Sylvia HOWARD
Paris, via Singapour
Sylvia Howard lors du Festiv' Jazz de Chabeuil (26), novembre 2017 © Patrick Martineau
Sylvia Howard, née
à Indianapolis (Indiana), le 29 avril 1955, est une
chanteuse d’une intensité rare. Son parcours de vie –sur lequel elle revient
ici– explique la profondeur de son expression. Elevée dans une famille religieuse, elle est imprégnée, dès son plus jeune âge,
par la musique afro-américaine sacrée comme profane. Elle chante dans des
chorales scolaires et à l’église. Son don vocal est remarqué, mais si, à Indianapolis, elle participe à la vie d’un
théâtre associatif, ce sont les coulisses qui l’intéressent; pas de monter sur
scène. Quelques années plus tard, elle mène à Phoenix (Arizona) une
vie «ordinaire» de femme mariée et d’employée de bureau, quand elle se retrouve devant un micro sur la scène d’un club de jazz. Sans quitter
son emploi, elle entame une carrière de chanteuse, parcourant les restaurants,
les clubs et les festivals de la région. Les
choses s’accélèrent à l’aube des années 1990, quand on lui propose un contrat pour chanter pendant trois mois dans un grand hôtel de
Singapour. A partir de cette expérience, Sylvia Howard se produit de palace en palace, de Djakarta à Hong Kong et de Bali à Kuala
Lumpur. Rêvant d’Europe, elle débarque à Paris en 2000, où elle décide de
s’établir. Mais l’époque où Paris savait reconnaître les talents du jazz est révolue, et, si les musiciens
américains et français connaissent sa valeur, le grand public du jazz
méconnaît encore cette interprète de premier ordre, dotée de cette rage de vivre et qui, dans les fêlures et les épreuves,
a forgé l’authenticité de son expression.
Propos recueillis par Jérôme Partage Photos Patrick Martineau et Mathieu Perez
© Jazz Hot n°683, printemps 2018
Jazz Hot: Que
faisaient vos parents ?
Sylvia Howard: Mon
père avait été chauffeur de bus, puis il est devenu vendeur de voitures. Ma mère
vendait des parfums. Ils étaient tous deux d’excellents vendeurs. Mon père
jouait du piano et de l’orgue. Mais c’était à l’église, car,
chez moi, tout tournait autour de l’église. Tous mes oncles étaient pasteurs, et
mon père est d’ailleurs aujourd’hui responsable du culte. Nous avons quitté
l’Indiana quand j’avais 4 ans, et nous avons vécu à Los Angeles pendant une dizaine
d’années. Durant tout ce temps, mes parents fréquentaient beaucoup moins
l’église, car nous n’étions plus sous le regard de la communauté. Mais les
choses ont changé quand nous sommes rentrés à Indianapolis. Je pense que c’est
le tremblement de terre de 1971 qui a convaincu mes parents de revenir. Mon
père est alors devenu très strict: plus de jupe, plus de bijoux, plus de
maquillage, plus de télévision… Il n’y avait plus que des interdits! On allait
à l’église deux à trois fois par semaine: je chantais dans la chorale gospel
pendant l’office, et je devais participer aux répétitions. Et le dimanche, il
fallait aller à l’office du matin, puis à l’office de l’après-midi. Ça faisait
une sacrée dose de Jésus! (Rires)
C’est donc à l’église
que vous avez découvert la musique…
Pas du tout! C’est à Los Angeles. Il y avait de la musique
partout, en permanence. Bien entendu, toute la famille adorait la Motown. Sinon,
ma mère aimait la musique classique et particulièrement Maria Callas; mon père
écoutait du blues, et mes frères fréquentaient les clubs de jazz. Ils parlaient
de Miles Davis comme si c’était un ami (rires). Je chantais dans la chorale de l’école en Californie. J’étais un peu
timide, mais le chef de chœur avait repéré que j’avais une voix, et il m’a
encouragée. Et pour ce qui est du jazz, j’ai eu le déclic un peu plus tard, à
Indianapolis, en entendant un disque de Billie Holiday. C’est la première voix
jazz qui m’a marquée mais j’en aime aussi beaucoup d’autres: Dinah Washington,
Sarah Vaughan, Frank Sinatra…
Quand avez-vous
commencé à chanter en professionnelle?
J’ai fait quelques études que j’ai dû abandonner car je
n’arrivais plus à les mener de front avec un emploi. Puis, je suis allée
rejoindre mon futur mari à Phoenix, Arizona. J’avais environ 23 ans. Je
travaillais dans des bureaux. J’ai notamment été secrétaire dans une banque. Au
départ, je ne pensais pas à devenir chanteuse. Mais un soir, je suis allée dans
un club très élégant de Phoenix avec une amie. Il y avait une chanteuse, Margo Reed (1942-2015). Elle avait une telle allure! Elle était
accompagnée par Buddy Weed (p). J’étais extrêmement impressionnée. Mon amie est
allée la voir pour lui dire que je savais chanter. Et Margo m’a invitée sur
scène. J’étais pétrifiée! Je me souviens avoir interprété «The Way We Were». Et
je m’en suis sortie, les gens ont applaudi. Margo Reed est alors devenue pour
moi une amie et un guide. Grâce à elle, j’ai commencé à me produire sur scène.
Au début, les engagements n’étaient pas nombreux. Par ailleurs, j’avais toujours
mon activité salariée en journée. Margo m’a beaucoup appris sur le jazz, et m’a
présenté de merveilleux musiciens, comme le pianiste Charles Lewis. Lui aussi a
eu une grande influence. Ensemble, nous avons donné beaucoup de
concerts à travers l’Arizona, jusqu’au Colorado et au Mexique. En 1991, Margo m’a appelée, paniquée: elle avait pris par
erreur deux engagements le même soir. Elle m’a donc demandé si je pouvais assurer
l’un des deux pour elle. Il s’agissait de chanter dans un restaurant de
Phoenix, The French Corner, accompagnée
par un groupe de Chicago. Un homme
dans la salle est venu nous demander si nous étions intéressés de nous produire pendant trois mois dans un grand hôtel à Singapour. C’était incroyable!
J’ai pu m’arranger avec mon patron pour ne pas perdre mon emploi à la banque,
et je suis partie! J’avais aussi demandé à Margo si elle n’était pas contrariée
que j’aie cette opportunité à sa place. Mais elle avait horreur de l’avion, et
ne voulait pas partir si loin. Elle m’a donné sa bénédiction. Voilà comment
j’ai été définitivement contaminée par le virus du voyage! Après trois
mois complètement exotiques, le retour à Phoenix et à ma vie de bureau a été
terrible. Tout avait changé pour moi; je ne pensais plus qu’à chanter et à
voyager. Pour me remettre en selle, j’ai participé au concours «Ms. Black
Arizona» –un équivalent des concours de «Miss» mais pour des femmes un peu plus
mûres– et j’ai terminé à la première place avec le prix du meilleur talent et le
prix du meilleur mannequin. Ça m’a mis du baume au cœur. D’autant que la
période était très difficile: la même année, ma belle-mère –que j’adorais– est
morte, puis ma mère et, pour finir, j’ai divorcé de mon mari. Quelques
mois plus tard, on me proposait un nouveau contrat de trois mois, et je suis
repartie à Singapour.
Vous vous êtes donc
installée là-bas?
Après ce second contrat, je suis restée à Singapour, mais je
n’avais plus de travail. Je me suis retrouvée dans une situation difficile. Fort heureusement, j’ai été contactée à Djakarta (Indonésie) pour chanter dans un palace. Ils ne pouvaient
pas me payer, mais ils m'ont affirmé que je ne manquerais de rien; et ils ont tenu parole. J’ai
ainsi travaillé plusieurs fois. Un jour, dans un autre hôtel, des musiciens que je connaissais m’ont
invitée à chanter. Le patron m’a embauchée
pour la soirée du Nouvel An. Après quoi, les choses se sont enchaînées. J’ai parcouru ainsi une bonne partie
de l’Asie du Sud-Est: les Philippines, la Thaïlande, la Malaisie, Hong Kong… C’était très
intéressant. J’avais un circuit qui passait par six ou sept pays que j’ai
appris à bien connaître. J’avais une vie agréable: je vivais à l’hôtel avec
tous les avantages et les services qu’offre un palace. Je travaillais six soirs
par semaine et, à la fin du mois, je recevais mon cachet. C’était très confortable, mais c’est une existence très
solitaire…
Avec quels musiciens
jouiez-vous dans ces hôtels?
Hormis mes deux premiers contrats à Singapour que j’ai
effectués avec des musiciens de Chicago, j'ai joué avec des musiciens
asiatiques, en particulier des Philippins, d’excellents jazzmen. Mais
en Indonésie, en Malaisie et à Hong Kong, ils étaient traités comme les Afro-Américains
l'étaient aux Etats-Unis dans les années cinquante. Pour entrer dans les hôtels, ils devaient passer par
la porte de service; on ne les servait pas au restaurant. C’était affreux!
Quand êtes-vous venue
vivre à Paris?
A l’été 2000. J’avais pris la décision de
partir alors que j’étais à Hong Kong. Je voulais poursuivre cette vie mais en
Europe, bien que je n’en connaissais rien! Je suis d’abord restée chez un
couple d’amis –que j’avais connu à Hong Kong– et qui louait un appartement dans
une tour du 13e arrondissement. J’étais de retour en Asie! (Rires) Je suis ensuite allée en Suisse,
à Amsterdam, et je suis revenue à Paris pour m’y installer. J’ai sous-loué
l’appartement de mes amis qui repartaient. Cette installation à Paris a été
très compliquée. J’avais pas mal d’argent de côté, mais aucune banque ne voulait
m’ouvrir un compte car je n’avais pas de papiers… Je ne comprenais pas un mot
de français, je ne connaissais personne. Pour me changer les idées,
j’allais dans une boutique de DVD près de chez moi. Elle était tenue par une
famille asiatique, ils étaient adorables. Ils m’ont même invité à dîner chez
eux un soir. Ils étaient ma seule connexion avec le monde… En Suisse, un musicien, dont je ne me souviens plus le nom, m’a dit
qu’une musicienne américaine allait donner une fête d’anniversaire à Paris, au Studio
des Islettes, près de Barbès. J’y suis allée. L’anniversaire en question était
celui de Katy Roberts, née un 7 novembre. J’ai ainsi rencontré lors de
la même soirée Rasul Siddik, John Betsch, Achille Gajo et bien d’autres. Il y
avait aussi Wayne Dockery que j’avais connu à Hong Kong avec Archie Shepp. Ils
passaient dans un club où j’étais allée les écouter après mon gig à l’hôtel.
Archie m’avait très gentiment proposé de m’asseoir avec eux. Il y avait
également Horace Parlan et Steve McCraven dans le groupe. J’ai passé ainsi
plusieurs soirs avec eux. Toujours est-il que j’ai eu l’occasion de chanter à
cette fête d’anniversaire, de me faire connaître, et j’ai ainsi débuté une
collaboration avec le pianiste italien Achille Gajo. Nous avons joué au Tennessee, aux Sept
Lézards, au China Club… Nous avons également enregistré un disque à Rome, en 2002. Mais il n'a jamais été édité. J’ai eu l’occasion de travailler sur quelques
projets intéressants en 2001-2002: j’ai effectué deux collaborations avec Cédric Klapisch (en particulier, j'ai écrit et interprété la chanson de son film Ni pour ni contre (bien au contraire), «I Wanna Go Somewhere»), j’ai animé, deux ans de suite, avec
Achille, un atelier pour les enfants durant le Festival Banlieues Bleues. Mais
jusqu’en 2009, j’ai continué à effectuer des séjours réguliers en Asie pour
gagner ma vie. L’existence est un combat, et j’ai dû me battre pour pouvoir
rester ici. Pendant un moment, j’ai habité à Saint-Ouen un appartement infesté de rats. Je suis parvenue à m’en débarrasser et à remettre le
logement en état; c’est devenu charmant. Quand le propriétaire l'a vu, il
m’a mise dehors pour louer plus cher… Quand tu n’as pas de
papiers, tu n’as pas de droits. Heureusement, Rasul m’a hébergée quelques
nuits, le temps de trouver un nouvel endroit.
Ces dernières années,
on vous voit beaucoup dans une
esthétique swing…
J’ai passé quelques années difficiles, avec en plus des
soucis de santé. Heureusement, à partir de 2005, j’ai eu la chance de commencer
une collaboration avec Laurent Mignard et son Duke Orchestra. Laurent m’a aidée à obtenir ma carte de séjour. Vous n’avez pas idée de
toute la paperasserie qu’il faut… Il m’a signé un contrat à long terme, ce
qui m’a permis de régulariser ma situation. Avec
Christian Bonnet (ts) et son Black Label Swingtet, j’ai enregistré
un premier disque en 2012. Christian me manque tellement… Il est venu me
trouver en s’excusant d’être à la tête d’un groupe de musiciens amateurs… A cette époque-là, je ne me sentais pas vraiment professionnelle… Tu
es professionnelle si tu as du boulot! Et je n’en avais pas. D’autres
personnes m’ont également beaucoup aidée en me proposant des engagements: Dany
Doriz, Jean-Pierre Vignola, Philippe Petit…
Outre deux disques sous votre nom avec le Black Label Swingtet, vous avez enregistré en 2016, en live, Time Expired. La dernière
production de Gérard Terronès…
Je n'imaginais pas que le projet irait si loin. Je pense
souvent trop petit… Les musiciens sont extraordinaires: John Betsch, Peter
Giron et le regretté Tom McClung. Mais je ne suis pas satisfaite de ma
performance sur ce disque. J’aurais pu faire mieux. J’aurais aimé
avoir la possibilité d’enregistrer un autre disque avec Gérard, mais il est
parti.
Avec quelles formations vous produisez-vous
aujourd’hui?
Toujours avec le Black Label Swingtet qui continue
d’exister malgré la disparition de Christian Bonnet. Je travaille également
avec Pat Giraud (p, org), avec Bernard Santacruz (b), et j’ai aussi un groupe de
blues avec notamment Eric Bourciquot (dm). C’est une autre approche. J’adore
chanter le blues. Le jazz, c’est: «Une coupe de champagne Monsieur,
s’il-vous-plaît.» Le blues, c’est: «Hé mec, sers-moi une bière!» (Rires) J’aime l’énergie du blues.
Les
difficultés à Paris auraient pu vous faire renoncer à
rester…
Absolument! Disons que j’ai laissé ma vie aux Etats-Unis derrière moi. J’espère juste que chaque année sera meilleure que la
précédente. J’ai plus le sourire aujourd’hui, je survis, mais j’ai envie d’avoir davantage. J’étais venue à Paris avec en tête les nuits parisiennes mythiques, les fêtes
extraordinaires! Quand je suis arrivée, la fête était finie, et il ne
restait plus sur la table que quelques coupes de champagne éventé (rires). Mais j’essaie quand même de
prolonger cette fête autant que je peux!
* CONTACT:
howssylvi29@yahoo.com
DISCOGRAPHIE
Leader/Coleader
CD 2012. Now or Never, Black & Blue 767.2 (avec le Black
Label Swingtet)
CD 2014. Sings Duke With the Black Label Swingtet and
Friends, Black & Blue 797.2
CD 2016. Time Expired, Blue Marge 1016
Sidewoman
CD 2006. Ted Curson, In Paris. Live at the Sunside, Blue
Marge 1009
CD 2014. Laurent Mignard Duke Orchestra, Duke Ellington
Sacred Concert, Juste une Trace AM2015002
VIDEOS
2010. Sylvia Howard Quartet, «God Bless the Child», Duc des Lombards,
Paris, 2 janvier 2010 Sylvia Howard (voc), Alain Jean-Marie (p), Wayne Dockery (b), Doug
Sides (dm) https://www.youtube.com/watch?v=uE9eFRBLH3o
2011. Steve Potts Quintet + Sylvia
Howard (concert intégral), Ateliers du Chaudron, Paris, 18 décembre
2011 Sylvia Howard (voc), Steve Potts (ts), Rasul Siddik (tp), Tom McClung (p), Peter Giron (b),
John Betsch (dm) https://www.youtube.com/watch?v=C-EulBq8oL4
2012. Sylvia Howard & The Harlem Drivers, «Lotus Blossom» Sylvia Howard (voc), Alain Marquet (cl), Lou Lauprete (p), Bernard
Primeur (b) https://www.youtube.com/watch?v=Rf_FPr8U46Q
2014.
Caceres (Espagne) «A Beautiful Friendship», «What a Difference a Day
Made», Sylvia Howard (voc), Enric Peidro (ts), Richard Busiakiewiz (p), Jordi Vila (b), Jeff
Jerolamon (dm), 25 juillet 2014 https://www.youtube.com/watch?v=UA-ILESd_MQ https://www.youtube.com/watch?v=dyvzXKyws6w
2015. Sylvia Howard and the Black Label Swingtet, «It Don’t Mean
a Thing», Paris, 21 novembre 2015 Sylvia Howard (voc), Christian Bonnet (ts), Didier Vétillard (ts), Georges
Dersy (tp), Thierry Toccane (p), José
Fallot (eb), André Cudo (dm) https://www.youtube.com/watch?v=hv0UPDXuAfM
2016. Sylvia Howard Blues Band https://www.youtube.com/watch?v=zUfFU6qzdXk
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