentiel du public d’Ascona).
Wendell, attentif, plein de métier, est le ciment du groupe, car Davell
n’annonce pas les titres mais se lance en introduction dans une longue
variation en piano solo qui amène le thème (et la tonalité). Pas moins
de trois sax ténor dans la tradition Domino (Gregory Agid, également
clarinette pour le traditionnel, le jeune Stephen Gladney, et un
vétéran, Elliott Callier). Concernant la distinction du style, Wendell
Brunious fait mieux qu’un Dave Bartholomew, tout en étant ferme, solide
(il s’est toutefois payé le luxe d’imiter Bartholomew le temps d’un solo
rageur, main devant le pavillon, lors du 2e set du 1er
juillet complètement dévolu à Fats Domino). A noter son bon détaché des
notes dans «Bill Bailey». Le soir du 30 juin, l’équipe
Crawford-Brunious a accueilli Tricia Teedy Boutté avec Paul Longstregh
(un «Tin Roof Blues», occasion d’un duo vocal suggestif entre Teedy et
l’élégant Wendell), puis Shannon Powell dans un «My Dreamboat Comes
Home». Malgré la chaleur, Wendell Brunious a joué avec encore plus de
mordant le 1er juillet, dès le premier titre,
«Bill Bailey» (avec participation de Thaddeus Richard, p). Davell
Crawford ne prévoit manifestement pas son programme à l’avance (très
prenant «Strange Fruit», tout seul, avec petite influence de Ray
Charles) et a même inventé on the spot, un morceau, paroles et
musique, «All the Time» qui a d’abord laissé perplexe les musiciens,
dont Wendell, chef de pupitre. A l’oreille donc, Wendell et les trois
autres souffleurs (Gregory Agid, Stephen Gladney et le vétéran du Domino
Band, Elliott Stagman Callier) y sont allés d’un bon solo chacun.
Débuté en formule trompette et piano, ce «New Orleans» d’Hoagy
Carmichael permit à Wendell de jouer avec un léger vibrato expressif et
un phrasé à la Brownie (il est fou de la séance de Clifford Brown avec
cordes). Le 4 juillet, Wendell Brunious offre un joli «Careless Love»
avec la sourdine harmon avec tube (pour ne rien dire aussi de son exposé
sifflé de «Mardi Gras in New Orleans»). Le métier d’un Wendell Brunious
reste un bijou inestimable, ce dont les Kevin Louis, Shamarr Allen et
John Michael Bradford sont conscients.
Toujours néo-orléanais, il
nous faut citer deux pianistes : Kyle Roussel chez Shannon Powell,
souvent original dans son propos sans oublier le swing ; il a donné
d’excellentes versions de «On Green Dolphin’ Street». Paul Longstreth,
accompagnateur de Tricia Teedy Boutté. Le 3 juillet, vers midi, à la
Piazzetta aussi peu remplie qu’ensoleillée, son introduction d’ «After
You’ve Gone», allant de la citation du Concerto de Tchaikovsky au
stride, a confirmé son niveau artistique enviable.
En résumé, si
l’on désire découvrir des artistes de La Nouvelle-Orléans, qui plus est
des jazzmen, c’est à Ascona qu’il faut être! La ligne artistique que
l’on doit à Nicolas Gilliet tranche avec le conformisme excentré des
programmations françaises et mérite notre soutien.
La
cour est pleine! Je me souviens d’un temps que les moins de cinquante
ans… En ce temps-là, fébriles, nous attendions l’été avec grande
impatience. C’était le temps du(des) festival(s). Nous attendions
Coltrane, Cannonball, Bill Evans ou Stan Getz avec de nouveaux projets
dont les albums n’étaient pas encore parvenus jusqu’à nous. Aujourd’hui,
chaque mois nous amène l’un ou l’autre grand événement qu’on appelle
encore «festival de jazz». Il y en a plus que de mois dans l’année et ce
n’est pas qu’en été! Chaque région veut «son» festival, plus beau, plus
grand ou plus original. Pour ce faire, tous les moyens sont bons et,
comme il manque de plus en plus de moyens (sponsors, subventions), on
ratisse de plus en plus large avec des musiques alternatives, métissées
ou mal ficelées. Vouloir parcourir tous ces rendez-vous pour vous en
donner l’aperçu serait grandement utopique – un ami, jeune confrère,
vient d’en faire l’expérience à ses dépens, burn-out à la clé! Je vous préviens donc: je n’irai pas partout et vous ne saurez pas tout!
Jazz Jette June, 19 juin 2015
Dans notre dernière publication, Yves Sportis vous a touché un mot du 20e
Brussels Jazz Marathon. Il y a lieu de rappeler que bien avant que
cette promenade capitale voit le jour, Franz Bogaert avait institué la
formule sous l’appellation «Jazz Rallye». Cette idée a fait son chemin.
Dans la commune de Jette (au Nord de Bruxelles), vingt-six éditions ont
déjà eu lieu. L’ambition des organisateurs se limite à présenter des
formations belges, de tous styles. Cette année, en une soirée, vous
pouviez vous balader place Cardinal Mercier (podium) puis autour de
l’Hôtel de Ville, pour dix-sept concerts, dans dix-sept endroits:
quatorze cafés, une pâtisserie, un centre culturel et le Centre Public
d’Aide Sociale (CPAS). A cette occasion, on a pu écouter une proportion
non négligeable de «vrai jazz» (NDLR: appellation très large dans nos propos). Nous avons bien évidemment débuté la tournée par le café «Welkom» (en néerlandais: Bienvenue)
où officiait le soulman Laurent Dumont (ts, voc) joliment épaulé par
Sal La Rocca (b), Vincent Bruyninckx (kb) et Adrien Verderame (dm) (NDLR: oui-oui, le frère de l’autre).
Peu de surprises avec le répertoire de Laurent qui déroula ses
compositions («Papa Soul Talkin’», «Gonne Be a Godfather») mais encore:
«Cocaine Blues» et «Mary-Ann» de Ray Charles. Dans ce premier set, nous
avons apprécié le solo de Sal La Rocca sur une ballade, mais surtout et
grandement: tous les chorus de Vincent Bruyninckx (kb): riches,
inspirés. Le pied étant déjà pris, il suffisait de marcher pour
percevoir au «Gavilan», entre deux tartes (sans sens caché): le pianiste
Pierre Anckaert et le flûtiste Stefan Bracaval. La musique est
concertante, aérienne. Toutes les tables sont occupées; il ne faut pas
déranger; nous collons donc l’oreille, pendant un temps trop court,
entre les vantaux de verre de la pâtisserie. Après avoir traversé la
rue, nous sommes rentrés, sur le coin opposé, aux «Quatre Coins du
Monde»: un café clinquant, où, face au comptoir et ses jolies
demoiselles, René De Smaele (tp, voc) croise ses notes étranglées ou
libres avec un trio gypsy composé de Mario Cavaliere (g, solo),
Alexandre Cavaliere (vln) et Fred Guédon (g rythm). «On the Sunny Side
of the Street» à la nuit tombée, «Tears» et «Place De Brouckère»: un
régal pour les pieds! Des pieds qui nous entraînent plus loin,
devant «Le Central» où nous espérions revoir Gino Lattuca (tp). Pas de
Gino parmi les «Minstrel’s»! Nous poursuivons donc la route vers «Le
Rayon Vert». Dans cette très jolie salle voûtée, nous pouvons enfin nous
poser sans surprise mais pas sans chaises (hum!) pour écouter et voir
le duo d’accordéons chromatique et diatonique respectivement tenus et
joués par Tuur Florizoone et Didier Laloy. «Pas Encore», «Dorothée» …
les compères mêlent leurs idées et leur complémentarité au fil de
compositions originales qui mixent jazz, swing-musette, tango, et
haïdouks balkaniques. Un régal! De retour, after midnight, sur la place
Cardinal Mercier, le café «Op Den Hoek» (en néerlandais: Sur le Coin)
avait ouvert son coin au Louisiana Dixie Band: un groupe revivaliste et
wallon où l’on distingue plus spécialement Jean-Pierre Mouton (ss),
Gianni Giannone (tp, voc), Toch Cuevas (washboard) et Gaetan Di
Francesco (bj). «Royal Garden Blues» puis «Bye Bye Blackbird» et retour à
la maison… heureux et comblés!
Intermezzo, 5 juillet 2015
A
l’affiche des «Spring Sessions» et deux semaines en retard sur le
calendrier thermique, Jazztronaut conviait les printaniers tardifs à
redécouvrir à Bozar, après quarante années, le duo formé par Herbie
Hancock (p, kb) et Chick Corea (p, kb). L’eau du canal a coulé d’amont
en aval, quelques gardons sont morts, mais les claviéristes sont encore
bien vivants! L’instrumentation électronique a évolué - Herbie en sait
quelque chose, lui qui en tâte avec maestria depuis bien longtemps,
depuis «Watermelon Man» et «Rock It». Ouf (mais pas pour tous): ces deux
thèmes étaient absents du programme. Des deux virtuoses, il apparaît
qu’Hancock a voulu prendre le dessus; non seulement parce que son jeu
est plus percussif que celui de Corea, mais aussi parce qu’il maîtrise
mieux les nappes sonores synthétisées. Les trois premiers morceaux
consistaient en une démonstration pédante des talents de l’un et l’autre
avec des montées et des descentes chromatiques, des slaloms parallèles,
des binômes en chausse-trappes et autres modalités. Au jeu incisif et
syncopé d’Herbie, Chick répond par des envolées légères. Le quatrième
thème revisite et altère les standards de Broadway (Cole Porter) en un
duo de piano-naturel. Après quelques miaulements électroniques et de
beaux dialogues (quand même), vint les indispensables «Maiden Voyage» et
«Cantaloupe Island», le «Concerto d’Aranjuez» et «La Fiesta»: des airs
connus qui dérident un public qui, jusque-là, restait sur sa faim. Fin!
Gent Jazz Festival, 11-18 juillet 2015
38.000 visiteurs et cinq soirées sold out:
bilan record pour l’équipe de Bertrand Flamang. Traditionnellement, le
festival couvre deux week-ends prolongés avec des journées plus jazz que
d’autres. Il faut donc faire des choix. Nous nous étions arrêtés sur le
samedi 11 juillet, délaissant le show Gaga-Bennett du lendemain.
J’avais oublié que ce jour-là, le 11 juillet, nos voisins Flamands
célèbrent leur Fête Nationale en souvenir de la victoire des milices
régionales contre les troupes de Philippe Le Bel, en 1302 (Bataille des
Eperons d’Or)*. Dès lors, les
trains étaient surchargés; particulièrement le dernier: celui qui ramène
les estivants d’un jour d’Ostende vers Bruxelles avec arrêt à
Gand-St.Pierre à 23 h48. Sachant qu’il nous faudrait quitter le très
beau site de l’Abbaye De Bijloke pendant le concert de Charles Lloyd
nous avons quand même pris le rail en direction de la 14e
édition du Gent Jazz Festival. L’espace offert aux organisateurs par la
ville de Gand s’est élargi latéralement avec un jardin gustatif
entourant le second chapiteau: celui des alternatifs du grand show. La
grande scène jouit, quant à elle, d’un chapiteau démesuré, avec des
chaises numérotées et un encadrement crew bien drillé. Un peu trop sans
doute pour la plupart des photographes pro ou néo-professionnels, tenus
loin du frontstage; un peu trop aussi pour des festivaliers peu
enclins à presser le pas pour rejoindre à temps leurs sièges réservés
au-delà des dernières notes. Cette organisation nuit grandement à la
convivialité qu’on rencontre ailleurs, dans de plus petits espaces.
Charles Lloyd et ses musiciens en firent les frais, eux qui arrivèrent
sur scène devant un parterre clairsemé et des mouvements de foule peu
propices à la concentration. Ils firent d’ailleurs demi-tour pour
revenir quinze minutes plus tard. La densité du discours en fut altérée
pendant les soixante premières minutes avant que le ténor et son
pianiste – le magnifique Gerald Clayton – nous transportent au ciel par
des notes profondes, intenses, convaincantes; des cris de l’âme, des
structures cathédrales et des chorus orgasmiques si proches de nos
démons!
Avant eux, deux trios: celui de l’Indiano-new-yorkais
Vijav lyer (p): classique dans son organisation piano-basse-batterie et
l’autre: «Mukashi», plus improbable, de l’Africain du Sud Abdullah
Ibrahim (p). La musique du trio de Vijay lyer, lyrique, en retenue, est
dans la ligne esthétisante – planante parfois – du directeur d’ECM,
Manfred Eicher («Mistery Woman», «Break Stuff»). La mise en place est
impeccable, la facture des phrases est concertante, mais, dans un si
grand espace, on attend des choses qui balancent plus fort. Et ce
n’est pas avec le trio d’Abdullah Ibrahim qu’on prendra son pied! Loin
de son opus «African Suite», il nous a proposé une longue suite de songs
plus ou moins bien ordonnés, plus ou moins bien arrangés. Entre les
solos de piano, il a jeté en pâture (en pâtée!) quelques duos joués à
l’unisson et scrupuleusement écrits pour contrebasse et piccolo puis
flûte et violoncelle. Ah, j’oubliais: il a esquissé «Blue Monk»!
Ennuyeux, sans intérêt! La surprise est venue de la petite scène où
le quartet hollandais de Yuri Honing (ts) jouait en alternances (3 x 40
minutes). C’est la musique d’un groupe; un ensemble parfait, autant sur
des thèmes intimistes qu’avec des constructions hard bop vigoureuses
(Joost Baart aux drums). On apprécia plus spécialement les beaux thèmes
composés par Wolfert Brederode (p) et des duos piano-sax qui témoignent
d’une parfaite unité des idées et dans leur développement. Après
quelques bribes du sound check et quelques bonnes photos du trio de
Toine Thys (ts) nous avons pris le chemin du retour.
Passé
minuit, Toine Thys jouait les prolongations avec Arno Krijger (Hammond)
et Antoine Pierre (dm). Nous aurons l’occasion de mieux suivre
l’évolution de cet excellent trio lors de concerts et de festivals au
cours des prochains mois. Pendant ce temps-là, nous parvenions à nous
insérer difficilement dans le conglomérat des passagers de l’inter-city
Oostende-Brussel pour quarante-cinq minutes debout, pressurés, les
oreilles peu rassasiées.
Jean-Marie Hacquier photos: Pierre Hembise
*A propos de la Bataille des Eperons d’Or, il convient de lire ce qu’il en est dit sur le sitewww.unionbelge.be
Chicago, USA Chicago Blues Festival, 12 au 14 juin 2015
Pour sa 32e
édition, le Festival de Blues de Chicago a ouvert ses portes aux
amateurs de cette musique venus de tous les points de l'horizon pour
être là, communier, profiter des concerts (tous gratuits) et respirer
une atmosphère à nulle autre pareille puisqu'on est ici dans l'œil du
cyclone du blues… Le festival est organisé par la Ville de Chicago,
capitale du Mid-west pour laquelle le blues est de manière évidente
devenu un argument et un enjeu touristique, un des identifiants forts
qui définissent cette ville; il prend toute sa place dans les parcs
immenses et magnifiques qui bordent Michigan Avenue et s'étirent jusqu'à
la rive du lac Michigan. Nous sommes dans le quartier du Loop, un downtown
très chic dans lequel on peut débusquer, à quelques centaines de mètres
de Grant Park (lieu du festival) au croisement de Balbo Street et
Wabash Avenue, le club de blues de Buddy Guy, le Legends, une salle en
rez-de-chaussée de 700 m2 qui constitue en raison de sa proximité avec
le festival un «before», un «after» et le lieu de repli en cas de pluie…
Il va sans dire que lors de cette période de trois jours du 12 au14
juin, les amateurs de blues ont de quoi s'occuper à Chicago, d'autant
que de nombreux clubs de blues, situés dans d'autres quartiers de la
ville, sont également ouverts (le Kingston Mines, le Rosa's Lounge, le
Blue Chicago…)
Dans
l'enceinte du Festival, cinq scènes fonctionnent et proposent, pour
certaines dès midi, des concerts successifs d'une heure environ. La plus
grande scène démarre vers 17h; il s'agit du Pétrillo Music Shell, un
auditorium extérieur d'une capacité de 15000 places, adossé à une skyline
somptueuse constituée par quelques-uns des plus beaux buildings de
Chicago; ici les spectateurs sont assis sur des chaises, contrairement à
d'autres scènes devant lesquelles soit on reste debout (Pepsi Front
Porch, Jackson ms R&B stage...), soit on apporte son fauteuil
pliant, à moins qu'on ne s'allonge dans l'herbe pour passer un moment
dans la fraîcheur à l'ombre des arbres du parc (Budweiser crossroads
stage).
Le chiffre communément donné par les organisateurs pour
la fréquentation de ce festival est de 500 000 spectateurs sur trois
jours, et il est peut être exact! En tout cas il y a beaucoup de monde,
l'ambiance est décontractée et paisible, la propreté du site est
remarquable (pour l'œil d'un Européen, Marseillais de surcroît) elle est
assurée par de nombreux employés très consciencieux; la police est
discrète et je n'ai été témoin d'aucun incident pendant ces trois jours.
L'organisation est sécurisée à tous les niveaux, ainsi on doit pour
consommer boissons et sandwichs se procurer au préalable des tickets
dans un kiosque ad hoc, ce qui limite le nombre de caisses contenant de
l'argent liquide, et diminue ainsi les risques de vols.
Pour
la partie artistique, ce sont 70 formations qui interviennent sur les
trois jours, soit plus de 300 musiciens, ce qui confère à cette
manifestation –entièrement gratuite– son caractère exceptionnel mis en
avant par les organisateurs qui annoncent le plus grand festival de
blues gratuit au monde. Que l'on soit attaché aux anciens, à ceux qui
ont été des pionniers, hélas presque tous disparus, ou bien qui ont fait
leurs armes auprès de ceux-ci avant de tenter une carrière, ou bien
qu'on aime la découverte, les talents émergents dans la jeune
génération, le blues made in Chicago offre dans ce cadre
festivalier un panel attractif; parmi les anciens les plus connus, on
reconnait Buddy Guy (78 ans), Eddy Clearwater (80 ans) Bob Stroger (86
ans); on y voit également des musiciens plus jeunes, habitués des scènes
européennes (et asiatiques) : Shemekia Copeland, Chick Rodgers, Billy
Branch, John Primer, Mud Morganfield, Toronzo Cannon.. On découvre aussi
les talents émergents, comme Shawn Holt, fils de Magic Slim, qui se
produit avec sa formation, les Teardrops, et qui embrase la scène
Budweiser lors d'un passage très remarqué le samedi 13 juin. Ce jour-là,
c'est Buddy Guy qui est headliner (tête d'affiche) à 20h sur la
scène du Petrillo Shell, mais la pluie s'est invitée pendant son
passage, contraignant une partie des spectateurs à quitter le parc; le
concert s'est cependant poursuivi sans encombre avec un public équipé de
rainsuits et de parapluies; plus tard dans la soirée, vers 23h,
le bluesman se montrera dans son club, le Legends (700 S Wabash Av.)
pour faire le bœuf avec Booker T, dans une ambiance incroyable...
Les
hommages ne manquent pas au cours du festival; on honore la mémoire des
icônes du blues car cette année on fête le centenaire de la naissance
de trois musiciens nés en 1915 : Muddy Waters, Willie Dixon et un proche
de Robert Johnson, le bluesman Honeyboy Edwards, lui aussi né en 1915
et décédé… en 2011!
Pendant trois jours (et trois soirées) les
formations se succèdent, la distance entre les différentes scènes est
suffisamment grande pour qu'il n'y ait aucune gêne au niveau des
puissantes sonos. Les gens déambulent d'une scène à l'autre, se posent à
l'ombre pour savourer la musique; le public et les musiciens sont très
proches, ce qui permet des échanges savoureux entre les chanteuses un
peu «délurées» (au niveau des paroles de leurs chansons) et certains
spectateurs transformés en victimes muettes et consentantes. La
chanteuse Holle Thee Maxwell excelle dans cet exercice... Les guitares
sont à la fête, beaucoup de Les Paul et de Telecaster maniées de main de
maître, le niveau des rythmiques est partout excellent.
J'ai
beaucoup apprécié de découvrir dans le cadre de ce festival deux
artistes impressionnants par la qualité du lien qu'ils établissent avec
le public: la chanteuse Chick Rodgers, porteuse d'une émotion peu
commune, qu'elle fait partager sans compter, elle-même terminant souvent
ses chansons au bord des larmes, et Shawn Lilslim Holt, fils de Magic
Slim, guitariste flamboyant et chanteur remarquable accompagné par un
trio redoutable, les Teardrops. Il tourne en Europe en juillet, de même
que d'autres parmi ces 300 musiciens de blues ici réunis, que j'ai
croisés un jour ou l'autre à Bilbao ou en France, dans les nombreux
concerts et festivals qui font largement appel à ce réservoir qui semble
inépuisable, la scène blues de Chicago.
Le dernier soir, une
chanson titille mes oreilles: Mud Morganfield sort le temps d'une
chanson du sempiternel modèle chicagoan du blues électrique, il se
risque à chanter Hey Joe un peu à la façon d'Otis Taylor; celui-ci était
sur cette même scène du Petrillo Music Shell en 2014, et a peut-être
semé dans son sillage une envie de faire bouger les lignes?
La
soirée de clôture est à la hauteur des ambitions du festival avec un
double hommage à Willie Dixon et à Muddy Waters, dont on fête le
centenaire (1915); Le ciel s'est dégagé, Billy Branch, 64 ans, ancien
comparse du de cujus, emmène sur la scène du Petrillo Shell une
escouade de descendants et aparentés de Willie Dixon: Keshia Dixon,
Tomiko Dixon, Bobby Dixon, Freddie Dixon, Alex Dixon; accompagnés de
quelques autres sommités du blues, ils rendent hommage au contrebassiste
légendaire, influence majeure du blues contemporain, né dans le
Mississippi, venu à Chicago lorsqu'il était un gamin et décédé en 1992. Puis
c'est au tour de Muddy Waters d'être célébré; le dernier concert du
festival 2015 voit deux de ses fils investir la scène avec quelques
complices de haut niveau: Jerry Portnoy (harmonica), John Primer (g),
Rick Kreher (g), Bob Stroger (b), Kenny Beedy Eyes Smith (dm), E.G.
McDaniel (b) , Barrelhouse Chuck (p) et lui rendre un hommage appuyé;
Big Bill et Mud Morganfield, deux demi-frères, deux fils de Muddy Waters
qui partagent cette hérédité à travers le blues, se rejoignent pour le
final sur la scène. La ressemblance de Mud avec son père, tant au niveau
du physique que de la voix, est impressionnante…
Ainsi s'achève ce 32e
Festival de Blues de Chicago, les milliers de spectateurs quittent
tranquillement le parc. La nuit est tombée et réhausse les lumières de
la skyline toute proche, le blues, lui, continue sa route, et moi, je pars au Legends. Sweet home, Chicago!
Claude Vesco texte et photos
Programmation Vendredi 12 juin:
Zora Young, Clarence Carter, Syl Johnson Will Tilson Trio, Jade Maze
Blues Band, Low-reen & the Maxwell St. Market All-Star Jam, Mary
Lane and the No Static Blues Band, Honeyboy Edwards’ 100th Birthday
Tribute, Tyrannosaurus Chicken, Geneva Red & the Original Delta
Fireballs, Quintus McCormick, Mary Lane, Charlie Love, Nellie Tiger
Travis, Scott Albert Johnson, Jj Thames, John Primer, Kenny Beedy Eyes
Smith, Eric Noden, Studebaker John's Maxwell Street Kings, Andy T Nick
Nixon Band, Eddy Shaw & the Wolfgang. Samedi 13 juin:
Toronzo Cannon, Shemekia Copeland, Buddy Guy, Napoleon Tabion, Altered
Five Blues Band, Gerald McClendon Band aka The Soulkeeper, The 3 Bobs:
Margolin, Corritore & Stroger, Frank Bang and The Secret Stash, Adam
Gussow & Alan Gross, Jim Liban and Joel Paterson, Jamiah On Fire
and the Red Machine, Marquise Knox, Jarekus Singleton, Shawn Holt &
the Teardrops, The House Rockers, Vickie Baker, Johnny Rawls, The House
Rockers, Austin Walkin' Cane, Paul Oscher Trio, les Cash Box Kings.
Dimanche 14 juin:
Billy Branch and the Sons of Blues and special guest Eddy the chief
Clearwater, Willie Dixon Centennial Tribute featuring Billy Branch
Keshia Dixon, Tomiko Dixon, Bobby Dixon, Freddie Dixon, Alex Dixon, Cash
McCall, Sugar Blue, John Watkins and Andrew Blaze Thomas, Muddy Waters'
Centennial Tribute featuring Bob Margolin, Mud Morganfield, Big Bill
Morganfield, John Primer, Rick Kreher, Bob Stroger, Kenny Beedy Eyes
Smith, E.G. McDaniel, Barrelhouse Chuck, Jerry Portnoy , Paul Oscher,
Celebrating Centennial of 1915–2015 - Round Robin with Bill Sims Jr.
(Tribute to Brownie McGhee), Paul Kaye (Tribute to David Honeyboy
Edwards) and Donna Herula (Tribute to Johnny Shines & Rosette
Tharpe), Mz. Peachez and Her Casanovas with Killer Ray Allison, Willie
Buck's Right Sound Blues Band , Bob Margolin & the VizzTone
Allstars, Wolf All-Stars avec John Primer, Keyboard Round-robin hosted
by Marty Sammon, Charlie Love & the Silky Smooth Band, Chainsaw
Dupont's Blues Warriors, Chick Rodgers, Holle Thee Maxwell, Blues
Shaking the Fields, John Németh, Paul Kaye Trio, M.S.G. Acoustic Blues
Trio, Heritage Blues Orchestra Quartet.
Vicenza, Italie Vicenza Jazz-New Conversations, 15-16 mai 2015
«Vent’anni
di suoni, ritmi, visioni» (20 ans de sons, de rythmes, de spectacles),
c’était le titre qu’avait choisi le directeur artistique, Ricardo
Brazzale, pour célébrer le vingtième anniversaire du festival de
Vicenza, cette année encore abrité en différents endroits de la ville et
réparti sur une grande semaine entre le 8 et le 16 mai. Très varié,
comme tous les festivals qui se respectent, mais aussi moins courageux
que d’habitude, le programme a accordé une portion congrue aux musiciens
italiens – chose qu’on constate également dans les autres
manifestations nationales – et il a accueilli des artistes étrangers de
niveau incontestable tels que Maria Schneider, le Jan Garbarek Quartet
avec Trilok Gurtu, Soft Machine Legacy avec Keith Tippett, Gregory
Porter et Arturo Sandoval, pour ne citer que les plus importants. Les
deux derniers événements ont révélé un double esprit, partagé entre
l’amour de la recherche et la nécessité d’offrir des propositions
accessibles au grand public, qui du reste a apprécié la programmation du
festival ces dernières années.
Au
Teatro Communale, Anthony Braxton s’est présenté avec un quartet
paritaire qui alignait trois de ses plus proches collaborateurs, tous
des ex-élèves ; Taylor Ho Bynum fait fonction d’authentique alter ego du
compositeur de Chicago, à la trompette, au cornet et au trombone à
coulisse, desquels il tire une gamme impressionnante de couleurs, de
timbres et d’inflexions, une sorte de précis de l’histoire des cuivres
dans le jazz. Ingrid Laubrock (ts, ss) a la tâche d’intégrer les
passages collectifs denses et de construire les entrecroisements et les
amalgames avec les anches de Braxton, aussi bien à l’alto, qu’au soprano
et au sopranino. Mary Halvorson (g) s’interpose dans la dialectique
parmi les soufflants avec la double fonction de soutien et de
raccordement, produisant un formidable spectre de timbres qui embrasse
une dimension acoustique dépouillée, quasiment dénaturée, et ressemblant
plus à certains instruments ethniques à bribes pointues, souvenirs de
la poétique de Derek Bailey, jusqu’à prendre des accompagnements
par l’intermédiaire de distorsions d’origine rock. A l’alto, Braxton
ressuscite surtout ses anciennes passions pour Paul Desmond et Lee
Konitz dans les passages les plus limpides. Cependant alors qu’il
exacerbe le timbre et tord la phrase, remontent à la surface des
références aux fondements de ses productions pour alto solo, comme For Alto (1969) et Saxophone Improvisations Series F (1972). L’installation
et la formulation du quartet relève d’une conception musique de
chambre, chose congénitale à la pratique de Braxton, débouchant sur une
exécution unique sans solution de continuité, caractérisée par une
écriture pointue débitrice en partie de l’avant-garde européenne de la
deuxième partie du XXe siècle, et en partie
reconductible aux expérimentations accomplies par les musiciens du
circuit AACM, et toujours guidée par les signaux et les codes du
compositeur. Il s’y insère de brefs passages d’improvisations, jeux
gratuits et réponse individuelle, mais, de toute façon, la discipline
rigoureuse du collectif prévaut toujours. Du jazz? De la musique
contemporaine? Peut-être aucune de ces deux choses si on attribue un
sens conventionnel à ces termes, mais assurément une vision
clairvoyante, fruit d’une recherche inlassable.
Reprise d’un projet reposant sur le disque éponyme publié par ACT en 2007, Mare Nostrum,
et accueilli dans le cadre du Teatro Olimpico, pour une rencontre de
cultures entre le Sarde Paolo Fresu, le Français Richard Galiano, et le
Suédois Jan Lundgren. L’objectif du trio est la recherche de valeurs
mélodiques communes puisant dans les patrimoines respectifs. Par rapport
au premier disque (le second sortira en 2016), il n’émerge pas de
nouveauté substantielle. Les trois s’adonnent excessivement à la
production de mélodies bien tournées, à caractère enjôleur, le plus
souvent rassurantes mais in fine ennuyeuses. La maîtrise de
Galliano dans l’obtention des timbres et des dynamiques avec les
soufflets de l’accordéon et du bandonéon se limite à l’autosatisfaction,
laissant très peu de place au feu créatif et à l’impétuosité rythmique
qui lui sont propres. Le projet mélodique de Fresu, surtout au bugle,
est facilement reconnaissable quand il n’est pas absolument prévisible.
C’est seulement quand il s’éloigne du micro et qu’il cherche une
confrontation avec le volume du théâtre, qu’on recueille des nuances
appréciables. Le jeu de piano classifiant de Lundgren est essentiel mais
à la fin trop formaliste. Dans les rares moments où affleurent des
syncopes, des Blue Notes et une substance rythmique, la musique monte de
niveau et révèle une potentialité malheureusement inexprimée. Cela
n’empêche pas que l’approbation du public soit également massive et
enthousiaste. Le bilan global du festival, qui reste l’un des plus
appréciés et suivis en Italie, est de toute manière positif. Si on avait
les clés du futur, il faudrait reconsidérer la structure et les
contenus. La prochaine édition se déroulera du 6 au 14 mai 2016 sous le
titre «Di nuovo in viaggio verso la libertà». Espérons que ce sont
d’heureux auspices pour une programmation plus cohérente et courageuse.
Au
Portugal, la situation difficile de la culture a atteint des
proportions dramatiques, tant et si bien qu’après 42 ans d’efforts en
faveur du jazz, Duarte Mendonça s’est vu contraint de ramener une fois
encore, et avec bien des difficultés, son célèbre festival (34e édition) à quatre concerts, sur deux week-ends, et ce grâce à l’aide de ses amis et sponsors fidèles. Et
pourtant Cascais, qui jouxte Estoril, possède un nombre impressionnant
de musées, dont deux d’art moderne, et le musée de la musique
portugaise. C’est dire que nous sommes dans une région de culture. Cette
année le festival a mis l’accent sur la découverte avec des groupes
jeunes ou peu connus, ou rarement venus en Europe, mais tous ancrés dans
le jazz pur et dur.
Le
9 mai, c’est à Kenny Werner et Roseanna Vitro qu’incombait l’honneur
d’ouvrir le bal. Si on connaît chez nous le pianiste Kenny Werner, il
n’en va pas de même de la chanteuse Roseanna Vitro. Celle-ci a déjà une
longue carrière derrière elle, ayant chanté avec pas mal de pointures,
tant sur disque (une douzaine de CD, dont sept avec Kenny Werner) que
dans des festivals Elle est très active sur le plan de la pédagogie,
animant de nombreux stages à travers le monde. Elle est également très
présente à la radio et à la télé. Quant à Kenny Werner (né en 1952),
c’est un pianiste qui commence par le style stride pour développer les
couleurs de Lennie Tristano. Il a joué avec pas mal de célébrités du
jazz, mais c’est en duo, trio, solo, voire quintet qu’il aime à
s’exprimer. Ce duo avec la chanteuse est quelque chose d’assez
étonnant, le mariage de la carpe et du lapin, car elle est d’essence
tout à fait mainstream, dans la tradition Ella Fitzgerald et surtout
Sarah Vaughan, alors que le pianiste évolue dans un univers moderniste
éclaté. Roseanna possède une technique sans faille, une diction
parfaite, elle chante les mots, s’approprie l’atmosphère de la chanson.
Elle provoque des descentes et des tenues dans l’extrême grave et
remonte avec une belle souplesse dans le médium ou l’aigu, avec une
étonnante puissance de voix, une décontraction parfaite. Le concert a
débuté par un long solo de Kenny Werner, basé sur un ostinato de deux
notes graves à la main gauche, tandis que la droite s’envolait vers des
figures évoquant à plusieurs reprises les Gymnopédies de Satie,
ou reposant sur le mode phrygien de la musique espagnole. Une prestation
étonnante et virtuose. Puis la chanteuse se présenta sobrement avec
« Balloons ». Ensuite elle montra l’étendue de ses possibilités sur un
« Midnight Song » enthousiasmant. A noter un « Willow Weep For Me »
traité façon blues décalé assez prenant, tendu et riche, sur lequel
Kenny Werner laissa libre cours à la complexité de son jeu. Il a quand
même fallu attendre « Cheek to Cheek », en rappel, pour que le duo
décolle vraiment, prennent réellement de la chair. D’ailleurs, la salve
d’applaudissements spontanée montra que le public ne s’y était pas
trompé. Je pense que c’est l’accompagnement souvent concertant du
pianiste qui bloque le swing de la chanteuse et nous laisse quelque peu
perplexe.
Le
10 mai, plongée dans la jazz école Wynton Marsalis, avec le Sean Jones
Quartet. Sean Jones, né en 1978, un physique de géant, a commencé par
chanter à l’église, quand, à 19 ans il entendit « Love Supreme » par
Coltrane, et ce fut la révélation : il serait jazzman. Mais en fait il
jouait déjà de la batterie depuis son plus jeune âge, et à 10 ans il
découvrit la trompette en entendant « Kind of Blue » et « Amandla » par
Miles Davis. Puis, il subit les influences de Woody Shaw, Freddie
Hubbard, Clifford Brown et finalement Wynton Marsalis, qui l’incorpora
au Lincoln Center Jazz Orchestra en 2004 où il resta jusqu’en 2010,
apparaissant sur deux disques. Ensuite, il tourna et enregistra avec pas
mal de pointures, dont Marcus Miller. Il fut choisi pour le « Tributes
to Miles Tour » en 2011. Il est également un professeur remarqué. C’est
un trompettiste déclamatoire avec un son new orleans, d’essence
Marsalis, d’une technique irréprochable, volubile à la Gillespie ou
chantant, qui possède une maîtrise hallucinante des aigus et suraigus
(Cat Anderson doit se réjouir dans sa tombe), dont il abuse gratuitement
parfois ; mais quand on est trompettiste, on aime ça. Le concert
commença par un étonnant duo basse-batterie en intro’ sur une longue
suite basée sur « Love Supreme ». Joe Sanders (qui vit maintenant à
Paris) est un contrebassiste avec un son sec et des attaques
tranchantes, assez minimaliste, mais c'est un pilier solide. Le batteur
Mark Whitfield Jr., neveu du guitariste Mark Whitfield, semble avoir
autant de bras que la déesse Kâli. C’est un polyrythmicien de grande
classe, foisonnant sur les cymbales et les peaux, avec une formidable
utilisation de la grosse caisse, il sait aussi être discret, et
somptueux aux balais, tout cela avec un swing bien trempé. Le pianiste
Victor Gould reçut son Masters Degree du Thelonious Monk Institute of
Jazz ; il est membre permanent du Wallace Roney Quintet, et joue avec
les plus grands. Il semble réunir les qualités de McCoy Tyner et Bill
Evans ; il peut être rythmique, allant jusqu’à la chauffe, ou bien
délicat et subtil. Avec une telle rythmique, dotée de solistes de haut
vol, Sean Jones ne peut que s’exprimer sur les sommets. Ce qu’il fit par
exemple sur une réécriture en longue suite de « How High the Moon »
avec changements de tempos, de rythmes, de tonalités et d’atmosphères.
Sean Jones aime aussi raconter des histoires: il nous fit part de ses
déboires amoureux qui lui inspirèrent « We’ll Meet Under the Stars »,
belle ballade bien sentie. A noter le duo trompette piano en rappel sur
« In a Sentimental Mood », porteur d’une émotion transcendante. Ce
groupe de jeunes musiciens repose sur un fonctionnement assez coltranien
avec un ancrage dans la grande tradition du jazz. Ils connaissent leur
jazz à fond et prouvent, eux aussi, qu’on peut encore s’exprimer dans un
jazz qui swingue et chante.
Le
16 se présentait la jeune garde du jazz portugais avec Ricardo Toscano
Quarteto. L’altiste Ricardo Toscano, âge de 21 ans, s’éveilla au jazz à
l’âge de 7 ans par le « Blue Train » de John Coltrane. Il commença par
la clarinette et passa très vite au sax ; il a fréquenté différentes
grandes écoles dont la « Jazz School Luiz Villas-Boas ». En 2011, il
forma un quartet qui gagna le Young Musicians Award et fut déjà invité
au festival d’Estoril. A l’époque, il jouait encore dans un style très
bebop. Il s’est entouré de musiciens de sa génération : Joan Pedro
Coelho au piano, né en 1993, qui a fréquenté différentes écoles dont le
conservatoire d’Amsterdam. C’est un pianiste qui a acquis plusieurs
cultures musicales, très à l’aise dans ce groupe auquel il fournit un
support harmonique ad-hoc. Le contrebassiste Romeu Tristao a participé
au concert de Carl Allen au Conservatoire de Paris, et à Jazz en Fête au
Châtelet en 2013 ; c’est un bon soutien, qui a besoin encore d’évoluer
en solo. Le batteur Joao Pereira est le point faible du groupe, son
principal défaut est de ne pas maîtriser le rebond des baguettes, ce qui
provoque un son brouillé, et tourne au son de casseroles sur les
cymbales, dont il abuse. De plus, il est trop présent dans son
accompagnement tonitruant : ce qui ne semble pas gêner les autres
musiciens qui se donnent à fond. Ricardo Toscano a quitté le bebop pour
loucher du côté de Coltrane et des saxes plus contemporains. C’est un
saxophoniste puissant au phrasé agile sur toute la tessiture, et qui
fait agir son groupe dans un fonctionnement Coltrane-Mingus avec une
pointe d’Ornette. On voit l’ambition, peut-être encore trop haute, mais
bravo de viser haut. En invité, le trompettiste Diogo Duque, qui en fait
participa pratiquement à tout le concert, transformant le quartette en
quintette. C’est un bon trompettiste, au phrasé délicat comme il le
montra sur « In a sentimental Mood ; il assure avec facilité en tempo
rapide. On a vu avec ce groupe que le jazz se développait à la vitesse
grand V au Portugal, avec des musiciens plus que prometteurs.
Et
le 17, concert de clôture, avec l’Opus Five-The Mingus Alumni, réunion
de cinq solistes et compositeurs new-yorkais originaires de différents
pays, déjà à la tête de quatre albums chez Criss Cross, dont : Introducing Opus 5 (2011), PentaSonic (2012 et Progression
(2014). Tous font partie du Mingus Big Band. Alex Sipiagin, d’origine
russe, tient la trompette dans la grande tradition jazz de
l’instrument ; on l’a vu en Italie avec Claudio Fasoli et d’autres.
Boris Koslov, Russe lui aussi, arrangeur et directeur du Mingus Big Band
et Mingus Dynasty, passé comme Sipiagin par le conservatoire de Moscou,
joue depuis plus de vingt ans avec le gotha du jazz. Contrebassiste au
gros son, pratiquant une pompe originale, il fait preuve d’une invention
décapante en solo, qu’on a pu apprécier dans une intro en duo avec le
batteur sur un morceau de sa composition. La batterie est aux mains de
Donald Edwards, qui a joué avec la crème du jazz d’aujourd’hui. Il
aborde différentes sortes de musiques, mais reste fidèle à ses bases
néo-orléanaises. Batteur solide, au tempo imperturbable, mélangeant
volontiers le funk à des polyrythmies actuelles, tout en restant fixé
sur le swing. L’Anglo-Canadien Seamus Blake est au ténor, il est passé
par la Berklee Scool of Music, puis fut lauréat de la Thelonious Monk
International Competition. C’est un saxophoniste expressif, louchant du
côté de Jo Lovano-Michael Brecker, à l’aise sur toute la tessiture, avec
un gros son, mais qui a pour défaut d’être un peu trop systématique et
de se répéter dans les impros. Reste le pianiste, David Kikoski, bien
connu chez nous, un romantique, une sorte de Liszt passé par le rock, le
Berklee College pour s’ancrer dans le jazz; quand il s’empare du
clavier, ça déménage, et tout son corps respire la joie de jouer. On
admire son jeu complexe et pourtant très lisible et prenant. Après le
premier morceau « Silver Pockets » d’Horace Silver, le groupe joua
alternativement un morceau de chacun des musiciens. Celui de Kikoski
était assez Brecker Brothers avec un long et admirable solo de piano.
Celui du trompettiste démarra sur un long trio piano-basse batterie très
aéré, excellent trio, suivi d’un solo du sax très lyrique. Celui du
batteur offrit un bel ensemble très hard bop avec un brillant unisson
des soufflants, suivi là encore d’une belle prestation du trio. Pour
finir, « Nostagia in Time Square » du bassiste, qui reposait sur un
unisson sax-trompette accompagné par un ostinato de deux notes du piano,
puis le trio seul avec la contrebasse en vedette, et un long chase de
derrière les fagots partagé par les cinq musiciens. C’était la
composition la plus originale de la soirée, et la plus dans l’esprit
Mingus. Car dans l’ensemble on était plutôt dans l’esprit hard bop, ce
qui n’est pas un défaut.
Beau festival, malgré la crise et
les conditions difficiles. Festival dans lequel on a pu découvrir des
artistes inconnus ou peu connus, mais tous de qualité et véritablement
jazz, ce qui est toujours un plaisir. Qu’en sera-t-il de l’avenir de ce
festival mythique et fondateur du jazz au Portugal ? Duarte Mendonça,
contre vents et marées, reste optimiste, et prépare déjà la saison
prochaine. Reste à souhaiter que les Mânes du jazz lui soient
favorables.
Comme toujours, précédé et accompagné par différents événements collatéraux (concerts, rencontres et activités didactiques), Bergamo Jazz a célébré la 37e édition avec un vaste panorama sur l’actualité du jazz. Selon une pratique désormais affirmée, le niveau qualitatif s’est maintenu à un standard très élevé dans l’ensemble, récompensant les choix du directeur artistique, Enrico Rava, maintenu exceptionnellement l’an passé à l’échéance du mandat triennal. Comme toujours, les concerts de prestige ont été accueillis au Teatro Donizetti, tandis que l’Auditorium della Libertà a accueilli des propositions plus expérimentales et de jeunes émergents.
Le côté animation a été assuré par Dianne Reeves, soutenue par Peter Martin (p), Romero Lubambo (g), Reginald Veal (b) et Terreon Gully (dm). Bien que le show fût réglé dans les moindres détails, la chanteuse de Detroit a fait la preuve non seulement d’un grand professionnalisme, mais aussi d’une vaste gamme expressive. Son contralto est riche de nuances qui oscillent avec finesse du registre grave (à la manière de Carmen McRae et Sarah Vaughan), à des acrobaties scat, des couleurs sanguines du blues, des accents de gospel et de soul modulés sur de puissantes traces funk. Elle frappe en particulier par sa capacité à transposer les morceaux dans des tonalités différentes, transformant en standard un Hit comme « Dreams » de Fleetwood Mac, libérant « Stormy Weather » des traitements canoniques et greffant « Love is Here to Stay » sur un implant de bossa, un témoignage de son vieil amour pour la musique latine.
Au contraire, un entertainment de pure routine a été proposé par la modeste prestation de Fred Wesley. Malgré le nom – The New JBs – claire allusion à l’expérience passée avec James Brown le Godfather of Soul, son groupe ne possède ni l’implacable force rythmique, ni cet élan spirituel piquant, et encore moins la sensualité charnelle. A côté de plaisants ensembles instrumentaux, desquels ressort encore la maestria du tromboniste, les canevas funky et les parties chantées s’avèrent attendues. Avec tout le respect dû, on a la sensation de goûter un plat réchauffé.
A travers de nouvelles propositions, le groupe Fairgrounds de Jeff Ballard semble encore à l’état embryonnaire, la maîtrise du batteur ne suffit pas à l’alimenter. Malgré quelques appréciables trouvailles mélodiques et certains entrelacements entre Kevin Hays (p) et Lionel Loueke (g), on ne perçoit pas une identité. Reste à définir l’apport du nouveau membre Peter Rende au Fender Rhodes et le rôle de l’électronique de Reid Anderson, ainsi que la fonction des parties vocales confiées à Loueke et Hays, en équilibre instable entre l’Afrique et le rock américain des années 70.
On apprécie au contraire la passion et la fraîcheur du trio du jeune pianiste turinois, Fabio Giachino avec Davide Liberti (b) et Ruben Bellavia (dm). Particulièrement brillants sur les up tempo, le groupe révèle un ancrage Hancockien, surtout dans le développement de la pensée horizontale et dans la construction harmonique; une approche joyeuse mais respectueuse de la tradition («In the Wee Small Hours of the Morning», «Saint Louis Blues»); quelques heureuses inventions mélodiques.
Réunis pour l’occasion, Palatino a ranimé les fastes d’une brève mais intense saison, présentant des thèmes riches de valences mélodiques mis en évidence aussi par les lignes denses de Michel Benita. On distingue l’interaction, prolifique et constante, entre Paolo Fresu et Glenn Ferris, soutenue par le drive toujours précis dans son essentialité d’Aldo Romano (et aussi par un sens ludique sain). Ferris produit une vaste gamme de nuances avec la coulisse et la sourdine, tandis qu’au bugle Fresu tempère sa prédisposition naturelle au lyrisme avec une dose majeure de feu expressif.
En l’absence d’un instrument harmonique, Mark Turner (ts) construit des amalgames et des entrelacs de beauté brillante avec Ambrose Akinmusire (tp), soutenus par la discipline rigoureuse de Joe Martin (b) et Justin Brown (dm). Certaines lignes minimalistes, à traits contrapunctiques se relient à la poétique de Warne Marsh et à l’expérience pionnière, d’inspiration musique de chambre, de Jimmy Giuffre. Dans le jaillissement des thèmes développés – dotés soit d’amples courbes mélodiques, soit d’un découpage introspectif – et dans lesquels prévalent la pureté du son et la concision du phrasé, sont les caractéristiques évidentes même dans le parcours improvisé.
Vijay Jyer affermit une conception du trio qui va bien au-delà des canons consolidés, adoptant les gestes de prédilection pour les composants rythmiques et harmoniques hérités en partie d'Andrew Hill et Thelonious Monk. Sur ces bases se greffent des réitérations d’origine minimaliste et électroniques (comme dans «Hood», dédié à Robert Hood, producteur de House Music) dans une configuration cyclique empruntée à l’étude des ragas. Interlocuteur toujours prêt à assimiler et relancer, le stimulant Marcus Gilmore est l’un des batteurs les plus innovants, prodigue d’explorations et de figures qui exaltent la nature polyrythmique des compositions. Stefan Crump (b) opère en parfaite symbiose avec une pulsation massive et des lignes plongeantes qui mettent en lumière l’essence du tissu rythmique.
A la tête de son Cheating Heart Quintet, Michael Formanek (b) se confirme maître d’une vision de la composition profonde et rigoureuse, basée sur une écriture serrée et méticuleuse de laquelle jaillissent des thèmes articulés et des enchaînements harmoniques touffus, souvent véhiculés par la conjonction entre le sax alto (Tim Berne) et le sax ténor (Brian Settles). L’action de masse du groupe pénètre souvent en territoire atonal, où Berne et Settles s’aventurent sans inhibition et avec une logique convaincante. Jakob Sacks (p) exploite l’occasion pour des interludes qui rappellent les tensions post-Weberniennes. Formanek et Dan Weiss règlent la température de ces excursions bouillonnantes pour ramener les exécutions en leurs justes voies.
Pour finir, The Nels Cline Singers, c’est-à-dire Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Cline est un génial «sapeur» qui délivre dans un style inimitable les traits de la guitare contemporaine. Il peut donc plonger dans des arpèges hypnotiques scandés avec des timbres divers et des volumes croissants – terrain fertile pour les ronflantes figures de Scott Amendola – à des atmosphères de saveur folk, et puis virant vers des emportements de rock corrosif ou modelant des phrases jazzistiques, toujours avec une utilisation variée et efficace des timbres et des distorsions. Il évoque ainsi, mais seulement par association, les expérimentations de Fred Frith, l’impact destructif de Marc Ribot et Lee Ranaldo, les explorations que Bill Frisell avaient conduites dans les années 80, que ce soit seul ou avec John Zorn. Le ton iconoclaste est corroboré par le drumming fébrile d’Amendola et par l’approche irrévérencieuse que Trevor Dunn applique aux cordes de la contrebasse.
Ce grand voyage sur les tendances du jazz actuel a été suivi, comme toujours, par un public attentif, compétent et nombreux. Le Donizetti fut toujours complet: une garantie pour l’avenir du festival.