Pull Me In, Feel the Beat, Sunday
Night*, Like a Virgin, A Boy That I Know, Trooper, One Minute Man,
Problem°, Oh Babe, So Low Ellen Birath (voc), Matthieu Bost
(as, cl, key), Manuel Faivre (tp), Thomas Ohresser (g), Marten Ingle
(b), Thomas Join-Lambert (dm) + Paddy Sherlock* (tb), César Pastre°
(elp) Enregistré à Ris-Orangis (91) et
Paris, date non communiquée Durée: 37' 50'' Autoproduit (www.facebook.com/EllenBirath)
Amis lecteurs, nous vous donnons
régulièrement des nouvelles d’Ellen Birath, chanteuse suédoise
de 26 ans, installée à Paris depuis quelques années. Révélée
par le zébulonesque et néanmoins pygmalion Paddy Sherlock (qui n’en
est pas à son coup d’essai: Brisa Roché, Aurore Voilqué…),
Ellen se produit chaque semaine – et depuis quelques saisons déjà
– avec ou en alternance avec le tromboniste irlandais dans les pubs
où ils trouvent un refuge accueillant pour le jazz (depuis octobre dernier, le Long Hop, dans le 5e arrondissement, les dimanche soirs).
Après un premier album coloré et éclectique – sobrement intitulé Ellen Birath Band –, sorti en 2013, Ellen prend davantage de
distance avec le jazz. Et vous savez quoi? On ne lui en veut même
pas! Si la dominante de ce disque est plutôt rythm’n’blues, on
passe par différentes ambiances: country, laquelle évoque le Pulp
Fiction de Tarantino («Pull Me In»), reggae («Sunday Night»),
rock’n’roll («Oh Babe») et aussi jazz («The Boy That I Know»).
Ellen recycle même avec habileté un tube pop de Madonna («Like a
Virgin») – on connaissait déjà sa version très plaisante de
«The Love Cats» de The Cure, issu du précédent opus. En fait,
Ellen Birath et ses Shadow Cats glissent d’un style à l’autre avec
beaucoup de naturel tout affirmant un son très personnel qui doit
autant à la belle guitare de Thomas Ohresser qu’à la prégnance
des cuivres. Enfin, et surtout, le groupe se construit autour de la
personnalité de sa chanteuse dont la voix racée imprime du relief
sur chacun des titres. Excellente dans le registre sur lequel elle a
bâti ce disque, Ellen est également une interprète de jazz
talentueuse: il suffit pour s’en convaincre d’aller l’écouter, un mercredi par mois, au Tennessee (Paris 6e), avec l'indispensable Paddy et César Pastre, dérouler pour notre plus grand plaisir le
répertoire d’Ella & Louis. Au demeurant, si l’idée ne
trottait pas déjà dans la tête de nos trois amis, nous ne saurions
trop les encourager à graver très vite ce même répertoire sur une
galette. En attendant, on peut égayer le quotidien de sa platine
avec Ellen Birath & The Shadow Cats, voire aller applaudir
cette joyeuse formation au désormais cultissime Caveau de La Huchette (où elle est
programmée chaque mois) si on a des fourmis dans les pieds.
We Free
Queens, I Wanna Move, Que reste-t-il de nos amours, One by One, Rhoda’s
Delight, Valse à Charlotte, Joke, What I’d Say
Rhoda Scott
(org), Sophie Alour (ts), Lisa Cat-Berro (as), Julie Saury (dm) + Géraldine
Laurent (as), Anne Paceo (dm), Julien Alour (tp)
Enregistré en
2016, Paris
Durée: 43’ Sunset
Records (L’Autre Distribution)
Ce disque inaugure le label lancé par le club de la rue des Lombards, le
Sunset-Sunside, lequel accueille régulièrement d’ailleurs des enregistrements
live, notamment ceux de Gérard Térronès pour Futura-Marge. Le patron des lieux,
Stéphane Portet, ne se contente donc plus de recevoir les musiciens –qui
trouvent chez lui des conditions propices pour graver leurs sessions–, et passe
ainsi à la production avec le Lady Quartet de Rhoda Scott et un titre, We Free Queens, qui est certainement en
clin d’œil au We Free Kings de Roland
Kirk. Sur ce disque se trouve ainsi réuni le gratin du jazz féminin en France,
toutes générations confondues, emmenée par son aînée Rhoda Scott (née en 1938),
française d’adoption depuis 1967. On continue d’admirer Rhoda pour le ballet qu’elle
effectue sur la pédalier: elle reste l’une des rares joueuses d’orgue
Hammond à pouvoir ainsi se passer de contrebasse. Par ailleurs, ces ladies s’entendent à merveille. On sent
le plaisir d’être ensemble, c’est la fête, ça joue et ça swingue. Julie Saury, fille
de Maxim (en souvenir duquel elle vient de sortir un disque-hommage) sait d’où
vient le jazz et tient le fil de la tradition du bout des baguettes. La
batteuse invitée, Anne Paceo, plus connue du public, se situe quant à elle dans
un registre plus contemporain. Les trois saxophonistes renouent avec la bonne vieille habitude de «se
tirer la bourre», pour le meilleur. Il faut les écouter sur «I Wanna
Move»: ça déménage! Sur le soutien incendiaire de l’orgue, un
solo de la ténor Sophie Alour explose. Cette dernière mène d’ailleurs la danse
sur sa composition «Joke», une véritable fête. «Que
reste-t-il de nos amours», la belle chanson de Charles Trenet, est
distillée avec une délicatesse mélancolique, toujours par Sophie Alour, qui colle
parfaitement aux paroles qu’on a l’impression d’entendre susurrer. Et la
reprise à l’orgue n’est pas sans évoquer Erroll Garner avec ce léger décalage
basse main gauche. «La Valse à Charlotte», thème de Rhoda Scott,
est magnifiquement arrangé pour deux saxes et interprétée façon valse
swing-musette. Le frère de Sophie Alour, Julien, est le seul homme de
l’affaire; il intervient discrètement, mais avec à-propos, sur deux
morceaux. Le disque baigne ainsi dans une atmosphère funk-blues et même rythm’n
blues sur le tube de Ray Charles, «What I’d Say», sacrément enlevé,
avec quelques «Oh Oh, Ah Ah» de rigueur pour terminer ce concert,
d’une belle homogénéité.
Delfeayo Marsalis/Uptown Jazz Orchestra
Make America Great Again!
Star
Sprangled Banner, Snowball, Second Line, Back to Africa, Make America Great
Again, Dream On Robben, Symphony in Riffs, Put Your Right Foot Forward, All of
Me, Living Free and Running Wild, Skylark, Java, Fanfare For the Common Man,
Dream on Robben
Delfeayo
Marsalis (tb), Uptown Music Theatre Choir, Uptown Jazz Orchestra : Andrew
Baham, Scott Frock, John Gray, Jamelle Williams (tp), Brice Miller (tp, voc),
Terrance Taplin, Charles Williams, Jeffrey Miller, T.J. Norris, Maurice
Trosclair (tb), Khari Allen Lee (as, ss), Jeronne Ansari (as), Roderick Paulin
(ts, as), Gregory Agid (cl, ts), Scott Johnson (ts, bs), Roger Lewis (bs), Kyle
Roussel, Meghan Swartz (p), David Pulphus (b), Herlin Riley, Peter Varnado
(dm), Joseph Dyson Jr (dm, perc), Alexey Marti (perc) + Dee-1 (rap), Wendell
Pierce (narration), Cynthia Liggins Thomas (voc), John Culbreth (tp), Jeff
Alpert (btb), Branford Marsalis, Victor Goines (ts), Oliver Bonie (bar)
Enregistré les 29 novembre, 29-31 décembre 2015, New
Orleans (Louisiane)
Durée: 1h 02' 48''
Troubadour Jass Records 103016 (www.dmarsalis.com)
Nous n'aborderons pas ici
les connotations politiques de ce disque, ni le fait que Delfeayo Marsalis ne
s'attendait peut-être pas à ce que son titre soit le slogan du 45e président des Etats-Unis... Bref, après l'hymne américain joué par la section
de sax dans un style identique à celui du Quatuor de Saxophones de la Garde
Républicaine, l'album nous présente une façon de jouer hot dès
l'ostinato de sax baryton (Roger Lewis) sur des percussions dans «Snowball»
(le clarinettiste devant être Victor Goines ou Gregory Agid). Bonne
intervention de Roderick Paulin (ts). Cette «Second Line» n'a rien
à voir avec celle de Paul Barbarin et elle nous plonge dans l'univers
ellingtonien, introduit par Gregory Agid (cl) proche de Jimmy Hamilton. Tout
l'orchestre sonne superbement, soutenu par le maître, Herlin Riley. Andrew
Baham (tp) prend un solo très jazz. On retiendra aussi le travail avec plunger
de Terrance Taplin (tb). Introduction mingusienne dans «Back to Africa»,
puis le chœur et le rappeur (supportable grâce au tempo de Joseph Dyson)
précèdent des solos à la J.J. Johnson de Delfeayo, coltranien (pas le son) de
Branford. Orchestration luxuriante (et assez complexe). Narrateur de bla-bla
politique naïf dans «Make America Great Again!» avec joyeuse
réponse du chœur. Bref c'est le solo wyntonien d'Andrew Baham que nous
apprécions. Superbe drumming d'Herlin Riley derrière Khari Allen Lee (as) genre
Wess Anderson. Cynthia Liggins Thomas chante (bien) dans «Dream on Robben»,
genre de composition simple dont Pharoah Sanders était capable. Delfeayo prend
un solo pouvant évoquer Lawrence Brown. A noter qu'il joue un trombone Courtois
AC402TR, comme Taplin et Jeffrey Miller. Justement la section de trombones
intervient au début de «Symphony in Riffs». La section de sax y
sonne bien aussi. Baham pend un solide solo (nous avions apprécié ce
trompettiste à Ascona, festival qui nous permit aussi de découvrir Taplin,
Agid, Kyle Roussel et autres de ces instrumentistes qui n'intéressent pas les
médias jazz en France). Bon solo de Khari Allen Lee, et un peu timide de Meghan
Swartz. «Put Your Right Foot Forward» nous amène dans l'univers des
brass bands funky de New Orleans (Peter Varnado, dm). Brice Miller (parolier)
et le chœur interviennent, puis en solo Roger Lewis (bs), gloire du Dirty Dozen
fortement évoqué ici. L'alternative de trombone sent bon la parade (Charles
Williams, Jeffrey Miller) tout comme les riffs. Agid (cl) plane au-dessus de la
masse sonore. Du jazz orthodoxe par Kyle Roussel en trio dans «All of Me»
(Pulphus, b, Riley, dm) puis le relais est pris par tout l'orchestre qui
swingue un excellent arrangement. Retour du chœur et de l'envahissant rappeur
dans «Living Free and Running Wild» richement orchestré par Phil
Sims. Le solo de Branford fait un peu remplissage. La section de sax amène (et
accompagne) la ballade «Skylark», orchestrée par Delfeayo qui en
est le charmant soliste (beau jeu de balais d'Herlin Riley). Les sax sont
encore à l'honneur dans «Java» où Roderick Paulin est l'excellent
soliste au son épais. Très pompeuse l'introduction de cuivres pour la «Fanfare
for the Common Man», orchestrée par Delfeayo, puis la solennité fait un
peu musique de film. Vient ensuite le solo de Delfeayo, seul moment swing. Le bonus track est la version instrumentale
de «Dream on Robben» (orchestration Kris Berg) avec Khari Allen Lee
(ss), qui a écouté Coltrane, et le drumming superlatif d'Herlin Riley. Bref, il
y a de tout dans ce nouvel album de Delfeayo Marsalis, notamment du bon.
Hipsters
Hop, Gavotte I (English Suite n°6), Charleston, Dream Dancing, Diplomata,
Lion's Steps, Ballet of the Dunes, All You Want to Do Is Dance, Sandancer,
Carioca, Premier Bal, Ragtime Dance, Moonlight Serenade, Salir a la luz,
Original Dixieland One-Step, Dancing on the Celling Colin
Dawson (tp, voc), Chris Hopkins (as), Bernd Lhotzky (p), Oliver Mewes (dm) Enregistré
les 26-28 mai 2015, Kefermarkt (Autriche) Durée:
1h 01' 43'' Act
9103-2 (Harmonia Mundi)
Echoes of Swing
Bix. A Tribute to Bix Beiderbecke
CD1:
Ol' Man River (intro), At the Jazz Band Ball, Everything That Was, I'm Coming
Virginia, Thou Swell, In the Dark (tango), At Children's Corner, Happy Feet,
I'll Be a Friend With Pleasure, Nix Like Bix, Singin' the Blues, The Boy from
Davenport, Jazz Me Blues, Ol' Man River CD2:
At the Jazz Band Ball, I'm Coming Virginia, Singin' the Blues, Jazz Me Blues,
Blue River, Thou Swell, Clarinet Marmalade, Way Down Yonder in New Orleans;
Royal Garden Blues, In a Mist CD1:
Colin Dawson (cnt, tp), Shannon Barnett (tb, voc), Emile Parisien (ss), Chris
Hopkins (as), Mulo Francel (C mel, g), Bern Lhotzky (p), Henning Gailling (b),
Oliver Mewes (dm), Pete York (dm, perc, voc) ; CD2: Bix Beiderbecke (cnt, p),
Fred Farrar, Ray Lodwig (tp), Bill Rank, Miff Mole, Lloyd Turner (tb), Izzy
Friedman (cl), Don Murray, Jimmy Dorsey (cl, as), Doc Ryker (as), Frank
Trumbauer (s), Adrian Rollini, Min Leibrook (bs), Joe Venuti (vln), Frank
Signorelli, Irving Riskin, Roy Bargy, Paul Mertz (p), Eddie Lang (g), Howdy
Quicksell (bjo), Steve Brown (b), Chauncey Morehouse, Hal McDonald (dm), Lewis
James (voc) Enregistré
les 1-3 août 2016, Munich (Allemagne) + du 4 février 1927 au 17 avril 1928, New
York Durée:
1h 01' 09'' + 30' 17'' Act
9826-2 (Harmonia Mundi)
L'hommage à Bix, proposé par Echoes of Swing, se
présente en deux CDs: un premier, enregistré par le groupe allemand et
ses invités, un second qui regroupe des enregistrements originaux de 1928. De ce
dernier nous ne dirons rien, sinon que tout le monde devrait connaître au moins
«I'm Coming Virginia» et «Singin' the Blues» (celui-là
fit impression, dès sa sortie en 1927 sur les deux communautés de musiciens
dits jazz). Le livret de ce projet nous affirme: «Our perceptions of major figures in music from previous epochs tend to
change over the course of time». C'est juste. Bix fut d'abord adulé
et mis au même rang que Louis Armstrong par les premières générations de
musiciens blancs américains, anglais, français (Philippe Brun), etc. Puis, dès
que le premier théoricien (Hugues Panassié) sentit ce qu’était le hot et le swing, Bix et ses confrères furent placés au purgatoire.
Aujourd'hui, où l'on n'a plus aucune notion de ce qui est jazz ou non, Bix a repris
une place au rang des incontournables. Les Bix, Trumbauer et Lang ont de toute
façon eut une influence respectable. L'équipe d'Echoes of Swing avait le choix
entre épouser le style rythmique et expressif de ces anciens ou de reprendre
leur répertoire à une manière d'aujourd'hui. Or le répertoire n'est rien, seule
la façon de le jouer importe. Il n'y a donc rien de Bix et Trumbauer dans ces
reprises (augmentées de quelques originaux). Ce n'est pas moins intéressant
pour autant. L'arrangement de Bernd Lhotzky d'un «At the Jazz Band Ball»
à peine reconnaissance, a plus de swing que les équipes de Bix. La sonorité de
Colin Dawson au cornet Schilke dans «Ol' Man River» est chaude avec
un vibrato qui n'évoque en rien Bix, mais c'est aussi beau que court. Colin
Dawon peut évoquer Chet Baker dans le quartet sans piano sur «Thou Swell»
où Shannon Barnett fait penser à Bob Brookmeyer. Mulo Francel utilise un vieil
instrument, le C melody sax, emblème de Trumbauer, pour une expressivité bien
différente : belle sonorité chaude dans l'exposé de «Everything That Was»
qu'il a signé, puis des fantaisies dans le développement qui rappellent James
Carter. Son arrangement d'«In the Dark» n'évoque Bix que dans le
piano en coda. «At Children Corner» composé par Lhotzky fait plus
clairement référence à Debussy et Bix, avec changements de tempo. Très belle
musique par Echoes of Swing sans invités, où chacun a soigné la sonorité
(cornet clair de Colin, alto léger de Chris, piano délicat de Bernd, et variété
rythmique d'Oliver). Le traitement rythmiquement funky d'«Happy Feet» est
réjouissant! Excellents solos de Francel, Barnett, Hopkins, Dawson et des deux
batteurs! Bravo à Mulo Francel pour l'arrangement. Traitement bossa de «I'll
Be a Friend With Pleasure» avec un excellent alto carterien de Chris
Hopkins et une partie chantée bien venue de Pete York. Absence du drame qu'on
perçoit dans le sublime solo de Bix dans la version d'origine (regrettablement
absente de la réédition); d'ailleurs pour mettre à mort toute comparaison, le
présent arrangement ne fait pas appel au cornet! Shannon Barnett joue en duo
avec Henning Gailing (b) sa composition «Nix Like Bix» (d'après «Blue
River») ; du très bon trombone, très mobile avec parfois un caractère
vocal dans la sonorité. Version swing du «Singin' the Blues» revu
par Colin Dawson (tous les solos sont bons). Le «Jazz Me Blues» est
abordé sur un tempo inhabituel. Après l'excellent solo de Barnett, Emile
Parisien s'exprime de façon bien intégrée. Pas une seconde de passéisme et de
la musique de qualité.
Il en va de même de l’albumDancing, qui s'en prend à la danse («Charleston» décortiqué
; «Carioca» virtuose etc). Dans le dansant «Diplomata»
de Pixinguinha, Colin Dawson a une excellente sonorité appropriée, sans et avec
sourdine. Il chante à la Chet Baker notamment dans «Dream Dancing»
(beau son d'alto de Chris Hopkins). Relevons la «Gavotte» de Bach
(Colin Dawson s'en sort bien avec le phrasé classique) et «Ragtime Dance»
de Joplin. «Lion's Steps» évoque parfaitement Willie Smith, et la
prestation de Bernd Lhotzky est délicieuse. Le traitement de l'«Original
Dixieland One-Step» sonne un peu comme du John Kirby. Enfin, il y a de
bonnes compositions personnelles («Ballet of the Dunes» de Chris
Hopkins…). De quoi vous surprendre et vous satisfaire.
El Caborojeno, Havin'
Some Fun, Home Basie, Ellis Island, Original People, New Rochelle,
Runferyerlife, Latin Dance, Slo Funk, Tribute Bob Mintzer (ts, arr),
Wayne Bergeron, James Blackwell, John Thomas, Chad Willis, Michael Stever (tp),
Bob McChesney, Erik Hughes, Julianne Gralle, Craig Gosnell (tb), Bob Sheppard
(as), Adam Schroeder (bar), Russ Ferrante (p), Larry Koonse (g), Edwin
Livingston (b), Peter Erskine (dm), Aaron Serfaty (perc) Enregistré à Los
Angeles (Californie), date non précisée Durée: 1h 02' 24'' Fuzzy Music PEPCD022 (www.bobmintzer.com)
La collaboration entre
Bob Mintzer et Peter Erskine ne date pas d'aujourd'hui. L'expérience de Bob
Mintzer dans l'orchestre de Buddy Rich l'a amené à comprendre que le batteur
est le socle du big band. C'est l'œuvre collective plus que les solos qui
comptent ici étant donné la qualité superlative des sections de cuivres! Wayne
Bergeron est l'un des meilleurs lead trompettes du moment. Bob Mintzer fait une
place, et c'est inévitable de nos jours, à l'influence cubaine dans trois
titres : «El Caborojeno» (solo bop standardisé de Michael Stever,
tp, qui a une solide technique), «Ellis Island» (en 6/8 d'où un
phrasé orchestral biscornu incompatible avec le swing; bon travail des sections
de trombones et trompettes, solo d'Adam Schroeder, bar), «Latin Dance»
(solo de Mintzer sur des motifs complexes et répétitifs de trombones et
trompettes, solo Bob McChesney, très technique comme toujours, retour au sax
ténor puis passage Erskine-Serfaty). Touche reggae dans «Original People»
qui vaut pour le travail de la section de trombones au son ample. Notez le
passage en 4/4 ternaire pour que les solos swinguent (écoutez le solo swing de
trompette et juste après les constructions des sections de souffleurs sans swing).
Tout cela est évidemment rythmique ce qui n'est pas synonyme de swing. Fanfare
classique pour trompette (Wayne Bergeron) et section de trombones avant le
thème «New Rochelle» sur un drumming binaire, à l'origine écrit par
Mintzer pour les Yellowjackets. Solo de Russ Ferrante, puis belle écriture
superposée des trois sections de souffleurs et un bon solo de Bob Mintzer dans
la lignée Stanley Turrentine, Hank Mobley. Aussi bien que ce soit, ça tranche
avec le «Runferyerlife», en tempo rapide, typiquement bop. Bon solo
de Bob Mintzer, puis incroyable de virtuosité de Bob McChesnel et enfin de
Peter Erskine. Wayne Bergeron assure une partie pas évidente. Une influence
directe de Count Basie se trouve dans «Havin' Some Fun». Placé
juste après «El Caborojeno», on a l'illustration (involontaire) de
ce qui swingue par rapport à ce qui est bien mais sans swing. Solos de Bob
Mintzer et Adam Schroeder, mais c'est le travail des sections de trompettes
(surtout), de trombones et saxophones qui fait l'intérêt de ce titre, ainsi que
la partie de Peter Erskine aux balais! «Home Basie» se veut le
mariage du big band swing et du R&B. En fait c'est un rythme funky sur
lequel on greffe un travail superlatif de précision des sections de trompettes
(Wayne Bergeron!) et saxophones. Bob Mintzer prend un solo charnu qui se veut
dans la lignée de King Curtis et Junior Walker (ce qui me laisse perplexe). «Tribute»
est dédié aux musiciens sortis de l'école Basie et plus spécialement à Thad
Jones. Il y a d'abord le piano sobre et swing de Russ Ferrante avant l'entrée
parfaitement swing de l'orchestre! Bob Mintzer propose un solo lyrique et
robuste. Amusant passage sur un rythme de marche pour les trompettes, avant le
retour de tout l'orchestre à un swing bien extériorisé (bon drumming de Peter
Erskine) et un solo bop de Michael Stever que n'aurait pas renié Thad Jones
(Erskine pousse bien). «Slo Funk» fut écrit pour le big band Buddy
Rich, c'est l'occasion d'un solo de Bob Sheppard (as), puis du leader. Gros
travail du lead trompette comme pour tous les arrangements destinés à Buddy
Rich. Au total c'est un disque remarquable de la conception plurielle que l'on
a aujourd'hui du big band. Pour les musiciens, sachez que des play-along et les partitions sont
disponibles sur le site internet du leader.
Lucky, Fungii Mama, Let's Dance (The Night Away), You and the Night and the Music, When You Smile at Me, That Jambalaya, Five in Time, Chelsea Bridge, Cheryl, When You Smile at Me
Ben Adkins (dm), Alphonso Horne (tp, fgh ), Joshua Bowlus (p, elp), Paul Miller (g), Stan Piper (b) + Michael Emmert (ts), Chris Adkins (elg), Linda Cole (voc )
Enregistré en 2016, New Orleans (Californie)
Durée: 57' 04''
Ben Adkins Music 190394498177 (www.benadkinsmusic.com)
Le titre veut dire pot-pourri
et c'est bien d'un mélange de genres dont il s'agit. L'ambition: «keeping alive the tradition of jazz and
being wrapped in a cellophane of modern sounds». En tout cas, c'est le
premier album sous son nom du batteur Benjamin Adkins, originaire de
Jacksonville, ex-élève en Floride de Danny Gottlieb (2009) et Leon Anderson
(2011). La plupart des titres sont joués en quartet sans trompette. Hélas,
Joshua Bowlus utilise le plus souvent le Rhodes, alors qu'il sait faire sonner
le piano de belle façon comme dans «Cheryl» de Charlie Parker (excellent jeu de
balais du leader) et dans l'une des meilleures plages de l'album, la version
chantée de «When You Smile at Me» avecl'émouvante Linda Cole (inflexions à la Billie Holiday). Paul Miller est
un guitariste pop («When You Smile at Me», trop long; «Five in Time»). Stan
Piper a un son ample de qualité. Le leader a des qualités aux balais («You and
the Night and the Music»). Curieusement, le thème rollinsien «Fungii Mama» de
Blue Mitchell est joué sans trompette. En dehors de Linda Cole, l'intérêt de
cet album c'est qu'il permet d'entendre, dans quatre titres, le jeune
trompettiste Alphonso Horne, natif de Jacksonville, diplômé de la Florida State
University, protégé de Marcus Roberts. Dans «Lucky», thème un peu monkien de
Ben Adkins, Alphonso Horne intervient d'abord en duo avec Stan Piper, puis dans
un solo bop avec la rythmique. On apprécie sa sonorité chantante dans «Let's
Dance (The Night Away)». Les deux meilleurs titres sont «That Jambalaya» sur un
rythme de parade (petits riffs de Horne derrière le Rhodes et la guitare, solo
de trompette avec le plunger et growl: toutefois la forme est supérieure au
contenu) et la ballade «Chelsea Bridge» de Billy Strayhorn (où Horne démontre
sa classe potentielle; bon solo de basse aussi).
Getaway 9, Itsy Bitsy Spider, Lilly's Lullaby, CI's Blues, My Favorite Things, Fond of You, Liquid, Voyage, Was, Blue Monk
Al Strong (tp, fgh), Alan Thompson (ss), James Gates (as), Bluford Thompson (ts), Shaena Ryan Martin (bar), Ryan Hanseler (p, elp), Lovell Bradford (p, org), Charles Robinson, Joel Holloway (org), J.C. Martin (g), Lance Scott (b), Jeremy Clemons (dm, clavinet), Lajhi Hampden (dm), Brevan Hampden (perc) + Ira Wiggins (fl), Lummie Spann Jr (as), Brian Miller (ts), Joey Calderazzo (p), Devonne Harris (elp), Ameen Saleem (b), KidzNotes Mozart Chorus
Enregistré le 17 décembre 2014, les 6 et 7 février 2015, Kernersville (Caroline du Nord)
Durée: 1h 00' 19''
Al Strong Music (www.alstrongmusic.com)
Love Strong est un disque «pour se sentir bien» («a feel good record»), ce qui implique qu'il y en ait (sans
doute moins volontairement avoué) pour se sentir mal (nous ne citons
personne). Albert Strong, élevé à Washington, a rencontré ce
qu'on appelle «jazz» à l'âge de 15 ans. Il est un produit de la Duke
Ellington School for Performing Art. C'est Michael Hackett qui lui a
enseigné l'émission des notes sur une trompette. Un grand-père l'a
initié à Ray Charles, Jimmy Smith, Donald Byrd. Depuis, Al Strong qui
émerge à partir de 1998, a joué avec Aretha Franklin et Branford Marsalis.
Et en effet on est surpris à l'écoute du premier titre, «Getaway 9»
d'entendre du (hard) bop sur tempo rapide parfaitement assimilé par Al
Strong («strong» en effet), Bluford Thompson et le trio rythmique
(bon solo de Jeremy Clemons)! «Itsy Bitsy Spider» est un solo de
trompette (démarquage de « Au clair de la lune») en dehors de
l'intervention de voix d'enfants au début et à la fin. Al Strong a un son
charnu, robuste et chantant avec un léger vibrato en fin de phrases. Cette
qualité se retrouve dans «Lilly's Lullaby». Al sait utiliser les émissions
de son voilée pour donner de l'émotion aux notes. C'est la guitare bluesy
de J.C. Martin qui introduit un «CI's Blues» deuxième moment de pur
(hard) bop. Al Strong joue avec autant de classe qu'un Roy Hargrove, avec
des attaques à la Lee Morgan! Coda très blues. Il est
impossible aujourd'hui d'éviter la touche latine qui surgit dans
cet intéressant arrangement de «My Favorite Things». Effets électroniques
dans le solo de trompette. Utilisation bien venue de l'orgue (Lovell
Bradford). Climat Jazz Messengers dans «Fond of You». Bluford
Thompson y trouve des accents à la Benny Golson. Bon drumming de Lajhi
Hampden, remarquable lignes de basse de Lance Scott, piano soul
de Ryan Hanseler. Le reste n'est pas de la même veine. Al Strong
diversifie pour ne pas passer pour un ringard (et il a le droit d'aimer ça
aussi). Passe encore pour le funk festif qui prend «Blue Monk» pour otage,
comme l'avait déjà fait le Dirty Dozen Brass Band (auquel on pense), avec
sa guitare à pédale (bon solo hargneux de Bluford Thompson). Les
trois autres titres, avec piano bla-bla (Lovell Bradford) sans swing
dans «Voyage», sont des pièces de «climat» qui permettent malgré tout
d'apprécier la sonorité de bugle et de trompette avec sourdine harmon du
leader. Au total tous ceux qui restent à aimer leur bop hard devraient
s'intéresser à Al Strong et à ce disque.
Enfance, Potion magique,
Overloos, Peccadille, Incantation pour les Etoiles, Morceau en forme de
Nougarose, Savapapapa, Les chevilles de Valery Steve
Houben (fl, as, ss), Charles Loos (p, key), Maurane (g, voc) Enregistré en novembre 1985, Bruxelles (Belgique) Durée: 40' 23'' Igloo Records 043 (Socadisc)
Après un
beau premier galop au Québec et avant Starmania,
Maurane est revenue à Bruxelles poser sa voix puissante et son feeling jazz
mâtiné de «Nougarose» en 1985. Dans les mois qui suivent, sa
rencontre avec les musiciens qui gravitent autour des dix ans d’âge des Lundis
d’Hortense n’est pas une surprise. La chanteuse qui est aussi guitariste
(«Savapapapa») et compositrice («Overloos») se fait
instrumentiste par onomatopées
inclusives («Incantation pour les étoiles»). On appréciera son talent d’improvisatrice,
notamment sur «Morceau en forme de Nougarose». C’est surtout la
«manière» de Charles Loos qui est affirmée ici; sa
musicalité, l’approche mélodique de ses composition. Par sa sensibilité et sa
maîtrise, Steve Houben, qui a déjà enregistré «Steve Houben And
Strings» en 1983, s’allie avec évidence aux harmonies de Charles Loos
(«Peccadille»). Sa composition «Enfance» est devenue un
grand classique du jazz belge. Puisqu’aujourd’hui la chanteuse qu’on a dans
l’oreille masque le talent initial de Maurane, cette réédition faite par Igloo
se faisait essentielle. A noter: un supplément par rapport au 33 tours
originel (Igloo 038): le duo Loos-Houben sur «Les Chevilles de
Valéry».
What’ Cha-Call-‘Em Blues, Down by the Riverside,
Make Me a Pallet On the Floor, Carry Me Back to Old Virginny, Big Chief, Old
Stack O’Lee Blues, Jesus on the Mainline, Oh, Didn’t He Ramble, Cornet Chop
Suey, Savoy Blues, Forty Second Street, Mardi Gras Mambo, My Indian Red, (I’ll
Be Glad When You’re Dead) You Rascal You, Black and Blue Raphaël D’Agostino (cnt, voc), Johan Dupont (p,
voc), Max Malkomes (b, voc), Laurent Vigneron (dm) Enregistré
les 10 et 11 janvier 2016, Bruxelles (Belgique) Durée: 1h 18' 50'' Igloo Records 274 (Socadisc)
Déjà sept ans que ce quartet wallon reprend le
vieux répertoire du Delta, surprenant les festivaliers le plus souvent habitués
aux expériences créatives et autres amalgames ethniques. Ils nous ont fait danser à Brosella, à
Comblain ou Rossignol. Avec ce troisième album, enregistré au Théâtre des
Riches Claires (Bruxelles), c’est une sorte de travelling entre Canal Street et
Jackson Square qu’ils recréent, rappelant à qui voudrait l’oublier que notre
musique est née dans la rue. La démarche de ces jeunes musiciens est
essentiellement festive. A côté d’un cornettiste-chanteur («Black and
Blue») qui privilégie les accents et le vibrato à la Buddy Bolden, on écoute un contrebassiste essentiel («Old
Stack O’Lee Blues») et un batteur qui, avec ses wood-blocks, ses
cow-bells, ses bass-drums, ses roulements, et son tempo inébranlable paie
tribut à Baby Dods, Chick Webb et Gene Krupa («Oh, Didn’t He Ramble»,
«Forty Second Street»). Plus surprenante est la présence dans ce
quartet d’un pianiste protéiforme: Johan Dupont. On peut l’écouter comme concertiste
classique, accompagnateur de chanteurs, sideman bop ou résolument impliqué dans
les expériences contemporaines. Avec Big Noise, vous apprécierez autant sa
délicatesse sur «Black And Blue» que sa vélocité sur «Big
Chief». Big Noise parcourt les origines en chant-chorales («My
Indian Red»), de l’église au bordel, de «Jesus on the
Mainline» jusqu’au très païen «Mardi Gras Mambo». Cette
formation minimale, sans clarinette ni trombone, transpire le swing et la vieille
tradition, mais surtout la joie d’être ensemble, de jouer sans fards, en
amitié, modestie et partage.
Jean-Pierre Bertrand/Frank Muschalle
Piano Brotherhood
Lucky Shuffle, Rhythm Boogie, Blues
O'Clock, Midnight Boogie, If You're Not Mine, Boogie Woogie Blues,
Sixth Avenue Express, Piano Brotherhood, Why Did You Do That to Me, A
Fred's Smile for the Boogie Man, Funny & Uprising, Blues with a
Feeling, Swanee River Boogie, Searing Blues, Ammons Warlock Boogie
Jean-Pierre Bertrand, Frank Muschalle
(p), Dani Gugolz (b, voc), Peter Müller (dm)
Enregistré les 1er et 2 décembre
2014, Dijon (21)
Durée: 47' 51''
Black & Blue 801-2 (Socadisc)
Frank Muschalle
Live in Vannes
Blue Mor-Bihan, Arradon Arrival, More
Sweets Darling, Slotcar Boogie, Mr Freddie Blues, Cooney Vaughn's
Stremblin' Blues, Born's Boogie, Vannes'n Waltz, Nod to Wilson, Sheik
of Araby, If I Didn't Love You Like I Do, Spooky'n Blue, Bass Goin'
Crazy, Hmm? What?, Pastry, Mama You Don't Mean Me no Good, Splashin'
Around with the Kids
Frank Muschalle (p)
Enregistré les 22 et 23 avril 2015,
Vannes (56)
Durée: 1h 03' 18''
Styx Records 1078 (www.styxrecords.com)
Jean-Paul Amouroux
Plays Rock'n Roll Hits in Boogie Woogie
I'm Walking*, Wild Cat, You Never Can
Tell*, Be-Bop-a-Lula, Lucille*, Memphis Tennesse, Dim Dim the
Lights*, School Days, Pony Time*, A Mess of Blues, Rock Around the
Clock*, I Gotta Know, Tutti Frutti*, Dirty Dirty Feeling, Jambalaya*,
No Particular Place to Go, Rock the Bop*, Johnny B Goode, You Talk
Too Much*, C'mon Everybody, I'm Ready*, Rock and Roll Music, I Want
to Walk You Home*, Don't Be Cruel, Ya Ya*, Happy Baby*
Jean-Paul Amouroux (p), Claude Braud
(ts*), François Fournet (g), Enzo Mucci (b), Simon Boyer (dm) Enregistré les 16 et 17 juin 2015,
Draveil (91) Durée: 1h 04' 59''
Black & Blue 791-2 (Socadisc)
Malgré tout le savoir-faire de ces
pianistes, le boogie woogie peut générer une certaine lassitude.
Pour la rompre, le duo Bertand-Muschalle, disciple du tandem Pete
Johnson-Albert Ammons («Sixth Avenue Express») sollicite parfois un
bassiste genre Willie Dixon («Why Did You Do That to Me» de Big
Bill Broonzy), d'ailleurs chanteur capable («Blues with a Feeling»)
et un batteur efficace («Blues O'Clock»). On n'est pas loin du
rock'n roll («Midnight Boogie»). Alterner avec du blues low down
(«Piano Brotherhood») est donc bienvenu. Le «If You're not Mine»,
excellent thème de Lafayette Leake compte parmi les bons moments de
ce CD qui à côté de reprises propose aussi des compositions
originales.
Celles-ci sont très présentes dans le
dur exercice du solo qu'assume Frank Muschalle sur son Live in
Vannes. Elles sont souvent excellentes («Blue Mor-Bihan»,
«Vannes'n' Waltz», «Hum? What?»). L'album ne comprend donc pas
que du boogie. Muschalle est un excellent pianiste qui joue très
plaisamment des morceaux qui ne méritent pas l'oubli comme «Mr
Freddie's Blues» de Freddie Shayne, «Bass Goin' Crazy» d'Albert
Ammons, «Pastry» de Sonny Thompson-Henry Glover et du Little
Brother Montgomery, «Cooney Vaughn's Tremblin' Blues» et «Mama,
You Don't Mean Me no Good». Un des sommets du CD est «Nod to
Wilson», démarquage du «Blues in C Sharp Minor» de Teddy Wilson :
du piano incontournablement jazz, et de classe! On retiendra aussi,
dans ce disque, plus que plaisant, le bon thème «If I Didn't Love
You Like I Do» de Julius Dixon (1913-2004) qui donna aussi avec la
parolière blanche Beverly Ross, «Dim, Dim The Lights» rendu
célèbre en 1954 par Bill Haley et que l'on trouve dans le troisième
CD, celui signé par Jean-Paul Amoureux en petit combo.
L'idée de ce Plays Rock'n Roll Hits in
Boogie Woogie est donc d'utiliser les succès du rock'n roll pour en
faire du boogie. Ce n'est pas l'exercice le plus difficile, puisque
le boogie est une composante essentielle du rock'n roll des années
1945-64 («Lucille» de Little Richard). Cette fois, l'astuce pour
entretenir l'attention est d'alterner une interprétation avec sax
ténor avec une, sans. Claude Braud a un style «velu» tout à fait
adapté au rock'n roll («Tutti Frutti», «Jambalaya»). François
Fournet est parfait dans cet exercice du guitariste dérivé de
T.Bone Walker, d'avant l'ère de la suramplification des Jimi Hendrix
& co. («I'm Walking» de Fats Domino-Dave Bartholomew, «A Mess
of Blues», «Dirty, Dirty Feeling», «Don't Be Cruel», évidemment
«Johnny B Goode»). Simon Boyer génère un shuffle parfait («Wild
Cat») et aussi un drumming plus rentre dedans («Pony Time») dans
une entente efficace avec Enzo Mucci (bon slappeur : «Be-Bop-a-Lula»,
«Rock Around the Clock», «Happy Baby»). Pas ici de
désarticulation des thèmes, ils sont bien identifiables. Jean-Paul
Amouroux qui est passé de la musique dite classique à Pete Johnson
via une période rock'n roll, rend ici un très plaisant hommage aux
célébrités du genre qui ont marqué son adolescence : Chuck Berry,
Little Richard, Fats Domino, Chubby Checker, mais aussi Jerry Lee
Lewis, Gene Vincent, Bill Haley, Eddie Cochrane, Elvis Presley.
Jean-Paul Amouroux a un style simple et direct parfait pour ce
divertissement qui en réjouira plus d'un.
Marinette, Le Parapluie, Pénélope, Brave Margot, Hécatombe, Histoire de Faussaire, Je suis un voyou (intro), Je suis un voyou, Je me suis fait tout petit, L'Orage, Les Copains d'abord, Le Temps ne fait rien à l'affaire, Les Passantes
Pierre Guicquéro (tb), Daniel Huck (as, voc), Jean-Marc Montaut (p, arr), Pierre Verne (b), Marc Verne (dm)
Enregistré les 1er et 2 mai 2015, lieu non précisé
Durée : 58' 22''
Black & Blue 805-2 (Socadisc)
Le principe de prendre une chanson pour tremplin à jazzer est une constante. Solliciter les compositions de Brassens est chez nous assez fréquent surtout depuis «Les Copains d'abord» par les Haricots Rouges. A noter qu'on trouve ici une belle version de «Les Copains d'abord» bien différente, sur tempo lent (excellents solos de Guicquéro et de Pierre Verne). Bref, nous avons là des arrangements bien originaux. Signalons la créolisation de «Le Parapluie», «Je suis un voyou» (mais l'intro est un pastiche amusant du piano concertant). La plupart des exposés du thème sont par Pierre Guicquéro comme dans la funky «Marinette» (Jean-Marc Montaut cite brièvement «Now's the Time» dans son solo). Dans «Brave Margot» (qu'enregistra déjà Sidney Bechet), Daniel Huck prend un accent parkerien (excellent solo technique de trombone, bonne prestation aux balais de Marc Verne). «L'orage» n'est pas sans évoquer «Tea for Two» dans l'introduction de piano, Daniel Huck y chante en scat avec le talent qu'on lui connais (ce n'est pas la seule intervention dans cette spécialité dans ce disque). Dans «Je me suis fait tout petit», Daniel Huck chante les paroles, puis nous donne du scat après le très bon solo de Jean-Marc Montaut. Pierre Guicquéro expose à la Bill Watrous «Histoire de faussaire», titre où nous avons des solos bluesy de piano et d'alto fort bien venus. Bon solo autour du thème de Pierre Verne dans «Le temps ne fait rien à l'affaire», et Daniel Huck y swingue résolument! Le scat dans «Les Passantes» est joyeusement déjanté (bon solo de Marc Verne, introduction qui intrique «Stranger in Paradise»). Bref, de bons moments garantis avec ce CD.
Claude Bolling Big Band
60 ans. From CB to CB with Love
From CB to CB with Love (part 1-2-3),
The Key, Oncle Benny, Nuances, Sax Specialties, Sunday Mornin Shuffle, Lorraine
Blues Christian Martinez,
Guy Bodet, Michel Delakian, Patrick Artero (tp), Fabien Cyprien, Denis Leloup,
Jean-Christophe Vilain, Philippe Henry (tb), Philippe Portejoie, Claude
Tissendier (as), André Villéger (ts, cl), Carl Schlosser (ts, fl), Claudio de
Queiroz (bs), Philippe Milanta (p), Nicolas Peslier (g), Pierre Maingourd (b),
Vincent Cordelette (dm), Faby Médina (voc) Enregistré les
10-12-17-26-28 novembre et 3-20 décembre 2015 Durée: 50' 09'' Frémeaux &
Associés 8523 (Socadisc) Saluons d’abord un livret avec les informations utiles
(nom des solistes)! Toutes les compositions sont signées Claude Bolling, mais
c'est sans lui que ses musiciens œuvrent en son nom. Entrés dans cet orchestre
entre 1974 et 2013, tous font honneur au fondateur de l'orchestre, par ailleurs
bien enregistré dans le studio de Vincent Cordelette. Un bon big band c'est un
excellent batteur pour l'assise et un premier trompette précis comme colonne
vertébrale. Pas de soucis ici avec Cordelette et Christian Martinez dont la
mise en place, la maîtrise du registre aigu et du vocabulaire (shakes)
s'épanouissent dès le premier titre bien venu, «From CB (Claude Bolling)
to CB (Count Basie) with Love» (composé en 1987) qui présente le
successeur de Claude au piano, Philippe Milanta, un choix tellement pertinent
(un régal de virtuosité et swing). Pour beaucoup, le big band est un défilé de
solistes. En fait, c'est avant tout un choix de compositions aptes à être
swinguées dans des orchestrations qui sont autant de surprises, palettes
sonores, alliages et qui sont l'intérêt premier. Viennent ensuite la mise à
disposition d'espaces d'expression pour des solistes adaptés à l'esthétique de
l'orchestre qui constituent un plus et non une fin. Et là, pas de déception.
Dans la partie 2 de ce «From CB to CB with Love», Patrick Artero
joue splendidement (quel son ample à la Armstrong dans le solo sans sourdine!).
On retrouve Patrick Artero, impérial, à la fin de «Lorraine Blues»,
version ici précédée par un duo devenu célèbre, André Villéger-Philippe
Milanta. A noter une inexactitude dans le livret, ce thème low-down a été enregistré avant 1961 (Philips), le 28 mai 1956 par
Claude mettant en vedette Fred Gérard (tp), Claude Gousset, Benny Vasseur et
Bernard Zacharias (tb) (Jazz Club 6004). Dans ce CD, Damien Verherve (tb)
s'inscrit dans la même lignée. Puisque nous sommes dans le trombone,
«Oncle Benny» évidemment dédié par Claude à Benny Vasseur est ici
admirablement joué par Denis Leloup avec la sûreté technique qu'on lui connait.
On notera dans ce morceau l'alliage sonore trombone et flûte (Carl Schlosser),
ainsi que trompettes et flûte dans «Route d'Azur» (1961, pour le
film Les Mains d'Orlac) où l'on remarque aussi les solos de Pierre
Maingourd et de Michel Delakian (avec sourdine harmon), ainsi que le jeu aux
balais de Cordelette. Trombone encore, Jean-Christophe Vilain dans un «Sunday
Morning Shuffle», bien shuffleen effet. Du côté des saxophones: belle version de «Nuances» bien
sûr ellingtoniennes (Claude Tissendier, alto chantant) et «Sax
Specialties» dédié à Tissendier qui valorise le moelleux de la section de
sax, après une vive secousse de trompettes. Merci à Vincent Cordelette, nouveau
chef d’orchestre, et à tous ces admirables musiciens.
Claude Braud/Pierre-Louis Cas/Philippe Chagne/Carl Schlosser
Tenor Battle
Stolen
Sweets, My Delight, My Full House, After Supper, Shiny Stockings, Moten Swing,
Cristo Redentor, Robbin's Nest, In a Mellow Tone Claude
Braud, Pierre-Louis Cas (ts), Philippe Chagne (ts), Carl Schlosser (ts,
fl), Franck Jaccard (p), Laurent Vanhée (b), Stéphane Roger (dm) Enregistré
: le 19 avril 2014, Paris Durée: 1h 14' 17'' Ahead
828-2 (Socadisc)
Philippe Chagne/Olivier Defays
Men in Bop
Naomi's
Back!, Emile Saint-Saëns, You and the Night and the Music, Mon suricate au chutney
(portrait of P. Chagne), I Remember Frank Wess, Mérou's Bounce, Sweet Swing,
Caravan, Walkin' Easy, Calcutta Cuite
Olivier
Defays (as, ts), Philippe Chagne (ts), Philippe Petit (org), Yves Nahon (dm) Enregistré
les 19, 20 et 21 octobre 2015, Droue-sur-Drouette (28) Durée: 53' 30'' Ahead
829-2 (Socadisc)
Ce qui réunit ces disques
du même label, c'est la
présence de Philippe Chagne, qui, comme c'est rappelé, a une vaste expérience
en big bands (Claude Bolling, Ray Charles, Gérard Badini, Michel Pastre,
François Laudet, le Splendid). Et aussi l'idée de ne réunir que des sax sur un
soutien rythmique. Ils sont un total de quatre et non des moindres dans Tenor
Battle, sur des arrangements bien conçus d'un répertoire varié (Ellington,
Illinois Jacquet mais aussi Roland Kirk et Duke Pearson). Le livret donne les
indications de solistes qui permettent de se mettre dans l'oreille le son et
style de chacun. Tous ces arrangements sont de premier ordre! «Stolen
Sweets» swingue bien sur tempo médium, mené par Chagne à l'alto (pas
mentionné dans le livret), les solos de ténor opposent amicalement Chagne et
Carl Schlosser (approche la moins sage). Sur tempo plus vif, «My Delight»
fait intervenir successivement Schlosser, Claude Braud (léger growl),
Pierre-Louis Cas (son épais) et Chagne. Un riff de section ou des breaks de
batterie séparent les interventions individuelles. Dans les ensembles comme en
solo Schlosser opte pour la flûte dans le très dansant «My Full House»
ce qui contraste bien avec le solo hargneux de Pilou Cas. Franck Jaccard y va
aussi d'un solide solo. Jaccard amène avec délicatesse le «After Supper»
sur tempo très lent. Ce thème de Neal Hefti nous conduit dans l'univers basien.
Solo «méchant» de Pilou (à noter la parfaite ligne de basse de
Laurent Vanhée), ensuite Claude Braud n'est pas moins véhément. L'entrée de
solo de Schlosser a la vérilité d'une trompette, puis son phrasé a le même
genre d'exhubérence qu'un James Cater. En comparaison la sonorité de Philippe
Chagne est plus légère mais pas moins expressive. On reste un moment dans
l'univers basien avec «Shiny Stockings» (belles relances de
Stéphane Roger) et «Moten Swing» (version funky et bon chase
Schlosser-Chagne). Soulignons au passage que c'est du live (au Méridien), pas de triche. Très bel arrangement de «Cristo
Redentor» avec l'alto lancinant et lyrique de Philippe Chagne. Le piano soul de Franck Jaccard est le seul
soliste, de classe. L'arrangement de «Robbin's Nest» avec une
partie de flûte et un piano économe n'est pas moins enthousiasmant (remarquable
solo de flûte de Schlosser, suivit des ténors pulpeux de Cas, Chagne et Braud).
Le programme se termine par une bonne version de «In a Mellow Tone».
Les amateurs de sax qui swingue seront aux anges! Dans le second CD, il y a
plus de compositions personnelles (ou bons démarquages comme «Naomi's Back!»,
kentonien) que d'adaptations de standards. Olivier Defays revendique d'être
bop. L'alliage sax-orgue-drums fut pour Blue Note puis en France chez Black
& Blue lors des années 1970, un gisement de couleurs bluesy. C'est
l'esthétique défendue ici avec talent. Philippe Petit est non seulement un
organiste qui connait les racines du genre, mais aussi un compositeur de thèmes
de qualité : «Emile Saint-Saëns», «Walkin' Easy».
Philippe Chagne a signé une jolie ballade pensive, «I Remember Frank Wess»,
où la qualité des sonorités de ces deux sax est bien en valeur (et indispensable
sur tempo très lent!). Son «Sweet Swing» est aussi un thème
plaisant joué paisiblement par l'alto et ténor entourés des «couleurs
Blue Note» de Philippe Petit. On appréciera le style parkero-cannonballien
d'Olivier Defays dans son «Mérou's Bounce» (breaks d'Yves Nahon).
Dans les standards, on relève un bon stop chorus par les sax dans «You
and the Night and the Music». Yves Nahon, par ailleurs aussi discret
qu'adapté, est mis en valeur (sans excès) dans «Caravan» et «Calcutta
Cutie». Qu'Olivier Defays se rassure, ce style n'a pas pris, ici, une
ride, et, porté à ce degré de qualité, sans sacrifier le swing, c'est une
démonstration qu'on peut être «créatif» sans rien renier des fondements
essentiels du genre. Un album inespéré par les temps confus qui courent.
This
Way, Contemplation, Get Out of Town, Westwood Walk, Jungle Juice, Azure, Lime
Light, What The World Needs Now Is Love, Lean Years, Just Squeeze Me Yves
Nahon (dm), Hiroshi Murayama (p), Serge Merlaud (g), Pierre Maingourd (b) Enregistré les 11 et 12 décembre 2013, lieu non communiqué Durée:
56' 19'' Black
& Blue 793-2 (Socadisc)
Professionnel depuis 1987, Yves Nahon a joué pour Ted
Curson, Peter King, Pierre Michelot et Sylvain Boeuf notamment. Il annonce son
«ambition de trouver un son ensemble». En effet le groupe a un son
magnifique et la couleur est donnée par Serge Merlaud, guitariste de formation
classique qui à l'évidence a parfaitement assimilé l'approche des meilleurs
guitaristes bop. Sa sonorité attire l'oreille notamment dans
«Contemplation» de McCoy Tyner. Dans «This Way»,
composé par Serge Merlaud et joué avec swing, le piano du Japonais Hiroshi
Murayama (né en 1970), de formation classique, est d'une belle musicalité. Dans
le beau thème de Cole Porter, «Get Out of Town», c'est au tour du
leader de se mettre en valeur (jeu de balais, solo), mais Pierre Maingourd
n'est pas en reste car ses lignes de basse derrière les solos de guitare et
piano sont parfaites. Dans «Westwood Walk», la prestation aux
balais d'Yves Nahon comme l'entrée de solo de Murayama sont impressionnants.
Superbe solo de Pierre Maingourd dans «Azure» d'Ellington. Le
«Lime Light» de Mulligan est délivré avec un swing réjouissant
(belle alternative piano-guitare). Même qualité de swing dans «Just
Squeeze Me», notamment le solo de piano soutenu par la qualité de son de
la contrebasse et le drumming inventif du leader. Maingourd prend là aussi un
excellent solo. J'ai souligné des qualités individuelles. C'est la somme de
celles-ci qui donne un beau son de groupe. Ceux qui aiment la guitare dans la
lignée Kenny Burrell, Wes Montgomery, etc. sauront apprécier ce disque.
Viper's Drag, Black and Blue, Boxing Day, Carolina Shout, I've Got a
Feeling I'm Falling, Ain't Misbehavin, Madreza, The Trolley Song, My Fate Is in
Your Hands, La Petite plage, The Sheik of Araby, Les Barricades mystérieuses,
Tes zygomatiques, Ain't Misbehavin (alt. take) Marc Benham (p) Enregistré le 3
novembre 2015, Malakoff (92) Durée: 48' 13'' Frémeaux &
Associés 8527 (Socadisc)
Marc Benham est un pianiste «rare».
Tous ceux qui ont assisté à ses concerts
ou écouté Herbst, son précédent album
solo en conviennent. Une technique accomplie, un toucher précis (qui l'autorise
à jouer sur les redoutables pianos
Fazioli), un sens aigu de la mise en place et une culture phénoménale de
l'histoire du piano jazz (Thelonious Monk compris) ne sont que quelques-unes de
ses qualités. Au répertoire de Fats Waller annoncé par le titre, (mais aussi de
James P. Johnson), il ajoute quelques-unes de ses compositions personnelles et
même un extrait d'un thème de François Couperindont il donne une interprétation
«stride» tout à fait dans le ton malgré son anachronisme... mais
Marc Benham a aussi le sens des surprises inattendues et le culte du mystère
(ainsi le logo du pingouin en loden qui figurait déjà sur Herbst, lui-aussi très réussi). Chapeau (melon...)
l'artiste!
He Loves and She Loves, Strike up the Band, All My
Life, Everyone Says I Love You, Looking at You, But not for Me, You Brought a
New Kind of Love to Me, I’ve Got a Crush on You, Just You, Just Me, Embreacable
You Laurent Courthaliac (p, arr), Fabien Mary (tp),
Bastien Ballaz (tb), Dimitri Baevsky (as), David Sauzay (ts), Xavier Richardeau
(bar), Clovis Nicolas (b), Pete Van Nostrand (dm) Enregistré
en avril 2015, Meudon (92) Durée:
44' 04'' Jazz and People 816004 (Harmonia Mundi)
La musique qui sert de
base au dernier album de Laurent Courthaliac est tirée des films de Woody Allen Manhattan (1979) et Tout le monde dit I love you (1996),
seule comédie musicale à l’actif du cinéaste new-yorkais. Le pianiste célèbre
ici davantage l’amour du jazz de l’illustre réalisateur que son esthétique
cinématographique, même si des accents de sincérité absolue émaillent cette
déclaration enflammée à la ville berceau du bebop. Dès le premier titre, «He
Loves and She Loves», le pianiste annonce la couleur avec une relecture
de Gershwin dans la plus pure tradition swing. L’orchestration façon big band
de Jon Boutellier (Amazing Keystone Big Band) est le sésame qui permet d’entrer
de plain-pied dans un univers qui ressuscite une époque chérie de la plupart
des amateurs de jazz. «Strike Up the Band» permet à Laurent Courthaliac
de déployer toute sa science des arrangements, et le tempo vif, les accents
roboratifs produits par les cuivres, achèvent de convaincre l’auditeur qu’il a
ici affaire à une musique de grande qualité. «Everyone Says I Love You»
ramène le temps d’une piste cette saveur particulière aux grandes comédies
musicales américaines, et «Looking at You» est peut-être le morceau
sur lequel le talent du leader s’avère le plus évident, son toucher atteignant ici
un niveau de délicatesse et de sensibilité inouïs, avec des silences aussi
éloquents que les notes de musique les plus inspirées. «I’ve Got a Crush
on You» suscite à son tour l’adhésion du mélomane, avec ses contrastes
profonds et les couleurs sépias apportées par Bastien Ballaz. Un hommage appuyé
doit bien sûr être rendu au mixage et à la masterisation hors pairs de Julien
Bassères, qui s’avèrent essentiels pour restituer toute la cohésion de l’octet
en studio. Le disque se termine sur «Embraceable You», un mid-tempo
très séduisant qui met en évidence le talent de Xavier Richardeau. Grâce soit
rendue, sur ce disque, à la section de cuivres, dont les interventions
confèrent un caractère inoubliable aux compositions de George Gershwin. Un bien bel album, déployant une approche
toute de transparence et de pureté, et prouvant que la musique la plus
enracinée n’est pas incompatible avec l’approche d’une certaine modernité.
First
Song, Hand in Hand, Lover Man, La Chanson d'Hélène, In Your Own Sweet Way, Pic
Saint-Loup, Mother, Fun Eyes, Les Valseuses, Souvenirs, You Don't Know What
Love Is, Pompignan, You Are The Sunshine of My Life, Que Reste-t-il de nos
amours? Jacky Terrasson (p), Stéphane
Belmondo (flh, tp) Enregistré
en septembre 2015 et avril 2016, Pompignan (82) Durée: 48' 12''
Impulse!
0602557049466 (Universal)
Ce disque est le
résultat de la quasi fusion artistique entre Stéphane Belmondo et Jacky
Terrasson. Ils se connaissent depuis longtemps. Ils ont joué ensemble pour Dee
Dee Bridgewater dans les années 1990. A partir de 2010, ils se sont retrouvés pour
jouer en duo. Une trentaine de morceaux a été enregistrée, mais à l'écoute du
résultat, ils ont choisi de ne garder que les tempos lents pour donner un
climat particulier à l'album. J'avais une appréhension avant d'écouter ce
disque, car Jacky Terrasson comme la plupart des pianistes bavards de notre
époque, n'est pas ma tasse de thé. J'aurai dû me souvenir que j'avais déjà
chroniqué positivement le duo Tom Harrell-Jacky Terrasson de 1991 (JAR 64007).
Et dès la première écoute j'ai été touché par la qualité musicale de cette
sélection.
«First Song» de Charlie Haden, hors tempo et lent, ouvre le programme:
le bugle de Stéphane Belmondo est bien enregistré et ses émissions de son,
volontairement voilées, génèrent une belle émotion que l'accompagnement de
Terrasson respecte. A tempo, plus médium, «Hand in Hand» est magnifiquement
joué par Stéphane Belmondo à la trompette avec une sourdine harmon. Jacky
Terrasson a une solide main gauche qui donne l'assise au duo et il joue avec
sobriété et une grande musicalité! Belle quiétude dans l'introduction à ce qui
devient «Lover Man» avec l'arrivée de Stéphane Belmondo au bugle. Ce n'est pas
qu'un accompagnement mais l'intrication parfaite de deux voix, avec une
complicité en écho (reprise de la phrase de bugle ou court commentaire par la
main droite de Jacky Terrasson). Le son de bugle est généreux. Ici et là
quelques effets à la Miles Davis. On sait que Stéphane aime «La Chanson
d'Hélène» de Philippe Sarde qu'il joue avec son trio. Voici une version au
bugle avec piano qui traduit quiétude et mélancolie. Phrasé bop à la trompette
avec sourdine harmon dans «In Your Own Sweet Way» de Dave Brubeck (ici c'est le
Terrasson qui me lasse vite, mais son solo est court). Le début du très court «Pic
Saint-Loup» (0'40'') fait penser au Miles Davis de L'Ascenseur pour l'échafaud.
Jacky Terrasson est le compositeur du très mélancolique «Mother», dédié à sa
mère (décédée). Stéphane Belmondo, au bugle, donne du poids, de l'affect à
chaque note. Il sollicite là un vibrato de bon aloi. Beaux effets de crescendo,
et discrets appels-réponses entre les deux musiciens. Comme pour rompre avec
cette intensité dramatique, le morceau suivant «Fun Keys» est plus enjoué,
plein de dynamisme. Terrasson y est ...funky. Belle coda vive et tranchante.
Puis surprise, «Les Valseuses» de Grappelli est du jazz qui balance comme
l'aimait le violoniste. Stéphane Belmondo y joue avec le plunger. Terrasson y
est...parfait. Retour à la tendresse avec «Souvenirs» de Stéphane Belmondo au
bugle. Dans les quatre titres suivants Stéphane Belmondo joue de la trompette,
notamment cette version recueillie de «Que reste-t-il de nos amours?». Bref, un
CD intimiste qui est une belle étape artistique de Stéphane Belmondo et de
Jacky Terrasson.
Triangle, One Life Left,
Peace, Suriname, Pyramid, I Guess, It’s Love, Stranger on a Train Iordache (ts, bar, as,
fl), Lucian Nagy (ts, ss), Petre Ionutescu (tp), Toni Kühn (key),
Dan Alex Mitrofan (g), Utu Pascu (b), Tavi Scurtu (dm)
Enregistré les 23 août
et 4 septembre 2011, Timisoara (Roumanie) Durée: 1h 05' Fiver House Records 160706-2 (www.fiverhouse.com)
Iordache, est un des
grands animateurs de la scène jazz roumaine, en tant que musicien,
leader et producteur; il multiple ainsi les activités indispensables
pour pouvoir vivre de sa musique en indépendant. Avec «One
Life Left», il nous propose un voyage sur les rives de la
fusion où il utilise toute la palette de ses saxophones, épaulé
par un second soufflant aux anches, Lucian Nagy. La combinaison
fonctionne et le guitariste Dan Alex Mitrofan joue le troisième
larron, ultra présent sur toutes les compositions. Un jazz
électrique semble-t-il plus inspiré de la scène anglaise des
années 70 que de la fusion dévastatrice d’Outre-Atlantique.
L’enregistrement a été réalisé en live, en prise directe et le
feeling sans effet de studio se reflète très bien sur «Suriname»
où les claviers de Toni Kühn se marient aux multiples anches et à
la trompette de Petre Ionetescu. Un mélange funky et jazz qui incite
à la danse. Chaque musicien a sa place et la polyvalence des
soufflants leur permet d’assurer de belles parties de flûte et de
baryton. L’utilisation de claviers bizarres (synthétiseur Vermona)
colore étrangement le son de «I Guess It’s Love»; et de même
sur «Stranger on the Train» le groupe invente une sonorité très
étonnante.
Une bonne surprise que ce
musicien qui ne tourne jamais en France.
Garden Beast, Captain Rabbit, Summer
Rain, Spider’s Diner, My Dog Zorro, Pond Relections, Magnolia,
Earthworm
Iordache (ts, bar, as, fl), Garden
Beast (as, voc, arr), Sebastian Burneci (tp), Florian Radu (tb),Toni
Kühn (key, g), Dan Alex Mitrofan (g), Utu Pascu (b), Tavi Scurtu
(dm, perc) + Sanem Kalfa (voc)
Enregistré en 2013, Iasi (Roumanie)
Durée: 45'
Fiver House Records 004
(www.fiverhouse.com)
Iordache réunit ici une partie de
l'équipe de One Life Left pour un répertoire qui commence
comme celui d’un groupe de rythm'n'blues avec le titre éponyme de
l’album, et toujours un super son étonnant et détonant du
pianiste. Une musique alerte, joviale, pleine d’humour, soutenue
par une section de cuivres parfaitement en place. Un jazz grand
public de qualité qui ravira aussi les puristes aux idées plus
larges. L’album se poursuit par un «Captain Rabbit» qui gambade
dans la prairie sur la rythmique cadencée du guitariste avec une
exubérance de cuivres sautillants. «Summer Rain» arrangé à la
façon d’un Lalo Schiffrin de série télévisée continue dans
l’allégresse pour introduire un étrange repas de l’araignée
«Spider Diner». Distorsions de claviers, guitare brésilienne et
cuivres habaneros nous embarquent sur les traces de «My Dog
Zorro» qui permet au guitariste de prouver de nouveau ses capacités
à swinguer et rigoler à la fois. La voix de Sanem Kalfa voltige sur
«Magnolia» orchestré à la façon d’un Frank Zappa dont
l’orchestre semble avoir adopté l’humour et la dérision sans
oublier la justesse d’interprétation. L'ultime titre prend un
début rock’n roll: les musiciens se veulent grand orchestre et
accélèrent le tempo pour un final débridé où éclate une joyeuse
cacophonie salutaire.
Bref, un album qui ne manque pas
d’originalité et d’un certain entertainment.
Spider’s Diner, Triangle, Space Loneliness,
Dissipaten, Fiare Vechi Luām Iordache (as, ts), Alex Harding (bar), Stefan Burneci (tp), Florian
Radu (tb), Toma Dimitriu (key), Michael Acker (b), Tavi Scurtu (dm), Ghassan
Bouz (perc) Enregistré le
11 juin 2015, Bucarest (Roumanie) Durée: 39' Fiver House Records 015 (www.fiverhouse.com)
Deux heures. C’est
le temps qu’il a fallu pour enregistrer cet album dans un studio de Bucarest.
Iordache avait déjà écouté Alex Harding avec l’orchestre Blutopia du pianiste
roumain Lucian Ban. Puis au sein du Tuba Project (Lucian Ban, Sam Newsome,
Bruce Williams Derek Philips et le légendaire Bob Stewart) et au sein de
Defunkt. Lors d’un passage par hasard au club Green Hours, il le rencontre et les deux
saxophonistes décident aussi sec d’enregistrer dès la fin de la tournée de l’Américain.
Iordache réunit sa bande habituelle au studio Star One et en deux heures
l’affaire est bouclée. Le répertoire choisi sera quatre titres de ses
compositions et un thème de Sun Ra «Space Loneliness», son compositeur favori.
Album d’urgence qui sonne comme un live de club, sans concession laissant la
part belle aux solistes et dès le premier titre Alex Harding nous emporte sur
son baryton. Idem sur «Space Loneliness», où l’ami américain commence
l’offensive avec un long solo entrecoupé de celui du pianiste, la section de
cuivre suit le mouvement. Avec «Dissipaten» et «Fiare Vechi Luām» chaque
musicien a droit à sa courte intervention, les deux sur un tempo ralenti et l’invité refait preuve de belles
interventions. Un disque témoignage d’une rencontre non préparée et qui se
solde par un moment fort agréable.
The Crossing, So Simple, Both Sides of
the River, Passcaglia, Stretto, Tuscarora, Never Been to Alabama
Mircea Tiberian (p), Chris Dahlgren
(b), John Betsch (dm)
Enregistré le 21 janvier 2011,
Bucarest (Roumanie)
Durée: 56’
Autoproduit (mircea_tiberian@yahoo.com)
Mircea Tiberian mène une carrière
internationale, il a notamment joué avec Larry Coryell, Thomas
Stanko, Jean-Jacques Avenel, Daniel Erdmann et ses compatriotes:
Johnny Răducanu, Anca Parghel, Dan Mîndrilă… Il est également
le coordinateur du département jazz de l’Université Nationale de
Bucarest et a signé une vingtaine d’albums. Chris Dahlgren,
originaire de Cincinnati, a étudié la composition avec Monte Young,
Anthony Braxton… et la contrebasse avec Barry Green, François
Rabbath et Dave Holland. Durant les années 80, il est le bassiste
maison du Blue Wisp Jazz Club de Cincinnati et joue avec Herb Ellis,
Red Rodney, Charles Tolliver et Joe Lovano, puis s’installe à New
York en 1993 où il dirige et enregistre avec ses groupes et joue aux
côtés d’Anthony Braxton (2001/2009). Depuis 2006 il réside à
Berlin et se produit avec de nombreux musiciens notamment d’Europe
centrale. Quant à John Bestch, installé à Paris on connaît sa
carrière et ses multiples collaborations, dont la plus longue avec
Steve Lacy. L’univers des trois compères semble défini mais sur
cet album dédié en grande partie à l’improvisation et gravé en
un jour, l’intensité et l’urgence donne lieu à d’agréables
surprises.
Après un premier titre «The
Crossing», issu d’une improvisation collective sur les sentiers
d’un Cecil Taylor, le trio nous suggère un chemin tranquille,
rempli de sagesse avec «So Simple» signé par Mircea Tiberian.
Jean-Sébastien Bach est l’inspirateur de «Passacaglia» qui
déroule un paysage nostalgique où le trio développe un sens de
l’écoute et de l’échange permanent. Mircea Tiberian en exprime
toutes les nuances en une sensibilité à fleur de peau qui séduit
l’auditoire. «Stretto» et «Tuscarora» signés par Chris
Dahlgren enfoncent le clou d’une musique libertaire qui se veut la
plus ouverte possible. «Never Been to Alabama», dont l’introduction
pourrait être jouée lors d’une messe de gospel, nous va droit au
cœur, des larmes sur chaque touche pour libérer les ailes de l’ange
gardien qui veille sur notre musique. Les tintements des cymbales et
les balais soulignent le doux dialogue du piano et des cordes de la
contrebasse comme un moment paisible après la bataille des
improvisations précédentes. Un groupe à découvrir en concert.
Dragonfly Blues, Time Capsule,Lydian
Glow, Habanera, The Pale Dot, Like a Thief in the Night, Restless
Needle, Sangha, Slow Motion (Masina Vie)
Mircea Tiberian, Toma Dimitriu (p)
Enregistré en Roumanie, date non précisée
Durée: 43'
Fiver House Records 013
(www.fiverhouse.com)
Toma Dimitriu est un jeune pianiste
roumain (23 ans) diplômé du Conservatoire George Enescu de Bucarest
et du Conservatoire de Gröningen au Pays-Bas. Inconnu en France il a
joué avec le trompettiste Nicolas Simion, le batteur Gene Jackson ou
le trompettiste Eamon Dilworth. Sur ce dialogue, que l’on aurait pu
imaginer de maître à élève, leur évidente complicité est une
heureuse surprise. La majorité des compositions sont signés par
l’aîné, Mircea Tiberian, dont la diversité et la qualité ne
peuvent que séduire. Tour à tour soliste et accompagnateur, à
l’écoute l’un de l’autre, le duo nous livre un album plus
qu’intéressant qui s’écoute d’une traite et sans état d’âme;
une musique sincère qui va droit aux oreilles et au cœur. Le titre
éponyme de l’album «The Pale Dot», de courte durée (1' 52''),
résume bien cet album ouvert aux esprits. Ancré dans un jazz
novateur, cet album se distingue de la majorité d’une production
roumaine qui reste dans un domaine trop académique. Mircea Tiberian,
personnage d’une forte personnalité et qui ne mâche pas ses mots
entend défendre un jazz contemporain pas assez reconnu d’après
lui dans les instances officielles et certains festivals nationaux,
ni dans les éditions discographiques.
Quand on n’a
que l’amour, La Chanson des vieux amants, Vesoul-Amsterdam, Ces gens-là, Mathilde,
Ne me quitte pas, Le Plat pays, Bruxelles, Isabelle, La Valse à mille temps David Linx
(voc), Brussels Jazz Orchestra (dir. Frank Vaganée), personnel détaillé dans le
livret Enregistré du
24 au 26 juin 2015, Gand (Belgique) Durée:
1h 07’ Jazz Village 570125
(Harmonia Mundi)
A la
différence de Charles Trenet ou Georges Brassens, les chansons de Jacques Brel ont
rarement intéressé les jazzmen. David Linx, après avoir chanté Nougaro, s’y
colle. Il faut bien sûr oublier les interprétations de Brel, et se focaliser
sur ce que Linx fait de ce répertoire avec sa façon si particulière de chanter.
Il est épaulé par un Brussels Jazz Orchestra en grande forme, sur des
arrangements remarquables de différents auteurs (voir livret). Linx a donc là
un appuis solide et peut interpréter les chansons de Brel avec son art de
moduler la mélodie, en traînant sur les syllabes, surtout à la fin des vers,
étirant la note et partant certaines fois dans des volutes volubiles qui
tordent la mélodie, ou encore s’envolant sur des scats légers. Chaque morceau
offre un long solo à l’un des musiciens de l’orchestre, et ça swingue bien!
Emergent ainsi la voix de l’orchestre et un solo de ténor (Kurt Van Erck) sur
«Quand on n’a que l’amour»; un solo d’alto (Frank Vaganée)
sur «Bruxelles», bien servi par Linx; un solo de trombone
(Marc Godfroid) sur «La Chanson des vieux amants» où là, Linx ne
dégage pas du tout l’émotion que demande le thème; c’était l’un des
chefs-d’œuvre d’interprétation de Brel, insurpassable bien sûr. En revanche,
Linx réussit une gageure sur «Ne me quitte pas», rendu avec retenue
et tendresse dans sa première partie démarrée sur tempo lent, en compagnie du
pianiste, puis en forte avec tout
l’orchestre. Autre belle réussite «Vesoul-Amsterdam»: Linx en
trio avec basse et batterie, puis après le solo de trompette (Nico
Shepers), reprend en anglais sur fond d’orchestre: chauffe,
Marcel! «Isabelle» est interprété complètement en anglais, ce
qui n’apporte rien mais plaira au monde anglo-saxon! Le disque se termine
sur «La Valse à mille temps» démarrée, comme il se doit, en valse
ralentie, sur une rythmique des anches, qui va s’accélérant et crescendo avec
tout l’orchestre sur un splendide arrangement de Lode Mertens; là, Linx
articule presque à la Brel. Somme toute un disque réussi et très plaisant, qui
donne l’occasion d’entendre l’excellent BJO au sommet.
David Linx/Paolo Fresu/Diederick Wissels
The Whistleblowers
As One,
December, This Dwelling Place, The Whistleblowers, Traiblazers, Paris,
Contradiction Takes Its Place Part 1 & 2, O grande kilapy, Le tue mani,
Dredge up, Shake up Your Trust, Confusion David
Linx (voc), Paolo Fresu (tp, flh, electronics), Diederick Wissels (p, synth),
Christophe Wallemme, Helge Andreas Norbakken (b) + Quartetto Alborada (strings) Enregistré en 2015, lieu non communiqué Durée: 55' Bonsaï Music 151101 (Harmonia Mundi)
Voici revenu, quinze ans après, le groupe Heartland qui
avait tant séduit tout un public. David Linx se retrouve avec son trio
habituel, plus quelques invités. Ce disque devait entrer en promotion avec des
concerts, juste au moment des attentats du 13 novembre 2015, et tout fut
ajourné. Ironie du sort, The Whistleblowers, ce sont les lanceurs
d’alerte! La voix de David Linx a pris du grave et de l’ampleur.
Dans ce disque, il chante – on pourrait dire normalement –, c’est à dire sans
moduler, comme à son habitude, et son chant y gagne énormément en force et en
profondeur; on s’en aperçoit dès «As One». Dans l’ensemble
les morceaux sont pris sur tempo lent. Il y a de belles réussites comme
«December» sur tempo rapide avec des accents rythmiques parfois à
la Gregory Porter de Liquid Spirit. Une autre belle réussite
«Contradiction Takes its Place» en deux parties, la première
voix/piano rubato; la deuxième sur rythme soutenu batteur/ basse et
contrechant du piano. La trompette bouchée rêveuse en écho, puis en broderie,
c’est parfait. «Le tue mani» chanté en italien est d’un charme
absolu avec encore un beau partage voix-trompette, ouverte cette fois, et des
ponctuations des cordes. «Dredge Up» sort aussi du lot avec un
caractère funky, avec cette fois une vraie et belle mélodie. C’est le meilleur
morceau du disque, avec un groupe qui colle à fond à la voix, et des envolées
de Fresu en temps dédoublé. Dommage que tout le disque ne soit pas de ce
tonneau. «Confusion» est une sorte de samba avec un splendide
unisson voix-trompette-piano-basse. Les paroles sont de David Linx, sauf «Le tue
mani» de Machel Montano. Les musiques sont essentiellement de Diederick
Wissels. Il est évident que les inconditionnels de David Linx se
régaleront. Le groupe est parfait, les arrangements collent bien aux chansons,
la plupart des solos sont de haut niveau, mais c’est peut-être plus un disque
de chansons que de jazz…
Don Menza Quintet
First Flight. Complete Recordings
Don Menza
(ts, ss, fl), Frank Rosolino (tb), Alan Broadbent (p, synth), Tom Azarello (b),
Nick Ceroli (dm), Paulinho, Claudio Slon (perc) + Frank Strazzeri (p), Mayo Tiana
(btb) CD1: Bones Blues, Mz. Liz,
April’s Fool, Magnolia Rose, Intrigue, Spanish boots, Groove Blues, Samba de
Rollins, Collage, Ballad of the Matador; CD2 : Bones Blues, Mz. Liz, Intrigue, Magnolia
Rose, Spanish Boots, Groove Blues Enregistré en juillet 1976, Hollywood, Los Angeles (Californie) Durée: 1h 12' + 51'
Fresh Sound Records 891 (Socadisc)
A quarante
ans de distance, cette réédition (plus trois inédits et six prises alternatives)
de First Flight du saxophoniste Donald
Menza sera certainement une découverte pour de nombreux amateurs. Et quel
plaisir d’écouter ou réécouter un jazz dynamique, swinguant, débordant
d’enthousiasme, interprété par un musicien et un quintet qui ne s’occupent que
de jazz et ne cherchent jamais à épater la galerie, à inventer une quelconque
variante du jazz … C’était évidemment le milieu des années soixante-dix, une
époque à laquelle le mot jazz avait un sens encore assez précis. Sans être vraiment
west coast, le son, fluide, témoigne de la présence de Menza en Californie
(«a cultural shock for me»).
Peut-être aussi que son court passage antérieur chez Kenton a joué un rôle. La
présence dans ce disque de Frank Rosolino, lui aussi bien ancré à Los Angeles,
n’est pas non plus anodine; le tromboniste ayant été longtemps son
partenaire dans l’Ouest. L’enregistrement offre un véritable festival de dialogues entre Don et Frank,
s’appuyant sur une rythmique plus que solide. En ce sens l’inédit «Bones Blues» (par lequel s’ouvrent
les deux CDs) est révélateur. Un puissant swing de Nick Ceroli lance et appuie
en permanence le ténor qui passe la parole au tromboniste. S’en suit une
alternance questions-réponses entre les deux instrumentistes.
«April’s
Fool», avec les percussionnistes brésiliens en soutien (clave de samba
sur la campana), débute par un long show de Don Menza avant le dialogue
ténor/trombone. Restons avec les plages pour
lesquelles interviennent encore les deux "Latinos",
«Spanish Boots» et
«Samba de Rollins». Le
premier (inédit) débute avec un remarquable duo Menza-Rosolino. Ce dernier a
ensuite la part belle, avec de longues interventions, et les percussions,
discrètes, sont plus à l’honneur en fin de thème avant le retour du ténor. Si le son du Pacifique est sensible chez Menza, il ne faut pas minimiser l’influence
de ses maîtres, les saxophonistes boppers et autres tels que Hawkins, Lester
Young, Stitt ou Sonny Rollins à qui il rend hommage dans sa «Samba de Rollins» – qui
n’a de samba que l’apport des percussions sur un court passage. C’est le
Rollins de la jeunesse de Menza qui est à l’ordre du jour. Le saxophone,
puissant et très agressif est à l’unisson avec le trombone et le tempo
endiablé. On relève la participation d’un trombone basse (Mayo Tiana). Un
invité spécial, Frank Strazzeri (p), interprète tout en douceur sa propre
composition «Ballad of the Matador». Menza y joue de la flûte. Exit Rosolino. L’autre
ballade, «Magnolia Rose», débute par un très beau solo de ténor
avant l’entrée cool du trombone. «Intrigue» (inédit) déborde de
swing tout comme «Groove Blues» dont le titre est justifié. Menza y
fait preuve de virtuosité, joue vite et lance des appels à Rosolino alors que
la section rythmique est de toute évidence à la hauteur des attentes du saxophoniste.
«Mz Liz» met en valeur le travail du pianiste Alan Broadbent, son
compositeur. L’esprit de cette composition est différent du reste du disque et
les deux cuivres se coulent dans cet esprit. S’il convient d’apprécier l’inclusion de trois inédits
dans cette réédition, on aurait préféré les voir renvoyés sur le second disque
qui rassemble des prises alternatives de six des thèmes du premier. Ces prises
sont toutes plus développées que celles retenues mais globalement n’en
diffèrent pas sur le plan de l’interprétation. Mais y ajouter les trois inédits
aurait permis de conserver sur le premier volume la structure exacte du LP
original. Un musicien ne choisit pas au hasard les compositions offertes au
public (du moins les grands jazzmen d’hier!). Il a une idée, un concept
en tête. Si Don Menza ne met pas l’excellent «Bones Blues» sur le
LP, c’est sans aucun doute parce qu’à cet instant il n’est pas dans la logique
de son projet. Et si «Collage» est le morceau qui introduit
celui-ci, c’est bien parce qu’il constitue, par son dynamisme, l’engagement
personnel du saxophoniste, de son partenaire Rosolino et de tout le groupe, la
rampe de lancement du disque. Comme une introduction, «Collage» contient
en germe (germe un peu avancé même) ce que le quintet va dire par la suite. On
peut donc suggérer au jazzophile d’écouter les thèmes dans l’ordre du LP
original (9, 2, 7, 10, 8, 4, 3) et d’apprécier les autres à la suite.
Love Stream, Hope Street, Fat's Medley, Exploded View, A Soothing
Thrill, Hell's Kitchen, Shift, Bliss, In the Name of Love François Moutin
(b), Louis Moutin (dm), Jean-Michel Pilc (p), Manu Codjia (g), Christophe
Monniot (as, sopranino sax), Thierry Péala, Axelle du Rouret (voc) Date et lieu
d'enregistrement non précisés Durée 1h 03' 53'' Jazz Family 009 (Harmonia
Mundi)
Mis à part un medley de thèmes de Fats Waller (que
d'ailleurs les frères jumeaux jouent en duo), toutes les compositions sortent
de «l'usine/cuisine du diable» familiale. Complexes et d'une élégance un
peu brutale, elles donnent des ailes aux cinq musiciens dont l'osmose est
totale. L'ajout de backgrounds vocaux sur le premier titre seulement n'ajoute
pas grand-chose à la force assez redoutable de cette musique jouée de bout en
bout avec un enthousiasme énergique. D'ailleurs, les trois ballades que contient
le CD n'échappent pas non plus à un traitement plutôt vigoureux. Amateurs
exclusifs de «music for lovers»,
passez votre chemin... Dans la musique des Moutin, pas de place pour les
chuchotements.
Comte de Broglie, Baron Johan De Kalb, Pasajes de San
Juan, Charleston, South Carolina, June 19, 1777, Major Benjamin Huger, General
George Washington, The Battle of Brandywine, Valley Forge, Comte de Rochambeau,
Yorktown Laurent Coq (p), Walter Smith III (ts), Joe Sanders (b),
Damion Reid (dm) Enregistré
les 1er et 2 septembre 2014, Paramus (New Jersey) Durée: 49' 39'' Jazz & People 815003 (Harmonia Mundi)
Laurent
Coq est un homme qui place au premier plan de ses valeurs artistiques une
certaine intégrité jugée indispensable pour nourrir les meilleures ambitions
musicales. Ses prises de position, incisives et plutôt tranchées, sont connues
des amateurs de jazz pour tenter de traduire dans les faits le développement d’une
démarche toute personnelle. Il nous propose ici un concept-album structuré
autour des pérégrinations de Lafayette, ce qui lui permet d’interroger de
manière inquiète les rapports qu’entretient la culture américaine avec le jazz
européen. Bénéficiant du programme FAJE(French
American Jazz Exchange) et publiées chez le tout jeune label participatif Jazz & People, les
compositions qui émaillent cet album, conçues en partenariat avec le
saxophoniste américain Walter Smith III, sont autant de jalons qui retracent le
parcours de l’illustre personnage français. Dix thèmes correspondants à des lieux, des personnages et des événements
importants des huit années d’engagements de Lafayette. Au fil des titres, on voyage
avec les musiciens tout au long de compositions empreintes de complexité, qui se
tiennent à distance du jazz mainstream. Il faut dire que l’album, de ce point
de vue, prend le risque de se détourner d’une démarche plus grand public, au
risque de restreindre sensiblement son audience. Il s’agit en somme d’un pari,
prouver que l’art authentique se nourrit autant d’individualisme que
d’universalité. La musique, en elle-même, est organisée autour d’une
segmentation, sous forme de breaks inattendus et d’expérimentations inédites,
qui s’aventurent hors des chemins balisés («The Battle of
Brandywine»). Elle brille aussi par son art des structures, des liaisons,
les compositions étant agencées de telle sorte qu’elles s’enchainent sans temps
mort. En acceptant ce parti pris, il devient possible d’apprécier le côté
organique de la collaboration entre Laurent Coq et Walter Smith, les notes
charnues du saxophoniste qui viennent serpenter autour des structures imaginées
par le pianiste, les mélodies entêtantes serties sur des trames rythmiques
denses, le caractère irréprochable des fondations offertes par Joe Sanders et
l’élève de Billy Higgins, Damion Reid. Percevoir les rapports existant entre le
personnage de La Fayette et l’œuvre enregistrée n’est pas vraiment
indispensable, en dépit des aperçus supplétifs offerts par la lecture des notes
de pochette, mais il faut tout de même, pour l’apprécier, faire l’effort
d’entrer dans le projet de l’artiste, ce qui suppose finalement un
investissement conforme aux convictions personnelles de Laurent Coq, qui voit
dans l’apprentissage de la musique un accomplissement comparable à celui qui
permet une existence digne de ce nom.
Un album à l’intérêt artistique
incontestable, qui devrait faire la joie des amateurs éclairés.
Sunburst,
Dreams , Morning Song, You Know I Care, Beyond Forever, Collective Portrait,
First Light, Together, Ginger Bread Boy, Spring, Zoltan Eddie
Henderson (tp), Gary Bartz (as), George Cables (p), Doug Weiss (b), Carl Allen
(dm) Enregistré le 12 mai 2014, New York Durée: 1h 08' 25'' Smoke Sessions Records 1501 (www.smokesessionsrecords.com)
Un all stars exceptionnel entoure l’excellent Eddie
Henderson qu’on a pris l’habitude de voir sur la scène de nos festivals d’été,
le plus souvent en sideman (Billy Harper) ou en coleader de all stars (Cookers,
Leaders). Eddie Henderson, excellent technicien de la trompette, fait
en effet partie de cette belle génération de jazzmen, une vraie famille, réunie
en partie ici, qui a permis, sans que les amateurs en aient une claire
conscience, que le jazz poursuive son évolution, son histoire, sans céder au
tout jazz rock ou pop et à toutes les complaisances que nous promettaient les
années 1965-1985 (promesses tenues d’ailleurs car ça continue). Au demeurant, ces musiciens ont aussi participé parfois
(Bartz, Henderson et Cables) à cette époque fusion sans perdre les repères
essentiels du jazz (Eddie Henderson avec Herbie Hancock), en utilisant même les
nouveaux sons de l’époque pour personnaliser leur expression (George Cables,
pianiste exceptionnel), et on les retrouve aujourd’hui toujours avec plaisir
sur les scènes ou en disque. Eddie Henderson, une personnalité originale dans
le jazz, puisqu’il a mené de front une carrière musicale de haut niveau et une
carrière de médecin, n’a jamais cessé de côtoyer les grands musiciens du jazz
(Art Blakey, Elvin Jones, Dexter Gordon, Roy Haynes…). Dans ce Collective Portrait,
il évoque justement cette époque des années 1970, avec deux compositions
personnelles («Sunburst», «Dreams»), et deux de George Cables («Morning Song»,
«Beyond Forever»), puis il rappelle trois trompettistes admirés, Freddie
Hubbard («First Light»), Miles Davis («Ginger Bread Boy») et Woody Shaw
(«Zoltan»), qui l’ont, à n’en pas douter, inspiré, Miles Davis en particulier pour
la sonorité et les atmosphères, les deux autres pour les développements plus
virtuoses. C’est bien à un voyage dans le temps sous forme de portraits
successifs que nous propose Eddie Henderson, c’est aussi une belle rencontre
entre des musiciens toujours inventifs, originaux, un excellent moment de jazz.
Good Wine, N°9, Parents, Storks, TNT,
Broke, Think Thrice, Hooked, Off to the Train Station, Old Song for a
New Day Bojan Z (p, elp), Nils Wogram (tb) Durée: 59' Enregistré à Lubrza (Pologne), date
non précisée Nwog Records 016(www.nwog-records.com)
Le premier thème
«Good Wine» signé par Bojan Z, révèle sa connaissance pour la
bonne vigne, le trombone s’exprime comme une voix, comme un
chanteur accompagné de son pianiste, sobriété et clarté, une
invitation au plaisir de l’esprit et du corps. La totalité des
compositions sont des originaux signés par les deux musiciens. Il
est évident que la réussite d’un tel projet résulte de la
complicité et de la compréhension mutuelle des duellistes.
Spécialiste du Fender Rhodes, Bojan Z, nous en offre toutes les
subtilités sans jamais tomber dans la démonstration clinquante.
«TNT» porte bien son nom et nous dépote allégrement suivi d’un
«Broke» où la brillance scintille avec l’intensité du trombone.
Dix compositions qui nous amènent dans un monde enchanté mais qui
nécessite une certaine ouverture d’esprit et d’oreille, car le
dialogue ne laisse pas de place à la facilité. En conclusion un
«Old Song for a New Day» qui marie le passé et le futur dans une
harmonie des cœurs.
Abidjan, Raqsat Fès,
Chant du Très Loin, Canciòn, Laideronnette, Impératrice des
Pagodes, Enlightements Suite (Part. 1: From Sky, Part. 2: In Between,
Part. 3: From Earth), Nafassam, Laideronnette, Impératrice des
Pagodes (alt), Nesfé Jahân Samy Thiébault (st, ss,
fl, al.fl), Jean-Philippe Scali (as, bs), Manu Domergue (mellophone),
Adrien Chicot (p, elp), Sylvain Romano (b), Philippe Soirat (dm),
Meta (perc), + Avishai Cohen (tp) Enregistré les 8, 9 et 10
février 2016, Paris Durée: 58' Gaya Music Gaya 030
(Socadisc)
Avec cet album, le
septième, Samy Thiébault, très présent sur la scène actuelle et
très visible dans sa communication nationale, détient tous les
éléments pour affirmer son identité. Pour ce nouveau répertoire
il a opté pour des titres assez courts épaulés, par des musiciens
régulièrement à son service et incontournables de la scène
française et un guest de luxe, le trompettiste Avishai Cohen. Deux
premiers titres inspirés de l’Afrique (bien que le premier sonne
aussi brésilien) au soprano pour introduire une atmosphère légère
et donner le tempo suivi «D’un chant très loin» invitant la
trompette d’Avishai dans un agréable mariage coloré par le Fender
Rhodes d’Adrian Chicot. Sa suite «Enlightments», en trois parties
offre l’occasion à chacun de ses acolytes de s’exprimer
brièvement et sa flûte vient souligner une certaine mélancolie. On
trouve sur «Nesfé Jahân», dédié à son fils, une évocation
très coltranienne installant le climat nécessaire à une longue
balade laissant la part belle à son invité enthousiaste. «Rebirthest fait de mélodies qui me décrivent, musicalement et
personnellement» explique le leader. Aucun clinquant ni
redondance dans cet album, Samy Thiébault pour une renaissance,
malgré son jeune âge, signe un album de bonne qualité, peut être
un manque de folie mais ce sera pour plus tard.
The Next One, Eizy,
Exoget, Jungle Box, Nickel Chrome, I Remember Max, Kalame, Bis
Répétitae, Before Yoy’ve Gone
Olivier Robin (dm), Julien
Alour (tp), David Prez (ts), Vincent Bourgeyx (p), Damien Varaillon
(b)
Durée: 53'
Enregistré le 12 mars
2014, Paris
Fresh Sound Records/Swing
Alley 026 (Socadisc)
Olivier Robin, sans
fioriture, lance immédiatement la machine qui nous rappelle les
«Jazz Messengers». De plain-pied dans le propos, les thèmes suivis
de courts solos de chacun donnent l’esprit du groupe. Ambiance hard
bop qui se développera tout au long de l’album sur des
compositions signées par le batteur, épaulés par des jeunes "cats", Julien Alour et Damien Varaillon, et de solides routiers,
Vincent Bourgeyx et David Prez. Le pianiste a notamment accompagné
Al Grey, Jane Ira Bloom, Ravi Coltrane, Steve Grossman… a enseigné
au Koyé Conservatory de Kobé (Japon). Dans cette tradition qui
intègre la jeune garde au savoir faire de plus anciens, tel Art
Blakey, Olivier Robin nous invite à découvrir son univers qui
s’inscrit dans la tradition d’un jazz moderne. On connaissait son
quintet avec Sébastien Jarrousse qui a travers leurs concerts et
deux albums avait reçu multitudes de prix, ici il poursuit de façon
encore plus personnelle son parcours. Sa qualité n’est plus a
démontrer car à travers ses collaborations (Kenny Wheeler, Georges
Arvanitas, Steve Coleman, André Villéger, Alain Jean-Marie, Olivier
Hutman, Stéphane Belmondo…) il a prouvé sa capacité à soutenir
les musiciens les plus exigeants. Un album en rien révolutionnaire
mais très agréable à écouter, qui aurait pu paraître chez
l’ancien Blue Note.
Cher Martial, Lettre à
Emma Bovary, Telegrammes, A Randy Weston, Hermeto En-Tête,
Lettre à Jean-Jacques
Avenel, Tango Indigo, Conversations sur Dutilleux, Sometimes I Feel
Like a Motherlesschild, Nancarrow Furioso, Jimmy, In a Mist
François
Raulin, Stephan Oliva (p)
Durée: 58'' Enregistré les 16, 17 et
18 mars 2016, Pernes-les-Fontaines (83) Abalone Productions 026
(L’Autre Distribution)
«Cher Martial» une
dédicace au maître qui permet aux pianistes ce premier dialogue
autour de trois titres de Martial Solal («Accalmie», «Unisson»,
«Séquence Tenante») donnant le la d’un album d’hommage et de
complicité. Francois Raulin signe la majorité des titres (deux sont
de Stephan Oliva): on remarquera que les pianistes ont choisi
d’enluminer des aînés forts différents mais qui leur sont tous
très chers. Un monde de pianistes aux idées larges qui reflètent
la richesse et la variété des formes du jazz. Dialogues, échanges,
lettres, correspondances autant de mots et d’idées pour aller à
la rencontre de Ligetti et Paul Motian avec «Télégramme», de
Randy Weston, Hermeto Pascoal, Jean-Jacques Avenel ou Dutilleux avec
des titres éponymes. Entre compositeurs contemporains «Tango
Indigo» de Stephan Oliva pour Stravinsky et Ellington,
«Nancarow Furioso» de Raulin, pour le moins connu Conlon
Nancorow, ou encore «Jimmy» dédié à Paul Bley, les citations
vont bon train et permettent de se confronter à des pianistes qui
s’inscrivent de façon particulière dans l’histoire. De même,
ils ne veulent pas oublier le légendaire trompettiste Bix Bederbecke
a qui Raulin dédicace «In a Mist » et le chant avec le
traditionnel «Sometimes I Feel Like a Motherlesschild» gravé pour
Linda Sharrock et Jeanne Lee. Les parties écrites versifient avec
l’improvisation et le jeu intense paraphrase les délicates notes
bleues. «Lettre à Emma Bovary» signé par François Raulin semble
échappé au contexte à moins que Flaubert auteur d’une longue
correspondance (5 tomes, La Pléiade) n’est glissé dans l’oreille
de François qu’il avait oublié de signer un mot d’amour à
Emma, voici chose faite mais en musique.
Aftermath Late Night Drive, Light Red
to Dark Blue, No More Church, Bright Side, The Yearning Song, Make
That Move, Too Late to Tell You, Inner Waves, Still
Bart Defoort (ts), Hans Van
Oost (g), Ewout Pierreux (p), Christophe Devisscher (b), Toni
Vitacolonna (dm)
Enregistré les 2 et 3
novembre 2015, Osnabrück (Allemagne)
Durée: 1h, 04',41''
W.E.R.F. Records 137
(www.dewerfrecords.be)
Ce
nouvel album de Bart Defoort est l’accomplissement d’un parcours
exemplaire entrepris depuis près de trente ans. On y retrouve
Christophe Devisscher, compagnon de longue date du saxophoniste
gantois («The Yearning Song», «Bright Side», «Inner Waves»).
Toni Vitacolonna, élève de Bruno Castellucci (dm), est, comme Bart,
titulaire d’un pupitre au sein du Brussels Jazz Orchestra. Il est
devenu, à l’image de son maître un modèle de rigueur rythmique
(«Too Late to Tell You»). Le malinois Ewout Pierreux («Late Night
Drive», «Make That Move», «Inner Waves», «Still») restait
relativement méconnu au sud du Royaume jusqu’à ce qu’il
accompagne puis épouse la chanteuse Sud-Africaine Tutu Puoane; il a
trouvé sa place auprès de nombreux solistes flamands; le gospel
«No More Church» lui colle aux doigts. J’avais perdu de vue Hans
Van Oost (g). Il m’avait beaucoup impressionné dans les années 80
par son vibrato chaleureux et une tonalité proche de Tal Farlow;
c’est plaisir de le retrouver en si bonne compagnie («Light Red to
Dark Blue», «Bright Side», «Still»).
La complicité des musiciens
au sein du quintet témoigne d’un grand respect mutuel: personne ne
tire la couverture à soi. La mise en place est impeccable, les
thèmes sont exposés en harmonies-synchrones sax/guitare («The
Yearning Song»). Bart Defoort s’est déjà essayé aux formules
trios ou quartet. Ici, en quintet, il ne renie pas l’admiration
qu’il a pour Dexter Gordon et ses fils spirituels («Light Red to
Dark Blue», «Bright Side»). La ballade «Inner Waves» est exposée
ténor et piano et continuée par le contrebassiste qui signe un beau
solo. Au milieu de tous ces créatifs hors sol, cette musique remet
les pendules à l'heure! «Too Late to Tell You»? Pas d’accord, je
rétorque avec force: never too late! Cet album est le
couronnement d’une carrière exceptionnelle. La présence de Bart
Defoort au centre de l’histoire belge du jazz est un peu comme
celle d’Eden Hazard chez les Diables Rouge!
Motherless Child, The
Nearness, of You, Love Letters, Easy Living, Someone to Watch Over
Me, How Deep is the Ocean, If I Ever Lost You, For Once in My Life, I
Remember You, Everybody Is Somebody’s Fool, Folks Who Live on the
Hill, Poor Butterfly
Jimmy Scott (voc), Till
Brönner (tp), Arturo Sandoval (flh), Bob Mintzer, James Moody (ts),
Grégoire Maret (hca), John Pisano (g), Oscar Castro Neves (g, voc),
Joey de Francesco (org), Kenny Baron, Mark Joggerst (p), Martin
Gjakonovski, Michael Valerio (b), Hans Dekker, Peter Erskine (dm),
Joe Pesci , Renée Olstead, Dee Dee Bridgewater, Monica Mancini (voc)
+ HBR Studio Symphony Orchestra avec Ralf Kemper (arr, producteur et
sans doute chef d’orchestre)
Enregistré en 2009, Los
Angeles
Durée: 1h
Eden River Records CD-01(www.eden-river-records.com)
En 2009, ce vieux jeune
homme de Jimmy Scott a 84 ans quand il enregistre ce disque qui sera
en fait un hommage de son vivant à sa carrière. A 13 ans, il est
atteint du syndrome de Kallmann qui arrête sa croissance et la mue
de sa voix laquelle restera celle d'un adolescent. Voix étrange et
unique qui dès son arrivée à New York, à l’âge de 20 ans, le
singularise dans le monde du jazz. Sa carrière professionnelle
démarre en 1940, quand il intègre l’orchestre de Lionel Hampton.
Son parcours, en raison de son physique et parfois de sa voix connaît
bien des bas et il se retire de la scène durant deux décennies
(70/80) pour faire un come back au début des années 90.
Cet album est enregistré
après une pause discographique de douze ans et sans aucun doute ce
retour est dû à la volonté de Ralf Kemper qui lui prépare un
écrin pour des séances de première classe. Tout est au
rendez-vous, grand orchestre de cordes, sidemen de renom: De
Francesco, Peter Erskine, Kenny Barron… et des invités triés sur
le volet, que ce soit les vocalistes (Joe Pesci , Renée Olstead ,
Dee Dee Bridgewater, Monica Mancini) ou des solistes invités sur un
ou deux titres (Grégoire Maret, Arturo Sandoval, Bob Mintzer, James
Moody). D'emblée, le traditionnel «Motherless Child» nous rappelle
les orchestrations de Ray Charles, bien que la voix soit totalement
différente. Chaque titre porte sa dose d’émotion et les ballades
nombreuses sont mises au service de cette étrange personnalité. On
pourrait tout citer, tant la nostalgie nous presse le cœur. On
s’arrêtera à une version bossa nova de «Easy Living» (souvent
raté par les Américains) qui l’associe au guitariste brésilien,
Oscar Castro Neves qui en plus chante, moment rare, le tout sur un
fond d’orgue et d’harmonica: une vraie réussite même pour les
puristes du genre. Ou encore «If I Ever Lost You» avec un son de
trompette susurrée de Till Brönner dans un esprit proche de celui
de Chet Baker. Dee Dee Bridgewater, soutenue par Bob Mintzer, donne
la réplique puis chante à l’unisson avec Jimmy sur «For Once in
My Life». Arturo Sandoval accélère le tempo pour «I Remember
You», sous titré «Tribute to Jimmy Scott» où Monica Mancini
vient poser délicatement sa voix. Avec un court «Everybody Is
Somebody’s Fool », façon comédie musicale, il invite, pour
un petit tour, le souffle de James Moody et l’album se conclut par
un «Poor Butterfly» qui lui colle si bien à sa peau. Ce titre,
murmuré entre le chant et le récit autobiographique, résume un peu
la fragilité de sa vie qui malgré ses vicissitudes aura duré 89
ans. Grégoire Maret tire le rideau sur une magnifique ambiance où
le son de son harmonica continue d’accompagner vers un long voyage
ce petit monsieur qui a marqué de son empreinte le jazz vocal. Tout
au long de l’album Kenny Baron, tel un enlumineur, apporte les
touches de sa palette harmonique.
Aftermath vs. Freedom,
Dancing With Miro, Braddict, Lions Mouth, Barcelona, Default, Mr.
Infinity, Alive, Rebirth, Night Wish David Thomaere (p, key),
Felix Zurstrassen (b, elb), Antoine Pierre (dm) + Steven Delannoye
(ts), Jean-Paul Estievenart (tp) Enregistré en janvier 2015,
Bruxelles Durée: 58' 10'' W.E.R.F. Records 134
(www.dewerfrecords.be)
Premier album pour David
Thomaere (né en 1988): après un parcours initiatique dès 6 ans,
académique et classique à 9, jazzique à 17 (Koninklijk
Conservatorium Brussel) avec entre autres profs Diederik Wissels (p),
de master-classes en stages il étudie à Leipzig avec Richie Beirach
et termine en 2012 sous la conduite de Nathalie Loriers (p). Dès le
printemps 2013, il reçoit le Toots Thielemans Award. Pour son
premier enregistrement fortement teinté ECM («Night Wish»), le
jeune anversois s’est entouré de jazzmen de sa promotion: Antoine
Pierre et Félix Zurstrassen. Les mélodies aux couleurs chaudes
concourent au climat général de l’opus. Le jeu est souvent
retenu, économisé au service du mood («Lions Mouth»).
Faut-il en déduire que le compositeur-pianiste se limite aux
ballades sirupeuses? Que nenni! Il le prouve dès le deuxième titre
avec un arrangement qui ouvre sur des envolées libres et chorales
des souffleurs avec backings aux keyboards («Dancing With Miro»).
Avec «Mr. Infinity», le deuxième titre en quintet, on sent un
petit quelque-chose des Messengers; l’écriture et la mise en place
sont intéressantes (contrastes conjugués piano et basse). L’osmose
entre David et Félix Zurstrassen est un grand plus pour l’album.
La jolie mélodie «Braddict» aurait pu s’exposer à l’archet et
le morceau entier se développer en duo piano/contrebasse en évitant
les interventions superflues du batteur. «Barcelona», plus appuyé,
lui convient mieux. Sur «Default», en revanche, on aurait aimé
qu’Antoine Pierre se fasse plus créatif; cette chanson du groupe
Atoms For Peace reste rtyhmiquement trop pop (3/4) alors qu’elle
est colorée et se déploie sur un beau solo du pianiste. «Alive»
en pur solo fait la démonstration du grand talent de David avec une
juxtaposition main droite/main gauche en deux lignes qui se mêlent
et se complètent. Du grand art! Juste en tempo mais trop ou pas
assez discret (c’est selon), Antoine Pierre apparait mal intégré!
Toutefois, Félix Zurstrassen est épatant à la contrebasse comme à
la basse électrique («Braddict», «Barcelona»). David Thomaere
fera sans doute beaucoup parler de lui à l’avenir. Sa sensibilité
à la Chopin va au-delà du marquage ECM.
The Angel*,
Giovanna’s Requiem°, Sea Goddess, Alfie**, I Wish***, The Dreamer,
Alfie
Renato d’Aiello (ts, voc°), Bruno Montrone (p), Nicola
Muresu (b), Gaspar Bertoncelj (dm) + Solstice Strings Quartet: Jamie
Campbell, Violeta Barrena (vln), Meghan Cassidy (avln), Greg Riddell
(cello) +
Michael Demarco (voc)*, Deelee Dubé (voc)**, Jeff Otto
(voc)***
Enregistré en août 2014, Luton (Royaume-Uni) et en
octobre 2014, Paris
Durée: 42'
33 Jazz Records 251
(www.33jazz.com)
Ce Satorioffre une musique qui n'appartient pas vraiment à la sphère du
jazz; mais comme aujourd’hui on confond universalisme de l'art et
culture de masse et que les frontières d'une expression passionnent
moins que celle des Etats, ne doutons pas que beaucoup classeront ce
disque dans la catégorie «jazz»... Car si les musiciens sont ici
de qualité, leur jeu est académique et leurs soli peu imaginatifs.
Le produit n'en est pas moins agréable à l’oreille. Sur «The
Angel», on assiste à un bel échange entre le saxophone et la
contrebasse sur lequel se superpose une partie vocale par Michael
Demarco. Solo de piano, de ténor, puis de contrebasse. «Giovanna’s
Requiem» est introduit par le quartet à cordes et Renato en
personne enchaîne une intervention au chant, en italien, et poursuit
au saxophone. Le trio piano/drum/bass est le moment le plus proche du
jazz. Renato joue cool en fin de thème. «Sea Goddess» est délicat,
classique, comme le montrent le solo de contrebasse et le travail du
pianiste. Quelques courtes mesures semblent annoncer le swing mais,
fausse alerte, D’Aiello ramène tout le monde dans le droit chemin.
«Alfie» est proposé en deux versions. L’une est instrumentale et
l’autre chantée. La première débute avec les cordes et une belle
introduction de musique dite classique. Renato y propose une ballade
sympathique. La seconde est identique, la voix de Deelee Dubé
remplaçant le saxophone qui se permet de prendre un relais avant de
rendre la parole à la chanteuse. «I Wish» fait l’impasse sur
l’introduction des cordes, remplacées par la contrebasse, et ça a
de l’allure. Jeff Otto, auteur du texte, chante en portugais. Le
trio swingue lorsqu’il a la parole et c’est le meilleur moment du
disque. «The Dreamer» porte bien son nom. Le trio anime la deuxième
moitié du thème et offre un bel accompagnement au saxophoniste. On
apprécie encore une fois le travail de Nicola Muresu à la
contrebasse.
Si l'on apprécie Renato
d’Aiello, il ne parvient pas à convaincre avec ce projet, qu'il a
certes dû porter avec ambition. On attend donc de le réécouter
dans le registre du jazz, où il sait s'exprimer avec talent.
The Watch What Happens (The Umbrellas of Cherbourg), How Do You
Keep the Music Playing (Best Friends), What Are You Doing the Rest of Your Life
(Happy Ending), The Summer Knows (Summer of 42), Once Upon a Summertime, You
Must Believe in Spring (The Young Girls of Rochefort), The Windmills of Your
Mind (The Thomas Crown Affair), I Will Wait for You (The Umbrellas of Cherbourg),
The Way He Makes Me Feel (Yentl), Brian's Song (Brian's Song), Papa, Can You
Hear Me (Yentl) George Robert (as), Torben Oxbol (arr, performer) Enregistré le 26 juillet 2014, Vancouver (Canada) Durée: 55' 09'' Claves 50-1607 (www.claves.ch)
Voici un enregistrement très spécial: c’est l’un des
derniers, sinon le dernier de George Robert, l’excellent saxophoniste alto qui
a malheureusement disparu le 14 mars 2016, prématurément, à l’âge de 55 ans
(cf. Jazz Hot n° 615, n°630 et n°675
pour la nécrologie). George Robert a enregistré avec le gotha du jazz, et en
particulier Kenny Barron à plusieurs reprises, en duo: de beaux albums. Si
George Robert a bien sûr écouté le résultat de cette musique qui combine
plusieurs rêves, il n’est pas certain qu’il l’ait vu édité; il nous avait parlé
de ce projet quelques semaines avant son décès, et cela confère également à cet
album un caractère très spécial. Pour un émule et ami de Phil Woods, pour un admirateur de
Benny Carter et Charlie Parker, pour un grand saxophoniste alto, quoi de plus
naturel de rêver d’enregistrer un album avec des arrangements symphoniques? Le
projet devient particulier quand il se combine avec l’amour des belles mélodies
de Michel Legrand dont la plupart de celles qui sont reprises ici ont illustré,
enrichi des films, au point d’en devenir parfois plus célèbres et immortelles que
les films eux-mêmes. George Robert partage cette passion pour Michel Legrand avec
un grand arrangeur, Torben Oxbol, un Danois, musicien classique de formation,
installé plus tard au Canada, et qui a la particularité d’avoir travaillé avec
des musiciens de jazz: Freddie Hubbard, Frank Rosolino, Carl Fontana, Wynton
Marsalis… Le résultat est digne de tous les éloges, chacun des musiciens
restant totalement lui-même, le seul enjeu étant au fond la mise en valeur à un
degré supérieur de la beauté des mélodies. Les arrangements symphoniques de
Torben Oxbol sont somptueux, d’une ampleur et d’une sérénité extraordinaire,
Michel Legrand en est lui-même abasourdi dans les notes de livret; et sur
ces arrangements, George Robert, avec la tranquillité d’un Benny Carter, d’un
Charlie Parker ou d’un Phil Woods, trois de ses inspirations majeures, se
promène, nous entraîne dans son rêve, dans son univers avec un son d’une clarté
absolue, une épure jazzique, la musique. Inutile de dire pour qui a approché George
Robert, un gentleman en tous points, que dans ce cadre et avec ce souvenir de
l’artiste qu’il fut, la musique est très émouvante. On ne parlera pas de
testament, car lorsqu’il a fait ce disque, George Robert avait d’autres
nombreux projets, et cette musique éclaire. L’une des délicatesses de l’édition
est de ne faire aucune référence au décès mais d’avoir laissé paraître le
disque comme George Robert l’avait conçu avec son ami et coauteur Torben Oxbol,
qui a eu lui, l’autre délicatesse de laisser la paternité et la couverture de
ce disque à son ami, George Robert. Un autre gentleman.
Une telle rencontre, pleine du bel esprit de ces deux
personnages aussi sensibles, est rare. Ça s’entend et ça s’écoute.
Fable of Faubus, Jump Monk, Pussy Cat Dues, Remember
Rockefeller at Attika, Duke Ellington's Sound of Love, Orange Was the Color of
Her Dress Then Blue Silk, Self Portrait in Three Colors, Flowers For a Lady*,
Wee, Gunslinging Bird*
Matchito Caldara (dm), Fred Burgazzi (tb), Maxime Jaslier
(as), Pierre Carvalho (ts), Laurent Dumont* (tb), Clément Prioul (p), Arthur
Henn (b), Maria Popkiewicz (voc)
Enregistrés les 26-27 novembre 2015, Mantes-la-Jolie
Durée: 1h 08' 53''
Autoproduit JCW 078 (www.jazzcookersworkshop.com)
Un véritable plaisir que ce disque, autant pour la musique
que pour ses partis pris. Ils sont nombreux, et d’abord celui de rendre hommage
à la grande, la magnifique musique de Charlie Mingus à une époque ou pour des
raisons de droits d’auteur le plus souvent ou d’égo mal placé, trop de
musiciens, dans le jazz aussi, se pensent investis de la nécessité d’écrire de
la musique sans en avoir le talent, alors que le jazz a tant produit de matière
splendide, à toutes les époques, et parfois encore aujourd’hui. Alors voilà un
album consacré à la musique de Charlie Mingus qui rappelle la richesse, la
beauté, la puissance de cette écriture extraordinaire, pétrie de blues. L’installation
en France de Ricky Ford y est pour beaucoup si on en juge par la présence de Fred
Burgazzi (Ze Big Band), et par les remerciements.
Un autre parti pris est ce respect de la musique, jouée dans
l’esprit d’origine, avec les qualités de chacun, et avec âme, naturel, ce qui
donne tout de suite la sensation de vie. Si on y ajoute le parti pris de garder les notions de blues
et d’expressivité dans l’esprit du compositeur, on comprend déjà que cette
musique doit être vivifiante en live,
et, performance, elle reste en relief dans cet enregistrement réalisé à
Mantes-la-Jolie. Si on comprend que les moyens sont limités par le côté
spartiate bien que précis de la pochette, les remerciements à Charles Mingus,
Ricky Ford, Bobby Few et toute la fratrie des musiciens américains de Paris,
parmi tout un ensemble de musiciens, dénote aussi du dernier parti pris, celui
de la solidarité. C’est d’ailleurs grâce à une souscription que cet album a été
édité.
Quand on pense à cette musique foisonnante de Charles Mingus,
on ne peut que féliciter ces musiciens, Matchito Caldara, le leader du groupe, en
premier, mais aussi Fred Burgazzi (bons chorus), l’excellent Clément Prioul au
piano, un contrebassiste, Arthur Henn, à la hauteur de l’enjeu, un bon Laurent
Dumont au sax baryton sur deux thèmes, et plus largement tout le groupe, de
restituer l’esprit et la dimension collective, indispensable à l’univers de
Charles Mingus, avec respect, avec la dimension blues, mais aussi avec une énergie
et un drive qui font plaisir, avec une liberté aussi organisée qu’inattendue de
nos jours («Gunslinging Bird»). Une mention spéciale pour le beau thème de Sy
Johnson, «Wee» et pour le thème de George Adams «Flowers for a Lady». Une très belle
découverte qu’on souhaite retrouver souvent sur les scènes festivalières. Le
Jazz Cookers Workshop, c’est autre chose!
The Best Things in Life Are Free, I Must Have That Man, Will
You Still Be Mine, How Am I to Know, Don't Get Scared, Ain't Nobody's Business,
We Will Be Together Again, Sometimes I'm Happy, What a Little Moonlight Can Do,
Shake It, But Don't Break It!
Scott Hamilton (ts), Karin Krog (voc), Jan Lundgren (p),
Hans Backenroth (b), Kristian Leth (dm)
Enregistré les 1, 2 et 5 juillet 2015, Copenhague
Durée: 51' 54''
Stunt Records 15192 (Una Volta Music)
Enregistré au Danemark, cette coproduction des deux leaders
est un bel enregistrement avec le toujours magnifique Scott Hamilton (Jazz Hot n°635), dont la sonorité est un
archétype du ténor en jazz – un disciple de Lester Young – réunissant
originalité, puissance et suavité dans une forme de classicisme toujours
renouvelé par une inventivité et un swing permanents, cela pour le plus grand
plaisir des amateurs de jazz dont nous sommes. A ses côtés, une légende, aujourd’hui, du jazz vocal
norvégien, Karin Krog, née en 1937 à Oslo, qui s’est fait une spécialité de
rencontres de haut niveau dans le jazz (et parfois hors jazz) avec notamment
Dexter Gordon, Kenny Drew, NHØP, Steve Kuhn, Don Ellis, Archie Shepp, Red
Mitchell, John Surman, Paul Bley, Jan Garbarek… D’une lignée très ancienne de
chanteurs-musiciens, elle a au cours de son riche parcours abordé tous les
registres du jazz, des standards à la musique improvisée, avec un bonheur
certain. Elle a naturellement côtoyé les musiciens scandinaves, et on
retrouve ici une belle rythmique avec l’excellent Jan Lundgren au piano
(directeur artistique par ailleurs du festival de jazz d’Ystad), toujours aussi
adaptable à tous les contextes – ici mainstream – un vrai talent de grand
accompagnateur (Jazz Hot n°666).
Le contrebassiste Hans Backenroth est né lui à Karlstad, en
Suède en 1966, et a accompagné les nombreux grands musiciens de jazz qui
parcourent la Scandinavie depuis ses 20 ans. A son palmarès: Harry Sweets Edison,
Clark Terry, Warren Vaché, Harry Allen, Ernie Watts, Kenny Barron, Benny Green,
Horace Parlan, Roger Kellaway, Doug Raney, Svend Asmussen, Toots Thielemans, Ed
Thigpen, Butch Miles… Il fait partie de la belle tradition de contrebassistes
de jazz qui sont une des richesses de la scandinavie et plus largement
européenne. Kristian Leth, né à Copenhague en 1980, le benjamin, est un
batteur très musical, sans doute parce qu’il est également chanteur. Il
accompagne régulièrement les formations de Scott Hamilton lors des tournées en
Scandinavie et celles de Jan Lundgren. On constate d’ailleurs que la Scandinavie est bien
représentée dans ses composantes et que les liens entre musiciens de jazz y
sont étroits.
Le répertoire est constitué de standards, avec ce qu’il faut
de blues et de chaleur (hot) dans
l’expression pour faire un excellent album de jazz, in the tradition.
Pinnacles,
What Is This Thing Called Love, Shortcake, Mr. Johnson, Lament, Say When,
Kenya, Shutterbug, Village Blues, There Will Never Be Another You, When the
Saints Go Marching In
Steve Davis
(tb), Eddie Henderson (tp), Eric Alexander (ts), Harold Mabern (p), Nat Reeves
(b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré à New York, le 1er décembre 2014
Durée: 1h 07' 04'' Smoke Sessions Records 1505 (www.smokesessionsrecords.com)
Steve Davis a
collaboré avec Art Blakey et Jackie McLean. Musicien expérimenté, il a joué sur
plus de cent disques, notamment avec Joe Farnsworth au sein de One For All, et au
côté de Chick Corea pour Origin. Il rend ici hommage au
légendaire J.J. Johnson, mort en 2001, un exercice d’admiration servi par la
complicité trombone-saxophone-trompette au sein d’un sextet à la cohésion
jamais prise en défaut. Six compositions
de J.J. Johnson forment le corpus de l’album. La section de cuivres est parfaite,
avec des interventions tantôt énergiques et inspirées, tantôt intimistes et
apaisées. On remarque la maîtrise du timbre de Steve Davis évoquant parfois
la voix humaine lors d’interventions en solo et son souci d’équilibre au
service de la mélodie.
Enregistrée live, l’œuvre est en
connexion intime avec la culture jazz par sa vigueur d’ensemble, une sensation
de plénitude qui défie les clivages de génération. Les arrangements sont brillants
et les idées mélodiques affluent avec naturel, bien mis en valeur par une excellente prise de son, trademarkdes productions Smoke Sessions Records. Dès
«Pinnacles» au tempo vif, au swing intense, on assiste à un échange de solos
brillants dans la tradition hard bop. «What Is This Thing Called Love» de Cole Porter, fournit l’occurrence d’un travail sur
la progression harmonique et semble avoir été enregistré par une formation plus
imposante. La reprise du célébrissime «Lament» est certainement le moment fort de l’album, une ballade qui figure ici dans une
version fidèle à l’esprit de J.J. Johnson. Ce rare sentiment d’osmose se
retrouve aussi sur le classique et bien senti «There Will Never Be Another You»
tandis que «When the Saints Go Marching in» démontre l’étendue des compétences
du sextet, interprété tout en tension, et dans une autre perspective que
l’original. Le soutien de Joe Farnsworth, qui forme avec Harold Mabern et Eric
Alexander une solide et prolifique formation new-yorkaise, renforce la
connexion télépathique existant entre leader et pianiste,
mais c’est sans doute la trompette avec sourdine d’Eddie Henderson qui étonne
le plus sur le motif ostinato de «Kenya». Ses expériences antérieures avec
Herbie Hancock lui permettent en effet de générer des atmosphères décalées, pas
très éloignées du Miles Davis du début des années soixante.
Corners,
Main Street, Since I Know, Curves and Colors, Day Home, Call, Cécile,
Evision Olivier
Le Goas (dm), Nir Felder (g), Kevin Hays (p), Phill Donkin (b)
Enregistré
le 12 et 13 octobre 2015, Ludwigsburg (Allemagne) Durée:
58' Neuklang
4139 (www.neuklangrecords.de)
Le
batteur Olivier Le Goas s’est assuré d’une solide section de
musiciens new-yorkais pour enregistrer en Allemagne son nouvel album.
Il avait déjà pu s'adjoindre, sur ces précédents enregistrements,
les collaborations prestigieuses de John Abercrombie et Kenny
Wheeler. Ici ce sont des musiciens plus jeunes mais déjà fort
connus notamment Kevin Hays (Sonny Rollins) qui assurent le service.
Nir Felder, fer de lance des nouveaux guitaristes peine à s’affirmer
de ce côté de l’Atlantique pourtant son quartet tourne
régulièrement en Europe. Olivier Le Goas signe toutes les
compositions où sa pulsion illumine tous les solos. Le guitariste
dialogue avec le pianiste dans des thèmes très écrits sans jamais
se perdre. Un disque très technique où les entrelacements des notes
de guitares raviront les spécialistes mais qui lasse un peu au fil
des titres. Les arrangements se rassemblent et la guitare et le piano
souvent joués à l’unisson dans les introductions donne une sorte
de monotonie. L’ensemble est parfaitement maîtrisé mais si
l’urgence de l’interprétation qui caractérise la
quasi totalité des titres on pourra s’attarder sur «Day Home» et
«Cécile» sur lesquels un peu de respiration nous laisse plus
rêveur.
Keep Talkin', All in Love Is Fair,
Invitation, That's When We Thought of Love, Four, Blues For Beth,
Strollin', Bumpin on Sunset
Bruno Carr(dm), Lonnie Smith (org),
Jimmy Ponder (g), Harold Ousley (ts)
Enregistré les 15-17 août 1990, New
York
Voici une nouveauté déjà ancienne ou
une réédition de 1990, peut-être éditée à l’origine chez Hip
Bop, sans certitude. Quoi qu’il en soit, c’est de l’excellente
musique, avec quatre magnifiques musiciens: Bruno Carr, le batteur né
à New York en 1928 et décédé en 1993, a accompagné Ray Charles,
David Newman, Aretha Franklin, chez Atlantic, avant d’accompagner
Sarah Vaughan et Betty Carter (1963), Lou Donaldson et Shirley Scott
(1964), ce qui permet d’évaluer sans peine le niveau d’un
magnifique instrumentiste. Il était d’ailleurs le cousin de Connie
Kay (le batteur du Modern Jazz Quartet) et avait débuté sa vie
comme boxeur.
Lou Donaldson est un fil conducteur
pour cet enregistrement. On ne présente plus Dr. Lonnie Smith (né
en 1942), un fantastique organiste très proche de la tradition de
Jimmy Smith, et qui, avec son magistral turban et son jeu
spectaculaire, accompagne depuis de nombreuses années le vétéran
Lou Donaldson dans des échappées où le blues est roi. Sa longue
carrière depuis les années 1960 lui a fait croiser la route des
Supreme, de Jack McDuff, Lee Morgan, King Curtis, Frank Foster,
George Benson, Gladys Knight, Dionne Warwick parmi beaucoup d’autres
(cf. Jazz Hot n°580).
Jimmy Ponder (né en 1946) est un
splendide guitariste habitué à cette configuration avec orgue dans
la tradition. Il a côtoyé Charles Earland, Joe Thomas (voc),
Grassella Oliphant (dm), Stanley Turrentine (ts) dans les années
1970-80. Son jeu prend sas racines dans le blues et dans l’esprit
impulsé par Wes Montgomery.
Enfin, Harold Ousley est un contemporain
du leader Bruno Carr, né en 1929 à Chicago. Il a accompagné Billie
Holiday, King Kolax et Gene Ammons, Dinah Washington, Brother Jack
McDuff (1966), Clark Terry, Howard McGhee, Joe Newman, Lionel Hampton
(1970), Count Basie (1973-74), Machito, sans oublier ses propres
groupes dans les années soixante; un parcours qui fait de lui un de
ces musiciens familiers qui ont apporté une belle contribution au
jazz sans fanfares ni trompettes.
Autant dire que ce groupe et ce disque
respirent le blues, l’expression, le swing et la tradition d’un
jazz de culture dont aucune note n’est jouée par hasard. Le
répertoire n’est pas que blues mais le traitement est marqué par
cet esprit. Ils sont des incarnations de ce que le jazz est par
essence: une expression artistique d’une culture populaire par des
artistes authentiques. Pour ceux donc qui aiment le jazz qui respire
le blues.
Song
for Untitled, Adagio for Strings, Hunter, Bells, Did You Say
Rotenberg?, Sirènes, Uniskate,Vignette, Fourt for July, Travesuras
Michael Wollny (p), Vincent Peirani (acc)
Enregistré
les 4 et 5 mai 2016, Montreuil (93) et le 17 février 2016, Krün
(Allemagne) Durée:
52' Act
9825-2 (Harmonia Mundi)
Les
deux premiers titres nous plongent dans une profonde mélancolie,
s’agit-il de jazz ou tout simplement de musique européenne
d’inspiration classique, très climat pour musique de film intello
dans un paysage peint par Peter Greenaway? «Hunter» (le chasseur)
de Björk est revisité dans un climat tempétueux sur fond de paso
doble andalou pour introduire «Bells» de Wolny. Ensuite Peirani
nous entraîne avec «Did You Say Rotenberg» dans une de ces
compositions qui vous font se perdre dans les brumes du nord, comme
celles de Jacques Brel dans le plat pays. Un album en fait assez
minimaliste qui surligne les qualités indéniables de solistes des
deux compères. Il se conclut sur «Travesuras» signé, par Tomás
Gubitsch, où le dialogue se conjugue dans une progression rythmique
un peu plus endiablée. L’entente est parfaite entre ces musiciens
couverts de prix et récompenses mais qui néanmoins échappent à la
grosse tête et n’hésitent pas à partager les grandes scènes
comme les espaces intimes plus propices à ce type de duo.
New Direction*, A Spring Fantasy°, The
Crossbar°, Shake off the Dust, Connection to Congo Square, Herlin's
Hurdle°, Hiccup Smooth, Harlem Shuffle, Tutti Ma Herlin Riley (dm, voc), Bruce Harris
(tp), Godwin Louis (as, ss), Mark Whitfield* (g), Emmet Cohen (p)
except 6, Russell Hall (b), Pedrito Martinez° (perc) Enregistré à New York, date non
communiquée Durée: 1h 03' 34'' Mackavenue 1101 (www.mackavenue.com)
On peut être l’un des plus brillants
batteurs du jazz actuellement en activité, être bien entouré, sur
un bon label et produire un disque sans intérêt. C’est ici le
cas, et quelle que soit la virtuosité d’Herlin Riley, c’est
consternant de fadeur quand on a vu tout ce que ce musicien est
capable d’apporter à la musique des autres. La New Directiond’Herlin Riley ressemble à une grande surface du rythme, une
démonstration adolescente de ses capacités à produire toutes les
figures rythmiques possibles avec tous les outils du batteur, mains
comprises. Ce n’est pas spécialement l’image qu’on se faisait
de ce batteur hors norme. Les musiciens qui l’accompagnent n’y
sont pour rien et font correctement et sans génie ce qu’ils ont à
faire, mais ça ne donne pas une âme à un patchwork sans ligne
directrice, nouvelle ou pas. Un disque pour batteurs, sans doute, les
seuls peut-être capables d’apprécier la puissance et les
acrobaties rythmiques d’Herlin, mais le jazz, la musique dans tout
ça? On pourrait isoler quelques moments de l’esprit néo-orléanais
(«Tutti Ma»), ou «Harlem Shuffle» de ce galimatias, où un peu de
cette histoire du jazz ressurgit à la façon des Jazz Messengers,
mais dans le genre, il y a bien mieux, l’original en particulier,
et depuis des lustres. Mais bon, pas d’inquiétude, Herlin Riley
nous rassurera bientôt, mais peut-être pas en leader.
Duane Eubanks Quintet
Things of That Particular Nature
Purple Blue and Red,
As Is, Rosey, Holding Hands, Beer and Water, Anywhere's Paradise,
Dance With Aleta, Aborted Dreams, Slew Footed , "P"
Abraham Burton (tp, flh), Marc Cary (p, clav), Dezron Douglas (b),
Eric McPherson (dm), Steve Nelson (vib)
Enregistré le 8 juillet
2014, Paramus (New Jersey)
Durée: 53' 33'' Sunnyside 1390
(http://sunnysidezone.com)
Duane Eubanks appartient à une famille de musiciens de Philadelphie.
Sa mère Vera enseigna le piano à Kenny Barron, son oncle n’est
autre que le légendaire Ray Bryant, et ses frères Robin (tb) et
Kevin (g) ont une réputation certaine dans le jazz depuis de
nombreuses années. On n’est donc pas étonné de cet excellent
disque qui réunit un all stars de la génération de Duane
(1969) avec Abraham Burton (1971), Marc Cary (1967), Eric McPherson
(coproducteur avec Duane de cet enregistrement). Duane, très bon
trompettiste, malgré quelques recherches qui l’ont parfois
détourné du jazz, revient enrichir une saga familiale où le talent
est chose si courante. A ses côtés, on trouvera également un aîné,
le bon Steve Nelson (1954), et un cadet, Dezron Douglas, un habitué
des all stars. Cette musique, une descendance des orchestres d’Art
Blakey, Woody Shaw, est parmi ce que le jazz produit de plus
authentique dans ce registre post hard bop qui depuis les années
1970 a illuminé de nombreux concerts sans complaisance commerciale
malgré un air du temps défavorable déjà. Le jazz y est une
belle musique exigeante mais abordable où la mélodie, la poésie,
le blues et le swing sont naturellement au cœur d’une expression
pourtant entièrement renouvelée mais qui ne renie pas ses origines.
Un seul thème n’est pas de Duane, c’est le magnifique «Holding
Hands» du regretté Mulgrew Miller. Retrouver les splendides
Steve Nelson, Abraham Burton et Marc Cary aux côtés de Duane
Eubanks, dans un registre in the tradition, c’est
l’assurance d’une belle heure de musique, car tous, jusqu’à la
section rythmique sont simplement au diapason d’une culture
musicale enracinée.
Since I Fell For You, I Concentrate on
You, Little Person, Cheryl, These Foolish Things (Remind Me of You),
And I Love Her, My Valentine Brad Mehldau (p), Larry Grenadier (b),
Jeff Ballard (dm) Enregistré les 10 décembre 2012 et 12
mai 2014, New York Durée: 55' 40'' Nonesuch 7559794650 (www.nonesuch.com)
Ces enregistrements qui datent de deux
à quatre ans, regroupés ici, se présentent sous un titre qui en
évoquent d’autres comme le splendide Ballads, Blues and Bey,
d’Andy Bey; contrairement à ce chef-d’œuvre, la dénomination
pose ici un vrai problème quand on se réfère au contenu. Il y a
bien des Ballads, parfois un peu de swing, avec parcimonie,
quant au blues, c’est la disette, tout juste une teinte délavée
qui ne trompe personne («Since I Fell For You», «Cheryl»). La
formule trio, avec basse et batterie, jazz de naissance, donne bien
quelque illusion, mais l’écoute ne s’arrête pas à ces
apparences et simulations. Le blues est en effet une composante
permanente et intrinsèque du jazz et de la personnalité des
jazzmen, pas une couleur ponctuelle. Il est la composante
fondamentale qui permet de distinguer le jazz de culture du jazz
d’exécution («These Foolish Things»), le jazz hotauraient dit nos aînés du jazz straight, une musique de
variété au fond («And I Love Her», «My Valentine»).
Ce qui n’étonnera personne, quand on
connaît Brad Mehldau, un pianiste, doué techniquement, mais éloigné
par culture de cette racine jazz, –il a grandi dans le rock-pop–
même s’il est capable, par mimétisme savant et selon le contexte,
en jam par exemple, de faire illusion comme Uri Caine dans ce même
contexte. Brad Mehldau est bien l’héritier de Keith Jarrett et de
toute une tradition du piano jazz, de Martial Solal à Uri Caine,
capable de se fondre dans le jazz qu’ils ont écouté, travaillé,
côtoyé de près, mais dont ils ont, dans leur for intérieur, dans
leur moi, refusé les fondamentaux. Brad Mehldau a une approche du
jazz purement formelle, avec la même prétention, lui-même, comme
ses producteurs, ses devanciers et ses pairs, d’en définir
l’actualité, la modernité, d’en redéfinir les contours
artistiques, alors qu’ils appartiennent à un autre monde. Comme
ils ne sont pas portés par une tradition populaire (par exemple les
cas Kenny Barron, Cyrus Chestnut, Marcus Roberts, Eric Reed, Aaron
Diehl pour se limiter à quelques pianistes actuels…), qu’ils ne
veulent pas, par choix, appartenir au classique dont la rigidité des
réseaux, des codes et des fonctionnements reste une contrainte,
qu’ils ne veulent pas appartenir aux monde des variétés, dévalué
dans leur esprit sur le plan artistique, ils ont entrepris de
redéfinir le jazz, la plus accueillante des cultures. Ils pourraient
se contenter d’être hébergés, mieux d’en intégrer les codes
comme le fond des milliers de musiciens, artisans et artistes, mais
leur ego ne le permet pas.
La question reste toujours la même:
pour Jarrett, Mehldau, Caine et quelques autres, où situer ces
musiques à la lisière du jazz, de la variété et de la musique
classique? Déjà pas dans la musique populaire et pas dans le jazz
donc, car il faut des racines pour cela. On pourrait dire dans une
forme de musique classique, une sorte d’exécution, plus ou moins
savante, une relecture du jazz et d’autres musiques (ici les
Beatles), mais une musique classique qui s’affranchirait des
racines classiques également, car la musique classique suppose
encore un enracinement et l’acceptation de codes multiséculaires. Pourtant, tout l’intérêt du vocable
indifférencié de «variétés», qu’il ne faut pas confondre avec
la chanson populaire (un autre secteur artistique à côté du jazz
et du classique), les variétés donc qu’on a tort de dévaluer car
les artisans de la musique sont parfois brillants, sincères et
intéressants, est de pouvoir regrouper un certain nombre de
musiciens qui interprètent plus qu’ils ne créent, parce que leur
biographie n’a pas déterminé de fortes racines, et cela
indépendamment de la complexité et de la virtuosité,
indépendamment de la sincérité, des trucs et des simulations. Ce
monde incertain, où l’on peut aussi mettre Richard Clayderman,
André Rieu et certains autres musiciens qui, privés de racines (une
réalité de plus en plus partagée à l’échelle de la planète,
ce n’est la faute de personne, juste un constat) mais plus ou moins
bons techniciens, interprètent une musique légère, plus ou moins
élaborée et virtuose, pas populaire pour un sou, même si beaucoup
vendue parfois, car bénéficiant des réseaux de la diffusion de la
variété internationale. Même si la complaisance est devenue la
règle la plus répandue en matière de variétés en raison de la
consommation de masse imposée, rien ne dit que les variétés
doivent nécessairement être des musiques dévaluées et
d’inspiration commerciale. Elles pourraient tout au contraire
bénéficier d’une définition plus exigeante, y compris sur le
plan de leur élaboration, déconnectée de la complaisance
commerciale ou de l’abrutissement des masses comme ce fut parfois
le cas par le passé. Il y avait, naguère, sur une radio
nationale une émission intitulée: «Le quart d’heure de musique
légère». Ce disque de Brad Mehldau, pas désagréable sans être
très profond, y aurait sa place: une heure de musique légère…
Fapy Lafertin
Lafertin & Le Jazz. The Recordings 94-96
Swing Guitars 1994: I've Had My
Moments, I Wonder Where My Baby Is Tonight, Besame Mucho, Vous qui
passez sans me voir, Swing Guitars, Je suis seul ce soir, Puttin' on
the Ritz, To Each his Own, Diminishing, Minor Swing, La Defense, Que
reste t'il de nos amours, Swing Guitars 2, Anouman, Puttin' on the
Ritz (inédit), Je suis seul ce soir (inédit), I've Had My Moments
(inédit), Minor Swing (inédit), Anouman ‘live’ (inédit)
Hungaria 1996: Melancholy Baby, 12th
year, Songe d'automne *, Time on My Hands, Billet Doux, Russian
Lullaby, Stardust, Hungaria, Liebestraum N°3, Swing 42 *, Stockholm
*, Notes Noir, What a Difference a Day Made, Viper's Dream, Black and
White, J'attendrai (inédit), Loverman (inédit), What a Difference a
Day Made (inédit)
Fapy Lafertin (g), Steve Elsworth
(vln), Dave Kelbie (g), Pete Finch (g), Tony Bevir (b), Bob Wilber
(cl)*
Enregistré du 11 au14 novembre 1994
(Swing Guitars) et du 19 au 25 août 1996 (Hungria), Avon
(Royaume-Uni)
Durée: 1h 12' 59'' et 1h 00' 07''
Lejazzetal Records/Frémeaux et
Associés 8521 (Socadisc)
Ces deux enregistrements, partiellement
inédits (des prises d’autres thèmes déjà présents et deux
thèmes supplémentaires), réalisés dans les conditions d’époque,
comparables à celles des enregistrements effectués par Django
Reinhardt, Stéphane Grappelli et le Quintette du Hot Club de France,
avec des micros de la BBC d’avant-guerre, dans une grange du nord
de l’Angleterre, voulaient restituer, au milieu des années 1990,
la magie sonore du plus célèbre quintette à cordes de l’histoire
du jazz. Cette ambition a été pleinement
justifiée par la réussite de ces deux disques de 1994 et 1996
réunis ici, car outre la technique du son, le studio à l’ancienne,
il y a une belle formation avec le grand Fapy Lafertin, l’un des
très rares guitaristes qui a hérité de l’épaisseur, de
l’intensité expressive du grand Django. Fapy Lafertin possède
également une musicalité, un lyrisme dignes de son illustre
devancier. La formation qui l’accompagne est au diapason de Fapy,
et dans l’esprit du fameux Quintette, avec la puissance de trois
guitares associées, et en particulier un beau violoniste en la
personne de Steve Elsworth.
Le répertoire fait non seulement appel
aux classiques du genre («Minor Swing», «Viper's Dream»,
«J'attendrai»…), des compositions que le Quintette du HCF
illustra, mais aussi à la chanson française et populaire («Besame
Mucho», «Vous qui passez sans me voir», «Je suis seul ce soir»…),
aux standards («Stardust», «Russian Lullaby», «Loverman», «What
a Difference a Day Made»…), car c’est dans ce cadre large, jazz,
standards et chanson française jazzy (Trenet, Sablon…) que
s’épanouit le talent de Django, faut-il le rappeler? On trouve également «Anouman» auquel
le lyrisme de Fapy donne une dimension particulière, car joué avec
une manière plus ancienne, plus Django acoustique d’avant-guerre,
que celle à laquelle on est habitué. Il y a aussi chez Fapy Lafertin le côté
sombre de la tradition tzigane, celle que Django conserva dans son
jazz comme une couleur essentielle de sa tradition, qui donne une
intensité particulière, comme une patine, à ces enregistrements.
Le beau soutien de deux guitares, le côté chantant du violoniste,
les commentaires, les harmonies sombres propres à
l’entre-deux-guerre («Stockholm»), les puissants
vibratos-crescendos chers à Django, tout donne à cet enregistrement
nouveau et différent, une tonalité pourtant proche de l’original,
et cela pour notre plus grand plaisir. Il y a enfin chez Fapy Lafertin, cette
manière de poser la note, de développer le contre-chant, de
commenter, d’attaquer la note qui font irrésistiblement penser à
l’illustre modèle («Stardust»). Une féérie guitaristique! Sur trois thèmes, l’incomparable Bob
Wilber, toujours présent dans les meilleurs groupes, apporte son
oreille et son sens musical qui lui permettent de jouer avec des
musiciens de tous les horizons avec naturel, en magnifiant le
résultat comme ce «Songe d'automne», «Stockholm». Il y a encore ces valses manouches,
incomparables comme un monde nouveau qui s’éveille, une
composition splendide de Fapy Lafertin («Notes noir») qui vous
emporte dans ses tourbillons de notes et dans sa manière de faire
rouler les notes.
Fapy Lafertin est un indispensable de
la tradition de Django Reinhardt, un de ceux dont on ne peut se
passer, en disque ou en live, si on a la musique de Django chevillée
à l’âme, ce qui est forcément le cas à Jazz Hot. Du très
grand Art!
Analog Counterpoint, Rain Percolates
Laterite, Riding the Trade Winds, Angular Momentum, The Shadow of
Evening, Metal Buzz, Street Rumors, View through the Ellipse, Echoes
of the South Side, The Tumbled Lands, Small Perturbations, Working
the Interstices, Quiet like Stone, Pushing Breath, The Shove, The
Respond
Rich Halley (ts, perc.), Michael Vlatkovitch, (tb, perc,
acc.), Clyde Reed (b), Carson Halley (dm)
Enregistré les 30 et 31
mai 2014, Portland (Oregon), le 19 mai 2012 et le 26 mai 2013,
Corvallis (Oregon)
Durée: 1h 01' Pine Eagle 007
(www.richhalley.com)
Rich Halley 4
Eleven
Reification
suite, The Dugite Strikes, The Creep of Time, Glimpses Through the
Fog, Adjusting the Throughput, Dead of Winter, Convolution, Slider,
The Animas
Rich Halley (ts), Michael Vlatkovich (tb), Clyde Reed
(b), Carson Halley (dm)
Durée: 1h
Enregistré les 30 et 31 mai
2014, Portland (Oregon)
Pine Eagle 008 (www.richhalley.com)
Rich
Halley n’est pas un novice si l’on se réfère à son assez
longue discographie. Toutefois, il atteint un âge (il est né en
1947) auquel il devrait être davantage connu. Ses qualités
d’instrumentiste le permettraient mais il a choisi de composer et
jouer un jazz (?) tellement cérébral qu'il n'est plus lié à cette
musique que marginalement. Creative Structure est ainsi
formé de seize compositions du leader (en fait une succession
d'improvisations) que d'aucuns qualifieraient peut-être de free
jazz. Les musiciens entrent en studio sans feuille de route et tout
est spontané. A moins d’être un grand amateur, il faut du cran
pour écouter d’une traite les 61 minutes du disque! La basse et la
batterie, solides, assurent imperturbablement le cadre aux
improvisations débridées du saxophone et du trombone. La fin de
«Riding the Trade Winds» et dans une certaine mesure «Echoes of
the South Side» et quelques passages d’autres compositions
marquent une différence car mieux construits, avec une certaine
logique et un lien avec le jazz. Ces thèmes permettent de valoriser
Rich Halley. Le son et le style du saxophoniste - finalement assez
brillant - s’ancrent chez Rollins, Coleman et Ayler et les acteurs
de l’AACM de Chicago. Eleven est dans le même esprit.
Sauf que même le souffle des improvisations paraît ici rigide. Un
disque qui n'a d'intérêt que si l'on considère la musique avant
tout comme une affaire de technique. En somme, on aimerait entendre
le son de Rich Halley sur de vrais standards de jazz!
Bossa eterna, Rio Loco, Brazilian Samba Jazz,
Descendo da mangueira, Saudade do Franck, Violão quebrado, Ilha do
mel, Luminosa manhã, Oito e meia, Amigo JJ
Raoul de Souza (tb), Mario Conde (g),
Julien Lallier, Leo Montana (p), Glauco Solter (elb), Maurio Martins,
Zaza Desiderio (dm)
Durée:
47’
Enregistré en France, décembre 2015
Encore Merci 001483
(https://rauldesouza.net)
Fidèle à la terre de ses
racines, le Brésil, où il réside toujours, le tromboniste Raul de
Souza (1934) se présente fréquemment en France (il y a vécu un
temps) et c’est ici qu’il a enregistré Brazilian Samba Jazz.
Malgré une très longue trajectoire qui lui a permis de traverser
toute la MPB en côtoyant ses plus grands artistes, de Souza livre
pour la première fois un album sur lequel ne figurent que ses
propres compositions. Imprégné de sa culture musicale brésilienne
– antérieure à la naissance de la bossa nova - il est très tôt
attiré par le jazz et on l’entend avec ceux qui le sont aussi au
Little Club ou au Bottle’s. La plupart écriront avec lui
l’histoire de la musique brésilienne des années suivantes: Sérgio
Mendes, Paulo Moura, Som Um Romao, Bebeto, Durval Ferreira, Airto
Moreira, Baden Powell... Dès 1955, il enregistre avec ce dernier un
des tous premiers albums de musique instrumentale brésilienne, Turma
da Gafieira. Son intérêt pour le jazz est grandissant et il
rejoint Airto aux Etats-Unis ce qui lui offre la possibilité de
côtoyer des jazzmen de premier plan et d’inviter Cannonball
Adderley et Jack DeJohnette pour Colors (1974) et de
bénéficier des arrangements de J.J. Johnson. Ces précisions sont
là pour signaler que de Souza n’est pas un de ces fusionnistes à
la mode mais que jazz et musique brésilienne sont les deux rives de
sa musique et que celle-ci coule déjà depuis quelques
lustres. C’est dans cette perspective qu’il faut apprécier ce
Brazilian Samba Jazz. Qui marque ses 60 ans de carrière.
Pour celui-ci, le tromboniste a fait appel à de bons musiciens
brésiliens installés en Europe ou venus du Brésil. Un petit
frenchy s’y est joint, Julien Lallier. Ils fournissent un
environnement d’une grande qualité qui permet à de Souza de
montrer qu’il est sans doute l’un des meilleurs spécialistes
latins de l’instrument. Sa sonorité est très personnelle. C’est
du jazz mais il s’en dégage un parfum carioca. On apprécie
en ce sens plus particulièrement la «Bossa Eterna», «Ilha do mel»
pleines de swing; «Brazilian Samba Jazz» ou encore «Amigo JJ» qui
met aussi en valeur le guitariste. «Rio Loco» avec l’intervention
de l’harmonica est original. L’artiste sait transmettre par son
instrument l’indéfinissable atmosphère du saudadebrésilien («Saudade do Franck»). L’écoute de ce disque doit
inciter à rechercher les bons moments offerts par Raul de Souza dans
sa discographie et notamment ce Colors mentionné ci-dessus.
Féérie, When Day Is Done, Mabel,
Tears, Troublant Boléro, Django Jones, Nuages, Night and Day, Minor
Blues, Belleville Romain Thivolle (dir, arr), Lois Coeurdeuil (g
solo), Thierry Amiot (tp lead), Gabriel Charrier (tp), José Caparros
(tp), Fabrice Lecomte (tp), Romain Morello (tb lead), Michael
Steinman(tb), Igor Nasonov(tb), Jean-Philippe Langlois (btb), Gérard
Murphy (as, ss, cl), Julian Broudin (as), Jean-François Roux (ts),
Pascal Aignan (ts, ss), Yannick Destree (bar, fl), Florent Py (fl),
Franck Pantin (p, clav), Serge Arese (b-eb), Philippe Jardin (dm),
Sébastien Lhermitte (perc) Enregistré le 5 août 2015, Pertuis
(Vaucluse) Durée: 1h 17’ 55” RTBB 03 (www.romainthivolle.com)
Vous en savez beaucoup déjà sur ce
disque si vous avez parcouru le compte rendu détaillé de ce
festival en 2015 et si vous avez lu l’intéressante interview de
Romain Thivolle paru dans notre n°676 (été 2016). Et sinon, il est
encore possible de le faire car cela reste disponible sur notre site
et c’est un bon accompagnement pour cette écoute. Il s’agit donc
d’un concert enregistré lors du Festival de Big Bands de Pertuis
en 2015, autour de la musique de Django Reinhardt, arrangée avec
autant d’originalité que de respect par Romain Thivolle, mise en
valeur par un soliste de haute tenue, Lois Coeurdeuil, brillant
soliste à l’origine de cette belle idée de relire la musique de
Django, et par un bel orchestre mêlant jeunes et anciens, où
œuvrent de bons solistes, comme Thierry Amiot, Romain Morello,
Gérard Murphy entre autres. Le répertoire est lui aussi choisi avec
sagacité, avec des compositions de Django et Stéphane Grappelli,
bien entendu, deux standards et un original de Romain Thivolle. L’enregistrement en live est aussi
une autre performance, dont il faut féliciter tout le monde,
musiciens et techniciens; combiné avec un orchestre très impliqué
et des solistes dont un guitariste leader exceptionnel, Lois
Coeurdeuil, en état de grâce («Minor Swing»), cela donne un bel
enregistrement qui nous fait dire qu’il est urgent que les
programmateurs de festivals et concerts sortent des sentiers battus
pour aller à la rencontre de tels projets. Celui-ci est original
tout en étant ancré dans la tradition du jazz, aussi bien celle de
Django Reinhardt et Stéphane Grappelli d’ailleurs que celle des
big bands, de tous les âges du jazz (l’arrangement de «Nuages»
avec un beau chorus de trombone de Romain Morello, «Django Jones»…).
Encore une fois, si vous lisez l’interview de Romain Thivolle, vous
trouverez beaucoup de clés utiles à l’écoute dont une bonne
culture jazz, et si vous écoutez attentivement ce disque, vous
constaterez que ça swingue («Night and Day») avec ce qu’il faut
de blues, que ça joue et que ça improvise avec originalité et
talent dans toutes les sections. Un bel enregistrement qui sort de
l’ordinaire des relectures sans trahir l’esprit!
Aurore Voilqué Septet
Machins choses et autres trucs très chouettes
Mr William, Cocek, Russian Lullaby, The
Mooche, Machins choses, En route, Clopin clopant, A chacun son
problème, Miss Celie’s Blues
Aurore Voilqué (vln, voc), Olivier
Defays (ts), Jérôme Etcheberry, François Biensan (tp), Jerry
Edawards (tb), Jean-Baptiste Gaudray (g), Thomas Ohresser (g, bjo),
Basile Mouton (b), Julie Saury (dm, perc)
Enregistré entre le 22 et le 24 mai
2016, Droue-sur-Drouette (28)
Durée: 49' 37''
Arts & Spectacles 160502
(www.aurorequartet.com)
Pour son nouveau projet, Aurore Voilqué
a mis des cuivres dans son moteur. Après avoir revisité le
répertoire de Django Reihardt en quartet avec Rhoda Scott
(Djangolized) et donné de la voix sur quelques fameuses
chansons françaises (Live à La Fabrique), la violoniste
confirme son goût de l’éclectisme et surtout son envie de jouer
toujours plus de ses cordes… vocales! En effet, le violon d’Aurore
se fait ici plutôt discret (sauf sur «Cocek» et «The Mooche»,
seuls morceaux instrumentaux) alors que la formation, qui se
caractérise par la présence de trois soufflants (Olivier Defays,
Jerry Edwards et, en alternance selon les titres, Jérôme Etcheberry
et François Biensan), donne à chaque titre l’ampleur que pourrait
lui conférer un big band (saluons au passage les bons arrangements de Biensan, Defays et Mouton). Aurore aime chanter et, sans être devenue
chanteuse de jazz, elle a trouvé sa voie (et sa voix) dans
l’interprétation à la fois habitée et gouailleuse de la chanson
française à texte (au sein de laquelle s’insèrent ici deux bons
originaux: «En route» et «A chacun son problème»). Et, de fait,
l’assemblage entre voix et orchestre (on ne peut plus jazz)
fonctionne assez bien. On n’en apprécie que davantage la variété
des titres: standards (excellent «The Mooche» aux accents funky),
chansons françaises jazzy (c’est le «Machins choses» de Serge
Gainsbourg qui inspire le titre de l’album) et même un joli
traditionnel serbe, «Cocek». A noter qu’un morceau est chanté en
anglais, «Miss Celie’s Blues» (tiré du film The Color Purplede Steven Spielberg), lequel est surtout l’occasion d’apprécier
la qualité des musiciens qui entourent la leader: Thomas Orhesser (qui
introduit ce blues au banjo) et Jérôme Etcheberry (avec sourdine
wha-wha) pour la facture "vintage", Jerry Edwards, pilier de cette
section de cuivres, jusqu’à Julie Saury qui semble avoir trempé
ses baguettes dans le Mississippi. Au final, un disque effectivement
chouette.
Impressions, Uncle Bubba, Search For Peace, Capuchin Swing, Soulstice,
Crazy She Calls Me, Summer Serenade, Lotus Blossom, I Wish I Knew Gary Bartz (as, ss), Larry Willis (p), Buster Williams (b),
Al Foster (dm) Enregistré le 11 janvier 2015, New York Durée: 1h 08' 05'' Smoke Sessions Records 1506 (www.smokesessionsrecords.com)
Ce disque présente ce que le jazz a d’essentiel. Nul besoin
de longues explications pour comprendre que chacun de ces musiciens possède les
qualités fondatrices du jazz, ici dans l’esprit hérité de John Coltrane.
L’enregistrement fait plus exactement référence à McCoy Tyner, le pianiste et
dernier survivant du quartet légendaire de John Coltrane, car ces musiciens
l’ont côtoyé dès les années 1970 dans ses diverses formations. Le swing, l’expression, le blues, les
atmosphères coltraniennes, qui doivent tant à Tyner, un beau répertoire (John Coltrane,
McCoy Tyner, Jackie McLean, Benny Carter, Billy Strayhorn, Gary Bartz…) et un
naturel qui font de cette heure de musique une heure de pur bonheur. Nul doute
qu’eux-mêmes prennent un grand plaisir à se retrouver dans ce monde, car ils
ont écrit ensemble une belle partie de l’histoire du jazz des quarante
dernières années, et de cette branche du jazz. La légèreté très musicale d’Al
Foster, la profondeur de Buster Williams et le brillant de Larry Willis
soutiennent parfaitement le discours post-coltranien mais en plus linéaire de
Gary Bartz. Un excellent disque de jazz, comme c’est souvent le cas pour ce bon
label qui présente aujourd’hui le meilleur de la scène new-yorkaise dans ce que
nous appellerons le jazz de culture.
Le Brass Messengers de Dominique Rieux
Gead Mulheran Sings Sinatra
Hello Dolly, Come Fly With
Me, The Good Life, I've Got You Under My Skin, Fly Me to the Moon, As Time Goes
By, Mack the Knife, Strangers in the Night, You Are the Sunshine of My Life,
New York New York, My Way, The Lady Is a Tramp Gead Mulheran (voc), Tony
Amouroux, Dominique Rieux (tp, fgh), Rémi Vidal (tb), Christophe Mouly (ts,
fl), Florent Hortal (g), Thierry Ollé (p), Julien Duthu (b), André Neufert (dm) Enregistré en janvier 2016,
lieu non précisé Durée: 38' 24'' LBM 01/1 (www.facebook.com/Dominique-Rieux-Officiel)
Gead Mulheran, originaire de
Rochdale dans le Grand Manchester, est un chanteur jazz et pop (il est aussi
auteur-compositeur et guitariste). Nous avons là la version crooner dans la
lignée du Frank Sinatra des années 1950 et ultérieures. Il aime aussi Nat King
Cole et Mel Tormé. Il s'est produit dans ce créneau avec le Big Band Brass de
Dominique Rieux, aujourd'hui réduit (en effectif) à ces Brass Messengers tout
aussi performants comme le démontre le premier titre, «Hello Dolly»
(Tony Amouroux, tp). Gead Mulheran possède une excellente technique vocale
(maîtrise de la colonne d'air: «Strangers in the Night») et le
phrasé de Sinatra («I've Got You Under My Skin»). La voix plus
légère que celle de Sinatra n'est pas un obstacle à la réussite de cette
évocation. Gead Mulheran possède la décontraction, le feeling des maîtres
américains qu'il a pris pour modèles. Bref ce disque est excellent et balance
bien, agrémenté, sur des arrangements de classe, par de bons solos instrumentaux
de Christophe Mouly («The Good Life»), Rémi Vidal («I've Got
You Under My Skin», «Lady Is a Tramp»), Dominique Rieux
(bugle van Laar!: «Fly Me to the Moon»; tp: «Lady Is a
Tramp»), Thierry Ollé («As Time Goes By»), André Neufert («Lady
Is a Tramp»).
Nat King Cole & The Quincy Jones Big Band
Live in Paris. 19 avril 1960
20 titres
Nat King Cole (voc, p) accompagné par
le big band de Quincy Jones et par son trio selon les thèmes
(deux concerts le même soir avec un répertoire voisin)
Enregistré le 19 avril 1960, Paris
Durée: 1h 14' 59''
Frémeaux et Associés 5494 (Socadisc)
Etranges, ces coproductions de Ténot et Filipacchi avec Norman Granz, post-mortem (cf. la chronique d’Ella Fitzgerald de la même collection) car cet enregistrement est inédit et, à l’époque, Nat King Cole est sous contrat avec Capitol. Si on peut l’attribuer à la naissance de la société de consommation musicale, dont les producteurs supposés, Ténot et Filipacchi, furent d’ardents promoteurs, la dépréciation du jazz vint parfois des musiciens eux-mêmes, et parmi les plus talentueux. En cédant à la pression commerciale pour un statut de star hors catégorie, et donc hors jazz et culture, en renonçant à l’authenticité de leurs racines pour un statut social ou commercial, par conformisme, et en faisant une musique de complaisance, ils ont contribué à leur échelle à faire que le jazz perde progressivement son public, parfois ses artistes, et plus largement son indépendance.
Ce mouvement, apparu très tôt dans l’histoire aux Etats-Unis, plus concentrés sur l’entertainment, terre natale du jazz, mais pas celle de sa reconnaissance et de son identification culturelle, a depuis gagné tous les continents, et nous en subissons aujourd’hui les derniers développements caricaturaux avec le retour de l’étiquette jazz dans le giron des musiques commerciales, comme avant le jazz hot.
Ce disque de Nat King Cole, qui fut le premier des artistes de jazz afro-américain à atteindre ce statut de star hors catégories à un tel niveau de notoriété, est l’illustration d’un grand débat entre amateurs de jazz. Soutenu ici par un big band dirigé par Quincy Jones, avec des arrangements du même, très jazz, servis par des solistes de haut niveau (Julius Watkins, Phil Woods, Budd Johnson, Jerome Richardson, Sahib Shihab, Melba Liston, Jimmy Cleveland, Quentin Jackson, Benny Bailey, Roger Guérin qui remplaçait selon le livret Clark Terry, etc.), Nat King Cole (au piano également) sucre certaines de ses interprétations jusqu’au coma diabétique, avec complaisance et/ou un mauvais goût absolu, alors qu’il bénéficie d’un splendide ensemble de jazz très professionnel, les quelques instrumentaux («Tickle Toe», «Blues in the Night» par exemple) le démontrent.
L’auteur des notes de livret s’étonne, avec superficialité, de l’accueil parfois mitigé que reçut le chanteur de la part des amateurs de jazz lors de ces tournées. La question n’est pas le purisme d’amateurs de jazz "intégristes" (comme sous-entendu), plutôt plus passionnés qu’ils ne le sont aujourd’hui, mais le manque d’authenticité, de sincérité d’un chanteur qui porte un masque commercial qui se craquelle parfois («Welcome to the Club», «Joe Turner’s Blues», «Thou Swell» qui sont bien meilleurs) quand il se souvient qu’il a été Nat King Cole, le jazzman.
Les musiciens de jazz défendent toujours Nat King Cole car, outre l’aspect communautaire, ils savent quel musicien a été Nat King Cole, comme Norman Granz le savait. Mais Norman Granz comme Quincy Jones, le texte du livret le rappelle, n’ont pas hésité à demander à King Cole de jouer du jazz pour faire passer le sirop de sucre. Ils avaient donc conscience, l’un et l’autre, d’un problème et d’un public pour se permettre une telle inconvenance. Des amateurs connaisseurs pas encore soumis au conformisme de l’opinion du plus grand nombre et des médias, c’est plutôt un bon public, possédant encore un sens critique. Le jazz comme l’opéra, parce que musiques populaires, ont eu un tel public, et ce public n’a pas eu toujours tort. C’est mieux que le public consensuel et suiviste des messes médiatiques et des soirées mondaines de notre début de siècle. Au moins, il y avait débat et écoute.
Pour éviter toute mauvaise interprétation de ce qui est écrit, Frank Sinatra peut chanter ce qu’il chante, parce que c’est sa culture, et qu’en dehors de son talent artistique d’interprète (car c’est un bon acteur), il est en harmonie avec son expression. Dans ce registre, il chante d’ailleurs avec plus de vérité que Nat King Cole sur le plan de l’expression parce qu’il n’est pas maniéré… Pour éclairer encore le propos, la question n’est pas le répertoire, mais l’expression. Louis Armstrong peut chanter «La Vie en rose» ou «Hello Dolly» parce qu’il reste lui-même, Billie Holiday «My Man», pour la même raison, etc.
Il y a d’autres exemples de même nature au fond que cette perdition de King Cole, prenant toutes les formes selon les modes et les pressions du temps, comme pendant la période jazz rock, pour la musique d’avant-garde, pour la musique improvisée, le hip hop… Le résultat est au fond le même: le manque d’authenticité de l’expression et la perte des racines sous la pression d’un quelconque conformisme, commercial, social et/ou esthétique.
Sebastien Girardot/Félix Hunot/Malo Mazurié
Three Blind Mice
Persian Rug,
Black Bottom Stomp, Polka Dot Stomp, When Your Lover Has Gone, Rockin' in
Rhythm, Changes, Echoes of Harlem, Maple Leaf Rag, Bogalusa Strut, I'm Coming
Virginia, Weary Blues, I May Be Wrong, Jubilee Malo Mazurié
(cnt, tp), Félix Hunot (g, voc), Sébastien Girardot (b) Enregistré les
15 décembre 2015 et 28 janvier 2016, Paris Durée: 51' Autoproduit
(www.malomazurie.com)
Dans le
territoire dit jazz on a connu ou on connait encore le trio de ce type, d'un
bord considéré traditionnel avec l'excellent Alvin Alcorn (Alcorn, tp, Justin
Adams, g, Frank Fields, b, New Orleans Jazz Brunch, Sandcastle LP 1030 –
très rare!) à l'autre, avec Stéphane Belmondo qui a porté la formule et l'ombre
de Chet Baker à travers les festivals de l'été 2016. Cette formule orchestrale
a le double avantage d'être économique (ce qui aujourd'hui n'est pas à
négliger) et d'être très musicale (mieux vaut pas de batteur qu'un mauvais).
Bien sûr, le climat de ce trio n'est pas sans évoquer la musique aussi fine que
pleine de swing du quartet Ruby Braff-George Barnes et de sa regrettée réplique
française sous la houlette d'Alain Bouchet (finalement avec Félix Hunot, un
guitariste suffit). Les arrangements sont biens tournés («Rockin' in
Rhythm», «Echoes of Harlem», etc). Malo Mazurié utilise beaucoup
les sourdines. Bien sûr, «I'm Coming Virginia» présente les trois
artistes en solo. Sébastien Girardot, bon slappeur (« Black Bottom Stomp »,
« Weary Blues ») mais pas seulement, est fréquemment soliste,
toujours excellent (« Maple Leaf Rag », « Bogalusa Strut»).
Il est aussi l'assise solide du groupe. Félix Hunot, formé par Jean-François
Bonnel, chante à la Bing Crosby dans un titre («Changes»), mais
démontre surtout ses qualités d'accompagnateur et de soliste (introduction très
fine dans « When Your Lover Has Gone »). Malo Mazurié est le jeune
trompettiste (plus souvent au cornet ici) qui monte. Bien sûr, il évoque ici
Ruby Braff («When Your Lover Has Gone», «I May Be Wrong»,
«Jubilee»). Mais inconsciemment peut-être, grâce à sa solide
culture jazz, on entend, sans copie à la lettre, ici où là des traces de Bix («Changes»,
«I'm Coming Virginia»), George Mitchell (exposé de «Black
Bottom Stomp»), Jabbo Smith («Polka Dot Stomp») et la volubilité
de Rex Stewart («Persian Rug», stop chorus de «Black Bottom
Stomp», «Rockin' in Rhythm»). Bref ce CD est un rayon de
soleil dans l'affligeante production dite musicale de nos jours.
Titres détaillés dans le livret Phil Urso (ts, bs), Bob Brookmeyer (tb), Julius Watkins (flh), Ron Washington
(ts), Walter Bishop Jr., Horace Silver, Bobby Timmons (p), Bobby Banks (org),
Percy Heath, Jimmy Bond, Oscar Pettiford, Charles Mingus (b), Kenny Clarke,
Peter Littman (dm) Enregistré entre 1953 et 1959 à Hackensack, Hollywood, New York et
Louisville Durée: 1h 08’ + 1h 02’ Fresh Sound Records 889 (Socadisc)
Le saxophoniste Phil Urso (1925-2008) est peu connu du public. Né à Jersey City mais ayant grandi à Denver, sa carrière (commencée en 1948) a été avant tout celle d'un accompagnateur, notamment aux côtés de Woody Herman, Miles Davis et surtout Chet Baker (1954-1972). Il est par ailleurs retourné vivre à Denver dans les années 60. Il a peu enregistré en leader: outre les sessions rééditées ici, il a sorti en 2002 un Salute Chet Baker avec Carl Saunders (tp). Signalons d’emblée la qualité du livret de la présente production (mais intégralement en anglais)
qui contient un bon texte de Jordi Pujol, les notes de tous les disques
originaux, ainsi que la reproduction des pochettes. Les deux
CDs reprennent des titres que Phil Urso a enregistrés en trio,
quartet et quintet, ainsi qu’au sein du Jomar Dagron Quartet et du sextet d’Oscar
Pettiford. Notons que cette livraison ne contient pas de plages avec Chet Baker (se reporter au Fresh Sound 457).
Cette intégrale des années 1953 à 1959 est une belle pièce pour découvrir le
saxophoniste.
Un premier bloc est constitué par huit thèmes édités auparavant sous le titre The Philosophy of Urso. Quatre
d’entre-eux ont été enregistrés en quartet en 1953. On y trouve notamment une
composition de Phil, «Little Pres». Le travail des trois
partenaires permet de mettre le saxophone en valeur et de bien découvrir le
son, la technique et la personnalité de Phil Urso. Quatre autres – des compositions du
saxophoniste – édités originellement sous le titre Phil Urso & Bob Brookmeyer sont enregistrés un an plus tard en
quintet avec Brookmeyer au trombone à pistons mais aussi Horace Silver, Percy
Heath et Kenny Clarke. S’il a pu, un moment, avant ces enregistrements, sonner
un peu west coast (époque avec Woody
Herman), c’est bien chez les boppers que s’alimente Urso. Ça swingue sur tous
les titres, notamment «Chiketa», ça dialogue en permanence avec
Brookmeyer. Pour ne rien gâcher, les trois autres partenaires s’en donnent à
cœur joie. Mentionnons aussi la belle ballade «Ozzie’s Ode». Deux titres sont issus de compilations éditées sur la Côte Ouest. Pour
«It’s Only a Paper Moon», le quartet de Phil n’est autre que la
formation de Baker avec qui Urso joue à ce moment (1956)… mais sans le
trompettiste! Pour «Too Marvelous for Words» un trombone est
adjoint à la formation. Les deux thèmes swinguent. Evidemment, le saxophoniste
se hisse à une hauteur qu’il ne peut avoir aux côtés de Chet Baker. Ceux qui le
connaissent avec le trompettiste découvrent ici un autre Urso.
Un autre bloc de huit thèmes figure sur ce premier CD. Phil Urso est pour
ceux-ci le saxophoniste ténor et baryton du «Jomar Dagron Quartet»
(nom correspondant aux premières syllabes des membres fondateurs de la
formation: Jo Jo Williams, Marvin Holladay, Dag Walton, Ron Washington). Ce
n’est pas un grand groupe qui entoure ici Urso mais celui-ci en émerge suffisamment
pour que l’on puisse goûter son travail au saxophone baryton sur les standards
«Squeeze me», «Satin Doll», «Pent-up
House», «Star Eyes»… Sans doute pour éviter la comparaison
avec Mulligan c’est au ténor qu’il interprète «Line for Lyons»
ainsi que sa bonne composition «Extra Mild».
Le CD2 débute avec les autres thèmes de The
Philosophy of Urso. Changement total d’ambiance avec ce très mélodique duo
saxo ténor-Hammond pour les cinq – très courts – titres de la session de 1954,
rejoint par un batteur pour les dix autres – à peine plus longs – de celle de
1956. C’est encore contemporain du début de la période Chet Baker mais le
saxophoniste a pris pour ces enregistrements un tout autre chemin. «Sentimental
Journey» pourrait symboliser l’ensemble des quinze plages. La grande
discrétion du batteur tout comme celle de l’orgue dans la plupart des cas,
permet d’apprécier la technique de Phil Urso, et le son cool qui tranche avec
la vigueur des autres thèmes du disque, mentionnés plus haut. On se régale
également avec le très beau phrasé du saxophoniste. «My Heart Stood
Still» et «Easy Out» remporte notre adhésion pour le duo
tandis que le trio brille sur la composition de Ozzie Cadena «Blues to Remember
Her by», «They Can’t Take Away from Me» de George et Ira Gershwin,
«Moonlight Serenade», dans une interprétation plus enracinée dans
le jazz que celle bien connue de Glenn Miller… Le disque s’achève sur la participation de Urso avec le sextet de Oscar
Pettiford. Ce dernier, signataire de quatre des cinq titres, est au violoncelle
et Mingus à la contrebasse. Urso, plus que Watkins (fhn) donne le ton et assume
quasiment un rôle de leader à côté du violoncelle de Petittford qui prend la
basse dans «Tamalpais». Chronologiquement ces cinq plages font
suite aux quatre premières du CD1 (avec le même W. Bishop Jr. au piano) et le
saxophoniste y distille le même style sauf sur cet étrange «Tamalpais»
dépourvu de dynamisme et d’un swing que l’on trouve dans «Jack the
Fieldstalker» ou «The Pendulum at Falcon’sLair».
Au final, ce double CD aura sa place dans la discothèque d’un jazzophile
un peu curieux.
Florent Souchet/Pierre Bernier/Ilfat Sadykov/ Anders Ulrich/Corentin Rio
Talkin' About John
What About,
Le John, Bouncin’with John, Jeanne, L’Audière, Etatique, T.C., Dunes, Château
Rouge, Chief Dalton
Florent Souchet (g), Pierre Bernier (ts,
ss), Ilfat Sadykov (ts), Anders Ulrich (b), Corentin Rio (dm) Enregistré les 16-17-18-20 Avril 2014, Paris
Durée: 1h
Parallel 001 (Absilone)
Ce quintet
parisien peu connu dans l’hexagone (il a toutefois joué au Sunset-Sunside) est
composé de jeunes musiciens et semble vouloir s’inscrire dans un jazz digne de
ce nom. Les compositions sont toutes de Florent Souchet et ne sont pas dépourvues
de qualités. Elles permettent l’improvisation et le dialogue entre la guitare
du compositeur et les saxophonistes. Il n’y a pas de trompette mais on sent
l’influence du Miles Davis de la deuxième moitié des années 60. Florent Souchet
– qui, par ailleurs, a des connaissances sur plusieurs instruments – maîtrise
brillamment la guitare. Celle-ci, sans écraser les partenaires, est judicieusement
mise en valeur tout au long des dix morceaux. On l’apprécie dans
«Jeanne», les soli dans «What About», «Etatique»,
«Dunes»… et finalement sur tous les thèmes!
Les partenaires du guitariste le valent bien. Pierre Bernier
n’a pas trente ans et ses prestations tant au ténor qu’au soprano sont
superbes. Il faut particulièrement relever «What About», «Bouncin’
With John», «Chief Dalton», la virtuosité au soprano dans
«Etatique». Les soli de
Ilfat Sadykov sont un peu plus rigides et dans l’ensemble les thèmes sur
lesquels il est convié en soliste swinguent moins. Le batteur, qui évite toute
démonstration superflue, et le bassiste soutiennent parfaitement le quintet. Le
groove de la basse est parfait dans «Boucin’ With John». Du bon
jazz. Prometteur!
Singin'
in the Rain, Fit as a Fiddle, Temptation, Dream of You, I've Got a Feelin'
You're Foolin', The Wedding of the Painted Doll, Should I?, Beautiful Girl, You
Were Meant for Me, Good Morning, Singin' in the Rain (arr. 1936), Broadway
Melody, Broadway Rhythm, You Are My Lucky Star, Sing Before Breakfast
Alexis
Bourguignon (tp1), Jérôme Etcheberry (solo tp), Hervé Michelet (tp), Pierre
Guicquéro (solo tb), Bruno Durand (tb), Stéphane Guillaume, Nicolas Fargeix
(solo sax, cl), Bertrand Tessier, Stéphane Cros, Dominique Mandin (cl, sax), Raphaël
Gouthière (tu), Mathilde Feber, Virginie Turban, Martin Blondeau (vln), Bastien
Stil (p, perc), Remi Oswald (g, bjo), Raphaël Dever (b), Jean-Bernard Leroy
(dm), Scott Emerson (voc: solos, trios, quartets)
Enregistré
les 31 août, 1er et 2 septembre 2015, lieu non précisé
Durée: 59' 15''
Klarthe
Records 008 (Harmonia Mundi)
Les choses sont claires
puisqu'on peut lire dans le livret que c'est «un orchestre de danse des Années Folles qui présente dans leur
orchestration d'origine les arrangements publiés d'époque». Le
programme s'attache au parolier Arthur Freed (1894-1973) et au compositeur
Nacio Herb Brown (1896-1964) qui travaillaient pour la MGM. Le livret prend également
soin de nommer l'arrangeur de chaque morceau et le titre du film d'où il est
tiré, avec sa date de réalisation. Et en effet dès la première version de «Singin'
in the Rain», sautillant à souhait, l'orchestre restitue, à la lettre, le
son d'orchestre de 1929. Ces musiques de variétés américaines, on le sait, sont
fortement influencées par le jazz (et donc, ici, les clins d'œil sont par exemple les solos de Jérôme Etcheberry,
bixien, Guicquéro et Bastien Stil dans «I've Got a Feelin' You're Foolin'»;
celui de sax de Stéphane Guillaume dans «Should I?»). L'orchestre
joue bien ces arrangements, dans l'esprit de l'époque, à s'y méprendre (il doit
faire un tabac dans les festivals off) et il est bien enregistré. C'est donc un
disque de variétés, délectable, qui sort du cadre de la revue Jazz Hot,
ou alors c'est qu'Hugues Panassié et Charles Delaunay n'avaient rien compris.
Terry Waldo's Gutbucket Syncopators
The Ohio Theatre Concert
Introduction,
Some of These Days, Anything for You, The Letter, Maple Leaf Rag*, 12th
Street Rag*, How Could Red Riding Hood?, Sweet Georgia Brown*, My Man Ain't
Good for Nothing but Love*°, Am I Blue, I'm a Great Big Baby*°, There'll Be
Some Changes Made*°, To Keep From Twiddling Their Thumbs*°, Black and Blue*°,
St Louis Blues°, Pastime Rag n°1°, The Entertainer, Atty. Gen. William Saxbe
Comments, Ace in the Hole, The Mooche, At the Jazz Band Ball*
Terry
Waldo (p, voc), Roy Tate (tp), Jim Snyder (tb), Frank Powers (cl, as, ts), Bill
Moorhead (bjo), Mike Walbridge (tu), Wayne Jones (dm, voc), Atty. Gen. William
Saxbe (voc), Edith Wilson° (voc)
Enregistré
le 13 avril 1974, Columbus (Ohio)
Durée: 1h 09' 00''
Delmark
251 (www.delmark.com)
C'est la réédition de l'albumHot House Rag (Delmark 239) avec neuf inédits en plus (*). La vedette est la chanteuse Edith Wilson
(1896-1981) qui, dès septembre 1921, enregistra avec le cornettiste Johnny Dunn
(réédition RST 1522-2). A 15 ans, elle fut la troisième chanteuse de «vaudeville
blues» à graver des disques. Retirée en 1966, elle débute une seconde
carrière en 1972. En 1973-76, elle enregistre d'excellentes faces pour Delmark
(CD 637) avec des vétérans recrutés par le remarquable pianiste Little Brother
Montgomery (Preston Jackson, tb, Ikey Robinson, g-bjo, Truck Parham, b, Franz
Jackson, cl, ss, ts, etc). Elle fait même un superbe show TV en France (1974).
La participation à ce concert donné à Columbus fait partie de son come-back. La
co-vedette aurait dû être Eubie Blake ; tombé malade, c'est Terry Waldo qui le
remplace en piano solos (excellents «Maple Leaf Rag», «Pastime
Rag n°1», «The Entertainer»). L'orchestre réunit par Terry
Waldo n'a pas la saveur de ceux de Little Brother Montgomery. C'est du bon
dixieland comme l'atteste «The Letter» (bonne introduction de
trombone de Jim Snyder, Waldo est bon, bien soutenu par Wayne Jones, et Frank
Powers oscille entre Pee Wee Russell dans le solo et Johnny Dodds en collective
finale). Frank Powers, responsable des arrangements, a de bons moments («Sweet
Georgia Brown»). Le cornettiste est vulgaire sans le panache d'un Wild
Bill Davison mais bon avec le plunger («The Mooche»). Le tuba,
enregistré trop fort, a de bons états de service (Art Hodes, Albert Nicholas,
Lil Hardin, Ted Butterman) et donne une fondation solide et souple («St
Louis Blues»). Mais c'est Edith Wilson qui "brûle les planches"
par sa façon émouvante et sobre d'interpréter rendant l'orchestre meilleur («My
Man Ain't Good For Nothing But Love»). Il est probable que Carol Leigh se
soit inspirée d'Edith Wilson, Doc Cheatham aussi («Black and Blue»).
A 78 ans, elle contrôle moins bien sa voix, mais ça n'a pas d'importance. C'est
une comédienne («I'm a Great Big Baby») et elle a une diction
claire (lignée Ethel Waters). Pas négligeable sans être indispensable.
Titres
et interprètes communiqués sur le livret
Enregistré
entre le 11 septembre 1914 et 1972, Congo, Haïti, Trinidad, Guadeloupe,
Jamaïque, Brésil, Cuba, Etats-Unis
Durée
: 3h 23' 26''
Frémeaux
& Associés 5467 (Socadisc)
Né en 1960, l'auteur du
livret, Bruno Blum, est le reflet des comportements actuels : des "connaissances" cumulées (les pages 4-5 sont un bon résumé sociologique)
vierges de toute réflexion (l'actuelle société est ainsi faite et on voit les
glorieux résultats : enseignement, économie, social, politique, etc): un
fatras! Vouloir croire à une survivance à travers les siècles de caractéristiques
africaines immuables traduit cette absence de rigueur intellectuelle. Il serait
plus utile (mais le veut-on?) d'analyser pourquoi avec des ascendants communs
les résultats sonores venus à maturité plusieurs siècles plus tard sont si
différents. Ce qui amène au principe d'acculturation (cité une fois, page 4,
sans définition) puis à la notion de «double acculturation» connue
des ethnologues mais ici ignorée (fait de «réinventer»
l'Afrique-mère hors du territoire, plusieurs générations après les premiers
transplantés). Rien ne prouve que cet enregistrement de 1938 à Brazzaville («chant
d'invitation à la danse») «donne une idée...cent ans avant».
C'est du romantisme, pas une approche scientifique. La portion "étiquette jazz"
dans ces 3 CDs est mince: 7 morceaux sur 72 (Louis Armstrong, Duke Ellington,
Red Saunders, Ornette Coleman, John Coltrane, deux Max Roach). «Song of
the Cotton Field» de Percy Granger enregistré en 1926 par Duke Ellington
est une évocation artistique qui ne reflète pas la réalité de la vie des
premiers esclaves 300 ans plus tôt! Pas de doute sur la politisation des artistes
Max Roach et Abbey Lincoln (nom très symbolique puisque c'est Abraham Lincoln
qui a mené la lutte pour l'abolition de l'esclavage aux Etats-Unis) dans «Freedom
Day», mais franchement le «Free» d'Ornette Coleman (ici,
version 1958 avec Paul Bley) a un autre sens (se libérer du carcan harmonique).
Concernant les racines/cousins du jazz, environ 8 titres blues/rock'n roll/R'n
B/Soul (Bo Diddley, Tennessee Ernie Ford, Josh White, Pr Longhair, Sam
Cooke,..) et, on s'en doute, c'est plus copieux pour le spiritual/gospel, 16
titres (Mahalia Jackson, Golden Gate Quartet, Rev. J.M. Gates, Ebony Three avec
Sammy Price et Buster Bailey, Blind Boys of Alabama, les Charioteers, ...). A
noter qu'à notre sens c'est Billy Butterfield plutôt que Joe Wilder le trompette
solo dans «Work Song» par Oscar Brown Jr (1960). Tout cela est de
l'excellente musique. A noter une bonne version de «Bamboula» de Gottschalk par Eugene List (p) très
chopinesque. Un coffret pour les curieux.
Snake
Rag, London Cafe Blues, San, Alexander's Ragtime Band, I Surrender Dear,
Dardanella*, Black Snake Blues, Here Comes the Hot Tamale Man, Froggie Moore,
Willow Tree, Weary Blues°, Liza, Please, Susie, Tight Like This, Stomp Off
Let's Go
Beau
Sample (b), Andy Schumm (cnt), Dave Bock (tb), John Otto (cl, as*, ts°), Mike
Walbridge (tu), Jake Sanders (bjo), Paul Asaro (p), Alex Hall (dm)
Enregistré
les 19 et 20 juin 2012, Chicago
Durée: 1h 00' 34''
Delmark
253 (www.delmark.com)
Il s'agit d'un groupe de
jazz traditionnel dirigé par Beau Sample comme il n'en manque pas. Deux membres
dominent, Andy Schumm et Paul Asaro. J'ai souvenir de Paul Asaro en compagnie
de Wendell Brunious et Orange Kellin à Ascona. On a ici confirmation de son
talent, principalement dans «Stomp Off, Let's Go» (avec partie de
cornet à la Armstrong), «Willow Tree» (Alex Hall est plaisant aux
balais, trop court et délicieux passage cornet-piano en duo), «Liza»
(duo piano-drums). Le jeune Andy Schumm est connu comme un cornettiste bixien,
ce qu'il sait être en effet (solo dans le chapeau : «Dardanella»),
sans ignorer Red Nichols («Alexander's Ragtime Band»). Dans ce
créneau, on retiendra ce «San» (également bonne clarinette version
Noone, piano et basse en slap du leader). Sa prestation sweet avec
sourdine dans «Please» est de qualité. Mais on découvre aussi son
côté armstrongien dans «Weary Blues» (bons stop chorus) et «Tight
Like This» (où son solo est dans l'esprit, pas dans la stricte copie). Il
est plaisant de retrouver ici «Here Comes the Hot Tamale Man» bien
connu des fans de Freddie Keppard (bon solo de basse du leader). L'introduction
de trombone dans «Susie» est bien. Globalement tous ces musiciens
jouent de façon experte ce qu'ils ont choisi d'interpréter ici.
Bathtub Gin, Why Don't You Do
Right, If You Want The Rainbow, Wake Up and Live, Just What Me Doctor Ordered,
When I Take My Sugar to Tea, Shake Sugaree, Throw Your Heart, Put The Sun Back
In the Sky, Happy Feet, Bye Bye Blackbird, Kitchen Man, Smile, Horizontal
Mambo, I Gotta Right to Sing the Blues
Roberta Donnay (voc, arr), Rich
Armstrong (tp, cnt, fgh, voc), Wayne Wallace (tb, arr), Danny Grewen (tb, voc),
Shelon Brown (cl, ts, bs, voc), Steve Malerbi (hca), John R. Burr (p), Sam
Bevan (b, arr), Michael Barsimento (dm), Deszon Claiborne (dm, voc), Nicolas
Bearde, Annie Stocking, Eddy Bee (voc)
Date et lieu d’enregistrement
non précisés
Durée: 1h 03' 08''
Motéma Music 166 (www.motema.com)
Roberta Donnay (née en 1966)
signe là un album intéressant. Elle a commencé à 16 ans. A San Francisco, elle
se produit pour Dick Oxtot (sans doute une bonne école puisque Janis Joplin s'y
frotta au blues en 1963-65). Elle fréquente divers genres (premier disque en
1989) pour revenir au "jazz" en 2005. Ce disque est une bonne surprise. Roberta
Donnay a beau afficher son amour pour les vieilles chansons et pour les stars
du passé, elle nous offre une musique qui ne sonne pas datée, soit en big band,
soit avec trio. Elle chante certes d'une façon maniérée qui n'est pas l'essence
expressive de Bessie Smith, Sippie Wallace, Victoria Spivey, Ida Cox ou même
Ethel Waters et Billie Holiday auxquelles elle fait référence. C'est léger, pas
de drame. Les arrangements en big band sont percutants. Rich Armstrong fait du
bon travail de lead trompette (mais, sans doute à cause d'un choix
d'embouchure, sa sonorité n'est pas séduisante). L'orchestre "envoie” dans «Bathtub
Gin» (bon solo de Sheldon Brown, bs),
«Happy Feet» (bon solo de Sheldon Brown). On pense à Peggy
Lee dans «Why Don't You Do Right?», une réussite de l'album, mais
Robeta Donnay ne copie pas (bon maniement du plunger par Rich Armstrong et
Wayne Wallace). L'orchestre et le sax ténor sont bons dans «Wake Up and
Live», «Sugar to Tea» et «Bye Bye Blackbird»
(alternative piano-batterie). Le tempo est bien lent pour «Smile» où
Sam Bevan, Rich Armstrong, Steve Malerbi prennent de bons solos. Touche dixie
dans «Throw Your Heart» (clarinette et plunger du trompette). L'«Horizontal
Mambo» est de la bonne variété. Les titres en trio sont d'un niveau
variable. On oubliera «If You Want the Rainbow» (bon solo de Sam
Bevan) et «Shake Sugaree» (tendance folk). En revanche, le swing
est présent dans «Just What the Doctor Ordered» (duo vocal avec
Nicolas Bearde), «Put the Sun Back in the Sky» (chœur genre Boswell
Sisters), «Kitchen Man» et «I Gotta Right to Sing the Blues»
(excellents contre-chants et solo de trompette bouchée en plus). Le pianiste
John R. Burr est excellent dans tous les titres. Si ce n'est pas du jazz actuel
satisfaisant, ça y ressemble dans le contexte d'une médiocrité générale.
Honeysuckle
Rose, St James Infirmary, Oh By Jingo, Perdido, Chinatown My Chinatown, Body
and Soul, I Can't Give You Anything But Love, Bei Mir Bist Du Schoen, Just
Squeeze Me, Them There Eyes, Charlie on the MBTA, Tiger Rag* Eli Newberger (tu), Bo Winiker (tp), Herb Gardner (tb), Ted Casher (cl, ts, ss,
voc), Bob Winter (p), Jimmy Mazzy (bjo, voc), Jeff Guthery
(dm), Rebecca Sullivan (voc), Randy
Reinhart* (cnt)
Enregistré
les 3 décembre 2013, 5 et 14 janvier 2014, 2-3 avril 2014, Sherborn (Massachusetts)
Durée: 1h 07' 15''
Autoproduit
(www.elinewberger.com)
C'est un groupe dixieland
dirigé par le tubiste Eli Newberger. Le premier titre (en public, 2013), «Honeysuckle
Rose», puis «Perdido» donnent une impression défavorable: ça
ne swingue pas et les minauderies de la chanteuse sont fastidieuses. En
revanche, le pianiste, membre du Boston Pops, est bon (il joue en piano solo «Oh
By Jingo”). Jimmy Mazzy (bj, voc) est vedette d'un «St James Infirmary»
très mou, et de «Chinatown, My Chinatown» (avec sympathique solo de
tuba), dans lesquels l'orchestre n'est pas fameux (le soprano est une épreuve).
Ted Casher, chanteur épouvantable, est au mieux de ses possibilités au ténor,
non sans copier Coleman Hawkins («Body and Soul»). L'excellent
Randy Reinhart n'apparait que dans un titre, pas le plus favorable («Tiger
Rag»). Ce disque a un public (américain) qui se satisfait de reconnaître
les morceaux. Le jazzfan tirera plus de profit à (ré)écouter les disques de
Louis Armstrong, Duke Ellington, Ella Fitzgerald et Coleman Hawkins.
All The Things You Are (prelude), For Miles,
Genesis I, Autumn Leaves, Wildwood Flower*, Sweet Sid, Genesis II, Jewels &
Baby Yaz, Iz Beatdown Time, Spot It You Got It, Genesis III, Feb 13th,
A Secret Place*, Ruby Red, Tsagli’s Lean, Professor Farworthy, All The Things
You Are (Spring Feathers)°, All The Things You Are Orrin Evans (p), Christian McBride (b), Karriem
Riggins (dm), Marvin Sewell* (g), JD Walter° (voc) Enregistré le 17
décembre 2014, New York Durée: 1h 18' 21'' Smoke
Sessions Records 1507 (http://smokesessionsrecords.com)
Ayant pris des cours à deux pianos avec Kenny
Barron (Jazz Hot n°673), Orrin Evans avoue une influence majeure du Philadelphia sound sur son œuvre - Larry Carlton (g) a évoqué le versant soul de ce son, par un hommage aux producteurs Kenny Gamble et Leon Huff, dans Plays the Sound of Philadelphia (335
Records, 2010). Représentant d’un jazz moderne ouvert aux
autres formes d’expression musicale, il s’est inspiré de musiciens comme Eddie
Green et Bobby Watson, à l’instar de Christian Mac Bride également originaire
de la scène de Philadelphie. Après avoir publié sept disques chez Criss Cross,
et conduit deux autres formations, Tarbaby et Captain Black Big Band, Orrin
Evans réunit sur The Evolution of Oneselfun trio à la cohésion
irréprochable, qui ne craint pas d’allier
post-bop, néo-soul et jazz-funk, sans jamais perdre le sens du swing. L’unité sonore de ce patchwork
musical est assurée par la production impeccable de Paul Stache, qui met particulièrement
en valeur les interventions des solistes. Il s’agit curieusement de la
première collaboration enregistrée sur disque entre Christian Mac Bride et le
leader alors qu’ils jouent ensemble depuis longtemps, et le plaisir de l’écoute
réside en partie dans cette complicité évidente, servie par une riche
expérience commune.
Au niveau du style, le
pianiste se distingue par l’usage de motifs répétitifs qui confèrent un aspect presque
hypnotique à certains gimmicks, tandis que l’apport de Christian Mac Bride
s’avère essentiel dans la texture sonore et l’architecture des morceaux. Karriem Riggins s’illustre tout
particulièrement par son art des liaisons, qui culmine au travers d’un
magnifique solo de batterie sur «Professor Farworthy». Les interludes hip-hop de
«Genesis», l’hommage soul jazz rendu à Grover Washington Jr, «A
Secret Place» ou l’épisode country folk de «Wildwood Flower» sont
quelques-uns des moments marquants de l’album, des références qui témoignent du
parcours très personnel retracé sur The
Evolution of Oneself. A cet égard, la relecture de
«Jewels and Baby Jaz», de Jafar Baron, constitue certainement le véritable
point d’orgue de l’enregistrement, faisant du néo soul d’Orrin Evans une
composante à part entière du jazz moderne.
Ladies in Mercedes, Estamos aï, Overjoyed, Wild
Flower, Caminhos Crueados, On Green Dolphin Street, Mambo influenciado, Theme for
Ernie, Saint Thomas, Growlin’Face, Cantabile Anne Wolf (p, arr), Stefan Bracaval (fl), Chris Joris
(perc), Sal La Rocca (b) Enregistré les 17 et 18 décembre 2015,
Saint-Josse-Ten-Noode (Bruxelles, Belgique) Durée: 1h 13' 36'' Mogno Music j0532 (www.mognomusic.com)
Pari osé pour Anne Wolf qui a choisi de laisser son compagnon (Théo
De Jong, bg) sur la touche pour ce nouveau quartet. Pari osé pour le choix de
thèmes qu’elle n’a pas composés. Pari osé aussi pour avoir préféré enregistrer live. Mais pari justifié par le choix de
ses accompagnateurs: Stefan Bracaval («On Green Dolphin’
Street»), Sal La Rocca («Wild Flower») et Chris Joris («Mambo
Influenciado», «Saint Thomas»). Ne refusons pas ce parfum
d’authenticité avec ses essoufflements et ses accélérations («Estamos
aï»); les tensions/détentes font partie de l’esthétique. Anne Wolf
n’est pas une virtuose au sens strict du terme, mais c’est une personne
sensible, gentille. Son jeu apparait parfois un peu raide, mais enduite elle
vous prend la main, puis le bras et dépose
un baiser pudique sur votre joue. On connait son attachement pour la samba, les chansons brésiliennes
(«Caminhos Cruzados» de Jobim) et la latin-attitude en général («Mambo
influenciado» de Chucho Valdès). Son répertoire passe aussi par la valse
(«Wild Flower»), les belles mélodies: «Overjoyed»,
«Cantabile» de Michel Petrucciani et «Growlin’Face» de
son mentor Charles Loos. Anne Wolf se love avec délectation (nous aussi)
dans «Theme For Ernie» de Fred Lacy. Avec «On Green Dolphin Street»,tous les solistes tournent, très à l’aise.
Sonny Rollins aimerait-il cette version "caravanisante"
de «Saint Thomas»? Stefan Bracaval et Chris Joris se font
trop rare sur nos scènes. Une raison de plus pour aimer cet album joliet qu’on
écoute un mojito à la main, dans un transat à la plage ou au jardin.
CD1:
Old Devil Moon, Theme From Tchaikovsky's Symphony Pathetic, Freedom Suite, Body
and Soul, Manhattan, Grand Street, Who Cares?, You Are Too Beautiful, Doxy,
I'll Follow My Secret Heart; CD2: In The Chapel in the Moonlight, How
High the Moon, The Bridge, God Bless the Child, Don't Stop the Carnival, The
Night Has a Thousand Eyes, Jungoso, Doxy Sonny
Rollins (ts) et diverses formations Enregistré
de 1957 à 1962, New York, Lenox, Los Angeles Durée:
1h 11' 48'' + 1h 09' 44'' Frémeaux
& Associés 3064 (Socadisc)
Une
sélection du Sonny Rollins de cette période autour de son retrait provisoire de
la scène, entre l’été 1959 et 1962, est forcément indispensable, pas forcément
pour les raisons communément avancées de l’histoire mythologique du doute qui
envahit l’artiste face à la concurrence, car Sonny Rollins est déjà un
grand. Comme le souligne Alain Gerber, l’auteur de la sélection et des notes de
livret, Sonny Rollins a profité de son retrait pour continuer à approfondir son
art. Le contrebassiste Henry Grimes, présent sur quelques pièces de cette
époque, connaîtra lui-aussi une éclipse autrement plus longue et profonde. Comme
tout créateur, Sonny Rollins en a profité pour s’enrichir intérieurement, pour
réfléchir sur le sens de sa vie, sur l’articulation entre les racines et son
besoin de novation, d’affirmation de sa personnalité en ces temps où tout
semble aller très vite dans le jazz. Cette
interrogation s’impose à lui dans l’âge d’or d’un jazz encore jeune, malgré
quelques disparitions d’importance (de Bessie Smith et Fats Waller à Billie
Holiday et Lester Young en 1959, en passant par Clifford Brown, Art Tatum et
Charlie Parker). Les grands courants sont actifs, et la création bat son plein
–ce n’est rien de le dire. Les enregistrements exceptionnels de toutes les
générations et styles s’accumulent. Les échanges intergénérationnels
s’intensifient (pour Charlie Parker comme pour John Coltrane), malgré une
«nouvelle» critique avide de rupture (qui contribua à une scission
artificielle), de nouveauté obligée (qui participa de la négation des
racines), de phénomènes de mode liés au développement commercial d’une
industrie de la musique à l’échelle internationale (qui déboucha sur la dérive consumériste
dont le jazz souffre aujourd’hui). Sonny Rollins est aussi probablement
concerné par le statut de l’artiste afro-américain aux Etats-Unis, dans cette
période charnière (New York est une fenêtre de reconnaissance pour le jazz aux
Etats-Unis), et bien qu’ayant dix ans de carrière, ne peut pas être insensible
à ce bouillon de culture, pour évoquer l’un des titres («The Night Has a
Thousand Eyes») qui servit de générique sonore, valorisant et indissociable, à
l’émission de Bernard Pivot vingt ans après. Donc,
pour ce deuxième volume de cette collection consacrée à Sonny Rollins, on a de
splendides thèmes d’avant et d’après les promenades solitaires de Sonny
Rollins et de son saxophone sur le pont.
Compte tenu de la beauté de l’expression, il n’était pas très difficile de
trouver matière à cette compilation: on peut s’arrêter avec plaisir sur chacun
des thèmes, mais il faut remarquer une production plus essentielle dans les
années cinquante. Que ce soit dans le registre post-parkérien («Old Devil
Moon») ou dans l’évocation des racines et de la tradition du saxophone
(«Body and Soul» en solo en référence à Coleman Hawkins), ou encore
pour la dimension «recherche et développement» («Freedon Suite»), tout Sonny
Rollins est déjà là, pour toujours, et ce n’est pas pour rien qu’il est un
ténor majeur des années 1950, et qu’il le restera pour les six décennies
suivantes. Une sonorité épaisse et veloutée, une dextérité parkérienne, une
manière unique de traîner sur le temps, de rouler les notes, une inspiration et
un lyrisme certains, confirme l’une des personnalités fortes du jazz des années
cinquante, malgré son jeune âge (moins de 30 ans). Ses rencontres avec Charlie
Parker, Dizzy Gillespie, Max Roach, Art Blakey, Miles Davis, Thelonious Monk, John
Coltrane en témoignent plus que des discours. Le
retour de Sonny Rollins en 1962 n’apporte rien de vraiment nouveau aux qualités
d’un artiste d’exception, si ce n’est une sensibilité plus grande aux
trompettes de la renommée ou aux sirènes de la critique, ce qui rend parfois
moins profonde, moins naturelle et moins libre (malgré l’étiquette d’époque)
son expression. Il n’est que d’écouter les deux «Doxy» proposés ici, peut-être
avec malice par Alain Gerber, pour constater que celui de 1958 avec la rythmique
du Modern Jazz Quartet (John Lewis, Percy Heath, Connie Kay) est à notre sens
plus essentiel, enraciné et novateur, que celui de 1962 qui sacrifie à quelques
clichés du temps, y compris en matière de mise en place, et qui a moins bien
vieilli. On confirmera Alain Gerber dans son intuition, à savoir que Sonny
Rollins était à la recherche du génie de Sonny Rollins, sans savoir qu’il était
déjà là. Et quand Sonny Rollins reste simplement lui-même, naturel, en 1962
(«God Bless the Child») comme en 1958 («Body and Soul»), il est simplement l’un
des plus grands ténors de l’histoire du jazz, un digne descendant du grand
Hawkins et le second père de centaines de saxophonistes de par le monde: un
idéal, un absolu.
Summer Night, O Grande Amore, Infant Eyes, The Cry of the
Wild Goose, Peace, Con Alma, Prelude to a Kiss, Morning Star Stan Getz (ts), JoAnneBrackeen (p), Clint Houston (b), Billy Hart (dm) Enregistré du 11 au 16 mai 1976, San Francisco Durée : 1h 15’ Resonance Records 2021 (www.resonancerecords.org)
Stan Getz/João Gilberto
Getz/Gilberto '76
Spoken Intro by Stan Getz, É Preciso Perdoar, Aguas de
Março, Retrato Em Branco E Preto, Samba da Minha Terra, Chega de Saudade, Rosa
Morena, Eu Vim Da Bahia, João Marcelo, Doralice, Morena Boca de Ouro, Um Abraço
No Bonfá, É Preciso Perdoar (Encore) Stan Getz (ts), João Gilberto (g), JoAnne Brackeen (p),
Clint Houston (b), Billy Hart (dm) Enregistré du 11 au 16 mai 1976, San Francisco Resonance Records 2020 (www.resonancerecords.org)
Comme toujours chez Resonance, le livret est exemplaire:
on trouve dans celui de Getz (28 pages) de superbes photos de Tom Copi, des
textes de Feldman, Barkan, Ted Panken, Steve Getz, des interviews de Hart,
Brackeen, et des citations de Branford Marsalis et Joshua Redman. Dans celui de
Getz/Gilberto (32 pages), il compte, en complément, un texte de James Gavin et
Carlos Lyra sur la bossa nova. On y lit, entre autres, que Stan Getz était l’un
des saxophonistes préférés de Coltrane (avec Earl Bostic, Lester Young, Sonny
Stitt et Dexter Gordon). Ces deux albums confirment assurément cette lignée dans
laquelle Getz s’inscrit, si certains en doutaient encore. Moments in Time est un enregistrement, passionnant, émouvant, par
la qualité de la musique qui y est jouée, par son exigence aussi, et parce
qu’il est l’unique trace de ce groupe de Getz,composé de JoAnne Brackeen
(p), Clint Houston (b) et Billy Hart (dm), qui dura d’octobre 1975 à février
1977. L’engagement au Keystone Korner (mai 1976) correspond aussi aux
retrouvailles de Getz et Gilberto, qui enregistrèrent The Best of Both Worlds (Columbia) un an plus tôt (en mai 1975), dont
l’album sortit en septembre 1976. Dans cette sélection, composée de standards, Stan Getz, en
très grande forme, joue avec un son énorme, riche, plein d’âme et une rythmique
du tonnerre. On lit d’ailleurs dans le livret qu’il ne s’était jamais senti
aussi soutenu que par ces sidemen-là. On peut le comprendre. Brackeen, Houston
et Hart donnent tout et sont des accompagnateurs incomparables. «Summer Night» commence très fort et annonce la
couleur avec le groove de Houston (b) et le jeu très musclé de Brackeen (p), dont
on sent à la fois l’influence de McCoy Tyner et une expressivité très personnelle.
Après la samba «O Grande Amor» (Jobim, Moraes), Getz joue «Infant
Eyes» (Shorter), un des plus beaux titres de cette sélection, une ballade
gorgée d’émotion, avec un long solo poignant de Getz, avant de laisser la place
à la pianiste au jeu tout aussi profond, pendant le dernier tiers du morceau.
Sans doute pour casser un peu le rythme, «Cry of the Wild Goose» sonne
avec ses accents jazz-funk, pleins d’énergie. Les deux titres suivants comptent
aussi parmi les plus beaux: dans «Peace» d’Horace Silver, le
ténor y montre sa maîtrise, son expérience, ses mille talents. Son
interprétation est bouleversante. Le morceau le plus long (12 minutes) est
«Con Alma». On y entend un long solo du ténor qui gagne en
intensité. Puis deux autres ballades, « Prelude To A Kiss» et
«Morning Star», aussi superbes. Si dans cette sélection, Stan Getz est
au sommet de son art, elle rend justice à la pianiste JoAnne Brackeen, mettant
en lumière son immense musicalité, sa technique, son jeu complexe, très franc au
son très personnel. Rappelons qu’elle joua autour de ces années avec Art Blakey
et les Jazz Messengers (1969-1972) et Joe Henderson (1972-1975). A l’inverse, l’excellent
Houston – Roy Haynes (1969-1970), Roy Ayers (1971-1973), Charles
Tolliver (1973-1975)
– souffre un peu de la sélection. Il n’en reste pas moins très présent
et son jeu épatant. Tout comme Hart, magnifique, rompu à toutes les situations. Avec Getz/Gilberto '76, on change d’atmosphère, à l’image de
la pochette de l’album: une peinture de l’artiste portoricaine Olga Albizu (1924-2005), pionnière de
l’expressionnisme abstrait aux Etats-Unis, dont les œuvres ont illustré d’autres disques de Stan Getzdans les
années 1960 (Jazz Samba,
Verve, 1962; Big Band Bossa Nova,
Verve, 1962; Jazz Samba Encore!,
Verve, 1963; Getz/Gilberto, Verve,
1964; Getz/Gilberto Vol. 2,
Verve, 1966). Disons-le tout de suite, le titre est trompeur. Si Getz et
son quartet sont bien présents, c’est avant un tout un album de Gilberto. Sur
ces douze titres, la voix chaude, délicate, sensible du chanteur, son jeu si
naturel et son immense technique à la guitare sont un enchantement. Après une introduction de Getz, qui salue l’excellence de son
camarade mais regrette qu’il ne joue pas davantage, le ténor devient un
accompagnateur impeccable. Il est d’ailleurs frappant de voir combien le
quartet s’efface au profit du Gilberto. Hormis «Retrato Em Branco
E Preto»
et «Doralice» sur lesquels Getz joue un solo, un peu fort
peut-être, comparé à la fragilité du chanteur-guitariste, et «Chega de
Saudade» et «Eu Vim Da Bahia» en quartet, Gilberto joue seul,
passionnément sur «E Preciso Perdoar», «Aguas de Marco»,
«Samba da Minha Terra», «Rosa Morena», «Morena
Boca de Ouro», «Um Abraco No Bonfa», et un instrumental,
«João Marcelo». Tous les titres sont des merveilles, de véritables œuvres
d’art.
Chicago Eddie, Bye, Bye Blackbird, Sugar, All Blues, At Last, Shakin
Frank Catalano (ts), David Sanborn (as), Nir Felder, (g), Demos Petropoulos (org),Jimmy Chamberlin (dm)
Durée: 31’
Enregistré en 2015, Chicago
Ropeadope LLC 2014 (www.ropeadope.com)
La trilogie du saxophoniste de Chicago Frank Catalano s’achève sur ce Bye Bye, Blackbird qui fait donc suite àGod’s Gonna Cut You Down et à Love Supreme Collective (Jazz Hot n° 674). A l’hommage à Coltrane
succède celui à Miles Davis; inévitable reconnaissance au trompettiste
qui a su donner sa chance à Frank à ses débuts. Hommage aussi à Eddie Harris, à
travers «Chicago Eddie», saxophoniste de Chicago dont la sonorité a
marqué Catalano, ainsi qu’à son mentor Von Freeman avec «Sugar»
thème que celui-ci a joué dans son album At Long last George. Pas plus que Love Supreme Collectiven’était une reprise de l’œuvre de Coltrane, l’intention de Catalano n’est de
faire une cover des deux thèmes rendus célèbres par Miles: «Bye Bye
Blackbird» et «All Blues». Catalano s’est entouré de
partenaires dont le style s’éloigne de celui du trompettiste, reflète leur personnalité
et se fond avec celle du saxophoniste. L’absence de piano rompt évidemment avec
les quartets et quintets de Miles et l’introduction du B3 change la donne, offrant
un caractère particulier à l’ensemble du disque. Pas de bassiste non plus mais
la guitare de Nir Felder est beaucoup trop discrète à notre goût. «Bye
Bye Blackbird» prend un air de jouvence. Si l’introduction est moins
sèche que dans la version de Miles, le thème est plus dynamique. Présent sur ce
thème David Sanborn et son alto dialoguent avec le ténor. L’excellent et
énergique solo de Jimmy Chamberlin – à travers lequel on perçoit l’influence
rock de celui-ci – rompt avec le travail plus délicat de Philly Jo Jones. C’est
aussi ce thème qu’avait choisi Keith Jarrett pour son hommage personnel au
trompettiste. C’est de nouveau le B3 qui lance un «All Blues» bien
plus court que l’original. Le saxophone ténor prend le rôle de la trompette de
Miles mais Frank ne peut pas s’appuyer sur le back ground de Coltrane et
Cannonball comme le faisait Davis. Seul face au thème, Catalano montre ses
aptitudes, son talent, et sa sonorité est mise en valeur. De nouveau, Chamberlin
s’illustre dans un style évidemment à cent lieues de ce que proposait Jimmy
Cobb qui n’offrait pas de solo, Miles devant juger cela inutile pour ce thème.
Frank voit les choses autrement et celui proposé par Chamberlin s’insère bien
dans la version présente. Le saxophoniste aurait pu aussi sur ce thème inviter
Sanborn mais on a du pur Catalano. Pour quelle raison Frank Catalano a-t-il choisi «At last»? Mystère.
Le thème existe sur un disque sur lequel figurent Miles et Chet Baker mais
c’est en réalité Chet qui joue. Originellement le thème est joué très cool mais
débute ici avec un Catalano à cent pour cent, donc débordant de puissance avant
de donner de la souplesse à son jeu et de revenir vers une ambiance (un peu)
plus cool. Exit Sanborn. Frank joue de bout en bout et peut s’appuyer sur un
excellent groove de Chamberlin et un travail discret du B3. «Chicago
Eddie» est un peu répétitif mais la prestation au saxophone est de
qualité et Jimmy autant que Petropoulos et Nir Felder à la guitare sont
valorisés. Revenons sur «Sugar» ou de nouveau Catalano échange avec
Sanborn, par moment dans un véritable dialogue. Le tempo permet d’apprécier le
détail du jeu de Catalano qui montre toute la richesse de son style. Le B3 est
encore à son avantage. Von Freeman peut être satisfait de son influence! «Shakin» est une reprise du thème initial du
disque God’s Gonna Cut You Down. Chamberlin
et Petropoulos étaient déjà présents sur la première mouture. Pas vraiment de
grosses différences avec celle-ci. Le thème dure le même temps, l’introduction
au B3 est identique, précédant l’entrée du saxophone, de la batterie et des
autres partenaires. Catalano laisse la place à Petropoulos qu’on trouvait plus
percutant dans la version initiale et à un solo démoniaque de Chamberlin. Nir
Felder dans son intervention surpasse en qualité le guitariste de la première
version. Il a aussi la possibilité de s’exprimer plus longuement. Le thème
s’achève avec un excellent retour du saxophoniste.
Very Blue, I Love You Porgy, I’ve never Been in
Love Before, Comme Sunday, Nothing Like You, Three Clowns, Walkin’, Sa Majesté
César II, Black Smoke, Anton’s Journey, Autumn Nocturne Emil Spányi (p) Jean Bardy (b) Enregistré les 24 et 25
avril 2014, lieu non précisé Durée: 1h 06' Parallel 002 (Absilone)
Ce disque est musicalement un beau disque. Toutefois,
malgré une solide formation et une remarquable maîtrise de l’instrument, le
Hongrois Spányi lui n’a su (ou voulu) greffer que rarement ses connaissances du
jazz - certes un peu froides - acquises en côtoyant de bons jazzmen. La
composition qui donne le titre à l’album «Very Blue» se charge de
swing et est sans aucun doute la meilleure pièce du disque. Son autre apport,
«Black Smoke», très belle œuvre, ne relève pas du jazz ni
l’interprétation du classique «Autumn Nocturne» du compositeur
russo-américain Josef Myrow.
Son partenaire de duo, Jean Bardy, n’a rien à lui envier au point de vue de la
formation musicale. Il se révèle un accompagnateur particulièrement à
l’écoute du pianiste. Jean Bardy offre lui aussi deux compositions sur
lesquelles il montre sa virtuosité personnelle. Il débute à l'archet «Sa
Majesté César II», puis c’est Spányi qui lui sert l’accompagnement. C’est
beau mais là encore ce n’est pas du jazz, pas plus que «Anton’s Journey».
Le duo a pioché dans les standards à trois reprises ainsi que chez Gershwin.
Pour «I loves You Porgy» on reste un peu sur sa
faim. Le toucher délicat du pianiste sur «Come Sunday» d’Ellington
nous rapproche de la version du duo Mulgrew Miller/NHOP. « Three
clowns » reste joué dans le même esprit classique et il est peu probable
que Wayne Shorter, son auteur en soit ravi. Reste le «Walkin» que
Carpenter avait offert à Miles Davis. Cette fois le duo est vraiment dans le
jazz et si l’interprétation n’a rien à voir avec celle du trompettiste, elle
est excellente tant de la part de Spányi que de Bardy qui montre là
son bagage jazzistique acquis dans les clubs parisiens depuis quelques lustres.
Préambule, Poulp, Le Clown Tueur de la
Fête Foraine I*, Le Clown Tueur de la Fête Foraine II, Le Clown
Tueur de la Fête Foraine III*, Duet for Daniel Humair, Brainmachine,
Umckaloabo, Balladiza I, Balladiza II Emile Parisien (st, ss), Joachim Kühn
(p), Manu Codjia (g), Simon Tailleu (b), Mario Costa (dm) + Michel Portal* (bs cla), Vincent Peirani* (acc) Enregistré les 16, 17 et 18 mai 2016,
Pernes-les-Fontaines (83) Durée: 59' ACT 9837-2 (Harmonia Mundi)
Avec ce nouveau groupe en quintet,
Emile Parisien, nous propose un album (le septième) moins évident
que ses précédents mais qui confirme désormais sa stature de
leader. «Sfumato» signifie nuancé en italien et l’artiste s’en
inspire pour en définir tel un peintre les contours de cette
nouvelle toile. Album plus grave, plus adulte et moins enjoué, il
faut entrer dans les méandres embrumées d’un jazz bien européen,
la suite «Le Clown Tueur de la Fête Foraine I, II , III» donne le
ton où chaque partie, servie avec des invités, met en valeur ses
propos originaux. Mélancolie, fin d’une adolescence rieuse, le
propos paraît plus grave, la plupart des compositions sont signées
par Emile Parisien. Pas de conflit de génération entre Joachim Kühn
(72 ans) et le jeune Emile (34 ans), Joachim est le pianiste du
groupe et non simplement un invité, et chaque musicien apporte sa
solide contribution à une œuvre sérieuse. Maîtrise parfaite du
soprano et du ténor pour une expérimentation plus alambiquée et
ambitieuse réussie, cet album marque sans aucun doute une nouveau
tournant pour cet artiste qui triomphe sur la scène mondiale. Une
nouvelle référence du jazz portée par cet ancien élève de
l’école de Marciac. On pourra préférer l’instrumentiste
facétieux et tout aussi inventif en concert où son tempérament
s’exprime avec sérieux, fougue, humour et folie.
Haifa la Nuit - Pt.1, Haifa la Nuit -
Pt.2, Turquoise, Tust –Pt. 2, Morning Promise, Pass Pass
Hubert
Dupont (b), Youssef Hbeisch (riq, bendir, derboukas, perc), Ahmad Al
Khatib (oud), Zied Zouari (vln), Matthieu Donarier (cl)
Enregistré en octobre 2015,
Fontenay-sous-Bois
(94) Durée:
46' Ultrabolic 1004 (Musea)
Hubert
Dupont a toujours su emprunter une voie particulière dans le jazz et
ce dès son premier groupe de jeunesse, Kartet. La genèse de ce
nouveau groupe et album remonte en 2013 quand Ahmad Al Khatib et
Youssef Hbeisch invitent Hubert Dupont pour un concert à l’Institut
du Monde Arabe, qui sera suivi par une tournée en Palestine, puis,
en 2014, par des concerts en France et en Finlande. Les musiciens se
présentent alors sous le nom du Trio Sabil. Dès le premier titre
«Haifa la Nuit-Pt.1», l’horizon musical est révélé par
l’introduction au oud d’Ahmad Al Katib; ce devrait être un
voyage oriental, mais Zied Zouari, jeune tunisien (23 ans), introduit
une certain changement à la tradition, percussions et ligne de basse
maintiennent et illustrent le tempo qui donne une entière liberté
au violoniste. La caravane poursuit son voyage au levant sur la
seconde partie du même titre et ce sera Matthieu Donarier qui
s’illustrera en particulier avant de laisser place aux percussions
de Youssef Hbeisch. «Turquoise» rappelle qu’Hubert Dupont est un
de nos contrebassistes de haut niveau et dans une introduction brève
et claire invite la compagnie à se joindre à la mise en valeur de
sa ligne mélodique développée en un long solo soutenu
essentiellement par la derbouka. Cet album s’inscrit plus dans
l’esprit du jazz que dans sa forme et nous charme par sa pureté et
par l’entente et l’écoute commune de musiciens formés à
différentes écoles. N’oublions surtout pas la flûtiste, Naïssam
Jalal qui s’illustre sur le dernier morceau «Pass, Pass». L’album
a été enregistré durant la manifestation Musiques au Comptoir, à
Fontenay-sous-Bois, devant un public plus qu’attentif. La totalité
des compositions est signée par Hubert Dupont qui a aussi réalisé
le mixage, très équilibré, de l’album, pour son label et
structure de production Ultrabolic, qui défend aussi de nombreux
projets menés par cet artiste.
Pain Song, Samsara, Bgida, Boston Love
Affair, Ovadia, Opening, One For Uzi Itamar Borochov (tp), Hagai Amir (as),
Avri Borochov (b), Aviv Cohen (dm) Enregistré en mai 2011, Tel Aviv
(Israël) Durée: 58’
RealBird Records
(www.itamarborochov.com)
Itamar Borochov
Boomerang
Tangerines, Shimshon, Eastern Lullaby,
Jones Street, Adon Olam, Jaffa Tune, Avri’s Tune, Ça va Bien,
Wanderer Song, Prayer
Itamar Borochov (tp), Michael King (p),
Avri Borochov (b, oud, voc, sazbush), Jay Sawyer (dm) + Ysraël
Borochov (jumbush, voc)
Enregistré du 6 au 12 décembre 2015,
Malakoff (92) Durée: 52' 16'' Laborie Jazz 36 (Socadisc)
Plus de quatre ans séparent ces deux
enregistrements lesquels confirment le talent de ce jeune
trompettiste de 32 ans, originaire d’Israël, qui depuis 2007 vit à
Brooklyn. Cet ancien élève de Junior Mance, Charles Tolliver et
Cecil Bridgewater, a choisi de raconter son histoire qui relie Lower
Manhattan à l’Afrique du Nord, l’Israël moderne (Jaffa, Tel
Aviv) et l’antique Boukhara (mythique route de la soie). Son
inspiration et son style viennent du hard bop mais revisité par de
multiples influences puisées dans une enfance passée à Jaffa
(ville judéo-chrétienne-musulmane) au sein d’une famille de
musiciens où l’on écoutait Edith Piaf comme Weather Reaport. La
musique sacrée juive, fondée sur les gammes arabes, a complété
son initiation. Mais c’est sa confrontation à la scène
new-yorkaise qui lui a amené l’aisance du propos et un
professionnalisme tout américain. Les deux albums se partagent entre
son inspiration traditionnelle – pour les titres «Samsara, Bgida»
sur Outset et «Adon Olam», «Jaffa Tune» sur Boomerang–, et des titres bien marqués, tirés de sa confrontation urbaine
américaine «Pain Song», «Boston Love Affair», mais aussi
«Eastern Lullaby», «Jones Street», «Prayer» l’ensemble
toujours joué dans une ligne bop moderne. Nul besoin de choisir un
album plutôt que l’autre, tout est bon il n’y a rien à jeter.
Son jeu parfois acrobatique révèle une maîtrise de vieux briscard
et sait jouer avec mille nuances. La clarté du propos lui permet de
n’user d’aucun artifice et sa sonorité très mate se distingue
parmi celle de ses contemporains. On peut relever le talent de ses
accompagnateurs, en particulier du pianiste Michael King. Itamar
avait participé cet été à la nouvelle création du danois Lars
Danielsson, European Sound Trend, y jouant un rôle principal
de soliste. Le trompettiste sera en tournée en France en novembre
2016 avec à ses côtés l’excellent pianiste Shai Maestro.
Décidément la scène jazz israélienne nous livre de nombreux
talents.
John Beasley (p, elp, synth), Reggie
Hamilton, Ricky Minor (b), Gary Nova (dm), Joey de Leon (perc), Bob Sheppard,
Danny Janklow Justo Almario, TomLuer, Thomas Peterson, Jeff Driskill (anches),
Wendell Kelly, Ryan Dragon, Eric Miller, Steve Hughes, Paul Young (tb), Bijon
Watson, Jamie Hovorka , Brian Swartz, Gabriel Johnson, Mike Cottone (tp), Alex
Budman (s),
Epistrophy, Skippy, Oska T, Monk’s
Procession,’Round Midnight, Ask Me Now, Gallop’s Gallop, Little Rootie Tootie,
Coming on the Hudson
Enregistré en 2015, Los Angeles, New
York, Miami, Venice Durée: 55’ Mac Avenue Mac 1113 (www.mackavenue.com)
Encore du Monk! Mais dès les premières notes d’«Epistrophy» on sait
qu’avec son big band est ses arrangements John Beasley a gagné son pari. C’est
qu’il n’est pas le premier venu: à 56 ans il signe une carrière des plus
intenses. Parmi ses collaborations on compte des arrangements et supervisions
de séances d’enregistrement pour Miles Davis, Steely Dan, James Brown, Sergio
Mendes, Freddie Hubbard ou encore Chick Corea… Il travaille aussi pour la
télévision (Star Trek, Disney) et
pour Hollywood, notamment Carmine Coppola pour Le Parrain III…
En 2015, il réalise un vieux rêve, diriger un big band consacré à la
musique de Thelonious Monk et signe ainsi son neuvième album personnel. Chaque
titre revisité mérite un traitement spécial et aucun n’a jamais sonné de cette
façon. Dès le premier morceau, l’introduction est fabuleuse et le soliste ici
mis en valeur sera un vibraphone, plutôt rare chez Monk. Pour «Skippy», la
bataille des cuivres ravage l’arrangement pour laisser place à un saxophoniste
alto puis une trompettiste plus qu’inspirés. «Oska T» introduit par un son
électronique et la voix de Monk himself, qui termine sur un «merci beaucoup»,
vole d’éclat sous un tempo de la contrebasse pour laisser place, une nouvelle
fois, à un dialogue trompette – big band époustouflant. Chaque titre est une
pépite à découvrir où les solistes nous émerveillent, il n’est pas précisé qui
prend les solos mais on saluera tous les musiciens pour leur fougue et leur
travail d’ensemble. John Beasley très discret ne manque pas de se mettre juste
en valeur sur le solo de piano de «‘Round Midnight». Charlie Mingus n’aurait
pas renié l’arrangement d’un long «Little Rootie Tootie» ou l’effervescence
fait place à de subtiles mignardises pour mettre en valeur la section des
saxophones. Un dernier double souhait, la suite par un second album et l’écoute
prochaine en concert de cet orchestre lors d’une tournée en France.
11 titres: détail sur le livret
Jean-My Truong (dm), Nicolas Calvet (voc), Sylvain Gontard
(tp, flh), Leandro Aconcha (p), Pascal Sarton (b) + Neyveli Radhakrishna (vln),
Dominique Di Piazza (b), Balakumar Paramalingam (Mridangam) + String Quartet
Enregistré à Meudon
(78)
Durée: 54’ 35’’
ODL 171649 (www.jeanmytruong.com)
On connaît les qualités de batteur de Jean-My Truong:
drumming fin, sobre, joli toucher des baguettes, élégance des cymbales,
pulsation exemplaire, à l’écoute et au service du collectif et des
solistes; toutes qualités qui servent ce Secret World qui manifeste une volonté d’abolir les frontières
musicales Occident-Orient. Soit, mais les musiques d’Occident et d’Orient sont
variées et multiples. Ceci posé, les intentions, les inspirations, et le
résultat concret sont des choses aléatoires et pas toujours réalisables ou
réalisées. Jean-My Truong s’est tourné vers les musiques indiennes et bengalis,
avec la complicité de musiciens de ces régions. Le violoniste indien
Radhakrishna, qui joua avec Ravi Shankar, est remarquable sur «Bengali
Friend» et encore plus sur «Indian Journey» avec un
formidable et diaboliquement virtuose solo de basse de Dominique Di Piazza,
qui, on s’en souvient, joua avec John McLaughling; d’ailleurs le meilleur
du disque est dans ces morceaux qui rappellent le fonctionnement du Mahavishnu
Orchestra. Pour le reste on est dans une sorte de fusion années 70-80 avec un
chanteur qui s’appuie sur de longues vocalises à l’unisson avec divers
instrument sur des onomatopées majoritairement en ou. On retrouve la belle
sonorité du trompettiste, qui produit un long et beau solo sur «A New
Soul», très volubile comme dans toutes ses interventions ici. Autant
j’avais apprécié «The Blue Light», un hommage particulièrement
réussi à Miles Davis, autant on l’aura compris, je n’adhère que du bout de
l’oreille à cette musique. Les compositions et les arrangements sont du leader.
Dans l’ensemble le déroulement des morceaux est par trop semblable, et je
trouve que le chanteur emmène trop les morceaux vers une sorte de world music,
qui hélas affecte de plus en plus les musiciens de jazz. Ce qui n’entache pas
la sincérité des musiciens de ce disque.
Watt’s, Round Twenty Blues, The Gentleman is a Dope, Hope, Highlanders’s Walk,
East of the Sun, Not so Cold, Yatchan, Stevie the Great, Chinoiserie Fred Nardin, (p), Jon Boutellier (ts),
Patrick Maradan (b), Romain Sarron (dm) + Cécile McLorin Salvant (voc), David
Enhco (tp), Bastien Ballaz (tb)
Enregistré, les 28 et 29 juillet 2013, Meudon Durée: 55’ Gaya Music Productions 023 (Socadisc)
Il se peut que parmi le «grand public» du jazz beaucoup
ne connaissent pas vraiment Fred Nardin et Jon Boutellier. Auquel cas ce disque, Watt’s, est le bienvenu car loin des «recherches» de certains pour inventer ce qui serait un «nouveau» jazz, un «jazz du XXIe siècle», les deux compères et leurs partenaires jouent
vraiment LE jazz. Celui qui remonte de ses racines, s’alimente des années
50-60, et poursuit sa route sans s’égarer en intégrant l’histoire et le moment présent.
Les membres du quartet se connaissent parfaitement, chacun est attentif à l’autre
et la formation nous régale au long des thèmes,
pour la plupart œuvres de trois membres du groupe: Nardin, Bouteiller et
Maradan. Tout est équilibré, délicat, distillé pour le plaisir des sens.
L’unité du disque n’empêche pas l’éventail d’atmosphères.
On se rend vite compte que Jon Bouteiller est un saxophoniste qui a travaillé à
l’écoute de ses prédécesseurs et possède une maîtrise parfaite -de l’instrument c’est évident- mais aussi du
jazz. Fred Nardin, qui n’a rien à lui envier, est brillant, avec un plus sur
les tempi lents. Un morceau joué en
quartet est particulièrement beau: «Not so Cold» pour lequel le piano disparaît au profit d’un Fender. Le
batteur Romain Sarron est détenteur d’une connaissance de tous les styles et ça
swing! Patrick Maradan offre deux thèmes rythmiquement différents mais restant
dans l’esprit du disque. Pour les trois morceaux puisés dans le répertoire du
jazz le quartet a fait appel à des invités. Cécile McLorin chante sur «The
Gentleman is a Dope». On peine à croire qu’elle n’est pas la chanteuse permanente
du groupe tant elle s’y intègre aisément. Je ne reviens pas sur ses qualités;
Cécile fait aujourd’hui partie des grande voix du jazz. Elle récidive sur «East
of the Sun». Dans les deux cas se joignent aussi à la formation la trompette de
David Enhco et le trombone de Bastien Ballaz. Tous deux donnent de l’éclat à l’ensemble et la
chanteuse en profite aussi pour apporter de la puissance. Les deux
instrumentistes sont aussi invités sur la «Chinoiserie» de Duke Ellington et
s’en donnent à cœur joie.
My Gumbo’s Free, This Time,
New Orleans by Dawn, Force of Nature. Part 1, Force of Nature. Part 2,
Lighthouse, 24 Hours Later, Masquerade, No Hero, True Love Pie, Street Parade
Yves Peeters (dm), François Vaiana (voc), Bruce
James (p, voc), Nicolas Kummert (ts), Dree Peremans (tb), Nicolas Thys (b, eb) Enregistré en juin 2015,
Bruxelles (Bruxelles) Durée: 57’ 54’’ W.E.R.F.Records 136 (www.dewerfrecords.be)
Si vous vous êtes promené dans les rues de New
Orleans, comme l’ont fait Yves Peeters et Pierre Vaiana, vous aimerez cet album
qui goûte le jambalaya. La musique est celle d’aujourd’hui, là-bas: un mélange
de marching bands, deblues et de jazz,
groovy, funky. «This Time», «True Love Pie» et «New Orleans by Dawn» sur lesquels
apparait Bruce James (p, voc) illustrent parfaitement ce feeling du Delta. Son
jeu de piano évoque Dr. John; sa voix: Joe Cocker. Sur les autres plages, on épinglera le soin mis
à l’écriture des lyrics par François Vaiana. Au chant, le fils de Pietro (ss,
avec L’Ame des Poètes)est plus réservé que
l’américain (tessiture); on perçoit l’influence de David Linx («24 Hours
Later»). «No Hero», écrit par Yves Peeters, arrangé par Dree Peremans , est un
authentique gospelqui se clôture par une belle fin chantée en
choral (chorale aussi sur la fin de «Street Parade»). La rythmique (b/eb-dm) est autoritaire, volubile,
hallucinante; vaudou sur «Force of Nature. Part 2». Comment pourraient-ils se
passer du feeling de Nicolas Thys à la basse électrique sur le gospel «No Hero»,
sur «Street Parade», «My Gumbo’s Free» et ailleurs? Les solistes – Nicolas
Kummert (ts, «Force of Nature. Part 1») et Dree Peremans (tb) – impriment
une étiquette plus jazz, plus contemporaine. Ne jetez pas cette carte postale avec
un parfum de Bourbon! Il est permis de danser!
Romanian Dance No. 4, Dance in Bulgarian Rhythm 2,
Romanian Dance No. 2, Romanian Dance No. 3, Dance in Bulgarian Rhythm 1,
Romanian Dance No. 1, Dances in Bulgarian Rhythm 4 and 5, Romanian Dances No. 5
and 6
Teodoara Enache-Aisha (voc), Theodosii Spassov (kaval),
Miroslav Turiyski (key), Attila Antal (b), Oleksandr Beregovsky (perc)
Enregistré entre juin et septembre 2015, Cluj-Napoca
(Roumanie) Durée: 43’ 07’’ E-Media/Autoproduit (http://teodora.arts.ro)
Pour ceux qui ont vu chanter Teodora Enache en France, en club, ce
disque sera une découverte, une surprise, car le jazz n’y a qu’une place
accessoire –une couleur– loin de ce que nos oreilles l’ont entendu
produire au sein de formations de jazz, et elle a en effet côtoyé
beaucoup de musiciens de jazz: Stanley Jordan, Eric Legnini, Billy
Cobham, Johnny Raducanu…
La découverte s’explique par l’absence et
l’ignorance, car depuis ses rares passages en France, l’élégante
chanteuse a fait beaucoup de chemin, aux Etats-Unis, dans sa vie et dans
sa carrière en général, et cela l’a conduit, comme souvent pour les artistes, à une
redécouverte et un approfondissement de ses racines, de ce qui a été à
la base de sa culture, musicale entre autres dimensions. Cet
enregistrement se place dans un cycle de redécouverte des racines, dont c’est le quatrième volet,
précédés par plusieurs autres depuis 2002 (Back to My Roots, Shorashim, Doina…).
Teodora est roumaine, et si le jazz a son histoire en Roumanie (Jazz Hot a eu un correspondant roumain dès 1935), c’est aussi un pays riche de
plusieurs traditions musicales, un carrefour historique entre l’Orient et
l’Occident, où musiques traditionnelles (juive, tzigane,
traditionnelles, orientales…) et musiques savantes, locales ou
d’importation, classique et jazz, s’entremêlent dans un écheveau
inextricable. Parmi les musiciens roumains, eux-mêmes de toutes les
sensibilités, on trouve souvent des virtuoses, des savants, car la musique est
la vie, en Roumanie aussi.
Teodora Enache (Jazz
Hot n°587) livre ici un hommage à Béla Bartók (1881-1945), né en
Roumanie au temps de l’Empire austro-hongrois, compositeur qui a
exploité avec autant de conviction que d’assiduité le grand répertoire
des musiques populaires. Teodora a réuni pour cet enregistrement une
formation où l’instrumentation traditionnelle –notamment la magnifique
flûte traditionnelle (kaval) de Theodosii Spassov, coleader de cet
enregistrement– mais aussi la conception des percussions contribuent à
un climat très nettement oriental. Tous les thèmes sont inspirés de Béla Bartók.
C’est ainsi que sont ici
reprises et réarrangées les «Danses roumaines» et «Danses en
rythme bulgare» du pionnier de l’ethnomusicologie. Dans
le livret, la chanteuse exprime son attachement à l’œuvre de Bartók.
Teodora ne jazzifie pas Bartók, elle prolonge simplement sa recherche de
racines, à travers une inspiration majeure, Bartók, en y intégrant une couleur jazz par moment qui fait aussi
partie de sa formation, de ce qu’elle est. Mais la tonalité générale de
l’album, une belle musique, reste orientale, populaire et traditionnelle, proche finalement de ce que
désirait la chanteuse roumaine, une musique mêlant de nombreuses
influences mais faisant d’abord référence aux racines roumaines. Sa voix
cristalline, acrobatique, envoûtante, et son mariage avec la flûte
traditionnelle de Theodosii Spassov,
donne chair à un projet honnête, une sorte d’autoportrait de ce qui a
constitué, produit Teodora Enache. La conviction de la voix de la
chanteuse ne trompe pas. Ce n’est un disque de jazz mais c'est un beau voyage…
The Chief*, Afro Blue (Gregory Porter)*°, The
Man From Hyde Park (Gregory Porter), Fools Rush In (Norah Jones)*°, Don't
Misunderstand (Norah Jones), I'll Take Romance (Jane Monheit)*, My One and
Only Love (Jane Monheit), Billie's Bounce (Kurt Elling)*, Portrait of Jennie
(Kurt Elling), You Needed Me (Kurt Elling), Such Is Life (Alexis Cole)*°, Do It
Again (Peter Bernstein), Mozzin', Bobby/Benny/Jymie/Lee/Bu
Harold Mabern (p), Jeremy Pelt (tp)*, Eric
Alexander (ts), Steve Turre (tb)°, John Webber (b), Joe Farnsworth (dm) + selon
les thèmes : Gregory Porter, Norah Jones, Jane Monheit, Kurt Elling,
Alexis Cole(voc), Peter Bernstein (g)
Enregistré les 21 et 29 août 2014, New York
Durée : 1h 09' 32''
Smoke Sessions Records-1503 (http://smokesessionsrecords.com)
Harold Mabern, c’est la générosité sur scène
et hors scène; c’est aussi la modestie. Ajouté à ses qualités artistiques de
pianiste d’exception, leader autant qu’accompagnateur, dans la lignée
esthétique de la grande tradition du piano jazz, de la famille esthétique de
McCoy Tyner, cela donne un artiste archétypique du jazz de culture; celui qui
ne se récite pas, mais celui qui se vit, pas seulement dans le contenu musical
proprement dit, mais au quotidien, dans tous les instants. Quand il joue tout
est donc naturellement du jazz, c’est son langage.
On le retrouve ici dans une formation qui
évoque les Jazz Messengers d’Art Blakey (tp, ts, tb, p, b, dm), mais dans une
formule proposant des rencontres, de différents chanteurs, pour 10 des 14
thèmes, plus 1 en ouverture en quintet (« The Chief ») dédié à John
Coltrane, dont c’était un surnom, 2 thèmes en trio en final qui relèvent pour
le premier de l’univers tynérien-coltranien (« Mozzin »), et pour le
dernier de celui plus funky des Messengers auxquels il est dédié («Bobby,
Benny, Jymie, Lee, Bu», soit Bobby Timmons, Benny Golson, Jymie Merritt, Lee
Morgan et Buhaina Art Blakey, «Bu» pour les intimes).
Pour la partie consacrée aux chanteurs/ses,
aux côtés d’un bel orchestre, et d’un pianiste d’une élégance et d’une écoute
exceptionnelle, on retrouve avec plaisir un excellent Gregory Porter, qui
possède tous les arguments pour se mettre au niveau spirituel de cet ensemble,
comme le «versatile» Kurt Elling, à sa manière, d’abord dans le registre d’Eddie
Jefferson puis dans une manière, plus pop, puis plus soul, pour un thème
sortant du champ esthétique de ce disque («You Needed Me»), Kurt Elling, dont
on connaît l’excellent esprit, la grande culture et les qualités de dynamisme,
pour trois thèmes avec un leader qui se met au diapason des
variations esthétiques (Harold colore son jeu et sa formation en fonction des
thèmes).
Côté chanteuse, on apprécie l’intervention de
Jane Monheit, qui possède une réelle profondeur, et profite pleinement, avec
autant de métier que d’esprit, de cette belle rencontre avec des musiciens de
haut niveau, dont elle partage l’esthétique, Harold Mabern en particulier. Alexis
Cole intervient aussi sobrement, sur un beau thème écrit par Harold Mabern. Reste
la rencontre, problématique pour nous dans ce disque, de Norah Jones, personnalité
qui relève d’un autre monde, du show business, et pas à la façon d’un Sinatra
qui pouvait s’intégrer n’importe où, mais à la façon d’une personne dont
l’expression reste artificielle et superficielle, malgré le cadeau que lui fait
Harold Mabern d’un duo piano-voix; et malgré ses commentaires. En guise de notes de livrets, Harold Mabern
donne une interview à Damon Smith et commente ce disque, d’ailleurs agréablement
pour l’auditeur, les thèmes et les protagonistes, et a un commentaire élogieux
et parfois précis pour chacun d’eux.
Dans ce disque, aussi varié qu’une soirée
d’anniversaire, il faut encore signaler la présence de Steve Turre (4 thèmes),
Jeremy Pelt (6 thèmes), venus compléter, sans se forcer, l’habituel combo
d’Harold Mabern (Eric Alexander, John Webber, Joe Farnsworth), et un autre
invité sur un thème («Do It Again»), l’excellent Peter Bernstein, qui ne s’est
pas non plus fait prier pour faire partie de cette scène new-yorkaise très
active.
Car Harold Mabern, c’est aussi la joie de
jouer, de faire de la musique, et son entrain, son drive sont de ceux qui électrisent
les musiciens de jazz, et ça se ressent pour l’auditeur, les deux dernières
pièces étant, à notre avis, la nougatine la plus appréciable de cette pièce
montée.
Bu, Lover Man, Funky Thing, Trayvon's Blues,
It's Too Late Now, With a Song in My Heart, ’S Wonderful, Peace, Nangadef,*
Spiritman-All Blues
Steve Turre (tb), Bruce Williams (as, ss),
Xavier Davis (p), Gerald Cannon (b), Willie Jones III (dm), Chembo Corniel
(congas)*
Enregistré le 1er juin 2014, New
York
Durée: 1h 09’ 55”
Smoke Sessions Records 1502 (http://smokesessionsrecords.com)
De toute la série récente des disques de ce
label new-yorkais qui propose des enregistrements toujours très intéressants
d’un jazz de culture, le plus souvent enraciné dans l’héritage du bebop-hard
bop, celui des Messengers, d’Horace Silver, voire coltranien, cet opus de Steve
Turre est parmi les plus intéressants. Steve Turre (Jazz Hot n°604) aime toujours le jazz comme s’il avait 20 ans, et
il conserve dans son jeu très élaboré le feu et l’enthousiasme de son jeune âge.
On retrouve ici en ouverture, comme dans le disque d’Harold Mabern sur le même
label, un hommage à Art Blakey («Bu»), figure essentielle de la biographie de
Steve Ture, aux côtés de Woody Shaw etRoland Kirk. C’est Art Blakey, que lui présenta Woody Shaw, qui emporta
à New York, dans ses valises, lors d’un passage à San Francisco, le jeune
tromboniste en l’intégrant sur le champ à ses Messengers, comme il le raconte
dans les notes de livret, et Steve Turre confie qu’il n’a pas peur de swinguer,
car il sait que c’est le fondement du jazz.
Ici, le tromboniste revient à son jeu virtuose
de trombone, et s’il parle de Curtis Fuller dans le livret, on ne peut
s’empêcher de penser aussi à J. J. Johnson par sa manière sur les ballades
(«It’s Too Late Now»). Bien sûr, les tempos enlevés et les ensembles évoquent
aussi l’univers d’Art Blakey-Horace Silver, et donc Curtis Fuller. Cela dit car
Steve Turre connaît ses racines, mais il est par lui-même un formidable instrumentiste,
original autant par certaines atmosphères, par l’utilisation des conques et
d’effets très expressifs, que par un drive qui le rapproche de son maître
Blakey.
A propos de batteur, il y en a un formidable,
Willie Jones III, qui en dehors d’avoir fait la couverture de Jazz Hot n°669, dirige aussi un label,
et joue ici avec ses qualités de finesse et d’énergie qui le rendent essentiel
pour le jazz aujourd’hui. Le reste de la formation est également excellent, avec
les brillants Bruce Williams, Xavier Davis et Gerald Cannon, et comme le
répertoire, mêlant beaux standards et originaux, a été parfaitement choisi et
construit, cela donne un de ces disques qu’on peut passer sans s’en lasser pour
écouter toute la richesse musicale, des arrangements, des instrumentistes, les
chorus que chacun délivre sans faiblesse.
Le «Lover Man» sur tempo rapide est très beau,
Bruce Williams parkérien comme il se doit;le swing et le blues, parfois funky («Funky Thing»), ont toujours la
part belle tout au long de cet enregistrement; il y a un bel hommage à Horace
Silver («Peace») qui venait de disparaître au moment de l’enregistrement, où
Bruce Williams expose le thème avec le beau contrechant du trombone, avant de
s’adjuger un beau chorus, et le dernier thème, «All Blues» de Miles Davis,
introduit par «Spiritman» de Turre, est unepure merveille, les conques rappellent en effet l’univers de Roland Kirk.
Un beau thème est dédié à Trayvon Martin («Trayvon»), l’adolescent abattu en
2012. Gershwin Bros. (’S Wonderful») sont présents pour un thème, de même que
Rodgers & Hart («With a Song in My Hart») pour un magnifique up-tempo où brille particulièrement
Willie Jones III. «Nangadef» associe un percussionniste, Chembo Corniel,et le résultat n’en est que meilleur, avec de
beaux chorus et une couleur latine en sus.
Tout semble très naturel, très enraciné dans
cette musique, savant sans étalage, et c’est pourquoi on parle d’un jazz de
culture, celui pour lequel on ne se pose pas la question de savoir si ça
swingue, si le blues est présent, si l’expression est au rendez-vous, car ce
jazz à de fertiles racines, et il se
sent et se vit de l’intérieur autant pour les musiciens que pour l’auditeur.
L'Ours,
conte symphonique pour quintette de cuivres et orchestre (1), La Grèce en
Automne (2)
(1)
Concert Arban : Thierry Caens, Jean-Paul Leroy (tp, fgh), Eric Vernier (h),
Yves Favre (tb), Michel Godard (tu) & Orchestre Symphonique Ephémère
direction Dominique Rouits : Philippe Slominski, Patrick Fabert, François
Chassagnite (tp), François Lemonnier, Jean-Louis Pommier, Denis Leloup (tb),
Patrice Petit-Didier (h), Vincent Guyot, Philippe Leloup, Rémy Duplouy (cl),
Sylvie Dambrine, Bernard Labiausse, Daniel Martinez, Georges Alirol, Nicole
Libraire (fl), Christian Moreau, Gérard Gaudillère (ob), Jean-Claude Montac,
Jean-Paul David, Philippe Grech (bsn), strings, Laurence Cabel (hp), Philippe
Legris (tu), Emmanuel Roche (tymp), Bertrand Maillot, Didier Sutton, Franck
Tortiller (perc) ; (2) Sinfonietta Ephémère direction Jean-Loup Longnon :
Jacques Peillon (h), Sylvie Dambrine, Gérard Auger (fl), Rémy Duplouy (cl),
Vincent Friberg (ob), Jean-Pierre Gayet (bsn), Nathalie Prouteau (hp), Yvon
Kerouanton (celesta), strings, Philippe Macé (tymp), Didier Sutton (perc)
Enregistré
(1) décembre 1984, Paris; (2) novembre 1992
Durée: 37' 46''
JLLBB2016
(UVM Distribution)
Il ne s'agit pas là du
Jean-Loup Longnon trompettiste, mais du compositeur. «La Grèce en Automne»
(4' 39'') est une bonus track(extraite de l'album Cyclades). L'évènement est la réédition de L'Ours,
conte symphonique, dédié à Henri Dutilleux (37' 02''). L'Ours (éditions
Robert Martin) est une commande de Thierry Caens. Depuis toujours les jazzmen
sont fascinés par la «musique classique» (Louis Armstrong vouait une admiration
pour Tchaikovsky) : «durant trois
ans, la composition de cette pièce avait représenté pour moi, échappant au
jazz, l'occasion unique de revenir vers l'indispensable musique "classique",
celle ayant imprégné mon enfance et que, d'année en année, je chérissais
davantage» (Jean-Loup Longnon). Il se trouve que j'ai participé comme
troisième trompette à la création de cette œuvre à Dijon le 12 août 1982 au
sein de l'Orchestre Symphonique de l'Académie d'Eté dirigé par Roger Toulet. Il
y avait aussi Charles Loerher (tp1), Claude Bonnet (tp2), Joël Vaïsse (tb1),
Philippe Renault (tb2), Eric Vernier (h), Marc Dullion (cl1), Martine Cappozzo
(fl1). Le Concert Arban, quintette de cuivres, comprenait à cette date Camille
Leroy (h) et Gérard Buquet (tu). Il s'agissait d'une première version et je me
souviens de la fébrilité de Jean-Loup Longnon, anxieux de savoir si tel passage
de violon ou autre est difficile ou non. Ce fut pour nous un étonnement, un
ravissement, mais aussi beaucoup de travail. Jean-Loup Longnon a révisé le
score pour la forme définitive enregistrée ici (1984) au célèbre studio Davout
avec des musiciens bénévoles. Il avait, à juste raison, peur que ce travail
connaisse l'oubli après la création ce qui est le lot des"d'œuvres" modernes commandées pour des
congrès, colloques, conférences et autres manifestations commises "entre
musiciens".
L'autre obstacle est que L'Ours s'écoute sans déplaisir,
enfantée à une époque où régnait le terrorisme avant-gardiste des adeptes du
sériel qui condamnaient à l'ombre les tenants d'un degré de mélodie et rythme
comme Jolivet, Tomasi, Dutilleux, etc. Ces résistants ont gagné, les compositeurs
actuels reviennent au sens mélodique et rythmique. L'ombre redevient lumière et
l'œuvre symphonique de Jean-Loup Longnon a légitimement droit à une nouvelle
vie! Voici L'Ours remixé et remasterisé. Bien sûr, le rôle de l'ours est
tenu par le tuba (Michel Godard). C'est lui qui introduit le 1ermouvement, relayé par le quintette de cuivres en fanfare. On notera la belle
phrase mélodique du cor (Eric Vernier) reprise par les trompettes. L'entrée de
l'orchestre avec la partie de harpe évoque Ravel plus que le développement qui
suit (cordes de caractère romantique). Fôret, clairière sont l'argument pour
d'intrigantes parties de hautbois, basson, clarinette. Les cuivres se signalent
dans la troisième partie du 1er mouvement avec même un solo de bugle (Jean-Paul
Leroy, je crois me souvenir) qui l'espace d'un moment swingue. Le tuba ouvre le
2e mouvement. La flûte est sollicitée dans ce nocturne. Percussions
et cuivres ouvrent le 3e mouvement de façon virile et rythmique.
Jean-Loup Longnon a complété l'œuvre par des variations autour de la note mi et
par un mouvement «souvenirs,…, apaisement». La bonus track s'inscrit dans la même esthétique. Longue vie à L'Ours.
Buddy Bolden Legacy Band
Back and Forth The King's Fath
Makin'
Runs, Make Me a Pallet On Your Floor, High Society Rag, Down By The Riverside,
Jelly Roll Blues, My Bucket Got a Hole in It, Buddy's Habits, Careless Love,
Buddy Bolden Stomp, Turkey in The Straw-St James Infirmary, Creole Song-If You
Don't Shake It You Don't Get no Cake, Basin Street Blues, Buddy Bolden Blues,
Get Out of Here*
Fabrizio
Cattaneo (tp), Luca Begonia (tb), Marcello Noia (cl), Stefano Guazzo (ss, cl),
Roberto Colombo (g), Egidio Colombo (bj), Alberto Malnati (b, voc), Robert
Lopez (dm), Elena Ventura (voc)
Enregistré
les 23 janvier* et 12 juillet 2015, Varese (Italie)
Durée: 1h 03' 25''
Riserva
Sonora 2015/08 (www.riservasonora.com)
Alberto Malnati, musicien
d'obédience "moderne" longtemps imperméable au "jazz traditionnel", qui eut
l'occasion de jouer avec Plas Johnson et Jesse Davis, n'est tombé sous le
charme du feeling néo-orléanais qu'à partir de sa première visite à la Cité du
Croissant (1992). Dans le livret il précise: «I don't know if this record should be defined as Dixieland, or
New Orleans revival or New Orleans today's style, I call it JAZZ». En
fait, la majorité des titres sonnent «dixieland» principalement du
fait du soprano de Stefano Guazzo (préférable à la clarinette qu'il joue
rarement). Le programme est assez recherché et détaillé dans le livret (des
points sont discutables). Comme le
Bechet-Spanier Quartet de 1940, il y a des titres selon cette formule (tp, ss,
g, b) qui ne sont pas les moins intéressants: «Make Me A Pallet on Your
Floor», «Jelly Roll Blues», «My Bucket Got A Hole In It»,
«Creole Song», «Basin Street Blues» et «Buddy
Bolden Blues» dans lesquels Fabrizio Cattaneo confirme ses qualités de
trompettiste issu de la lignée Armstrong. Alberto Malnati est bon bassiste qui
sait manier l'archet («Turkey in the Straw»), mais quel fâcheux
chanteur! Elena Ventura est préférable dans ce bon «Careless Love».
En formation complète (batteur un peu raide), en plus de Cattaneo, on peut
apprécier le talent de Luca Begonia (tb) notamment dans «Makin' Runs»
de Bunk Johnson, «High Society» et «Buddy's Habits».
Belle coda de Fabrizio Cattaneo dans «St James Infirmary».
Sympathique, sans plus.
Bamboleo,
Senor Blues, Soldier's Things, Doha Blues, Sunshine Of Your Love, Tango,
Somebody That I Used to Know, Afternoon In Puebla, Black Coffee, Parlour Song
Dominick
Farinacci (tp, fgh, arr), Mark Mauldin (tb), Heidi Ruby-Kushious, Brianne
Sharkey (fl), Thomas Reed (bcl), Larry Goldings (p, org, celesta), Gabe
Bolkosky (vln), Leah Ferguson (vla), Sawyer Thomson (cello), Gil Goldstein
(accn, arr), Dean Parks (g), Christian McBride (b), Steve Gadd (dm), Jamey
Haddad (perc), Jacob Collier (voc, instr. électroniques), Mike Massy (voc)
Enregistré
à Cleveland, date d’enregistrement non précisée
Durée
: 55' 04''
Mack
Avenue 1112 (www.mackavenue.com)
Dominick Farinacci (né
en 1983) nous a été présenté par Wynton Marsalis en 2000 en compagnie de
Brandon Lee et Troy Andrews. Ce dernier est le seul à être devenu une star, ce
qui n'implique pas une absence de talent chez les deux autres. Farinacci avait
déjà neufs albums à son actif avant de signer avec le label Mack Avenue dont
voici le premier produit. Il y a trois titres qui, jazzistiquement, dominent: «Bamboleo»,
un blues low down lent comme le titre
ne le laisse pas supposer, où il y a un stop chorus de trompette de grande
classe, le langoureux «Black Coffee» (avec sourdine wa-wa) et le funky
«Sunshine of Your Love», sur fond d'orgue avec d'excellents solos
de Dean Parks (g) et Christian McBride (b), où le leader a quelques inflexions
à la Miles Davis (comme dans «Somebody That I Used to Know», avec
effets électroniques pour évoquer le Miles dernière manière). L'album se veut
par ailleurs très varié, voir mondialiste (très tendance donc). Avec cordes et
accordéon, le bien nommé «Tango» est finalement de la variété... de
luxe, mais quel superbe son de trompette! Dans «Doha Blues», signé
Farinacci, où l'on trouvera un solo de Steve Gadd, Mike Massy donne au début un
climat "arabisant", mais le résultat n'a rien à voir avec Ibrahim
Maalouf (dont le timbre est arabe) grâce à Dominick Farinacci qui s'exprime
avec le lyrisme de Wynton Marsalis. Le seul reproche que l'on puisse faire à ce
trompettiste très qualifié c'est d'être trop proche de Wynton Marsalis (en
dehors des clins d'œil à Miles cités): «Soldier's Things» le
démontre, non seulement le timbre de son est le même, mais aussi les inflexions.
Larry Goldings est excellent dans «Afternoon in Puebla»; sa
composition «Parlour Song» est aussi adorable que courte. Les
cordes quand elles sont là, le sont très discrètement. Bref, dans le contexte
d'aujourd'hui du tout et n'importe quoi, c'est là un très bon disque.
Perpetual e-motion, Contagion, In the
interstice, Mondeville juillet 2013, Interfacing you, Altered
asymmetries, Fault lines, Go re-configure, Pace of change, perpetual
e-motion (alternate take)
Sam Coombes (as, ss), Yoni Zelnick (b),
Julien Charlet (dm)
Enregistré le 5 décembre 2013 et le 7
janvier 2014, Paris
Durée: 58'36''
Pol-e-Math Recordings SCPR01 (Socadisc)
Un saxophone (alto ou soprano) une
contrebasse, une batterie, voilà bien la forme de trio la plus
audacieuse et la plus exigeante. Si le choix délibéré et le
mélange de métriques impaires ne facilitent pas la perception du
swing, en revanche, ceux-ci subliment celle du groove, omniprésent.
Très dynamique, la section rythmique donne le tournis à l'auditeur
et des ailes au soliste. Servie par des virtuoses de leur instrument
et, affranchie de tous les codes habituels, cette musique riche,
pleine de surprises et de ruptures ne manque ni d'originalité, ni
d'énergie. Complexe, elle exige toutefois une écoute très
attentive pour être appréciée à sa juste valeur.
Intégrale Vol. 7, Just Friends, 1949-1950
Intégrale Vol. 8, Laura, 1950
Intégrale Vol. 9, My Little Suede Shoes, 1950-1951
Intégrale Vol. 10, Back Home Blues, 1951-1952
Intégrale Vol. 11, This Time The Dream’s on Me, 1952
5 coffrets de 3 CDs avec livrets et discographies détaillés
par Alain Tercinet
Enregistrés de 1949 à 1952
Durée: environ 18h d’enregistrement
Frémeaux & Associés 1337-1338-1339-1340-1341
La maison Frémeaux, avec le concours d’Alain Tercinet à la
plume et à l’érudition, poursuit avec talent et conviction cette intégrale
essentielle, et on s’en réjouit, bien qu’elle précise toujours avec modestie
les limites de l’exercice. Il est en effet très étonnant de constater que
Charlie Parker, mort à 35 ans, a laissé une telle profusion d’enregistrements,
qu’ils soient officiels, pirates ou quasiment clandestins. Quelle que soit la
qualité sonore, toute note de Charlie Parker, comme on peut le dire de Louis
Armstrong, est précieuse. Autre paradoxe d’ailleurs, car si Louis Armstrong les
distillaient avec une économie certaine, l’art de Charlie Parker plonge ses
racines esthétiques dans la profusion tatumesque, autant dire qu’il remplit
l’espace et que les silences sont rares, l’intensité trouvant curieusement son
compte dans la profusion de l’un et l’économie de l’autre, le mystère et la
diversité du génie.
Dans le septième coffret, on débute par les concerts au
Carnegie Hall, placés toujours sous l’égide du blues. Le constat est fait dans
ce cadre, dès 1949, qu’il n’y a aucune rupture et révolution, puisque se
côtoient les générations fondatrices et nouvelles (de Lester Young à Charlie
Parker), sans aucun hiatus, le langage est celui d’un jazz hot où le swing, le blues sont les maîtres mots, même si le grand
enfant provocateur, Charlie, affirmait le contraire comme le raconte Alain
Tercinet. L’ajout que Lester ne l’avait pas influencé, relaté par Tercinet,
étant sans doute l’habituel petit jeu avec la critique de dire le contraire de
ce qu’on pense pour alimenter une provocation dont les racines sont
particulières au monde afro-américain. Ce type de relation avec les médias,
plus attentif au sensationnel qu’à l’essentiel, ne s’arrêtera pas là. Nous,
oui. Parlons plutôt de ces quatre premiers thèmes qui ont l’avantage de nous
présenter des enregistrements longs où le blues est roi, comme toujours chez
Parker, et bien entendu les Lester, Roy Eldridge, Buddy Rich, Flip Phillips, et
les jeunes Ray Brown et Hank Jones ne s’en laissent pas conter. C’est
splendide!
On passe ensuite à ce qui fera polémique pour les amateurs
de jazz tant qu’il y en aura… Le jazz est-il compatible avec les violons? Ce
n’est pas une question de système ou de technique, mais de personne. Charlie
n’est d’ailleurs pas le premier à l’avoir tenté, et il ne sera pas le dernier.
On ne reprendra pas la polémique, et on répondra oui, quand le musicien
s’appelle Charlie Parker (ou Ben Webster, ou Wynton Marsalis…), mais il n’est
pas donné à tous les musiciens de pouvoir survoler des cordes, magnifiquement
arrangées ici, avec beaucoup d’intelligence. C’est parfois aussi une question
de moment ou de production. Charlie Parker a cette liberté extraordinaire de ne pas altérer son
discours, et de savoir imposer son discours avec un lyrisme serein, pour cette
fois, mais aussi avec la maestria du soliste d’exception, qualité qui en impose
à tous, musiciens classiques en particulier. C’est sans nul doute un
chef-d’œuvre de l’histoire de la musique tout court. Parce que Charlie Parker
est sans doute un génie naturel, comme Django, de l’histoire de la musique, et
qu’il s’impose à tous les langages. Son «Summertime» est digne de celui de
Sidney Bechet qui a en a fait une autre merveille de l’humanité dès 1939 – avec Meade Lux Lewis (p) Teddy Bunn (g) Johnny Williams (b) Sidney Catlett (dm) et en 1947 avec James P. Johnson (p) Danny Barker (g) George Pops Foster (b) Warren Baby Dodds (dm).
Années des Dieux donc! Ceux du jazz, en l’occurrence. Mais ce disque avec cordes
est dans son ensemble un bonheur absolu, un événement musical. Le problème avec
Charlie Parker, c’est que le reste de ce coffret est aussi essentiel, et
toujours à cause de lui, même s’il est toujours bien entouré dans les petites
formations, de jeunes (Roy Haynes, Art Blakey, Red Rodney…) ou moins jeunes
(Bud Powell, Fats Navarro, Al Haig…). Il faut aussi remarquer ses thèmes:
«Ornithology», «Cheryl», et malgré l’avalanche de notes, tout est
mélodieux, clair, intense, parfait!… età base de blues qu’il grave sur mille facettes comme un diamantaire. Sur
le blues, Charlie Parker semble inépuisable, et il se permet de citer
l’introduction de Louis Armstrong de «West and Blues» dans le cours de son
chorus, histoire de provoquer sans doute… ou de rappeler à quel monde il
appartient pour ceux qui ont des oreilles. Le jeune Red Rodney est un sacré musicien pour suivre le torrent
sur «Koko». Le lyrisme à la Lester reprend parfois le dessus, mais les idées de
Charlie se bousculent, et sa façon de les exploiter impose un discours plus
foisonnant et débridé que celui de son aîné.
Pour la suite, avec Fats Navarro, un autre extra-terrestre,
de la trompette, le métronome est définitivement mis de côté. Conserver, comme
Tatum, un tel sens de la mélodie, sur un tel tempo, avec un tel débit, relève
de la prouesse mais aussi du génie musical. Fats Navarro ne refuse pas le
challenge, et il ne faut pas moins que Bud Powell, Curley Russell et Art Blakey
pour suivre ce train d’enfer sans lasser. L’un des facteurs qui rend cette
musique si spéciale est aussi l’intensité. Les grandes voix du jazz, de Louis à
Hawkins, en passant par Duke, Basie, Ella, Billie, Bessie, Mahalia, Lester,
Benny Carter, Bud Powell, Dizzy, Monk, Mingus, Coltrane, ont en commun cette
sur-intensité qui attire tous les publics, même profanes.En ce
début des années cinquante, Parker alterne donc entre la formation avec Fats
Navarro, Bud Powell, Blakey et celle avec Al Haig, Red Rodney et Roy Haynes et,
égal à lui-même, il exploite un répertoire assez balisé de ses compositions,
celles de Thelonious Monk ou les standards. Du grand art!
Back Home, Détachement, No Other Way, Black Rainbow,
Lonesome Traveler, September Song, Inner Peace, Open D, Santo Spirito
Lorenzo Di Maio (g), Jean-Paul Estiévenart (tp),
Nicola Andrioli (p, key), Cédric Raymond (b), Antoine Pierre (dm)
Enregistré en Novembre 2015, Bruxelles
Durée: 55' 47''
Igloo Records 273 (Socadisc)
Né dans une famille de musiciens, Lorenzo Di
Maio a choisi la guitare à l’âge de 15 ans. Il a suivi des cours avec presque
tous les guitaristes qui font autorité en Belgique: Paolo Loveri, Paolo
Radoni, Jacques Pirotton, Peter Hertmans… En 2009, diplômé du Conservatoire de
Bruxelles, remarqué par ses pairs, il joue aussi bien du dixieland avec ses
oncles(Jo et Santo Scinta) que de la soul avec Laurent Doumont (ts, voc).
Initialement influencé par Aaron Parks, John Scofield et Pat Metheny («Open
D»), son jeu s’est enrichi au contact des musiciens de sa génération.C’est avec Fabrice Alleman (cl, sax) etle groupe 4in1 de Jean-Paul Estiévenart (tp)
qu’il se fit particulièrement remarquer. Black
Rainbow est le premier disque à son nom; il y signe toutes les
compositions. Elles sont le reflet de ses acquis. Alors qu’on s’imaginait
découvrir neuf plages énergiques, le guitariste dévoile une sensibilité pour les
harmonies délicates (solo de guitare sèche en coda de «Santo Spirito»)et un
feeling tout en couleurs et nuances («Black Rainbow»,
«Lonesome Traveler»). Les mélodies sont agréables et structurées
rigoureusement («September Song»). Les sidemen, attentifs aux riches
arrangements, fusionnentdans l’écriture
du leader, y puisant leur propre force créative. Ils sont tous majestueuxen
solos ! Nicola Andrioli (p/«Detachement»
& «September Song») et Jean-Paul Estiévenart (tp/«No
Other Way», «Lonesome Traveler») occupent des places de
choix. Mention spéciale aussi pour les ponctuations originales d’Antoine Pierre
(dm) à la cymbale cloutée («Lonesome Traveler») et les solos dans
«September Song» et «Santo Spirito». Outre le fait
qu’on découvre un nouveau et séduisant compositeur-arrangeur, le plus
remarquable: c’est que nous sommes à l’écoute d’un travail de groupe. Ecoutez,
par exemple: l’accompagnement du guitariste (plusieurs guitares) sur le
solo de basse de «Black Rainbow»; l’exposé et les
questions-réponses trompette/guitare de «Santo Spirito». Ce quintet est la réunion de ce qui se joue le
mieux à Bruxelles aujourd’hui. Notez bien leurs noms, vous allez les retrouver
un peu partout, individuellement ou en groupe, de New York à Tokyo, de Reykjavik
à Cape Town dans les années qui suivent… Parce qu’ils le valent bien!
Sylvia Howard
Sings Duke Ellington with the Black Label Swingtet and Friends
It Don’t Mean a Thing*, Sophisticated Lady°*, I’m Beginning
to See the Light*, Perdido, Rocks in My Bed, Love You Madly°, In a Sentimental
Mood, Don’t Get Around Much Anymore, Duke’s Place**, Come Sunday, Just Squeeze
Me, Caravan**
Sylvia Howard (voc), Christian Bonnet, Antoine Chaudron
(ts), Georges Dersy (tp), Jean-Sylvain Bourgenot (tb), Jacques Carquillat (p),
Jean de Parseval (b), André Crudo (dm) + Claude Carrière° (p), Jean-Jacques
Taïb* (cl), Didier Vétillard** (ss)
Enregistré en 2014, Ermont (95)
Durée: 52’ 06’’
Black & Blue 797.2 (Socadisc)
Paris possède peu de chanteuses de la trempe de Sylvia
Howard. Il est d’autant plus dommage qu’on l’entende si peu en club et qu’elle
n’en soit, à ce stade de sa carrière, qu’à son deuxième disque sous son nom
(après Now or Never, Black & Blue, 2012), toujours accompagnée par le Black
Label Swingtet de Christian Bonnet. Mais les personnages comme Sylvia, aussi
talentueux que fantasques, ont des natures mal adaptées à notre époque
normative qui a laissé les professionnels de la culture et du showbiz prendre
le pas sur les grands producteurs à l’oreille avertie. On sait donc gré à
Christian Bonnet d’avoir permis une nouvelle fois à la chanteuse de s’exprimer,
qui plus est sur le plus beau des répertoires: la musique de Duke Ellington.
Ellingtonien passionné, le ténor signe d’ailleurs les arrangements (sans
fioritures) de cet album. La performance de Sylvia Howard est évidemment à la
hauteur de nos attentes: son swing, ses belles intonations blues, sa voix
légèrement rauque font merveille et l’on attrape des frissons avec «Come
Sunday» où elle livre une interprétation aussi sensible que puissante. Le Black Label Swingtet et ses invités soutiennent
honorablement Miss Howard, mais pour tout sympathique qu’il est, cet orchestre,
essentiellement composé de musiciens non professionnels, ne parvient pas à se
hisser au niveau de l’interprète principale. Hormis Jean-Jacques Taïb – qui est
excellent à la clarinette –, aucun soliste ne retient vraiment l’attention.
On rêve
encore que Sylvia Howard fasse l’objet d’un véritable projet construit autour
de sa personnalité et réunissant des musiciens capables d’entrer en dialogue
avec elle. Il n’en manque pas, notamment à Paris. Reste à savoir s’il reste des
acteurs du jazz suffisamment imaginatifs pour s’emparer de l’idée.
In Graz, BC, Biru
Kirusai, Dark Blue, Highline, Pure Imagination, Monk's Mood, Le Crest, Our Day
Will Come, Going to the Sun.
Jim Rotondi (tp, flh),
Joe Locke (vib), David Hazeltine (p, elp), David Wrong (b), Carl Allen (dm)
Enregistré le 15
juillet 2015, New York
Durée : 1h 04’ 13’’
Smoke Sessions Records 1602
(www.smokesessionsrecords.com)
Voilà, un excellent
disque bop de Jim Rotondi (Jazz Hotn°663). L'atmosphère n'est pas sans faire penser aux séances Blue Note avec
Bobby Hutcherson, rôle ici tenu par Joe Locke. C'est le cas dans «Monk's Mood»,
la meilleure plage de l'album où David Hazeltine swingue bien. Ce pianiste a un
bon feeling et sait rester sobre quand il faut, notamment dans «Dark Blue»
où le bugle du leader est dans la lignée lyrique de Freddie Hubbard. On notera
la courte citation du «Vol du Bourdon» dans le solo de piano de «In Graz»
(dédié à la ville autrichienne où enseigne Rotondi). Hazeldine est l'auteur du
bon thème, «Highline», la majorité des autres est signée Rotondi. Joe Locke est
partout excellent et cette séance avec vibraphone au lieu d'un sax donne une
couleur sonore très plaisante. Jim Rotondi a, outre l'inspiration, une
excellente maîtrise du bugle et de la trompette avec une belle qualité de
timbre (sombre). Il est très proche de Freddie Hubbard («BC» – pseudo blues de
16 mesures –, «Our Day Will Come», etc), c'est dire le niveau. Tout le monde
s'exprime en solo, même Carl Allen («Highline») et David Wong («Le Crest»).
Le texte du livret est une interview de Jim Rotondi. Bref, les amateurs de Jim
Rotondi et... Freddie Hubbard ne seront pas déçus.
Louis Armstrong
Intégrale Vol. 14. Constellation 48
Titres détaillés dans
le livret
Louis Armstrong (tp,
voc), Jack Teagarden (tb, voc), Barney Bigard (cl), Dick Cary, Earl Hines (p),
Arvell Shaw (b), Sid Catlett (dm), Velma Middleton (voc)
Enregistré entre le 16
octobre 1947 et le 2 mars 1948, New York, Nice, Paris
Durée : 3h 49’ 22’’
Frémeaux &
Associés 1364 (Socadisc)
Le nom de Louis
Armstrong est désormais attaché à celui de son «All-Stars». Il
s'engage dans le rôle de l'ambassadeur international du jazz le plus
indiscutable dans ses ingrédients. On débute par une séance de 4 titres pour
RCA, versions différentes de thèmes joués dans le film A Star is Born.
Les deux meilleurs sont «Please Stop Playing Those Blues» et surtout «A Song was
Born» (le drive foudroyant de Louis à la trompette prouve qu'il n'était pas
l'instrumentiste fini que voulaient faire croire les tenants du progressisme).
Bien sûr le maître est en train de roder une stratégie de concert et une
routine de répertoire illustrée par la retransmission depuis Carnegie Hall (le
15 novembre 1947) où après un indicatif (pour l'heure : la trompette massive de
Satchmo dans le blues, «Back O'Town Blues»), il y a les fameuses «spécialités»
des membres du groupe («Body and Soul» par Barney Bigard, «Stars Fell of
Alabama» par Mr Tea). La présence et puissance de Louis Armstrong balaye tout
dans «Rockin' Chair». L'éditeur a choisi de ne pas inclure l'intégralité de ce
concert pour ne pas faire trop de doublons (le but est pourtant celui de
l'intégrale). Cette réédition documente bien le retour triomphal de Louis
Armstrong en France, d'abord au Festival International de Jazz de Nice puis en
concert à Paris. Double indispensabilité donc, puisque, outre la splendeur de
Louis Armstrong bien entouré, ces documents sonores immortalisent (pour ceux
qui s'y intéressent encore) une manifestation nouvelle en jazz, promise (on ne
le sait pas encore) à un avenir (qui contribuera à la perte du genre par buts
trop lucratifs) : le festival de jazz, célébration sur plusieurs jours. Nous
sommes donc de plein pied dans l'histoire. Michel de Bry et Paul Gilson se sont
occupés de la Radiodiffusion Française, Paris-Inter, Poste Parisien et autres
(BBC, Radio Monte-Carlo, RTB, des radios suisses, scandinaves, tchèques,
d'Autriche et Hongrie), ce qui permit de préserver des moments essentiels de
l'évènement. Hugues Panassié fut chargé de la programmation et pour lui, Louis
Armstrong s'imposait (à juste titre) pour une manifestation de ce genre. En
dehors des salons de l'hôtel Negresco pour la finale, Nice a mis à disposition
l'Opéra et le Casino. La fin du CD1 aborde le «Gala Constellation 48»
(référence à l'avion, fleuron d'Air France, partenaire du festival) donné par
le All-Stars redevenu Hot Five, à l'Opéra, le 22 février 1948. Louis Armstrong
est étourdissant de puissance dans «Rockin' Chair». Des «spécialités» encore
comme ce remarquable «Boogie Woogie on the St. Louis Blues» par Earl Hines et
Arvell Shaw très en forme, «Rose Room» par Barney Bigard, modèle de sonorité de
clarinette, et Sid Catlett. Le CD2 débute par le désormais incontournable
indicatif, mais ici joué en entier, «When It's Sleepy Time Down South» et un
problème technique de prise de son (la trompette de Louis est impériale et
généreuse!). La qualité de son est inégale d'un titre à l'autre, par exemple le
23, entre «Mahogany Hall Stomp» (Louis repend avec classe son solo historique
avec note tenue) et «Royal Garden Blues», mais il est hors de question de
chipoter l'histoire, on s'incline! Tout le groupe est en forme, galvanisé par
l'ambiance, donc tout est du jazz d'envergure. Le CD3 propose des extraits du
concert du 2 mars à Paris retransmis par Paris-Inter (à noter la note loupée de
Louis dans «Dear Old Southland», rendant le génie humain). A suivre.
A Little 3/4 Time for
God & Co, Vacushna, I Am Love, Everything Happens to Me, The Truth, Little
Girl Blue, They Can't Take That Away from Me, Vacushna (Reprise), How High the
Moon, I'll Take Romance, Unidentified, Out of This World, Oh Them Golden
Gaters, Red Sails in the Sunset, Someone Stole My Chitlings, Deed I Do, Dorene
Don't Cry, Come on and Get That Church
Les McCann (p), Herbie
Lewis (b), Ron Jefferson (dm)
Enregistré le 28
juillet 1961, Paris
Durée: 2h 07' 19’’
Frémeaux &
Associés 5635 (Socadisc)
Les McCann (né en 1935)
qui a débuté au tuba dans une fanfare, est vite devenu à partir de 1958 un
pianiste populaire à la tête d'un trio porté par la mode dite «funky» et «soul»
en réaction à la précédente dite «cool». On disait aussi «churchy»
à l'époque (le dernier titre est explicite : «Come on and Get That Church»).
Comme le rappelle le livret, ce trio fut la «révélation» du deuxième festival
d'Antibes, en juillet 1961, peu de temps avant cet enregistrement réalisé en
club, au Caméléon. L'ambiance en club est bien présente ici, avec la tendance
qu'on y trouve d'y faire durer le plaisir : un «How High the Moon» de 11'33» et
un «Out of This World» de 10'29» qui comptent parmi les bons moments de ce
double CD. Il est difficile de placer Les McCann au même niveau qu'un Bud
Powell, vedette du Blue Note, et d'un Memphis Slim, star des Trois Mailletz,
mais sa musique s'écoute sans déplaisir. Du «easy listening». McCann peut être low down et répétitif («A Little ¾ Time
for God & Co»), et il sait swinguer («Vacushna», «Oh Them Golden Gaters», «Someone
Stole My Chitlings»). Il n'est pas sans évoquer Ray Charles («The Truth») ou
Erroll Garner, non seulement par des grognements et un certain sentimentalisme
ici ou là (longue introduction à «Red Sails in the Sunset»). Les «fabricants de
musique» qui l'entourent sont louables : Ron Jefferson est notamment en valeur
dans «Unidentified», et Herbie Lewis dans «Out of This World» et «Deed I Do».
Le programme, comme souvent, alterne standards et compositions personnelles de
Les McCann. Un trio beaucoup plus concerné par le cœur du jazz que la quasi-totalité
des groupes actuels de ce type.
Hard Time Blues 1927-1960
Political and Social Blues Against Racism at the Origin of the Civil Rights Movement
Titres et personnels détaillés
dans le livret
Enregistré entre le 17
décembre 1927 et le 5 octobre 1960, New York, Chicago, Oakland, Houston,
Aurora, Los Gatos, Los Angeles, Cincinnati, Detroit, Englewoods Cliffs
Durée : 2h 08’ 58’’
Frémeaux &
Associés 5480 (Socadisc)
Partir d'un fait social
pour une compilation musicale donne des résultats aussi discutables
qu'hétérogènes comme Bruno Blum sait le faire pour le même label. Là, à
l'inverse, comme le genre musical est clairement circonscrit, le résultat
musical est homogène et cohérent. Le fil conducteur n'est qu'un prétexte à la
sélection des titres. Les paroles de blues ne sont pas les seules à véhiculer
la «contestation» puisque le «country (folk)» a milité aussi, ainsi
que la bonne chanson en général (on pense à Boris Vian). Les paroles de blues
sont bien plus diverses comme le livre Le Monde du Blues de Paul Oliver
(1962, Arthaud) le démontre, abordant tous les sujets (inondations, etc). Le
thème choisi n'était pas simple. A l'exception tardive de Lead Belly (qui cite
Bunk Johnson dans «Jim Craw Blues», 1944), Josh White, Sonny Terry qui
fréquentaient les chanteurs folk engagés (Woody Guthrie) soutenus par une
fraction blanche «libérale», puis Big Bill Broonzy («Black, Brown and White»)
et J.B. Lenoir, «aucun Noir ne se serait avisé de protester» (Paul Oliver).
Donc, la sélection faite pour illustrer ces «temps difficiles» n'est pas le commentaire
socio-politique auto-censuré (pour le disque), mais l'expression de ses
conséquences ressenties (discrimination – Jim Craw –, pays ingrat – Uncle Sam –,
chômage, prison, etc.) et de ses espoirs (Roosevelt). Les auteurs du livret,
Jean Buzelin et Jacques Demêtre, commencent par citer LeRoi Jones (peu
recommandable comme la nécrologie de Jazz Hot l'a démontré): «Le blues...c'est en premier lieu une forme
poétique et en second lieu une façon de créer de la musique». Pour le
signataire le premier rôle du blues est celui présenté comme second : musical.
Et de ce point de vue, ce coffret est un régal. Outre ce que nous avons cité,
signalons : «Uncle Sam Says» (guitare de Josh White), «Uncle Sam Came And Get
It» (Sammy Price, p!), «The Number of Mine» (pianiste et la basse de Ransom
Knowling), «Cell no13 Blues» (Big Maceo, p, Buster Bennett, as), «County Jail
Blues» (Tampa Red, g), «I'm Prison Bound» (Lowell Fulson, g/voc), «Penitentiary
Blues» (Lightnin' Hopkins, g,voc), «Jim Crow Train» (Sonny Greer, dm), «Back-Water
Blues» (Bessie Smith), «Florida Hurricane» (Sunnyland Slim, p, Muddy Waters,
g), «Don't Take Away My PWA» (Horace Malcolm, p), «Walfare Store Blues» (Joshua
Altheimer, p), «Back to Korea Blues» (Sunnyland Slim, p), «President's Blues»
(J.T. Brown, ts, Sammy Price, p!), «The World Is In A Tangle» (Ernest Cotton,
ts), «The Big Race» (Memphis Slim, p), les trois titres par Champion Jack
Dupree (dont «Warehouse Man Blues» avec un très bon bassiste), plus encore «Crazy
World» (Julia Lee, p/voc, Baby Lovette, dm avec Vic Dickenson et Benny Carter
en duo de trombone!) et ««Hard Time Blues» (Edmond Hall, cl, J.C. Higginbotham,
tb, Hot Lips Page, tp)! Choix arbitraires car tout est bon.
Jolie
Môme, Elle ou moi, Madame rêve, Eu sei que tu amar, Allée des
brouillards, Before the Dawn, Oralice, Both Sides Now, C’était
bien, A bout de souffle, But not for Me, Encore, 13 septembre
Virginie
Teychené (voc), Stéphane Bernard (p), Gérard Maurin (b, g),
Jean-Pierre Arnaud (dm), Olivier Ker Ourio (hca)
Enregistré
en décembre 2014, Pompignan (30)
Durée:
53’ 10’’
Jazz
Village 570081 (Harmonia Mundi)
Virginie
Teychené s’attaque avec bonheur à un répertoire de chansons;
gageure comportant toujours le risque de s’engluer dans une
interprétation «variété». Mais le pari gagné car ces chansons
reprennent vie, deviennent autres par la grâce de la chanteuse et
les arrangements du tandem Maurin-Bernard. Virginie chante d'ailleurs
à la perfection en brésilien et en anglais.
Voyons
d'abord les chansons françaises. Sur «Jolie môme» de Ferré elle
démarre seule, et là on peut goûter la pureté, la tendresse de sa
voix, la délicatesse du vibrato, la perfection de la diction, et des
inflexions dont elle a le secret, et qui amènent tout naturellement
la chanson au jazz. «Madame rêve» du regretté Bashung nous emmène
effectivement dans un rêve éveillé, et l’harmonica de Ker Ourio
fait merveille; il est certainement le plus grand harmoniciste
d’aujourd’hui. Dans «Allée des brouillards» de Nougaro et
Galliano elle se promène dans cette allée précédent un somptueux
solo de Ker Ourio, avant de revenir au tableau. Un formidable «A
bout de souffle» écrit par Nougaro sur le «Blue Rondo a la Turk»
de Brubeck. Virginie s’en sort avec une apparente facilité, chaque
syllabe éclate, avec entre autres un magnifique contrechant main
gauche du pianiste et une riche partie de contrebasse. «C’était
bien» le petit bal perdu de Bourvil; Virginie nous fait oublier, ou
plutôt non, son chant se superpose à la douce nostalgie de la voix
de Bourvil dans notre mémoire. Tant de tendresse et de saudadeet puis le solo d’harmonica. La chanson est devenue une valse-jazz,
un chef d’œuvre. Le «Septembre» de Barbara, toute la douceur de
l’automne teinté de regrets s’avance par l’harmonica seule,
puis juste la chanteuse et la contrebasse qui s’enrichit d’un
contrechant de l’harmonica: on est dans le sublime. Le morceau
respire le bonheur malgré l’adieu à l’amour qui s’en va, car
on sait qu’il reviendra. En français encore «Elle ou moi» de
Gérard Maurin et Marcus Malte, un joli texte avec un beau travail du
batteur sur un rythme latino, et un arrangement aux petits oignons.
«Encore» qui donne son titre au disque, de Virginie Teychené et
Gérard Maurin voit celui-ci à la guitare dans une belle intro sur
tempo médium lent avec le piano. Entendre comment Virginie tient la
note, chose qui se perd chez les chanteuses aujourd’hui. L’hiver
peut bien venir dit la chanson, oui, avec une telle musique on sera
au chaud.
Les
deux titres en brésilien «Eu sei que tu amar» de Moraes et Jobim
avec intro guitare-harmonica est une bossa de la meilleure tradition
avec le charme caressant de la voix; «Doralice» d’Almeida et
Caymmi est une samba prise vocal batterie, du pur brésilien, un
bijou. «Before the Dawn», en anglais, de Bernard et Teychené nous
vaut une longue et splendide introduction du piano très Chopin où
prévaut la délicatesse et le romantisme du pianiste, puis la
chanteuse se mêle au piano: émotion garantie. Le standard des
frères Gershwin «But not for Me» repose sur une belle partie
basse-batterie sans piano. C’est le seul morceau vraiment scatté;
Viriginie passe de l’aigu au grave avec une rapidité et une
facilité confondantes, en fait elle chante comme si elle jouait du
saxophone, avec une décontraction à la Sinatra.
Du
grand jazz.
Adrien
Varachaud (ts,ss), Rasul Siddik (tp), Tom McClung (p), Harry Swift
(b), Jean-Charles Dejoie (dm)
Enregistré
les 2 et 3 décembre 2014, lieu non précisé
Durée: 58’ 02’’
Autoproduit (jcdejoie@aol.com)
On
a affaire ici avec cinq musiciens de diverses nationalités mais qui
tous se produisent souvent en France et ont déjà joué les uns avec
les autres, et avec les meilleurs jazzmen qui passent par Paris. Ils
se sont réunis pour ce quintet très homogène d’essence hard bop.
McClung qui fut marqué par Monk et Ellington a fait une forte
impression an 2015 avec son disque Burning
Bright. C’est un réel
plaisir de le retrouver dans le partage avec ses quatre compagnons.
Il faut l’écouter sur «Spirit» en tempo médium, où l’on
entend qu’il a assimilé toute l’histoire du piano jazz. Rasul
Siddick a joué avec David Murray, Lester Bowie, Christian Brazier et
autres pointures. C’est un trompettiste volubile avec des attaques
au scalpel; il aime à parcourir toute la tessiture avec un son
«écrasé» très pur faisant preuve de beaux développements comme
par exemple sur «Silver»; probablement un hommage au célèbre
pianiste. D’ailleurs, le quintet sonne très Horace Silver dans les
arrangements, pour les expositions et les finals. Adrien Varachaud
est très mordant au ténor, assez dans la tradition des ténors
ellingtoniens pour le fond. On peut admirer des growls
impressionnants dans le grave du ténor sur «To B or not to B».
L’Anglais Harry Swift est venu à la contrebasse par Mingus; il est
le piler du groupe de Bobby Few. Il met en place le groupe avec un
accompagnement discret dans une bonne entente avec le batteur.
Un
bon quintet dont la prestation repose sur des thèmes écrits par les
musiciens, avec de longs solos, encadrés par des arrangements qui
donnent un véritable son de groupe.
You Fly
Around My Skin, Quand se dévoile l’abîme où veut mon cœur t’emprisonner, The
Most Beautiful Day of Our Life Could Be Now, L’Etrange réunion, Les Mains dans
les poches, La Parisienne, Pirate
Dominique
Fitte-Duval (ss), Benoît Martin (key), Yoann Godefroy (b), Jean-Baptiste Palies
(b)
Enregistré en
2015, Paris
Durée:
1h 15’
BBO JAZZ 0002
(dominiquefitteduval.com)
Le
saxophoniste Dominique Fitte-Duval est venu assez tard au jazz, jouant du sax
ténor en autodidacte; il étudie sérieusement la musique à 37 ans, en
1996, suit un cursus d’instrument, orchestre et arrangement à L’ARPEJ, tout en
jouant dans les clubs.En 1999, il lance
une jam session hebdomadaire au club Les 7 Lézards, qui devient un concert à
part entière. Deux ans plus tard, il crée le Big Bœuf Orchestra. En avril 2004,
il crée l'association BBO JAZZ, reprenant les initiales de son orchestre, en en
changeant le sens, lequel devient le Le
Bien Bel Orchestra. En 2005, il enregistre Night Harmony en grand orchestre avec vingt-deux musiciens. Et le
voici à la tête de son quartet.
Au soprano,
il a un son droit, sans vibrato, tirant vers le hautbois; un jeu sobre,
sur toute la tessiture, sans effets ni envolées gratuites. Avance par petites
phrases qui s’enchaînent dans la poursuite du discours, soutenu par une
inspiration solide. Sur des tempos médium-rapides pour la plupart des morceaux.
«The Most Beautiful Day…» ou encore «La Parisienne» sont
assez emblématiques de ses qualités de saxophoniste et de
compositeur-arrangeur, avec de beaux enchevêtrementssax-clavier.
Le pianiste
s’exprime avec un jeu élégant et riche harmoniquement. Le contrebassiste
possède un gros son avec attaques canon, il assoit le groupe de belle façon, si
bien que les trois autres n’ont qu’à se laisser porter. Le batteur, d’un grand
classicisme, connaît parfaitement son affaire, discret et efficace, toujours là
où il faut.
Certes rien
de révolutionnaire. On a affaire avec un jazz parfaitement dans la tradition et
bien d’aujourd’hui, en ce sens que les musiciens s’expriment avec les canons de
la modernité, sur des arrangements solides qui leur permettent de s’exprimer,
d’aller au bout de leur chant en longs solos, dans une mise en place parfaite.
Ma ion, Pouki Pouki, O grande amor, Neige, Lulea’s Sunset,
Full Moon in K., Vertiges, Body and Soul, Birsay, Time to Say Goodbye
Airelle Besson (tp), Nelson Veras (g)
Enregistré en 2014, Arles (13)
Durée: 47’ 47’’
Naïve 624911 (Naïve)
Airelle Besson
Radio One
Radio One, All I Want, The Painter and the Boxer, La
Galactée, Around the World, Candy Parties, No Time to Think, People’s Throughs,
Titi Airelle Besson (tp), Isabel Sörling, Benjamin Moussay (p,
key), Fabrice Moreau (dm)
Enregistré en 2015, Pernes-les-Fontaines (84)
Durée: 52’ 55’’
Naïve 625911 (Naïve)
Ceux qui ne la connaissent pas encore, pourront découvrir
Airelle Besson dans ce Jazz Hot n°676:
une musicienne de formation académique mais au parcours éclectique, ce qui
l’amène, selon les occasions, à fréquenter avec le même talent le jazz comme
des univers musicaux plus personnels.
Alors qu’elle présente un nouveau disque en quartet, Radio One, revenons d’abord sur le précédent
opus, Prélude, en duo avec Nelson
Veras, lequel avait échappé à nos radars. Comme Airelle Besson l’explique, ce
disque est le produit d’une longue collaboration avec le guitariste brésilien
et cette complicité s’entend. Le souffle sensible d’Airelle s’accorde joliment
aux cordes délicates de son alter ego. Une douce poésie traverse cet album – à
l’ambiance de musique de chambre –, dominé par les compositions de la
trompettiste (Veras signant «Vertiges»), dont la plus marquante est
«Neige», qui se distingue de l’ensemble par sa densité. Le seul
standard abordé, «Body and Soul», confirme que le duo sait mettre
ses qualités, et notamment sa grande finesse musicale, au service du jazz et de
son patrimoine. Le principal reproche qu’on puisse faire à ce disque – valable
également pour le suivant – est l’absence de notes de pochette. L’élégance de
l’objet n’est pas tout…
Cinquième
album en leader d’Airelle Besson, Radio
One plante un univers très éloigné de Prélude.
La formation est bien entendu différente mais c’est surtout la musique (dont la
trompettiste est encore l’auteur) qui change de nature et rompt avec l’idiome
du jazz. Le traitement électrique (le Fender Rhodes de Benjamin Moussay) comme
les psalmodies d’Isabel Sörling amènent une sophistication quelque peu
artificielle. Certains titres ont un caractère méditatif («Around the
World»), d’autres sont plus rythmés («Radio One»), mais
l’ensemble aboutit à un discours musical impressionniste, parfois déconcertant.
Il correspond en tous cas bien aux conceptions défendues par la trompettiste,
définissant le jazz d’abord par l’improvisation (et non par le rythme) et le
souhaitant ouvert aux influences les plus diverses (plutôt qu’enraciné).
Volga Boatmen, Naked City, Minor Moods, You’re Blase, The
Breeze and I, Time on My Hands, Autumn Leaves, Ahmad’s Blues, The Party’s Over,
Poinciana
Cecil L. Recchia (voc), Vincent Bourgeyx (p), Manuel
Marches (b), David Grebil (dm)
Enregistré en juin 2013, Le Pré-Saint-Gervais (93)
Durée: 41’ 36’’
Black & Blue 804.2 (Socadisc)
Si un album-hommage à Ahmad Jamal est un projet naturel et
légitime pour un pianiste, il est plus inattendu et audacieux de la part d’une
chanteuse. C’est une sacrée bonne idée au vu du résultat, et c’est surtout se
souvenir de ce beau disque chez Cadet, Ahmad
Jamal With Voices (1967). Sans l’avoir entendue en live, ce qu’on ne
manquera pas de faire le plus tôt, on peut donc déjà mettre au crédit de Cecil
L. Recchia l’originalité du choix et la curiosité culturelle. Elle a de plus posé des paroles sur des thèmes composés par le maestro et
reprend également des standards ou traditionnels («Volga Boatmen») qu’Ahmad
Jamal a immortalisé à sa façon si particulière.
Le livret, sans notes de pochettes (paroles de quelques
morceaux), c’est dommage pour un premier disque, ne nous apprend rien de la
jeune femme. Sur la toile, on apprend que la littérature américaine l’a
conduite au jazz, confirmant la curiosité dont nous parlions, et qu’elle a
étudié au CIM, à Paris, dont elle est originaire, qu’elle a monté son
premier quartet en 2007. Deux ans plus tard, elle a participé à une série de
concerts qui ont abouti sur le disque collégial Jazz à la récré (EMI). Enfin, Cecil L. Recchia, qui a suivi des
master-classes avec Michele Hendricks et Barry Harris, est professeur de jazz
vocal, ce qui suppose déjà une maîtrise certaine de cet art.
Dotée d’une jolie diction, d’une voie expressive et
nuancée, d’un swing indéniable, elle s’est également parfaitement appropriée la
musique d’Ahmad Jamal, comme interprète et comme arrangeuse, partageant la
direction artistique du disque avec David Grebil. Il est à noter que le trio
qui l’accompagne est dans l’esprit, notamment Vincent Bourgeyx qui a la
délicate mission de prendre place au piano pour évoquer un Maître.
On apprécie bien sûr ce «Volga Boatmen» qui rappelle le
Ahmad Jamal historique de 1956, y compris dans le tempo et la manière de
Bourgeyx, mais le disque dans son ensemble fait référence aux interprétations
du grand artiste, avec un respect certain des tempos, de l’esprit des
interprétations d’origine. Bien entendu, il n’y a pas lieu de comparer (bien
que ce soit nécessaire à la chronique), mais de chercher ce qui est original et
bien approprié. L’original, c’est la voix et le projet en lui-même, et le
mérite est d’exploiter un si beau répertoire pour lui redonner une vie somme
toute très agréable.
Voilà donc un premier album de bon goût et d’une évidente maîtrise.
Cecil L. Recchia n’est pas pour l’instant un projet marketing mais une
musicienne de jazz. On apprécie!
Muddy Waters
The Blues. Vol. 2. King of the Chicago Blues 1951-1961
CD1: Long
Distance Call, Too young too Know, Honey Bee,Howlin’ Wolf, Country Boy, She Moves Me, My fault, Still a Food, They
Call Me Muddy Waters, All Night Long, Stuff You Gotta Watch, Lonesome Day,Please Have Mercy, Who’s Gonna Be Your Sweet
man, Sytanding Around Crying, Gone to Main Street, Iodine in my Coffee, Flood,
My Life Is Ruined, Sad Sad day.
CD2:Baby Please Don’t Go, Blow Wind Blow, Mad
Love, (I’m Your) Hoochie Coochie Man, I Just Want to Make Love With You, I’m
Ready, Smokestack Lightning, Mannish Boy, I Got to Find my Baby, Sugar Sweet,
Trouble No More, Forty Days and Forty Nights, All Aboard, Got my Mojo Working,
Evil, She’s 19 Years Old, Close to You, Walking Thru the Park, Blues Before
Sunrise, Mean Mistreater
CD3:Crawling Kingsnake, Hey Hey, Lonesome Road
Blues, Southbound Train,Just a Dream, I
Feel so Good, Woman Wanted, I’m Your Doctor, Deep Down in my Heart, Meanest
Woman, I Got my Brand on You, Soon Forgotten, Tiger in Your Tank, I Feel so
Good, Got my Mojo Working, Rock Me, Blow Wind, Blow, Real Love, LOnesome Room
Blues, Messin’ with the Man
Muddy Waters (g, voc),
Little Walter (hca, g), Junior Wells (hca), Big Walter Horton (hca), James
Cotton (hca), Otis Spann (p), Jimmy Rogers (g), Hubert Sumlim (g), Pat Hare
(g), Robert Jr. Lockwood (g), Luther Tucker (g), M.T. Murphy (g), Big Crawford
(b), Willie Dixon (b), Andrew Stephen (b), Milton rector (b),Len Chess (dm), Elgin Evans (dm), Willie Nix
(dm), Fred Below (dm), Francis Clay (dm), S.P. Leary (dm),George Hunter (dm), Al Duncan (dm), Marcus
Johnson (ts),
Dates et lieux
d’enregistrement précisés dans le livret
Durée:1h02’ 07’’ + 57’ 49’’ + 1h 05’ 10’’
Frémeaux &
Associés 273 (Socadisc)
Sous la direction de Gérard Herzhaft et Patrick Frémeaux, la
maison Frémeaux & Associés poursuit son œuvre encyclopédique en proposant un
second volume consacré à Muddy Waters, accompagné d’un livret de vingt-quatre
pages. Le premier volume retraçait la période 1941-1950 et la première partie
de la carrière de McKinley Morganfield,évoquant la plantation de Stovall, sa rencontre avec Alan
Lomax jusqu’à son arrivée à Chicago et sa rencontre avec les frères Chess et
leur label «Aristocrat». A cette époque, le format guitare, basse,
batterie et harmonica était déjà bien installé. Avec l’électrification de sa
guitare, Muddy Waters mettait le Chicago blues en route. En agrégeant le piano
à son combo, il constituait la matrice de
sa forme d’expression.
C’est en 1951 qu’apparaît Otis Spann (p) dans le paysage
sonore de Muddy Waters. Le premier CD de ce nouveau volume expose ainsi le
travail de l’ancien fermier avant l’arrivée du pianiste. Les quatre premiers
titres présentent le trio organisé autour de la guitare avec Little Walter à
l’harmonica et Big Crawford (b). Le blues du Delta que produit alors Muddy
prend grandement appui sur la dextérité de l’harmoniciste et intègre enfin le Top Ten des meilleures ventes de blues
(«Long Distance Call»,«Honey Bee»).Il poursuit dans la voie du succès avec
«She Moves Me», un morceau qui n’a pas perdu de sa saveur
intrinsèque. Au cours de cette période, la guitare de Waters brûle de plus en
plus de distorsion pour évoquer ses passions au rang desquelles celui des
femmes («Still a Fool»). C’est le moment où apparaît aussi Junior
Wells (hca) qui succède à Little Walter après que celui-ci a lâché le groupe
pour une carrière solo.
C’est donc sur le deuxième CD que nous retrouvons Otis Spann
quiapporte une nouvelle énergie au
groupe. Il permet au maître du blues de Chicago d’élargir son audience. Une
autre rencontre accélère le succès du King of Blues, c’est celle avec Willie
Dixon. Elle a lieu au club Zanzibar lors d’une répétition dans les toilettes
pour ce qui allait devenirun des titre
les plus dévastateurs de l’histoire de la musique dans son
ensemble(«Hoochie Coochie Man»). Les chansons créées à cette
époque ont marqué les musiciens du British Blues, comme les Rolling Stones,
Fleetwood Mac, Chiken Shack («Mannish Boy», «I’m
Ready») et même au-delà comme les Doors («I Just Want to Make Love
to You»). La complicité entre le pianiste et Muddy se développe aussi
avec les guitaristes Jimmy Rogers, puis Hubert Sumlim («Trouble no
More»). C’est encore le chanteur natif du Mississippi qui va faire éclore
un autre harmoniciste en la personne de James Cotton («Close to
You»). A cette époque, Muddy Waters effectue sa première tournée en
Angleterre avec les conséquences que cela va avoir sur de nombreux musiciens du
Royaume Uni.Le troisième CD correspond un peuau chant du cygne de cette période avec des
titres qui n’obtiennent pas le succès des morceaux précédents («I’m Your
Doctor», «Woman Wanted»). C’est aussi l’ère d’un changement
de public avec la passion des étudiants blancs et des vieux fans de jazz qui
redécouvrent l’essence du blues. Il ne reste plus qu’à l’amateur de musique en
général et de blues en particulier à attendre la livraison d’un troisième volume
sur la vie de Muddy.
James Burton / Amos Garrett / Albert Lee / David Wicox
Guitar Heroes
That’s All Right
(Mama), Susie Q, Sleep Walk, You’re The One, Comin’ Home Baby, Flip, Flop and
Fly, Only the Young, Polk Salad Annie, Bad Apple, Country Boy
James Burton, Albert
Lee, Amos Garrett, David Wilcox (g), John Greathouse (key, voc), Will Mac
Gregor (b), Jason Harrison Smith (dm)
Enregistré le 12
juillet 2013, Vancouver Island (Canada)
Durée: 1h 02’ 01’’
Dixiefrog 8774 (Harmonia
Mundi)
Un petit album hors des sentiers du jazz, mais qui comprend
des guitaristes de qualité. James Burton a officié aux côtés de Rickie Nelson,
Elvis Presley, Emmylou Harris ou Gram Parsons. Albert Lee a accompagné Eric
Clapton et les Everly Brothers,Amos
Garrett Bonnie Raitt et Paul Butterfly, enfin David Wilcoxa joué avec Maria Muldaur et de nombreux
artistes canadiens. L’album, capté live lors du festival de Vancouver Island se
concentre donc sur la guitare et les enchevêtrements des quatre musiciens sont
du plus bel effet. «You’re the One». Le jeu tout en slide d’Amos Garrett sur «Sleep
Walk» est particulièrement délicieux, «Only The Young» d’une
pureté incroyable et «Comin’ Home Baby» un moment revigorant qui
reprend bien cet esprit des sixties. Les autres morceaux sont plus dans une
veine plus country blues, quand ça n’est pas purement country avec une mention
particulière pour «Polk Salad Annie» du grand Tony Joe White. Un
albumd’une grande qualité artistique
qui fera le bonheur des fans de la six cordes.
Time to Move,
Bullfrog, She Loves Me, Mississippi John, Some Say,Time, Dead End Road, Would Ya Look at That Xar,
Like a Sunny Day, New Zealand, Miss Dorothy Lee, Mama’s Words, We’re Ready,
Daisy
Big Daddy Wilson (voc,
fingersnaps), Eric Bibb (bjo, g, b, voc) + personnel détaillé sur la pochette
Date et lieu
d’enregistrement non précisés
Durée: 51’34’’
Dixiefrog 8775
(Harmonia Mundi)
Avec Big Daddy Wilson nous nous trouvons en présence d’un ardent
défenseur du blues dit rural. Quand, en plus Eric Bibb se joint au projet, le
doute n’est plus permis. Time est un
album de blues apaisant, entièrement acoustique, rondement mené par Big Daddy
et sa voix profonde comme une entaille dans la terre du Deep South.Il est accompagné par les habituels
partenaires suédois d’Eric Bibb (Staffan Astner, Olli Haavisto, Petri Hakala,
elg), son ami de dix ans. En ce sens, pas de fioritures ni d’excès dans
l’expression. Comme on peut l’entendre dans le délicat «Mama’s
Words». Une douce ballade qui évoque une mère d’une voix feutrée
agréablement soutenue par Ulrika Ponté. «Like a Sunny Day», se
positionne dans une veine plus énergétique, avec le soutien de Bibb à la
guitare acoustique et Astner sur l’électrique. Les chœurs donnent à la
composition une couleur très seventiesdans l’esprit gospel qui lui colle si bien. C’est donc en fin de partie, avec
New Zealand» et «Miss Dorothy Lee»,que les décibels augmentent, toujours par la
magie des phrases du guitariste suédois. Big Daddy et son ami Bibb nous offrent
ainsi une belle virée dans le pays de «Mississippi John».
Kokomo Kidd*, Whish I
Hadn’t Stayed Away So Long, Talking Just a Little Bit of Time, She Just Wants
to Be Loved, Like Sonny Did, Lay Lady Lay, Little Red Rooster°, Maybe I’ll Go,
Blackberry Kisses, Have You Ever Loved Two Woman°°, Cool Drink of Water,
Bumblebee Blues, Wear Your Love Like Heaven
Guy Davis (voc, g,
bjo, hca, perc, key), Professor Louie (org, p), John Platania (g), Mark Murphy
(b, cello), Gary Burke (dm), Chris James (mandolin, g) Davis Helper, Miss Marie
Spinosa, Audrey Martells, Zhana Roiya (voc), Charlie Musselwhite (hca)°,
Fabrizio Poggi (hca )°°, Ben Jaffe (tuba)*
Enregistré à Hurley
(New York)
Durée: 1h 01’ 55’’
Dixiefrog 8779
(Harmonia Mundi)
Guy Davis n’est pas un débutant. A 63 ans, il possède déjà
une bonne dizaine d’albums au compteur. Ce bluesman dans l’âme continue de
perpétuer la musique de ses glorieux aînés. Il opte pour une veine plus
acoustique qu’électrique en usant de banjo, guitare et harmonica mais les
instruments électriques ne lui déplaisent pas non plus. Ainsi sur Kokomo Kidd, on entend aussi bien
l’orgue Hammond de Professor Louie, que la guitare électrique de Chris James ou
John Platania. En parlant de ses partenaires, il est bon de préciser que
l’organiste fut membre de The Bandqui
accompagnât Dylan en son temps. John Platania pour sa part, s’est fait la main
aux côtés de Van Morrison pendant une longue période, il est notamment présent
sur les albums Astral Weeks et Moondance. Ces deux informations donnent
un éclairage précis sur le contenu de cet album. Que ce soit à la guitare ou au
banjo, Guy Davisnous plonge au cœur du
blues. Ses références portent sur Howlin’ Wolf, Mississippi John Hurt,Willie Dixon ou Sonny Terry. La couleur de
l’album est très rurale, même sur des chansons pop-rock comme le très beau
«Lay Lady Lay» de Dylan.L’artiste bénéfice de deux guestssur l’album et notamment Charlie Musselwhite («Little Red
Rooster»), le grand moment de cet album.Fabrizio Poggi (hca), se fait entendre surun titre original «Have You Ever Loved
Two Women» où il reste bien dans l’esprit des Sonny: Terry et Boy
Williamson. «She Just Want to Be Loved» avec orgue et chœurs
constitue l’autre moment agréable de l’opus du bluesman deNew York. Sa voix évoque Elliott Murphy, qui
s’exprime lui aussi avantageusement dans ce registre. Enfin, sa reprisede Donovan, aux accents reggae, termine de
nous convaincre de la qualité de son expression artistique («Wear Your
Love Like Heaven»). Guy Davis un artiste qui plonge dans ses racines et
qui n’a pas peur de rafraîchir son idiome. Pour info, le bluesman sera en
concert en France au mois d’août.
In
a Mist, Five, Buddy Bolden Blues, Here Comes The Band, Zutty's Memories,
Bethena, Bush Street Scramble, Russian Rag, Wrap Your Troubles In Dreams, Dark
Eyes
Jérôme Gatius (cl), Didier Datcharry (p), Guillaume Nouaux (dm) Enregistré
les 29-30 janvier 2016 (77) Durée: 40’
49’’
Enregistré les 29-30 janvier 2016, Soignolles-en-Brie (77) Autoproduit
GN2016 (www.guillaumenouaux.com)
Michel Laplace vous a déjà parlé des réussites discographiques récentes du
clarinettiste Jérôme Gatius (Echoes of Spring en duo avec Alain
Barrabès, p) et de l'incontournable Guillaume Nouaux en trio (La Section
Rythmique avec David Blenkhorn et Sébastien Girardot): la rencontre de ces
deux-là pour un nouvel opus, Here Comes The Band ne pouvait être que du
même niveau. Avec la complicité pour compléter le «Band» de Didier Datcharry,
pianiste (bien connu grâce aux frères Chéron), Gatius et Nouaux nous donnent un
voyage musical où la qualité d'interprétation n'a d'égal que l'originalité du
répertoire choisi. «In a Mist» débute le CD, avec un piano bixien à souhait,
puis l'inattendu et joli vibraphone de Guillaume Nouaux avant d'évoquer
Wilson-Hampton-Goodman grâce à la contribution de Jérôme Gatius. Inutile de préciser la «modernité» de
Bix qui vaut celle du Bill Evans de «Five» qui suit et où notre clarinettiste
n'est pas sans nous évoquer Buddy de Franco. Gatius nous avait déjà servi une
composition de Willie The Lion Smith («Echoes of Spring»), en voici une autre,
«Here Comes the Band» et Didier Datcharry démontre sa maîtrise du sujet.
Remontant dans le temps, nous redécouvrons «Bethena» de Scott Joplin (avec le
vibraphone de Guillaume) ; le classic rag
ayant beaucoup pris à la musique dite «classique» occidentale, ceci explique le
style polissé adopté par nos trois artistes. Et Guillaume Nouaux? Toujours
l'égal de Gene Krupa («Dark Eyes») et de Zutty Singleton («Zutty's Memories»).
Dans le monde musical d'aujourd'hui, ce CD est d'une fraîche
"indispensabilité".
Daniel Bechet & Olivier Franc Quintet
Sidney Bechet, ses plus grands succès
New J.B.,
Jacqueline, Montmartre Boogie Woogie, Sweet Louisiana/I'll Be Proud of You,
Jojo, Buddy Bolden Stomp, Si tu vois ma mère/as-tu le cafard, Madame Bécassine,
Wild Cat Blues, On the Sunny Side of the Street, Anitra's Dance, Song of Songs,
Dans les rues d'Antibes, Summertime, Drums Fantasy, Petite Fleur, Sidney's
Wedding Day, Les Oignons
Daniel Bechet
(dm), Olivier Franc (ss), Benoît de Flamesnil (tb), Jean-Baptiste Franc (p),
Gilles Chevaucherie (b)
Enregistré à Draveil
(91)
Durée: 1h12’
33’’
Autoproduction(bdfjazz@hotmail.com)
Cette autoproduction est à l'évidence destinée aux ventes d'après
concert et, n'en doutons pas, les admirateurs de ces prestations éphémères
seront heureux de garder ce souvenir. Il ne faut pas confondre ce CD avec celui
du même groupe, portant le même titre, Sidney Bechet, ses plus grands succès,
produit en février 2014 par Frémeaux & Associés et où figure sept titres
identiques. Le problème est un peu le répertoire déjà bien exploité, et il est
douteux que le jazzfan chevronné s'intéresse à une version de plus de «Petite
Fleur» ou «Dans les rues d'Antibes», aussi bien enregistrée fusse-t-elle.
Certes, l’amateur aura en mémoire la même heureuse instrumentation avec Sidney
Bechet et Vic Dickenson (tb) qui sont le fondement du style d'Olivier Franc et
Benoît de Flamesnil. On est surpris de trouver ce «New J.B.» (J.B. pour
Jean-Baptiste Franc, compositeur de ce bon thème-riff) au nombre des plus
grands succès du maître. Mais ce n'est pas le moins intéressant et comme tout
le monde y joue (très bien) en soliste c'est une bonne entrée en matière.
L'autre réussite est le thème-riff «Drums Fantasy» d'Olivier Franc où toute
l'équipe est en valeur en solo, notamment bien sûr Daniel Bechet. On écoutera
aussi les moindre succès de Sidney, mais pas moins plaisants : «Jacqueline»
(parfait pour la qualité lyrique d'Olivier Franc), «Montmartre Boogie Woogie»
(belle sonorité de Benoît de Flamesnil!) et «Sidney's Wedding Day» (bon solo enslap de Chevaucherie). Bonne idée de
reprendre en Franc duo, «Song of Songs» (si délicatement enregistré en 1947 par
Sidney avec Lloyd Phillips et qu'il avait joué déjà en 1919 pour George V). Il
y a des imperfections («Sweet Louisiana/I'll Be Proud of You») ou du presque
hors sujet (très sympathique «Jojo» de Daniel Bechet en trio, d'esprit Pr
Longhair-James Booker...mais la très créole «Madame Bécassine» de Sidney annonce
ce gumbo; l'excellent piano stride à la Donald Lambert, en solo, sur «Anitra's
Dance» de Grieg... mais Sidney aimait «le classique»). A l'actif, il règne un
enthousiasme galvanisant dans tout le disque.
Coffret de 6 CDs (titres et personnels détaillés dans le livret)
CD1: Joe Castro’s Jam
Sessions/Abstract Candy
CD2: Joe Castro’s Friend/Falcon
Blues, Teddy Wilson’s Jam Sessions
CD3: Joe Castro’s Jam Sessions/Just
Joe
CD4: Joe Castro/Feeling the Blues, The
Quartet Sessions
CD5: Joe Castro Big Band, Reflection
CD6: Teddy Edwards Tentet/Angel City
Enregistré de l’été 1954 à Mai
1966, Beverly Hills/Los Angeles (Californie), Somerville (New
Jersey), Hollywood, Los Angeles (Californie)
Durée: 1h 08' 53'' + 1h 18' 20'' + 1h
06' 13'' + 1h 14' 15'' + 58' 25'' + 1h 01' 21''
Sunnyside 1391(www.sunnysiderecords.com)
A l’origine de ce projet
discographique, on ne peut plus original, il ne fallait pas moins que
le fils de Joe Castro lui-même, James Castro, et la curiosité
insatiable de Daniel Richard, ex-disquaire indépendant, puis
dépendant, puis ex-grand manitou du département jazz d’Universal
Jazz France et depuis donc toujours producteur de disques et de
bonnes idées réalisées avec une perfectionnisme qui dénote le
grand amateur de jazz qu’il est resté au fond.
L’histoire de Joseph Armand Joe
Castro (15 août 1927, Miami, Californie-13 décembre 2009, Las
Vegas, Nevada), excellent pianiste, né sur la Côte Ouest, est tout
sauf banale, et la restituer, à travers cette collection d’inédits
récupérés at home, ainsi que l’iconographie d’origine
familiale, rappelle que l’histoire du jazz s’est écrite de mille
façons, dont parfois les plus improbables, comme cette rencontre
romantique à Hawaï entre un pianiste qui s’y produisait, dont les
parents sont d’origine mexicaine, qui vit par et pour le jazz
depuis son plus jeune âge, et une riche héritière d’un empire du
tabac des Etats-Unis, Doris Duke, qui cherchait sans doute un sens à
sa vie, et qui le trouva, au moins dans cette belle histoire. Le
déroulement de leur vie ne pouvait être ordinaire, et, pour cette
fois encore, la poésie de l’une et de l’autre a été rendu
possible par l’aisance qu’apporta à leurs projets artistiques
l’empoisonnement de la collectivité. Tout n’est jamais
totalement négatif.
Tous ces disques ont été édités à
partir d’un matériel enregistré privé, conservé sans doute avec
soin, mais aussi patiemment choisi et retravaillé sur le plan
technique pour une belle mise en valeur, et il faut donc féliciter
James Castro qui a lui même effectué les transferts et les
restaurations. La proximité du son de ses sessions at home(il y a aussi des enregistrements studios), et quelle maison! (Falcon
Lair, où a été aménagé un véritable espace dédié à la
musique et au jazz, a été précédemment la résidence de Rudolph
Valentino) est un vrai bonheur, et ça s’entend même sur CD… Et
quand ce n’est pas Falcon Lair, c’est Duke’s Farm, dans le New
Jersey, et le cadre n’est pas moins exceptionnellement enchanteur.
Un rêve américain, celui d’une culture partagée, transposé dans
le jazz.
Quand on entend Oscar Pettiford, Leroy
Vinnegar, Teddy Wilson, Lucky Thompson, Zoot Sims, Stan Getz, Teddy
Edwards, Chico Hamilton, Billy Higgins, Buddy Collette, comme si on
était assis à un mètre, c’est exceptionnel! James Castro est
particulièrement à féliciter pour cette réussite sonore.
Le concept maison est bien entendu la
jam session, et il ne faut pas le regretter car il y a une vie et une
énergie sereine qu’on retrouve rarement hors de ce cadre, une
véritable joie de jouer. Il y a aussi dans ce matériel deux disques
(5 et 6) édités à partir du matériel non édité prévu pour le
label Clover Records, également créé par Doris Duke et Joe Castro
(il y eut également une maison d’édition musicale, Jodo). Une vie
mise véritablement en musique, avec la proximité des amis-invités,
les musiciens de jazz d’abord, au premier rang desquels Louis
Armstrong et Duke Ellington, avec une prédominance des musiciens de
la Côte Ouest (Teddy Edwards, Buddy Collette…).
Joe Castro possède un talent réel de
pianiste, dans l’esprit des grands classiques de ce temps quand on
écoute attentivement, d’Oscar Peterson à Ray Bryant en passant
par Erroll Garner, dans l’esprit de ces années cinquante si
fertiles en pianistes exceptionnels, c’est-à-dire avec un swing
évident, toujours la référence au blues. Le disque en big band,
dans l’esprit Basie, nouveau testament mâtiné de Côte Ouest,
arrangé par Joe Castro, définit assez bien son approche du jazz,
avec un exceptionnel Leroy Vinnegar. Les musiciens sont splendides
(Al Porcino, Conte Candoli, Frank Rosolino, Teddy Edwards…), et Joe
Castro y démontre le caractère explosif de son jeu de piano, une
belle technique (blocks chords en particulier) au service du
jazz et une volonté d’originalité sans esbroufe. Malgré toutes
ses qualités, Joe Castro n’a pas une grande discographie,
essentiellement chez Atlantic (Mood Jazz et Groovy Funk
Soul). Ses disques en leader sont rares, et il a joué tout au
long de sa vie, depuis l’âge de 15 ans, accompagnant souvent (June
Christy, Anita O’Day), aux côtés de Teddy Edwards (Sunset
Eyes, Pacific, Teddy’s Ready, Contemporary), puis plus
tard poursuivant une carrière d’accompagnateur à Las Vegas.
Ces six disques sont donc
particulièrement bienvenus pour nous rappeler cette belle histoire
du jazz que fut celle de Joe Castro, et pour nous donner à écouter
ces magnifiques enregistrements inédits, car en dehors de Joe
Castro, artiste généreux, lui-même à découvrir pour de nombreux
amateurs, il a été à l’origine, dans le cadre d’une histoire
très romantique, d’une belle aventure du jazz dont les
protagonistes sont essentiels au jazz, et dont chaque note compte.
Pour illustrer l’esprit de ce beau
coffret, on passera volontiers le «Sweet Georgia Brown», douzième
thème du disque 4 (Teddy Edwards, Joe Castro, Leroy Vinnegar, Billy
Higgins) ou le disque 3 pour la présence démesurée d’Oscar
Pettiford, mais comme on vous l’a dit, chaque disque mérite qu’on
s’y arrête.
Une petite idée en cas de réédition: une iconographie mieux traitée. Il y a sans doute de belles images à chercher chez CTS/Images dont les archives sont riches pour la Côte Ouest. Un petit mystère: ce coffret, intitulé
«Lush Life», ne propose pas de version de ce thème, pourtant
enregistré par Joe Castro pour Clover (331) en mars 1966, à notre
connaissance le dernier enregistrement en leader de Joe Castro.
John Coltrane
A Love Supreme: The Complete Masters
Part I-Acknowledgement, Part
II-Resolution, Part III-Pursuance, Part IV-Psalm (alternate takes et
version live: 22 plages au total)
John Coltrane (ts), McCoy Tyner (p),
Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (dm) + Archie Shepp (ts) et Art Davis
(b) sur 6 alternate takes du CD2
CD1 et CD2: enregistré le 9 décembre
1964 (Impulse! A-77 et alternate), Englewood Cliffs (New Jersey);
CD3: enregistré le 26 juillet 1965, Antibes-Juan-les-Pins
Durée: 50' 32'' + 1h 03' 33'' + 49'
17''
Impulse! 0602547489470 (Universal)
L’un des albums les plus célèbres
et vendus du quartet de John Coltrane trouve ici une énième vie et
prolongement, qu’on espère intégral, des versions parues sur ce
label, avec les alternate takes de l’enregistrement studio,
y compris deux versions mono, et par ailleurs la version live
enregistrée au Festival d’Antibes/Juan-les-Pins de juillet 1965
(plus longue que la version studio), à l’origine éditée par
l’INA en 1987 (l’institut national de l’audiovisuel) en version
CD (Esoldun-INA FCD 106) et non pas en 2002 comme le note la partie
discographique d’un livret dû à Ashley Kane, le spécialiste
actuel de John Coltrane. Abondamment illustré, avec le texte
manuscrit du texte accordé par la succession John Coltrane, de
belles photos de Jean-Pierre Leloir, dont les archives sont en cours
de dispersion malheureusement, de Bob Thiele, de Rudy Van Gelder, et
peut-être d’autres… l’ensemble n’étant pas très
lisiblement crédité.
C’est un objet original, contenant
trois disques dans un format DVD, dépliant.
Notons pour la description que le
Festival International d’Antibes/Juan-les-Pins/Le Cap (à
l’époque), est rebaptisé improprement «festival mondial» sur le
livret, et que ce même jour, le quartet joua également
«Impressions» qui figure sur l’édition de l’INA de 1987, bien
que la voix d’André Francis, présentateur à demeure à Juan,
nous fait penser le contraire.
Pour les amateurs qui possèdent leLove Supreme édité ou réédité comme l’enregistrement de
l’INA, ils ont déjà l’essentiel. Les autres ont donc la chance
d’avoir une nouvelle édition enrichie de prises supplémentaires
et d’un livret correct bien illustré.
Sur le quartet de légende, dans sa
composition classique (Tyner, Garrison, Jones), il faut noter que la
musique, pour être modale et incantatoire, n’en reste pas moins
très accessible, dans ce registre inspiré de la musique religieuse
afro-américaine qui est une clé essentielle de la compréhension du
quartet, avec cette puissance de la conviction autant que du souffle
du quartet. Pas seulement du saxophoniste, car les quatre musiciens
sont véritablement inspirés, puissants et lyriques, comme en état
de transe. C’est peut-être encore plus sensible à Antibes qu’en
studio. Le leader est bien entendu essentiel, mais le quartet est
vraiment en symbiose et au meilleur de son expression dans cette
période, avec une telle intensité que le public en est parfois
saisi autant que surpris, découvrant que le jazz n’est pas que
ludique.
Avec le décalage du temps, la force de
cet enregistrement reste, mais ce qui étonne le plus est que cette
conviction a été possible à une époque, et on la retrouve aussi
dans d’autres disques d’un jazz plus «classique», dans le
blues, mais que cela paraisse presque impossible aujourd’hui dans
les cadres qui sont les nôtres, aussi bien dans nos festivals
normalisés et mondialisés que dans nos maisons de disques trop
rares et si peu aventureuses d’aujourd’hui.
Manhã De Carnaval, Take the 'A' Train,
You and the Night and the Music, Jazz Voyage, Body and Soul, Bright
Mississippi, Central Park West, Trane's Slow Blues, Infant Eyes, Joy
Spring, The Peacocks
François Ripoche (ts), Alain
Jean-Marie (p)
Enregistré le 1er juin
2014, Nantes (44)
Durée: 47' 05''
Black & Blue 795 (Socadisc)
François Ripoche et Alain Jean-Marie
aiment les beaux standards et le choix fait pour cet enregistrement
est un all the best du jazz. Comme dirait Brassens: «il n’y
a rien à jeter, sur l’île déserte, etc.». Compte tenu des
excellents musiciens et de cette formule assez intimiste, cette
conversation propose un beau voyage dans un répertoire d’exception
mais aussi dans le jazz, car ces standards font référence à ce que
le jazz a de mieux (Brown et Roach, Coltrane, Monk, Getz et Barron,
Wayne Shorter, Ellington et Strayhorn, etc.), où les musiciens se
sont fait un plaisir, partagé avec les auditeurs sur cet
enregistrement. Il n’y a pas d’urgence dans cette musique, plutôt
une sorte de sérénité, de plénitude, de dialogue attentif, avec
une recherche d’authenticité jusque dans la méthode
d’enregistrement (prises cohérentes sans retouche ou montage). De
la musique de jazz pour le plaisir, comme le disait un célèbre
label.
Christian McBride Trio
Live at the Village Vanguard
Fried Pies, Band Introduction,
Interlude, Sand Dune, The Lady in My Life, Cherokee, Good Morning
Heartache, Down By The Riverside, Car Wash
Christian McBride (b), Christian sands
(p), Ulysses Owens Jr. (dm)
Enregistré les 12-14 octobre 2014, New
York
Durée: 1h 08' 29''
Mack Avenue 1099 (www.mackavenue.com)
Les lieux historiques du jazz, comme le
Vanguard, ont cet avantage indéniable d’inspirer les musiciens de
jazz, même les plus jeunes, et Christian Sands (22 mai 1989) est
aussi jeune que brillant à son piano («Interlude»), et il serait
injuste de ne pas en dire autant de beau batteur, Ulysses Owens, Jr.
(6 décembre 1982). L’aîné Christian McBride (1972), le leader de
cet enregistrement live, bassiste d’un talent hors norme («Good
Morning Heartache»), retrouve dans cet environnement stimulant une
veine jazz très classique dans un registre contemporain, loin de ses
échappées électriques et binaires, qui montrent que le jazz reste
ce terrain d’excellence de la musique auquel tiennent, quoi qu’ils
disent et quoi qu’ils jouent, les musiciens qui font ou ont fait
leur parcours au sein de cette entité culturelle qu’on appelle
toujours le jazz parce qu’au fond elle correspond à l’un des
mouvements artistiques majeurs du XXe siècle, et poursuit
sur sa lancée, malgré les obstacles dressés sur sa route par les
marchands de lessive et les fautes de culture dont se rendent parfois
coupables, y compris les musiciens.
Rien de cela ici, du grand et du beau
jazz, joué avec originalité et pourtant enraciné dans un siècle
de musique. Ça swingue, le blues est là, les mélodies sont
magnifiées (aucune recherche obligée, des standards, un
traditionnel et quelques originaux), le public se fond dans
l’atmosphère, tout concourt à une belle heure de musique en live.
Cela peut paraître simple et naturel, mais c’est à la fois
exigeant, complexe et léger comme la culture. Du jazz.
My Kinda Love, Lazy Afternoon,
S'posin', Where Were You in April, I Wish I Knew, Si tu partais, A
Sunday Kind of Love, An Occasional Man, You Came a Long Way From St.
Louis, Haunted Heart, Manhattan in the Rain, I'm Through With Love
Tina May (voc), Freddie Gavita (tp,
flh), Janusz Carmello (tp), Nicol Thomson (tb), Sammy Mayne (as),
Frank Griffith (ts, cl), John Pearce (p, elecp), Ian Laws (g), Dave
Green (b), Winston Clifford (dm, voc) + Doffidle String Quartet
Enregistré les 10-11 mai 2014, Londres
Durée: 1h 00' 53''
HepJazz 2101 (www.tinamay.com)
Tina May
Home Is Where the Heart Is
Home Is Where the Heart Is, Don't
Forget The Poet Please, A Nameless Gate, The Night Bird, With Every
Smile of Yours (O! Le feu dans les yeux), Within the Hush of Night
(Within The House of Night), I Took Your Hand in Mine (Fellini's
Waltz), Day Dream, Home Is Where The Heart Is (Distance From
Departure), This Is New
Tina May (voc), Enrico Pieranunzi (p),
Tony Coe (ss)
Enregistré en novembre 2014, Luton
(Angleterre)
Durée: 40’ 54”
33 Records 250 (www.tinamay.com)
Sous ses dehors de jolie parisienne à
l’œil pétillant – bien qu’elle soit anglaise; sans doute, ses
bérets et casquettes –, Tina May possède une vitalité et une
curiosité toujours étonnante qui la conduisent à rechercher
l’aventure du jazz dans ses rencontres et enregistrements, et cela
depuis ses débuts où elle côtoyait déjà avec l’audace de la
jeunesse le gotha de la scène britannique, les invités des
festivals (Egberto Gismonti) et la scène parisienne avec les Roger
Guérin, Kenny Clarke (Slow Club).Elle n’hésite pas ainsi à aborder
les sensibilités du jazz les plus variées, les modernes souvent
dans son association régulière avec Nikki
Iles (p), mais aussi l’ensemble des musiciens qui ont fait
le bonheur de la scène anglaise de Ronnie Scott, Stan Tracey à
Peter King, Tony Coe, un autre compagnon de sa route, qu’on
retrouve ici dans quelques thèmes avec Enrico Pieranunzi.En France, c’est dans un autre
contexte, plus mainstream, qu’on la retrouve récemment, notamment
au Méridien et au Caveau de La Huchette, où son énergie et son
swing font le bonheur des danseurs.Elle a encore eu le privilège
d’enregistrer un disque en compagnie du légendaire Ray Bryant, The
Ray Bryant SongBook, arrangé par Don Sickler, avec le non moins
célèbre Rudy Van Gelder aux manettes.Elle chante également la musique
sacrée de Duke Ellington (Académie royale de musique de Londres),
le répertoire de Broadway et elle a participé un peu partout en
France à de nombreuses expériences musicales avec toutes sortes de
formations.La retrouver ici dans deux contextes
assez différents, d’un côté les standards et les beaux
arrangements (avec une introduction d’Eric Satie sur «Lazy
Afternoon») et de l’autre le registre plus dépouillé et
improvisé d’Enrico Pieranunzi et Tony Coe, ne surprendra plus.
Tina May aime les challenges, les découvertes, le changement; elle
aime le jazz et plus largement la musique, en véritable musicienne.
Sa solide formation depuis son jeune âge (à Cardiff), sa voix très
juste, bien placée, ses qualités de respect des différents
univers, aussi bien que son drive sont de solides arguments pour son
expression et sa capacité à s’adapter à différents univers.
C’est donc une belle musicienne, touche-à-tout du jazz et parfois
même au-delà, car l’univers d’Enrico Pieranunzi se situe
parfois au-delà, sans aucune faiblesse d’ailleurs, car lui aussi
est un excellent musicien. Sa rencontre, très jazz, avec Tina May
fait penser à celle du feu et de l’eau, bien entendu. On sent bien
d’ailleurs dans leur rencontre que l’eau se réchauffe parfois
(«Day Dream») au contact de Tina May, mais le feu se fait aussi
parfois braise avec sensibilité pour profiter des atmosphères que
développent le pianiste et son ami de toujours, Tony Coe.Tina May, française de cœur (elle
chante deux chansons en français), mérite d’être connue sous
toutes ses facettes, nombreuses et attachantes, et la conjonction de
ces deux enregistrements en offre l’occasion.
Improtale 1, The Waver, Anne Blomster
Sang, Improtale 2, B.Y.O.H., Tales From the Unexpected, Improtale 3,
Fellini's Waltz, Improtale 4, The Surprise Answer, Interview with
Goetz Buehler
Enrico Pieranunzi (p), Jasper Somsen
(b), André Ceccarelli (dm)
Enregistré le 29 août 2015,Gütersloh
(Allemagne)
Durée: 1h 16' 26''
Intuition Records 71315 (Socadisc)
Enrico Pieranunzi est un pianiste
délicieux qui côtoie parfois le jazz dont il possède, par héritage
familial, des racines anciennes, presqu’aussi profondes que ses
racines romaines. Pourtant, et cela peut varier selon les
enregistrements, il est aujourd’hui souvent dans le registre de la
musique improvisée très marquée par ses origines européennes,
parfois loin de l’expressivité afro-américaine, très lyrique
comme ici («The Waver», «Anne Blomster Sang»…). Ses qualités
d’instrumentistes, d’invention, son trio avec d’excellents
musiciens au service de ses compositions, font de cet enregistrement
un moment de belle musique où la mémoire de ses inspirations de
jeunesse fait plus appel à Bill Evans qu’à McCoy Tyner, voire à
l’apprentissage du piano classique parfois.
Contrairement à ce que dit le texte du
livret, voire Enrico lui-même, il ne semble pas que le swing soit
l’une des cordes principales de son expression ici, à l’exception
de deux thèmes («Improtale 4», «The Surprise Answer») où le feu
tynérien se réveille, mais il est indéniable qu’Enrico
Pieranunzi est un vrai lyrique doublé d’un pianiste exceptionnel,
un beau conteur d’histoires. Son évocation de Fellini, dans une
valse evansienne, est une très belle mélodie qui montre que les
arts peuvent parfaitement communiquer sous la forme d’inspirations
réciproques, surtout quand un artiste romain se souvient du Romain
d’exception qu’était Federico Fellini. Les balais d’André
Ceccarelli sont magiques sur ce thème, comme le bassiste, emportés
par l’expression plus relevée d’Enrico Pieranunzi sur cette
évocation.
Quoi qu’il en soit, nous avons là un
excellent opus du pianiste romain, avec un André Ceccarelli brillant
et judicieux par les nuances et couleurs qu’il apporte à ce trio,
et avec un solide bassiste allemand.
Curiosité et bonne idée, une
interview d’Enrico Pieranunzi est en conclusion de cet
enregistrement où Enrico revendique avec humour l’italianité de
la Corse, Nice et… de Ceccarelli (mais pas de Napoléon), puis Bach
– nous sommes en Allemagne…, avant que la conversation s’oriente
vers le Cinéma, Fellini, Rome et la Dolce Vita, vue comme une
inspiration pour le jazz. Enrico y dit aussi l’importance de
raconter des histoires, ce qu’il fait excellemment avec son piano,
et il établit à ce sujet une analogie avec le cinéma, une analogie aussi entre
l’improvisation dans le jazz et dans la commedia dell’arte.
L’Italie reste un paysde grande culture… Ça fait aussi
plaisir.
Moxie,
In a Sentimental Mood, Haitian Cotillion, Soft Target, Dear Toy,
Clapping Game, Tag on the Train, Manhattattan
Jessica
Jones (ts), Tony Jones (ts), StomuTakeishi (b), Kenny Wollensen (dm)
Enregistré
le 12 janvier 2014, Brooklyn, New York
Durée:
52’ 16”
New
Artists 1062 (www.newartistsrecords.com)
The
Jessica Jones Quartet est une belle découverte. Né dans la mouvance
de la musique d’avant-garde new-yorkaise, cette formation est dans
la droite ligne de la musique des lofts des années 1960-1970. Elle
conserve la fraîcheur de la conviction dans une histoire
particulière du jazz, mais sans esprit de système, donc avec un
vrai pouvoir créatif dénué, dans cet enregistrement, des clichés
habituels, y compris ceux qu’on retrouve dans l’avant-garde.
Ainsi est conservé dans ce disque, certains des aspects les plus
fondateurs du jazz, comme la recherche d’une belle sonorité in the
tradition, que ce soit celle de Sonny Rollins ou d’Ornette Coleman,
non par mimétisme mais en référence. Tony Jones («Dear Toy») et
Jessica Jones possèdent de beau sons et en usent («Tag on the
Train»). Il n’y a pas non plus de refus systématique des
structures traditionnelles du jazz, la mélodie, le thème et ses
improvisations, la recherche de la beauté du son ou de l’idée
(«Moxie», «In a Sentimental Mood», «Dear Toy»), avec un respect
des mélodies, de bons arrangements originaux, même si par ailleurs
se font jour des recherches structurés dans l’esprit
avant-gardiste qui n’ont justement aucune fadeur car elles ne sont
plus gratuites mais enracinées. Le jazz free est aussi une musique
de culture, et c’est ce qui le sépare des musiques improvisées,
savantes ou actuelles.
Difficile
d’en savoir beaucoup sur le plan biographique, si ce n’est que
Jessica Jones, la directrice de ce groupe, a rencontré Don Cherry en
Californie où elle résidait avant de s’intaller à Brooklyn
depuis bientôt 20 ans et qu’elle adore le Wayne Shorter qui jouait
chez Art Blakey. La cinquantaine, elle a travaillé avec Joseph
Jarman, Cecil Taylor, Steve Coleman, Don Cherry, Peter Apfelbaum etConnie Crothers qui dirige le label New Artists
de cet enregistrement. Tony Jones, la soixantaine, est son époux. Il a
côtoyé, entre autres Joseph Jarman, Muhal Richard Abrams, Cecil
Taylor et Don Cherry. Excellent arrangeur et compossiteur, il a de
son côté produit récemment un enregistrement en trio (Pitch,
Rhythm and Consciousness).
Les deux ténors sont très complices, dans la vie
au sens large, et la musique en est un résultat, fort bien
construite autour de cette osmose entre les deux beaux sons de ténor
et des idées partagées ou échangées. Les improvisations, loin de
tout esprit bruitiste, propose une belle musique de jazz, qui nous
rappelle tout ce que le jazz de l’époque dite «free» a pu et
peut encore apporter de beauté authentique, avec ses retours parfois
à des racines plus anciennes, loin de toute volonté systématique
de surprendre ou de provoquer, de tourner en dérision par simple
absence de projet.
Ce bon quartet – le batteur Kenny Wollesen (John
Zorn) est aussi très musical, le bassiste Stomu Takeishi (Randy
Brecker, Dave Liebman, Henry Threadgill) est original – propose une
véritable musique affirmative, construite, originale, qui reprend
les caractères essentiels de l’histoire du jazz, swing et blues
compris, jusqu’à nos jours, avec une volonté de recherche qui ne
se prive pas des racines, sans tomber dans la reprise aussi d’une
esthétique unique que ce soit celle du new orleans, mainstream, du
bebop ou, ici, du free, empruntant simplement des influences, pour
développer la musique de leur époque, au tronc commun du jazz tout
entier.
Du
jazz, en somme, comme on l’aime, authentique, sincère, direct et à
la recherche de la beauté, intérieure et extérieure, et c’est de
cette manière que cette esthétique free a le plus de chance de se
renouveler, comme les autres esthétiques du jazz.
Cette
formation joue surtout dans les lieux et cadres répertoriés
avant-garde (du Knitting Factory Festival au Vision Festival). C’est
dommage que les grands festivals de jazz aujourd’hui en Europe, en
particulier, ne soient plus en capacité, par ignorance ou esprit de
chapelle ou mercantilisme-consumérisme, de proposer des programmes
qui réunissent toutes les esthétiques du jazz – et seulement du
jazz, c’est déjà un gros chantier – pour permettre aux
musiciens les rencontres et découvertes mutuelles; pour permettre
aux amateurs de comprendre cette histoire fabuleuse, les filiations,
la lente maturation et le renouvellement de la culture, loin de la
nouveauté médiatisée et éphémère; pour permettre enfin aux
festivals de reconstruite un vrai public de jazz, connaisseur et
respectueux de toute l’histoire du jazz sans esprit sectaire et
sans superficialité consommatrice.
Quoi
qu’il advienne, et nous sommes raisonnablement pessimistes sur ce
dernier chapitre (Roland Kirk ne pourrait pas exister aujourd’hui
autrement que dans un cirque ou dans une émission spécialisée), il
reste ce type de bonne formation et ces bons musiciens pour prolonger
l’histoire du jazz dans toute son épaisseur. Bravo et merci à
eux. Puissent-ils résister longtemps et nous donner d’autres bons
enregistrements et concerts en conservant le même esprit qui règne
dans ce disque!
Sunday Afternoon, The Shout, Dynamo,
The Gypsy, Strollin', Silver, All of You, Blue Moon, Autumn Rain
Ahmad Jamal (p), Reginald Veal (b),
Herlin Riley (dm), Manolo Badrena (perc)
Enregistré le 5 août 2014, Marciac
Durée: 1h 12' 51'' + DVD 1h 25' 05''
Jazz Village 570078.79 (Harmonia Mundi)
Pour ceux qui ont manqué ce concert ou
qui étaient trop loin de la scène, ou encore qui ont adoré cette
soirée, voici restitué en CD et DVD le concert du légendaire
Ahmad Jamal à Marciac en 2014. Il y a même un bonus sur le DVD
(«Morning Mist» qui fait la part belle à Reginald Veal). Entouré
de magnifiques musiciens, Ahmad Jamal fait le show, comme il en est
capable, car sur scène, il reste spectaculaire par sa manière
d’orienter la musique, de diriger ses musiciens, comme par son jeu
de piano, et malgré son grand âge.
Pour autant, c’est un homme de scène
et de métier, et il sait faire la différence entre une assistance à
l’écoute et une assistance à grand spectacle, et selon sa
perception, il ne produit pas la même musique, le même spectacle,
la même atmosphère. C’est très curieux mais pas si étonnant
quand on y réfléchit. Ainsi ce concert donne-t-il à voir si on le
compare par exemple avec un concert donné, un an avant, dans un
petit théâtre, non loin de là, à Foix, devant une assistance plus
jazz par l’intimité, qui donnait à écouter.
Evidemment, la musique d’Ahmad Jamal
ne change pas fondamentalement, mais elle est dans ce cadre de
Marciac comme plus spectaculaire et moins «naturelle», avec un
petit côté «star» qui n’est pas pour lui déplaire. Le show est
là très cadré, minuté, alors qu’à Foix, il avait été plus
improvisé dans le choix du répertoire, avec des références
nombreuses à l’histoire, avec une place plus grande du pianiste
qui n’hésita pas à se lancer dans de longues improvisations sur
son répertoire historique et fit de nombreux rappel pour cela.
Les amateurs de jazz préfèrent bien
entendu la version en petit comité restituant la dimension
historique et instrumentale d’Ahmad Jamal. Mais la vocation de
Marciac étant de faire découvrir, même une légende aussi connue,
à un grand public, ce concert reste parmi ce qui se fait de meilleur
dans le genre, et si on veut parler de jazz, et nul doute que pour
beaucoup ce fut une étonnante découverte.
L’idée donc d’ajouter un DVD, pour
Ahmad Jamal en particulier, est excellente, car la scène mérite le
regard autant que l’audition et de fait, le DVD paraît plus
intéressant que le disque (c’est frappant pour «Sunday
Afternoon») car il donne une meilleure idée de la construction du
spectacle, de l’interaction des musiciens, indépendamment de la
musique; c’est un vrai spectacle!
On connaît les caractéristiques de
l’art du pianiste de Pittsburgh, un héritier original du grand
Erroll Garner (un sens orchestral, du spectacle et du brillant, le
choix de la petite formation, avec des fidélités, avec
percussionniste parfois, avec une pulsation soutenue) mais avec un
sens de la découpe du discours très différent (ruptures dans
l’expression) convulsif a contrario des torrents du grand Erroll,
plus nerveuse et moins lyrique, pour affirmer sa différence, sa
marque; ce qui était indispensable alors, même si ce n’est pas la
seule raison.
Donc au total, une belle production,
d’un musicien à nul autre pareil, et d’une musique aussi
spectaculaire qu’originale, choisissant toujours d’apporter sa
marque aux thèmes les plus connus comme ici «The Gypsy» sans
jamais renier la mélodie. On apprécie l’hommage double d’Ahmad
Jamal à Horace Silver, disparu en 2014 («Strollin’»), joué pour
cette fois avec le classicisme certain du Ahmad Jamal historique, et
qui lui dédie aussi une composition originale «Silver», plus dans
la manière actuelle.
Pas indispensable sur le seul plan
musical dans l’œuvre d’Ahmad Jamal, il reste de cette soirée
des images d’un spectacle musical qui, elles, le sont car elles
dévoilent des aspects de la savante alchimie du grand Ahmad Jamal,
brillamment entouré comme à son habitude.
Slinky, Chap Dance,
Hangover, Museum, Season Creep, Get Pround, Enjoy the Future!, Mr.
Puffy, Past Present
John Scofield (g), Joe
Lovano (ts), Larry Grenadier (b), Bill Stewart (dm)
Enregistré les 16 et 17
mars 2015, Stamford (Connecticut)
Durée: 52' 18''
Impulse! 0602547485106
(Universal)
Voici donc John Scofield de
retour après un passage aux côtés des rockers de Gov’t Mule pour
un album endiablé (Sco-Mule), comme il sait si bien le faire.
Depuis Überjam, Sco s’est fait une spécialité de délivrer
des disques décoiffants loin des reposants (Quiet ou I Can
See You House from Here). Pour Past Present, l’ancien
guitariste de Miles opte pour un format qu’il adore: le quartet
avec basse, batterie et saxophone. Une formule qu’il a souvent
éprouvée au cours de sa carrière s’adjoignant les services de
Dave Liebeman, Kenny Garrett et Joe Lovano. Nous retrouvons ce
dernier une nouvelle fois en compagnie, ici, de Larry Grenadier et
Bill Stewart. Après de multiples expériences, John Scofield revient
aux fondements d’un format qu’il maîtrise parfaitement. Chercher
une pièce originale dans ce bel ensemble n’est pas chosé aisée.
«Get Pround» possède un léger côté Beatles que le guitariste
crée avec force avant de laisser Lovano glisser une dimension plus
«getzienne» dans le propos («Get Pround»). Aussi surprenant que
cela puisse paraître, cette couleur se retrouve aussi sur «Enjoy
the Futur». «Past Present» est l’occasion pour Scofield de se
défouler un peu plus en bénéficiant de l’excellent travail de
Bill Stewart sur les fûts. Une impression de vouloir terminer
l’album sur une vision du présent. Pour le passé, «Chap Dance»
démarre fort façon bebop,
puis le thème se complexifie avec les interventions de Lovano et se
transforme en feu d’artifice. Du bel ouvrage.
CD1: Finger Pickin’, Far
Wes’, Old Folks, Hymn for Carl, Falling in Love with Love, Jingles,
Yesterdays, ‘Round Midnight, Airegin, Four on Six, West Coast
Blues, In Your Own Sweet Way, D-Natural Blues, Work Song; CD2: West
Coast Blues, Yours Is My Heart Alone, Movin’ Alone, Body and Soul,
Tune-Up, While We’re Young, Twisted Blues, Cotton Tail, Repetition,
Delilah, Full House, Blue’N’ Boogie
Wes Montgomery (g), Nat
Adderley (tp), Joe Gordon (tp), Harold Land (ts), Johnny Griffin
(ts), Julian Cannonball Adderley (as), James Clay (fl), Buddy
Montgomery (p), Tommy Flanagan (p), Bobby Timmons (p), Victor Felman
(p), Hank Jones (p), Winton Kelly (p), Melvin Rhyne (org), Joe
Bradley (p), Monk Montgomery (b), Percy Heath (b), Ray Brown (b),
Sam Jones (b), Paul Chambers (b), Paul Parker (dm), Tony Hazley (dm),
Albert Heath (dm), Louis Hayes (dm, vib), Philly Joe Jones (dm),
Jimmy Cobb (dm), Milt Jackson (vib), Lex Humphries (dm), Ray
Barretto (cga), Sam Jones (cello)
Dates et lieux
d’enregistrement: 30 décembre 1957, Indianapolis, 18 avril 1958 &
1er octobre 1959, Los Angeles, 5-6 octobre
1959, 26-27 janvier 1960, New York, 18 mai, 5 juin, 11 octobre 1060,
Los Angeles, 4 août, 19 décembre 1961, 25 juin 1962, New York
Durée: 1h 15' 49'' + 1h
11' 04''
Frémeaux Associés 3062
(Socadisc)
Les morceaux ici réédités
ont fait les heures de gloire du guitariste d’Indianapolis à ses
débuts. The Quintessence regroupe des pièces enregistrées
entre 1957 à 1962, soit la période Riverside. Sur ce double
CD, tout débute dans la ville natale de Wes avec ses frères pour un
«Finger Pickin’» savoureux. Dès le début, le guitariste charme
par son phrasé. Il n’y a rien de plus normal quand on connaît la
qualité d’un gars qui passait ses soirées à travailler son
instrument en jouant avec le pouce pour ne pas déranger ses voisins.
Ce travail porte ses fruits dès «Far Wes» extrait de l’albumMontgomery Land, qui plonge l’auditeur dans une ambiance
feutrée à souhaits. C’est lorsqu’il signe avec Riversideque le guitariste montre tout son savoir faire. Sur cette
compilation, on l’entend en trio avec Melvin Rhyne (org) et Paul
Parker (dm). Il y a bien sûr «Jingles», une composition du
guitariste qui orne magistralement ce premier opus, mais aussi et
surtout «Round Midnight» tout en délicatesse. Les notes de la six
cordes sont comme des étoiles qui se détachent de la voûte céleste
tandis que les accords de l’orgue le transporte sur la voie lactée
pour un beau moment de jazz. Ensuite les classiques s’enchaînent
(«Four on Six», «West Coast Blues», «D Natural Blues») et avec
eux les partenaires: Tommy Flanagan, Percy et Albert Heath. La
première galette se termine avec «Work Song» écrit par Nat
Adderley, un morceau majeur de cette deuxième moitié du XXesiècle. La guitare de Wes répondant à l’appel de la trompette de
Nat sur les incantations de Louis Hayes (dm) tandis que Bobby Timmons
apporte les clés du dialogue, un excellent moment.
Le second disque débute
avec un morceau gravé en compagnie de Harold Land, alors leader qui
donne à son album le titre de la compo de Wes. Avant de revenir aux
autres productions du guitariste d’Indianapolis pour Riverside,
le concepteur de la compilation offre un détour sur les rives de
Julian Cannonball Adderley, le frère de Nat, accompagné des Poll
Winners, dont Ray Brown à la contrebasse. Puis c’est Moving
Alone et la flûte de James Clay qui titille les envies dechoruses de Wes («Movin’ Alone»). Ce morceau marque une
pause dans l’œuvre du guitariste qui passe la surmultipliée avecSo Much Guitar où Wes retrouve Ron Carter et bénéfice de la
présence d’Hank Jones (p) pour offrir un magistrale blues
(«Twisted Blues») et un déboulé hyper speed pour l’époque,
ainsi qu’une reprise du maître Ellington («Cotton Tail»). Après
un nouvel album de rencontre en la personne de Milt Jackson, alias
Bag pour un «Delilah» décoiffant, le coffret se termine en
présentant Wes Montgomery live at Tsubo (Full House) en
compagnie de Wynton Kelly, Johnny Griffin, Paul Chambers et Jimmy
Cobb. A ce stade de sa carrière, Wes Montgomery est un modèle pour
tous les guitaristes. Il a joué avec les meilleurs pianistes du
moment et bénéficié d’une rythmique de qualité. Dans ce
coffret, il manque les oeuvres avec cordes qui feront leur apparition
dès Fusion. Peut-être une deuxième étape de Frémeaux qui
pourra poursuivre l’œuvre de mémoire du grand Wes à travers des
enregistrements jugés plus commerciaux à l’époque, mais qui
conservent une saveur indicible dans le chaos musical que nous
offrent certains musiciens du XXIe siècle. Affaire à
suivre?
Aaron & Allen, Seul
compte l’instant présent, Piazza Armerinia, Present Times, Lost
Roadnook, Le Vin noir, L’Etang des iris, Coming Times, Joyful
Breath
Alain Pierre (g), Félix
Zurstrassen (b), Antoine Pierre (dm)
Enregistré en juillet 2014,
avril et juillet 2015, Belgique
Durée: 49' 23''
Spinach Pie Records 101
(www.spinachpierecords.com)
On retrouve ici
Alain Pierre, entouré de son fils Antoine et de Félix, le fils de
Pirly Zurstrassen (p). L'occasion de réécouter le guitariste, avec
toute la sensibilité qui le caractérise. Formé au Conservatoire de
Liège en guitare classique et en musique de chambre, il a toujours
cherché à séduire par le velouté du son. Le choix qu’il fait
des différentes guitares et cordes (acoustiques, électriques, douze
cordes, cordes nylon…) est significatif. On pourrait rattacher ses
choix mélodiques à ceux de Philip Catherine; la filiation avec
Ralph Towner est plus perceptible («Seul compte l’instant
présent», «L’Etang des iris»). Le picking naturel aux doigts et
le soin prit à coller les voix (rerecording) témoignent d’un
compositeur qui aime les belles harmonies («Lost Roadbook»).
Derrière le soliste on aurait préféré entendre une contrebasse,
ce qui n’enlève rien à la musicalité de Félix Zurstrassen: un
musicien qui s’affirme de mieux en mieux au fil de ses
collaborations («Seul compte l’instant présent»). Le choc des
générations, en contraste, est particulièrement marqué lors du
solo d’Antoine sur «Piaza Amerina». Ecouter «Tree-Ho!» puis
revoir Alain Pierre en concert c’est approcher la zénitude – sa
zénitude («Lost Roadbook»)!
Coffin for a
Sequoia, Litany for an Orange Tree, Who Planted This Tree°, Les
Douze Marionettes, Urbex*°, Matropolitan Adventure, Walking On a
Vibrant Soil, Wandering #1, Metropolitan Adventure (reprise), Moon’s
Melancholia, Ode to My Moon*
Antoine
Pierre (dm), Jean-Paul Estiévenart (tp), Toine Thys (ts,ss), Steven
Delannoye (ts, bcl), Bert Cools (g), Bram De Looze (p), Félix
Zurstrassen (eb), Frédéric Malempré (perc) + Lorenzo Di Maio* (g),
David Thomaere° (key)
Enregistré
les 12, 13, 14 septembre 2015, Belgique
Durée: 1h
12' 45''
Igloo
Records 268 (Socadisc)
Antoine a la chance d’être
bien né d’un papa musicien (Alain Pierre). Un avantage
dont il a su tirer parti. Béni des dieux,
Antoine Pierre a écouté, appris et compris. A 17 ans, il s’est
fait remarquer au festival de Comblain-la-Tour avec Igor Gehenot (p)
et le Metropolitan Jazz Quartet; à Dinant avec le même Gehenot et
le LG Jazz Collectif; au Gaume Jazz derrière Enrico Pieranunzi (p).
A 19 ans, alors qu’il étudie encore au Conservatoire de
Bruxelles, Philip Catherine l’engage en tournées et en studio pour
son Côté Jardin. La mouvance bouillonnante des nuits
bruxelloises lui laisse un petit manque; il décide alors de passer
un an à New York, à la New School For Jazz And Contemporary Music.
Au contact de cette autre scène, fort de ses enseignements multiples
(Antonio Sanchez), il revient en Europe avec en tête «son» projet
musical. Sabam Award 2015, il voit dans les vestiges industriels de
la Wallonie et le futur fictionnel des bétons new-yorkais (cf. La
Guerre des Mondes): l’homme décadent, impuissant; mais aussi
la renaissance de la nature au milieu du béton. C’est Urbex,
contraction de UrbanExploration!
Le jeune prodige de la
batterie a maintenant 23 printemps; il écrit ses visions en musique
entouré de ceux qui, comme lui, ont vu la lumière au travers des
ruines. Résolument contemporaine, la musique de l’octet poursuit
les chantiers débroussaillés avant lui par Charles Mingus
(«Walking on a Vibrant Soil») ou le Thad Jones-Mel Lewis Orchestra.
Le drive d’Antoine Pierre est sûr, autoritaire (influence de Peter
Erskine sur «Metropolitan Adventure»). Les œuvres, solidement
charpentées et bétonnées sont enjolivées par les solistes
pré-trentenaires («Who Planted This Tree?»). On retrouve le
désormais incontournable Estiévenart à la trompette
(espagnolisant sur «Litany for an Orange Tree»), mais on
apprécie aussi les déboulés de Steven Delannoye (ts) sur «Urbex».
Bram De Looze (p) étonne par l’assurance qui lui vient («Coffin
for a Sequoia»); Bert Cools (g), qu’on voit plus souvent en
Flandre, impose l’ouverture trans-régionale qui manque trop
souvent au royaume de la discorde («Litany for an Orange Tree»).
Les invités ne sont pas en reste (présence et créativité de
Lorenzo Di Maio sur «Ode to My Moon»). Les œuvres sont écrites
comme des suites, des travelings en images sonores. Dans cet esprit,
«Les Douze Marionnettes» illustre une déambulation au travers de
friches industrielles où s’infiltre la pluie. Poète romantique
avec «Moon’s Melancholia» et «Ode to My Moon», Antoine Pierre
captive par la densité et la maturité de son œuvre. Une première
déjà si grande qu’elle appelle des lendemains.
Blue Skies, Ain't Doin' too Bad, Ain't
no Sunshine, Fields of Gold, Baby I Love You, Honeysucckle Rose,
Route 66, Bridge Over Troubled Water, Chain of Fools, Fever, Autumn
Leaves, Fine and Mellow, Cheek to Cheek, It Don't Mean a Thing, Late
in the Evening, Next Time You See Me, Waly Waly, Take Me to the
River, Nightbird, People Get Ready, The Letter, Son of a Preacher
Man, Stormy Monday, Tall Trees in Georgia, Something's Got a Hold Me,
Time After Time, Over the Rainbow, You're Welcome to the Club,
Caravan, You've Changed, What a Wonderful World, Oh, Had I a Golden
Thread
Eva Cassidy (voc, g), Chris Biondo
(elb), Keith Grimes (g), Lenny The Ringer Williams, (p), Hilton
Felton (org), Raice McLeod (dm)
Enregistré le 3 janvier 1996,
Washington
Durée : 1 h 08' 27'' + 1h 11'
42'' + DVD 55'
Blix
Street Records G2-10209 (Universal)
Disparue en 1996, à l'âge de 33 ans,
quelques mois après cet enregistrement, la chanteuse Eva Cassidy
n'aura hélas connu qu'une gloire posthume (plus de 10 millions
d'albums vendus depuis sa disparition, et la reconnaissance de
quelques fans célèbres tels Eric Clapton ou Paul Mc Cartney).
Sa carrière n'en étant alors qu'à
ses débuts, elle n'avait pas encore définitivement opté pour un
genre particulier, et s'exprimait avec la même aisance dans
différents modes, du country au blues en passant par le jazz ou le
rock and roll, grâce à des qualités vocales exceptionnelles et un
swing sans faille. Il ne lui manquait plus guère que la pratique du
«scat» dont ses qualités de guitariste lui donnaient sûrement
les capacités.
A l'heure où de nouvelles chanteuses
au joli minois apparaissent chaque semaine comme autant de «rosés
des prés» insipides, les trente-deux morceaux enregistrés pour la
plupart en «live» de ce double CD (et les 12 versions contenues
dans le DVD qui les accompagnent), démontrent l'ampleur du talent
gâché d'Eva Cassidy (et accessoirement, la nécessité du dépistage
généralisé du mélanome). Un album bouleversant.
My Soul My Sol, When You Are with Us,
Lover Come Back to Me, Sud, Origin Drum Solo, Lady Sings the Blues,
SMS, Song for Anne, Jeudi 12, The Man I Love
Carine Bonnefoy (p), Mathias Allamane
(b), Franck Filosa (dm), Sofie Sorman (voc)
Enregistré les 18 et 19 octobre 2015,
Issy-les-Moulineaux (92)
Durée: 47' 01''
Great Winds 3179 (Musea)
Dix ans après son premier disque,
Franck Filosa continue sa route et développe sa musique, toujours
avec l’excellente pianiste Carine Bonnefoy pour ancrer son âme
dans le sol: belle idée en ces temps d’incertitudes diverses. Dès
le premier morceau, justement «My Soul, My Sol», délicieux jeu de
mot, sur un rythme assez bossa dans lequel la pianiste se montre très
à l’aise et à son avantage sur ce type de rythme. Suivi sur un
tempo lent par «When You Are with Us» avec une intro très
nostalgique du contrebassiste ponctuée par des accords de piano;
piano qui s’échappe dans un solo très inspiré en osmose avec le
batteur très mélodique.
En invitée la jeune chanteuse suédoise
Sofie Sörman qui vient d’un pays où dit-elle «Chanter est un
moyen d’expression essentiel». Elle en fait ici une belle
démonstration: «Lover Come Back to Me» prit sur tempo rapide avec
une belle intervention du batteur qui suit là encore l’articulation
de la mélodie sur les toms; Sofie chante avec une telle énergie que
son Lover ne peut que lui revenir. Elle se frotte au blues avec une
solide personnalité sur «Lady Sings The Blues», qui nous vaut un
solo de piano très senti et un trio parfait. Après une prenante
entrée du piano Sofie s’empare de «The Man I Love» en chantant
les mots avec un lyrisme ad hoc, soutenue à merveille par la
pianiste.
On a plaisir à retrouver les belles
attaques à la fois nettes et ouatées de Mathias Allamane sur sa
contrebasse, à le goûter particulièrement sur «Song for Anne» où
le piano se fait rêveur, ou encore en un accrochant duo avec la
batteur sur «Jeudi 12». Le batteur travaille à merveille le son de
ses toms, intervenant assez peu aux cymbales, ce qui donne beaucoup
de chaleur au trio; à apprécier sur son solo absolu sous le tire
«Origin»: un signe!
Art du trio qui repose sur de belles
compositions et d’efficaces arrangements de la plume du leader pour
la plupart des morceaux, ainsi que sur une intrication des trois
voies très réussies, avec, et c’est notable, une construction
globale du disque; c’est à dire que les morceaux, bien que
différents, restent dans la même atmosphère, y compris avec la
chanteuse.
This Thing, Scatter, Pop It, Into the
Gloaming, For Satie, Seven Below, Not My Lover, Clem’s Key, I love
Paris, La Javanaise
Chris Cody (p), Karl Laskowski (ts),
Brandan Clarke (b), James Waples (dm)
Enregistré les 24, 26 avril et 11, 12
juin 2015, Australie
Durée: 1h 05'
Wave Music 1 500 1 (www.chriscody.com)
Originaire de Melbourne, le pianiste
Chris Cody (Jazz Hot n°613) a appartenu à la scène jazz parisienne pendant plus de
vingt ans où on l'a entendu aux côtés de Rick Margitza, Rhoda
Scott, Stefano di Battista, Glenn Ferris, Marcel Azzola et beaucoup
d'autres. Il est récemment retourné vivre en Australie où il a
enregistré cet album, le neuvième sous son nom, et qui est un
hommage à Paris et à la France. Outre «I Love Paris» et «La
Javanaise», les thèmes sont de sa plume.
Un jeu de piano enthousiasmant,
lumineux, qui respire, avec des attaques tranchantes, une main gauche
en appui avec des accords très personnels, sur une main droite qui
chante. Assez à la façon de Paul Bley. Un sax ténor au jeu sobre,
élégant, délicat, inspiré. Un batteur coloriste qui sait
s’entremêler dans le discours en s’appuyant sur la contrebasse.
Celle-ci joue souvent des motifs répétés comme sur «Scatter» sur
un emballant solo de piano. Belle intro piano solo sur «Pop It»,
piano rejoint par la contrebasse qui place une note sur chaque accord
main gauche, effet garanti. Puis les cymbales viennent enrichir le
chant. Et pour finir le ténor s’ajoute à l’œuvre en marche.
«Into The Gloaming» est un modèle d’échange rubato à 4 voix.
Quant à «For Satie» en piano solo, qui se présente comme une
relecture de la Gnossienne N°3, n’est pas loin non plus des
Gymnopédies, c’est une merveille de Satie revisité par le blues
et les Balkans. Un petit chef d’œuvre. Il est vrai qu’il y a de
l’impressionnisme dans la musique de Cody. Pour «Not My Lover»
Cody nous dit que le morceau est basé sur un thème de Michael
Jackson, une splendide façon de s’approprier le rock avec un sax
bien dans la danse. En fait pas grand chose à voir avec le rock; on
est dans du pur jazz d’aujourd’hui. Et c’est l’expression qui
fait tout. «Clem’s Key» est un joli sourire à sa fille née à
Paris. L’hommage à Paris prend toute sa saveur avec le célèbre
thème de Cole Porter «I Love Paris», en trio, où le pianiste fait
merveille avec un sacré contrechant de la basse sur le thème de
base, un collier de perles à notre Capitale. Et le plus beau pour la
fin, c’est le morceau qui clôt le disque, «La Javanaise» de
Gainsbourg, en trio, prise sur un tempo très lent comme suspendu, le
pianiste et un contrebassiste très inspirés nous jouent «a waltz
for lovers to fall in love at first sight».
Un beau et solide quartet, et surtout
un pianiste remarquable, comme un poisson dans l’eau en trio
basse-batterie.
Interlude, The Faction of Cool, Super
City, Shirley, Film noir Interlude, Ferrari, Seeing Through the Rain,
Close the Action, Kats Eye, Street Vibe, Twilight Interlude,
Sanctuary
Jason Miles (key), Ingrid Jensen (tp),
Jay Rodriguez (ss, ts, bs, bcl) Jeff Coffin (ss, ts, bs), Nir Felder
(g), James Genus, Jerry Brooks, Amanda Ruzza, Adam Dorn (b), Gene
Lake, Mike Clark, Jon Wilson (dm)
Enregistré en septembre 2014, New York
Durée: 53' 09''
Whaling
City Sound 073 (www.whalingcitysound.com)
Mis à part le dernier thème signé
Wayne Shorter, toutes les compositions ont été écrites par le
pianiste et la très virtuose trompettiste, disciple enthousiaste de
Miles Davis. De forme harmonique assez basique elles se caractérisent
pour la plupart par un enchaînement de «motifs d'ambiance» (on
n'ose dire de riffs) flirtant souvent avec des suraigus très
maîtrisés ou des sonorités voilées de trompette bouchée. La
section rythmique soutient l'ensemble façon jazz rock/funky pour
beaux quartiers.
Aucune bavure, aucune faute de goût,
travail de studio remarquable. Cela évoque l'esthétique de la
première époque électrique de Miles Davis (dont Jason Miles, en
tant qu'expert en programmation informatique et autres «bidouillages
de son», a été le collaborateur). La copie est certes très
réussie, mais l'original demeure insurpassable.
Love's Walk, Tema do Boneco de Palha,
When You Wish Upon a Star/Someday My Prince Will Come, Starbright,
Two for the Road, Cascade of the Seven Waterfalls, Out of the Blue,
Millbrae Walk, Amor en paz, Squatty Roo, Nuages, Novelho, 49 (Larry
Ford), Carnaval/A felicidade/Samba de Orfeu
Clare Fischer (key, arr.), Brent
Fischer (perc, b), Peter Erskine, Mike Shapiro (dm), Denise
Donatelli, John Proulx (voc)
Date et lieu d'enregistrement non
précisés
Durée: 1h 11' 20''
Clavo
Records 201509 (www.clarefisher.com)
Plus qu'à sa qualité de jazzman, le
pianiste Clare Fisher, décédé en 2012, doit sa notoriété et
sans doute sa fortune, à ses talents d'arrangeur pour la pop et la
variété (The Jackson Five, Prince, Céline Dion, etc.). Cité par
Herbie Hancock comme étant l'une de ses principales influences, le
créateur de «Pensativa», est souvent comparé au pianiste Bill
Evans qui a immortalisé ce thème. Il s'en défendait pourtant, se
réclamant plutôt de l'arrangeur Gil Evans (son syndrome «Evans
Brothers» disait-il). Attentif, parmi les premiers aux musiques
latines, la bossa nova en particulier, et adepte, parmi les premiers
encore, des claviers électriques, il eut aussi une carrière de pur
jazzman. Auteur d'arrangements pour Donald Byrd, Dizzy Gillespie ou
Branford Marsalis, il avait aussi joué avec Gary Peacock, Joe Pass
et Cal Tjader.
Dans ce disque, Brent Fisher,
contrebassiste et arrangeur, publie quelques enregistrements privés
inédits et miraculeusement retrouvés, dont une bonne moitié de
compositions personnelles de son père (avec la présence de Cal
Tjader, sur un titre). Avec beaucoup de respect et de tact, il y
ajoute parfois, et sans rien dénaturer, une partie apocryphe de
vocaux, de contrebasse et de batterie. Un vrai miracle de studio.
Voici une occasion inespérée de profiter du réel talent de
pianiste, aujourd'hui injustement oublié, de Clare Fisher.
Prelude to Schizophrenia,
Schizophrenia, Palma's Waltz, Sunny Road Trip, Spring Bloom, Parallel
Spaces, Bouncing Peanuts, Fun Keys
Laurent Coulondre (p, org), Rémi
Bouyssiere (elb, b), Martin Wangermée (dm)
Enregistré en décembre 2014, Vannes
Durée: 44' 48''
Sound
Surveyor 1509 (L'Autre distribution)
A moins de 30 ans Laurent Coulondre a
remporté plusieurs prix, joué à Marciac et à Vienne, assuré des
premières parties prestigieuses (Jacky Terrasson, etc.) et, déjà,
publié trois albums.
Aussi à l'aise au piano qu'à l'orgue,
il mène un trio où Rémi Bouyssière passe brillamment de la basse
électrique à la contrebasse et où le batteur Martin Wangermee se
montre particulièrement efficace sur les rythmiques les plus
complexes. Compositions dynamiques et subtiles, traits d'orgue
Hammond (ou de synthé de la marque suédoise Nord?) fulgurants. Beau
toucher de piano, tantôt lyrique, tantôt tranchant comme un coup de
cymbale. Swing convaincant, superbe technique, belles idées que la
fougue de la jeunesse (et aussi une belle expérience et une sacrée
culture jazzistique) transcendent. Tout est là pour assurer un beau
succès à ce CD qu'on peut écouter en boucle sans lassitude et, qui
donne, de plus, fortement envie d'écouter les précédents.
Captain's Refusal, Hypocondriac's Fun,
Good Intentions, Reader's choice, Héritage déjà vu, Forgotten
Nickname, The Owner, A Town in Flames, I Remember Julie, Overlown
Overweight
Ed Motta (p, voc), Hubert Laws (fl),
Cecil McBee Jr, Charles Owens, Ricky Woodyard, (s), Curtis Taylor
(tp) Patrice Rushen, Greg Phillinganes (key), Tony Dumas (b), Marvin
«Smitty Smith» (dm)
Enregistré en septembre 2015, Pasadena
Durée: 49' 32''
MustHaveJazz/Membran (Harmonia Mundi)
Pianiste et chanteur, Ed Motta,
surnommé le «Barry White» brésilien, n'a pas fini de nous
surprendre. Eminent amateur de jazz, et grand collectionneur de
disques (on parle de plus de 300 000...), c'est un véritable
«melting pot musical» à lui tout seul. Il a déjà tâté avec
brio de tous les styles: funk, disco, bossa nova, reggae, rock. Et
voilà qu'il se met au jazz pop/rock le plus élégant...
Dès le premier titre, on pense à
Steely Dan, au deuxième à Stevie Wonder, au troisième à Raul
Midon...et ainsi de suite. Tous gens de bonne compagnie.
Le disque étant sous titré «Soul
Gate/Jazz Gate», on l'attendait un peu à ce dernier tournant. Mais
c'est gagné! Car la partie instrumentale, grâce aux nombreux et
généreux solos des sidemen, s'inscrit parfaitement dans la
tradition de notre musique préférée. Energie, inventivité, swing,
exigence de qualité et références tutélaires bienvenues (à Dizzy
Gillespie, Art Blakey ou Horace Silver, quelques courts instants
décisifs...), tout y est. Ed Motta a du succès, il plait aux
«jeunes». Et c'est tant mieux. On ne va quand même pas lui en
faire le reproche, car il a tout l'air d'être une personne très
respectable.
Symmetry, Eleven, Common Ground,
Mackrel's Groove, Shadows, Brazil Like, Labyrinth, Greenwich Time,
Contemplation, Bop Zone
Kirk MacDonald (ts), Tom Harrell (tp,
flh), Brian Dickinson (p), Neil Swainson (b), Dennis Mackrel (dm)
Enregistré les 8-9 juin 2013, Toronto,
Canada
Durée: 1h 16’
Addo Records 018 (www.addorecords.com)
Voici donc un second opus qui date de
l’année précédent l'enregistrement de Vista Obscura. On
peut dire qu’il choisit bien ses invités, puisqu’il est ici
entouré de Tom Harrell et Denis Mackrel, toujours avec le soutien de
haute volée de Neil Swainson et, pour ce disque, de son ami de
longue date Brian Dickinson, absent du suivant puisque l’invité
était Harold Mabern.
Autre qualité de Kirk, en connaisseur
du jazz, il respecte la différence d’univers de ses invités, et
il plie sa musique, y compris ses compositions, à l’univers de
chacun d’entre eux. L’album avec Harold Mabern était coltranien,
celui-ci est shorterien, cela pour situer rapidement l’atmosphère
qui prévaut dans cet enregistrement. Cela permet aussi d’apprécier
les qualités de ces différents enregistrements, savoir que la
mélodie et l’expression sont plus importantes dans
l’enregistrement avec Mabern, que l’harmonie et la construction
d’ensemble le sont davantage dans celui avec Harrell.
De ce fait, ce disque de 2013 est conçu
comme un tout. A l’exception du dernier thème, «Bop Zone», plus
accentué «à l’ancienne», on a une sorte de suite tissant une
œuvre entièrement composée par Kirk MacDonald, élégante et
nuancée comme l’impose la présence de Tom Harrell, où les
harmonies savantes créent une véritable bulle de beauté dans
laquelle on s’immerge, musiciens comme auditeurs. Pour les amateurs
de ces atmosphères, c’est un très bel enregistrement, dans la
lointaine lignée de Booker Little, qui était plus dramatique, du
Wayne Shorter d’après Art Blakey.
Tom Harrell est comme un poisson dans
l’eau dans ce cadre, donnant la pleine mesure de ce son si limpide;
Dennis Mackrel est remarquable dans sa manière de colorer cette
musique sans jamais imposer une pulsation rythmique pourtant
présente; Neil Swainson, est, comme le dit lui-même le leader dans
les notes de livret, l’un des meilleurs bassistes qui soient, sans
faiblesse. Les deux amis Brian et Kirk sont parfaitement à leur aise
dans cet univers où Kirk est à l’écoute, moins brillant que dans
l’album avec Mabern, mais tout aussi musical. Ses compositions le
disent aussi. Ces hommes aiment le jazz et la musique, et ça
s’entend! Il n’y a aucune démonstration, juste la musique, le
plaisir et l’exigence. On vous le confirme, Kirk MacDonald, au
centre de ces projets made in Canada, est un musicien à
découvrir de ce côté de l’Atlantique.
Lonnie's Lamment, Vista Obscura, There
But For the Grace of..., Calendula, You See But You Don't Hear,
Naima, The Mill Dam, Walkaround, Mira Nights
Kirk MacDonald (ts), Pat LaBarbera (ts)
5, 6, 7, Harold Mabern (p), Neil Swainson (b), André White (dm)
Enregistré les 27-28 juillet 2014,
Toronto
Durée: 1h 16' 33''
Addo Records 025 (www.addorecords.com)
Le nom de ce saxophoniste canadien ne
dira pas grand-chose à beaucoup d’amateurs de jazz européens,
bien qu’il ait côtoyé Dave Young, Kenny Wheeler, Eddie Henderson,
Harold Mabern, Walter Bishop Jr., Pat LaBarbera, John Taylor, Ron
McClure, Mike Stern, Jim McNeely, Vince Mendoza, John Clayton, Chris
Potter, James Moody, Rosemary Clooney, et d’autres encore. C’est
dommage, car voici un magnifique ténor, doué d’une sonorité
exceptionnelle et d’une virtuosité instrumentale peu commune, dans
un registre hard bop-coltranien, autrement dit le mainstream
d’aujourd’hui. Son répertoire, dans ce bel enregistrement fait
d’ailleurs explicitement référence à John Coltrane («Lonnie's
Lament», «Naima»), sans faiblesse aucune par rapport à
l’original, car l’explosif Harold Mabern, qu’on ne présente
plus, est à la hauteur du modèle Tynérien et que la section
rythmique est des meilleures. Kirk est aussi un bon compositeur
(«Walkaround»), le reste du répertoire sur cet enregistrement est
d’ailleurs magnifique.
Il est brillamment soutenu par le très
beau son de contrebasse de Neil Swainson, le benjamin de cette
réunion (1955, Canada), le plus connu parmi ces Canadiens de
qualité, doué d’un swing réjouissant, qui côtoya dès son jeune
âge Sonny Stitt, Herb Ellis, Barney Kessel, Tommy Flanagan, James
Moody, Jay McShann, Lee Konitz, George Coleman, Woody Shaw (deux
enregistrements), Slide Hampton, Joe Farrell et beaucoup de musiciens
de jazz de haut niveau.
Enfin la pulsation nerveuse et très
musicale d’André White, autre trésor encore plus caché du
Canada, batteur mais aussi pianiste et enseignant, vraiment
excellent, donne à cette formation une allure de all star de haut
niveau.
En invité, le «frère» de Kirk, Pat
LaBarbera (1944, Canada), lui aussi ténor de haut niveau, et à
écouter les trois thèmes où joue Pat, en particulier «Naima», il
y a plus qu’une complicité entre ces deux ténors canadiens, de la
connivence fraternelle. Pat a joué avec Buddy Rich, Louie Bellson et
a tourné avec Elvin Jones en 1975, en europe en particulier. Il a
également fait partie de l’orchestre de Carlos Santana, grand
amateur de Coltrane, et on comprend son choix de Pat LaBarbera.
Les sexagénaires (Neil, André et
Kirk), septuagénaires (Pat), octogénaire (Mabern) produisent une
musique d’une intensité, d’une puissance, d’une inventivité
qui font plaisir à écouter.
Leur discographie en leader reste
modeste, et n’embarrasse pas les bacs des disquaires, Ils ont peu
tourné en Europe et s’ils ont une bonne notoriété au Canada,
nous aurions mérité d’en savoir plus sur leur musique, sur eux.
Les scènes du monde s’honoreraient de ces dignes représentants
d’un jazz de qualité plutôt que ce que nous voyons souvent. Il
faut croire aussi que le jazz n’est pas aussi international qu’il
pourrait l’être, et que le Canada ou le Pôle Nord en matière de
jazz, c’est un peu pareil pour nos directeurs artistiques
européens. C’est peut-être ce que voulait dire Kirk avec son
titre énigmatique Vista Obscura…
Ce bel enregistrement dirigé par Kirk
MacDonald, lui aussi enseignant depuis trente ans, et ces beaux
musiciens qui l’accompagnent, méritent un indispensable. Nous
serions heureux qu’une tournée européenne nous permette de
découvrir bientôt en live cette splendide énergie.
Aria, East
Coast West Coast, Les Feuilles Mortes, Night Stork, Goma, Sahel Al
Mumtanah, Bossa de l’Hiver, Letter From Home, Bron-Yr-Aur
Emmanuel
Baily (g), Lambert Colson (cornet à bouquin), Jean-François Foliez
(cl), Xavier Rogé (dm), Khaled Aljaramani (oud, voc)
Enregistré
en mars 2015, Bruxelles
Durée:
41' 06''
Igloo
Records 265 (Socadisc)
En totale adéquation avec
les objectifs des Jeunesses Musicales du Luxembourg Belge, de
Jean-Pierre Bissot et du Gaume Jazz Festival le projet d’Emmanuel
Baily prône la mixité. Nous aurions pu nous passer de chroniquer
cet album dans une revue spécialisée «jazz». Toutefois le projet
d’Emmanuel est tellement original par les couleurs qu’il
développe qu’il nous apparait intéressant d’attirer votre
attention. Dès l’écoute d’ «Aria», l’étonnante association
de la clarinette et du cornet à bouquin interpelle pour l’évidence
harmonique. Avec «East Coast West Coast», qu’il aurait pu
intituler «Nord-Sud», on sent déjà l’appel des grandes dunes
sahariennes (l’oud). Le chant de Khaled Aljaramani sur «Sahel Al
Mumtanah nous impose l’humilité; le solo d’oud est joliment
porté par l’accompagnement du guitariste ouvrant sur les entrelacs
des souffleurs. Un peu plus au Sud, sur l’équateur, il nous invite
à onduler du popotin congolien, comme un message d’espoir parmi
les viols et le génocide («Goma»). Le poétique «Night Stork»
s’inspire des battements d’ailes d’une cigogne … noire,
d’après l’auteur; majestueuse, quoi qu’il en soit
(re-recording de guitares)! L’originalité des «Feuilles mortes»
réside d’abord dans une longue intro à la gratte à laquelle
succède l’union des vents. Xavier Rogé (dm) poursuit par des
rythmes mats qui ouvrent sur un solo bien inspiré du clarinettiste.
Avec «Bossa de l’Hiver» et le druming hypnotique et binaire de
Rogé, Emmanuel Baily se sent pousser des ailes. Le délicieux
«Letter From Home» vient nous rappeler d’où il les tient! Pour
conclure sur un country sound, Emmanuel Baily fait un tributeà Jimmy Page («Bron-Yr-Aur»). Ce sera l’ultime témoignage
(pour cette fois) d’un guitariste doué, d’un musicien ouvert et
d’un arrangeur d’une grande sensibilité. Non, mais! On n’a pas
d’œillères, nous, Monsieur!
Valerio Pontrandolfo & Harold Mabern Trio
Are You Sirius?
Twenty, You, Touched, Tongue Out,
Recado Bossa Nova, Make Believe, Are You Sirius?, Rakin' &
Scrapin, Tune Up
Valerio Pontrandolfo (ts), Harold
Mabern (p), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 11 septembre 2014,
Vignola (Italie)
Durée:
40' 22''
In
Jazz We Trust 001 (www.valeriopontrandolfo.it)
Ce
n’est pas sur le livret (à quoi servent-ils aujourd’hui)
que vous apprendrez quoi que ce soit sur Valerio Pontrandolfo. Ce
natif (24 avril 1975) de Potenza (Basilicata), dans le sud de
l’Italie, installé depuis 20 ans à Bologne, a étudié le
saxophone avec Piero Odorici puis a suivi l’enseignement si
recherché de Barry Harris, et pris des cours avec Steve Grossman et
George Coleman. Il a côtoyé sur scène (festivals européens,
clubs) beaucoup de beaux musiciens de jazz comme Steve Grossman,
Alvin Queen, Andrea Pozza, et bien sûr beaucoup de la scène
italienne du jazz. Le parcours est donc jalonné de références
solides, et d’une certaine manière on l’entend dans cet
enregistrement très jazz, c’est-à-dire pétri dans le blues, le
swing et l’expression hot. Comme le remarque l’auteur des
quelques mots d’introduction du livret, le ténor Eric Alexander,
habituel compagnon du trio très new-yorkais qui accompagne la
découverte de ce disque, Valerio puise aux meilleures sources,
celles de Sonny Rollins souvent ou de ses maîtres successifs. Nul
doute qu’il aime le jazz, et qu’il s’est fait un énorme
plaisir à jouer avec une section ryhtmique de rêve ou l’evergreen
Harold Mabern est soutenu par la paire complice et puissante de John
Webber et Joe Farnsworth. Beaucoup de standards, les bonnes
compositions sont recommandées quand il s’agit d’un disque de
présentation, et les quatre originaux sont très «classiques»,
dans le même esprit. Valerio est d’ailleurs très concentré sur
son sujet, il ne se laisse pas aller (les thèmes tournent autour de
4 minutes dans un disque de 40 minutes), et on peut le comprendre, un
maître du jazz l’accompagne. Un introduction donc sympathique qui
s’écoute avec plaisir d’un musicien qui n’a pas la prétention
d’inventer le jazz, même s’il a l’audace d’être le leader
d’un trio qui habite à l’étage supérieur.
A suivre...
Just You, Just Me, The Petite Waltz
Bounce, Honeysuckle Rose, The Way You Look Tonight, It's the Talk of
the Town, Caravan, Cheek to Cheek, Look Ma-All Hands!, (There's) No
Greater Love, Lullaby of Birdland, I've Got My Love to Keep Me Warm,
Groovy Day, A Cottage For Sale, That Old Feeling, Misty, Afternoon of
an Elf, I'll Remember April, Autumn Leaves (Les Feuilles Mortes) ,
Mambo Carmel, The Man I Love, Time on My Hands, Passing Through, The
Way Back Blues, Soliloquy, You'd Be So Nice to Come Home to, French
Doll, The French Touch, Mack The Knife
Erroll Garner (p) et selon les thèmes:
Oscar Moore (g), Nelson Boud (b), Teddy Stewart (dm), John Simmons
(b), Shadow Wilson (dm), Wyatt Ruther (b), Eugene Fats Heard (dm),
Eddie Calhoun (b), Denzil Best (dm), Al Hall (b), Specs Powell (dm),
Kelly Martin (dm)
Enregistré de 1948 à 1962, New York,
Carmel, Los Angeles
Durée : 1h 12' 24'' + 1h 11'
55''
Frémeaux et Associés 3063 (Socadisc)
Dans The Quintessence, la
collection des compilations de grande consommation (on l’espère
pour la maison Frémeaux, c’est mérité), voici le deuxième
volume consacré à Erroll Garner qu’on retrouve ici en solo, trio,
quartet. Un bon texte d’Alain Gerber raconte toute
l’incompréhension du cas Garner qu’on peut résumer par un
génie «naturel» et modeste. Par «naturel», il faut entendre
«culturel», car toute la force de Louis Armstrong, Fats Waller ou
Erroll Garner était bien de donner naturellement à entendre
l’essence d’un jazz inspiré par des siècles de culture.
Alain Tercinet s’occupe de la
sélection retenue et de son commentaire, et remarque (en les citant)
que la plupart des pianistes ont adoré Erroll Garner. Il rappelle
que son talent fut apprécié par Boris Vian et Charles Delaunay en
France. Il faut aussi se souvenir que, parfois, son plaisir de plaire
au public le privait de celui de plaire à une critique faussement
«intellectuelle». La variété du répertoire, l’absence de
barrière (technique, de tonalité, d’a priori stylistique et
autres) ont fait d’Erroll Garner un pianiste universellement
apprécié, d’abord des producteurs (il n’avait pas besoin de
plusieurs prises) et pas seulement des amateurs de jazz. Beaucoup ont
fredonné ses interprétations sans avoir de notions très précises
de ce qu’était le jazz, ce qui le rapproche à nouveau de Louis
Armstrong.
Erroll Garner se place bien entendu
dans un ensemble culturel identifié, notamment par son lieu de
naissance, Pittsburgh, Pennsylvanie, une ville bénie pour le piano
jazz (de Mary Lou Williams à Ahmad Jamal), dans un moment où l’art
du piano atteint des sommets d’expression et de virtuosité, mais
la préexistence de Fats Waller, Earl Hines, Teddy Wilson, Art Tatum,
Nat King Cole et quelques autres, qui l’ont tous inspiré, ne
l’empêche pas de développer son style à nul autre pareil: un
style orchestral avec ses introductions légendaires, ses
développements sur tempos doublés («The Man I Love»), un délié
et une attaque puissante du clavier et de chacune des notes, avec ses
redoublements, un jeu en blocks chords légendaire, avec ce petit
décalage-retard qui détermine un jeu d’une souplesse
extraordinaire et qui est sa marque de fabrique, une musicalité
rhapsodiante, une gamme de nuances sans limite du lento-pianissimo au
forte-allegro et un swing qui, comme celui de Basie, pourrait servir
d’exemple parfait d’une des composantes essentielles du jazz. Le
piano de Garner, c’est le jazz en cinémascope. Pianiste de
culture, son oreille était capable de tout saisir (y compris chez
ses contemporains de Bud Powell à Oscar Peterson) et d’en faire du
Erroll Garner. Le génie du jazz est aussi là. De fait, Erroll
Garner a influencé, même à leur insu, tous les pianistes de jazz
(comme le remarque Jimmy Rowles dans une des citations du livret) et
au-delà.
Bon, les amateurs auront déjà dans
l’oreille beaucoup de ces chansons qu’il a fait siennes ou qu’il
a composées («Misty», «Mambo Carmel»), mais pour les plus jeunes
ou les moins spécialisés, cet enregistrement sera une ouverture sur
un monde merveilleurx, si l’auditeur est capable, lui aussi,
d’écouter ce musicien extraordinaire sans les a priori sonores du
jour.
It
Gonna Come, Preacherman, Morning Sun, Same to You, Don’t Misunderstand, Don’t
Talk, If Ever I Recall Your Face, Bad News, She Don’t Know, Once I Was Loved +
Palmas da Rua, No Man’s Prize, March for Mingus, After the Rain, Burying My
Trouble (sur la version The Artist’s Cut) Melody
Gardot (voc, p, g), Gary Grant (tp), Irwin Hall (as), Dan Higgins (ts, bs),
Andy Martin (tb), Pete Kuzma, Larry Goldings (org), Mitchell Long, Dean Parks,
Jesse Harris, Reese Richardson (g), Chuck Staab, Vinnie Colaiuta (dm), Pete
Korpela (perc), Heather Donavon, Clydene Jackson, Julia Waters, Maxine Waters
(bck voc) Enregistré
à Los Angeles, date non communiquée
Durée:
48' 52'' Decca
4724682 (Universal)
Quatrième
pépite pour la native de Philadelphie et une nouvelle fois la finesse et la
profondeur de sa musique sont au rendez-vous. Melody Gardot joue un jazz qui
puise aux sources du blues et de la soul en y apportant ses couleurs faites d’esthétique,
de fashion week et de joaillerie. Sur la galette cela se traduit par des
compositions toujours aussi fortes en émotion, une instrumentation sophistiquée
avec des cuivres et des cordes à volonté et un line-up de haute qualité. En
plus d’Irwin Hall (as), Mitchell Long (g) et Chuck Staab (dm), ses musiciens
habituels, Larry Goldings (org), Dean Parks (g) et Vinnie Colaiuta (dm)
apportent leur expérience et leurs connaissances à la formation constituée pour
l’occasion. La jeune femme, pour qui la musique a été une thérapie, conduit son
navire vers les destinations qui lui correspondent tout à fait. L’album est à
la fois hot, tendre et spicy avec un clin d’œil au free qui mérite d’être
souligné. Currency of Man (version longue) ouvre avec «Don’t Misunderstand»,
comme si l’artiste voulait nous extraire des champs de coton du Delta profond
pour nous amener sur la route d’une certaine libération, avec l’orgue en
soutien d’une voix gorgée de sensualité. La Gardot dit des choses fortes sur
une musique suave («Don’t Talk») ou plus funky («It Gonna Come»). Aux détours
de l’album, on retrouve le Philly Sound qui constitue la base principale
de la production de Larry Klein, qui avait produit My One and Only Thrill,
ainsi que Herbie Hancock et Joni Mitchell. «Preacherman» est le morceau
déclencheur de cette direction. Lors de la tournée 2013 pour son album The
Absence, Miss Gardot jouait déjà cette pièce, dédiée à Emmett Till, jeune
Afro-Américain assassiné en 1955. Un désir de parler d’une période qui est
malheureusement toujours d’actualité outre-Atlantique. Le son est à présent
plus rond, un choix esthétique qui se combine fort bien avec les autres
morceaux franchement soul («Same to You») et cette référence à sa ville natale.
Sur «She Don’t Know», Melody Gardot joue avec les mots. En fait, sur ses
chansons elle parle de la vie qu’elle perçoit à travers sa propre existence. En
cela elle est jazz et le témoigne par certaines orchestrations et certaines
interventions de son fidèle Irwin Hall. Ce dernier devenant par instants un
Roland Kirk du présent avec ses deux saxos en bouche («Bad News»). Enfin,
comment ne pas évoquer «March for Mingus», un extrait d’à peine une minute,
pour rendre hommage au grand contrebassiste, mais qui sur scène se transforme
en plus de dix minutes d’intenses échanges jazziques. Un choix défendu par la
chanteuse, malgré les réticences de la maison de disques. Au
final, on stage, le public peut être pas forcément féru de la note
bleue, découvre une musique qui peut lui paraître lointaine grâce à l’excellent
travail de la guitariste signée par Gibson. Pour les fans, il y a encore
«Burying My Trouble», et cette sensation que Melody vous parle en direct pour
vous dire l’essence de son existence. Ce dialogue ne peut vous laisser
insensible. C’est la magie de Melody. Rendez-vous pour un nouvel opus qui
semble-t-il pourrait avoir la couleur du Brasil d’Astrud, Antonio et Stan?
The Katie Bull Group Project
All Hot Bodies Radiate
The Crazy Poet Song, Venus on the A Train, Koko's Can Do
Blues, Ghost Sonata, The Drive to Woodstock, If I Loved You/ What if?,
Torch Song to the Sub, Love Poem for Apollo, I Guess This Isn't Kansas Anymore,
Some Perfume Home, Ding Dong the Witch Is Dead, Rapture for the David, The Sea
Is Full of Song
Katie Bull (voc) Jeff Lederer (ss, ts), Landon Knoblock (p),
Joe Fonda (b), George Schuller (dm)
Enregistré en avril 2013, Paramus (New Jersey)
Durée: 1h 04’ 54’’
Corn Hill Indie (www.katiebull.com)
Katie Bull, poétesse d'avant-garde, compositrice et
arrangeuse, est fortement impliquée dans la défense de la nature et est très
préoccupée par les changements climatiques. Dans ce CD sous-titré
«Love-Nature-The Nature of Love», elle psalmodie (plus qu'elle ne
les chante) ses textes sur fond d'une musique de jazz tout aussi
intransigeante, car, l'engagement musical est total, etplus proche des véhémences du free jazz que
des candeurs du «flower power».
Si lasection rythmique ne mérite que des éloges,
Jeff Lederer, le saxophoniste, magnifique musicien, fortement influencé
parAyler, sideman occasionnel de Buster
Williams ou de Gunther Schuller et conseiller pédagogique du Jazz at Lincoln
Center est, quant à lui, digne d'encore plusde compliments. Ce disque étant avant tout un manifeste militant et ne
conviendra pas vraiment à une écoute familiale apaisée de fin de week-end....
Mais il rappelle à bon escient, s'il en est encore temps, que le jazz a aussi
une dimension politique.
Graffiti Celtique, Guizeh, Rue aux fromages, Nomade sonore,
Monsieur Toulouse, Popa, Kamar, Matin rouge, Sur le pont de Gazagou, Cheeky Monkey
Eric Seva (ss, bs), Daniel Zimmerman (tb), Bruno Shorp (b)
Enregistré à Maison Alfort, date non communiquée
Durée: 59' 33'
Gaya Music Production ESGCD001 (Socadisc)
Le saxophoniste Eric
Seva a le sens des titres qui font mouche pour décrire sa démarche. AprèsFolklores
imaginaires (en 2005 avec Didier Malherbe au doudouk) et Espaces croisés (en 2009, avec Lionel
Suarez au bandonéon), voiciNomade sonore, son dernier album. Ayant grandi dans un milieu très concerné par le bal musette,
il eutle privilège d'être initié au
jazz dès l'enfance par un grand expert en la matière, son voisinJean, l'immense (et si tendre) dessinateur
Cabu. Oui, celui là-même qui nous manque tant. Enfin, après de solides études
musicales, Eric Seva eut, la chance d'être choisi comme élève par Dave Liebman.
Alors, question métissages, il en connait un rayon.D'autant que ponctuée de rencontres
miraculeuses, sa carrière l'a conduit àenregistrer avec l'ONJ, Khalil Chahine, Didier Lockwood, Sanseverino,
Maxime Leforestier, Dick Annegarn ou... Céline Dion (pour faire court).
Difficile de décrire sa musique tant elle déborde
d'influences diverses mêlant,parfois au
sein d'un même morceau, un folklore désuet revitalisé parles«notes bleues»,aujazz le plus swinguant.
Ecriture précise, larges plages d'improvisations, climats et rythmiques
combinantmoments de tension et de
plénitude dans un tourbillon frénétique rempli de rebondissements, ne cessent
de surprendre. Les très beaux sons de soprano et de sax baryton s'accordent à
merveille avec la variété des timbres du trombone (la prise de son est
remarquable), tandis que la basse et la batterie tiennent avec légèreté et une
grande complicité leur rôle indispensable de gardien du cap. C'est tout
simplement captivant!
Ce disque est dédié aux douze victimes de l’attentat
de Charlie Hebdo. On comprend
pourquoi.
Julie Saury/Carine Bonnefoy/Felipe Cabrera
The Hiding Place
Harufe,
Laissez-moi, Through the Clouds, Desde Abrit, Samuel, The Hiding Place, Horns
and Horses, Vertigo, Un p'tit moi, Stars Fell on Alabam Julie Saury
(dm), Carine Bonnefoy (p), Felipe Cabrera (b) Enregistré
les 3, 4 et 5 octobre 2013, Videlle (91) Durée: 1h
00' 42'' Gaya Music
Production 021 (Socadisc)
Quel est
donc ce lieu évoqué par le titre de l'album? Si c'est celui de l'origine
géographique des membres de ce trio "mixte" (deux filles et un
garçon) venant d'horizons si différents, il faudra se plonger dans un atlas et
se livrer à de sacrés calculs... Car si Julie Saury est parisienne et Felipe
Cabrera cubain (ou parisien?), Carine Bonnefoy a des origines polynésiennes,
mais a grandi en Provence... Quel casse-tête! Peu importe, ils se sont trouvés
et bien trouvés. Chacun a apporté ses compositions, et le choix du seul
standard (dédié à Maxim... dont le nom de famille n'est pas un vrai secret et
qui est joué avec beaucoup de tendresse), n'a pas dû faire débat tant l'entente
de ce trio semble totale. Thèmes d'une grande qualité, mises en place découpées
au scalpel (en trio on ne peut guère parler «d'arrangements»), écoute de tous
les instants, respect de la parole de l'autre, changements de climats soudains
et inattendus, interactions éclairs, ostinatos furtifs, choix harmoniques
audacieux et surprises rythmiques diaboliquement maîtrisées. Bref, tout ce
qu'il est normal d'attendre d'un trio de "vieux briscards", rompus
par des années de tournées est là. Evident.
Ce CD est un
prodige d'invention de grâce et d'authenticité. Enregistré dans le confort d'un
studio on dirait presque un live. Une vraie réussite!
Baiao loco, Quel chic, Blue Samba, Il pleut
bergère, Astor, Lucie, Aria pour Michèle, Anatelius, Petite valse, Suite pour
piano et quatuor à cordes, Like a child
Jean-Yves Candela (p), François Arnaud, Bertrand Cervera (vln),Vincent Aucante
(avln), Thierry Amadi (cello), Marc Bertaux (b), Realcino Lima Filho dit Nenê
(dm)
Enregistré en mai 2006, Paris
Durée: 51’ 58’’
JMS 111-2 (Sphinx Distribution)
La guimauve n’étant pas son fort, c’est toujours avec un peu d’appréhension que
le chroniqueur reçoit un disque de jazz «avec cordes». Mais à l’écoute de
celui-ci, les craintes sont vite dissipées. Malgré un penchant certain pour le
côté fluide et nostalgique des harmonies de la musique brésilienne, le
pianiste, Jean-Yves Candela y signe des compositions énergiques et des
arrangements dénués de mièvrerie. Le trio piano, contrebasse, batterie emporte l’enthousiasme
par le dynamisme, la précision, et la richesse harmonique de cette musique
élégante et lyrique. Thèmes de toute beauté, improvisations pertinentes et
mises en place redoutables de finesse ne souffrent aucunement de la présence
des cordes, celles-ci n’étant pas, comme si souvent, placées en renfort ou en
fond de scène. Mais, postées à point, et parties prenantes du discours, elles
participent pleinement à sa réussite.
Signe des temps, malgré les références de son auteur (Les Etoiles, Elisabeth
Kontomanou, Babik Reinhardt, Christian Escoudé, Sylvain Luc, Richard Galliano,
André Ceccarelli, JM Jafet, les frères Belmondo…), remarqué par André Francis
dès 1989, son disque sort presque dix ans après avoir été enregistré… Dur dur
de faire carrière quand on vit en province...
Smiles for Serious
People, Cyclone, Child's Mood, Crystal Rain, Shanty Trails in the Sky, Crossing
Flow, Two Sides, On the Road, Vantan Céline Bonacina (bs, ss), Gwilym
Simcock (p), Chris Jennings (b),Asaf Sirkis (dm) Enregistré du 25 au 27 août 2015, Meudon (92) Durée: 55’ 07’’ Cristal Records 245 (Harmonia Mundi)
Céline
Bonacina, saxophoniste baryton et soprano de 40 ans, originaire de Belfort,
s’est formée dans les conservatoires, cursus dont elle est sortie diplômée et
qui lui a permis d’enseigner pendant sept ans sur l’île de la Réunion. De
retour dans la métropole en 2005, elle crée son propre trio jazz et autoproduit
un premier album, Vue d’en haut.
Suivent deux disques en trio parus chez ACT, Way of Life (2010, avec la participation de Nguyên Lê) et Open Heart (2012, avec en invités Mino
Cinelu, perc, et Pascal Schumacher, vib). Trois opus marqués par la volonté
d’intégrer au jazz des influences world
music.
Avec Crystal Rain elle nous présente son
nouveau quartet acoustique, formation qui conserve une teinte world, et qui porte une musique
essentiellement écrite par son leader. Les
accents boisés du baryton de Céline Bonacina sont mis au service de
compositions aériennes, comportant des préoccupations esthétiques et une
tonalité qu’on pourrait qualifier de contemplatives et spirituelles (référence
au cristal qui dans la mouvance New Age est le prisme permettant une certaine ouverture
au monde).Si les notes
chaleureuses du baryton prédominent, Céline Bonacina utilise aussi le soprano
au travers de contrastes plus appuyés sur des plages atmosphériques mettant en
valeur le jeu inspiré des cymbales d’Asaf Syrkis. L’imaginaire
est fortement sollicité à l’écoute de cette musique dont l’onirisme ne se
dément pas, mais l’apparentement au jazz s’exprime ici principalement par les
arrangements et l’interplay présent entre
les instrumentistes.
CeCrystal Quartet utilise
des mesures composées, et bien qu’un véritable sens du collectif anime l’album,
la pulsation rythmique ne permet que sporadiquement la mise en valeur des
contributions propres à un musicien en particulier. Du coup, l’univers des
joutes instrumentales est à peu près absent du vocabulaire usité sur ces
pistes, remplacé par l’ambition d’élaborer un discours musical inédit, basé sur
les émotions. On ressent d’ailleurs clairement la présence d’autres courants
musicaux que le jazz parmi les influences de la saxophoniste (d’où une quasi
absence de swing), et surtout un véritable sens de l’ornementation qui ne relève
jamais de l’enluminure gratuite, de plus assorti de breaks bienvenus, qui émaille les titres les plus audacieux de ce Crystal Rain.
Le CD se clôt joliment
sur «Vantan»,
une ballade mémorable du contrebassiste, et paradoxalement c’est peut-être sur ce
titre (en dehors, bien sûr, de «Crystal Rain») qu’on ressent le plus l’âme
d’enfant sous l’égide de laquelle Céline Bonacina a voulu placer son œuvre.
Emile Saint Saëns, Willie’O, The Stalker, You Make Me Feel so Crazy,
Latina, Billy Hart, Brook, Studio 16, Be Bop à Lulu Jean-Philippe
O’Neill (dm), Ronald Baker (tp, voc), Philippe Petit (p), Peter Giron (b) Enregistré
du 1erau 4 février 2014, Paris Durée: 48’ 39’’ Black & Blue 798.2 (Socadisc) A tous ceux
qui n’entendent la créativité en jazz qu’en le dénaturant de son essence, Jean-Philippe
O’Neill oppose un démenti incontestable. Soit Willie’O, un album uniquement constitué d’originaux, dans une
tonalité globalement bop. Ceux qui fréquentent les clubs parisiens, en
particulier le Caveau de La Huchette, on pu repérer ce joyeux gaillard aux
côtés de Ronald Baker. Une enfance au Mexique, une adolescence à Paris et une
dizaine d’années à New York (il est diplômé de la Rutgers University) ont par
ailleurs donné au batteur des horizons larges et une solide maîtrise du swing.
Et c’est justement de cette rencontre avec l’ami Ronald – nous explique-t-il
dans la (trop) courte notice du CD – qui a jeté les bases de ce quartet (ce qui
ne nous étonne guère, tant ce projet paraît cousin des albums de l’excellent
Ronald Baker Quintet), lequel est fort bien complété par l’une des Rolls
parisiennes de la contrebasse, Peter Giron, et le groovissime Philipe Petit. Outre la
qualité des interprètes, celle des compositions – signées par les trois sidemen
– et des arrangements sont à souligner. Les ambiances sont variées, allant de
l’évocation de la musique d’Horace Silver (excellent «Emile Saint Saëns» de
Petit) à un détour par Cuba («Latina» de Baker), tandis que l’on compte
quelques jolies ballades portées par la sensibilité aiguë du trompettiste, en
particulier sur les deux meilleurs titres de cet opus: «Billy Hart» (un hommage
bienvenu sur un disque de batteur!) et «Brook», tous deux écrits par Peter
Giron. Willie’O est ainsi une œuvre collégiale dans laquelle le
leader ne se met pas en avant: à peine nous gratifie-t-il d’un solo en
ouverture de «Latina» (où le duo avec Philippe Petit, tout aussi percussif,
fonctionne à merveille). Un excès de modestie peut-être. Mais on ne va pas se
plaindre que la belle cohésion du groupe ni des couleurs subtiles que
Jean-Philippe O’Neill distille du bout des baguettes.
My Time Is Now, Ride On, Ballade for Kele, What Do You See?, Dirty Old Town, Happy, Main Street, She Moves Through the Fair, D’iazz Song, That’s True, Now and Then, My Dear Friend, And I Ask You Why, Love for Two
Austin O’Brien (voc), Michel Pastre (ts), Christian Brun (elg), Philippe Petit (org), François Laudet (dm)
Enregistré en 2014, Meudon (92)
Durée: 56’ 39’’
Autoproduit (www.austinobrienmusic.com)
Les habitués du Caveau de La Huchette ont forcément déjà croisé sa haute silhouette au bar, dans le public et évidemment sur scène. Car cela fait dix ans que cet Irlandais à la forte personnalité fréquente le club de Dany Doriz. Entertainer se réclamant de la tradition des Harry Connick Jr, Frank Sinatra et Tony Bennett, Austin O’Brien propose un album qu’il présente avant tout comme un compagnonnage amical et musical avec Michel Pastre, François Laudet, Christian Brun et Philippe Petit, ce dernier étant l’auteur des arrangements. La qualité du groupe qui entoure le chanteur n’est effectivement pas le moindre des atouts de ce projet (le son hawkinsien de Pastre est tout simplement magnifique) comprenant à une large majorité des originaux, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent pour un disque de swing. Ces compositions sont toutes signées ou cosignées par le leader avec Petit, Brun, Michel ou César Pastre (on doit notamment au jeune fils du ténor – par ailleurs, excellent pianiste – une jolie ballade: «D’iazz Song») et elles sont de bonne facture (avec une mention spéciale pour «That’s True», concoctée par O’Brien et Petit). Côté reprise, on retiendra une surprenante version du tube R’n’B de Pharrell Williams, «Happy», – si bien jazzifié qu’on le prendrait pour un standard –, alors qu’avec le traditionnel irlandais, «Dirty Old Town», l’opération paraît artificielle. Résultat des courses: un disque fort sympathique porté par un interprète qui mérite de l’attention.
Magic Dance, Bud Like, Cook's Bay, In the Slow Lane, Shuffle Boil, Light Blue, Lunacy, Dreams, Prayer, Nightfall
Kenny Barron (p), Kiyoshi Kitagawa (b), Johnathan Blake (dm)
Enregistré les 4 et 5 juin 2015, New York
Durée: 1h
Impulse! 477 0129 (Universal)
Kenny Barron en trio, c’est un classique du jazz, l’un des
meilleurs de l’histoire. Il a aussi enregistré en solo (At Maybeck), en duo (Together avec Tommy Flanagan, Red Barron avec Red Mitchell, Two As One avec Buster
Williams, People Time avec Stan Getz,Night and the City avec Charlie
Haden), en quartet (la série des Sphereavec Charlie Rouse, Buster Williams et Ben Riley), voire en plus grande
formation, toujours de magnifiques disques, parce que Kenny Barron est l’un des
piliers du jazz d’aujourd’hui, un musicien qui a magnifié l’histoire du jazz
depuis sa jeunesse, aux côtés de Dizzy Gillespie dès 19 ans pour un parcours
d’excellence sans le moindre égarement.
En trio, comme dans tous les formats, c’est un géant, et la
connivence entre musiciens comme la large place laissée à l’expression de
chacun de ce format réduit, ont fait de cet échange à trois celui qu’il utilise
le plus en tournée. On se souvient, mieux, on se les repasse fréquemment, de
ses trios avec Buster Williams et Ben Riley (Green Chimneys, IMO Live),
avec Ron Carter et Michael Moore (1+1+1),
avec Cecil McBee et Al Foster (Landscape),
avec Ray Drummond et Ben Riley, un trio au long cours avec lequel il a souvent
tourné, l’une des plus belles réunions de l’histoire (Lemuria), avec Rufus Reid et Victor Lewis (The Moment), avec Charlie Haden et Roy Haynes (Wanton Spirit)… On pourrait s’étendre, mais il vaut mieux retourner
à son interview du n°575 de Jazz Hot,
avec la discographie détaillée qui vous donnera des idées et des envies de
disques de Kenny Barron.
L’essence du jazz y est dans toutes ses dimensions: la
qualité de l’expression (plénitude, nuances, récit), le blues, un swing jamais
contraint, l’originalité absolue et un sens rare de la mise en place, une sorte
de perfection harmonique et rythmique qui ne se départit jamais d’un langage
naturel, accessible. En homme de la mémoire du jazz, il n’oublie jamais ceux
qu’il admire (Thelonious Monk, représenté dans ce disque par deux thèmes) ou
qu’il a côtoyés: un beau thème très nostalgique («Nightfall») est dédié à
Charlie Haden, et bien entendu Kiyoshi y a une partie réservée.
Kenny Barron a, derrière sa science infinie du jazz et du
clavier, l’ouverture et l’humilité de servir le jazz, la musique avec naturel,
de mettre à la disposition de toutes les oreilles, même les plus profanes, la
beauté de cette musique avec son talent d’artiste accompli. Comme les plus
grands du jazz, Kenny Barron rend le jazz accessible à tous, et toujours avec
une modestie, une allure anti-star qui incarne l’esprit du jazz dans ce qu’il a
de meilleur. L’idéal artistique.
Dans ce disque, avec des partenaires triés sur le volet et
qu’il élève au sommet de l’expression, Kiyoshi Kitagawa (1958, Osaka) et
Johnathan Blake (1976, Philadelphie), il délivre encore une œuvre parfaite. Il
suffirait d’écouter le seul «Lunacy» pour s’en persuader, mais chaque thème est
une merveille, et le disque est d’une certaine manière encore plus abouti que
la prestation en concert à Paris (cf. nos comptes rendus), car chaque thème
profite d’une forme d’économie et de rigueur (de temps et d’espace) qui confère
plus d’intensité, comme dans «Prayer» où Kiyoshi Kitagawa nous gratifie d’un
très beau jeu à l’archet et Johnathan Blake de ses nappes aux cymbales comme
des voiles jetés sur les notes perlées d’un Kenny Barron extatique.
On devrait encore s’arrêter sur ce «Bud-Like», sur chacun
des thèmes, sur la construction du disque qui alterne thèmes aériens et
intense, tempos médiums et tempos rapides, originaux et classiques, avec l’art
consommé de Kenny Barron de savoir faire respirer la musique et l’auditeur,
pour la beauté de l’une et l’attention de l’autre. Kenny Barron est un sommet
de l’art du trio aujourd’hui, tant mieux pour le jazz et pour nous!
64 titres
Ella
Fitzgerald (voc) avec:
8 mai
1957: Don Abney (p), Herb Ellis (g), Stuff Smith (vln), Ray Brown (b), Jo Jones
(dm)
30 avril
1958: Lou Levy (p), Max Bennett (b), Gus Johnson (dm)
23
février 1960: Paul Smith (p), Jim Hall (b), Wilfred Middlebrooks (b), Gus
Johnson (dm)
28
février 1961 et 11 avril 1961: Lou Levy (p), Herb Ellis (g), Wilfred
Middlebrooks (b), Gus Johnson (dm)
16 mars
1962: Paul Smith (p), Wilfred Middlebrooks (b), Stan Levey (dm)
Enregistré
à Paris
Durée: 1h
16’ 03” + 1h 14’ 21” + 1h 17’ 39”
Frémeaux
& Associés 5476 (Socadisc)
Dans le
cadre de la collection «Live in Paris: la collection des grands concerts
parisiens», dirigée par Michel Brillié –qui rédige le texte du livret– et
Gilles Pétard, le directeur de feu la bonne collection Classics (intégrales
chronologiques du jazz, par musicien), voici le volume consacré à Ella
Fitzgerald, après Miles Davis, Quincy Jones, Ray Charles, Count Basie, et d’autres
sont à venir sans doute, sous le parrainage bienveillant du label de Patrick
Frémeaux, qui continue son œuvre. Puisse-t-on trouver la solution pour le
conserver au jazz dans la glace, mais actif, pour le siècle entier.
En
particulier, parce que ce coffret de trois disques est un événement majeur du
jazz et de l’art –puisqu’on parle d’Ella Fitzgerald– même si personne d’autre
que Jazz Hot ne le dit. On espère
quand même, après cette chronique, que les lignes bougeront… Les
enregistrements sont indiqués comme étant dus à l’équipe d’Europe 1 et crédités comme produits par Norman Granz, Frank Ténot
et Daniel Filipacchi. A ce propos, si l’essentiel des titres du volume consacré
à Count Basie était déjà paru à un titre près (chez Magic-Awe et Laserlight, cf.
discographie), cette mention d’une coproduction pour Ella est mystérieuse car
deux des trois sont morts et ne nous le diront pas, et que ce volume semble
intégralement inédit pour tous les discographes, ce qui en fait un diamant pour
tous les amateurs de jazz et de chant et de la First Lady, et ils sont
nombreux.
En effet,
la consultation des discographies d’Ella, alors qu’elle mentionne beaucoup des
concerts européens enregistrés lors de ces tournées de 1957 à 1962 (Berlin,
Rome…), produits par Verve, et donc enregistrés avec l’aval de Norman Granz à
l’époque, ne mentionne aucun des enregistrements d’Ella à Paris inclus dans ces
trois disques. Il est d’ailleurs douteux autant pour Ella que pour le Count que
l’enregistrement des concerts de 1957 soit dû aux techniciens d’Europe 1. A cette époque, Europe 1, dont l’émetteur est au-delà de
la frontière française, en Sarre qui a choisi l’Allemagne (en raison du
monopole des ondes en France), vient à peine de commencer à émettre depuis
1955, et non sans difficultés car le message est brouillé (cf. Dictionnaire de la Radio, Pug), étant à
l’époque une radio-pirate (sans accord formel d’émission et attribution d’une
longueur d’onde). La sulfureuse Europe 1,
en 1960-1962, bien qu’émettant alors, est encore au centre d’un conflit
juridique interne sur le nom même de son propriétaire qui provoquera un conflit
entre la France et la Principauté de Monaco (Histoire de la Radio en France de René Duval, Alain Moreau). Une
«guerre» que la France gagnera (pour une fois) mais qui n’est pas plus à son
honneur que celle d’Algérie.
Frank
Ténot, dans son histoire Radios
Privées-Radios Pirates (Denoël), qui reprend souvent les informations
telles quelles de René Duval, élude cette fois l’épisode de 1960-62, et signale
en forme d’épitaphe que le fondateur d’Europe
1, Charles Michelson, un industriel juif, mourut ruiné en 1970. Notre
imagination et quelques informations indiquent
qu’il fut doublement spolié de sa création (qui tire des racines
lointaines en 1936), d’abord en 1940 par Laval, en personne, puis en 1962, lors
de ces épisodes juridico-rocambolesques qui ont bercé la naissance d’Europe 1, qui mêlèrent en dehors de
Michelson, Sylvain Floirat, industriel au passé sulfureux, les Etats français
et allemands, la Principauté de Monaco, le monde de la finance de cette époque,
l’Assemblée nationale française, et brassèrent quelques milliards au total.
C’est une vieille histoire, aujourd’hui oubliée, qui dépasse l’imagination, et
nous en rappelle d'autres, plus actuelles.
Pour
revenir donc à notre disque, qui nous a permis de replonger dans une histoire à
la Dumas-père, mais qui se termine, selon notre imagination, moins bien pour le
bon que pour le truand, on peut imaginer que les actifs Ténot et/ou Filipacchi,
amateurs de jazz et activistes de la radio, pionniers du show business et à
l'orée d'un empire des médias (Pour ceux
qui aiment le jazz, et Salut les
copains sur Europe 1), aient
enregistré, avec leur Nagra III (apparition déterminante en 1958 d’un petit
enregistreur à bande de haute qualité entièrement transistorisé) ces concerts
d’Ella Fitzgerald, en se passant du consentement de Norman Granz qui veillait
jalousement sur sa perle rare et sur tous ses enregistrements. Le livret
rappelle justement l’attention extrême que Norman Granz portait à Ella
Fitzgerald. Cela expliquerait, on peut aussi l’imaginer, que Norman Granz n'ait
pas publié lui-même cet enregistrement, et qu’on ait attendu la disparition de
Norman Granz et plus de 50 ans de délai pour voir apparaître ces enregistrements
précieux.
L’auteur
d’un livret sympathique mais insuffisant vu la réalité exceptionnelle de cet
enregistrement – qui a pu aussi circuler entre collectionneurs, n’en doutons
pas, dans des éditions pirates non connus des discographes – raconte d’ailleurs,
en trouvant succulente l’anecdote, que l’un des jeux du 28 février 1961
consista à berner Norman Granz qui réclamait pour Ella, sous peine d’annulation
– Ella à qui on avait réservé pour toute loge un coin des coulisses et un paravent
– une loge équivalente à celle d’Edith Piaf, la sauveuse de l’Olympia, alors en
difficulté sur le plan économique. On trouva l’astuce d’un faux panneau Edith
Piaf sur une porte de placard. L'histoire fait «sourire jaune».
On
imagine (encore) que les relations d’alors avec Norman Granz n’étaient pas à la
coproduction d’un enregistrement d’Ella, comme l’indique le livret plus de 50
ans après. Et si tel avait été le cas, on suppose que ces enregistrements
auraient fini dans les archives de Verve, comme ceux des autres pays d’Europe,
et seraient disponibles depuis cinquante ans.
Mais bon,
tout ça n’est que de l’imagination, et le résultat est là…
On
découvre avec bonheur, la grande, la splendide, la surnaturelle Ella
Fitzgerald, au sommet de son art, pour plus de trois heures trente minutes de
musique inédite, au moins pour la plupart des amateurs. Merci à ceux qui ont
dévoilé ces merveilles du jazz.
La First Lady, non pas du jazz, mais of Song, au singulier, mérite ce titre.
Elle reprend non seulement quelques blues, avec autant de grâce que de
gouaille, Ellington, Monk, Strayhorn, Ray Charles, etc., mais encore le grand
livre de la chanson populaire américaine (Irving Berlin, George Gershwin, Cole
Porter, Johnny Mercer, Rodgers & Hart…) que justement Norman Granz l’a
incité à explorer dans le courant des années cinquante. Elle est en ce début
des années soixante et restera jusqu’à son décès en 1996, une icône du jazz, un
absolu du chant, l’équivalent de Maria Callas dans l’art lyrique classique.
Il ne
sert à rien d’isoler un thème dans cet ensemble d’un niveau exceptionnel. Il
suffit simplement de se rendre compte qu’un inédit d’Ella Fitzgerald, trouvé
dans la poussière du temps, doit être un événement artistique majeur de la
planète, comme le serait la découverte d'inédits de Maria Callas, ou la
découverte d’un tableau de Van Gogh dans un grenier.
Ce serait
alors un événement médiatique, un best-seller… Avec notre imagination, on peut
le souhaiter à la maison Frémeaux, elle le mérite pour ce travail exceptionnel
autour de la mémoire du jazz.
Good News, One Life, Peri's Scope, I'll Wait and Pray, A New
Day, KD JR. (In Memory of Kenny Drew, Jr.),The Power of Two, The Duke, Circle Into Your Grace, Whistling Spirits
Steve Slagle (as, fl), Bill O’Connell (p)
Enregistré le 12 septembre 2014, Paramus (New
Jersey)
Durée: 53’ 23”
Panorama Records 005 (www.steveslagle.com)
Cet album a vu le jour à partir de l’idée d’un hommage de Steve
Slagle à son ami Kenny Drew, Jr., pianiste de grand talent, prématurément
décédé, à 56 ans, en 2014. Steve et Kenny ont partagé plusieurs aventures
musicales ensemble, dont celle du Mingus Big Band, et Kenny avait participé à
des enregistrements de Steve (Reincarnation,
1994, chez SteepleChase). C’est l’occasion également pour Steve de retrouver un
autre vieux compagnon de route, Bill O’Connell, et de permettre aux amateurs
d’écouter cette musique de la nuance, de la profondeur, intime mais également
puissante et émouvante comme l’évoque le titre.
Dans le jazz, la musique en duo laisse beaucoup de place à
l’expression de chacun et permet un dynamisme et une grande spontanéité par le
dialogue et bien sûr par la légèreté de la formule. Sur un répertoire
majoritairement de Steve Slagle, avec deux compositions de Bill, un standard du
jazz et deux compositions de Miles Davis et Dave Brubeck, Steve et Bill se
répondent avec complicité, vérité, et c’est tout l’intérêt de la
rencontre.Du beau jazz, où l’émotion est omniprésente, joué par deux
excellents musiciens. Steve Slagle alterne la flûte
et l’alto – cela enrichit la palette du duo d’autant que Steve Slagle y excelle
–, et donne la pleine mesure de ses qualités expressives qu’on apprécie depuis
tant d’années (belle sonorité). Bill O’Connell est à l’écoute, soutient ou
intervient avec un sens mélodique confirmé, un toucher très fin dans la grande
tradition du beau piano jazz si riche et élaborée. Un plaisir de disque de jazz
(avec tous les accents swing et blues) pour nous rappeler le regretté Kenny
Drew, Jr., qui partageait avec ces deux musiciens le sens de la musicalité. Des
musiciens au service de la musique et du jazz: excellent!
Afternoon in Paris, Garden at Life Time, B♭ Where It’s At, Minoru,
Yesterdays*, Day Dream, Sunset and the Mockingbird, Three Little Words
Lew
Tabackin (ts, fl), Boris Kozlov (b), Mark Taylor (dm)
Enregistré
les 20 mars* et 20 avril 2015, New York
Durée
: 1h’
Autoproduit
(www.lewtabackin.com)
S’il
enregistre peu, joue à Paris une fois par an, à peu près jamais en régions ni
dans les festivals de jazz, Lew Tabackin est pourtant bien présent. Il revient
avec un excellent album, autoproduit et enregistré dans les conditions du live au
Drum Shop de Steve Maxwell (le 20/04/15), à New York, avec le photographe/ingénieur
du son Jimmy Katz à la coproduction (un titre, «Yesterdays» ayant
été enregistré un mois plus tôt à son domicile).
Pour
ce trio sans pianiste, le format qu’il préfère, le ténor s’est entouré de ses
fidèles compagnons de route, Boris Kozlov et Mark Taylor, présents aussi sur Tanuki's Night Out (2002) et Live in Paris (2008). Il joue depuis une
dizaine d’années avec le bassiste et plus de trente ans avec le batteur. C’est
donc ici l’album d’un vrai groupe de jazz, avec une complicité musicale très
solide.
Les
standards choisis par Tabackin et ses compositions personnelles ont une
histoire et racontent une histoire: «Afternoon in Paris»
est un titre de John Lewis avec qui il jouait régulièrement, et enregistra
l’album Duo en 1981. C’est aussi une
composition qu’il interprète souvent, en tournée, et c’est l’hommage à Paris
après les deux attentats, ville avec laquelle il a noué de fortes attaches, et
dont il ne manque jamais de saluer en concert l’importance historique dans
l’histoire du jazz. Pour
sa «trilogie» japonaise, «Garden at Life Time» évoque
la fois où le patron du club de jazz Garden Cafe Lifetime, à Shizuoka, avait demandé au musicien
d’accompagner à la flûte le spectacle «Hagoromo»,
une des plus célèbres pièces de théâtre Nô ; «B♭ Where It’s At» est un hommage
au club de jazz B Flat, à Tokyo, où il joue depuis des
années;«Minoru» salue la mémoire de Minoru Ishimari, réparateur
de saxophones qui «sauva la vie» du musicien à de nombreuses
reprises lors de ses tournées au Japon.
Cette
sélection de titres et ce va-et-vient entre le ténor et la flûte ressemblent
bien à un des puissants sets de Tabackin qu’on peut entendre en club. Comme il
nous le racontait dans son interview (dans ce numéro 675), son approche des
deux instruments change du tout au tout. Et c’est bien deux voix qu’on entend, deux
personnalités distinctes: un ténor qui rugit, au gros son qui envahit la
salle, nourri de Coleman Hawkins, Ben Webster, Sonny Rollins, Zoot Sims (son
«grand frère»), avec ses improvisations intenses, brûlantes, et un
flûtiste, au son très personnel, qui apporte d’autres textures, d’autres
couleurs, dans un mélange de jazz et de tradition orientale, japonisante, classique.
Si le jeu du musicien est élégant, intègre et sans concession, il a d’autant
plus de charisme et de présence qu’il joue en totale confiance, soutenu par
deux excellents musiciens, très swing, toujours mis en valeur par le leader.Si les interprétations au ténor suffisent à elles seules à faire de cet
album une réussite, celles jouées à la flûte poussent le niveau d’un
cran supérieur: «Garden at Life Time» est plein de cette
tension dramatique qu’on peut imaginer sur la scène d’une pièce Nô, et son superbe
«dérangement» de «Sunset and the
Mockingbird», s’il est, dit-il, sa façon de taquiner les puristes de Duke
Ellington en incorporant autant de Charlie Parker que possible, il est surtout
l’affirmation profonde d’un musicien complet, inspirant, bouleversant et la
preuve que le jazz est un art bien vivant.
Chuck Israels Jazz Orchestra
Joyfull Noise: The Music of Horace Silver
Sister Sadie, Moonrays, Creepin’ in, Doodlin’, Cool Eyes,
Opus de Funk, Strollin’, Cookin’ at the Continental, Peace, Home Cookin’, Room
608
Chuck Israels (b, dir), Charlie Porter (tp), John Moak (tb),
Robert Crowell (as, bar, fl), John Nastos (as), David Evans (ts), Dan Gaynor
(p), Christopher Brown (dm)
Enregistré les 1-2 septembre 2014, Portland (Oregon)
Durée: 1h 09’ 37”
Qoulsatch Music 7827724472 (www.soulpatchmusicproductions.com)
Pour ceux qui se souviennent du beau parcours de Chuck
Israels depuis les années cinquante entre Eric Dolphy, George Russell, Cecil
Taylor et Bill Evans durant les années soixante avec qui il enregistra beaucoup
de disques remarquables, cet hommage à Horace Silver pourrait paraître curieux.
Pourtant, à y regarder de plus près, il n’étonne pas. Chuck Israels avait parlé
de jazz dans une interview accordée à Jazz
Hot (n°654), en 2010, et raconté comment il était né dans une époque
extraordinaire, peuplée de musiciens d’une intensité remarquable, et il raconte
dans le texte de livret comment lui et ses copains, dans cette époque, se
précipitaient pour acheter les premiers le dernier disque d’Horace Silver,
toujours entouré de la génération dorée de hard boppers, Art Blakey, Curley
Russell, Lou Donaldson, Clifford Brown, etc. Sa discographie, surtout en sideman, a aussi montré qu’il a
enregistré avec Coleman Hawkins,Stan
Getz, Barry Harris, Herb Ellis, et il a joué avec tant de musiciens de jazz
extraordinaires… Il raconte sa première rencontre avec Horace Silver, comme
auditeur d’un enregistrement de studio à la fin des années cinquante, et sa
profonde admiration pour le grand compositeur, dont il reprend ici un
florilège, et pour l’homme, une nature ouverte, joyeuse et généreuse, d’où le
titre de cet album, Joyful Noise. Et
on ne peut qu’acquiescer, car si un musicien a autant donné à la fois par son
rôle de transmission au sein de ses splendides orchestres, et par son talent de
magnifique compositeur et arrangeur, c’est bien le grand Horace Silver (cf. Jazz Hot n°528, 1996, avec une
discographie) disparu en 2014. Sa musique très personnelle, swingante («Room
608»), joyeuse («Doodlin’», «Sister Sadie») et parfois si émouvante («Peace»),
a tellement été reprise que cet hommage à l’un des très grands compositeurs du
jazz est évident pour tout amateur de jazz, et Chuck Israels en reste un,
au-delà de sa grande carrière.
Le bassiste natif de New York, installé à Portland dans
l’Oregon, a fait appel à des musiciens de la scène locale, soit qu’ils y soient
nés comme Robert Crowell (McMinnville, à côté de
Portland), John Nastos, Christopher Brown, Dan Gaynor (Portland) ou
installés comme John Moak (Oklahoma),Charlie Porter (New York), David Evans (Alabama). Les arrangements sont
très respectueux de l’original (Gaynor respecte lui-même le jeu de piano de
Silver dans son phrasé), et le disque est excellent avec ce qu’il faut de
dynamique pour cette musique, et des instrumentistes de qualité. John Moak est
un beau trombone qui donne ici d’excellents chorus; Charlie Porter, qui a suivi
les enseignements de la Juilliard (jazz et musique classique) est un trompette
percutant, et chacun des saxophonistes apporte sa couleur. Mais cette musique,
conçue comme une sauce de grand chef étoilé, vaut par la couleur des
arrangements.
Chuck Israels remarque un des attributs essentiels du jazz
dans les années cinquante, l’intensité des musiciens d’alors. Il est certain
que c’est aujourd’hui difficile de la retrouver dans une revisite, mais on
passe plus d’une heure de plaisir à l’écoute de ces belles musiques fort bien réinterprétées,
avec exigence, et nul doute que Chuck Israels s’est fait et nous a fait un
grand plaisir avec cette relecture de grande qualité.
Dark Blue, Interlude V-2,
Latina Bonita, Interlude V-6, My Scenery, Interlude V-9, Five Days in May,
Vonski, Interlude, Inner Orchestrations, Percussion Song Two, Chico, Interlude
V-5, What's in Between, Essence of Silence, Interlude V-4, A Distinction
Without a Difference, Interlude V-10, Angel Eyes, Percussion Song One, Marko*,
Chico & George Introductions
George Freeman (g, voices*),
Chico Freeman (ss, ts), Kirk Brown (p, clav), Harrison Bankhead (b, voc), Hamid
Drake (dm), Reto Weber (hang, perc), Mike Allemana (g), Joe jenkins (dm),
Joannie Pallatto (voices)*
Enregistré de septembre 2014 à
janvier 2015, Chicago
Durée: 1h 18’ 55”
Southport 0143
(southport@chicagosound.com)
Un album de famille sans nul
doute, et plus encore si on étend cette notion de famille à la ville qui a vu
naître l’oncle et le neveu, George et Chico, car on retrouve dans cette
production exceptionnelle, l’ensemble des composantes musicales qui font de
Chicago l’équivalant, au bord des Grands Lacs du nord des Etats-Unis, du Gumbo
néo-orléanais au sud, au bord du Mississippi. Ici, à Chicago, les influences,
musicales et plus largement humaines, culturelles, viennent de loin: de New
Orleans justement et de toute cette vallée fertile du grand fleuve (le Delta)
que les hommes ont remonté peu à peu pour vivre, apportant leur joie de vivre,
leurs peines, leurs traditions, leur culture. Chicago, la Cité du vent, est
aussi celle du blues, mais encore celle des grands orchestres, d’une tradition
du jazz qui remonte aux débuts du jazz, quand King Oliver, Freddie Keppard,
Earl Fatha Hines et Louis Armstrong en étaient déjà les rois, et peu après de
Benny Goodman. La descendance est riche. Chicago est enfin, sur le plan
musical, la ville qui compte une centaine de chorales religieuses, avec un
nombre d’obédiences sans égal aux Etats-Unis. Le fait religieux y est fort,
quelle que soit la religion; l’Islam, en particulier, y a son plus fort développement.
La dureté de la vie, du
travail, y a aussi créé une tradition de révolte, de force, qui a fait de ce pôle,
l’un des plus remuants politiquement, culturellement, religieusement des
Etats-Unis, et des plus radical en matière de combats pour les droits civiques.
C’est un représentant de l’’Illinois, Barack Obama, qui est le premier Président
des Etats-Unis d’origine africaine et américaine.
La vie culturelle est protéiforme,
et toujours particulière, avec une importante marginalité acceptée, et dans le
jazz-blues, très tôt dans l’après-guerre, des musiciens ont privilégié leur
ville plutôt que New York, encore à l’instar de ce qui s’est passé pour New
Orleans, un signe d’une forte identité culturelle au sens large de la mégapole
du nord. Chicago est toujours restée une étape importante de la reconnaissance
artistique aux Etats-Unis, en particulier sur le plan musical.
C’est dans ce contexte qu’ont vécu
les Freeman, et la famille Freeman, dans son ensemble peut être choisie comme
exemplaire de cette ville (George Freeman vient de faire la couverture du Chicago
Tribune). Le grand-père, George, policier de son état, joue du piano et
chante dans le registre de Bing Crosby; la grand-mère joue de la guitare et
chante parfaitement. A la maison, on héberge Louis Armstrong, l’ami de la
famille, lors de son arrivée puis de ses passages; on reçoit Earl Hines, Fats
Waller et Art Tatum… George amène le premier disque de Charlie Parker à la
maison. Les enfants vont évidemment en retirer le goût de la musique. Bruzz
devient batteur, Von saxophoniste et George Jr., ici présent, guitariste. Plus
tard, la troisième génération donne Chico Freman, le fils de Von, et on ne
connaît pas le reste de la famille, bien qu’on sache par ce disque que Mark
Freeman, le frère de Chico, n’est pas étranger au jazz. Cela rappelle encore
cette tradition familiale néo-orléanaise, et cet enregistrement Fathers
& Sons réunissant Ellis et Wynton Marsalis, Von et Chico Freeman. Comme
Ellis, Von et George sont restés dans leur ville de naissance, jouant le rôle
de passeur, de conservateur de la mémoire, mais également d’innovateur, de
professeur pour la nouvelle génération. Ils ont accueilli Charlie Parker que
toute la fratrie (Bruzz, Von et George) a accompagné, comme la plupart des
grands musiciens de passage, Lester Young, Coleman Hawkins, Coltrane, sans
aucun distingo générationnel. Chico, dans l’interview du Jazz Hot n°675
nous raconte sa détermination à jouer avec Elvin Jones, McCoy Tyner.
Leur manière d’aborder le jazz
n’est pas celle de New York ou de New Orleans. C’est un condensé de cette ville
où les racines les plus profondes (le blues, l’Afrique) jouxtent la modernité
la plus radicalement décalée (de Sun Ra à toutes les composantes de l’AACM créée
en 1965). On retrouve chez Von et George, et par ailleurs Fred Anderson (même génération)
qui n’ont jamais fait partie de l’AACM par choix, les caractères d’une musique
de recherche qui va devenir à l’AACM (à laquelle adhère Chico) un élément d’un
discours, parfois même d’un système pour certains. Ils sont dans l’esprit nécessairement
free de ce temps des Droits civils et de cette ville rebelle, sans adopter
l’esprit de système dont Chico est lui-même distant. Leur musique vient
toujours des racines, le blues y est une donnée essentielle, ce qui n’empêche
pas la liberté individuelle et la recherche de ce qui différencie, de ce qui
fait que chacun est unique.
Ce disque, construit comme une
rencontre familiale sur un trimestre (les photos dans la cuisine le disent
aussi), est ainsi une sorte de réunion de tout ce qui fait le caléidoscope
chicagoan, le beau son, les racines blues, africaines, la novation, le jeu, la
recherche, la famille au sens large, et la présence d’Harrison Bankhead (qui
nous gratifie d’un interlude à la Slam Stewart, basse et voix à l’unisson),
d’Hamid Drake, de Reto Weber indique encore que la famille chicagoane à
l’esprit large, et est toujours capable de se réunir, de proposer une synthèse
musicale, sans esprit de chapelle et avec ce grain d’originalité qui la rend si
précieuse (George est une rareté du jazz).
Le répertoire est composé
d’originaux de George (4), Chico (7), d’un standard («Angel Eyes») et
d’interludes (9) où la tension alterne avec la gravité, la sérénité ou la bonne
humeur, avec un thème ludique sans doute dédié à Mark Freeman, le frère («Marko»)
avec les voix de George et de la productrice en toute familiarité.
Une synthèse aussi de professionnalisme
et de vie quotidienne qui évoque encore le pôle sud du jazz, New Orleans.
Au-delà de la musique, cet
album, dédié par George à toute sa famille, et par Chico à Von et Ruby (sa mère),
est essentiel pour la leçon de sociologie musicale, ce qui ne nous étonnera pas
de ce personnage étonnant qu’est Chico Freeman qui cache derrière son art de
musicien, une joie de vivre et un rire éclatant, les attributs d’un excellent
professeur. Ses interventions lors de l’anniversaire de Jazz Hot, en
mars 2015, comme en de nombreuses autres occasions depuis 40 ans, témoignent
toujours d’un esprit aiguisé et particulièrement brillant, en matière de jazz
en particulier. Bon sang ne saurait mentir!
Jumeaux, Mister Jazz*, No
Blues°, Limelight, Old Trip, Argot, D’une étincelle, Atmosphère, Chuiquita
José Fallot (b), Pierre
Olivier Govin (s), Franck Avitabile (p)°,
Renaud Palisseaux (p), Mike Stern (g)*, Etienne Brachet, (dm), Carole Sergent
(voc)
Enregistré dans l’été 2014, Vannes (56)
Durée: 47’08’’
Sergent Major Company 130
(EMI/The Orchard)
José
Fallot est un stakhanoviste de la musique. Né en 1955, il baigne très tôt dans
l’univers musical : son grand-père
maternel pratiquait le cornet à pistons, ses parents jouaient du piano. Au
début des années soixante-dix, attiré par les sonorités du British Blues il opte pour la six-cordes. Sa première formation
joue le répertoire des Stones et des Beatles, avec ungoût affirmé pour le jeu de Paul McCartney.
Il commence à s’intéresser au jazz, suit des cours avecYvon Gardette
(org) et Pierre Urban (g).C’est avec ce dernier qu’il commence à
«tourner». En 1987, il fait ses premiers clubs parisiens, passe à
la basse cinq puis six cordes, frettée ou non. Les tournées et festivals
s'enchaînent, notamment en compagnie de la chanteuse Carole Sergent, avec qui
il enregistre trois albums. Dans la
foulée,il produit des spectacles dont
un Tribute to Duke Ellington, avant
de devenir le bassiste du cirque Gruss. Il rajoute une nouvelle corde à son arc
en devenant programmateur (les Lundis Jazz et au Théâtre Montansier à
Versailles). Avec une telle expérience il se lanceenfin comme musicien leader et enregistre en
2009, Another Romantic. Le bassiste revient à la production
discographique avecun deuxième volume à
son opus de 2009. Entouré de ses fidèles musiciens de tournée, Pierre Olivier Govin
(s), Renaud Palisseaux (p) et Etienne Brachet, (dm),il s’adjoint aussi les services de Carole
Sergent (voc), Franck Avitabile (p) et Mike Stern (g). Le guitariste américain
apporte sa touche particulièrement flottante sur «Mister Jazz», dans
la foulée de la prestation de Pierre Olivier Govin, omniprésent. La chanteuse
se fait entendre de façon très subtile sur trois titres dont le très doux
«D’une étincelle». Quand au pianiste invité, il excelle dans l’art
de raconter une histoire («No Blues»).Le maître de Another Romantic vol.2 reste tout de mêmele bassiste qui charpente bien son projet par
une présence forte et mélodique de tous les instants. Renaud Palisseaux (p)
maintient un haut degré de prestation («Old Trip).L’entente avec son batteur reste de très bonne facture tout au long des neuf
plages qui constituent un bel album, dans une veine très traditionnelle aux
légers accents «fusion».
8
titres: voir livret
Heinrich Von
Kalnein (ts-afl),Michael Abene (p)
Enregistré
les 12 et 13 décembre 2014, Udine (Italie)
Durée:
57’ 30’’
Natango Music 613-2 (www.natangomusic.com)
Le
saxophoniste-flûtiste Heinrich Von Kalnein a poursuivi une carrière pas tout à
fait jazz, mais il a travaillé avecle Vienna
Art Orchestra de 1996 à 2004, Le Jazz Big Band Graz et quelques pointures.Le
pianiste américain Michael Abene, né en 1942, est surtout compositeur et
arrangeur, ayant été le Chefdirigent du WDR Big Band of Cologne. Il a fourni
des arrangements à une foule de grosses pointures du jazz.
Les voici
réunis en duo. Ils se sont rencontrés il y a une quinzaine d’années et ont
pensé qu’ils feraient un duo dans les vingt années à venir. Voilà, c’est
fait! Que dire? Les deux musiciens s’entendent bien, ont
manifestement du plaisir à partager leur musique, ils sont parfaits du point de
vue technique, mais de l’uniformité naquit l’ennui. Tous les morceaux ou
presque sont pris sur tempo moyen avec le même déroulement. Le saxophoniste
possède un son ample et chaud, il reste dans le médium et le grave, joue sans
fioritures, sans frime, mais hélas sans flamme, sans passion: c’est très
plan-plan. A la flûte il est d’essence classique. Seuls deux morceaux sortent
du lot: ««Sippin’ at Duke’s» avec un parfum Duke
Ellington, et «The Wind Cries Mary» d’influence blues et le
pianiste qui décolle un peu.
Dîner
flottant, Danse avec le vent, Fly On, Magic Mirror, The River of No Return,
Rainbow Shell, Tomettes et plafond haut, Paying My Dues to the Blues, Three
Rivers and a Hill to Cross, Ending Melody, Le Songe du papillon
Perrine
Mansuy (p), Jean-Luc Difraya (perc, voc), Rémi Décrouy (g), Eric Longworth
(cello), Mathis Haug (voc)
Enregistré en 2015, Solignac (87)
Durée:
48’ 06’’
Laborie Jazz
28 (Socadisc)
Revoici
Perrine Mansuy pour son onzième disque avec un nouveau groupe plutôt original
et de très bionne facture. On retrouve les qualités de la pianiste, un son de
cristal où pointe la sonorité de Keith Jarrett, un phrasé limpide et aéré, la
richesse harmonique, et par dessus tout l’amour de la mélodie. La nouveauté
vient surtout de l’emploi du violoncelle, souvent à l’archet d’inspiration
baroque-romantique, ou pizzicato façon Oscar Pettiford, très sage ici, mais
essentiel. Dès le premier morceau «Dîner flottant» on entre dans le
nouveau son de groupe, avec toujours une belle mélodie au piano sur contrechant de
violoncelle, puis guitare et batterie occupent l’espace.
Des
interventions vocales avec Mathis Haug sur «Fly on» plein de
charme, et Perrine dans les chœurs, le classique «The River of No Return»
pris rubato lent par le chanteur très crooner à la belle voix grave, accompagné
avec délicatesse par le piano; et encore «Paying My Dues To The
Blues» version personnelle du blues de la part de Perrine, où le chanteur
dévoile toutes ses possibilités vocales, un beau solo de piano puis la guitare
entre en jeu, ils finissent tous en chœur avec claquements de mains et quelques
vocalises de Difraya. Ils ont très bien payé leur dette au blues.
«Rainbow
Shell» beau duo piano violoncelle à l’archet puis percussions et guitare,
un texte dit, tenues de guitare, le tout dans une riche et belle
harmonisation: morceau très prenant. L’art du trio n’est pas oublié avec
«Ending Melody» où l’entente et le partage piano, violoncelle et
batterie est parfait. Le disque se termine sur un duo piano violoncelle de
toute beauté.Un disque plein de charme, réjouissant, qui brise un peu les frontières
avec une fraîcheur roborative.
Donnerwetter,
Fragile, Sunday Pony Blues, Waves, Flugmodus, Hello, Cocaine, When You Breathe,
The Owl, Flying Leaves, Nicha’s Blues
Nicole
Johänntgen (as, ss), Marc Méan (p), Thomas Lähns (b), Bodek Janke (dm), Nehad El
Sayed (oud), Amro Mostafa (duff, riq), Robertson Head (voc, g)
Enregistré en
2015, Allemagne
Durée:
1h 03’ 34’’
Household Ink
Records 149 (www.nicolejohaenntgen.com)
Pour son nouvel
album, la jeune saxophoniste allemande (voir notre interview dans ce n°675) frappe
fort et joue dans la cour des grands. Son mentor, Dave Liebman, ne tarit pas
d’éloge sur son exceptionnelle énergie ajoutant qu’elle joue comme si sa vie en
dépendait. Egalement compositrice elle est l’auteur de tous les morceaux de ce
CD sauf «Sunday Pony Blues».
Le pianiste,
né en Suisse en 1985 n’est pas un inconnu chez nous, ayant participé au
Concours de la Défense en 1997 avec le groupe No Square; il fut à la tête
d’un très bon trio à partir de 2009. Le bassiste, né en Suisse en 1981, a joué
avec Dave Liebman, Greg Osby, Wolfgang Puschnig, Glenn Ferris. On le voit assez
souvent en France. Le batteur percussionniste est né en 1979 en Pologne dans
une famille de musiciens, il commença par le piano à l’âge de 3 ans, étudia la
percussion au conservatoire de Karlsruhe, et obtint un master au City College
de New York. Lui aussi a joué avec Dave Liebman, et beaucoup d’autres à travers
le monde, dont Olivier Ker Ourio (hca) en France. Voilà donc un quartet
européen avec des musiciens de la même génération, pour le meilleur.
Dans son jeu de
saxophone Nicole Johänntgen est à la croisée de Charlie Parker, John Coltrane
et Jan Garbarek, pour la situer, non pour la comparer. A l’alto elle a un jeu
de ténor avec un gros son. Une maîtrise technique absolue, arrivant même à
jouer à l’alto la mélodie dans le suraigu comme sur «When You
Breathe». Au soprano c’est un son ample et généreux également, avec une
souplesse de phrasé remarquable. Le thème qui ouvre le disque «Donnerwetter»
(un orage avec des éclairs, en allemand) est très coltrannien avec le pianiste
endossant les habits de McCoy Tyner, d’ailleurs le thème aussi est
d’inspiration Coltrane, par contre le jeu du bassiste est très personnel. Et
puis une musicienne qui joue le blues comme ça, il faut la promouvoir. Elle est
fabuleuse en duo avec le contrebassiste sur «Nicha’s Blues», à la
fois dans la tradition et sa conception du genre, et un autre blues qui
décoiffe «Sunday Pony Blues» du guitariste invité Robertson Head,
inspiré de Charley Patton et J.J.Cale, arrangé par la saxophoniste: en
plein dans la tradition blues, mâtinée rock, déviée jazz, et mené tambour
battant par le guitariste chanteur; et la saxophoniste ne laisse pas sa
place. Robertson Head est né en Ecosse en 1956 (le vieux de la
bande!); il a fait partie de Thin Lizzy et Motörhead.
On trouve une
série de morceaux très aérés, dans lesquels la musique respire, prend son
temps, laisse passer le lyrisme des mélodies comme sur «Cocaine»,«When You
Breathe», «Flying Leaves»,«The
Owl» avec pour ce dernier un épatant solo de piano les deux mains en contrepoint.
A noter un
morceau particulier, un peu en dehors du jazz, avec en invité Nehad El Sayed,
au oud dont il apprit à jouer au Caire; il a obtenu un master de
composition et jazz à Berne. Il a beaucoup joué dans tout le Moyen Orient et en
Afrique du Nord, il fut l’invité de l’institut arabe à Paris. Ici, dans
««Flugmodus» il intervient magnifiquement, assez à la façon
d’Anouar Brahem; là encore la saxophoniste et la rythmique assistée par
Amro Mostafa au Duff et au Riq (des tambourins), font merveille; et ça
chauffe d’enfer.On l’aura compris, ce quartet devrait faire parler de lui, pour le
meilleurdu jazz.
Better Git
Hit in Your Soul, Wednesday Night Prayer Meeting, Cuernavaca, Devil Woman,
Eclipse, Strange Man, O.P., Ecclusiastics, For Lester, Goodbye Porkpie Hat
Jacques Vidal
(b), Isabelle Carpentier (voc), Pierrick Pedron (as), Daniel Zimmermann (tb), Xavier
Desandre-Navarre (dm, voc), Nathalie Jeanlys (ss), Stéphanie Bowring (voc alto),
Allen Hoist (voc ténor), Thierry François (voc basse)
Enregistréles 2, 3, 6 et 9 mai 2014, Paris
Durée: 45’
34’’
Soupir
Editions 227 (Abeille Musique)
On connaît
l’amour et les affinités du contrebassiste Jacques Vidal pour la musique de
Mingus. On peut dire qu’il lui rend ici un bel et grand hommage avec six thèmes
de contrebassiste sur les neuf, les trois autres étant du leader. «Better
Git Hit…» joué façon blues/gospel nous met tout de suite dans l’ambiance.
Un autre morceau «Devil Woman» est pris avec bonheur lui aussi
blues-gospel avecle chœur des quatre
chanteurs. Le contrebassiste possède un gros son bien rond, et des attaques
nettes et tranchantes: un régal. Le tromboniste est de la race des
trombonistes d’Ellington avec quelque chose de Gary Valente, c’est dire!
L’altiste et le batteur sont au-dessus de tout soupçon. «Eclipse»
chanté par Isabelle Carpentier sur contrechant de trombone mélange les couleurs
Mingus/Ellington. «Strange Man» de Vidal, introduit par lui-même à
l’archet, mélange aussi les atmosphères Mingus/Ellington avec un solo d’alto
qui semble faire en passant un petit clin d’œil à Johnny Hodges.
«Ecclusiastics» sur un arrangement qui mélange Carla Bley et Mingus est
un chef d’œuvre avec l’échange trombone-altosur rythmique basse/batterie
pour terminer sur le chœur scat dans un chasede grand cru, le tout là encore dans une ambiance gospel. Le disque se termine
par un hommage à Lester Young sur «For Lester» de Vidal avec une
intro basse archet de facture classique très expressive, une voix féminine dit
en français sur contrechant à l’archet un texte profond sur Lester
«Lester est mort et Mingus joue son dernier chorus…» qui s’enchaîne
avec un «Goodbye Porkpie Hat» (le chapeau de Lester) plein de
nostalgie, et un magnifique solo de l’altiste qui se termine avec le chœur très
Double-Six.
Voilà comment
il faut interpréter la musique des anciens et le blues quand on veut les faire
revivre, et être soi-même.
Imaginant Miró, El Segador, Nocturn, Polaritats, Noia, Jacints i
Futbol, Van Gogh, Improvisació Serial, Dança Tribal, Caricies Sinusoidals, Espirals
Cósmiques
Ignasi Terraza (p, comp, arr), Horacio Fumero (b), Esteve Pi (dm)
Enregistré les 27 et 28 février 2014, El Vendrell (Espagne)
Durée: 46’ 59’’
Swit Records 17 (www.switrecords.com)
A l’occasion de l’exposition Joan
Miróà Washington (DC) en 2012, Ignasi
Terraza reçut la commande d’une composition évoquant l’œuvre du peintre
catalan. Etant aveugle depuis l’âge de 9 ans, avec l’assistance Carlota Polo, qui lui décrivit l’exposition,
il en transposa l’imaginaire dans sa musique. Il proposa sesTableaux d’une exposition
Miro en une poésie amoureuse imaginée par Ellington. Cet album, Imaginant Miró, présente un contenu musical très abouti de cette Suite de huit pièces avec introduction,
«Imaginant Mirò», transition, «Van Gogh», et
conclusion, «Duke’s Visit».Le livret fournit les explications qui, selon
le compositeur et le critique d’art, fondent sa création. La progression des
pièces comme l’agencement formel des mouvements en deux parties obéissent à un
souci de mise en cohérence à la fois esthétique et chronologique.Son langage à mutilpes sens fait référence à l’univers
poétique du peintre qui, depuis son arrivée à Paris au début des années 1920,
s’était rallié au Surréalismetriomphant dans les cercles intellectuels de la capitale française; il
invoquait le registre de l’imaginaire comme fondement de sa création.
Les cinq premières pièces obéissent rythmiquement aux exigences du
swing stricto sensu et harmoniquement
au jazz d’avant la mutation modale coltranienne; toutes ces pièces
traitent de tableaux réalisés avant 1940. Les cinq dernières, toujours très
ellingtoniennes, sont plus libres et commentent des tableaux réalisés
ultérieurement ou de facture plus abstraite que surréaliste. «Duke’s visit», une
mélodie pleine de Duke, est le terme de la visite solitaire, aussi nostalgique
que déférente, du Maestro au Maître de l’exposition. Elle prit souvent des
allures de voyages dans le temps. Réflexion musicale inspirée, ce chant superbe
joué presque adlibitum en piano solo est le retour méditatif du poète qui clôt sa
ballade.
La musique de Imaginant Miróest très belle. C’est même de la grande musique en ce qu’elle comporte
d’assimilation des héritages musicaux dont elle se réclame avec justesse. C’est
du jazz, du très beau jazz avec tous les ingrédients qu’on est en droit
d’attendre d’un compositeur et d’un musicien qui s’en réclame: swing,
feeling… et connaissance de la grande littérature de la musique
afro-américaine. Tous les musiciens sont à la hauteur de la tâche. Esteve Pi
(dm), que nous avons entendu très bon dans d’autres contextes, révèle ici des
qualités qu’on ne soupçonnait pas: énorme écoute et belle sensibilité au
service d’un art consommé des nuances. Le bassiste Horacio Fumero est la
découverte de l’album. Lui aussi contribue grandement à la réussite de cet
album. Quant à Ignasi Terraza… il est tout simplement exceptionnel. C’est un
vrai musicien, qui possède un art consommé de la composition. Cet artiste ne se
contente pas d’écrire la musique; il lui donne vie en l’interprétant avec
tout le talent que nous lui connaissions déjà pour celle des autres. Le
pianiste possède la technique et la musicalité des grands concertistes:
mise en place, clarté du toucher, respiration dans l’articulation du discours.
Après avoir enregistré Imaginant
Miró, au mois d’août 2014 à Jazz in Marciac, Ignasi Terraza avait
tenté de faire partager au public de l’Astrada,
son expérience de l’écoute de la musique dans le noir absolu. Jazz in the Dark avait bouleversé de
nombreux spectateurs qui en étaient ressortis bouleversés. Je ne doute pas que
la beauté de ces Tableaux d’une
exposition de Miro, qui invitent au voyage en poésie surréaliste, ne vous
émeuve tout autant.
When It's Sleepy Time Down South, Indiana, A Kiss to Build a Dream
on, My Bucket's Got a Hole in It, Tiger Rag, Now You Has Jazz, High Society
Calypso, When I Grow too Old to Dream, Tin Roof Blues, Yellow Dog Blues, When the
Saints, Struttin' With Some Barbecue, Nobody Knows the Trouble I've Seen,
Blueberry Hill, The Faithful Hussar, Saint Louis Blues, After You've Gone, Mack
the Knife
Louis Armstrong (tp, voc), Trummy Young (tb), Joe Darensbourg
(cl), Billy Kyle (p), Bill Cronk (b), Danny Barcelona (dm)
Enregistré le 24 avril 1962, Paris
Durée: 1h 16’ 02’’
Frémeaux et Associés 5612 (Socadisc)
Ces plages ne sont pas inédites: en 1999, Europe 1 avait
donné une première édition (RTE 1001); et en 2002, Laserlight (17438)
avait proposé en Allemagne une réédition de cet enregistrement public. Elles n’en
sont pas moins importantes à plus d’un titre. Dans sa récente chronique
consacrée à Count Basie, Live in Paris.
1957-1962, Michel Laplace déplorait, fort justement, «l’abandon des
rééditions, après l’âge d’or des années 1990, outils indispensables à la "mémoire”».
En effet, ces faces sont le témoignage de la résistance du jazz à la tendance
uniformisatrice que les phénomènes de mode tentaient de lui imposer. Depuis la
fin de la guerre, au nom d’une modernité mal comprise et d’un dogme du progrès
pervers plus encore, cette musique subissait les effets de la tentative
hégémonique de la part d’une coterie au bénéfice d’un courant nouveau, le bebop
qui, pour être de qualité, n’en était pas moins aussi excessif qu’injustifié.
Ce concert enregistré établit que, résistant à cette dictature culturelle
ambiante, le public n’en continuait pas moins à recevoir cet art nouveau dans
toutes ses composantes et, notamment de la part d’un des ses créateurs, Louis
Armstrong.
Depuis la fin des années 1940, Satchmo tournait en Amérique et
dans le monde avec une petite formation, Louis
Armstrong and His All Stars, qui proposait au public une anthologie de la
musique qui avait fait sa renommée mais aussi et surtout un échantillon du jazz
dont il était le créateur vivant. Au cours de cette période, les membres de
cette formation ont changé; il y eut Earl Hines, Barney Bigard, Jack
Teagarden, Cozy Cole, Arvell Shaw… Mais hormis le contrebassiste souvent
différent, depuis le milieu des années 1950, Trummy Young et Billy Kyle, ici
présents, furent des cadres permanents de l’orchestre; Joe Darensbourg et
Dany Barcelona arrivés en 1960 renforcèrent la stabilité du groupe. Le spectacle
était bien rôdé et le répertoire parfaitement maîtrisé. Sans être innovant, le
concert fut de belle facture, explorant pour une large part le style
Nouvelle-Orléans dont Louie était
l’emblématique représentant parmi les créateurs. Car les musiciens étaient au
diapason de leur leader, si tous n’avaient pas la renommée et le lustre de
leurs illustrissimes devanciers. La musique est belle. Elle se suffit à
elle-même. Le trompettiste de 61 ans, parvenu à une sorte de perfection
classique, joua «à sa main», sans jamais en rajouter. Le chanteur
avait conservé sa verve populaire authentique. C’est beau de simplicité. Dans
ces conditions, point n’est besoin de longs commentaires pour découvrir et
apprécier le jazz hot et le swing dont Louis Armstrong and His All Stars donnaient en ce 24 avril 1962 de
si brillants exemples.
Louis
Armstrong, Live in Paris. 24 avril 1962 est un superbe album que Frémeaux
& Associés met à disposition de ceux qui n’eurent pas la possibilité de
voir et d’entendre cet immense artiste.
Poinciana, Reflection,
Over and Out, Chega de Saudade, Brilliant Corners, The Feeling of Jazz, In the
Know, Turquoise, Tonight I Shall Sleep With a Smile on My Face, Circus, Silver
Screen, Stranger in Paradise
Dmitry Baevsky
(as), David Wong (b), Joe Strasser (dm)
Enregistré
le 21 janvier 2014, New York
Durée:
1h 09’ 00’’
Jazz Family 002
(Socadisc)
Dmitry Baevsky a, depuis 2004, produit cinq albums: Introducing Dmitry Baevsky (Lineage
Records, New York 2004), Some Other
Spring (Rideau Rouge, New York et France 2009), Down With It (Sharp Nine Records, New York 2010), The Composers (Sharp Nine Records, New
York 2011). Over and Out (Jazz
Family,New York, 2014) est son dernier
opus. Nous devons à Fabien Mary, qui le fréquente sur la scène new-yorkaise,
d’avoir fait découvrir ce saxophoniste brillant au public français, notamment
au Caveau de La Huchette au mois de
septembre 2010.
Cet album est certainement le plus ambitieux de ceux qu’il a enregistrés.
La formule, sax/contrebasse/batterie, fait immanquablement référence à celle,
exigeante, de Sonny Rollins (ts) dans les années 1950 (avec Ray Brown, b, et
Shelly Man, dm; Donald Bailey, b, et Pete La Roca, dm; Wilbur Ware,
b et Elvin Jones, dm - 1957). Cubic’s Monk (ACT 9536-2, 2012) de Pierrick
Pédron avec Thomas Bramerie (b), Franck Aghulon (dm) s’inscrivait dans le même
esprit. Au-delà des trois pièces originales, «Over and Out», titre
éponyme de l’album, «In the Know» et «Silver Screen»,
compositions récentes (années 2012/2014), l’altiste se collette avec un
répertoire souvent joué par des musiciens qui en ont laissé des versions de
référence. Mis à part les deux titres «exotiques», «Poinciana» et «Chega
de Saudade», qui lui donne l’occasion de «chanter» son
improvisation comme l’y autorisent ces deux thèmes à la mélodie bien
charpentée, les autres faces empruntent aux classiques du jazz:un Ray Bryant un peu oublié de 1958, «Reflection»
bien venu, un de Monk «Brilliant Corners» (1956), deux d’Ellington
– un cosigné par Mercer – peu souvent repris «The Feeling of Jazz»
(1962) et «Tonight I Shall Sleep With a Smile on My Face» (1943), un
de Cédar Walton, «Turquoise»
(1967), un standard, «Circus»
(Louis Alter, Bob Russell – 1949) et une pièce classique de Borodine, «Stranger
in Paradise», remise au goût du jour dans les années 1950.
Le programme
est équilibré. La musique est de qualité; jouée avec beaucoup d’aisance
et sans effet ostentatoire par des musiciens qui se connaissent et se font
confiance. Le trio tourne comme une horloge. Dmitry Baevsky possède une jolie
sonorité, très personnelle, et une technique parfaite (qui évoque par la
rigueur et la maîtrise le regretté Phil Woods). Le musicien connaît sa discipline:
les compositions sont équilibrées et dans la forme qui convient à l’album pour
sa cohérence et son unité. David Wong (b) qui travaille souvent avec le leader
joue un rôle essentiel dans la réussite de l’album; sa mise en place est
un plaisir tant il permet au soliste de liberté. Ses soli, de vraie contrebasse
dans la tessiture de l’instrument, sont simples et bien construits; ça
chante quand et comme il convient. Joe Strasser (dm) est d’une grande
discrétion tout en étant très présent et relançant avec beaucoup de finesse le
saxophoniste.L’album,
peut-être un peu austère pour le public actuel peu habitué à une attention
soutenue devant une musique exigeante, est de très bonne facture. C’est solide
avec quelques instants très libres de récréation qui laissent respirer
l’ensemble («Poinciana»). Ça swingue et ça chante avec les exigences de
la musique de chambre, sans bruit ni fracas («Stranger in
Paradise»). Over and Out comporte de vraiment beaux moments:
«Turquoise», de jolies phrases dans l’improvisation sur la
composition d’Antonio Carlos Jobim; et l’interprétation de «Tonight
I Shall Sleep With a Smile on My Face» est remarquable. Alors que
demander?