Toshiko Akiyoshi, Jazzaldia San Sebastián, 2014 © Jose Horna
Toshiko AKIYOSHI
Bouncing with Toshiko
«I’m a bebopper». Il suffit de voir Toshiko Akiyoshi en concert pour s’en rendre compte. De la vivacité, du tempérament, de la puissance, de la générosité, ses sets n’en manquent pas. Le bebop, elle y est restée fidèle. L’histoire de la grande pianiste japonaise débute en Chine. Elle y est née le 12 décembre 1929, à Liaoyang, en Mandchourie. Ses parents s’y étaient installés, avec leurs quatre filles, pour suivre le père qui travaillait dans une compagnie de coton. Toshiko Akiyoshi apprend le piano classique à l’âge de six ans. Après l’intervention soviétique pour la libération de la Mandchourie de l’été 1945, qui met fin à l'invasion japonaise, la famille est rapatriée en 1946, et s’installe à Beppu, au sud-ouest du Japon. Si ses parents souhaitent qu’elle poursuive des études de médecine, la jeune femme se fait rapidement embaucher comme pianiste dans des bals populaires, puis part s’installer à Tokyo. Entre 1945 et 1952, le Japon est alors occupé par les forces militaires américaines. Parmi les soldats, on compte des musiciens de jazz (Hampton Hawes, Harold Land, Oliver Nelson, Ed Thihgpen, Frank Foster, Eddie Costa,…). D’autres musiciens, comme Les Brown et son orchestre, Oscar Pettiford et son Swing Jamboree, jouent pour les troupes lors de tournées organisées par l’USO (United service Organization Inc., chargée de l'animation pour distraire les troupes américaines). Le jazz n’était pas une nouveauté au Japon. Il a été introduit dans le pays dès les années 1920. Là, les Japonais avaient un contact direct avec les musiciens américains. Toshiko Akiyoshi sympathise avec des musiciens comme Hampton Hawes, rencontre Ella Fitzgerald, Oscar Peterson, Roy Eldridge, Ben Webster, Benny Carter, Ray Brown, Louis Armstrong, etc. lors de la tournée du Jazz at the Philharmonic en 1953, organisé par le producteur Norman Granz. Durant cette tournée, sur les conseils de Hampton Hawes et Oscar Peterson, Granz enregistre la jeune femme avec Ray Brown, Herb Ellis, J. C. Herd aux Radio Tokyo Studios (Toshiko’s Piano). Influencée par le jeu de Teddy Wilson puis de Bud Powell, Toshiko Akiyoshi s’affirme comme une leader solide, sans concession, jouant notamment avec le Cozy Quartet, qu’elle fonda en 1952. En 1956, grâce aux soutiens de ses amis musiciens, elle bénéficie d’une bourse d’études au Berklee College of Music, à Boston. Une fois installée, elle étudie auprès de professeurs comme Margaret Chaloff. Le soir, elle fait le bœuf avec Max Roach, Miles Davis, et aussi Dizzy Gillespie et son orchestre, Duke Ellington et son orchestre. Toujours en 1956, elle enregistre en trio avec Paul Chambers (b) et Ed Thigpen (dm) puis avec Oscar Pettiford (b) et Roy Haynes (dm). C’est le début d’une discographie très riche avec des musiciens fameux. Trois ans plus tard, elle s’installe à New York. Dans les années 1960, elle forme un trio avec Gene Cherico (b) et Jake Hanna (dm), qui reste ensemble pendant des années, puis un quartet avec son premier époux Charlie Mariano. En 1968, sa rencontre avec Lew Tabackin est essentielle. C’est sous l’impulsion du ténor (son second époux) qu’elle cofonde le Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Big Band (1974-1982) en 1974 à Los Angeles. L’aventure se poursuit à New York à partir de 1982 (1984-2003). L’orchestre reflète la personnalité de la pianiste, joue essentiellement ses compositions qui réunissent deux esthétiques, la musique traditionnelle japonaise, avec instruments traditionnels et techniques vocales du Nô, et le jazz. Mais pour Toshiko Akiyoshi, la musique n’est pas qu’une question d’esthétique. C’est une façon d’exprimer sa conscience politique, de se saisir des problèmes politiques et sociétaux de son époque (comme Duke Ellington a pu le faire avec son orchestre): l’intoxication par le mercure des habitants de Minamata («Minamata»), la condition des femmes («Tales of a Courtesan»), Hiroshima (Hiroshima-Rising From The Abyss). Et de rendre hommage aux musiciens et compositeurs qui l’ont marquée, tels Duke Ellington («Tribute to Duke Ellington») et Charles Mingus («Farewell»). Dans cette interview, elle nous parle de son rapport à la composition, de son répertoire de compositions originales et de ce qu’elle a voulu exprimer à travers ses elles.
Propos recueillis par Mathieu Perez Photos Ray Avery/CTSIMAGES, Jose Horna et Mathieu Perez
© Jazz Hot n°681, automne 2017
Jazz Hot: Depuis quand composez-vous?
Toshiko Akiyoshi: Techniquement parlant, depuis le lycée. J’avais composé un thème pour ma classe. C’était dans un lycée de filles. Vous savez, je ne me suis jamais vue comme une compositrice. Toujours pas à ce jour. En 1952, j’ai monté un quartet, qui s’appelait le Cozy Quartet. Et comme j’avais besoin de compositions originales pour me donner une identité musicale, j’en ai fait quelques-unes. C’était une petite formation. Il n’y avait pas grand-chose à composer. Puis, je suis venue en Amérique en 1956. Comme vous le savez, c’était la révolution afro-américaine. Le jazz est ce mélange de musique africaine et d’harmonies européennes. Mais moi, en tant qu’asiatique, je n’avais pas ces éléments, bien que je joue du jazz en professionnelle depuis l’âge de 16 ans.
Vous devez votre premier gig de jazz à un collectionneur de disques de jazz, c’est bien ça? Jusqu’alors, vous jouiez à Beppu dans des bals populaires?
Oui, Monsieur Fukui était un collectionneur. C’est la toute première personne qui m’a donnée un gig. Il aimait ma façon de jouer et trouvait que j’avais du potentiel. Il m’a invitée dans sa maison où j’ai joué un thème pour lui. Et là, il a passé «Sweet Lorraine», joué par Teddy Wilson.
C’était votre introduction au jazz?
Oui, à partir de là, je voulais jouer comme lui. Teddy Wilson est ma première influence.
Quelques années plus tard, vers 1950-1951, vous racontez avoir entendu pour la première fois à la radio «Body and Soul», interprété par Bud Powell. Quand vous viviez au Japon, quel rôle ont joué les kissa (où les amateurs pouvaient écouter des microsillons de jazz pour le prix d’un café) dans votre formation de musicienne de jazz?
C’était très important pour moi. Je me rendais à deux kissas, en particulier, à Tokyo, dont un surtout dans le quartier de Yokohama. J’y allais tous les soirs. Je pouvais écouter, réécouter les disques, les étudier. Parfois, je ratais le dernier métro et je devais rentrer en taxi. Ça me coûtait cher. (Rires) J’ai passé beaucoup de temps dans les kissas à écouter du jazz.
Vous arrivez aux Etats-Unis en 1956 pour étudier au Berklee College of Music, à Boston. Composiez-vous à ce moment-là?
On m’a demandé des compositions mais je ne sais plus si c’était très bon. C’étaient plus des thèmes, pas des compositions pour orchestre.
Votre thème «Studio J» (The Many Sides of Toshiko, 1957) est lié à Berklee.
C’était cette salle de répétition à Berklee où les étudiants apprenaient les thèmes et les changements d’accords. Mais quand j’étudiais là-bas, je connaissais déjà tout ça. (Rires)
Vous quittiez le Japon après une période d’occupation militaire américaine, durant laquelle vous aviez rencontré des musiciens de jazz. Comment s’est passée votre arrivée aux Etats-Unis?
Une fois que je suis arrivée aux Etats-Unis et que j’ai vu cette guerre civile qui se passait entre les Noirs et les Blancs, je me suis demandée quelle était ma place et je me suis tournée vers mes propres origines. J’avais d’abord un trio, puis je me suis mariée à un saxophoniste et, du coup, on avait un quartet. Mais ça ne me suffisait pas pour exprimer mon point de vue musical. Vous savez, je m’intéresse beaucoup aux sujets de société, comment les lois des gouvernements et les actions des multinationales affectent nos vies. Ça peut parfois mener à la guerre. Je me suis dit que j’aimerais exprimer mes points de vue dans le jazz. Le quartet ne m’offrait pas assez de couleurs pour faire ça. C’est ce qui m’a menée à composer pour un orchestre.
Toshiko Akiyoshi, At Rare Records Store, Los Angeles, 1975 © Ray Avery/CTSIMAGES
Votre conscience politique est née aux Etats-Unis?
J’ai commencé à jouer professionnellement à 16 ans. Au Japon, je ne pensais à rien. J’avais un trio. Sitôt arrivée aux Etats-Unis, j’étais la pianiste asiatique. Même à Boston, il y avait un peu de racisme. J’ai vite compris qu’il n’y avait pas de melting pot. Les gens étaient séparés. C’est à partir de ce moment que j’ai réfléchi à mon héritage, à la politique, au racisme.
Dès votre arrivée à Boston, vous avez rencontré bien des musiciens dans les jam sessions.
Je suis venue aux Etats-Unis au bon moment. En 1956, si vous connaissiez les thèmes, vous pouviez faire le bœuf très souvent. Peu de gens allaient dans les clubs. Ils étaient vides. Le patron n’était jamais crispé. Aujourd’hui, si votre gig n’affiche pas complet, on ne vous rappelle plus. Ça a complètement changé. Je me souviens avoir vu Max Roach et Clifford Brown jouer plusieurs soirs d’affilée au Storyville. Max a été très affectée par la mort de Clifford. Ça l’a vraiment foutu en l’air… Je me souviens d’un soir avec Miles. Il y avait Coltrane avec lui. La première fois que j’ai vu Coltrane, il ne jouait pas si bien que ça. Puis il est parti, et c’est Sonny Rollins qui l’a remplacé. La deuxième fois où j’ai vu Coltrane, là, c’était le Coltrane que nous connaissons tous.
Quels liens aviez-vous avec Miles Davis?
J’étais très nerveuse avec Miles. En plus, il se penchait sur le piano et me regardait jouer. Il me disait : «T’es nerveuse?». Je disais oui, et lui répondait: «Je comprends. J’étais pareil avec Bird.» Miles était très gentil avec moi. Mingus aussi.
Dans les archives photos et vidéos des années 1950, on vous voit jouer en kimono. C’était votre volonté de jouer ainsi, ou celle du producteur?
Oui, il voulait que je porte un kimono. Je n’en portais jamais! Une fois par an. Mais, à vrai dire, je n’ai pas vraiment résisté. Quand vous portez un kimono, on ne voit pas vos jambes. Et comme je n’ai pas de jolies jambes… (Rires)
Vous aviez un lien musical très fort avec Bud Powell. Quand le rencontrez-vous pour la première fois?
Bud Powell était mon mentor. La première fois que je l’ai vu, c’était à Boston. La deuxième, au Blue Note à Paris. En 1959. Il vivait alors dans un sanatorium. Il passait les week-ends chez Francis Paudras. Une fois, Francis a passé un de mes disques. Bud l’a écouté puis il m’a dit que j’étais la meilleure pianiste féminine. Ça m’a énormément touchée. Ça m’émeut encore quand j’en parle. Parce que les temps étaient durs, j’avais du mal à payer mon loyer, j’avais un enfant en bas âge… Je suis même allée au Pole Emploi de l’époque mais je ne savais rien faire… (Rires) Donc quand Bud m’a dit ça, je me suis dit que je devais m’accrocher, qu’il y avait quelque chose. La leçon de tout ça, c’est: lorsque quelqu’un vous fait un vrai compliment, ça a du sens. J’ai bien retenue cette leçon. Quand je donne des cours, si j’entends quelque chose de bien, je le dis. Parce que ça pourra peut-être avoir du sens pour cette personne.
Comment se portait Bud Powell lors de votre séjour à Paris?
Il avait l’air bien. Il était détendu. Puis je l’ai revu après son retour, en 1965, aux Etats-Unis.
Que nous dit «Long Yellow Road» de votre parcours (1960)?
Mon batteur Jake Hannah était d’origine irlandaise. Mon bassiste Gene Cherico était italo-américain. Les asiatiques n’étaient pas très nombreux. Et puis, il y avait du racisme, c’était lié à la guerre. Certains doutaient que mon jeu soit authentique, parce que je suis asiatique. Je n’aurais pas été traitée comme ça si j’avais été européenne. Donc, «Long Yellow Road» raconte mon chemin en tant que musicienne et en tant qu’individu. Au Japon, je comptais parmi les meilleurs pianistes. Aux Etats-Unis, on me voyait comme une imitation de Bud Powell. Je devais trouver ma voix. Un jour, John Lewis m’a dit que «Long Yellow Road» était ma composition emblématique. Quand je vais au Japon, je le joue toujours pour démarrer le set.
A quel moment vous lancez-vous dans la composition pour orchestre?
En 1966, j’ai regardé mon parcours. Cela faisait dix ans que j’étais dans ce pays et je ne m’en sortais toujours pas financièrement. Je travaillais assez pour payer le loyer puis j’ai trouvé un gig dans le circuit des hôtels. Avec cet argent, j’ai décidé d’organiser un concert à Town Hall où j’allais jouer en solo, en quartet et avec un orchestre. Après le concert, John Wilson, journaliste au New York Times, a écrit une très bonne critique, mais ça n’a rien changé pour moi. (Rires) Au fait, Frank Wess était dans l’orchestre ce soir-là. C’est important de le dire car il nous a rejoint des années plus tard. Donc, je me sentais plus à l’aise avec un orchestre. Comme je ne fais ni commandes ni musique commerciale, je n’ai pas à me soucier des dates limites. J’ai le temps de revoir ce qui ne va pas. Quand j’y pense, je me dis toujours que j’aurais dû faire mieux que ce que j’ai fait. (Rires)
Lew Tabackin nous a raconté les débuts de l’orchestre à Los Angeles. (cf. Jazz Hot n°675)
Lew travaillait alors dans l’orchestre du Tonight Show. Il était très frustré. Il a vu qu’on pouvait louer une salle de répétition au syndicat des musiciens, trois heures pour 50 cents. Il m’a encouragé à ressortir la musique que j’avais composée pour mon concert à Town Hall, comme ça on pouvait réunir des musiciens et la jouer. Au départ, l’idée, c’était de jouer. Personne ne pensait qu’on allait vraiment travailler ensemble. Donc, tous les mercredis matins, à 10h15, on répétait. C’est comme ça que l’orchestre a commencé. Sans Lew, il n’y en aurait jamais eu un. Dix mois plus tard, je racontais ce que nous faisions à un producteur et il a eu envie de nous enregistrer. On était sûr que ça ne se vendrait pas. Mai Kogun a été un grand succès commercial! (Rires) L’orchestre a décollé.
A quel rythme composez-vous?
Je compose lentement. Le plus important est d’écouter ce qu’on a fait. Le compositeur doit être son premier auditeur.
Au départ, la réception de votre musique pour orchestre, vous l’imaginiez comment au Japon?
Les Japonais sont des puristes. Ils n’aiment pas les mélanges. Pour eux, c’est déshonorant. Je m’attendais donc à ce qu’ils descendent le disque en flammes. Mais ça a été un succès! On ne sait jamais! (Rires)
Toshiko Akiyoshi, John Anson Ford Theatre, Los Angeles, 1981, with Lew Tabackin © Ray Avery/CTSIMAGES
Comment compareriez-vous l’approche de la musique japonaise avec celle du jazz?
C’est comme pour la peinture japonaise. Tout est une question d’espace. La musique japonaise part de biais tandis que la musique européenne, et surtout le jazz, est horizontale. Comment réunir musique japonaise et jazz? C’est toute la difficulté. J’ai réfléchi pendant longtemps à ça. Il faut qu’à certains moments, les deux se rencontrent, mais pas toujours.
Pouvez-nous nous donner un exemple?
Dans la peinture japonaise, il y a beaucoup d’espace. Dans la musique aussi. C’est une question d’espace. Quand j’ai composé «Sumi-e», les trompettistes devaient lier les notes. Ils râlaient! Mais si les musiciens traditionnels japonais le faisaient, les musiciens de jazz américains pouvaient bien le faire, eux aussi. Rien de ce que je fais n’est nouveau. Je ne fais qu’agencer d’une façon différente. Mais il faut de la patience. La plupart des gens n’ont pas de patience. Si vous en avez, vous allez trouver quelque chose. Pas besoin d’être un génie pour ça. Et il faut aussi un jugement musical. Je pense que ça, c’est mon don. Un bon jugement musical. Je ne peux que faire du mieux que je peux.
Vous avez décrit votre musique comme programmatique. Raconter une histoire, c’est la raison d’être de votre orchestre?
La plupart des thèmes sont des véhicules pour que les musiciens s’expriment. Mais il y a aussi ces compositions qui racontent quelque chose, comme Black, Brown and Beige de Duke Ellington. Ces compositions-là racontent vraiment une histoire. Tout ce que j’écris, je le tire de ma propre expérience.
Votre approche de l’orchestre, qui consiste à relier la musique japonaise au jazz, avec les instruments traditionnels et les techniques vocales du Nô, vous racontez l’avoir trouvée chez Duke Ellington. Pouvez-vous expliquer pourquoi?
Quand Duke est mort en 1974, on vivait à Los Angeles. J’ai lu un article de Nat Hentoff qui disait à quel point Duke avait été fier d’être Afro-Américain. Ça a déclenché quelque chose en moi. J’étais une musicienne de jazz mais, comme je suis asiatique, mon background n’était pas le même que celui des Afro-Américains. Au Japon, jouer du jazz et être Japonais, c’était un handicap. Toshiko Akiyoshi, At Disneyland with Akiyoshi-Tabackin Big Band, Anaheim, California, 1983 © Ray Avery/CTSIMAGES
Et être une femme?
Je n’ai jamais eu ce problème au Japon. On a commencé à dire ça une fois que j’étais aux Etats-Unis. Donc, à partir de là, j’ai décidé que mon héritage ne serait pas un handicap mais un avantage. Après ça, j’ai composé plus. Mais ça ne venait jamais facilement. C’est à force de travail, que ça a fini par donner quelque chose.
Quelle est votre approche de l’orchestre?
Pour moi, l’orchestre est une extension de la petite formation. Mon orchestre a été fondé pour jouer ma musique. J’aimerais penser que ma musique reflète mes points de vue. J’ai fait plus de cent compositions, vous savez.
Au début de l’orchestre, quelles différences y avait-il entre les musiciens de Los Angeles et ceux de New York?
Les musiciens viennent à New York pour se faire connaître. Mais ils vont à Los Angeles pour trouver un travail fixe dans les studios, avoir une vie plus confortable. (Rires) Les motivations ne sont pas les mêmes.
Quand vous vous êtes réinstallée à New York, où jouiez-vous avec votre orchestre?
A New York, on jouait tous les lundis soirs au Birdland. Parfois, les musiciens étaient frustrés parce qu’ils n’avaient pas de solos. Alors je leur donnais les miens. Une fois, une spectatrice est même venue me voir après le concert pour me demander si j’avais joué ce soir-là. (Rires)
Comment est né «Kogun» (Kogun, 1974)?
C’est l’histoire d’un soldat qui a passé dix ans dans la jungle sans savoir que la guerre était finie. Cette histoire me parlait. Si j’étais journaliste, j’aurais écrit, mais je suis musicienne.
Que raconte «Children in the Temple Ground» (Long Yellow Road, 1975)?
Ça vient d’une chanson de folk japonais. Ça parle des enfants. A l’époque, les enfants jouaient dans les jardins des temples parce que dans les rues, ils pouvaient se faire tuer. J’ai beaucoup joué cette chanson.
Quel est le point de départ de «Tales of a Courtesan» (Tales of a Courtesan, 1975)?
Au Japon, les courtisanes étaient des femmes très éduquées parce que leur rôle était de divertir des marchands, très éduqués. A cette époque, les femmes n’avaient pas le droit d’aller à l’école. D’une certaine façon, les courtisanes formaient une élite, mais elles ne pouvaient pas quitter leur lieu de résidence. Sinon, elles se faisaient tuer. Donc, elles étaient éduquées et, en même temps, elles n’avaient aucun droit. Avec «Tales of a Courtesan», je voulais parler de ces femmes qui ont eu un destin peu ordinaire.
Que signifie «A-10-205932» (Sumi-e, 1979)?
Quand vous êtes étranger, vous avez un numéro d’identité d’étranger. A-10-205932, c’est mon numéro. (Rires) Avec ça, je me sens étrangère, même si je vis aux Etats-Unis depuis 1956. C’était ma façon de protester contre cette façon de vous faire sentir comme un étranger.
Que vouliez-vous exprimer avec «Two Faces of a Nation» (European Memoirs, 1982)?
Quand je suis allée en Allemagne pour la première fois, j’ai découvert des gens très gentils et ça m’a fait penser au décalage qu’il y avait avec l’Allemagne de la Deuxième Guerre mondiale. C’est pour ça que j’ai voulu écrire sur les deux aspects d’une nation. Les sujets sociaux et de politique ne sont pas séparés mais liés. C’est que je voulais exprimer aussi avec «Minamata» et «Hiroshima». Avec les années, mes compositions sont devenues plus longues. Je veux vraiment raconter une histoire.
Lew Tabackin, Mario Gonzi, Darryl Hall, Toshiko Akiyoshi, Jazzaldia San Sebastián 2014 © Jose Horna Comment avez-vous abordé la composition de «Survivor Tales» (Hiroshima-Rising From the Abyss, 2001)?
Il y a un musée à Hiroshima où j’ai pu consulter et lire des journaux intimes de survivants. Ça vient de là.
Vous l’avez créée à Hiroshima.
Oui, c’était très émouvant. Au départ, je voulais Jack DeJohnette. Mais il n’était pas disponible. Alors, j’ai pris le batteur japonais George Kawaguchi. C’est une célébrité au Japon. A priori, il n’a rien à voir avec le type de musique que je fais. Mais il peut vraiment jouer de la batterie! Il est un peu un mélange de Louie Bellson et Buddy Rich. C’est ce genre de batteur dont j’avais besoin. Et ça a très bien marché. C’était super de jouer à nouveau avec un orchestre. Je pense que le concert s’est bien passé. (Rires) A chaque fois que je vais au Japon, j’essaie d’aller à Hiroshima.
Le Nô est-il aussi important pour vous que la musique de Bud Powell?
Oui, parce que Bud Powell était mon mentor et que le Nô a quelque chose à voir avec mon héritage. Il y a une équivalence, oui. L’important dans le Nô, c’est le timing. Le temps japonais part de biais. Le jazz est horizontal. Et puis, la percussion japonaise est différente. Peu de gens y sont habitués. Le Nô est un art du divertissement traditionnel. La cérémonie du thé est une forme de divertissement, par exemple. Hommes et femmes étaient séparés, chacun dans son pavillon. Il y avait celui en or pour les hommes et celui en argent pour les femmes. Le Nô est une forme artistique très ancienne. Il ne se préoccupe pas de la réalité. Mais des fantômes, des esprits, vous voyez.
Voyez-vous des liens entre le Nô et la musique de Bud Powell?
C’est une question intéressante… Mais, à bien y réfléchir, je ne pense pas. Bud Powell, c’est tout ce qu’il y a d’américain. Le Nô, tout ce qu’il y a de japonais. C’est mon travail de les assembler. Non, je ne vois pas de similitudes.
Enfant, avez-vous étudié la musique traditionnelle japonaise?
Quand j’étais enfant, mon père écoutait beaucoup de musique traditionnelle japonaise et ma sœur était une danseuse traditionnelle. Je n’ai jamais vraiment étudié quoi que ce soit. (Rires)
En 1980, vous enregistrez «Farewell (to Mingus)». A quand remonte votre rencontre avec Mingus?
En 1956, je jouais au festival de Newport. George Wein m’avait demandé de choisir entre deux bassistes, Charles Mingus et Percy Heath. J’ai choisi Percy. Quelle erreur! Parce qu’il ne joue pas pour vous. En tout cas, pas dans mon expérience. Je n’avais pas osé demander Mingus… Plus tard, j’ai découvert que Mingus jouait vraiment pour vous. Pour répondre à votre question, en 1957, je jouais au Hickory House avec Gene Cherico et Jake Hanna. Gene était un excellent bassiste, doué d’une excellente oreille. Mingus a débarqué. Plus tard, on s’est retrouvé à Newport. Les journaux parlaient de moi parce que j’y avais joué l’année auparavant. Ça le contrariait beaucoup! (Rires) Mingus m’appelait Chic. Mais quand il jouait avec vous, il vous accompagnait vraiment.
Vous avez fait partie de sa formation?
J’ai joué avec Mingus pendant plusieurs mois en 1962, on a fait le concert à Town Hall, puis vers 1966. Il y avait deux ou trois souffleurs dans sa formation. Mais je suis partie parce que ça me manquait de ne plus jouer ma propre musique.
Que retenez-vous de votre expérience avec Mingus?
Hum… C’est une bonne question, mais il est très difficile d’y répondre. Le truc chez lui, c’est qu’il n’y avait pas de partition. Il vous chantait ce que vous deviez jouer. Pour un quartet ou un quintet, ça va. Pour son concert à Town Hall, il avait demandé à Jimmy Knepper de tout transcrire. Quand il a vu les partitions, ça ne lui a pas plus du tout. Il était très en colère, il lui a donné un coup de poing. Il y avait deux côtés chez Mingus.
En 1999, vous enregistrez Tribute to Duke Ellington. Pourquoi avoir choisi de rendre hommage à Duke Ellington à ce moment-là?
C’était une des rares commandes que j’ai faites. Tim Jackson me l’avait demandée. Duke était fier de son héritage. Cette attitude était très importante. Il avait fait «Black Butterfly». Il y avait un Duke avant et après ça. Pour moi, «Eulogy», le deuxième mouvement de ma suite, est un morceau que j’aime beaucoup. J’aime bien cette suite.
Etiez-vous influencée par l’orchestre de Duke Ellington?
Pas vraiment. Des journalistes ont parfois comparé mon orchestre à celui de Duke mais d’un point de vue musical, ça n’a rien à voir.
Que pensiez-vous de l’orchestre de Thad Jones quasiment contemporain du vôtre?
C’était un de mes groupes préférés! J’avais un gig de piano solo au Top of the Gate. Quand j’avais fini, je fonçais voir le dernier set de Thad au Village Vanguard. La composition, il savait vraiment ce que c’était! Basie le savait, mais la musique de Thad était trop sophistiquée pour lui. Les musiciens me reprochent toujours d’écrire une musique difficile. Mais c’est rien comparé à celle de Thad. (Rires)
Quels orchestres vous inspiraient?
L’orchestre de Dizzy Gillespie en 1948, 1949, puis l’orchestre de Thad Jones. Celui de Dizzy, c’était la révolution! Je ne le connaissais que par disque. Je ne l’ai jamais entendu en concert. J’en aurais rêvé. Malheureusement, il n’a pas gardé cet orchestre tel quel. Pour Thad, je n’ai jamais compris la présence de Mel Lewis. Je le voyais plutôt avec Gerry Mulligan qu’avec Thad. En concert, Thad jouait peu. Mais lorsqu’il jouait, chaque instant comptait. Je me souviens, un soir, je me rendais au Vanguard. J’allais prendre un taxi. Et c’était Pete LaRoca qui le conduisait. Un de mes batteurs préférés était chauffeur de taxi. Je n’arrivais pas à le croire! Il faisait ça pour payer ses études de droit. Plus tard, je l’ai pris comme avocat.
John Lewis a beaucoup compté pour vous… Qu’avez-vous appris de lui?
John Lewis, c’était toujours peu de notes. Oscar Peterson, lui, c’est beaucoup de notes. Moi, je suis un peu au milieu. (Rires) John choisissait chacune des notes qu’il jouait. Chaque note avait son importance. Il ne les gâchait pas. C’est quelque chose que je devrais apprendre. Pour moi, ce qui compte d’abord, c’est l’énergie (drive). Et bien sûr, il y a les ballades où chaque note veut dire quelque chose. Mais c’est un peu différent. John ne jouait pas de ballade, mais du jazz. Je ne sais pas comment l’exprimer. Le tempo était lent mais ce n’était pas une ballade. C’était plus proche de la musique baroque. Une ballade raconte une histoire. C’est très particulier. John ne jouait pas tempo rapide alors que, moi, je joue vite. L’énergie est très importante. Il m’avait conseillé de bien écouter les paroles de Porgy and Bess. J’ai mis du temps à comprendre ce qu’il voulait dire par là.
Aujourd’hui, vous choisiriez quels sujets sociaux et sociétaux comme thème d’une composition pour orchestre?
La religion. Toutes les grandes guerres sont des guerres de religion. Avec Daech, ça ressemble aussi à une guerre de religion. Les religions sont censées vous rendre pacifiques, mais l’Histoire nous montre que c’est tout le contraire. Une composition pareille mettrait beaucoup de temps à s’écrire. Je l’appellerais «Pourquoi?». Toshiko Akiyoshi, Sunset, Paris, 16 juillet 2016 © Mathieu Perez
Vous ne jouez pas à Paris souvent. Quand êtes-vous venue pour la première fois ?
En 1964. Je jouais au Blue Note. Il y avait Charlie Mariano, Daniel Humair… Personne n’est venu au club. (Rires) Je me souviens aussi d’avoir joué des années plus tard au Petit Opportun. Là aussi, personne n’est venu. (Rires) Personne ne vient jamais quand je joue à Paris! (Rires) Mais on a fait un concert formidable au Théâtre du Châtelet avec Lew et l’orchestre.
Les 15 et 16 juillet 2016, vous jouiez avec Gilles Naturel et Philippe Soirat.
Je me suis bien amusée avec eux. Gilles est un excellent bassiste, et j’ai adoré jouer avec Philippe. Peu de batteurs sont vraiment capables de jouer une ballade. Lui, il les joue très bien.
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CONTACT: www.lewtabackin.com
Toshiko Akiyoshi et Jazz Hot: n°631-2006 (disponible).
On peut également relire les interviews de Lew Tabackin dans Jazz Hot n° 675, 2016 et celle parue dans Jazz Hot n°391-92, 1982.
DISCOGRAPHIE
Cette discographie complète celle parue dans le n°631, juillet-août 2006, numéro toujours disponible, avec une autre excellente interview de Toshiko Akiyoshi.
Toshiko Akiyoshi–Lew Tabackin Big Band CD 1974. Kogun, BMG 47001 CD 1974-75. Long Yellow Road, BMG 35002 LP 1975. Tale of a Courtesan, RCA 1350 CD 1976. Road Time, BMG 37501/2 CD 1976. Insights, BMG 7378 CD 1977. March of the Tadpoles, BMG 35005 LP 1977. Live at Newport ’77 - Live at Newport II, RCA 70759 CD 1978. Salted Ginko Nuts, BMG 37326 LP 1979. Sumi-e, Insights 6061 CD 1980. Farewell to Mingus, Jazz America 003 CD 1981. From Toshiko with Love, BMG 37328 CD 1982. Toshiko Akiyoshi, European Memoirs, BMG 37329 Toshiko Akiyoshi Jazz Orchestra featuring Lew Tabackin LP 1984. Ten Gallon Shuffle, Baystate 8098 CD 1986. Wishing Peace, Ausverkau 66056001 CD 1990. Four Seasons of Morita Village, Crown 91002 CD 1991. Carnegie Hall Concert, Columbia 48805 CD 1993. Desert Lady/Fantasy, Columbia 57856 CD 1995. Yes I Have No 4BEAT Today, Crown 91007 CD 1998. Monopoly Game, BMG 31003 CD 2001. Hiroshima: Rising from the Abyss, True Life Entertainment 10008 CD 2003. Last Live in Blue Note Tokyo, WEA 10079 CD 2010. In Shanghai, After Beat PCCY-30181
Leader-coleader CD 2006. 50th Anniversary Concert in Japan, T-TOC Records 0006 CD 2006. Hope, Ninety-One 10157 (avec Monday Michiru) CD 2007. Toshiko Akiyoshi & SWR Big Band, Let Freedom Swing, Hanssler Classic 93.203 CD 2008. Vintage. Duke Ellington Songbook, T-TOC Records 0014 (avec Lew Tabackin) CD 2010. Classic Encounters, Studio Songs 10012 (avec Reiko Honshoh) CD 2015. Jazz Conversations, Victor Entertainment 61740 (avec Monday Michiru) CD 2016. Plays Gershwin’s Porgy and Bess, Studio Songs 10065
VIDEOS Toshiko Akiyoshi, «Kyoshu» (1956) Toshiko Akiyoshi (p), Paul Chambers (b), Ed Thigpen (dm) https://www.youtube.com/watch?v=eA5sm3hnee8
Toshiko Akiyoshi, «The Village» (1975) Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Big Band, feat. King Errison (congas) https://www.youtube.com/watch?v=lLe08WywXr8 Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Big Band, «Tuning Up» (1976) https://www.youtube.com/watch?v=dDWuCIQZMCo
Toshiko Akiyoshi, «Tempus Fugit» (1977) Toshiko Akiyoshi (piano) Bob Daugherty (b) Jimmie Smith (dm) https://www.youtube.com/watch?v=hQ6U2fojIJM
Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Big Band, «Studio J» (1976) https://www.youtube.com/watch?v=qvwc0v12jkg
Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Big Band, «Minamata» (1976) https://www.youtube.com/watch?v=_RDFr8w9vH4
Toshiko Akiyoshi, «Love Letters» (1978) Toshiko Akiyoshi (p), Monty Budwig (b), Jake Hanna (dm) https://www.youtube.com/watch?v=5eTDfJTqoZ4
Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Big Band, «Farewell (to Mingus)» (1980) https://www.youtube.com/watch?v=Alga6OjOQeY
John Lewis and Toshiko Akiyoshi, «Willow Weep For Me», Live in Tokyo, 1986 https://www.youtube.com/watch?v=cY9KfC5fgpQ
Toshiko Akiyoshi, «Skating In Central Park» (2004) Toshiko Akiyoshi (p), Peter Washington (b), Kenny Washington (dm) https://www.youtube.com/watch?v=bvESy9_JcJM
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