Julie Saury est tombée toute petite dans la marmite du swing. Née le 16 août 1972 dans le 19e arrondissement de Paris, elle est en effet la fille du clarinettiste Maxim Saury (1928-2012, Jazz Hot n°661), figure emblématique du jazz new-orleans made in Paris. Fille et petite-fille de musicien, elle apprend d’abord le piano avant de trouver son instrument avec la batterie. Plus tard, elle suit les cours de l’IACP, à Paris, puis au conservatoire de Nancy avant d’effectuer plusieurs stages à la Drummer’s Collective de New York sous la direction de Kim Plainfield, Adriano Santos et Ian Froman. Parallèlement, elle est captée par la musique latine et intègre le collectif féminin «Rumbananas» au sein duquel Sophie Alour ou Airelle Besson (Jazz Hot n°676) ont également fait leurs armes. Son goût pour les rythmes latins l’amène à travailler également avec Orlando Poleo et Felipe Cabrera. A l’aube des années 2000, Philippe Milanta fait appel à elle pour monter son nouveau trio, avec Bruno Rousselet. Cette rythmique, solide et complice, deviendra plus tard celle du Duke Orchestra de Laurent Mignard.
L’éclectisme est sans doute l’une des principales caractéristiques de la carrière de Julie Saury, sidewoman dans l’âme avec la faculté de se mettre au service des projets les plus variés: outre sa participation régulière au Lady Quartet de Rhoda Scott, on a pu l’entendre dans des contextes très swing, évidemment avec son père Maxim, mais aussi avec Spanky Wilson, Sarah Morrow, Aurore Voilqué, le duo «Nikki & Jules» de Nicolle Rochelle et Julien Brunetaud, le Women of the World Jazz Band de Cynthia Sayer ou encore le big band de Denny Ilett (g) avec Fred Weasley et Pee Wee Ellis; on la retrouve aussi dans le Grand Orchestre du Splendid, auprès de Gérard Naulet (pour la touche latine), ou en compagnie de Carine Bonnefoy ainsi que de Philippe Baden Powell dans d’autres dimensions… Si Julie a suivi son chemin indépendamment de l’héritage paternel, elle a ressenti le besoin de rendre hommage à celui qui lui a transmis la passion du jazz. Avec For Maxim (Black & Blue), son premier projet véritablement personnel, elle évoque la musique du clarinettiste, avec sa propre sensibilité. Une belle déclaration qui a tourné cet été dans les festivals et que l’on pourra encore écouter à Chevilly La Rue (le 20/10) et au Bal de la rue Blomet, à Paris (le 23/11).
Propos recueillis par Jérôme Partage Photos Jérôme Partage, Patrick Martineau et X by courtesy of Julie Saury
© Jazz Hot n°681, automne 2017
Jazz Hot: On peut supposer que votre père est à l’origine de votre découverte de la musique…
Julie Saury: Oui, j’ai grandi dans le monde du jazz traditionnel. Et ma mère étant la régisseuse de l’orchestre de mon père; je l’ai beaucoup suivi en tournée, jusqu’au collège: l’été à Juan-les-Pins, l’hiver à Megève, et même les voyages à l’étranger. Mon enfance, c’était beaucoup de voyages, beaucoup de musique et beaucoup de rencontres avec des musiciens. Cette vie me paraissait normale, même si je me suis rendue compte, passés mes 10 ans, que j’étais la seule à vivre ça. Mes copains d’école avaient un mode de vie tout à fait traditionnel. Et j’ai gardé finalement la même façon de vivre, même si c’est un peu plus compliqué avec un enfant. Sinon, j’ai commencé à apprendre le piano à l’âge de 6 ans. Je n’aimais pas trop le travailler. Mais je suis contente aujourd’hui de savoir en jouer car cela me sert. Et j’ai choisi de passer à la batterie à l’adolescence. Par ailleurs, j’ai deux demi-sœurs dont l’une est devenue chanteuse lyrique. Mais c’est davantage mon grand-père paternel, qui était musicien classique et l’a chaperonnée. Mon père ne connaissait pas bien ce monde-là.
Quels souvenirs conservez-vous des musiciens que vous avez croisés enfant?
Le plus proche de la famille, c’était Barney Bigard qui habitait Los Angeles d’où est originaire ma mère. Tony Scott était également très proche de nous, ainsi qu’Illinois Jacquet qu’on allait souvent voir jouer au Méridien. Mais je n’ai pas tellement de souvenirs de cette époque. Sinon, au cours de mon apprentissage, Duffy Jackson a été très important. J’ai aussi eu l’opportunité d’écouter Louie Bellson.
Pourquoi la batterie?
La batterie était surtout, pour l’adolescente que j’étais, une façon de s’affirmer avec un instrument qui n’était pas typiquement féminin. Ça relevait donc de l’esprit de contradiction (rires). Mais dès la première rencontre avec la batterie, le feeling a été bon, contrairement au piano. Et en travaillant régulièrement, j’ai vite trouvé mes marques. Mon père était assez dur concernant la musique. Pour lui, si j’avais choisi cet instrument, il fallait aller jusqu’au bout. On ne s’amusait pas avec la musique, c’était sérieux! Evidemment, j’ai rejeté son point de vue, et je me suis mise à écouter les musiques de mon âge. J’ai notamment été très marquée par Prince. D’autant qu’en concert, je l’ai vu avec une fille à la batterie! Ça voulait dire que mon choix n’était pas ridicule, que c’était possible. Et j’ai écouté toute la musique rhythm & blues et funk de l’époque, Michael Jackson en tête, en me mettant à rejeter le jazz que je trouvais alors ringard. Mais mes racines ont repris le dessus quand j’ai commencé à pratiquer vraiment. A présent, je reviens avec plaisir au swing, c’est ma madeleine de Proust. Je trouve qu’aujourd’hui les différentes musiques et styles cohabitent plus facilement qu’à l’époque où j’ai débuté. D’autant que les jeunes ont une plus grande culture musicale. Quant au jazz, on semble être revenu de cette recherche d’innovation permanente. Ceci dit, on pourrait être encore étonné car le jazz a incroyablement évolué en peu de temps.
Comment s’est effectué votre apprentissage?
Au départ, j’ai pris des cours particuliers, surtout avec Robert Ménière qui était le batteur de mon père. Puis, j’ai passé plusieurs années à l’IACP où j’ai repris des cours de piano, mais aussi de chant et d’harmonie. Je suis ensuite partie à Nancy pendant un an pour étudier avec Franck Agulhon et André Charlier. Enfin, j’ai effectué plusieurs stages à New York, dans la Drummers Collective. Mais je n’ai jamais cessé de prendre des cours. Parfois ça se limite à une discussion avec un batteur que j’ai envie de rencontrer. Parfois, c’est suffisant pour déclencher quelque chose. Pour ce qui est de Duffy Jackson, il venait souvent à Paris à la fin des années quatre-vingt-dix où j’étais encore en plein dans ma période d’apprentissage. Il était très copain avec Papa. Duffy était très généreux dans sa façon de communiquer, et il m’invitait à faire le bœuf avec lui à La Huchette. On faisait aussi de petites sessions ensemble, l’après-midi.
Quels étaient vos modèles?
Je n’ai jamais vraiment eu d’idole en batterie. Mes influences sont donc multiples et variées, de Zutty Singleton à Elvin Jones, Herlin Riley, Jo Jones, en passant par les batteurs de big bands. J’ai aussi beaucoup écouté Steve Gadd parce qu’il accompagnait les musiciens que j’aimais, comme Al Jarreau et George Benson. Enfin, je suis également passionnée de musiques latines, et j’ai passé une dizaine d’années à jouer de la salsa et de la musique brésilienne.
Avez-vous envisagé de faire une autre carrière?
Non. Tout s’est enclenché très vite. Dès le début des années quatre-vingt-dix, j’ai monté des groupes avec d’autres élèves pour jouer dans les bars. Mon premier «patron» a été Olivier Franc. On a travaillé ensemble assez longtemps. J’ai également un peu joué avec Papa, mais j’avais du mal à le supporter à ce moment-là. Tout en voulant bien faire, il était trop directif. Ce n’était pas le bon moment pour moi. Puis, de 1996 à 2001 environ, la salsa m’a quelque peu éloignée du jazz. J’étais dans un groupe, Rumbanana, qui faisait les jingles pour une émission sur une chaîne du câble. Ça a été l’occasion de rencontres formidables avec des musiciens cubains de Paris.
Comment êtes-vous revenue au jazz?
Philippe Milanta –avec lequel j’avais déjà joué des années auparavant– est venu me chercher pour monter son nouveau trio avec Bruno Rousselet. On a beaucoup accompagné les Américains de passage, comme Spanky Wilson et Red Holloway avec lesquels on est restés quinze jours au Méridien! A cette époque, on pouvait rester des semaines entières au Bilboquet et enchaîner sur La Huchette ou Le Méridien. On jouait énormément. Par la suite, nous sommes devenus la rythmique du big band de Laurent Mignard. Et là encore, plein de belles rencontres avec Warren Vaché, Terell Stafford, Harry Allen... Ces gens ont été très importants pour moi car lorsque j’allais à New York suivre des stages, j’allais ensuite jouer avec eux. Il est plus difficile de construire un son de groupe aujourd’hui car les clubs ne programment plus à la semaine. On a trois jours au maximum. Du coup, les jeunes d’aujourd’hui font autrement: ils organisent beaucoup de sessions. Et je ne parle pas de l’époque de Papa qui est resté quasiment dix ans en résidence à La Huchette! De plus, beaucoup de clubs ont fermé dans les années 2000: le Bilboquet, le Franc-Pinot, le Petit Opportun… Le quartier de Saint-Germain s’est éteint. Heureusement, il reste La Huchette. C’est important qu’il reste un endroit où écouter du swing et danser.
Et le Duke Orchestra de Laurent Mignard…
C’est une longue aventure qui dure depuis 2003. Au départ, le big band était une création pour le festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés. On reprenait les chants sacrés de Duke Ellington dans l’église St-Sulpice. Je crois qu’en quatorze ans, nous ne sommes toujours pas parvenus à interpréter toutes les compositions d’Ellington! Cette pratique de batteur de big band m’a beaucoup appris. Il m’a fallu plusieurs années pour que je me sente complètement à l’aise dans cet exercice. Parallèlement, je jouais dans le Grand Orchestre du Splendid, dans un registre cabaret loufoque. Les deux expériences étaient complémentaires, et chacune m’a aidée pour l’autre. J’aime bien ce rôle-là. Quand avez-vous commencé à travailler avec Rhoda Scott?
En 2004. Ça a été une rencontre très importante pour moi. J’avais toujours entendu parler d’elle, et je l’ai sans doute croisée dans mon enfance car elle suivait les mêmes circuits que mon père. En fait, Jean-Pierre Vignola cherchait des jazzwomen pour sa soirée «Ladies Night» de Jazz à Vienne, où Rumbanana était d’ailleurs programmé. Abbey Lincoln ayant annulé sa présence en dernière minute, il a dû monter un groupe de toute urgence avec Rhoda, qui était déjà prévue à l’affiche, en rajoutant Sophie Alour et Airelle Besson qui étaient également membres de Rumbanana. Je me souviens encore du trac que j’ai eu ce soir-là dans le Théâtre antique bondé. Le Lady Quartet a débuté comme ça, et j’en fais toujours partie. Pour nous, jeunes musiciennes, Rhoda incarnait tout ce que nous voulions être. D’autant qu’on doit parfois jouer des coudes pour avancer. Je suis vraiment heureuse que cette femme ait croisé mon chemin. Le Lady Quartet vient d’ailleurs de sortir un live, We Free Queens; Airelle Besson ayant été remplacée par Lisa Cat-Berro, elle-même remplacée en ce moment par Géraldine Laurent.
Dans quelles autres formations avez-vous été impliquée?
J’ai beaucoup joué, ces dernières années, avec Julien Brunetaud et Nicolle Rochelle dans le groupe Nikki & Jules. C’était très intéressant de travailler avec Nicolle –que j’ai rencontrée par le Duke Orchestra– qui vient du monde de la comédie musicale et qui possède une rigueur impressionnante. Alors que Julien est plus spontané et instinctif. L’alliage des deux fonctionne donc très bien. Je collabore également souvent avec Aurore Voilqué. Grâce à elle, j’ai connu une autre famille de musiciens, d’une autre tradition, qui partagent la musique avec beaucoup de naturel et de générosité. C’est une façon de retrouver la dimension populaire du jazz. Par ce biais, j’ai intégré le groupe de Sébastien Giniaux, Django 53. Et là je découvre encore tout un répertoire. C’est sans fin le jazz!
Quel a été votre premier projet en leader?
L’album The Hiding Place, avec Carine Bonefoy et Felipe Cabrera, est sorti en 2015. Je n’ai rien fait plus tôt parce que Rumbanana m’avait épuisée car nous devions aussi nous occuper des gérer les engagements du groupe. Ça m’a dissuadée d’avoir ma propre formation. Et puis, j’ai vraiment une âme de sidewoman. J’aime me mettre au service de la musique des autres. On se connaît depuis longtemps avec Carine et Felipe, et on répétait souvent des morceaux écrits par chacun de nous trois. On s’est donc dit qu’il fallait l’enregistrer. C’était un projet collectif, pas seulement le mien. Il m’a permis de m’exprimer dans un autre registre, où la batterie est beaucoup plus libre. Je suis moins la gardienne du tempo comme dans les formations mainstream. Mon véritable premier projet en leader, c’est For Maxim, en hommage à mon père.
Quelle a été votre démarche?
Il ne s’agissait pas d’enregistrer un disque de jazz traditionnel, mais de m’approprier le répertoire de Papa. Le bousculer gentiment, sans partir non plus dans tous les sens. Et ça s’est fait simplement, avec des gens qui sont ma famille musicale depuis des années et avec lesquels il n’est pas nécessaire de discuter des heures pour qu’ils comprennent là où je veux aller. On a d’ailleurs assez peu répété, et on a dû effectuer, au maximum, trois prises par morceau en studio. On a donc joué «moderne», même si tout le monde avait la culture du jazz traditionnel. Par exemple, il n’était pas question qu’Aurélie Tropez incarne mon père.
Avec le recul, qu’est-ce que Maxim Saury vous a légué sur le plan musical?
Mon père avait énormément de principes, comme beaucoup de musiciens de sa génération. Il était très strict. C’est même curieux compte tenu de la musique qu’il jouait. Il m’a donc appris la rigueur, et il m’a évidemment transmis la passion du jazz. Je suis ravie d’avoir cette culture-là, car elle m’apporte énormément dans la compréhension de la musique d’aujourd’hui. Une fois passée la période de rejet, on a beaucoup joué ensemble, jusqu’à la fin, et c’était un grand plaisir. Et là, c’est moi qui pouvais alors le reprendre par moment (rires). C’est très précieux d’avoir pu entretenir ce genre de relation avec ses parents, d’avoir partagé la musique.
*
CONTACT: formaximproject@yahoo.com
DISCOGRAPHIE
Leader-coleader CD 2013. The Hiding Place, Gaya Music Productions 021, avec Carine Bonnefoy et Felipe Cabrera CD 2015. For Maxim, A Jazz Love Story, Black & Blue 819-2
Sideman CD 1998. Rumbanana, Ça, ça m’fait peur, DAM 2501 CD 2000. Philippe Milanta Trio(s), Wild?..., Djaz Records 540-2 CD 2002. Le Grand Orchestre du Splendid, J’suis snob!, Milan Music 8126 CD 2002. Philippe Milanta Trio, Nospheranta, Jazz aux Remparts 64016 CD 2006. Ted Curson, In Paris, Live at the Sunside, Blue Marge 1009 CD 2008. Rhoda Scott Lady Quartet, Live at the Sunset, Paris, Must Records 6204-2 CD 2009. Laurent Mignard Duke Orchestra, Duke Ellington Is Alive, Juste Une Trace 305369175646 CD 2011. Laurent Mignard Duke Orchestra/Michel Pastre Big Band, Battle Royal, Juste une Trace/Columbia 88725430462 CD 2011. Laurent Mignard Duke Orchestra, Ellington French Touch, Juste une Trace/Columbia 88691952912 CD 2012. Aurore Voilqué, Djangolized, Autoproduit AQ007/1 CD 2013. Nikki & Jules, Nikki & Jules, Autoproduit CD 2014. Laurent Mignard Duke Orchestra, Duke Ellington Sacred Concert, Juste une Trace 2015002 CD 2014. Aurore Quartet, Live à La Fabrique, Autoproduit CD 2016. Aurore Voilqué Septet, Machins choses et autres trucs très chouettes, Arts & Spectacles 160502 CD 2015. Rhoda Scott & Friends, On the Road Again, Ahead 830.2 CD 2016. Rhoda Scott Lady Quartet, We Free Queen, Sunset Records CD 2017. Aurélie Tropez, Open the Door, à paraître VIDEOS 2006. Rhoda Scott Trio, «Pistaccio», Budapest (Hongrie) Rhoda Scott (org), Sarah Morrow (tb), Julie Saury (dm) https://www.youtube.com/watch?v=ToRyZNWGH6o
2012. Rhoda Scott Lady Quartet, «Sophisticated Lady», festival JazzAscona, Ascona (Suisse) Rhoda Scott (org), Lisa Cat-Berro (as), Sophie Alour (ts), Julie Saury (dm) https://www.youtube.com/watch?v=I0r_6tNih5Y
2013. Laurent Mignard Duke Orchestra, «Creole Love Call», Le Château d’Oléron (17) Laurent Mignard (dir), Nicolle Rochelle (voc), Jérôme Etcheberry (tp), Julie Saury (dm)… https://www.youtube.com/watch?v=6SSHqPGkO7k
2014. Cynthia Sayer’s Women of the World Jazz Band, «Diga Diga Doo», Gladsaxe jazzklub, Søborg (Danemark) Cynthia Sayer (bjo), Aurélie Tropez (cl), Shannon Barnett (tb), Patricia Lebeugle (b), Julie Saury (dm) https://www.youtube.com/watch?v=Oq2hZ9_V6so
2017. Julie Saury Sextet, «Sweet Georgia Brown», Sunset-Sunside (Paris) Julie Saury (dm), Aurélie Tropez (cl), Frédéric Couderc (ts), Shannon Barnett (tb), Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet (b) https://www.youtube.com/watch?v=eH3bbY42XbE
*
|