Blues March
La droite ne pouvait pas perdre l’élection présidentielle. Elle l’a donc gagnée… avec sa mise à jour 8.0 macronienne plutôt que la version obsolète, initialement prévue, empêtrée dans des questions de rivalités et d’argent. Le i-candidat tout droit sorti des cartons du précédent quinquennat a fait son profit de l’enseignement des jésuites, des écoles de l’élite et de la lecture de Machiavel (son choix d’étude), pour se glisser dans un trou de souris avec les qualités d’une anguille (adaptabilité à tous les milieux et voracité) dans un climat rare de perte de repères. Il a bénéficié du soutien sans faille de l’oligarchie, à l’échelle internationale, dont il est le bon serviteur depuis toujours malgré son jeune âge, par appartenance de classe. Dans son programme vaseux, c’est finalement la seule chose clairement annoncée: soumission à la finance, à l’oligarchie mondiale et à l’Union européenne, accélération de la destruction du droit du travail entamée par ses soins avec son père en politique. Au demeurant, le fait d’avantager son monde de happy few, «ses amis» comme il les appelle, ne surprendra que les gens bêtes; ils sont nombreux et de toutes les sensibilités. Ses premiers pas de monarque à Versailles, lieux aussi symbolique que la pyramide de pacotille du Louvre, disent déjà que l’anguille s’est muée en congre, au moins pour l’appétit.
Face à cette droite renouvelée, une résistance imprévue s’est manifestée à gauche après cinq ans de trahisons d’un parti qui n’avait de «socialiste» qu’une étiquette défraîchie. L’électron libre, M. Mélenchon, a donné l’illusion d’un débat démocratique qui, sans lui, aurait été d’une pauvreté culturelle et d’imagination conforme à l’éthique de ces droites diverses dont le seul étalon de la pensée est le pouvoir et l’argent. Mais M. Mélenchon et la culture ont perdu. Le peuple des exploités, qui se reconnaît exploité parce qu’il possède encore un instinct de survie, une conscience de classe, et souffre de pauvreté sans espoir d’en sortir, minoritaire car dispersé électoralement en France, a définitivement perdu cette élection contre les très riches, les puissants et d’autres, moins riches ou même pauvres mais conformistes et soumis à la pression médiatique. Les exploités, qui ne travestissent pas leur condition sociale, se sont dispersés entre l’abstention, la démagogie du Front national (60%), les insoumis de M. Mélenchon et plus faiblement encore les irresponsables de l’extrême-gauche ou les illuminés de l’agent-double Hamon.
Le message politique, la notion de droite et de gauche, sont aujourd’hui suffisamment troublés pour que des exploités votent pour le Front national, et que les insoumis de M. Mélenchon, conformistes à 53%, se soumettent au second tour à ceux qui vont les exploiter, au bulldozer médiatique de l’oligarchie, apportant à la droite un petit triomphe, comme en 2002, et un pouvoir absolu là où ce Rastignac aurait dû se satisfaire d’une victoire sans relief que lui promettaient ses tout petits 24% du premier tour. Comment passer en effet, comme l’ont fait des insoumis, plus d’un an de campagne à dénoncer la finance et l’oligarchie, principale responsable de la misère grandissante et de la montée du Front national, pour voter en fin de compte pour son représentant le plus dangereux (il vient de passer un quinquennat à détruire le droit social), le plus caricatural (c’est un financier), le plus décomplexé (il est contre l’impôt sur la fortune)?
M. Hamon était la marionnette de la droite téléguidée par son propre parti contre M. Mélenchon, un Parti socialiste qui a officialisé sa mue en parti de droite sous les couleurs macroniennes pendant le processus électoral. C’est le seul éclaircissement de cette élection. Les actes disent la réalité: M. Hamon a préféré se désister pour M. Macron plutôt que pour M. Mélenchon, empêchant la présence de la gauche au second tour. Une victoire de M. Mélenchon aurait relevé d’un accident de l’histoire, malgré un bruit de casseroles intéressant mais trop faible dont nous parlions dans le précédent éditorial. Mais une présence au second tour aurait ramené un peu de modestie et un réel contre-pouvoir.
Enfin, si on comprend l’opportunité pour l’extrême-gauche d’une tribune médiatique lors de l’élection présidentielle, on n’admet pas en revanche qu’elle n’ait pas fait le choix de M. Mélenchon à deux jours du premier tour, pour essayer d’atténuer les effets d’une droite jeune et avide triomphant des exploités, si ces personnes prétendent du moins vouloir défendre les exploités et non leur bac à sable, leur bonne conscience. Ces comportements irresponsables et/ou manipulateurs de M. Hamon ou de l’extrême-gauche ont clairement contribué au triomphe attendu de la droite, là où on aurait pu assister à l’émergence d’une résistance, car cela s’est finalement joué à peu de choses, et l’histoire est avare en opportunité pour les exploités.
Rien, pas même l’instrumentalisation sans fondement d’un Front national tout aussi divisé entre fascistes intégristes et souverainistes sociaux, pas même une campagne médiatique hystérique d’entre deux-tours pilotée par l’oligarchie comme en 2002, n’aurait dû permettre qu’une voix de gauche se reporte sur un candidat de la droite oligarchique la plus arrogante. Avec plus de quarante ans de chômage de masse, de destructions industrielles, environnementales et de mise en dépendance de l’économie rurale, de démolition de la laïcité, des acquis sociaux et républicains, et pas seulement en France, le bilan de l’oligarchie, qui utilise aujourd’hui la superstructure européenne non démocratique pour son œuvre nuisible aux exploités, aurait dû inspirer une répulsion contre M. Macron tout aussi importante que celle, légitime historiquement, pour Mme Le Pen et son mouvement de pieds-nickelés dont une partie non négligeable reste nostalgique du fascisme et de l’intégrisme religieux, comme une partie de l’ancienne droite toujours présente qui a voté pour M. Fillon.
Il faut également sortir du conformisme pour comprendre, sans acquiescer, un vote partiel des exploités pour le Front national qui s’explique après les trahisons multiples et systématiques de l’idée de gauche par la pseudo-gauche; comme pour comprendre le Brexit en Grande-Bretagne qui ressemble au «Non» des Français de 2005 au traité européen. Ces votes, même de colère, sont le refus du parti unique de l’oligarchie, un vote de classe contre le mépris de classe, pour sanctionner quarante ans de chômage, de pauvreté, de pertes progressives des libertés individuelles et collectives, de dilapidation des biens publics, d’affaiblissement de la puissance publique. Ces votes de rejet tournés en dérision par les médias, les droites oligarchiques, les conformistes et les soumis (même parfois parmi les insoumis de M. Mélenchon), est un mépris de plus pour le peuple, qui rappelle le fameux «salauds de pauvres!» de La Traversée de Paris.
Cela pose clairement la question du choix politique, de la liberté de choix quand on est privé des outils intellectuels, et on ne parle pas uniquement de l’électorat de Mme Le Pen, mais aussi de ceux de MM. Macron, Mélenchon(partiellement), Hamon, etc., dans un pays pourtant riche d’une histoire politique et sociale; cela pose la question de la nécessité de clarifier ce pourquoi on fait de la politique, de ce qu’est être de gauche et de droite. Car ces repères sont essentiels; ils sont les marqueurs du rapport de classes, dévoyés parfois par la propagande et la corruption oligarchique, mais nécessaires à un choix politique clair et sans manipulation des citoyens; il faut préserver ces notions de droite et de gauche, se les réapproprier, les reconquérir, les débarrasser de leur perversion quand cet idéal de gauche et son contenu ont été trahis (par le Parti socialiste) ou instrumentalisés (par le Front national).
Il faut garder ces mots, ces outils comme un trésor collectif, essentiel à l’humanisme, la république, la démocratie, car ces mots et leurs contenus (droite, gauche, classes sociales, laïcité, vertu, égalité, bien public, fraternité, nationalisation, liberté, intérêt général…), sont les marqueurs de la démocratie républicaine, une idée de gauche ne nous y trompons pas, bien française à son origine.
Le seul choix proposé aujourd’hui –l’idée de droite en fait– celui de l’oligarchie, d’une société de consommation à plusieurs vitesses, pyramidale par sa conception archaïque du pouvoir, conservatrice car elle défend des privilèges, même habillée de fesse-bouc et transmise par smartphone, avec cette nécessité pour elle d’un sous prolétariat permanent (d’où de nouveaux trafics de main d’œuvre qui expliquent les migrations massives et les conflits non résolus) qui sert de volant de chômage, dénommé «compétitivité» (une concurrence entre exploités), de réserves de pauvreté pour accroître l’exploitation nécessaire à une société de privilèges, ne peut pas être le seul choix possible de l’humanité, en France et ailleurs.
Le «et droite et gauche» totalitaire de M. Macron, qui ne fédère en fait que la droite et l’idée de droite sous son pouvoir tout en niant l’idée de gauche, est en fait une fin de la démocratie. Cette fin est ce que proposent M. Macron et cette Europe, sur le modèle politique hégémonique allemand du parti unique (entre les deux partis dits «de gouvernement») où les élections ne sont qu’une parodie de démocratie, un simulacre, et où la caste politique se répartit le pouvoir pour des questions de rivalités, de personnes, mais surtout pas pour des alternatives véritables remettant l’intérêt général et le bien public au centre de la vie politique.
L’organisation constitutionnelle actuelle du jeu électoral, pas démocratique de fait puisque qu’avec une faible minorité (24%) un candidat devient un monarque, est une autre manifestation de la perversion du système démocratique.
Enfin, il ne faut jamais accepter la fausse idée, actuellement martelée depuis que M. Macron a été intronisé dans ce lieu symbolique du pouvoir absolu qu’est le Louvre, que la démocratie consiste à se soumettre quand on n’a pas la majorité à l’élection présidentielle.
La démocratie ne s’arrête pas à un système électoral biaisé. Elle a encore d’autres lieux d’expression, même si leur place se réduit dangereusement en ce XXIe siècle décidément très mal commencé.
On commémorera en 2018 les 50 ans de l’assassinat de Martin Luther King, un marcheur sincère et cohérent. Il a passé sa vie à se battre pour un peuple qui n’était pas majoritaire, pour des idées, de gauche, qui n’étaient pas majoritaires et qui, pourtant, s’imposaient sur le plan moral, une morale de gauche bien entendu, celle qui défend le bien public, le respect de la liberté individuelle de chaque personne, la dignité pour tous, la générosité et la solidarité des humains. Son combat pour les Droits Civils est encore salué au nom de l’antiracisme, une idée de gauche devenue aujourd’hui politiquement correcte, et il s’est traduit sur le plan législatif mais pas dans la réalité de la société des Etats-Unis. Car son autre combat pour la solidarité, l’égalité sociale, la fraternité, la liberté et la justice (sa devise maintes fois répétées dans ses discours, et qui rappelle la nôtre) indissociable de la mise en œuvre de l’antiracisme, est lui, resté politiquement incorrect. Martin Luther King a été assassiné pour s’être attaqué aux privilèges et à l’inégalité, et la réalité du monde d’aujourd’hui est toujours aussi inégalitaire. L’inégalité est même devenue acceptable et motrice dans ce nouveau monde qui ne mesure la réussite que sur l’accumulation de privilèges, du pouvoir et de l’argent. Martin Luther King avait pu opposer aux privilèges les valeurs fondatrices de vertu, d’égalité et de solidarité de la constitution des pères fondateurs des Etats-Unis et du christianisme. Aujourd’hui, ces valeurs sont dévoyées au profit d’une compétitivité sauvage organisée entre les exploités sous le regard plein de morgue de l’oligarchie réunie à Taormina ou à Davos.
Un remarquable documentaire, datant de 1970, réalisé par Ely Landau et Richard Kaplan*, sans commentaire journalistique mais avec la parole de Martin Luther King et la voix de Mahalia Jackson, entre autres voix artistiques (Harry Belafonte, Paul Newman, Burt Lancaster, Anthony Quinn, Joanne Woodward, Marlon Brando…), nous rappelle que la démocratie, c’est avant tout un combat quotidien, le plus souvent de rue, car c’est bien dans la rue que sont nées les grandes idées de gauche qui ont fait que la France et l’humanité sont parfois sorties de leur soumission. Martin Luther King a mis en marche son pays contre les privilèges, les inégalités, la corruption, pour la fraternité, l’égalité et la justice, et ces «blues marches» de King sont l’antithèse de l’égoïsme et de l’étroitesse d’esprit de l’oligarchie que le zélé M. Macron distille à ses marcheurs pour les convaincre que la France n’est plus la France, qu’elle doit oublier son histoire sociale et politique, qu’elle n’a plus les moyens de ses valeurs. Yves Sportis * King, de Montgomery à Memphis (The Martin Luther King Film Project), 175 min., Réal. Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de Joseph Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of Congress, 1970, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr)
© Jazz Hot n°680, été 2017
Couverture: George CABLES © photo Pascal Kober
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