Christian BRENNER
Avec Tabou
Rencontrer Christian Brenner au Café Laurent, c’est se retrouver dans l’enceinte prestigieuse de l’Hôtel d’Aubusson, sur les lieux-mêmes où Boris Vian et Raymond Queneau avaient leurs habitudes, le mythique jazz club, le Tabou. Le cadre cossu du Café Laurent, confortable bar d’un hôtel de prestige, profite de la légende d’un endroit qui vit Juliette Gréco côtoyer Miles Davis. Depuis 15 ans déjà, le pianiste, un fils spirituel de la tradition de Bill Evans, né à Choisy-le-Roi, le 19 octobre 1958, est responsable de la programmation des soirées jazz du Café Laurent, qu’avec l’aide de l'équipe de l’établissement, il a su transformer en lieu convivial et intime où les musiciens ont plaisir à se retrouver. La direction n'en est pas à sa première réussite, puisqu’elle anima par le passé La Villa. Le Steinway, dont Christian redoute en ce mois de janvier 2017 le contact froid en début de set, par des températures extérieures proches de zéro, est d’ailleurs celui du célèbre jazz club de la rue Jacob. Il dispose d’une réverbération naturelle que seules les matières nobles patinées par le temps permettent de générer, et se trouve donc pleinement en phase avec l’environnement dans lequel il s’inscrit. Nous avons rencontré Christian Brenner en ce mois de janvier glacial, au Café Laurent, son élégant quartier général. Propos recueillis par Jean-Pierre Alenda Photos de Patrick Martineau et X by courtesy of Christian Brenner
© Jazz Hot n°679, printemps 2017
Jazz Hot: Tu as commencé la musique très tôt…
Christian Brenner: Vers l’âge de 5 ou 6 ans; la rencontre avec un professeur exceptionnel, Edith Hiltbrand-Andrade, a tout changé pour moi, comme c’est souvent le cas quand on parle de vocation musicale.
Tu es originaire de Savoie?
Non. J’ai vécu à Thonon-les-Bains avant que de monter à Paris vers la fin des années soixante.
Quelles sont tes influences musicales majeures?
Bill Evans, pour son toucher fabuleux; Keith Jarrett parce que son trio avec Gary Peacock et Jack De Johnette est ce qui se fait de mieux en matière de trios jazz; Kenny Barron, pour son élégance. Le People Time, enregistré en collaboration avec Stan Getz peu avant sa mort, est une des plus belles choses qu’aient enregistrées les deux hommes. J’aime beaucoup Fred Hersch également.
Justement, à l’instar de ce que Stan Getz a fait avec João Gilberto, ton dernier album porte une forte empreinte de musique brésilienne; quand et comment as-tu découvert le Brésil?
Vers 2011, j’y suis allé, porté par une histoire d’amour, et j’y ai découvert toute une culture, un peuple formidable, une énergie permanente, la joie de vivre, les rires, la musique partout.
A-t-il été difficile de t’adapter à ce nouvel environnement, tu parlais la langue déjà?
Non, je parle le portugais à peu près correctement aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas à l’époque. Je croyais savoir ce qu’était la bossa, mais quand tu es là-bas, tu découvres que pas du tout. Ils jouent cela d’une manière tellement différente, accentuant ces fameux troisièmes temps avec un tom de percussion, le surdo, ce que l’oreille occidentale ressent immanquablement comme un pieu enfoncé en plein cœur du rythme. Des dispositions sont prises par les pouvoirs publics en faveur de la musique instrumentale, ce qui peut paraître curieux mais qui s’explique par le fait que le chant est omniprésent partout au Brésil.
Du coup, comme en 2009, tu joues avec un guitariste sur Les belles heures…
Oui, j’aime les guitaristes; pourtant, ce n’est pas toujours évident de jouer avec eux quand on est pianiste. Mais le principe même des voyages musicaux que j’ai entrepris est de développer un sens de l’écoute tel que les problèmes d’égo sont relégués au second plan, pour privilégier le partage et une entente située au-delà des mots, des différences de langage et de background musical ou culturel. L’enrichissement mutuel qu’on retire de ce type d’humilité et d’ouverture d’esprit est incomparable, en matière artistique comme dans la vie de tous les jours.
En 1995, tu as fondé l’association Amalgammes, tu peux nous en parler un petit peu?
Comme tu le sais, la disparition progressive des bases sur lesquelles les musiciens arrimaient leurs carrières, comme la vente des supports physiques ou l’investissement d’une maison de disques sur le développement d’un artiste, amènent une situation de crise telle que des clubs ferment et des lieux dévolus à la culture périclitent. Il s’avère donc nécessaire de créer des structures qui aident et protègent les artistes professionnels du jazz vivant. En marge des activités de programmation, nous produisons, aidons à l’organisation des concerts de musiciens sans structure. Il s’agit toujours de défendre des lieux tels que celui-ci, où un groupe de gens qui se connaissent très bien, un collectif lié à mes rencontres musicales tout au long de mes trente années de concerts, accueillent de nouvelles têtes et tentent de promouvoir la scène jazz en inventant son avenir. Ce mois-ci, je joue en duo avec Jean-Pierre Rebillard, qui a participé à l’album Le son de l’abcence, de même que Pier Paolo Pozzi sur «Little Girl Blue». Il y aussi Martin Jacobsen, avec lequel je joue régulièrement, Fabien Mary, Damon Brown, Bruno Schorp et bien d’autres.
Si j’en juge par ce que j’ai entendu sur ton album de 2009, où la plupart des titres sont joués sans batteur, tu privilégies une optique très acoustique, pour ne pas dire intimiste.
Oui, en matière d’enregistrement comme en live, j’aime la musique de chambre! Le café Laurent dispose d’une très bonne acoustique, mais la configuration des lieux se prête mal à ce qu’un groupe de jazz fusion, avec des instruments électriques tonitruants, intervienne dans un espace qui n’est pas fait pour ça. Je choisis donc des batteurs avec un certain sens de la retenue; cela crée de belles dynamiques dans notre jeu. Dans la mesure où mes goûts personnels m’amènent à privilégier le dialogue entre les musiciens, une dimension humaine dans les interactions artistiques et une collaboration active entre partenaires à part entière, j’aime les petites formations, surtout que même pour un quintet, c’est souvent difficile de composer avec les disponibilités de chacun en vue de se réunir.
Cependant, c’est bien un quintet qui joue sur ton dernier album Les belles heures.
Oui, le saxophone et la flûte de Stéphane Mercier se font entendre sur les quatre premiers morceaux, tandis que la flûte traversière de Christian Faig apparaît sur les cinq derniers.
Tu sembles aimer la flûte traversière, est-ce par fidélité envers ta formation classique?
Oui, je suis en ce moment sur un projet en duo avec Christian Faig avec de nouvelles compositions. Je pense effectivement que mes racines classiques y sont pour quelque chose.
En fait, on entend ces influences sur des compositions comme «Le voyage» ou «Les Belles heures», mais d’une façon générale, l’emploi de claviers électriques comme le Fender Rhodes change l’approche du tout au tout, et ton travail de main gauche s’en trouve sensiblement modifié.
Je ne développe pas spécifiquement mon travail main gauche, mais le toucher des claviers comme le Fender Rhodes n’a rien à voir avec celui d’un piano. J’ai eu la chance de jouer avec un guitariste de talent comme Cassio Moura, ce qui incline à laisser de l’espace pour qu’il puisse s’exprimer.
Je trouve aussi les interventions d’Olivier Cahours, sur l’album Le son de l’absence, formidables.
C’est vrai, Cassio Mourra est, quant à lui, davantage porté sur la guitare jazz électrique, des guitares Gibson essentiellement.
Ton dernier album est une véritable ode au voyage, comme en concevait le Pat Metheny Group dans les années 1980-90.
Oui, c’est cela, une célébration du moment, du voyage qui permet la rencontre. Et cette ouverture au monde que présuppose la juxtaposition de deux cultures, deux sensibilités. Je suis allé au Cambodge pour le premier festival jazz de Phnom Penh et aussi en Chine; là-bas, j’ai rencontré des musiciens qui ne parlaient ni anglais, ni français. De fait, il faut écouter, laisser l’autre s’exprimer, appréhender son vocabulaire pour créer les conditions d’un véritable échange.
C’était bien l’Asie?
Oui, bien que la culture du jazz n’existe pas encore au Cambodge, elle se développe déjà beaucoup plus en Chine. Steven Gargadennec, l’actuel directeur et créateur du festival de Phnom Penh, a produit le «China tour 2009», entre Pékin et Shanghai.
Qui est l’absente à laquelle est dédié Le Son de l’absence?
Il s’agit de mon épouse, partie beaucoup trop tôt. Cet album est l’histoire d’une lente reconstruction chaotique et douloureuse. De longs mois durant lesquels j’ai appris à revivre et à me réapprivoiser. Cela illustre mon propos de tout à l’heure, le tout humain, les affects, et les relations qui nourrissent le savoir, les émotions et la créativité. En général, je déroule une idée, les thèmes s’enchevêtrent, se dénouent et se développent en structures évolutives, l’ensemble variant en fonction des contributions des autres musiciens.
C’est ce qui te conduit à privilégier le côté acoustique, les petites formations, n’est-ce pas?
Oui, c’est ce que je fais dans mes duos avec Jean-Pierre Rebillard, Bruno Schorp ou Cristian Faig, par exemple. Le sens de l’espace dont nous devons faire preuve privilégie une communication quasi-télépathique avec l’autre, de sorte que même les silences deviennent partie intégrante du discours musical.
Quel est ton rapport aux standards du jazz?
C’est la base de notre culture! Ils m’enseignent à tous niveaux: compositions, rythmes, mélodies, harmonies. Je privilégie la musique avant tout. Par exemple, lorsque j’entends qu’un musicien a tout dit dans un solo, je ne prends pas systématiquement de solo derrière, et je n’hésite pas à faire court. Je ne veux pas de ces rivalités qui tuent la musique. Thelonious Monk jouait d’une façon qui lui était propre, il n’hésitait pas à s’interrompre au besoin, à esquisser quelques pas de danse. Et ses compositions ont traversé le cours du temps.
Depuis ton premier disque Influences mineures de 2005, qui était composé pour moitié de reprises, tu sembles privilégier les compositions originales.
Oui, quand je compose, je le fais souvent à la limite de mes capacités personnelles, pour ne pas reproduire ce qui a déjà été fait, c’est ce qui m’intéresse, pour ne pas me contenter uniquement de ce que je sais déjà faire. La composition est toujours pour moi un exercice de traduction des émotions à l’origine de mon inspiration.
As-tu des projets?
Mon nouveau trio autour de morceaux originaux et de standards choisis avec Bruno Schorp et Frédéric Delestré, ainsi qu’une formation en quartet, avec Stéphane Mercier.
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CONTACT: christianbrennerjazz.com/
CAFÉ LAURENT: 33, rue Dauphine, 75006 • M° Odéon ou Pont-Neuf
Tél. 01 43 29 03 33 • www.hoteldaubusson.com/fr/cafe-laurent
DISCOGRAPHIE
Leader CD 2005. Influences mineures, Amal 0001 CD 2009. Le Son de l’absence, Amal 0002 CD 2016. Les belles heures, Jazz Brenner Music 001
à paraître: Art Jazz Floripa Duo: Jazz Brenner Music-Christian Brenner (p) et Cristian FAIG (fl) Christian Brenner trio Vol.2: Jazz Brenner Music-Christian Brenner (p), Bruno SCHORP (b) et Frédéric DELESTRÉ (dm)
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