Curtis FULLER
The Early Years
Impossible de parler
de Curtis Fuller sans évoquer le Jazztet de Benny Golson et Art Farmer,
ou Art Blakey et ses Jazz Messengers qu’il rejoignit en 1961, et avec
lesquels il resta quatre ans. Retracer la carrière du tromboniste, c’est
évoquer l’histoire du jazz depuis les années 1950. Mais le temps nous
manquant lors d’un de ses rares passages à Paris, nous avons privilégié
une conversation autour de ses années de formation, une période peu
documentée. Curtis DuBois Fuller est né le 15 décembre 1934 à
Detroit, dans le Michigan, ville qui vit éclore aussi la fratrie Jones (Thad, Hank et Elvin),
Tommy Flanagan, Donald Byrd, Kenny Burrell, Barry Harris, etc. Ses
parents sont morts alors qu’il était enfant. Il vit à l’orphelinat
jusqu’à l’âge de 16 ans. Dans cette interview, il revient sur ces années
difficiles. Il explique comment le service militaire lui a permis de rencontrer
d’autres musiciens fameux: Cannonball Adderley, Paul Chambers, Junior
Mance… Il parle aussi de son expérience avec Yusef Lateef à
Detroit, puis de son arrivée à New York en 1957, à l’âge de 22 ans, où il rencontre
Miles Davis et John Coltrane.
Propos recueillis par Mathieu Perez Photos David Sinclair
© Jazz Hot n°680, été 2017
Jazz Hot: Vous avez grandi à Detroit qui était dans les années 1930-1940 très riche culturellement. Quels souvenirs gardez-vous de cette ville?
Curtis Fuller: Il y avait beaucoup de musique à Detroit. On parle toujours de New Orleans, mais on oublie Kansas City, Detroit, etc. Dire que le jazz n’est venu que de New Orleans, c’est une contre-vérité. Là où il y a des gens, il y a du jazz. A Detroit, il y avait du travail. L’industrie automobile a tout changé. A New Orleans, il n’y avait rien. Il n’y avait pas de travail, et les musiciens n’avaient même pas le droit de faire des disques. A Detroit, il y avait des gens de partout; on y parlait toutes les langues. Ce qui fait qu’ils se sont assimilés avec d’autres. La musique s’en est trouvé enrichie. Les gens ne pouvaient pas toujours se comprendre, mais la musique était le dénominateur commun.
Où avez-vous grandi?
J’ai grandi dans un orphelinat. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir été aidé par l’Eglise. Mes deux parents sont morts quand j’étais jeune. Sur 300 enfants, nous étions 3 ou 4 Noirs. Cette histoire est arrivée à beaucoup d’autres Américains.
Et la musique ?
La musique a toujours fait partie de ma vie. J’avais une sœur qui est morte à la même époque que Coltrane. On a été séparés parce que j’étais le plus jeune. On pensait alors que les enfants les plus jeunes se comportent mal après la mort de leurs deux parents. Les plus âgés s’en sortent mieux. Je n'ai même pas pu aller voir ma mère au Women’s Hospital de Detroit avant son décès. Il fallait avoir au moins 12 ans, et j’en avais 6.
Quelle musique écoutiez-vous?
La musique religieuse était la seule autorisée.
Quand commencez-vous à jouer d’un instrument?
Nous avions un piano à la maison; c’était avant d’être à l’orphelinat. Ma sœur prenait des cours. On lui enseignait les différents compositeurs classiques. Ma mère payait 4 dollars par semaine pour ces cours. Il a fallu beaucoup de temps avant qu’on reconnaisse le travail des enseignants. C’est comme pour les musiciens de jazz. Il faut qu’on meure avant d’avoir la moindre reconnaissance. C’est comme ça…
Musique religieuse et musique classique?
Il y avait des concerts symphoniques le samedi. Parce que nous étions pauvres, nous avions des pass gratuits pour aller aux répétitions et aux concerts. J’ai donc entendu toutes ces formidables symphonies. C’est drôle, plus tard, le premier trombone est devenu mon prof.
Pourquoi avoir choisi le trombone?
C’était le seul instrument qui restait à l’orphelinat. Il était dans un état!
Quand avez-vous entendu du jazz pour la première fois?
A
la radio, puis, à l’orphelinat; une sœur m’emmenait à des concerts
parce que je restais seul dans mon coin; elle n’aimait pas ça, elle me
disait d’aller vers les autres enfants. Mais les enfants peuvent être
très méchants. Surtout ceux qui ont des parents quelque part, ils se
croient toujours mieux que les autres. Il y a toujours un système de
classe. Mais c’est elle qui m’a amené à un concert d’Illinois Jacquet.
Il y avait J.J. Johnson dans le groupe. C’était formidable!
Jouer de la musique était pour vous une façon d’échapper à tout ça…
C’est
ça; j’ai écrit une chanson, je l’ai appelée «Sortie»; c’est un mot
français. Je ne savais pas comment exprimer ce que je voulais dire,
alors j’ai dit: «Sortie». Il y a toujours une issue. Avec la musique,
j’ai trouvé un pays imaginaire où m’évader.
Cela s’est passé quand?
Avant mon service militaire.
En 1953, vous débutez votre service militaire. Où étiez-vous basé?
J’étais à Louisville, dans le Kentucky. Puis, je suis allé dans les environs de Washington, D.C. J’étais dans l’orchestre blanc. Le directeur était Cannonball Adderley. Il jouait alors du trombone.
Quels souvenirs gardez-vous de deux ans de service militaire?
Dans l’armée, la plupart des Noirs étaient des provinciaux. Cannonball était un provincial alors que, moi, j’étais de Detroit. Tout était différent à Detroit. Cannonball était grisé! (Rires) J’étais le type de Detroit. La nouvelle s’est répandue. (Rires) Je leur ai parlé de Thad Jones, Milt Jackson et tous ces gars. (Rires)
Qui d’autre était dans l’orchestre?
Il y avait Junior Mance. Il était d’Evanston, dans l’Illinois. C’est lui qui a parlé de moi en premier à Cannonball. J’avais du mal à jouer leur musique, alors ils m’ont dit que je pouvais aller jouer avec eux tous les soirs.
Il y avait aussi Paul Chambers…
Oui. Paul pouvait jouer du Stravinsky sur sa basse. On s’exerçait ensemble.
Quel souvenir gardez-vous de Cannonball Adderley?
C’était un grand cœur! Un gentil provincial. Il voulait me faire entrer dans une université noire. A la base, Cannonball me faisait jouer au club service pour les officiers noirs. Des Blancs venaient aussi parfois, car Blancs et Noirs étaient séparés. On nous payait 6 dollars tous les mardis soirs et 20 dollars au club service. Et puis, j’ai eu de la chance. J’ai gagné aux courses hippiques, au Kentucky Derby. C’est la seule fois où j’ai joué. Avec ça, je me suis acheté un trombone à 200 dollars. Mon trombone!
Aimiez-vous le son du trombone d’emblée?
J’ai aimé le trombone dès que j’ai entendu Tommy Dorsey, et, après ce concert de J.J. Johnson, je l’adorais! J’aimais bien Frank Rosolino, mais il avait l’air de ne pas prendre ça au sérieux. J’aimais bien Jack Teagarden aussi. J’étais fou de J.J.: «il était noir, il était fier!» comme dit James Brown.
Ces années à l’armée vous ont servi dans votre apprentissage de la musique…
J’ai fait comme pour l’orphelinat. J’ai retenu ce qu’il y avait de mieux. C’est comme ça. Et puis, un jour, j’ai vu les partitions de Thad Jones, et un monde s’est ouvert devant moi. C’était de la vraie composition, ça! J’ai donc suivi ce chemin.
Qu’avez-vous fait après votre service militaire?
Je pensais retourner à Detroit parce que Cannonball me conseillait d’aller étudier dans une université noire.
Et qu’avez-vous fait?
Je suis retourné à Detroit, j’ai rencontré Pepper Adams, et c’est parti! Quand Kenny Burrell a quitté son groupe pour aller jouer avec Oscar Peterson, Pepper m’a demandé si je voulais garder le groupe en l’état. On a fait le Bone & Bari Band. Puis, on est allé à Boston. Miles était là, mais je le connaissais de Detroit. Coltrane était dans son groupe. Pepper me faisait alors jouer des arrangements de Thad Jones, ce que personne ne jouait à Detroit; même pas Frank Rosolino. Trane m’a demandé si on pouvait enregistrer ensemble. C’est comme ça qu’on a fait Jazz in Transition à Boston-Cambridge. Si vous écoutez ce disque, on sent que Trane a écouté Pepper. Pepper jouait à fond! C’était un des musiciens les plus créatifs.
Vous avez aussi fait partie du quintet de Yusef Lateef à cette époque. Comment sonnait-il?
Au départ, il avait quelque chose de bluesy. Et puis, il a rencontré Ravi Shankar et, comme Trane, il est devenu très spirituel. Il se moquait de jouer les morceaux à la mode comme Sonny Rollins ou Sonny Stitt. Il a appris l’importance de jouer une musique qui vous touche vraiment. Il a étudié tous les instruments que lui a montré Ravi. Il jouait des flûtes, tout un style asiatique. Et bien avant Sun Ra, on avait un grand gong chinois sur la scène. C’était un vrai! Il occupait tout le mur. J’ai écrit des morceaux pour lui.
Où jouiez-vous à Detroit?
On jouait vers Wayne University. C’est là que j’ai rencontré Joe Henderson.
De quels musiciens étiez-vous le plus proche à cette époque?
Joe Henderson, Paul Chambers.
Que pensiez-vous des anciens?
J’adorais Duke Ellington! Quand je suis venu à Paris pour la première fois, je suis allé écouter Sidney Bechet. J’ai adoré!
A quand remonte votre rencontre avec Miles Davis?
J’ai rencontré Miles à Detroit dans un club qui restait ouvert toute la nuit. C’était vers l’aéroport. Quand tous les clubs fermaient, on allait là. Le patron était le beau-père de Kenny Burrell. C’est là que jouait le trompettiste Willie Wells. Il portait une cape, jouait une trompette à pistons rotatifs (dite à palettes). Quand Miles a vu ça, il a adopté son style. Il lui a tout pris.
Comment était-il à cette époque?
Fidèle à lui-même. La situation de Miles était différente. Il pouvait avoir ce qu’il voulait. Tout le monde voulait être dans son entourage. Le père de Miles était le Noir le plus riche de Saint Louis. C’était un chirurgien dentiste qui a mis son fils à Juilliard. Puis, Charlie Parker l’a vu, et il a senti qu’avec lui ils pouvaient aller jouer uptown.
Quand décidez-vous de partir à New York?
Après un enregistrement à Boston et un à New York, Yusef se préparait à repartir à Detroit. Miles est venu me voir à l’hôtel, et il m’a demandé de rejoindre son groupe. Je devais commencer le lendemain. Et puis, il a été hospitalisé, et Trane m’a dit qu’il voulait monter un groupe avec Lee Morgan et moi.
Est-ce à cette époque que vous avez eu un gig avec Lester Young?
Miles était à l’hôpital. Je n’avais donc plus de travail. J’étais déprimé. Quelqu’un m’a demandé si j’étais libre pour jouer avec Lester Young. Il jouait le lendemain soir au Birdland. Je suis allé voir si c’était vrai. Dans le bar d’à côté, il y avait Billie Holiday qui buvait un verre. Je lui dis que j’avais du mal à croire que Lester Young m’appelle, car il joue toujours avec des trompettistes. Mais si Lester avait fait appel à moi, c’est qu’il avait de bonnes raisons; elle est venue me voir jouer. Une autre fois, elle m’a donné un bon conseil. Je jouais très vite à l’époque. Elle m’a dit: «Souviens-toi de ça: quand tu joues, tu parles à des gens. Il faut que tu te fasses comprendre d’eux.» Elle m’a demandé si je connaissais les paroles de la ballade que je venais de jouer. «Tu connais pas les paroles? C’est une chanson d’amour! C’est comme ça que tu parles à une femme?» Après ça, je l’ai apprise, et j’en suis tombée amoureux.
C’était quelle chanson?
«Lover Man»… *
CCURTIS FULLER & JAZZ HOT: n°174-1962 (couverture), n°176-1962 (étude), n°2021 (biographie, discographie, vidéographie)
DISCOGRAPHIE et VIDEOGRAPHIE (cf. JAZZ HOT 2021)
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