Dérèglements…
Cette rubrique, l’éditorial, a été conçue depuis une trentaine d’années, comme un regard sur les événements du monde passés sous l’éclairage critique de la philosophie et des valeurs portées par le jazz. Comme le répètent nombre de grands artistes de cette musique, chacun à leur façon, encore aujourd’hui, le jazz, né dans une communauté ségréguée après avoir été déportée et mise en esclavage, n’en déplaise aux multinationales du disque et du spectacle et aux amateurs sans imagination et sans cœur, le jazz a donné une vision du monde, une vision des relations humaines, en particulier dans un dialogue intense, respectueux et naturel avec son public. La forme même du jazz reflète cette recherche.
Ce besoin d’affranchissement a été à ce point constitutif de cet art qu’il est impossible de penser le jazz autant que de le jouer sans référence à cette histoire humaine si particulière qui porte en elle l’esclavage, la ségrégation, et en regard de ces maux, l’affranchissement et l’égalité. Le jazz est le seul art aussi intimement populaire, quelles que soient sa technicité et sa sophistication. Le jazz porte en lui le blues, la glaise de cette musique, le swing, la respiration libre de ce peuple et l’expression comme une condition essentielle, première et indispensable de la production artistique. Dans ces festivals d’été, toujours riches malgré l’oubli de plus en plus fréquent du jazz par les directions dites «artistiques», de grands artistes ont encore rappelé ce qui est incontournable dans le jazz. Mighty Mo Rodgers, au Toucy Jazz Festival, comme Wynton Marsalis, à Jazz in Marciac, et d’une certaine façon Ricky Ford dans le fait d’arranger La Marseillaise, comme avant lui Albert Ayler ou Django Reinhardt, nous rappellent que le jazz n’est pas une musique comme une autre, un assemblage sonore, une technique. L’obsession de Martin Luther King*, affirmant aux côtés de Mahalia Jackson, que sans égalité et sans fraternité, il n’est pas de liberté possible, au cœur de la lutte des Droits civiques dans l’Amérique d’après-guerre nous le confirme; c’est non seulement un art mais aussi un récit humain universel, une philosophie, comme l’est le vrai art en général, même quand il ne comporte pas une dimension collective aussi forte que le jazz. Je remercie Mighty Mo et Wynton, comme les centaines d’artistes de jazz de Duke à Randy Weston, de continuer à porter ce message qui conforte mon jazz spirit et plus encore l’œuvre du père de Jazz Hot, Charles Delaunay, que nous avons repris, sans doute avec plus de recul grâce au temps, car à défaut de sauver la planète, ces artistes permettent encore de comprendre ce qu’est un art, ce qu’est le jazz en profondeur, corps et âme. Consommer ou pratiquer le jazz sans discernement, ou comme une drogue, ou pour un statut social, finirait par tuer le jazz en le vidant de sa «substantifique moelle». Le jazz est la musique de l’action et de la conscience, pas de la passivité. Il est facile de comprendre qu’il a toujours été subversif, en marge contre toutes les formes de pouvoir, contre la soumission, la philosophie du XXIe siècle dispensée par l’oligarchie.
C’est pourquoi l’intuition de Charles Delaunay de créer un monde du jazz, une forme d’utopie en action dans l’esprit de ses ouvrages d’avant-guerre (De la Vie et du Jazz) –une indépendance économique de création–, est aussi déterminante et unique dans l’histoire du jazz. C’est sans doute ce qui l’a fondamentalement opposé à Hugues Panassié et différencié de la plupart de ses suiveurs élitistes (hodeiriens) ou mercantiles (de Frank Ténot à la génération actuelle). Ce concept si clair d’édition de jazz indépendante (Swing, la discographie, une revue de jazz, des festivals de jazz, des fédérations internationales de jazz), d’art indépendant, à la base du développement du jazz avec ses labels d’indépendants (Blue Note, Commodore, Norgran-Verve, NewJazz-Prestige, Atlantic, Chess, Contemporary, Impulse!, Delmark, Black & Blue, SteepleChase, Red Records, Black Saint-Soul Note, Storyville, Criss Cross, et on en oublie beaucoup…) continue encore, difficilement aujourd’hui, malgré le rouleau compresseur des multinationales, à éclairer la route des artistes de jazz avec un esprit jazz (HighNote-Savant-Fedora, Smoke, Live at Smalls, Mack Avenue…, on en oublie encore, mais ils sont moins nombreux et plus fragiles). Mais le jazz est aujourd’hui victime de dérèglements, car la pression de la société totalitaire de consommation se fait chaque jour plus puissante, et la proportion de ceux qui lui résistent est de plus en plus faible, vieillissante il faut le dire, car les plus jeunes sont massivement drogués par la consommation.
Le dérèglement est bien plus large: il concerne l’ensemble des sociétés où le jazz a pu se développer, c’est-à-dire les sociétés qui développaient une approche de la démocratie, non sans résistances ou errements au XXe siècle. Dans ce combat incertain, les victoires spectaculaires de la démocratie (1918 et 1945) n’ont jamais été suivies des décisions qui auraient permis à la Démocratie de s’imposer durablement. Si on s’en tient au jazz et à sa communauté d’origine, après deux guerres, les pouvoirs américains n’ont jamais accordé l’émancipation et l’égalité qui s’imposaient que par réformes incomplètes et tardives, sous la contrainte des Afro-Américains (Lutte pour les Droits civiques). On pourrait dire la même chose à propos de l’accession des femmes à l’égalité ou des ouvriers à la dignité, etc., dans la plupart des apprenties démocraties, où les réformes ne sont jamais abouties et aujourd’hui remises en cause. Et on se retrouve au XXIe siècle avec une société totalitaire (car sans alternative politique, économique et sociale, toute société est totalitaire), de consommation de masse, accroissant les inégalités et reproduisant les plus anciennes ségrégations, pour le sexe, la religion, la naissance, l’origine géographique, l’âge… Une régression massive et très rapide permise par les outils modernes de communication, un apparent paradoxe qui rappelle qu’un outil n’est ni bon ni mauvais, il est ce qu’on en fait. Ce qui devrait impliquer une conscience chez les développeurs de ces outils, conscience qui n’existe pas ou plus, car la conscience va avec le reste: le courage en particulier. Voilà le seul et vrai dérèglement dont il est question aujourd’hui et non pas celui de la planète ou climatique. Ce dérèglement se lit dans la déréglementation dont sont victimes toutes les sociétés anciennement démocratiques, où chaque réforme est une atteinte aux plus faibles et un renforcement du plus fort; c’est vrai dans la France du méprisant Macron (pour son peuple), aux Etats-Unis du cas psychiatrique Trump, en Angleterre, en Italie, en Grèce, dans toute l’Europe où la démocratie est progressivement vaincue (le pouvoir anglais et l’Europe se demandent comment contourner le Brexit, dernière révolte électorale européenne en date, comme l’Europe l’a déjà fait pour la Grèce, le Portugal, l’Italie, la France en 2005, l’Irlande…). Cette «raison du plus fort» dont parlait La Fontaine est encore vraie même dans l’empire allemand aujourd’hui hégémonique et qui ne mérite pas le nom de «république», car si les riches s’enrichissent de la pauvreté du reste de l’Europe, les pauvres sont toujours plus pauvres et soumis. Accessoirement, il n’existe pas d’alternative politique dans ce pays habitué à faire corps par principe de germanité (dissimulé dans le langage mais actif dans les faits), concept aussi dangereux que celui d’islamité ou de négritude. Le dérèglement humain, c’est d’abord une démographie démentielle, en France comme ailleurs, qui ne permet pas le respect de la dignité: les boat people de Méditerranée comme les SDF et le chômage ne sont que les indicateurs partiels d’une réalité globale. Le seul mode d’action à même de réduire la pollution –celle produite par cette société totalitaire de consommation de masse– pour améliorer la condition humaine, est une diminution forte et régulière de la population du monde. Cela réduirait aussi les facteurs de guerre qui concernent essentiellement les populations à forte démographie (une répartition des problèmes –des tâches– voulue par l’oligarchie pour de multiples raisons, celles notamment de tester ses armes avec des populations jeunes, masculines, plus malléables). C’est aussi bête que ça; le premier facteur de dérèglement de la planète est le doublement de population mondiale en 30-40 ans. Mais l’oligarchie et ses pions de chefs d’état, comme les religions, encouragent la natalité. C’est bon pour la consommation, leurs profits, le volant de chômage, donc les salaires bas, leur pouvoir, leur chair à canon, parce qu’ils vendent toujours plus de canons.
Même le parti des insoumis de M. Mélenchon et les écologistes l’encouragent! (fondement religieux indélébile et conformisme social) Des femmes, des hommes enfermés dans leur reproduction sont aussi plus soumis; vieille recette des pouvoirs qui marche toujours! Le dérèglement humain, c’est cette surproduction de faible qualité mise en œuvre sur la planète pour entretenir l’illusion de la consommation et de la liberté… Les approches démocratiques du XXe siècle, la recherche de qualité, d’originalité, de spécialisation, sont derrière nous, finies, oubliées, même si les pouvoirs se servent encore de mots vidés de leur sens, de leur substance (démocratie, liberté, égalité, etc.). La société totalitaire de consommation ne connaît pas d’alternative. C’est une société de prédation, où le plus fort se doit d’écraser le plus faible, sauf à devenir un faible. C’est une société où le faible est admis à devenir fort s’il écrase son prochain sans remord. C’est une des évolutions post-capitalistes possible, voire probable. Si Karl Marx n’avait pas prévu la Russie ou la Chine totalitaires (et pour cause, il espérait plutôt une révolution post-bourgeoise dans les apprenties démocraties, comme l’Angleterre ou la France), ni David Ricardo, ni Adam Smith ne pouvaient prévoir la société totalitaire de consommation du XXIe siècle. Les économistes et les historiens ne sont pas des romanciers. Ils manquent d’imagination. Franz Kafka, Jack London, George Orwell, peut-être quelques autres, ont perçu que tel était notre devenir au XXIe siècle. Car le dérèglement humain, c’est aussi ces peuples qui ont perdu leur instinct de survie, leur capacité de rébellion, la connaissance de leur droit constitutionnel même à résister à l'oppression (Déclaration des Droits de l'Homme de 1789), leur capacité de mesurer eux-mêmes les limites de leur reproduction. Le dérèglement humain, c’est de se soumettre, de ne plus être en capacité de défendre ce que ses aïeux ont durement conquis par des siècles de luttes; parce qu’on a perdu la mémoire; parce qu'on n'est plus en mesure simplement de constater la régression des libertés; parce qu’on n’en connaît plus la saveur; parce qu'on participe à cette démographie démentielle dans une débandade narcissique. L’histoire de la folie nazie nous a au moins appris cette responsabilité partagée: pour qu’un Hitler existe, il faut qu’un peuple déjante et que le monde l’accepte; les puissants parce qu’ils n’aiment pas la démocratie et qu’ils préfèreront toujours Hitler au Front populaire, quoi qu’ils disent, les autres parce qu’ils se soumettent, parce qu’ils ont perdu la sauvagerie naturelle qui permet à certains animaux, au moins, de résister quand d’autres se soumettent. L’espèce humaine reste une espèce animale, sophistiquée car elle a su, naguère, inventer et se servir de la guillotine pour ramener le complexe de supériorité des élites de l’ancien régime à de plus justes proportions.
Malgré quelques lanceurs d’alerte –comme on dit aujourd’hui, pour ne pas parler de conscience, de courage, de responsabilité– et comme il en existait dans les années 1930, on abandonne à nouveau la démocratie, au profit (ce mot si adapté) aujourd’hui d’un ordre nouveau totalitaire consumériste, au nom d’une illusion d’abondance, de consommation et d’une illusion de sécurité toujours moins effective, chèrement payée autant sur le plan des libertés qu'économique. Car ceux qui organisent l’insécurité sociale et économique et le chaos sécuritaire planétaire sont les mêmes qui s’en nourrissent jusqu’à s’en gaver, qui contraignent le peuple pour leurs libéralités, quand ils oublient de payer leurs impôts par exemple, à tel point que la macronerie pense plus simple de les supprimer. Alors, face à ça, le dérèglement climatique, qui culpabilise les peuples, l’individu derrière sa télé, son ordinateur ou son smartphone, on s’en tape! Il n’est qu’un écran de fumée étendu sur la casse de la démocratie, un facteur supplémentaire de régression des libertés, que vont payer les classes moyennes, destiné à remplir les poches de ceux qui s’en servent: politiques bleus, rouges ou verts, «scientifiques» corrompus, sociologues ou journalistes de service, multinationales du vert; en un mot: l’oligarchie. Yves Sportis * King, de Montgomery à Memphis (The Martin Luther King Film Project), 175 min., Réal. Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de Joseph Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of Congress, 1970, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr)
© Jazz Hot n°681, automne 2017
Couverture: Alain JEAN-MARIE © photo Mathieu Perez
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