Spike WILNER
On the other side of the street
Le 3 septembre 2014, le pianiste Johnny O’Neal inaugurait un nouveau club de jazz à New York, le Mezzrow. Situé à Greenwich Village, ses propriétaires ne sont autres que Spike Wilner et Mitch Borden, ceux-là mêmes du Smalls (cf. Jazz Hot n°667). Le Mezzrow, c’est un pianiste et un bassiste, un saxophoniste, un guitariste, etc., qui jouent chaque soir en duo. Dans la tradition d’un Bradley’s (1969-1996), ce qui fait la spécificité de ce club est la qualité de sa programmation bien sûr, mais surtout la défense d’un jazz de culture. Dès la première semaine de son ouverture, on pouvait entendre Cyrus Chestnut et Dezron Douglas, Peter Bernstein et Spike Wilner, Rossano Sportiello avec Harry Allen, puis Frank Tate. Mais aussi Richard Wyands. Et des guitaristes, Pasquale Grasso, Bucky Pizzarelli et Ed Laub. Dès les premiers jours, le succès était là, le public bien présent, les musiciens aussi. Le Mezzrow est aujourd’hui un club incontournable à New York. Spike Wilner dresse un premier bilan et revient sur les débuts de cette aventure. Il présente enfin «SmallsLIVE», un service payant, mis en ligne en début d’année, qui donne accès à tous les concerts enregistrés depuis 2007 au Smalls.
Propos recueillis par Mathieu Perez Photos © Mathieu Perez
© Jazz Hot n°678, hiver 2016-2017
Jazz Hot: Comment se porte le club un peu plus de deux ans après son ouverture?
Mezzrow se porte bien. Depuis l’ouverture, le club a été très bien accueilli par le public et par les musiciens. En 2015, le Village Voice nous a désignés meilleur club de jazz de New York de l’année. Selon New York Magazine, c’est le meilleur piano-bar de New York. Jusque-là, l’aventure a été formidable. Nous avons programmé des musiciens comme Ron Carter, Kenny Barron, Buster Williams, Ethan Iverson, Kevin Hays, etc. Des musiciens excellents, un public très chaleureux. Jusqu’à présent, tout a été assez incroyable!
Est-ce que le club s’en sort financièrement?
Vous savez, les clubs de jazz ne font jamais beaucoup d’argent. Il faut donc faire très attention avec les budgets. Mezzrow est une sorte de rectangle. Il y a 30 places assises du côté du piano et un espace lounge avec le bar. Mais bon, le club gagne un peu d’argent. Nous avons aussi l’avantage d’avoir Smalls de l’autre côté de la rue. Nous pouvons utiliser le même personnel, et il y a un billet d’entrée qui donne accès aux deux clubs.
Le public du Mezzrow est-il très différent de celui qui fréquente le Smalls?
Nous appelons Mezzrow «le Smalls des grands». Les gens qui le fréquentent ont en général plus de 30 ans alors qu’au Smalls, ce sont traditionnellement des étudiants et des jeunes. Mais il y a beaucoup de jazz fans et de musiciens au Mezzrow. L’atmosphère est plus détendue.
La programmation a-t-elle beaucoup changé depuis deux ans?
C’est un piano-bar, même si, ces derniers temps, nous avons ajouté une batterie pour des trios. Nous organisons aussi des concerts de musique de chambre les après-midis. Nous avons des chanteurs. Mais un groupe ne dépasse pas le trio. L’espace n’est pas très grand.
De quels concerts êtes-vous le plus fier?
C’est formidable de pouvoir programmer mes héros, ceux qui jouaient régulièrement au Bradley’s. Je suis très heureux d’avoir présenté Joanne Brackeen, par exemple; Buster Williams aussi; il nous a toujours soutenu dans cette aventure, et il adore jouer au Mezzrow. Ron Carter est déjà venu deux fois, Kenny Barron et Ray Drummond, Kirk Lightsey aussi; c’est l’un de mes héros. Il y a eu des gens comme Hod O’Brien (il vient de disparaître) qui a accompagné Chet Baker, mais qui ne joue pas très souvent à New York; tout comme Alan Broadbent…
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous lancer dans cette aventure?
Mitch Borden et moi voulions trouver un nouveau lieu. En novembre 2013, un espace en sous-sol s’est libéré à deux pas du Smalls. Je trouvais le lieu magnifique. C’est très dur de faire tourner une affaire à New York, mais Smalls se porte bien. C’était le bon moment pour essayer de faire quelque chose d’autre.
Et le plus difficile?
A New York, la difficulté est d’obtenir une licence pour vendre de l’alcool. Surtout dans le quartier où nous sommes. Greenwich Village a un quota de bars. J’avais donné au propriétaire deux mois de loyer pour voir si je pouvais obtenir une licence. C’était un gros projet. A New York, il faut passer devant une commission, apporter des lettres de soutien, etc. Nous avons fait une grande campagne, et nous avons réussi. Après l’obtention de la licence, nous avons signé un bail pour dix ans. Nous avons fait des travaux, posé un sol en marbre magnifique, et on a trouvé un vieux bar de 1929 de Chicago; et un bon piano. En juin 2014, tout était prêt, mais je ne voulais pas encore ouvrir le club parce que je partais en tournée en Europe en août. Pourquoi un piano-bar?
Avant à New York, il y avait une tradition du piano-bar avec des endroits comme Bradley’s. Ils sont tous fermés aujourd’hui. Je suis un pianiste de jazz, et je voulais faire quelque chose pour les pianistes de cette ville. C’est pour ça que j’ai fait Mezzrow. Pour accueillir des musiciens de toutes les générations, comme au Smalls. Des Harold Mabern, des Johnny O’Neal, tout comme des Gerald Clayton, des Danny Grissett, etc. C’est un projet qui vient du cœur. Quand on l’a lancé, on ne savait pas ce que ça allait donner. Nous étions très nerveux, Mitch et moi. Le défi était énorme. On y a mis toutes nos économies. On n’a rien emprunté à des banques. Ce club, c’est juste Mitch et moi.
Pourquoi l’avoir nommé Mezzrow?
Mezz Mezzrow était un grand musicien des années 1920-1930 à Chicago. Il a écrit un excellent livre qui s’intitule Really the Blues; en français, La Rage de vivre. C’est l’histoire de la musique de cette époque, avec King Oliver, Louis Armstrong, Sidney Bechet. Mais c’est surtout son histoire à lui. Mezzrow était un juif de Chicago qui a adopté cette culture afro-américaine. Il a été une sorte d’ambassadeur du jazz. Il croyait à l’égalité des droits entre les Blancs et les Noirs, et à l’intégration. Il est devenu très proche de Louis Armstrong. Il était même son assistant. C’est aussi un dealer de marijuana. On appelait même la marijuana «mezz», les joints des «mezz rolls» et on disait aussi: «fumer du mezz». Il voyait la marijuana comme une alternative à l’alcool… C’était aussi un producteur. C’est un personnage avec qui je me sens proche.
En début d’année, vous avez lancé le «SmallsLIVE Revenue Share Project». En quoi ce projet consiste-t-il?
En fait, ce projet est né il y a neuf ans quand j’ai commencé à archiver tous les concerts qui passaient au Smalls. Depuis 2007, nous possédons plus de 10 000 enregistrements. Ça représente plus de mille musiciens. Le projet est le fruit de nombreuses rencontres avec les musiciens et les syndicats pour trouver la façon la plus juste de redistribuer les royalties. Nous avons décidé de créer un partenariat entre le club et les musiciens à 50-50. Les musiciens possèdent 100 % des masters. Ils peuvent utiliser ces enregistrements comme bon leur semble. C’est leur propriété. La seule chose que nous demandons, c’est que les enregistrements soient disponibles pour les abonnés dans notre bibliothèque musicale.
Comment les musiciens sont-ils rétribués?
On peut contrôler le nombre de secondes écoutées par enregistrement sur une période de paiement de trois mois. A partir de là, on calcule un pourcentage. Jusqu’à présent, on a redistribué des royalties à 60 artistes, à peu près. Les dix premiers musiciens de la liste ont touché entre 80 et 150 dollars. L’idée est de démontrer qu’on peut faire mieux que Spotify et ces autres services en termes de royalties. Nous pensons que la solution la plus juste consiste en un vrai partenariat avec les musiciens. De cette façon, ils ne seront plus exploités.
A combien s’élève l’abonnement?
Un abonné payant, c’est 10 dollars par mois. C’est une bonne façon de soutenir la scène new-yorkaise. C’est de l’argent bien dépensé. Nous proposons aussi un accès gratuit à la retransmission des concerts en direct. Il y a déjà beaucoup d’abonnés en gratuit, et nous commençons à avoir une base de gens qui paient chaque mois pour écouter les archives. C’est une ressource musicale incroyable! Il y a aussi des abonnements pour les écoles de musique. Quelques très bons conservatoires ont déjà pris des abonnements pour leurs élèves. Nous essayons aujourd’hui de faire connaître cette plateforme aux amateurs de jazz en Europe, surtout en France et en Allemagne.
Songez-vous à archiver les concerts qui passent au Mezzrow?
Nous archivons les concerts qui passent au Mezzrow depuis environ un an. Nous n’avons pas encore eu le temps de classer les enregistrements. Mais j’ai bien l’intention de créer une bibliothèque musicale pour Mezzrow aussi. *
CONTACT: https://www.mezzrow.com/ Spike Wilner et Jazz Hot: n°612-2004, n°667-2014
VIDEOS Johnny O’Neal & Luke Sellick, «Overjoyed», «Emily», «I Loves You Porgy», «This Is Always», «C Jam Blues», «Cute», 17 novembre 2014 https://www.youtube.com/watch?v=-ukIdPIsM-Y Johnny O’Neal (p), Luke Sellick (b)
Renee Rosnes & Buster Williams, 8 février 2015 https://www.youtube.com/watch?v=l65ZPU-sH1Y Renee Rosnes (p), Buster Williams (b)
Larry Willis & Buster Williams, «Summer Serenade», 10 juillet 2015 https://www.youtube.com/watch?v=zunc3_UeyZg Larry Willis (p), Buster Williams (b)
Hod O’Brien & Daryl Johns, «Tadd’s Delight», 19 mars 2016 https://www.youtube.com/watch?v=dWoLtMoit0g Hod O’Brien (p), Daryl Johns (b)
Donald Vega & Curtis Lundy, «Blue Daniel», 4 mars 2016 https://www.youtube.com/watch?v=Oyp-jmts6Hg Donald Vega (p), Curtis Lundy (b)
Sullivan Fortner & Roy Hargrove, «Dignified & Serene,» «Loop to the Lude», 10 juin 2015 https://www.youtube.com/watch?v=n5bgfUQabTs Sullivan Fortner (p), Roy Hargrove (tp)
Yves Brouqui Trio, «Polkadots & Moonbeams», 3 août 2016 https://www.youtube.com/watch?v=pkw7cfbqMew Yves Brouqui (g), Spike Wilner (p), Paul Gill (b)
Willerm Delisfort Trio, «The Lady in My Life», 5 septembre 2016 https://www.youtube.com/watch?v=N3bUmlID3y4 Willerm Delisfort (p), Dezron Douglas (b), Jonathan Barber (dm)
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