Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)
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JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2020), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2019 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2019 sur internet), Hot Five de 2019 et 2020.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite; nous avons choisi d'ajouter, en 2019, un niveau (les curiosités) pour donner plus de nuances, car les lecteurs ne lisent pas toujours les chroniques en entier. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
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2020 >
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2019 >
A • Lorez Alexandria • Louis Armstrong • Patrick Artero • At Barloyd's • Pauline Atlan • Teodross Avery • B • Gilles Barikosky • Basin Street Records Recording Artists • Jon Batiste • Bex-Catherine-Romano • Ran Blake/Christine Correa • Ran Blake/Claire Ritter • Paul Bley/Gary Peacock/Paul Motian • Ray Blue • Mike Bogle • James Booker • Sophie Bourgeois • Vincent Bourgeyx • Thomas Bramerie • Milt Buckner & Jo Jones • Billy Butler/Al Casey/Jackie Williams • Billy Byers/Martial Solal • C • Gwen Cahue • Pablo Campos • Cédric Chauveau • Sue Childs • Pierre Christophe/Joel Frahm/Joe Martin • Evan Christopher/Fapy Lafertin • Esaie Cid • Olivier Collette • John Coltrane • Gustavo Cortiñas • Julian Costello • Davell Crawford • D • Dal Sasso Big Band • Miles Davis • Raul De Souza • Joey DeFrancesco • Riccardo Del Fra • Jean-Pierre Derouard • Jordon Dixon • Django AllStars • Eric Dolphy • Philippe Duchemin • E • Christian Escoudé • Gil Evans Orchestra • F • Marianne Feder • Laurent Fickelson • Maurice Frank • G • Patrice Galas • Jared Gold • Goldberg(s) • Honi Gordon • Grant Green • H • Erik Thormod Halvorsen • Connie Han • Jan Harbeck • Louis Hayes/Junior Cook • J.C. Heard & Bill Perkins • Michele Hendricks • Woody Herman • Michel Herr • Billy Hitz • Christopher Hollyday • Ramona Horvath • Stéphane Huchard • McClenty Hunter Jr. • J • Mahalia Jackson • Bobby Jaspar • Alain Jean-Marie/Patrice Caratini/Roger Raspail • Bill Jennings • K • Snorre Kirk • Joachim Kühn • L • L'Affaire Enzo • La Section Rythmique • Wolfgang Lackerschmid/Chet Baker • Steeve Laffont • Guy Lafitte • Jeanne Lee/Ran Blake • Philippe LeJeune • Les Oignons • John Lewis/Sacha Distel • Tcha Limberger • Bo Lindenstrand • Hugo Lippi • Barbara Long • Leroy Lee Lovett • M • Christian McBride • Greig McRitchie • Roberto Magris • Jason Marsalis • Wynton Marsalis • Samuel Martinelli • Xavier Mathiaud • Faby Médina • Mem' Ory • Rossitza Milevska • Olinka Mitroshina/Georges Guy • N • Fred Nardin • Guillaume Nouaux • O • Odidrep • Leïla Olivesi • Oracasse • P • Lia Pale • Vincent Périer • Philippe Petit • Michel Petrucciani (Complete Recordings) • Michel Petrucciani (Colours) • Tom Pierson • Valerio Pontrandolfo • Q • Alvin Queen • R • Rodolphe Raffalli & Renée Garlène • Louisiana Red • Scott Reeves • Bastien Ribot • Herlin Riley • Bob Rogers • S • Nicola Sabato • Bobby Sanabria • Christian Sands • Dorado Schmitt • Fabrizio Sciacca • Isabelle Seleskovitch • Philippe Soirat • Martial Solal (Histoires improvisées) • Martial Solal (And His Orchestra) • Lyn Stanley • Carol Sudhalter • Swing Vibrations • T • Ignasi Terraza • Ignasi Terraza/Luigi Grasso • The Amazing Keystone Big Band • Olivier Anthony Theurillat • Pat Thomas • Three Blind Mice • Timeless Allstars • Claude Tissendier • T.K. Blue (Talib Kibwe) • Marco Trabucco • Sam Trippe • U • René Urtreger • V • Chucho Valdés • Maurice Vander • Jacques Vidal • Romain Vuillemin • W • Reggie Washington • Ernie Watts • Ben Webster • David & Danino Weiss • Barney Wilen • Jeff Williams • Hono Winterstein • |
Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2020
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René Thomas
Remembering René Thomas CD1: Motion, There'll Never Be Another, Lover Man, Stella by
Starlight, Whose, Au Privave, Blue Train, Milestones, Motion, All Mornin' Long, It Could Happen to You, Never Morning
CD2: Milestones, It Could Happen to You, Oleo, Ballata in
forma di blues, It Could Happen to You, I Remember Sonny, Au Privave, Easy
Living, Our Delight, Moonlight in Vermont, Well You Needn't, Blues, Stardust
René Thomas (g) avec différentes formations comprenant Herman
Sandy (tp), Jacques Pelzer (as), Bobby Jaspar (ts, fl), Jean Fanis, Jack
Diéval, Amedeo Tommasi, Joël Vandroogenbroeck (p), Jimmy Smith (org), Paul
Dubois, Bob Roach, Jacques Hess, Benoît Quersin (b), George Braxton, Daniel
Humair, Jose Bourguignon, Franco Manzecchi, Donald Bailey (dm)
Enregistré le 18 mai 1955, Bruxelles; en février 1960, à
Montréal, Canada; le 30 juillet 1961, Comblain-la-Tour; le 6 novembre 1961 et
fin 1961, Paris; le 16 janvier 1962, Bruxelles, les 20 et 22 juillet 1962, Antibes-Juan
les Pins, été 1962 à Paris
Durée: 1h 15’ 05”
Fresh Sound Records 993 (Socadisc)
Voici donc grâce à Jordi Pujol, qui réactive chez Fresh
Sound la mémoire enregistrée du jazz avec une persévérance digne de tous les
éloges (restitution sonore, livrets très bien documentés, illustrés),
un double album qui honore le talent exceptionnel du grand René Thomas –après
Django également belge de naissance– le guitariste fondateur de cette grande
aventure de la six cordes en Belgique où elle est d’une certaine manière
l’instrument roi, car la descendance a été généreuse, autant quantitativement
que qualitativement. Et cette dynastie se prolonge, bien que ce centre de
l’Europe compte également d’autres excellents musiciens de jazz sur tous les instruments.
Il faut redécouvrir René Thomas par le son ici, et par le
texte et l’image en vous reportant notamment aux articles de
Jean-Pol Schroeder et Jean-Marie Hacquier dans le Jazz Hot n°530 avec beaucoup de
témoignages de ses collègues musiciens évoquant le génie du guitariste. Il y a
par ailleurs les Jazz Hot n°208, n°283 et n°313.
Comme le dit l’article, René Thomas a effectué sa synthèse à partir de
différentes influences, d’abord Django Reinhardt dont il possède l’apprentissage
non académique et l’esprit de virtuosité, et, parce qu’il appartient à la
génération d’après la Seconde Guerre qui a vu naître le bebop, à partir des
innovations de Charlie Christian, Billy Bauer, Jimmy Raney et de sa rencontre
avec Jimmy Gourley à Paris où René Thomas a gravé une partie de son histoire.
Il y a dans le livret une photo réunissant Jimmy Gourley, René Thomas,
Sacha Distel et Jimmy Raney à Paris en 1954. Une partie de la documentation
vient de Robert Jeanne (cf. Jazz Hot n°679),
l’un des survivants de cette grande histoire…
Sur le plan discographique, ce double album reprend le
disque de Jacques Pelzer (as) avec son Modern Jazz Sextet, Innovation in jazz-Vol.2, de 1955, des enregistrements live et radios de 1960-61-62, au Canada,
au festival de Comblain-la-Tour, à Paris (émission Jazz aux Champs-Elysées en
1961 et 1962), pour la radio-télévision belge, au Festival de Juan-les-Pins. Le
producteur a donc utilisé plusieurs sources, dont l’INA en France, pour nous
proposer une sélection rare de titres par René Thomas. La bonne discographie
parue dans le n°530 vous donnera une vue d’ensemble de son parcours.
Ces enregistrements se situent en amont et en en aval de sa
rencontre et du disque avec Sonny Rollins, en 1958, et de son
magnifique Guitar Groove en leader pour Jazzland (Original Jazz Classics) de 1960 qui installèrent René
Thomas au sommet d’un art où il côtoya par la suite Chet Baker, John Lewis,
Sonny Criss, Lou Bennett, Lucky Thompson, Stan Getz, Kenny Clarke, sans oublier
ses amis belges, Jacques Pelzer, Bobby Jaspar, etc. Dans ce Remembering René Thomas, on note encore
sa rencontre avec l’organiste Jimmy Smith à Juan-les-Pins. Sur le plan stylistique, René Thomas c’est la clarté des
phrases, l’aisance, cette curiosité qui lui fait citer
Ornette Coleman dans «Never Morning», l’une de ses compositions. C’est
aussi un swing toujours présent dans un répertoire mêlant les
standards, les compositeurs du jazz, surtout de sa génération,
Thelonious Monk,
Miles Davis, John Coltrane, Charlie Parker, Sonny Rollins, Tadd Dameron.
Dans tous les registres, il est René Thomas, c’est à dire
une profusion de notes bien détachées, un des plus beaux sons de
l’histoire de la guitare jazz, une vraie poésie qui se transmettra à l’âme
belge des guitaristes, une adhésion sans réserve au langage de son époque, avec
un souci presque classique de la mise en place. C’est aussi une imagination
originale dans ses chorus portée par un phrasé guitaristique plein d’accents.
Il remplit l’espace comme on pourrait le dire d’un pianiste bebop, comme Bud
Powell dans de longues phrases. La belle version de «It Could Happen to You»
avec Bobby Jaspar et Jack Diéval (Paris 1961) est un régal comme le brillant
«Oleo», un échange avec Jaspar. René Thomas est aussi capable de faire
chanter sa guitare («Moonlight in Vermont», «Stardust») avec beaucoup
d’expression, de sonner de tous ses éclats («Well, You Needn’t») ou de jouer
le blues le plus bleu («All Morning Long» de Red Garland à Comblain-la-Tour) ou
avec Jimmy Smith à Antibes… Le titre de ce disque est bien choisi: Remembering René Thomas est une
nécessité!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Jazz at Lincoln Center Orchestra
Big Band Holidays II It’s the Most Wonderful Time of the Year4, Cool
Yule3, We Three Kings1, O Tannenbaum1,
Rise Up Shepherd and Follow2, (Everybody’s Waitin’ for) The Man With
the Bag4, What Will Santa Claus Say? (When He Finds Everybody
Swingin’)2, Brazilian Sleigh Bells2, Silver Bells2,
Snowfall, Silent Night1
Jazz at Lincoln Center Orchestra: Wynton Marsalis (lead3-4,
tp) et selon les titres Marcus Printup, Kenny Rampton, Ryan Kisor, Greg
Gisbert, Bruce Harris, Tatum Greenblatt (tp),
Vincent Gardner, Chris Crenshaw (tb), Elliot Mason, Sam
Chess, Eric Miller (tb), Sherman Irby (lead1-2, ss, as, cl fl), Ted
Nash (as, ts, fl, cl), Victor Goines (lead4, ss, ts, cl), Walter
Blanding (ts, cl, shaker), Paul Nedzela (ss, bar), Dan Nimmer (p), Carlos
Henriquez (b), Ali Jackson, Marion Felder, Charles Goold (dm) + James Chirillo
(g), Aretha Franklin (voc, p), Audrey Shakir,
Denzal Sinclaire, Catherine Russell, Veronica Swift,
Enregistré les 17-19 décembre 20151, 14-18
décembre 20162, 13-17 décembre 20173 et 19-23 décembre
20184, Lincoln Center, New York, NY
Durée: 1h 06’ 15’’
Blue Engine Records 0020 (http://blueenginerecords.org)
Les concerts de Noël du Jazz at Lincoln Center Orchestra donnés
au Frederick P. Rose Hall du Lincoln Center (sous le titre «Big Band Holidays»)
sont une tradition à laquelle Wynton Marsalis et ses musiciens s’adonnent
toujours avec un plaisir enfantin, bonnets rouges sur la tête. Alors que cette
année la fête est gâchée par une assignation mondiale à résidence, ce Big Band Holidays II, rassemblant des extraits live, pris sur les années 2015 à 2018, restitue
quelques bribes de ces grandes soirées, qui sont avant tout une fête pour le
jazz orchestrée par l’un des meilleurs big bands de la planète. Cet album vient après un
premier volume couvrant les années 2013 et 2014 où les chanteurs Cécile McLorin
Salvant, Gregory Porter, René Marie et déjà le guitariste James Chirillo
étaient les invités du JLCO. Sur ce volume 2, ces guests restent de haut niveau avec en particulier, lors des
concerts de décembre 2015, l’intervention très émouvante de la grande Aretha
Franklin (disparue
en 2018), s’accompagnant seule au piano pour une version gospel de
«O Tannenbaum» («Mon beau sapin»), chant traditionnel d’origine allemande
qu’Aretha interprète d’ailleurs en partie dans la langue de Goethe (elle l'avait
déjà enregistré pour l’album collectif A Very Special Christmas 2, en 1992, avec une sirupeuse section de cordes). Toujours sur ces concerts de 2015, nous
avons également affaire à deux excellents vocalistes: Denzal Sinclaire et
Audrey Shakir. Le premier (qu’on entend seul sur «We Three Kings»), né en 1969
à Toronto, est également pianiste, guitariste, batteur et comédien. Son timbre
chaleureux et velouté évoque celui de Nat King Cole qu’il a d’ailleurs interprété dans une comédie musicale (Unforgettable), outre de multiples
collaborations allant de Dee Dee Bridgewater au Count Basie Orchestra. Audrey
Shakir s’inscrit quant à elle dans une belle filiation avec Sarah Vaughan. Originaire
de Cleveland, OH, mais résidant à Atlanta, GA, elle a fait ses classes à New
York notamment auprès de Barry Harris. Nous apprenons par ailleurs, à
l’occasion de cette chronique, qu’elle a sorti en 2009 un album (If You Could See Me Now, Hot Shoe
Records) avec Kenny Barron. Leur duo sur un «Silent Night» très blues, grâce aussi à la contribution de James Chirillo, est
l’un des très bons moments de ce disque.
Les plages tirées des concerts de 2016 offrent trois titres instrumentaux, dont
le très dynamique «Brazilian Sleigh Bells» arrangé par Carlos Henriquez qui a
donné à la composition du Canadien Percy Faith, inspirée par les mariachis
mexicains, un habillage harmonique scintillant. Deux autres thèmes («What Will
Santa Claus Say?» et «Silver Bell») laissent le champ libre à l’expression hot de Catherine Russell. C’est encore une forte personnalité vocale qui
s’impose ici face au grand orchestre. Elle intervient également sur «Cool
Yule», seul enregistrement pour l’année 2017, où elle donne la réplique à
Walter Blanding et Sherman Irby. Un morceau au swing incandescent qui rappelle
les riches heures du Count Basie Orchestra. Enfin, l'album propose deux extraits captés en 2018: un instrumental, «It’s the Most Wonderful Time of the Year», profitant également d’un bel arrangement –signé de Wynton Marsalis
également auteur de plusieurs interventions superbes– et un morceau vocal, «(Everybody’s Waitin’ for) The Man With
the Bag»assuré par Veronica Swift, une jeune
pousse révélée par JALC et qui confirme son talent.
Un disque qui donne l'occasion de rappeler que Wynton Marsalis est, tout au long de l'année (y compris en période de crise), un véritable Père Noël pour les amateurs de jazz.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Hot Sugar Band & Nicolle Rochelle
Eleanora: The Early Years of Billie Holiday What a Night, What a Moon, What a Girl, It’s Like Reaching for
the Moon, The Way You Look Tonight, Fine and Mellow, Did I Remember, Moanin’
Low, With Thee I Swing, A Sailboat in the Moonlight, No Regrets, Mean to Me,
The Man I Love, What a Little Moonlight Can Do, Yesterdays
Corentin Giniaux (cl, ts), Julien Ecrepont (tp),
Jean-Philippe Scali (as, cl), Vincent Simonelli (g), Bastien Brison (p), Julien
Didier (b), Jonathan Gomis (dm) + Nicolle Rochelle (voc)
Enregistré les 7, 8 et 9 septembre 2019, Villetaneuse (93)
Durée: 56’ 09’’
CQFD 33020 (L’Autre Distribution)
Encore une formation qui propose une relecture dynamique du
répertoire jazz! Fondé il y a dix ans, le Hot Sugar Band, possède la
particularité d’être lié de près à l’univers de la danse et du lindy-hop et
s’est produit, ces dernières années, dans de multiples festivals et événements
swing à travers l’Europe et même l’Asie. L’orchestre affirme ainsi puiser son
inspiration chez John Kirby, Artie Shaw et Count Basie (liste non limitative, of course). Il est aujourd’hui animé par le clarinettiste, saxophoniste (et
aussi claviériste) Corentin Giniaux, un musicien partagé entre des mondes
musicaux fort éloignés, de la tradition Django à la musique électronique. Après
la sortie de son troisième album, Wondering
Where, en 2017, le Hot Sugar Band a entamé l’année suivante une
collaboration avec Nicolle Rochelle autour du premier répertoire –celui
des années 1930– d’Eleonora Fagan, dite Billie Holiday. Régulièrement invitée par des big
bands (Duke Orchestra, Barcelona Jazz Orquestra…) pour son talent scénique
alliant énergie, charme et humour, Nicolle Rochelle avait déjà incarné Lady
Day pour le spectacle Le Blues de Billie
Holiday (2015) avec le Swiss Yerba Buena Creole Rice Jazz Band.
Si son
grain de voix n’est pas très loin de celui de Billie (sans atteindre bien sûr
sa dimension expressive hors norme), la chanteuse et comédienne se rapproche ici
au plus près de la personnalité vocale de son modèle sans verser totalement dans
l’imitation ni perdre son caractère propre.
Sa performance bluffante, comme la qualité des solistes de
l’orchestre et celle de l’écriture des arrangements, font de cet Eleanora un hommage plein de vie, de
blues et de swing, par ailleurs respectueux de la musique originale. Le livret
remet brièvement dans son contexte les titres joués: certains incontournables
comme «The Man I Love» (belle version entièrement instrumentale), d’autres un
peu moins connus, tel «It’s Like Reaching for the Moon» que Nicolle restitue
avec intensité. De même, sur «Fine and Mellow», elle confirme son aisance sur
le blues qui imprègne également le jeu de Bastien Brison ainsi que celui de Corentin
Giniaux et Jean-Philippe Scali aux saxophones. Ces derniers font également deux
bonnes interventions (cette fois à la clarinette et à l’alto), de même que
Julien Ecrepont, sur une version très enlevée de «What a Little Moonlight Can
Do», fidèle à l’esprit de l’enregistrement de 1935 (Brunswick 7498) avec Teddy Wilson, Benny
Goodman, Ben Webster et Roy Eldridge. Nicolle Rochelle excelle également dans
ce registre très swing (bravo aussi à la section rythmique) où sa truculence fait
merveille quand Billie (20 ans à l’époque) y mettait une nuance de blues qui
traduisait l’expérience d’une vie marquée par les épreuves. Cette évocation
très réussie de Lady Day et des musiciens qui partagèrent avec elle la scène et
les studios à l’orée de sa carrière, imagine même une rencontre avec Django par
l’entremise de Vincent Simonelli (joli duo guitare/voix sur «A Sailboat in the
Moonlight»). Un très bon travail collégial,
porté par une artiste décidément surprenante.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Gabriel Latchin Trio
I'll Be Home for Christmas Winter Wonderland, Jingle Bells, Santa Claus Is Comin’ to
Town, I’ll Be Home for Christmas, A Toast to Friends, The Christmas’ Song,
White Christmas, God Rest Ye Merry Gentlemen, Have Yourself a Merry Little
Christmas, Rudolph the Red-Nosed Reindeer, Silent Night
Gabriel Latchin (p), Dario Di Lecce (b), Josh Morrison (dm)
Enregistré le 4 août 2020, Londres
Durée: 51’ 38’’
Alys Jazz 1503 (www.gabriellatchin.com)
C’est une jolie découverte que nous faisons avec le jeune
pianiste britannique Gabriel Latchin, lequel nous présente ici son troisième
album, un disque de Noël dans la grande tradition du jazz. Initié au piano et
au jazz par sa grand-mère à l’âge de 9 ans, il se tourne d’abord vers le jeu
d'Oscar Peterson. D’autres maîtres (d’Art Tatum à Bill Evans) nourriront plus
tard son expression, en particulier Barry Harris et Cedar Walton qu’il tient aujourd’hui
pour ses deux principales influences. Après avoir suivi de sages études
d’économie, Gabriel Latchin se frotte à la scène jazz d’Edimbourg puis
parachève sa formation musicale à Londres, à la Guildhall School of Music and
Drama. Il compte parmi ses mentors Aaron Goldberg, Peter Bernstein et Grant
Stewart qui n’est sans doute pas étranger à sa sensibilité à l’univers
rollinsien. Un cursus qui aura amené Gabriel Latchin à maîtriser avec talent le
langage du jazz. Christian McBride, qui n’est pas le premier venu, ne s’y est
d’ailleurs pas trompé et a fait appel à lui en 2016 pour un prestigieux concert
au Wigmore Hall, avec la chanteuse lyrique Renée Fleming. Depuis, le pianiste s’est
imposé dans le paysage jazz londonien où il se produisait régulièrement à la tête
de son trio jusqu'au début 2020.
Le
swing aérien de Gabriel Latchin, son jeu élégant et subtil, puisant
dans le blues et le gospel, sont un véritable régal. Il est de plus
entouré de solides
partenaires: l’Italien Dario Di Lecce, basé à Londres depuis 2012, a
notamment
enregistré avec George Garzone; Josh Morrison, londonien de naissance, a
étudié
à Berklee et a accompagné la fine fleur du jazz britannique, outre des
collaborations avec Grant Green, Eric Alexander ou Andrea Pozza. Avec
beaucoup
d’énergie et d’inventivité, le trio renouvelle le plaisir d’entendre ce
beau
matériau que constituent les christmas
songs et les restitue avec une variété
de couleurs qui conserve le plaisir intact tout au long de l’album: du très
monkien «Santa Claus Is Comin’ to Town» à un «Jingle Bells» et un «Rudolph the
Red-Nosed Reindeer» dont les fulgurances évoquent tant Hank Jones qu’Ahmad
Jamal, en passant par un «Silent Night» enraciné dans le gospel. Un disque très réussi et une chaleur artistique nécessaire en cette fin d'année 2020 réduite à la survie déshumanisée.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Teodross Avery
Harlem Stories: The Music of Thelonious Monk Teo°, Monk's Dream°, Ruby My Dear°+, Evidence, Rhythm A-Ning°,
In Walked Bud*, Ugly Beauty*, Pannonica*, Trinkle-Tinkle*, Boo Boo's Birthday*
Teodross Avery (ts, ss, arr), Anthony Wonsey (p)°,
D.D.Jackson (p)*, Corcoran Holt (b), Willie Jones III (dm)°, Marvin Bugalu
Smith (dm)*, Allakoi Mic Holden Peete (cajón)+
Enregistré le 14 janvier 2020, Brooklyn, New York, NY
Durée: 1h 03’ 25”
WJ3 Records 1024 (http://wj3records.com)
Teodross Avery, un post coltranien par l’esprit, l’énergie
et la manière –bien qu’au niveau du son de ténor on puisse aussi faire
référence à Sonny Rollins– (cf. After the
Rain: A Night for Coltrane),
se met ici en tête de retrouver l’esprit et la puissance d’Harlem, l’un des
cœurs du jazz depuis l’origine dans le récit du jazz. Il a choisi la musique de
Thelonious Monk pour ce voyage dans le temps à Harlem qu’il prolonge en 2020.
Il réarrange un répertoire, savamment sélectionné en fonction des qualités de
ses formations en 2020, dans l’œuvre de Thelonious Monk. Difficile de dire
quels albums en particulier ont servi pour le choix de Teodross, car Thelonious reprenait
souvent ses thèmes pour les triturer à sa manière. On pense à Underground pour «Boo Boo's Birthday» et
«Ugly Beauty» ou à Monk pour «Teo»,
peut-être Brilliant Corners pour «Pannonica», mais pour le reste difficile à
dire. On vous conseille un petit retour sur la discographie complète de
Thelonious Monk parue dans le n° Spécial
1998, à laquelle il
conviendra d’ajouter les inédits parus depuis, notamment le récent restitué d’un concert à Palo Alto en 1968.
Deux
quartets se partagent cinq thèmes chacun, avec de
splendides musiciens dans les deux cas. Même si on retrouve à travers
les
compositions le monde particulier du célèbre pianiste, car Teodross
Avery a
voulu rester près du texte, et en particulier du swing très marqué de
Monk, la
manière est celle de musiciens de 2020 qui jouent comme ils sont. Les
deux
pianistes, qui ont la lourde charge du piano dans cette production, ne
font pas
du Monk, mais une relecture très personnelle, et comme Anthony Wonsey et
D.D.
Jackson, qu’on est heureux de retrouver en disque, ont des styles très
particuliers, ça fonctionne parfaitement. Teodross Avery développe sa
manière,
et s’il évoque Charlie Rouse parfois dans son exposé des thèmes, très
littéral comme le souhaitait Monk de ses saxophonistes, même John
Coltrane, il
s’affranchit aussi très vite de toute reproduction pour laisser libre
cours à
une imagination débridée, servie par une technique et une puissance hors
norme.
C’est un splendide saxophoniste de jazz dans la grande tradition. La
première série est réalisée avec un pianiste trop méconnu,
Anthony Wonsey, et Willie Jones III, le brillant batteur qui faisait la
couverture du Jazz Hot n°669,
et qui est aussi producteur et patron de son propre label, WJ3 Records, sur
lequel est produit ce disque. Le bassiste Corcoran Holt, comme Teodross Avery, est présent
dans les deux groupes. Les cinq titres de Monk repris par ce quartet, bien que
réarrangés par le leader, et magnifiés par son drive coltranien au ténor, atteignent
une sorte de classicisme dans la manière bien que les musiciens fassent preuve
et de leur personnalité et de leur créativité: si les thèmes sont marquants,
ils ne brident nullement l’imagination. Ils permettent l’expression élégante de
Wonsey et le foisonnant du jeu de Willie Jones III. Le gros son au ténor et le
débit vertigineux de Teodross Avery font merveille et sur la version «Ruby, My
Dear», un percussionniste, Allakoi Mic Holden Peete, vient rappeler Rubbie Richardson, l’amie cubaine
qui inspira ce thème à Thelonious. Changement d’atmosphère dans l’autre quartet où D. D. Jackson
vient apporter son tempérament de feu par son jeu en block chords devenant
parfois clusters, en arpèges et en déboulés de notes –quel pianiste!–, et son
jeu impétueux, qui peut rappeler Don Pullen ou parfois Jaki Byard dans son
introduction à «In Walked Bud», convient parfaitement à Monk et à cette
relecture. Il y a dans cette partie du disque, un renouvellement plus marqué des
compositions de Monk par une expression plus vive où le drive et l’intensité sont
plus accentués. Le choix des thèmes est encore judicieux, avec cette belle
interprétation de «In Walked Bud», «Ugly Beauty», «Trinkle Tinkle». On découvre
aussi un excellent batteur, Marvin «Bugalu» Smith, très à l’aise sur ce
répertoire.
Ce qui ressort de ces deux fois cinq titres, c’est un swing
permanent, une inventivité enracinée dans la tradition, et cette puissance qui
se dégageaient aussi de l’original. Teodross Avery n’a pas cherché à provoquer
ou à détourner une belle œuvre, il l’a au contraire honoré en en donnant une
version personnelle digne de l’originale. En restant lui-même, en choisissant
des musiciens à fortes personnalités musicales, connaisseurs de l’univers de
Monk, il a réalisé un bel enregistrement. Signalons que Teodross Avery alterne au soprano sur les
thèmes «plus féminins»: «Ruby, My Dear», «Ugly Beauty» et «Pannonica», mais pas
sur «Boo Boo’s Birthday» (la fille de Thelonious) comme on aurait pu l’attendre
où son timbre au ténor s’éclaircit cependant (dans les aigus). D. D. Jackson y
donne un chorus à sa façon, passionnant.
Un beau voyage dans le Harlem de Thelonious Monk qui se
termine par la corne en double sonorité façon John Coltrane, un petit clin d’œil!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Félix Hunot
And The Jazz Musketeers Ostrich Walk, My Pretty Girl, Lazy Bones, Froggie More,
Adrian’s Dream, Mississippi Mud, Memories of You, I’m Walkin’, Cryin’ All Day,
Japanese Sandman, Thanks for the Memory, Mamanita, Tiger Rag, Ballad Medley R.
Wagner
Félix Hunot (g, bjo, voc), Malo Mazurié (cnt, tp), David
Lukàcs (cl, ts), Attila Korb (bs, voc)
Enregistré les 17 et 18 février 2020, Beaumont-sur-Oise (95)
Durée: 47’ 30’’
Autoproduit (felix.hunot@gmail.com)
Jazz Age Centenaire
Edition: 1920 Whispering, Avalon, Waiting for the Sun to Come Out, After
You Get What You Want You Don’t Want It, I Never Knew I Could Love Anybody
(Like I’m Loving You), Swanee, Let the Rest of the World Go By, Crazy Blues,
Look for the Silver Lining, When My Baby Smiles at Me, St. Louis Blues, (I’ll
Be With You in) Apple Blossom Time, Alcoholic Blues, Ain’t We Got Fun
Scott Emerson (voc), Jérôme Etcheberry (tp), Félix Hunot (g,
bjo), Raphaël Dever (b)
Enregistré en octobre 2019, Paris et en juillet 2020,
Villennes-sur-Seine (78)
Durée: 48’ 56’’
Klarthe 032 (www.klarthe.com)
Ces deux bons disques de jazz dit «traditionnel» ont en
commun la présence du guitariste, banjoïste et chanteur Félix Hunot (né en 1985
dans le Var) appartenant à cette nouvelle génération de musiciens qui
s’approprie avec fraîcheur et enthousiasme le riche patrimoine issu du jazz des
origines. Au demeurant, Félix Hunot se présente en leader sur l’album The Jazz Musketeers; une première pour
celui qu’on a découvert avec le trio Three Blind Mice (voir Jazz Hot n°677 et 2019)
aux côtés de Sébastien Girardot et de Malo Mazurié, lequel est présent
ici. Au cours de son cursus universitaire, l’enseignement de
Jean-François Bonnel à Aix-en-Provence n’est certainement pas étranger à
l’ancrage dans le jazz
classique du jeune homme qui monta ses premiers groupes avec sa condisciple Cécile
McLorin-Salvant.Quant aux deux autres mousquetaires du disque, le Néerlandais David
Lukàcs, qui s’inscrit dans la tradition Benny Goodman, et le Hongrois Attila
Korb, instrumentiste à la polyvalence impressionnante (trombone, trompette,
saxophone basse, piano…) ce sont, comme Malo Mazurié, des partenaires réguliers
depuis 2013, date à laquelle remonte leur rencontre avec Félix Hunot, tout
juste alors arrivé de Provence. Ils ont depuis partagé bien des aventures musicales,
notamment aux côtés d’Harry Allen et Scott Hamilton. En l’absence de piano, de
contrebasse et de batterie, Félix Hunot assure le soutien harmonique du quartet
ainsi que le soutien rythmique avec le saxophone basse qui reprend l’emploi du
soubassophone dans les fanfares. La sonorité du groupe n’en est pas moins
riche, d’autant que l’alliage du banjo, du cornet et de la clarinette lui donne
des couleurs chatoyantes comme sur l’excellent «Tiger Rag». Félix Hunot se
révèle aussi être un agréable chanteur, notamment sur les morceaux plus lents
comme «Lazy Bones».
Sur le second disque, on retrouve le banjoïste au
sein d’un autre quartet pianoless,
Jazz Age Centenaire, sans leader affiché. Il y donne la réplique à des
musiciens un peu plus avancés en âge et en expérience, à commencer par
les
solides Jérôme Etcheberry et Raphäel Dever. Le chanteur, Scott Emerson,
originaire de Los Angeles, poursuit depuis plus de vingt-cinq ans, en
France, une carrière entre opéra et comédie musicale qui explique sa
façon
d’aborder, à la mode de Broadway, les thèmes de cette Edition: 2020. L’album est basé sur un concept intéressant:
reprendre, cent ans plus tard, des «hits» de l’année 1920 ayant connu par la
suite des fortunes diverses: certains ont intégré le répertoire des standards
du jazz («St. Louis Blues» publié en 1914 par W.C. Handy, «Whispering» de
Malvin et John Schonberger…) d’autres, au contraire, ont disparu des mémoires,
comme «Alcoholic Blues», chanson humoristique d’Edward Laska et Albert Von
Tilzer, enregistrée par le populaire ténor Billy Murray (1877-1954) en janvier 1919,
un an tout juste avant la mise en application de loi sur la Prohibition. De
manière très pertinente, le livret précise synthétiquement l’historique de ces
succès phonographiques qui ont ouvert les Années Folles. Une démarche savante
qui va de pair avec un traitement respectueux du matériau musical, sans
condescendance, mais renouvelé via un beau travail collectif d’arrangement et
une interprétation pleine de swing.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Thelonious Monk
Palo Alto Ruby, My Dear, Well-You Needn't, Don't Blame Me, Blue Monk, Epistrophy,
I Love You Sweetheart of All My Dreams
Thelonious Monk (p), Charlie Rouse (ts), Larry Gales (b),
Ben Riley (dm)
Enregistré le 27 octobre 1968, Palo Alto, CA
Durée: 47’ 20”
Impulse! 00602507112851 (Universal Music)
Encore une nouveauté concernant une légende du jazz. La
technologie, en dehors de la 5G et de la surveillance policière du trou du cul
du monde, peut aussi produire de l’essentiel et de la libération, quand il
s’agit de restaurer en particulier la mémoire (sonore et visuelle), et c’est à
ça qu’on devrait la limiter en totalité pour éviter de se tromper dans des
entreprises totalitaires comme celle que nous vivons, et pour couper l’herbe
sous les pieds des mégalomanes qui nous y dirigent.
Voici donc une belle nouveauté d’un
autre temps où l’on venait juste encore de rêver d’alternative, malgré la
présence du Général de Gaulle qui après avoir créé les conditions de notre enfermement en
2020 (la constitution), s’accrochait encore au pouvoir après un naufrage
conformiste et démocratique dont les Français-es sont encore coutumiers en 2020. Mais, car il y a un mais, le 27 octobre 1968, Thelonious Monk est encore là dans
un paysage du jazz qui compte toujours beaucoup de ses fondateurs, même si les
rangs commencent à s’éclaircir: après les départs d’Art Tatum, Billie Holiday,
Lester Young, les dernières générations en particulier ont perdu, dans la
tourmente du temps, deux des pères du bebop (Charlie Parker et Bud Powell), et
John Coltrane vient juste de quitter la scène pour les Verts Pâturages.
Louis,
Duke, Count, Earl, Ella, Dizzy, Blakey, Max, Mingus sont
encore au sommet de leur art dans un jazz qui compte des centaines de
musiciens
d’exception. Thelonious Monk joue toujours avec son quartet de fidèles,
Charlie
Rouse, Larry Gales et Ben Riley, l’une de ses formations tout entière au
service de l’art si particulier du pianiste, qui ne fait qu’approfondir
son sillon, avec
l’obstination d’un Van Gogh, dans une sorte de perfection atteinte
dont il donne à chaque apparition une version, comme un peintre produit
parfois
plusieurs chefs-d’œuvre sur le même thème. Nulle nouveauté au sens
convenu par
le Ministère de la Culture depuis Jack Lang, nulle création au sens
d’inouï,
pas même les thèmes mille fois joués par Monk. Mais voilà, et c’est la
beauté
et tout le mystère de l’Art, écouter ce quartet ou ce pianiste en solo,
c’est
toujours de l’Art, magique, jamais pareil exactement bien que très
proche,
comme ici les splendides versions en quartet de «Well, You Needn’t»
(chorus magnifique de Larry Gales à l’archet et la voix, à la Slam
Stewart, perfection du
jeu de batterie de Ben Riley qui accentue de ses baguettes
ultra-précises les
discours de tous, avant un chorus toujours essentiel, virtuose sur les
caisses,
Charlie Rouse dont le discours s’entoure comme une liane autour de
l’arbre
monkien, tortueux, anguleux), de «Blue Monk», «d’Epistrophy» tout aussi
magnifiques
ou de «Don’t Blame Me» et «I Love You Sweetheart» en solo. L’Art et la
création, en live comme ici, avec
toute l’énergie d’un moment de grâce et de conviction, ce n’est pas écouter du
nouveau par principe, mais écouter un artiste, Thelonious Monk, jouer avec sa
formation du Thelonious Monk, comme il l’a toujours fait, avec tout ce qui fait
l’extraordinaire de son expression, et c’est un ravissement de l’âme, un absolu.
Il fut un temps où les amateurs de jazz, qui avaient
pourtant des disques en moins grand nombre, connaissaient le jazz jusqu’au bout
des sillons, aimaient à découvrir en live leurs artistes préférés pour ce qu’ils sont, et non pour être surpris ou
provoqués. Les artistes n’étaient pas là pour déstabiliser leur public
mais pour communier, au sens de mettre en commun l’art dont ils étaient les
dépositaires, avec un public qui le comprenait, l’appréciait et les
remerciait de cette authenticité. Et c’est justement à ce public qu'on doit ce disque, incarné en cette
occasion par un adolescent lycéen de 17 ans, Dany Scher, «juif» est-il
précisé à l'entame du texte de livret, sans qu’on sache à ce moment si
ce détail a une importance.
Quand on connaît l’histoire du jazz, on sait que c’est important, mais
si on
précise, on doit faire l’effort de l’explication. Cela dit, pour ceux
qui veulent
creuser, il faut lire le livret en entier et préciser qu’on trouve en
coproducteur
Zev Feldman, qui donne actuellement au jazz pour le plaisir des oreilles
et du cœur,
quelques restaurations, redécouvertes absolument splendides de l’âge
d’or du
jazz (cf. les chroniques récentes de Johnny Griffin et Eddie Lockjaw Davis,
et Eric Dolphy). Dany Sher, malgré son âge, est déjà amateur de jazz depuis
ses 10 ans, et dans sa high school de
Palo Alto, il a décidé de promouvoir le jazz, alors qu’aujourd’hui il aurait
fait de la programmation pour ordinateur: autres temps, autres mœurs. Batteur
amateur, son ambition est surtout l’histoire et la promotion de cet art. Malgré
son orchestre dixieland, sans œillères, il propose des cours et des écoutes du
jazz des origines jusqu’au free jazz, la branche expressive née à son époque.
Le jazz est sa passion, qu’il assouvit en jouant mais aussi en simple spectateur-amateur dans les
clubs, en concerts, à la radio et, dès qu’il le peut, il récolte les numéros de
téléphones des musiciens pour pouvoir organiser des concerts à Paly (Palo
Alto), pour financer de bonnes œuvres et un club où il invite des musiciens de jazz. Il a deux idoles:
Duke Ellington et Thelonious Monk, et malgré son jeune âge, avant le Quartet
de Monk, il a déjà fait venir, avec succès, Jon Hendricks (voc), Cal Tjader
(vib), Vince Guaraldi (p). Il contacte alors avec l'inconscience de l'amateur le manager de Monk, Jules Colomby,
signe un contrat pour 500 dollars, et organise ce concert avec un prix d’entrée
de 2 dollars. Les places ne se vendent pas bien, le pays est encore sous le choc de la
tragédie de la mort de Martin Luther King, Jr. et de Robert Kennedy. Comme il s’en
souvient (notes de livret), son école, blanche principalement par la
fréquentation et le quartier, promeut l’une des principales formes d’expression
noire, mais il en est alors inconscient, complétement «color blind» sur le plan musical. La police l’a prévenu de ne pas
afficher dans le quartier noir (l’Est de Palo Alto) afin de ne pas attirer
d’Afro-Américains pour le concert qui se déroule à l’école et dans le quartier
blancs. Le jeune Dany n’obéit pas, car sa première préoccupation, en
bon organisateur, est que la salle soit pleine, et il vend de la publicité à
des commerçants dans son programme pour promouvoir plus largement le concert au
bénéfice (éventuel si la recette le permet) des œuvres de la High
School.
Les gens, même dans le quartier Est, restaient septiques quant à la venue de Thelonious
Monk, une célébrité dans le jazz, déjà présent sur la Côte Ouest, à San
Francisco. Monk qui doit aussi se produire à San Francisco en soirée s’inquiète
de la manière dont il va pouvoir se rendre dans ce «bled» et en repartir, et
c’est le frère de Dany, assez âgé pour conduire qui part chercher l’orchestre
dans la voiture familiale, le manche de la contrebasse dépassant par la vitre
de la portière. Le concert, en après-midi, va commencer, mais Monk, à son
arrivée, comme d’habitude, a faim, et les parents de Dany font la
cuisine. Le concert se déroule parfaitement sur le piano dont l’accord a été
réalisé par un concierge amateur de jazz, qui obtient le droit d’enregistrer
sur son magnéto, ce qui nous vaut aujourd’hui le privilège d’écouter une
magnifique musique… Ceux qui ont organisé des concerts de jazz, en France en particulier, dès
cette époque, se retrouveront dans tous ces détails épiques et pittoresques
d’un bricolage d’amateurs passionnés d’un art, encore possible en ces temps de
relative grande liberté comparés à notre époque «réglementée» et «sécurisée» jusqu'à la mort, dimensions qui expliquent la
richesse humaine, artistique et participent du caractère populaire au sens
noble du jazz, la proximité des musiciens et des publics entre autres qualités. La qualité et
l’engagement des musiciens dans la musique à ce concert (ça s’entend) est aussi
une extraordinaire leçon artistique, le retour en cadeau des musiciens à l'accueil de ce public, de cet adolescent.
Dany avoue avec honnêteté qu’il n’avait jamais réfléchi aux
ramifications politiques et raciales (dixit)
d’un concert, mais ce 27 octobre 1968, Palo Alto et East Palo Alto étaient
réunis pour écouter Thelonious Monk, et c’est ce qu’avait permis la musique.
En mars 1969, il invitait Duke Ellington, rentrait au
College après son diplôme, puis poursuivit à Stanford l’organisation de
concerts à partir de sa chambre d’étudiant jusqu’à ce que Bill Graham, un organisateur
de San Francisco, l’engage dans son agence où il travaillera pendant 24 ans. Il
avait ainsi réalisé son rêve de jeune adolescent d’organiser des concerts de
jazz, de promouvoir un art découvert à l’enfance dans une famille soudée autour de son projet. Sans doute, ces éléments
tirés du livret, éclairent-ils la précision du début,
par beaucoup de détails, comme la belle affiche restituée aujourd'hui
dans le livret (pliée), mais au-delà, ils racontent ce qui a fait la
beauté et l’essentiel du jazz, la rencontre d’artistes populaires et de
ce
génie du bricolage par des amateurs savants, et c’était parfois encore
vrai,
bien que plus rarement, avant le confinement du monde occidental de
2020. Pour le futur,
on en reparlera, mais on peut en douter. Le jazz, son expression, ont
besoin de
la démocratie, ils en sont même un des arts majeurs, la partie la plus
avancée.
Pour finir, un grand bravo au travail de restauration des
bandes qu'on imagine sans peine. Le son est bon avec du relief, un bon travail de production avec un
livret qui dit l’essentiel, la reproduction de l’affiche du concert qui nous
apprend qu’un concert de première partie proposait Jimmy Marks Afro-Ensemble
avec Eddy Bo (fl). Une nouveauté du quartet de Thelonious Monk, c’est un
beau cadeau, indispensable. Merci, Dany!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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The Royal Bopsters
Party of Four
But Not for Me, On a Misty Night/Gipsy°°, How I Love You
(Let Me Count the Reasons), Lucky to Be Me°, Why’d You Do Me the Way You Did?,
Day Dream, Cuando te vea*°°, Baby You Should Know It**, Our Spring Song, Rusty
Dusty Blues, Infant Eyes*, My Shining Hour
Amy London (voc soprano), Holli Ross (voc alto), Pete
McGuinness (voc tenor), Dylan Pramuck (voc bass), Steve Schmidt (p), Cameron
Brown (b) except°, Steve Williams (dm), Steven Kroon (perc)* + Bob Dorough**,
Sheila Jordan (voc)°, Christian McBride (b)°°
Enregistré entre juin 2017 et juin 2019, Teaneck, NJ
Durée: 58’ 37’’
Motéma 0372 (www.motema.com)
Fondé en 2012, le quartet
vocal new-yorkais The Royal Bopsters s’inscrit dans une filiation directe avec
le groupe phare du vocalese, Lambert,
Hendricks & Ross; Jon Hendricks et Annie Ross comptaient d’ailleurs parmi
les invités de leur premier disque, The
Royal Bopsters Project (2012-13, Motéma). La sortie de ce second album est
endeuillée par le décès d’un des membres du groupe, Holli Ross (de son vrai nom
Wasser; Ross étant son nom de scène, choisi sans doute en référence à Annie
Ross) décédée d’un cancer en mai dernier. Originaire du New Jersey, enseignante
et «voice therapist», co-créatrice du
trio vocal féminin String of Pearls, Holli Ross avait sorti un disque sous son
nom en 2011, You’ll See (Miles High
Records), à l’issue d’une vingtaine d’années de carrière. Elle dévoile un joli
timbre comme soliste, sur le thème de Tito Puente, «Cuando te vea», un des bons
moments du disque, au cours duquel Pete McGuinness donne un solo de «mouth trombone» dans la grande tradition
des imitations vocales d’instrument. Ce dernier, qu’on connaît d’abord comme tromboniste,
compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, a débuté sa carrière en
1987 à New York (il est né dans le Connecticut). Il a ajouté le chant à ses
activités à la fin des années 2000 et rejoint les Royal Bopsters en 2016 (en
remplacement du ténor Darmon Meader). Amy London, soliste sur «On a Misty
Night/Gipsy» et «Why’d You Do Me the Way You Did?», ne manque pas non plus de
caractère. Elle enseigne le jazz vocal depuis 1984 et a publié il y a quelques
temps un CD (Bridges, FiveCat
Records) réunissant ses enregistrements des années 1980 et 1990 avec de
multiples partenaires, dont Fred Hersch, Dr Lonnie Smith et Victor Lewis.
Enfin, Dylan Pramuck révèle de bonnes qualités d’expression sur «Rusty Dusty
Blues» avec l’accompagnement du solide trio constitué de Steve Schmidt (ancien
pianiste de Mark Murphy, l’un des parrains du groupe), Cameron Brown (Jazz Hot n°648)
et Steve Williams (Jazz Hot
n°624). Du côté des guests, Chris McBride assure le soutien
rythmique sur deux titres, avec un beau chorus sur «On a Misty Night/Gipsy».
Déjà présente sur le premier enregistrement, Sheila Jordan (Jazz Hot n°623), avec une voix
étonnamment claire pour ses 92 ans, intervient sur «Lucky to Be Me», un thème
de Leonard Bernstein où Dylan Pramuck a intégré un solo de Bill Evans sur
lequel il a également écrit des paroles. Autre invité à revenir, le
chanteur et pianiste Bob Dorough (1923-2018) apporte une touche de fantaisie à
ce Party of Four qui réjouira les
amateurs de vocalese.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Ella Fitzgerald
Ella: The Lost Berlin Tapes Cheek to Cheek, My Kind of Boy, Cry Me a River, I Won't
Dance, Someone to Watch Over Me, Jersey Bounce, Angel Eyes, Clap Hands, Here
Comes Charlie!, Taking a Chance on Love, C'est Magnifique, Good Morning
Heartache, Hallelujah, I Love Him So, Hallelujah, I Love Him So (reprise), Summertime, Mr. Paganini, Mack
the Knife, Wee Baby Blues
Ella Fitzgerald (voc), Paul
Smith (p), Wilfred Middlebrooks (b), Stan Levey (dm)
Enregistré le 25 mars 1962,
Palais des sports, Berlin
Durée : 1h 04’ 04”
Verve 00602507450137 (Universal Music)
Ella à Berlin, c’est une histoire discographique qui
commence en 1955 (sa première tournée européenne dans le cadre d’un all stars
USA), puis qui se prolonge en 1960 par le célèbre Ella in Berlin (Verve, avec Paul Smith déjà), par le Ella Returns to Berlin (Verve, avec Lou
Levy) en 1961, et s’arrête, sous réserve d’autres inédits, en ce printemps
1962, avec ces bandes «perdues» lors d’une tournée qui a traversé l’Europe. Un
autre mystérieux inédit était paru il y a 3-4 ans chez Frémeaux (Ella Live in Paris, 1957-1962)
restituant pour notre plaisir cette fin d’hiver et début de printemps 1962 où
Ella est à Paris le 16 mars au sommet de son art, car de 1955 à 1962, sous la
baguette attentive de Norman Granz, par un travail d’enregistrement et de
tournées d’une intensité sans équivalent dans l’histoire du jazz pour une
chanteuse, Ella Fitzgerald est passée, du statut de grande chanteuse à celui de
diva du jazz qu’elle ne quittera plus.
Cet enregistrement à Berlin témoigne qu’Ella est hors norme
car son tour de chant du 25 mars est presque intégralement différent de celui de
Paris, 10 jours avant, avec en commun 2 titres seulement sur les 17, «Mack the
Knife», qu’elle se fait un devoir de chanter à tous ses passages à Berlin
(petite provocation, d’Ella ou de Norman?), avec son imitation du King Louis
qui impressionne toujours, et «C’est Magnifique», qui s’impose plus à Paris
qu’à Berlin. Ella est, comme en 1960, accompagné par les excellents Paul
Smith, Wilfred Middlebrooks et Stan Levey a remplacé Gus Johnson (dm). En cette
année 1962, elle a déjà enregistré en janvier un Rhythm Is My Business (Verve) d’anthologie, avant de s’attaquer au grand orchestre de Nelson Riddle au printemps,
et de donner à l’été un extraordinaire Twelve Nights in Hollywood (Verve) au
Crescendo Club, avec la même équipe, et pour finir l’année un Sings Broadway (Verve) avec l’orchestre
de Marty Paich. Une année 1962 bien remplie, comme les précédentes et les
suivantes, donc. Son engagement dans ses prestations sur scène et en studio est
tel que la chanteuse y laisse quelques miettes de sa santé, mais la force de
caractère et de travail d’Ella, qui fait l’admiration de Norman Granz, un autre forcené du travail,
est l’un des fondements qui ont rendu possible ce parcours exceptionnel. On
vous recommande un détour par le Jazz
Hot n°682 qui
propose une synthèse longue et détaillée de l’histoire de la First Lady of Jazz ou of Song, selon les moments,
discographie, vidéographie et filmographie comprises. Dans le répertoire de cet enregistrement, on trouve les
classiques du jazz ou du song book comme «Summertime», «Mr. Paganini», «Mack the Knife», «Angel Eyes», etc., mais
aussi les plus rares «Cry Me a River» et «Good Morning Hearthache»,
immortalisée par l’amie Billie Holiday disparue en 1959, et qu’Ella a repris à
partir de 1961 pour ne plus la lâcher jusqu’à 1989, son dernier disque. Il y
a encore cette reprise d’un succès de Ray Charles, «Hallelujah, I Love Him So»,
où Ella, en féminisant le titre, rappelle son tempérament de feu dans ce
registre où la danse n’est pas loin.
Un inédit d’Ella, c’est toujours un événement
discographique majeur, et le jazz à ce niveau, c’est un délice des dieux.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Harry Allen / Mike Renzi
Rhode Island Is Famous for You Rhode Island Is Famous for You, Ev’rything I Love, Swingin’
Down the Lane, The Last Dance, Walk It Like You Talk It, Who Can I Turn To, The
Last Best Year, I Know Your Heart (Like the Black of My Hand), Poor Little
Rhode Island, Happy You Happened to Me, There’s a Rainbow ‘Round My Shoulder,
Out of Rangoon, Where Do You Start
Harry Allen (ts), Mike Renzi (p), Paul Del Nero (b), Rodney
Green (dm)
Enregistré les 2 et 3 juillet 2018, Portsmouth, RI
Durée: 1h 05’ 27’’
GAC Records 008 (harryallen@me.com)
Harry Allen
The Bloody Happy Song The Bloody Happy Song, Sweet Little Things, I Got Lost in
His Arms, Too Close for Comfort, The Summer Knows, More, Somebody I Just Met,
Should I?, The Single Petal of a Rose, I Get Along Without You Very Well
Harry Allen (ts, kb + electronics)
Enregistré en mai et juin 2020, North Bergen, NJ
Durée: 45’ 07’’
GAC Records 009 (harryallen@me.com)
A
l’instar de Scott Hamilton, de douze ans son aîné –avec
lequel il a joué et enregistré à plusieurs reprises–, Harry Allen (né en
1966) poursuit
un parcours qui ignore superbement l’air du temps. Inspiré par la
sonorité d’un
Ben Webster plutôt que par l'esthétique post-coltranienne qui ont plus
souvent l’oreille des musiciens, il s’inscrit dans une filiation du
ténor depuis Lester Young à
laquelle se rattache également Stan Getz, Zoot Sims, Al Cohn. Harry
Allen creuse ainsi impassiblement son sillon avec sérénité
et conviction, celui d’un jazz straight
ahead enraciné, référencé, original dans son expression. Avec tout
autant de cohérence, il partage depuis plus de trente ans la scène et les
studios avec des partenaires dans le même esprit: Warren Vaché (tp), John Pizzarelli, Howard Alden (g), Bill
Charlap, Benny Green, Rossano Sportiello (p), Joe Forbes (b), après des débuts
auprès de grands anciens comme Ray Brown ou Hank Jones. Les deux
enregistrements, dont il est ici question, ont été réalisés dans des contextes
radicalement différents. Le premier, à l’été 2018, de façon traditionnelle, en
studio, autour d’une équipe de musiciens et de techniciens; le second, seul à
domicile, pendant le confinement du printemps 2020 qui a privé de liberté et de soins la moitié
de l’humanité, sans véritable résistance, et se renouvelle déjà à l’automne à
travers l’Europe comme un nouveau mode de gouvernance appelé à s’installer
durablement.
Sur Rhode Island Is
Famous for You, Harry Allen a invité Mike Renzi, né en 1946 justement dans
le Rhode Island. Sideman chevronné, le pianiste est connu pour avoir
accompagné de nombreux vocalistes (Mel Tormé, Peggy Lee, Lena Horne, Blossom
Dearie, Liza Minnelli, Annie Ross, entre autres) de même que pour ses
collaborations au cinéma et à la télévision (Woody Allen, Sesame Street…). La section rythmique est complétée par un autre
musicien d’expérience, Paul Del Nero qui a fréquenté la scène blues comme
celle de Broadway et a joué avec Mose Allison (p, voc), Charlie Rouse, Buddy
Tate (ts), Donald Byrd (tp) et au sein du Artie Shaw Orchestra. Enfin, Rodney
Green est déjà connu des lecteurs de Jazz
Hot (n°669). Benjamin de ce quartet, il n'en n'est pas moins à la tête d’une
belle discographie où l’on croise Greg Osby (as), Eric Reed, Mulgrew Miller
(p), Charlie Haden (b) et Terell Stafford (tp). Outre l’évocation du Rhode
Island (où a été créé en 1954 le Newport Jazz Festival) à travers deux jolis
thèmes –«Rhode Island Is Famous for You» (Arthur Schwartz) et «Poor Little
Rhode Island» (Jule Styne)– la personnalité de Mike Renzi a inspiré pour ce
disque un répertoire de standards issus des comédies musicales et de la chanson
populaire américaine, sur lesquels se déploie la sonorité à la fois lyrique et
profonde d’Harry Allen. Le trio emmené par Mike Renzi, dont le jeu se rapproche de l’école Bill
Evans, fournit avec sobriété un bel
habillage rythmique. A noter au programme deux ballades originales d’Harry
Allen: «The Last Best Year» et «Happy You Happened to Me» aux accents getziens.
Pour The Bloody Happy
Song, Harry Allen s’est changé en homme orchestre et en ingénieur du son,
assurant seul, en plus du ténor, toutes les parties instrumentales (à l’aide
d’un synthétiseur relié à un matériel informatique). En fait, l’idée d’un album homemade en solo trottait déjà dans
la tête du saxophoniste qui s’était préalablement équipé afin de pouvoir
superposer les pistes sonores. L’isolement du confinement et l’arrêt brutal de
ses activités ayant précipité ce projet (et un autre en parallèle avec David
Blenkhorn, voir chronique). Un
contexte qui fait de ce disque un acte de résistance instinctif autant
que de
création, à rapprocher d'autres initiatives engagées par ailleurs. Sur
le plan de l’écoute, le résultat est globalement bluffant.
Particulièrement quand Harry Allen se démultiplie et donne l’impression
d’entendre un véritable tenor summit (comme
sur le très dynamique «The Bloody Happy Song» de son cru ou sur «Too Close for
Comfort»). Usant de moins d’artifices, les titres joués en saxophone solo («The
Summer Knows», «The Single Petal of a Rose») ou à deux saxophones («More»,
«Should I?»), sans accompagnement, sont au final les plus intéressants par leur
simplicité essentielle: Harry Allen y occupe tout l’espace avec une musicalité
exceptionnelle. A l’inverse, l’usage de l’électronique pour introduire un piano
électrique et une rythmique bossa («I Got Lost in His Arms») ou une section de
cordes («I Get Along Without You Very Well») est moins convainquant. Tout aussi bon musicien que soit Harry Allen et
spectaculaires les technologies aujourd’hui qu'utilise ici avec brio Harry Allen, le jazz, apparu avec
l’apogée démocratique du XXe siècle, nécessite
des interactions humaines libres. La conviction des gardiens de
la flamme comme Harry Allen risque de ne plus suffire…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Champian Fulton
Birdsong Just Friends°, Yarbird Suite*°, This Is Always°, Star Eyes°,
Quasimodo, All God’s Chillun Got Rhythm, Dearly Beloved°, Out of Nowhere*°, If
I Should Lose You*°, My Old Flame°, Bluebird*°
Champian Fulton (p, voc), Stephen Fulton (flh)*, Scott
Hamilton (ts)°, Hide Tanaka (b), Fukushi Tainaka (dm)
Enregistré le 24 septembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 06’ 35’’
Autoproduit CR003 (www.champian.net)
Les rendez-vous discographiques avec Champian Fulton sont
réguliers et l’on ne s’en plaindra pas. Cette fois, c’est à travers le
répertoire écrit ou joué par Charlie Parker –dont on célèbre le centenaire en 2020– qu’elle s’exprime. Un choix qui n'est pas fortuit puisque son père Stephen –une fois de plus présent à ses côtés– lui faisait écouter Charlie Parker With
Strings, quand elle était encore dans le ventre de sa mère, nous apprend le livret. En outre, on retrouve à la section rythmique des musiciens
d’expérience, tous deux japonais, new-yorkais d’adoption et presque homonymes:
le bassiste Hide Tanaka (qui a accompagné Walter Bishop Jr., Cecil Payne, Hank Mobley, Jaki
Byard, Junior Mance…) et le batteur Fukushi Tainaka, longtemps sideman de Lou
Donaldson (mais aussi de Dizzy Gillespie, Woody Shaw, Benny Green, Barry
Harris, James Moody…). Et enfin s’ajoute un invité de marque, le grand Scott Hamilton (Jazz Hot n°635) dont c’est le
second enregistrement avec Champian (après
un live capté en Espagne, en 2017). C’est donc un maître
classique du ténor qui
évoque ici le légendaire altiste bebop. Scott Hamilton démontre ainsi
une nouvelle fois,
avec un brio qui ne cesse d’éblouir, que les chapelles en jazz ne sont
que des constructions artificielles quand le swing, le blues et
l'expression sont là, et même si le jazz a autant d’accents que de
musiciens.
Ce Birdsong compte trois thèmes qui figuraient sur Charlie Parker With
Strings: «Just Friends», «Out of Nowhere» et «If I Should Lose
You». De la même façon, Champian Fulton reprend «This Is Always» que Bird
avait enregistré en 1947 avec Erroll Garner, une de ses principales références
stylistiques, tout à fait perceptible à première écoute; elle y déroule très joliment la mélodie que Scott Hamilton
magnifie de sa sonorité chaude et suave. Le disque offre aussi une bonne
version d’un original de Parker, «Yarbird Suite» (1946), en quintet avec
Stephen Fulton qui laisse encore une fois apparaître sa proximité musicale avec Clark Terry dont
il était l’ami. A l’inverse, «Quasimodo» –autre composition
parkérienne– est proposée en trio. Une occasion d’apprécier le swing
enthousiasmant de la pianiste sur cette interprétation instrumentale.
C’est également le cas de «All God’s Chillun Got Rhythm», un thème
immortalisé par une version éblouissante d'un autre génie du bebop, Bud
Powell, écrit spécialement
par Walter Jurmann, Gus Kahn et Bronisław Kaper pour Ivie Anderson qui
l'a interprété dans le film des
Marx Brothers, Un jour aux courses (1937), et inspiré d'un traditionnel qui fut repris par Paul Robeson dans une pièce de théâtre dès 1924. Champian Fulton le restitue superbement bien épaulée
par sa section rythmique.
Avec Scott Hamilton,
la jeune femme s’est trouvé un
partenaire de choix dont elle partage un abord enraciné du jazz,
imperméable à
toute mode. Cette fraîcheur et cet enthousiasme naturel dans sa relation
au jazz est ce qui rend Champian Fulton très appréciable.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Charlie Parker
The Hits Coffrets 3CDs, 70 titres
Charlie Parker dans de multiples configurations, avec entre
autres tp : Dizzy Gillespie, Miles Davis, Red Rodney; ts: Coleman Hawkins;
p: Thelonious Monk, Bud Powell, Hank
Jones, John Lewis, Walter Bishop Jr., Al Haig, Duke Jordan, Dodo Marmarosa,
Erroll Garner ; b: Charles Mingus, Percy Heath, Tommy Potter, Curley
Russell, Ray Brown, Red Callender, Nelson Boyd, Teddy Kotick; dm: Max Roach,
Buddy Rich, Harold Doc West, Roy Porter, Kenny Clarke, + orchestres à cordes
Enregistré de 1947 à 1953, New York, Detroit, Toronto
Durée: 1h 18’ 41” + 1h18’ 01” + 1h 18’ 48”
New Continent 648064 (DistriJazz)
Le pauvre Charlie Parker est l’une des victimes de cette
année 2020, désastreuse pour la création, car son centenaire pour lequel étaient
prévus de très nombreux hommages musicaux, sur disques et sur scènes, s’est
finalement résumé à quelques sorties de disques qui avaient eu la bonne idée de
devancer le calendrier, et, cet été entre les deux tours de l’enfermement
planétaire, est sortie cette compilation à point nommé pour rappeler que le
saxophoniste alto, né le 29 août 1920, est un génie du XXe siècle tous arts
confondus.
Tout en n’étant pas ce qu’on a fait de plus luxueux en
matière de réédition, ce n’est pas non plus le pire puisqu’il y a une édition
vinyle parallèle à ce coffret, pour la nostalgie, avec moins de titres. Le
livret de ce coffret, sans être un monument, est quand même précis dans les
renseignements, ce qui est rare pour une compilation. Il y a également quelques
images et dessins, bien choisis, images historiques déjà connues, mais on
suppose que cette compilation est destinée à la découverte des nouvelles
générations et donc le tout est plutôt bien choisi. La sélection des titres propose la reprise d’enregistrements
Verve, bien représentés, notamment par l’enregistrement avec cordes qui reste
le monument du jazz en la matière, en raison du nuage d’altitude où se trouve
Charlie Parker, avec le Bird & Diz,
où Dizzy Gillespie et Thelonious Monk contribuent à l’inoubliable, et une
sélection d’autres albums toujours passionnants. Pour Savoy, c’est une
sélection, comme pour le label Dial de Ross Russell, où de nombreux musiciens
exceptionnels apportent leur concours à Bird: Lucky Thompson, Erroll Garner,
Miles Davis, Duke Jordan, Max Roach… Il y a le concert At Massey Hall de Toronto, de 1953 avec Bud Powell, Charles Mingus
et Max Roach, durement concurrencé par un grand combat de boxe de poids lourds,
comme quoi le sens des valeurs a besoin de l’épreuve du temps pour s’imposer.
On doit d’ailleurs à Charles Mingus lui-même, prévoyant et venu avec son
magnétophone, la restitution de ce concert, à l’origine chez Debut, son label.
C’est donc une bonne et large sélection pour les néophytes,
de 1947 à 1953, pour découvrir l’extraordinaire artiste qu’est Charlie Parker,
toujours bien secondé par des musiciens de haut niveau (nous avons essayé
d’être complets dans la notice ci-dessus). Le répertoire est fait d’originaux de Charlie Parker (40
titres sur les 70), de compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Miles Davis…), de
standards magnifiquement mis en valeur, avec toujours ce son puissant et pulsé,
aigrelet et ce débit vertigineux –le Tatum de l’alto– qui n’empêche pas une
expressivité de tous les instants, un relief et une poésie phénoménale trempée
dans le blues le plus radical, la matière principale dans laquelle le Bird
roule ses notes. Si on n’aime pas le blues et les racines, il vaut mieux
s’intéresser à un autre musicien, voire à une autre musique. Charlie Parker et
le blues, c’est tout un. Les formations sont toujours exceptionnelles, le contraire
serait étonnant vu les musiciens, avec un caractère intense dans
l’expression
qui tient à l’époque, qui tient autant à ce besoin d’expression de ces
artistes
qu’à une époque tendue où le monde afro-américain essaie de se faire une
place dans une société américaine qui continue de la lui refuser. Là
aussi, sortir Parker de son temps, comme de son
blues, c’est passer à côté de l’artiste.
Il reste la particularité des compositions de Charlie
Parker, qu’il a fallu quelques années aux amateurs pour en comprendre la
beauté. On doit à la relecture des enfants, nombreux, de Charlie Parker, sur
tous les instruments, la prise de conscience de la beauté spéciale de ses
compositions et des atmosphères enfiévrées qui sortaient de ces monuments de
musique. L’intensité parkérienne est, comme pour ses contemporains Bud Powell
et Thelonious Monk, de celles qui ne laissent pas indifférent, qui dérangent même
les personnes qui ne sont pas prêtes à rentrer dans un monde où le jazz n’est
pas un jeu.
Pour finir et pour alterner avec les chefs-d’œuvre d’interprétation qui illuminent cette œuvre, comme «Lover
Man», «Stars Eyes», etc., on vous recommande le blues de Charlie Parker, le «K.C.
Blues» des racines, ou le gigantesque «Parker’s Mood», un monument à lui tout seul de
l’histoire du jazz, bien que la courte route de Charlie Parker soit balisée de
dizaines de monuments inoubliables.
Une compilation-hommage qui devrait inciter les connaisseurs
et les néophytes à (re)découvrir, en ces temps de conformisme, de
normalisation, de sécurité imposée jusqu’au délire et de disette sur le plan de l’art, la grande œuvre subversive
(parce qu’alternative) du Bird en version originale (les albums d’origine),
un artiste hors normes qui reste à ce jour l’un des plus influents, malgré sa
marginalité extrême, de toute l’histoire de la musique et du jazz en
particulier. Trois heures de création en totale liberté est bien plus
recommandable pour la santé qu’un vaccin de Pfizer, pour ceux qui ne jouent pas
en bourse, et pour prolonger cette découverte, il y a encore Jazz Hot...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Dave Blenkhorn
Mother Earth Junco Partner, Mother Earth, Don’t Think Twice It’s
Alright*, Bye Bye Blackbird°, When My Dreamboat Comes Home, Azalea, Night Life,
What Is This Thing Called Love, Blue Eyes Crying in the Rain*, Skylark, Just a
Lucky So and So, Do You Know What It Means to Miss New Orleans
Dave Blenkhorn (g, voc), David Torkanowsky (p), Grayson
Brockamp, George Porter Jr.* (b), Herlin Riley, Jamisson Ross*° (dm), Pedro
Segundo (perc)°
Enregistré en février 2019, New Orleans, LA, et en juin
2019, Bordeaux (33)
Durée: 47’ 21’’
Autoproduit (www.davidblenkhorn.com)
Chris Hopkins Meets the Jazz Kangaroos
Live! Vol.1 Can’t We Be Friends?, Blue Lou, Moonlight in Vermont,
Russian Lullaby, Swing 42, A Hundred Years From Today, Blues in the Closet,
What I Am Here For?, When Lights Are Low, Fine and Dandy
Chris Hopkins (p), Dave Blenkhorn (g), Mark Elton (b),
George Washingmachine (vln, voc)
Enregistré les 17 et 18 juillet 2019, Hattingen (Allemagne)
Durée: 53’ 43’’
Echoes of Swing Productions 4512 2 (www.hopkinsjazz.com)
Dave Blenkhorn / Harry Allen
Under a Blanket of Blue There’s a Small Hotel, We’ll Be Together Again, Dindi,
Bewitched Bothered and Bewildered, Under a Blanket of Blue, Street of Dreams, La
Mer, Imagination, The Bloody Happy Song, Solitude
Dave Blenkhorn (g), Harry Allen (ts)
Enregistré entre avril et juin 2020, Noaillan (33) et North
Bergen, NJ
Durée: 47’ 21’’
GAC Records 010 (harryallen@me.com)
Etabli en France depuis une quinzaine d’années, l’Australien
Dave Blenkhorn (1972) est aujourd’hui bien installé dans le paysage jazz.
Accompagnateur solide (il a partagé la scène avec Jon Faddis, Lee Konitz, Scott
Hamilton, Ken Peplowski, Leroy Jones, Evan Christopher, Cécile McLorin Salvant…),
on le retrouve régulièrement aux côtés de Michel
Pastre (ts), Jérôme Etcheberry (tp), Pablo
Campos (p, voc), mais aussi Harry Allen, de même qu’avec ses compatriotes, Nicki Parrott (b, voc), Hetty Kate (voc) et surtout Sébastien
Girardot (b) en compagnie duquel il a monté, en trio avec son voisin du
Sud-Ouest Guillaume Nouaux (dm), la très réputée Section Rythmique (voir chroniques Frémeaux 2014 et Frémeaux
2018). Dernier d’une fratrie de neuf enfants, David Blenkhorn a grandi dans
une ferme près de Tamworth (à 400km au nord de Sydney) et s’est initié à la
musique à travers les disques de ses frères aînés: jazz, country, rock &
roll et blues qui constituent le fondement de son jeu de guitare. C’est
Django qui lui donne envie de se mettre à l’instrument, assez tard, à 21 ans.
Il découvre à la suite le jazz new orleans et le répertoire des standards,
avant de s’intéresser à Charlie Christian, Wes Montgomery, Barney Kessel et
George Benson, alors qu’il a déjà commencé à jouer professionnellement depuis
le milieu des années 1990. En 2001, il effectue un premier séjour en Europe
pour rejoindre son mentor, Tom Baker (ts, 1952-2019), programmé au festival
d'Ascona (Suisse). L’expérience le marque profondément, et Dave Blenkhorn devient
un habitué du festival, multipliant les rencontres. Après quatre ans d’allers-retours
entre les deux continents, il se fixe à Londres puis en Gironde où il réside
depuis.
Peu
pressé de se mettre en avant, il a attendu février 2019
pour enregistrer un premier album sous son seul nom. La session a eu
lieu à New
Orleans, LA (hormis des parties vocales ajoutées ultérieurement) à
l’invitation
du pianiste David Torkanowsky qui a notamment rendu possible la présence
du
grand Herlin Riley. De ses premières amours jazz à la fréquentation
d’Ascona,
Dave Blenkhorn puise son inspiration dans la sphère musicale de Crescent
City, où il s’est rendu plusieurs fois, et c’est donc naturellement
qu’elle se
retrouve au centre de ce disque très personnel, Mother Earth (du nom d’un thème de Memphis Slim), avec une
forte
prédominance blues, assez différent de l’univers plus bop de la section
rythmique. Le chant est du même coup plus présent, mais c’est à la
guitare qu'il impressionne, partageant avec aisance le langage de ses
partenaires, dès le premier titre, le très swing et très blues «Junco
Partner»,
un des meilleurs avec «Mother Earth», «When My Dreamboat Comes Home» et
«Just a
Lucky So and So». Des morceaux portés par une même dynamique et
admirablement
servis par le bluesissime David Torkanowsky et un Herlin Riley au drive
d’enfer. Les ballades sont aussi bien amenées, comme l’incontournable
«Do You
Know What It Means to Miss New Orleans» qui vaut avant tout pour le beau
chorus du guitariste.
En juillet suivant, c’est avec un autre familier d’Ascona
que Dave Blenkhorn enregistrait un concert au Wesserburg Haus Kemnade de
Hattingen (près de Düsseldorf): le pianiste Chris Hopkins (né en 1972 dans le
New Jersey mais élevé en Allemagne) que l’on connaît déjà comme altiste
au sein de son quartet Echoes of Swing. Deux autres jazzmen australiens étaient
de la partie: George Washingmachine (avec lequel Dave Blenkhorn venait de se
produire à Ascona, accompagné de David Torkanowsky, voir notre compte-rendu) et Mark Elton. Le premier, violoniste,
guitariste et chanteur, est basé à Sydney. Les Parisiens ont pu l’entendre à
plusieurs reprises au Caveau de La Huchette. Egalement tubiste, le second
tourne aussi régulièrement en Europe parallèlement à d’autres activités
musicales au théâtre. Cette rencontre entre Chris Hopkins, ancré dans la
tradition du stride, Dave Blenkhorn, inspiré par Django,
et
George Washingmachine, donne au guitariste l’occasion d’exploiter une
autre
belle facette de son jeu, trouvant chez le violoniste le partenaire
idoine; ce dernier s’inspire davantage de Stuff Smith que de Stéphane
Grappelli. La synthèse est particulièrement réussie sur «Russian
Lullaby» où Hopkins
et Washingmachine rivalisent de verve et de swing tandis que, jusque
dans l’évocation
de Django, le jeu de Blenkhorn reste très imprégné de blues. George
Washingmachine est aussi un chanteur qui ne manque pas de caractère, et
cela
contribue sans doute à son succès auprès du public. Pour autant, c’est
dans ses
parties instrumentales que le disque reste le plus intéressant.
Moins d’un an plus tard, Dave Blenkhorn retrouvait Harry Allen sur la scène du
Caveau de La Huchette (voir
notre compte rendu) et une semaine après, le club fermait ses
portes en raison des mesures liberticides de l'année 2020. Pendant que
seul chez lui, le saxophoniste réalisait un disque en solo (cf. chronique), du fait du «shutdown», les deux musiciens enregistraient à distance en duo Under a Blanket of Blue. Quand
sur son album en solo Harry Allen cherche parfois
à sonner comme un septet, le duo joue la carte de la sobriété, se
limitant au
soutien harmonique des cordes et à la douce volubilité du saxophone,
donnant l’illusion réussie que les deux partenaires ont partagé le même
studio. L’épure
de ce bel enregistrement profite autant aux mélodies, ramenées à
l’essentiel,
qu’aux protagonistes qui livrent une interprétation d’une grande
profondeur.
Dave Blenkhorn y est d’une rare justesse face à un Harry Allen enrobant
les
thèmes; des ballades, à l’exception de l’excellent
original du ténor, «The Bloody Happy Song», dont une autre version est
donc livrée
ici. Un filet de lumière dans les ténèbres du «monde d'après»
post-démocratique et le plus abouti des trois disques présentés ici.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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John Coltrane
Giant Steps: 60th Anniversary Edition
CD1: Giant Steps*, Cousin Mary*, Countdown*, Spiral*, Syeeda's
Song Flute*, Naima°, Mr. P.C.*
CD2: Giant Steps (Alternate Take 1, incomplète), Naima
(Alternate Take), Like Sonny (Alternate Take), Countdown (Alternate Take)*, Syeeda's
Song Flute (Alternate Take)*, Cousin Mary (Alternate Take)*, Giant Steps
(Alternate Take 5), Giant Steps (Alternate Take 6)*
26 mars 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Cedar Walton
(p), Paul Chambers (b), Lex Humphries (dm)
*4-5 mai 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Tommy
Flanagan (p), Paul Chambers (b), Art Taylor (dm)
°2 décembre 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Wynton
Kelly (p), Paul Chambers (b), Jimmy Cobb (dm)
Durée: 37’ 29” + 39’ 58”
Atlantic R2 625106/603497848393 (Warner Music)
La réédition pour le 60e anniversaire de cet album est une bonne idée, et c’est un privilège du jazz de pouvoir
encore écouter et chroniquer un enregistrement aussi réussi dans l’œuvre de
John Coltrane qui en compte beaucoup d’autres, dans une mouture qui semble
reprendre l’ensemble des prises de ces sessions de l’année 1959 éditées à
l’origine sur deux LPs. Qui semble, mais ne le fait pas tout à fait, puisqu’il
existe à l’origine deux LPs, John
Coltrane: Giant Steps, Atlantic 1311 et John
Coltrane: Alternate Takes, Atlantic 1668, et que deux titres figurant à
l’origine sur le LP 1668 ont été supprimés («I'll Wait and Pray» du 24 novembre
1959, avec Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb, et «Body and Soul» du 24
octobre 1960 avec McCoy Tyner, Steve Davis, Elvin Jones) remplacés dans cette
édition des 60 ans par deux alternate
takes supplémentaires de «Giant Steps» des séances de 1959 (l’une incomplète
avec Cedar Walton, Paul Chambers et Lex Humphries, l’autre avec Tommy Flanagan,
Paul Chambers et Art Taylor).
On comprend, en fonction du texte d’Ashley Kahn et du point
de vue de Dave Liebman, que ces deux thèmes, deux standards, viennent
contrarier la thèse (en partie fondée, pas besoin de modifier l’histoire
discographique pour ça) que le «nouveau» Coltrane de Giant Steps devient l’auteur de ses thèmes. Dans la réalité, les
choses sont moins caricaturales et moins en rupture comme toujours. Car dès Blue Train chez Blue Note (15 septembre
1957), l’essentiel des thèmes est de John Coltrane (4 sur 5), et dans la
période Prestige (1957-58), si John Coltrane joue effectivement des standards, il
joue aussi des compositions personnelles. Chez Atlantic par la suite, et même
chez Impulse!, Coltrane continuera d’explorer les standards ou d’autres
compositeurs du jazz, en leader ou en coleader. Ce qui fait John Coltrane, ce
n’est pas toujours le thème, c’est d’abord la manière, les racines,
l’inspiration de la musique religieuse et profane afro-américaine, le spiritual
et le blues omniprésents dans son art, la conviction de son expression, son
intensité donc qu’on retrouve aussi en effet dans ses compositions.C’est vrai dans Blue Train (1957)
comme dans Giant Steps (1959) ou Love Supreme (1964). Giant Steps est une étape dans l’œuvre,
pas une rupture.
Pour cette édition du 60e anniversaire, le visuel
original du LP Atlantic (1311) a été repris en couverture, mais le LP Atlantic
des Alternate Takes (1668) a été
oublié, on vous le restitue dans le cours de ce texte. Le livret reprend le
texte d’origine de Nat Hentoff qui dans sa conclusion cite Zita Carno: «La seule chose qu’on attend de John John
Coltrane, c’est l’inattendu» tout en remarquant que «la qualité qu’on attend toujours de Coltrane est l’intensité.»
Effectivement, cette intensité vient de ce fonds culturel, et c’est ce qui fait
sa voix, son originalité, comme on peut le dire, depuis Louis Armstrong, des
grands artistes du jazz, ils sont nombreux, même si la voix de Coltrane est
l’une de celles qui puise dans le spiritual une force particulière, biographie
et époque obligent. Dans le livret, on trouve donc en première lecture le texte
d’Ashley Kahn, le spécialiste actuel imposé depuis qu’il a consacré un ouvrage
au ténor. Giant Steps n’est pas le
premier album enregistré chez Atlantic par John Coltrane, mais le premier à
paraître en début d’année 1960. Le premier l’a été avec Milt Jackson (Bags and Trane, Atlantic 1368, 15
janvier 1959), et inaugure en 1959 le nouveau contrat d’enregistrement avec le
label d’Ahmet et Nesuhi Ertegun qui se prolongera jusqu’en 1961. La matière de
ce double CD et des deux LPs originaux 1311 et 1668 a été enregistrée tout au long de l’année
1959, jusqu’en décembre 1959 pour un thème, «Naima», avec Wynton Kelly, Paul
Chambers et Jimmy Cobb, l’une des plus belles sections rythmiques de l’histoire
du jazz.
La discographie mentionne que la première session
d’enregistrement est le 26 mars 1959 (et non le 1er avril comme notée
jusqu’ici), avec Cedar Walton, Paul Chambers et Lex Humphries (1936-1994) et
non Les Humphries, comme répété dans
cette édition à plusieurs reprises; quatre thèmes qui ne figurent pas sur le Giant Steps original mais sur l’Alternate Takes. Les 4 et 5 mai 1959 se réunit la mouture du
quartet avec Tommy Flanagan, Paul Chambers et Art Taylor qui grave la matière
du Giant Steps (1311), un disque complété par
le thème avec Wynton Kelly de décembre 1959. Sept thèmes, tous de la main de
John Coltrane, qui proposent un John Coltrane dans la continuité de Blue Train chez Blue Note et de sa
production chez Prestige, virtuose, au sommet d’une expression hard bop où ses
phrases acrobatiques n’empêchent pas un niveau d’expression exceptionnel,
quelques thèmes fondés sur les modes et toutes ses signatures. «Giant Steps» et
«Count Down» sont des modèles du genre, des archétypes de l’expression
coltranienne, qui ont inspiré des générations de saxophonistes par leur
énergie, leur puissance, leur virtuosité. Eric Alexander aujourd’hui continue
de s’inspirer de cette manière de John Coltrane. On trouve le thème dédié à Mary
Lyerly Alexander, «Cousin Mary», décédée en 2019. On trouve aussi le très spiritual «Naima» dédié à sa
première épouse, Juanita Grubbs, dont c’était le surnom, comme le «Syeeda's
Song Flute» qui est dédié à sa fille. Enfin, «Mr. P.C.» est dédié au contrebassiste, le magnifique Paul
Chambers, qui l’accompagne dans tous ses enregistrements en 1959, et qui mérite
l’admiration et la dédicace de John Coltrane dans un blues up tempo à la John
Coltrane.
Cet album est une perfection de l’expression coltranienne de
cette période, et il reste l’un des plus connus, ancrés dans l’oreille des
amateurs. Les signatures coltraniennes comme ses chapelets de notes pour chaque
note, ce ton incantatoire qui ne fera que s’accentuer avec le temps, sont là et
personnalisent l’art de John Coltrane, comme la voix rocailleuse de Louis, les
accents ellingtoniens, les éclats monkiens, la sourdine de Miles. On reconnaît John
Coltrane en une phrase. Les thèmes sont de splendides mélodies, parfois modales
(«Naima»), des blues la plupart du temps, des défis techniques et d’expression
sur des tempos rapides («Giant Steps», «Countdown», «Mr. P.C.») car John
Coltrane est un instrumentiste hors pair. Contrairement à ce que disait Miles,
si John Coltrane joue beaucoup de notes, c’est qu’il a beaucoup à dire et il le
dit bien. Tommy Flanagan, pianiste d’une élégance extraordinaire, fournit le
contrepoint mélodique parfait, et le reste de la section rythmique, les
magnifiques Paul Chambers et Art Taylor, est à l’unisson pour faire de cet
enregistrement un des points cardinaux de l’œuvre coltranienne qui en compte
plus de quatre…
Les alternate takes (les prises non retenues sur le disque Giant
Steps, éditées plus tard, on l'a vu, sur le second LP intitulé Alternate Takes)
constituent la matière
du second CD, et montrent tout le travail que constitue un tel
enregistrement
sur une année. Avec Cedar Walton, la musique n’est pas moins
intéressante, mais
les conditions d’enregistrement avec Tommy Flanagan, sur deux jours avec
plus de thèmes, permettaient l’édition d’un disque entier et cohérent. Un indispensable parmi les indispensables…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Nicki Parrott
From New York to Paris I Love Paris, There’s a Boat Dat’s Leavin’ Soon for New
York, I Will Wait for You, On Broadway, The Brooklyn Bridge, If You Go Away (Ne
me quitte pas), Under Paris Skies, Manhattan, Broadway, April in Paris, Do You
Miss New York?, Slaughter on Tenth Avenue, If You Love Me, La Mer
Nicki Parrott (voc, b), Harry Allen (ts), Gil Goldstein
(acc), John Di Martino (p), Alvin Atkinson (dm)
Enregistré à Paramus, NJ, date non précisée
Durée: 58’ 54’’
Arbors Records 19466 (https://arborsrecords.com)
Arbors
Records a été fondé en 1989 à Clearwater, FL par Matt
Domber (1928-2012) et son épouse, Rachel, aujourd’hui seule à la tête du
label de
«jazz classique»; elle continue, fort heureusement, d’alimenter son
catalogue.
C’est à l’issue d’une carrière dans l’immobilier que Matt Domber,
amateur de
jazz depuis l’enfance (son père l’avait emmené à New York voir Pee Wee
Russell,
cl, et Muggsy Spanier, cnt), s’était lancé dans l’aventure avec le désir
de
documenter et de soutenir la scène jazz «traditionnelle» des Etats-Unis
(dans
sa dimension essentiellement euro-américaine). Arbors a ainsi dépassé
les 450
références parmi lesquelles on retrouve le fleuron des musiciens
évoluant dans
cette esthétique: Dan Barrett (tb, cnt), Ken Peplowski (cl, ts), Bucky
Pizzarelli (g), Warren Vaché (tp), Bob Wilber (cl, s), Ruby Braff (tp),
Joe
Cohn (g), Ralph Sutton (p) mais aussi quelques Européens, parfois
américains d'adoption, comme Rossano
Sportiello (p), Louis Mazetier (p) ou Jacob Fischer (g), pour n’en citer
que
quelques-uns. Matt Domber avait également mis sur pied en 1992 The
Statesmen of
Jazz, un collectif à géométrie variable qui, dans sa première mouture,
comprenait les légendaires Benny Waters (as), Buddy Tate (ts), Clark
Terry, Joe Wilder (tp, flh), Al Grey (tb), Claude Williams (vln), Jane
Jarvis (p),
Milt Hinton (b) et Panama Francis (dm), un all stars de rêve. Le groupe
fit évidemment l’objet d’un
enregistrement (Arbors 201, 1994), de même que sa version élargie qui
suivit
avec notamment Houston Person (ts), Johnny Frigo (vln), Louie Bellson
(dm) sous la direction de Clark Terry (Arbors 202, 2003). En outre, Matt
Domber aura
également organisé toutes sortes d’événements (cf. la chaîne YouTube d'Arbors Records), comme les soirées «March of
Jazz» (1994-2003) célébrant les anniversaires des musiciens, notamment Bob
Haggart (b), Dick Hyman (p) et Flip Phillips (ts, cl).
Des jazzmen australiens gravitent également dans la galaxie
Arbors. Récemment, nous vous présentions le clarinettiste Adrian Cunningham (voir chronique).
Voici la contrebassiste
et chanteuse Nicki Parrott qui, elle aussi, s’est déjà produite à
Paris au Caveau de La Huchette (en compagnie d’un autre Australien, Dave
Blenkhorn). Elle est née en 1970 à Newcastle, au nord de Sydney. Elle
débute l'apprentissage de la musique dès l'enfance et adopte la
contrebasse à 15 ans. Après des
études au conservatoire complétées par des rencontres avec Ray Brown et
John
Clayton, elle démarre son activité de sidewoman. Titulaire d’une bourse,
elle
s’installe à New York en 1994 où elle a l’occasion de jouer avec Randy
Brecker, Scott Hamilton, Houston Person, Michel Legrand, Clark Terry
et d’autres familiers d’Arbors comme Bucky Pizzarelli, Ken Peplowski,
Dick
Hyman ou encore Harry Allen également présent sur ce disque. En outre,
elle
accompagne, à partir de 2000, Les Paul (g, 1915-2009) pour ses lundis
soirs à l’Iridium, le club new-yorkais. C’est lui qui l’encourage à chanter. Elle a déjà gravé sous son nom
près de trente albums, chez Arbors et sur le label japonais Venus.
Pour ce nouvel opus, elle s’est entourée, outre Harry Allen,
de trois solides musiciens: Gil Goldstein (1950, Baltimore, MD) intervient dans
des contextes variés et, outre ses collaborations avec Pat Martino, Lee Konitz,
Gil Evans, Wayne Shorter, Ray Barretto, Steve Swallow ou encore Michel
Petrucciani, il a composé des musiques de film. John Di Martino (1959,
Philadelphie, PA) possède un parcours non moins riche, ayant accompagné Jon
Hendricks, Billy Eckstine, Freddy Cole, Houston Person, Ray Barretto, c’est un
ancien élève de Lennie Tristano. Initié à la musique d’église, Alvin Atkinson
(1972, New York, NY) n’est pas en reste, s’étant trouvé aux côtés d’Ellis et Branford
Marsalis, Benny Green, Jimmy Heath, Barry Harris, Steve Turre, T.K. Blue, Roy
Hargrove ainsi qu’Harry Allen. La qualité des accompagnateurs comme celle des
arrangements constituent l’intérêt principal de ce From New York to Paris qui alterne des titres (standards,
compositions du jazz et chansons françaises) évoquant chacune des deux villes.
New
York et Paris, plus que tout autre ville au monde, ayant produit un
imaginaire qui a habité les grands créateurs du jazz et, visiblement,
Nicki Parrott qui vit dans la première et a fréquenté la seconde. Le disque débute avec une belle version de «I Love
Paris» (Cole Porter) ponctuée de citations de l’indicatif de James Bond (une fantaisie propre à Harry Allen qui a même sorti un album 007 Songs en 2010!). C’est bien fait et très
drôle! Pour créer une différence d’atmosphère entre les deux cités, Gil
Goldstein n’intervient que sur les thèmes liés à Paris, l’accordéon
conservant
un pouvoir de suggestion dans les représentations habituelles de la
ville-lumière. D’autant que pour ce voyage transatlantique Nicki Parrott
a convoqué
quelques grandes figures de la chanson française ou francophone: Edith
Piaf («If You Love
Me/L’Hymne à l’amour»), Charles Trenet («La Mer»), Edith Piaf, Juliette
Gréco, Yves Montand… («Under Paris
Skies/Sous le ciel de Paris», immortalisée dans le film de Julien
Duvivier, 1951, du même titre), Michel Legrand («I Will Wait for You/Je
ne
pourrai vivre sans toi») et Jacques Brel («If You Go Away/Ne me quitte
pas»). Sans doute pour ajouter au charme, «La Mer», qui conclut l’album,
est
chantée dans la langue de Molière et surchargée du bruit de la houle.
Côté
New
York, centre mondial du jazz et de la comédie musicale, le swing se
libère avec plus
d’intensité, notamment sur le très énergique «Broadway» (Wilbur
Bird/Teddy
McRae/Henri Woode) où les quatre instrumentistes sont à leur meilleur
–en
particulier Harry Allen formidablement aérien– mais aussi Nicky Parrott
ailleurs
plutôt discrète à la contrebasse, outre une introduction à l’archet sur
«I Will
Wait for You». Sur le plan vocal, elle s’inscrit dans une forme de
filiation
avec Peggy Lee, tout comme sa compatriote et consœur Hetty Kate. Un
disque attachant où la chanteuse et contrebassiste donne une
démonstration de ses qualités, entourée d’excellents musiciens.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Lana Gray
The Colors of My Soul Follow Me, The Horn Player, Você, Un rêve si doux, I Had a
Nightmare, Soul Eyes, Between the Devil and the Deep Blue Sea, The Lost Child,
Melancholy, The Colors of My Soul
Lana Gray (voc), Philippe Baden Powell (p, g, voc), Patrick
Laroche (b), Thomas Delor (dm) + selon les titres, Franck Delpeut (tp), Roland
Seilhes (ts, fl), Amina Mezaache (fl)
Enregistré en octobre 2019, Meudon (78)
Durée: 43’ 59’’
Autoproduit (www.lanagray-jazz.paris)
Après un EP (disque 6 titres) sorti en 2018, la chanteuse
Lana Gray présente aujourd’hui son premier véritable album. L’absence de livret
et d’informations détaillées sur internet nous renseignent assez peu sur son
parcours: elle est issue d’une famille d’artistes aux racines variées (Sénégal,
Vietnam, Italie, Corse…) et a été formée à la Bill Evans Piano Academy de Paris. Elle
est l’auteur des sept originaux interprétés par son quartet (fondé en 2015) et
leurs invités. Fils du grand guitariste Baden Powell (1937-2000), génie de la musique brésilienne, Philippe
Baden Powell (1978, Paris) a d’abord étudié le piano classique en Allemagne
avant d’être initié par son père à l’improvisation et de suivre un cursus académique
entre Rio et Paris. Patrick Laroche (1962, Paris), outre un apprentissage au
conservatoire, a eu l’occasion de recevoir l’enseignement de Jean Bardy, Yves
Torchinsky, Scott Colley et Dave Holland;
co-créateur en 2009 de la jam du 38 Riv’ (rue de Rivoli à Paris), il se déploie dans de
nombreuses activités en tant que pédagogue et sideman. Batteur autodidacte et
ancien professeur de mathématiques, Thomas Delor (1987, Nice) a, depuis 2011, une
carrière bien remplie (Philip Catherine, Ugonna Okegwo, Miroslav Vitous…) avec notamment deux
albums en leader sortis chez Fresh Sound New Talent.
Lana Gray privilégie les atmosphères douces avec un sens du
swing aux accents souvent latins («Follow Me») quand ce n’est pas
directement le Brésil qui est évoqué («Un rêve si doux», «Você» en duo avec
Philippe Baden Powell). De fait, ce sont les ballades qui dominent sur ce disque,
bien mises en relief par la section rythmique, où Thomas Delor ne manque pas de
subtilité, et relevées aussi par la présence des soufflants avec une belle intervention
de Franck Delpeut sur «The Horn Player» probablement écrit sur mesure. Deux compositions permettent de gagner
en intensité: sur le registre intimiste, le magnifique «Soul Eyes» de
Mal Waldron met particulièrement en valeur le beau piano de Philippe Baden
Powell, tandis que le standard «Between the Devil and the Deep Blue Sea» (Harold Arlen),
introduit par Patrick Laroche, avec également un bon chorus de Thomas Delor,
permet d’apprécier les qualités d’expression de Lana Gray sur tempo plus rapide, de
même que l’excellente intervention de Roland Seilhes au ténor.
Un album séduisant.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Gypsy Dynamite
Cafe Dynamite Dead End, Parisian Avenue, Cafe Dynamite, After Vera,
Mocheville, Stray Cat, Laugh Often*, The Unstable Kind, A Clear Morning,
Eclissi
Giulio Romano Malaisi, Filippo Dall’Asta (g), Umberto
Calentini (b) + Dominique Durner*, Francesca Confortini* (voc)
Enregistré durant l’été 2019, Londres
Durée: 42’ 04’’
Autoproduit GDCD01 (www.thegypsydynamite.com)
Le
duo formé par Giulio Romano Malaisi et Filippo Dall’Asta,
deux jeunes guitaristes italiens installés à Londres, est l’une des
manifestations
de la vitalité de la scène Django dans cette ville, laquelle se
concentre
notamment, depuis 2003, autour du QuecumBar dans le quartier de Batte.
Rappelons que Django Reinhardt se produisit et enregistra à plusieurs
reprises à
Londres entre 1934 (d’abord aux côtés de Jean Sablon), 1939 (où la
déclaration de guerre sépara Django de Stéphane) et 1946-48 (avec
Stéphane
Grappelli qui y avait séjourné durant toute la guerre) et qu’à
l’occasion de
ses différents passages, il a manifestement semé quelques graines. Quant
à nos
deux Italiens, ils ont suivi des parcours parallèles: Giulio Romano
Malaisi,
originaire des Marches, s’est établi à Londres à l’âge de 18 ans;
Filippo
Dall’Asta est lui venu de Parme (Emilie-Romagne) en 2010, à 23 ans. Tous
deux
ce sont intégrés à la vie jazzique anglaise à travers diverses
collaborations.
C’est en 2012 qu’ils créent Gypsy Dynamite, formation à géométrie
variable car
au duo de base se greffent régulièrement des partenaires comme le
Canadien Dom
Durner et la Milanaise Francesca Confortini pour des formules en trio
allant
jusqu’au quartet et au quintet avec l’ajout d’un clarinettiste, d’un
contrebassiste ou d’un batteur. Le groupe a ainsi sorti trois
enregistrements
depuis ses débuts, dont un Live at Le
QuecumBar (2014, Le Q Records), gravé en quartet.
Ce Cafe
Dynamite –sans doute le Quecumbar– est donc le quatrième opus de
Gypsy Dynamite, principalement
enregistré en trio guitares-contrebasse, plus un titre, «Often», avec
les deux
chanteurs invités. Sur les dix originaux présentés, on préféra les
titres les
plus énergiques, comme «Dead End» et «Cafe Dynamite» ainsi qu’une jolie
ballade, «The Unstable Kind». L’ensemble pourrait être un peu plus
dynamique, d’autant que le groupe revendique par son nom cette
caractéristique, et
inventif. Cet enregistrement, qui prolonge une belle
tradition, est sympathique, même si on peut supposer que Gypsy
Dynamite s’apprécie encore mieux en live dans la chaleur hot du Cafe Dynamite en question.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Harold Mabern
The Iron Man: Live at SmokeCD1: A Few Miles From Memphis, I Get a Kick Out of You, I
Know That You Know, I Remember Clifford, T-Bone Steak, Almost Like Being in
Love, Dear Lord
CD2: Nightlife in Tokyo, She's Out of My Life, How
Insentive, Mr. P.C., On a Clear Day (You Can See Forever), You Are Too
Beautiful, Rakin' and Scrapin'
Harold Mabern (p), Eric Alexander (ts), John Webber (b), Joe
Farnsworth (dm)
Enregistré le 7 janvier 2018, New York, NY
Durée: 49’ 17” + 53’ 52”
Smoke Sessions Records 1807 (UVM Distribution)
Harold Mabern
Mabern Plays MabernMr. Johnson, The Iron Man, Lover Man, The Lyrical Cole-Man,
Edward Lee, It's Magic, The Beehive, Rakin' and Scrapin'
Harold Mabern (p), Steve Davis (tb), Vincent Herring (as),
Eric Alexander (ts), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 5, 6 & 7 janvier 2018, New York, NY
Durée: 1h 09’ 48”
Smoke Sessions Records 2001 (UVM Distribution)
Le premier mérite du label Smoke Sessions est d’enregistrer
les prestations en live de nombreux
musiciens dans leur club où la programmation est aussi relevée, d’un jazz de
culture sans l’ombre d’une hésitation, et de documenter ainsi la vie d’un club
new-yorkais dans les années 2000-2020 avec une qualité d’enregistrement
certaine et une dynamique propre au live. Le second mérite est d’avoir documenté aussi bien l’œuvre de
nombreux musiciens, de ceux qui produisent le meilleur jazz qui se fait de nos
jours: il suffit de consulter le catalogue du label pour en prendre conscience,
car il fourmille de merveilles discographiques, et dans nos années, un tel
niveau de production est rare. Le troisième mérite est de documenter ici les dernières
années artistiques d’un pianiste de légende, Harold Mabern, qui vient de nous
quitter, il y a un an seulement, le 17 septembre 2019, et dont la discographie
en sideman, très importante, ne permettait pas d’avoir une idée complète en
leader, bien qu’en jazz le sideman est souvent un co-producteur de l’œuvre.
Harold Mabern est un contemporain de McCoy Tyner avec lequel il partage
beaucoup d’options esthétiques et stylistiques dans la manière d’aborder le
clavier («Nightlife in Tokyo»). Ils ont aussi disparu à peu de temps l’un de
l’autre. Harold Mabern appartient à la famille des musiciens de Memphis (Booker
Little, George Coleman, Charles Lloyd, Frank Strozier, Louis Smith…) qui a
donné au piano tant de talents de premier plan depuis le légendaire Phineas Newborn,
jusqu'aux regrettés James Williams, Mulgrew Miller, et aujourd’hui encore la
dynastie des Brown, Donald et Keith Brown, Geoff Keezer…
Ces trois disques, un double et un simple sorti
postérieurement, reprennent un engagement d’Harold Mabern au Smoke Jazz and
Supper Club de New York, sur trois jours au début de l’année 2018. Sur le
double CD, Harold Mabern est en quartet avec le trio de l’énergique ténor Eric
Alexander – le bassiste Jon Webber et le batteur Joe Farnsworth– et, sur le
disque complémentaire, la formation est augmentée par deux éléments, le
saxophoniste Vincent Herring et le trombonisteSteve Davis qui sont tous deux des familiers du club comme tous ces
musiciens. Ils ont gravé chacun des enregistrements sous leur nom pour le label
du club. C’est donc dans une formule all stars que se sont déroulées ces
soirées.
Harold Mabern a déjà tant donné dans divers albums historiques (cf. Jazz Hot n°650, n°666, n°681, n°2019)
qu’il sera utile de relire ses interviews et sa discographie pour mieux évaluer
la trajectoire de ce musicien dans le jazz. Le lyrisme, la puissance
rythmique, la qualité d’écoute, l’omniprésence du blues, du swing dans l’expression,
font d’Harold Mabern un sideman émérite, et de sa musique un véritable plaisir
pour les amateurs de jazz et de piano. Son registre, comme on peut l’entendre
dans ces enregistrements, s’étend du classicisme d’Erroll Garner et d’Hank
Jones («I Remember Clifford») au monde post coltranien, à l’univers de McCoy
Tyner, sans aucune rupture, car il appartient à cette grande famille des pianistes du hard
bop qui suit immédiatement les trois grands initiateurs du bebop (Thelonious Monk, Bud Powell, Elmo Hope).
La section rythmique, l’une des plus réputées de New York,
avec Jon Webber et Joe Farnsworth, celle en fait d’Eric Alexander et
alternativement d’Harold Mabern, apporte au pianiste un soutien parfait, avec
la plénitude de son et une sobriété essentielle, toute entière au service de la
musique.
On connaît mieux Eric Alexander, qui a déjà fait deux couvertures
de Jazz Hot (n°585 et n°666).
C’est un ténor post-coltranien, du Coltrane de la période Atlantic le plus
souvent (cf. «Almost Like Being in Love», «Dear Lord» pris avec une touche
latine, «Mr. P.C.») qui a le talent d’avoir repris cette esthétique virtuose et
de l’avoir développée pour se forger une identité bien à lui, une expression
généreuse, débordante d’énergie, de swing, et conservant en permanence son
ancrage dans la tradition, le blues. Doué d’une belle sonorité chaude, il est
aussi capable d’un lyrisme certain («She's Out of My Life», «You Are Too
Beautiful»). Le mariage intergénérationnel de ces énergies (Mabern et
Alexander) est l’un des plus réussis de ces dernières années, car ils ont très
fréquemment échangé sur scène et sur disque avec une complicité de tous les
moments. Eric Alexander est un cheval fougueux, et s’engage dans la musique
sans calcul: leader ou sideman n’est pas pour lui une question ou une raison de
mesurer son expression, et Harold Mabern ne se pose plus cette question depuis
de longues années, ce qui fait des deux artistes, deux torrents impétueux
partageant beaucoup en matière de jazz: «How Insensitive» est un modèle de ce
que peut produire d’exceptionnel cette réunion. Pour apprécier l’excellence
pianistique et l’inventivité d’Harold Mabern, on recommande l’écoute de «Mr.
P.C.» (dédié à Paul Chambers par John Coltrane) en trio ou du très blues
«Rakin’ and Scrapin’» de sa composition en quartet sur le premier disque ou en
sextet sur le second pour conclure les sets, un régal!
Curieusement, c’est sur le troisième album, publié
postérieurement, de ces trois jours au Smoke que se trouve le titre «The Iron
Man» qui sert de titre d’album aux deux premiers. «The Iron Man» a été écrit
par Eric Alexander; c'est le sobriquet qu’Harold Mabern gagna dans le North
Side de Chicago dans un set où il étourdit le jeune saxophoniste, alors dans sa vingtaine, Eric Alexander,dans un thème de 25’. Commencé par le tynérien «Mr. Johnson» (dédié à Jay Jay
Johnson), une splendide composition d’Harold Mabern mise en valeur par le
volume plus important d’un sextet, «The Iron Man» propose une attaque du
pianiste avec une évocation de Phineas Newborn, un blues où Eric Alexander,
l’auteur, fait merveille, avant Steve Davis, Vincent Herring, toujours très
parkérien, sans oublier la section rythmique.
Après
un «Lover Man» de belle facture, classique, un morceau
à haut voltage avec une autre composition d’Harold Mabern, «The Lyrical
Cole-Man», dédié à George Coleman, le copain de jeunesse de Memphis, une
longue
et belle pièce où se jette naturellement Eric Alexander avec son appétit
et son
énergie habituels. C'est un autre grand moment de ces trois jours au
Smoke car, derrière le saxophoniste, le pianiste est omniprésent pour
donner du volume,
pour pousser tel un autre Art Blakey. S’il est une qualité que partage
Harold et Art, c’est ce drive impressionnant, en live en particulier, qui
pousse au dépassement, et Eric Alexander ne se fait pas prier. Ted Panken, sur
le second livret, remarque qu’il était un «messenger»,
un de ceux qui transmettent, qui poussent les plus jeunes pour renouveler la
tradition, comme il le disait lui-même sur le premier livret relaté par Mark
Ruffin: «I’ve been teaching jazz for 38
years.»
«Edward Lee», dédié à Lee Morgan, une autre composition
d’Harold Mabern, poursuit dans la même veine, avec de beaux ensembles de
cuivres. «Beehive», composé encore par Harold Mabern, en référence au club du
South Side de Chicago où Harold découvrit en live Charlie Parker en 1955, est joué avec
de beaux arrangements sur un tempo d’enfer où les saxophonistes échangent avec
maestria, et confirme toutes les qualités musicales déjà énoncées et un talent
moins souvent mis en avant pour le pianiste, celui de compositeur (8 thèmes sur
les 22 joués dans ces enregistrements sont écrits par Harold). Ces thèmes
définissent vraiment son apport esthétique et stylistique.
Durant ces trois jours, Harold, comme à son habitude, laisse
beaucoup de place à l’expression de chacun des musiciens, privilégiant toujours
la musique, et pourtant sa présence est énorme à tous les niveaux. Comme le dit
Donald Brown, ce qui impressionne chez Harold Mabern, c’est la spiritualité et
la conviction. C’est à la lumière de tels enregistrements, qu’on peut
imaginer la dépression qu’a causée la disparition d’Harold Mabern (cf. Jazz Hot 2019)
non seulement pour le jazz et pour les amateurs de jazz, non seulement pour la
scène new-yorkaise, ce club en particulier, dont il était devenu une figure tutélaire, mais aussi pour les
musiciens qu’il côtoyait avec son éternel sourire et son allure de géant bienveillant,
pour des artistes comme Eric Alexander dont il a certainement
été un guide spirituel au sens le plus noble. Harold Mabern nous manque.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Christian McBride Big Band
For Jimmy, Wes and OliverNight Train, Road Song, Up Jumped Spring, Milestones, The
Very Thought of You, Down by the Riverside, I Want to Talk About You, Don Is,
Medgar Evers' Blues, Pie Blues
Christian McBride (b, arr), Joey DeFrancesco (org), Mark
Whitfield (g), Frank Green (tp), Freddie Hendrix (tp), Brandon Lee (tp), Nabate
Isles (tp), Anthony Hervey (tp), Michael Dease (tb), Steve Davis (tb), James
Burton (tb), Douglas Purviance (btb), Steve Wilson (as), Todd Bashore (as), Ron
Blake (ts), Dan Pratt (ts, cl), Carl Maraghi (bar), Quincy Phillips (dm)
Enregistré à Montclair, NJ, date non précisée
Durée: 1h 11’ 48”
Mack Avenue 1152 (www.mackavenue.com)
Comme souvent avec le big band de Christian McBride (cf. The Movement Revisited),
c’est du jazz de haut niveau, superbement arrangé et joué par des musiciens de
haute volée. Comme on dit, ça déménage, ça swingue, c’est explosif avec
toujours cette chaleur d’expression, cette puissance du blues qui le distingue
d’autres big bands, «techniquement» aussi relevés, mais qui manquent de ces
dimensions hot qui font pour nous le meilleur du jazz. Ici, le projet de Christian McBride qui n’en manque pas, est de rendre
hommage à trois grands prénoms –For Jimmy,
Wes and Oliver– dont la combinaison ne laisse aucun doute sur l’identité car
ils sont trois légendes qui ont marié leur talent: Jimmy Smith, le «king» de
l’orgue Hammond, Wes Montgomery, la légende n°1 de la guitare jazz, et Oliver
Nelson, un arrangeur et leader de big bands parmi les plus originaux des années
1960-70, beau saxophoniste (cf. Screamin’ the Blues, Prestige/New Jazz, 1960), même si ses qualités d’arrangeurs ont pris le
dessus dans son activité au cours de sa carrière. Oliver Nelson a donné quelques disques, en
moyenne ou grande formation, et quelques thèmes en particulier, qui figurent
dans le panthéon du jazz enregistré, soit en leader soit comme arrangeur pour
d’autres, Jimmy Smith notamment (The
Blues and the Abstract Truth, Straight Ahead, Afro-American Sketches, Full
Nelson, More Blues and the Abstract Truth, Black, Brown and Beautiful).
La rencontre enregistrée de ces trois légendes est gravée en
1966 sur un disque, The Dynamic Duo,
sous le nom de Jimmy Smith et Wes Montgomery, pour lequel Oliver Nelson apporte
son big band et ses arrangements comme il l’a souvent fait pour Jimmy Smith depuis
le début des années 1960 et quelques enregistrements extraordinaires (Bashin', Hobo Flats, Who's Afraid of Virginia Woolf, Got My Mojo Workin', Monster, Peter and the Wolf, Hoochie
Coochie Man) et il continuera jusqu’en 1968 (Livin' It Up), année de la mort
de Wes…
Il ne faut pas chercher bien loin ce qui réunit profondément
ces trois artistes, il n’y a qu’à lire les titres et écouter quelques thèmes,
ensemble ou séparément: c’est le blues! Le blues comme esprit, comme matière,
comme inspiration, le lieu d’une transe commune pour une expression ancrée au
plus profond de ces trois hommes. Pour Jimmy Smith, on peut parler d’une
évidence traduite en musique; pour Wes, c’est ce qui fait le fond de son expression,
virtuose par ailleurs; pour Oliver, c’est ce qui donne à sa musique un ancrage des plus profonds, cette
puissance jusqu’à une certaine saturation, densité urbaine qui correspond à
l’atmosphère tendue d’époque, se combinant avec son éternelle modernité de son,
d’arrangements qu'il a cultivée grâce aux musiciens qu’il a côtoyés (Eric Dolphy, Freddie Hubbard,
Paul Chambers… aussi bien qu’Hank Jones, Joe Newman, George Duvivier, Charli
Persip, Bill Evans…) et qu’il a tous entraînés dans son amour du blues accentué et réinventé sous tous les angles possibles.
Voilà pour l’histoire de cette rencontre dont a rêvé
Christian McBride, et que, jeune amateur, il a certainement aimée à en user les
sillons. Il n'est pas le seul. C’est ce rêve qu’il remet en scène avec ses arrangements, ou souvent
ici ceux d’Oliver Nelson lui-même (1932-1975), une évidence pour lui rendre
hommage. La réincarnation de Jimmy Smith (1925-2005) a été confiée à Joey
DeFrancesco, ce qui peut paraître une autre évidence tant ce musicien contribue
à la perpétuation et l’actualisation de l’amour pour l’orgue Hammond B3 que
Jimmy Smith a rendu célèbre. Il y a de nos jours de magnifiques instrumentistes
dans le jazz et une vraie tradition bien vivante du Hammond B3. Enfin, la
guitare selon Wes Montgomery (1923-1968), est représentée par l’un de ceux qui,
selon nous, en est le plus formidable descendant, Mark Whitfield, qui faisait,
encore jeune, la couverture de Jazz Hot
n°530, en 1996. Sa
carrière ne nous a pas semblé avoir la même intensité dans le jazz que celle de
son aîné, une question d’époque et d’atmosphère, mais il possède cette manière
extraordinairement blues et virtuose à la fois qui fait la particularité et
l’excellence de son expression et de celle de son aîné.
On ne doutait pas que Christian McBride, formidable
musicien, arrangeur et leader de big band, doublé d’un sens peu commun de la
mémoire, ne réalise avec son excellent big band des prouesses pour restituer la
puissance, la conviction de cette musique, et le résultat est effectivement
digne de tous les éloges. Les musiciens de haut niveau vont au-delà de la
technique pour apporter une dimension sonore, qu’on apprécie d’autant mieux sur
une chaîne de qualité avec un volume sonore adhoc.
Certaines musiques nécessitent une écoute particulière en rapport avec la volume de l'orchestre. Le shuffle ponctué par
les sections d’instruments avec un tel brio, selon les arrangements d’Oliver
Nelson –un enfant de Count Basie faut-il le rappeler?– c’est du grand Art! Joey DeFrancesco est littéralement en transe dans son
évocation de Jimmy Smith. Là encore, on n’est pas surpris mais
simplement ravis
de trouver chez un musicien, avec une carrière si importante, une telle
envie
de musique, un tel amour du Maître Jimmy Smith qu’il apporte à son
évocation une conviction sans fard, et autant d’éléments documentaires
sur la manière de Jimmy
Smith, avec la science de son art, car Joey est un grand organiste de
jazz. Pour finir, Mark Whitfield délivre ses chorus, des joyaux,
de la guitare virtuose et blues, comme il convient, mais à la Mark Whitfield,
et c’est le complément idéal pour explorer les grands thèmes «Night Train», le «Milestone»
de Miles Davis transfiguré par Oliver Nelson, «Down by the Riverside» réactualisé
par Oliver, Jimmy and Wes , ou encore «Road Song» immortalisé par Jimmy and Wes. La
relecture de ces thèmes par Christian McBride, son big band, Joey et Mark est
un bel hommage.
Christian McBride personnalise aussi quelques arrangements,
Joey apporte deux compositions, Mark Whitfield, une, et avec quelques belles
compositions («Up Jumped Spring», «I Want to Talk About You» en quartet), ils
prolongent en 2020 l’esprit de cette rencontre de 1966. Christian McBride, avec
sa faculté de développer des projets originaux qui font appel à la mémoire du
jazz, est l’un de ceux qui font la permanence du jazz aujourd’hui, la transmission, la
préservation de son esprit.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Kenny Washington
What's the HurryThe Best Is Yet to Come, S’Wonderful, Stars Fell on Alabama,
I’ve Got the World on a String, I Ain’t Got Nothin’ But the Blues, Bewitched
Bothered and Bewildered, Invitation, Here’s to Life, Sweet Georgia Brown*, No
More Blues (Chega de saudade), Smile
Kenny Washington (voc), Josh Nelson (p), Gary Brown (g,
except*), Lorca Hart (dm) + selon les titres Mike Olmos (tp), Victor Goines
(ts, cl), Jeff Cressman (tb), Jeff Massanari (g), Dan Feiszli (b)*, Peter
Michael Escovedo, Ami Molinelli-Hart (perc)
Enregistré à Berkeley et El Cerrito, CA, dates non précisées
Durée: 46’ 15’’
Lower 9th Records 2020-1 (www.kennywashingtonvocalist.com)
Le chanteur Kenny Washington, 63 ans, compte parmi les
trésors cachés dont regorgent les scènes locales américaines et dont nous n’entendons
parler, souvent bien tardivement, qu’à l’occasion de la sortie d’un disque bénéficiant
d’un travail de promotion à l’international. Artiste discret par tempérament,
Kenny Washington a jusqu’ici peu enregistré sous son nom (Live at Anna's Jazz Island, 2008, autoproduit, et Moanin’. Live it Jazzhus Montmartre,
2015, Storyville). D’où ce titre malicieux, What’s
the Hurry, comme le manifeste d’un musicien qui prend son temps et n’a pour
ambition que de vivre sereinement son art. Originaire de New Orleans (peut-être la raison de ce côté détendu), Kenny
Washington a été formé au chant à l’église et a également appris le saxophone. Il
découvre véritablement le jazz lors d’un concert donné dans son lycée par Alvin
Batiste (cl) accompagné pour l’occasion de jeunes élèves-musiciens parmi
lesquels les frères Branford et Wynton Marsalis. Etudiant, il suit un cursus
musical à la Xavier University of Louisiana (une université catholique privée
qui accueille principalement depuis 1925 des étudiants afro-américains et
amérindiens) et commence à se produire en public. Sans projet précis, il entre
dans la marine à 26 ans et intègre son orchestre en tant que saxophoniste avant
d’y révéler son talent de chanteur. Après neuf ans de service, il s’établit dans
la région de la baie de San Francisco au début des années 1990. Fréquentant les
soirées «open-mic», il s’y fait remarquer décrochant notamment un engagement
dans un restaurant chic de San Francisco où il officie durant huit ans. Sa
réputation allant croissant, Kenny Washington est recruté en 2000 dans une
comédie musicale, Off-Broadway, puis débute une collaboration au long-court
avec le ténor californien Michael O’Neill (trois albums parus), lequel lui
présente Joe Locke (vib) qui l’invite à plusieurs reprises au sein de son
groupe programmé régulièrement au Dizzy’s Club de Jazz at Lincoln Center (et
sur son album For the Love of You,
2010). C’est ensuite au tour de Wynton Marsalis de convier le chanteur pour
des représentations avec le Jazz at Lincoln Center Orchestra (notamment pour la
suite Blood
on the Fields en 2013 et un hommage à Ella
Fitzgerald en 2017).
Désormais
davantage dans la lumière, Kenny
Washington propose un bel album de standards, d’une grande sobriété dans les
arrangements laissant toute sa place à son talent vocal exceptionnel se
caractérisant par une expression naturellement swing et une saisissante
intensité émotionnelle. Celle-ci est à son sommet sur «Stars Fell on Alabama» où
l’excellent Victor Goines, un membre du Jazz at Lincoln Center Orchestra, lui donne la
réplique au ténor. La section rythmique qui officie est à la hauteur,
soulignant les nuances dessinées par le chanteur. On note de belles interventions du
pianiste Josh Nelson sur «I Ain’t Got Nothin’ But the Blues» tout comme du
trompettiste Mike Olmos, deux musiciens de la région de San Francisco. A
l’aise sur différents registres jusqu’à la musique latine avec «Chega de
saudade», composition d’Antonio Carlos Jobim traduite en anglais par Jon
Hendricks, Kenny Washington est aussi bon scatteur («Sweet Georgia Brown»). Un
bel interprète du jazz qu’il était temps de découvrir.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Gradischnig-Raible Quintet
Plays the Music of Elmo Hope: Searchin' for Hope Stars Over Marakesh, Carvin the Rock, Nieta, Race for the
Space, Bellarosa, For Heaven's Sake, Mo Is On, Exploring the Future, Something
for Kenny, Into the Orbit, Roll On
The Gradischnig/Raible Quintet: Steve Fishwick (tp), Herwig
Gradischnig (ts), Claus Raible (p), Giorgos Antoniou (b), Matt Home (dm)
Enregistré les 14-15-16 avril 2015, Hagenberg (Autriche)
Durée: 1h 06’
Alessa Records 1042 (www.alessarecords.at)
Fishwick/Gradischnig/Raible/Antoniou/Home
The Music of Elmo Hope. Vol. 2: Mo Is On So Nice, Hot Sauce, Invitation, Chips, Abdullah, Mirror-Mind
Rose, McBrowne’s Galaxy, Dearly Beloved, One Down
Steve Fishwick (tp), Herwig Gradischnig (ts), Claus Raible
(p), Giorgos Antoniou (b), Matt Home (dm)
Enregistré le 20 mars 2018, Londres
Durée: 47’ 37”
Trio Records 604 (triorecords.co.uk)
Il n’y a pas souvent d’hommages ou de références à la
musique d’Elmo Hope, comme nous le rappelait Bertha Hope-Booker (Jazz Hot n°673)
qui fut son épouse et sa partenaire dans un enregistrement (Hope-Full, Riverside, 1961). Elmo Hope
était un pianiste-compositeur d’un niveau exceptionnel sur le plan instrumental
et créatif, le troisième élément d’un trio d’amis avec Thelonious Monk et Bud
Powell, qui ont grandi ensemble à New York et mûri l’élaboration d’un nouveau
souffle du piano jazz, dans le prolongement en particulier de l’œuvre d’Art
Tatum si déterminante pour le bebop, Charlie Parker compris (cf. Ross Russell, Bird Lives!). Ils partagent non
seulement cette fraternité et cet apprentissage en commun (pratique, écoute des
disques…), avec une connaissance approfondie et une pratique de la musique
classique dans laquelle Elmo Hope fit ses premières apparitions sur scène
–Bach, Chopin, Satie et Debussy semblent avoir eu leur préférence.
Si Bud Powell et plus largement encore Thelonious Monk ont
laissé une empreinte forte sur leur descendance, il semble donc qu’Elmo soit
moins souvent joué, malgré ses talents de compositeur –75 compositions, soit
sensiblement le même nombre de pièces que Monk– et une œuvre enregistrée non
négligeable où il côtoie alors le meilleur du jazz de cette génération: John
Coltrane, Clifford Brown, Sonny Rollins, Jackie McLean, Lou Donaldson, Kenny
Dorham, Curtis Counce, Harold Land, Johnny Griffin, Philly Joe Jones, Paul
Chambers, Jimmy et Percy Heath, Frank Foster, etc.
Bertha Hope a enregistré en 1991 un Elmo’s Fire (SteepleChase), et elle a constitué en 1999 un groupe,
intitulé «ELMOllenium» pour un hommage, pas enregistré malheureusement. Eric Reed
a rendu un bel hommage en 2001 (cf. Jazz
Hot n°671, avec
une vidéo en deux parties: https://www.youtube.com/watch?v=xQNNQXfzUCs et https://www.youtube.com/watch?v=tYFJEfSt4vQ),
pas enregistré en disque non plus, même s’il est encore disponible sur internet
en vidéo. Benny Green a joué régulièrement quelques thèmes d’Elmo Hope, dont
«Bellarosa», «Crazy», et il possède aussi dans son art cette qualité
d’intensité propre au trio d’amis.
On apprécie d’autant que Claus Raible (Trio!),
qui organise son œuvre depuis quelques années autour d’une lecture personnelle,
avec autant de science que de sensibilité et d’intensité, de cet univers propre
aux trois pianistes de génie du bebop, ait convaincu un beau quintet (on le suppose parce qu’il est le pianiste,
mais il se peut que les musiciens se soient retrouvés autour d’Elmo Hope)
de revisiter l’univers d’Elmo Hope, une sorte de complément
indispensable d'un moment-clé de l’évolution du piano jazz à l’orée des
années 1940 qui a
marqué si profondément l’histoire du jazz. Car le jazz vit encore, de nos jours, sous l’emprise de ce
trio de créateurs: Thelonious Monk (1917), Elmo Hope (1923) et Bud Powell (1924). Le benjamin,
Bud, a disparu encore jeune en 1966, suivi de près par Elmo en 1967, et si
Thelonious est mort en 1982, il a disparu des scènes et des studios en 1973.
Leur descendance est, malgré la brièveté relative de leur vie, splendide,
nombreuse et sans fin, et indique tout le poids que ces artistes ont eu dans l’évolution du
piano jazz, notamment dans le domaine harmonique et rythmique.
Dans
ce projet d’un collectif européen en deux volets autour
de la musique d’Elmo Hope, on retrouve le pianiste Claus Raible
(Karlsruhe, 1967) un familier de ces univers puissants, Steve Fishwick
(Manchester, 1976), Herwig Gradischnig (Bruck an der Mur, 1968,
Autriche, un
membre du Vienna Art Orchestra aujourd’hui en sommeil), Giorgos Antoniou
(Athènes,
1970) et Matt Home (Hudderfield, Royaume-Uni, 1973). Il y a chez ces
musiciens
non seulement le respect de l’artiste, mais aussi une sensibilité à
l’esprit de
cette musique et une capacité à évoquer tout en gardant une grande
liberté
dans l’expression, dans la technique et la sonorité des instruments,
comme c’est
le cas pour le brillant trompettiste Steve Fishwick, le saxophoniste
Herwig
Gradischnig, le musical Matt Home. Ces musiciens ont des sonorités
d’aujourd’hui, mais ils savent, dans les ensembles et les chorus,
acclimater cette
tonalité de sombre beauté d’époque sans amoindrir leur liberté, sans
gommer leur personnalité. Le bassiste est
précis, et offre avec le batteur, le fondement d’un quintet où Claus
Raible, déterminant dans le quintet parce qu’il en est le pianiste,
démontre ses facultés à s’accaparer l’univers d’Elmo Hope, ses
atmosphères intenses, avec sa touche
personnelle, quelques signatures stylistiques où il mêle fréquemment les
frères Monk et Bud. Il possède surtout la grande aisance
rythmique et technique pour donner à cet enregistrement la clé de voûte
indispensable, sans faute de goût ou modernisme obligé, sans copie. Elmo
Hope, Bud et
Monk, étaient des virtuoses, même si cette évidence s’efface devant la
force de
l’expression, et pouvoir les relire en restant proche sans fadeur, sans
simplification, est une performance.
Les liner notes écrites, pour l’un des deux livrets, par le trompettiste Steve
Fishwick et pour l’autre par Hans-Jürgen Schaal, s’attachent à indiquer les
enregistrements originaux des différents thèmes qui ont servi de base aux
arrangements et à l’enregistrement, une excellente idée. Ils ajoutent quelques
commentaires sur l’environnement musical et d’époque; c’est sobre et précis. Le
second des deux enregistrements reprend pour visuel l’esthétique du Blue Note
5029 original (Elmo Hope Trio), avec
une photo de Ray Avery (CTSImages) pour parfaire cette réalisation.
C’est enfin une invitation très réussie à redécouvrir l’œuvre d’Elmo Hope pour les amateurs
et les musiciens de jazz car notre quintet n’a pas épuisé la source.Bertha Hope-Booker dans son interview parue en 2015
déjà citée plus haut, disait: «Je trouve
que son écriture (celle d’Elmo) est à
son meilleur quand il écrit pour un quintet». On a donc la chance
pour ces
deux enregistrements d’avoir la configuration idéale pour mettre en
valeur un
splendide artiste du jazz quelque peu oublié, servi et réinventé par des
musiciens actuels de talent; un beau projet parfaitement réalisé.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Wawau Adler
Happy Birthday Django 110 Twelfth Year, The Best Things in Life Are Free, I Love You
for Sentimental Reasons, My Blue Heaven, Lune de miel, My Melancholy Baby, How High
the Moon, Duke and Dukie, I Will Wait for You, The Man I love, Time on My Hands,
Mélodie au Crépuscule, Django's Tiger
Wawau Adler (g), Alexandre Cavaliere (vln), Hono Winterstein
(g), Joel Locher (b)
Enregistré à Stutensee (Allemagne), date non précisée (prob.
2019)
Durée: 45’ 37
GLM EC 589-2 (http://wawau-adler.com)
Le hasard de la chronique fournit parfois des coïncidences
qui n’en sont peut-être pas… Wawau Adler, le magnifique guitariste de la
tradition de Django qui donne cet hommage au Maître Django à l’occasion du 110e anniversaire de sa naissance est né à Karlsruhe en Allemagne, la même année
1967 et dans la même ville que Claus Raible, le formidable pianiste qui rendait
récemment des hommages aux trois génies fondateurs du piano de la période
bebop, Thelonious Monk, Bud Powell et Elmo Hope. Karlsruhe, la ville moyenne du
Bade-Wurtemberg produit donc autre chose que des expertises constitutionnelles,
et si on en juge par le niveau exceptionnel de ces deux artistes, la ville
pourrait l’indiquer dans son Wikipédia,
plutôt que des banalités. Comme son concitoyen au piano, Wawau Adler est, une habitude
de cette tradition, un virtuose, à la guitare, et met son talent au service de
l’expression, ce qui est plus rare.
Pour cet hommage, il s’est entouré
d’Alexandre Cavaliere que les lecteurs de Jazz
Hot commencent à bien connaître, car cela fait plus d’une vingtaine
d’années que le violoniste, précoce (il jouait déjà en concert dès sa dizaine
d’années, et pas pour faire le spectacle mais la musique), parcourt avec son père, les festivals de
Belgique d’abord où nous l’avons découvert et du monde aujourd’hui. Né en 1985,
à Mons en Belgique à une demi-heure de Liberchies (la ville de naissance de Django), Alexandre a croisé la route
de Babik Reinhardt et Didier Lockwood, ce qui lui a ouvert les scènes
internationales. Son jeu, dans la filiation du Maître sur son instrument,
Stéphane Grappelli, est parfait pour cet hommage. Hono (Paul) Winterstein, né en 1962, à Forbach en Alsace,
est le doyen de la séance, et cela fait des années que sa contribution à
l’univers de Django est des plus remarquables. Il est connu pour ses grandes
qualités de guitare rythmique et, à ce titre, il a accompagné le gotha des
héritiers de Django: les magnifiques Tchavolo Schmitt et Dorado Schmitt,
parmi les plus passionnants de cette tradition sur le plan de l’expression, et
le virtuose Biréli Lagrène, qui partage son origine alsacienne. Hono nous
donnait en leader récemment un bon enregistrement, Horizon,
où figure l’une des compositions présente sur ce disque («Lune de miel»). Wawau
l’a choisi pour sa qualité de rythmicien, si important dans l’univers de Django,
et on peut dire qu’Hono a accepté car Wawau Adler possède cette excellence dans
l’expression à même de rendre hommage à Django. Joel Locher est un bassiste né en 1982 à Stuttgart, toujours
dans le Bade-Wurtemberg. Musicien précoce, grâce à son père qui lui enseigne la
contrebasse dès ses 10 ans, il est ensuite contrebassiste soliste de
l'Orchestre de chambre des jeunes de Stuttgart et en 2001-2002 membre
de l'orchestre du festival de l'Académie internationale Bach de Stuttgart. En 2004-2005,
il est stagiaire à l'Orchestre philharmonique de Stuttgart. Autant dire qu’on a
affaire à un musicien précoce et d’un niveau exceptionnel sur le plan
académique. Il a, depuis, accompagné une multitude de musiciens de Philip
Catherine à Biréli Lagrène, Martin Taylor, Stochelo Rosenberg, Scott Hamilton,
Evan Christopher, Dusko Gojkovich, Tania Maria… La liste est sans fin, et dans
la tradition de Django également. La musique de Django a cette particularité de réunir autour
de sa tradition des savants, quelle que soit leur formation à condition que
l’expression soit au centre. On se souvient de défunt Poulette qui occupait un
pupitre dans l’orchestre du Châtelet, qui enseigna à Django, Matelo et Baro
Ferret (Elios Ferré, cf. Jazz Hot n°500). On se souvient aussi que Django est né en Belgique, avec,
peut-être, un passeport français, dans une famille de Manouches gatskénés,
c’est-à-dire marqué par un long séjour allemand (Michel Lefort, cf. Jazz Hot
n°500), et on ne s’étonnera pas plus que la musique de Django transgresse sans
hiatus les frontières de cette partie de l’Europe et plus largement, comme le
jazz le fait pour le monde entier: c’est un signe d’universalité. C’est le
pourquoi de cette belle réunion autour de Django.
Wawau Adler, qui en est à son septième enregistrement en
leader et a rencontré beaucoup de musiciens (Marian Petrescu, Didier Lockwood,
Pee Wee Ellis), possède dans son cœur la clé magique de ce monde de Django
Reinhardt, et sa virtuosité lui permet de se couler dans un
répertoire où se mêlent des compositions de Django («Twelfth Year», «Django’s
Tiger»), de Stéphane Grappelli et Django («Mélodie au crépuscule»), mais aussi
des standards que Django illustra, de Gershwin («The Man I Love», etc.), une
composition de Hono Winterstein («Lune de miel»), enfin tout ce qu’il faut pour
que Django y soit à son aise pour ses 110 ans; un siècle de musique qui n’a pas pris une ride grâce
au poète Wawau Adler («Time on My Hands») et à des artistes au service d’une
expression originale, la branche la plus généreuse qui soit née du jazz hors
des Etats-Unis, à la fois par le nombre de ses talents et par la qualité des
œuvres. Et comme Django appartient aussi à la grande famille de Jazz Hot, bon
anniversaire, Django!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Fapy Lafertin New Quartet
Atlântico Torontoi emlek, La Belle vie, My Romance, Vibracoes, The
Baltic, Turn, Cinzano, Fantaisie en sol, It's Alright With Me, Pixinguinha em
Lisboa, Japanese Sandman, Platcherida, Carnation
Fapy Lafertin (g, g
portugaise), Alexandre Tripodi (vln), Cédric Raymond (b), Renaud Dardenne (g)
Enregistré en août 2017, Tintigny (Belgique)
Durée: 58’ 04”
Frémeaux et Associés 8576 (Socadisc)
Dans la veine poétique des héritiers de Django, Fapy
Lafertin est certainement l’un des plus beaux descendants. Son lyrisme fait de
chacun de ses disques un événement pour les amateurs de cette tradition que
Django Reinhardt ancra au jazz dans une époque qui s’y prêtait, et qui en est
devenue aujourd’hui une dimension à part entière. Fapy atteint aujourd’hui le
club des septuagénaires, et sa musique conserve une éternelle jeunesse, possède
la patine des ans qui donne tant de profondeur à une expression qui se renouvelle
sans jamais rompre avec ses racines. Il a fait très tôt le choix, dans les années 1970 en
compagnie de l’excellent Koen de Cauter (le quartet Waso), de marier cette
tradition avec une poésie personnelle qui le rapproche du Maître Django par
l’esprit, bien qu’elle renouvelle et enrichisse la tradition d’un monde
imaginaire qui n’appartient qu’à Fapy. Dans cet enregistrement, il exploite parfois la technique de la mandoline sur la
guitare portugaise («Vibracoes» de Jacob de Bandolim, «Fantaisie en sol», le
beau «Pixinguinha em Lisboa») dans un registre qui s’éloigne du répertoire du
jazz autant que de sa respiration rythmique, tout en gardant dans sa liberté
d’exécution, son improvisation, dans le phrasé, un lien avec la tradition de
Django mâtinée d’influences des musiques populaires (Portugal et Brésil) ou de la
musique classique.
Dans ce disque, enregistré au cœur du Luxembourg belge, où
ses partenaires, plus jeunes, apportent
une partie du répertoire («Baltic», «Fantaisie en sol», «Pixinguinha em
Lisboa»), on voyage, comme le titre le suggère, entre Portugal et Brésil, mais
plus largement en Europe et Amérique du Nord et du Sud, des couleurs dont joue
Fapy Lafertin avec son habituelle poésie, son sens du récit musical, sa
maestria. Fapy apporte quatre compositions très émouvantes marquées par la
tradition tzigane («Turn», «Cinzano», «Platcherida», «Carnation») et ne renonce
pas pour autant à quelques standards du jazz («La Belle Vie» de Sacha Distel,
«My Romance», «It’s Allright With Me» avec une belle introduction, «Japanese
Sandman») repris dans la filiation de Django. Alexandre Tripodi, Cédric Raymond et Renaud Dardenne, en
plus de compositions originales, apportent leur fraîcheur avec la tension nécessaire
pour répondre à l’intensité qui se dégage de la musique de Fapy Lafertin. Ce dernier, qui est tombé très jeune dans la
marmite de l'héritage de Django, est bien entendu un guitariste
virtuose, mais de cette virtuosité qui ne s’impose pas à la musique parce
qu’elle est au service de l’imagination, de la poésie, de l’expression.
Fapy
Lafertin, l’artiste musicien, est un trésor caché, c’est un privilège de
pouvoir le découvrir sur disque de temps en temps.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Phil Abraham Quartet
Beauty First I'll Remember April, Charlie
Et Le Pam, Watermelon Man, Vals Para Mani, New Orleans Comphilation, Esquisse,
Up Jumped Spring, Faut Voir
Phil Abraham (tb, voc), Fabien Degryse (g), Sal La Rocca (b),
Thomas Grimmonprez (dm)
Enregistré les 30-31 mai 2019, Beersel (Belgique)
Durée: 53’ 23”
Autoproduction (www.philabraham.com)
C’est dans le registre de l’expressivité que Phil
Abraham a développé une sonorité à nulle autre pareille, vocalisant au maximum
sur son instrument et y combinant parfois la voix (rarement ici) avec une réussite
et un talent certain («Charlie Et Le Pam»). Beaucoup de
chroniqueurs renvoient l’utilisation d’effets
expressifs sur les instruments, trombone et trompette en particulier, au
registre du jazz traditionnel ou «vieux style» comme on dit en Belgique,
y voyant
une forme primitive et parfois rudimentaire. Total contresens, car
l’utilisation d’effets et d’une sonorité personnelle est en soi déjà une
prouesse technique, même quand elle est naturelle, et c’est même à la
base de
l’expression qui fait qu’on aime le jazz (on identifie les sonorités des
artistes individuellement), et qu’on aime Phil Abraham, un magnifique
tromboniste et soliste, de jazz, qui place son art dans le sillon des
grands
solistes de toutes les époques. On peut l'identifier sur son instrument
pour sa
vélocité qu’il ne prive jamais d’expression. Il joint en effet à la
richesse de
l’expression une virtuosité certaine qui lui donne une liberté
stylistique
rare, une amplitude de répertoire (du traitement de «Watermelon Man» à
«Comphilation») restant lui-même, évitant tous les sectarismes de
génération, stylistiques, privilégiant la musique et, comme il le dit
dans le titre, la
recherche de la beauté.
Phil
Abraham a de plus la faculté de développer des projets cohérents,
de construire ses disques avec une recherche d’originalité dans le
répertoire, d’imaginer
des formations à géométrie variable et des alliances sonores inattendues
comme
sur ce dernier opus, autoproduit, avec la guitare de l’excellent Fabien
Degryse, maintenant un ancien de cette galaxie des six cordes, si riche
au-delà
des Ardennes depuis Django et René Thomas, et qui possède entre autres
qualités
qui la rendent précieuse à nos yeux: la poésie et la musicalité. Fabien
Degryse
marie avec science ses accords au chant du trombone avec sa douce
sonorité, parfois avec quelques accents blues («Watermelon Man»). Le
lyrique Sal La Rocca,
un pilier du jazz en Belgique, est aussi, à la contrebasse, un
prolongement de cet esprit,
de ces atmosphères chantantes qu’il développe sur ses beaux chorus, ce
qui
convient parfaitement au leader du disque qui est aussi vocal sur son
trombone, dansant («Vals Para Mani»,
«Watermelon Man», «Up Jumped Spring»), et c’est un vrai régal. Thomas Grimmonprez se fond bien dans cet ensemble, avec le
souci de souligner sans ostentation les couleurs de manière adaptée selon les
climats (la caisse claire sur «Comphilation», les cymbales sur «Watermelon
Man», les balais sur les valses).
C’est un disque de belle musique et comme c’était la volonté
de son auteur clairement affichée dans le titre, autant dire que c’est
parfaitement réussi. Phil Abraham possède une sonorité profonde sur son instrument, il est doué d’une imagination
et d’un lyrisme qui en font un musicien toujours passionnant à écouter en live comme sur disque.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Charles Tolliver
Connect Blue Soul, Emperor March*, Copasetic, Suspicion*
Charles Tolliver (tp), Jesse Davis (as), Keith Brown (p),
Buster Williams (b), Lenny White (dm) + Binker Golding (ts)*
Enregistré en novembre 2019, Londres
Durée: 39’ 25”
Gearbox 1561 (www.gearboxrecords.com)
C’est à Londres dans les studios RAK fondés en 1976 par
Mickie Most (1938-2003), plus connu dans les milieux du rock & roll (Most
Brothers), et qui y enregistra entre autres The Animals, Jeff Beck, Donovan,
que Charles Tolliver fait son retour enregistré, profitant d’une tournée en
novembre 2019 passant par la capitale du Royaume-Uni, en compagnie d’un all
stars. C’est un quintet avec un invité local sur deux titres: Binker Golding
(ts). On connaît les déjà légendaires Buster Williams (Jazz Hot n°581)
et Lenny White qui ont tous les deux côtoyé ce que le jazz a de meilleur, même
si Lenny White n’a pas hésité à déborder largement de ce cadre, et pas toujours
pour le meilleur. On ne présente pas non plus Jesse Davis, qui a fait la
couverture de Jazz Hot n°569,
et dont nous avons publié régulièrement des interviews (Jazz Hot n°504, 522, 630, 655), un alto de grand talent, déjà un
classique.
Keith Brown baigne dans le jazz depuis sa naissance,
puisqu’il s’agit du fils d’un réputé pianiste de jazz, Donald Brown, qui a
participé à la légende du piano à Memphis, celle initiée dans les années 1940 par
Phineas Newborn, Jr., et qui compte une descendance d’une richesse
extraordinaire. Seulement pour le piano, on rappellera outre les Brown et les
Newborn, les regrettés James Williams (1951-2004), Mulgrew Miller
(1955-2013), Harold Mabern (1936-2019). Le
jazz dans cette ville, on le sait, ne se limite pas au piano (B. B. King,
George Coleman, Booker Little, Louis Smith…). Keith Brown, dont la mère est
aussi une pianiste accomplie, est le digne héritier de cette tradition, et il a
à son actif des collaborations avec Dezron Douglas, Sherman Irby, Steve Slagle,
Terreon Gully, Bill Saxton, Joe Farnsworth, Greg Tardy, John Clayton, Benny
Golson, Bobby Watson, T. K. Blue, Darryl Hall, Jeremy Pelt, Nicholas Payton,
Kenneth Brown, etc.
Binker Golding est un saxophoniste londonien, de formation
classique, et qui, dans ses productions personnelles, alterne écriture et
improvisation libre inspirée du free jazz américain. Dans le cadre de ce disque,
il s’intègre parfaitement à la musique de Charles Tolliver, peut-être le fait
que le trompettiste soit lui-même un compositeur et arrangeur émérite, séduit-il
un musicien dont le registre au saxophone s’apparente plus, en effet, à
l’expressivité américaine, avec du relief et une base rythmique accentuée, qu’à
la manière européenne de la musique improvisée, en général plate et a-rythmique.
On connaît mieux Charles Tolliver depuis le Jazz Hot n°677,
compositeur qui fait le bonheur de ses pairs depuis le début des années
soixante (Jackie McLean, Max Roach, Gerald Wilson, Horace Silver…), arrangeur
de qualité qui a dirigé des big bands dans l’esprit du jazz le plus inventif
des années 1970, un contemporain émule des Freddie Hubbard, Woody Shaw, un
protagoniste aussi de la préservation du jazz dans ce qu’il a d’essentiel et
d’original avec le label Strata-East, cofondé avec Stanley Cowell, et dont il
dirigea le big band. Le retour à l’enregistrement d’un musicien de cette
importance est une bonne nouvelle pour le jazz en cette année qui n’en compte
pas beaucoup.
Ce CD d’une quarantaine de minutes, un format temps de 33
tours, est à l’image de Charles Tolliver: de belles compositions dans la lignée
du Wayne Shorter des années 1960, avec une dynamique rythmique plus relevée et un
plus grand naturel expressif, une intégrité, qui correspondent au tempérament de
Charles Tolliver, un proche de Freddie Hubbard par la sonorité et la manière.
Les arrangements sont aussi dans cet esprit, et ces musiques qui se fondent
surtout sur les modes, développent de belles atmosphères où beaucoup de place
est laissée aux chorus, à l’inventivité des musiciens, la section rythmique
apportant le fondement, le climat, la texture. D’après ce qu’on lit sur les liner notes,
une page dépliante et une excellente idée pour changer
des livrets souvent illisibles, le premier titre («Blue Soul») aurait
mieux mérité le titre «Emperor March» et le second y aurait aussi gagné
(une
impression d’oreille). C’est un excellent moment d’une expression toujours très
sophistiquée, lyrique, toujours originale, où la recherche de beauté est
étroitement liée à la profondeur de l’expression, d’une musique parfaitement
mise en valeur par des musiciens de haut niveau.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Always Know Monk / Yves Marcotte
Humph Brake's Sake/Little Rootie Tootie*°, Monk's Dream/Friday the
13th, Brilliant Corners*°, Conduit. Flip for Real, Coda: Round Lights*°,
Reflections/Monk's Mood, Bright Mississippi*, Interlude. Dig It°, Humph/Skippy,
In Walked Bud, Abide With Me+*°
Yves Marcotte (b, arr), Shems Bendali (tp), Zacharie Canut
(ts,as+), Nathan Vandenbrulcke (dm) + guest Nils Wogram (tb)*, Christophe
Monniot (as)°
Enregistré les 25-26 novembre 2019, Winterthur (Suisse)
Durée: 52’ 43”
Autoproduction AKM 002 (InOuïes Distribution)
Le second excellent disque de ce
groupe se consacre à relire les compositions de Thelonious Monk à travers de
brillants arrangements et à la lumière de certains suiveurs comme Booker Little
(Shems Bendali sur plusieurs thèmes), Eric Dolphy (Zacharie Canut sur
«Humph/Skippy), Charles Mingus (Yves Marcotte lui-même aussi bien pour les
arrangements que pour la basse essentielle et sombre). C’est une manière de
vous répéter que cet ensemble, animé par le bon bassiste et original
arrangeur Yves Marcotte, mérite les grandes scènes des clubs et des festivals
car le résultat artistique est une relecture-réappropriation spectaculaire et
parfaitement mise en musique de ce monde. Plutôt qu’une reproduction de
l’esprit et de la lettre (ce qui serait déjà une performance mais pas à la
portée de tous), ou un détournement de l’esprit et de la lettre (un
appauvrissement, c’est fréquent), Yves Marcotte comme on vous l’a déjà dit pour le premier opus Always Know Monk,
donne une autre vie à un grand répertoire –on le sait aujourd’hui– plus par la
qualité que par la quantité, qui offre d’infinis développements pourvu que
l’imagination soit de la partie, pourvu que les musiciens y respectent les
fondements du jazz, le blues (l’esprit), le swing (le phrasé) et le relief
expressif. Yves Marcotte n’en manque pas (d’imagination), et il a l’intelligence,
l’érudition et l’intégrité rare de nos jours où le statut d’auteur prend autant
de place, de choisir de développer un monde dont il connaît la puissance plutôt
que d’écrire. Le jazz a cette histoire, cette faculté de faire des
artistes-interprètes les co-auteurs de leurs œuvres, même quand ils n’en sont pas les auteurs.
Le jazz offre tant de développements possibles
par la puissance de sa création et la fulgurance de son évolution au XXe siècle, la richesse
encore inexploitée de son héritage, qu’on peut éviter l’inflation, souvent d'un niveau contestable, de
compositions.
«Reflections/Monk's Mood» est l’occasion d’un
arrangement savant mêlant deux thèmes qui se croisent et s’entrelacent où la
voix de Zacharie Canut (ts) se tricote avec celle de Shems Bendali (tp), l’un
faisant alternativement le contre-chant de l’autre, Yves Marcotte jouant de sa
basse, sans acrobatie, mais fondamentale, parfois accompagnant l’énoncé du
thème, et Nathan Vandenbulcke apportant une touche tout en nuances sur ses
cymbales, ses caisses, le tout finissant sur un bref ensemble de voix à la
tierce bien imaginé. «Brake's Sake/Little Rootie Tootie», en ouverture, rythmiquement marqué, en sextet donc avec plus de
volume et un jeu hyper-expressif de Nils Wogram, reprend cette manière
d’entrelacer les thèmes tout en laissant place à des développements très
classiques dans l’esprit mingusien, avec le ténor sombre et inspiré de Zacharie
Canut. «Monk's Dream/Friday the 13th» combine également deux
thèmes, mais en quartet, le duo basse-batterie y prend une place plus
importante, les cuivres apportant en dehors de l’exposition et du retour au
thème final, de petits contre-chants, des animations, des interludes et le
contraste d’un jeu arythmique quelques secondes. «Brilliant Corners», en sextet, exploite la géométrie
angulaire des compositions de Thelonious Monk, une sorte de logique
mathématique, le tout sur un support rythmique accentué par une expressivité
renforcée des cuivres avant de lâcher la bride aux chorus sur tempo plus
rapide, avec la voix d’Yves Marcotte qui survole le tout à la manière de
Charles Mingus. On peut ainsi analyser l’ensemble des thèmes avec les voix
supplémentaires des invités, les réputés Nils Wogram (tb) et Christophe Monniot
(as), et de vraies réussites rythmiques sur l’ensemble des thèmes comme «Bright
Mississippi» que le thème appelle, c’est vrai, mais qui sont très bien exploitées.L’étonnant dans cet ensemble est la liberté, malgré
l’écriture soignée et complexe, qui est laissée à chacun des musiciens et
l’osmose autour de ce projet. Quand le collectif s’enrichit de la liberté
individuelle des musiciens, et réciproquement, le jazz atteint sa plénitude:
c’est la dimension «démocratique» du jazz, cette capacité à inventer une
organisation où l’exigence de chacun conduit à la liberté de tous, un modèle
philosophique.
Il y a des partis pris rythmiques originaux comme «In Walked
Bud» pris sur tempo très lent, martelé par le batteur, où un accent
expressif marqué par le sax et la trompette donne une atmosphère inédite au
thème, celui d’une marche (qui évoque donc le titre du thème), mais qui donne
par l’hyper-expressivité une couleur néo-orléanaise renforcée par
l’improvisation collective, un Hot Four très enthousiasmant, qui laisse une petite place au chorus de la basse mate du
leader pour cette marche où Nathan apporte quelques roulements bienvenus dans
la tradition, le tout finissant comme une œuvre de Charles Mingus, un collectif
free, avant le retour à la marche initiale.
La conclusion sur «Abide With Me» fait évidemment
référence à l’hymne de William Henry Monk en ouverture de Monk’s Music, cet ensemble de saxophones avec Coleman Hawkins, John
Coltrane, Gigi Gryce tout en contrepoint sur l’énoncé de Ray Copeland (tp).
Repris ici avec quelques décalages harmoniques et variantes, mais dans le même
esprit de beauté épurée, il est en quelque sorte une signature d’Yves Marcotte
(le contrepoint) qui nous dit, à sa façon, on peut l’imaginer même si ce n’est
pas le cas, que l’étendue de la richesse de Monk était non seulement d’être un
compositeur mais un harmonisateur (les arrangements) de première importance, un
harmoniste de premier plan (la sonorité) et qu’il a ouvert des pistes infinies,
pour peu qu’on soit doué d’imagination et qu’on respecte l’esprit de cette
musique. C’est clairement le cas des deux premiers enregistrements d’Yves
Marcotte, bravissimo!!!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Swingin' Bayonne / Arnaud Labastie
Swingin' BayonneIsn’t She Lovely, Capitaine Flam*, Lu’s Bounce, Medley
Ballades (The Nearness of You**/Angel Eyes°), Summerwind, Drum Boogie**°, The
River, Blues for JD, Take the ‘A’ Train*°°, Place du Tertre*, Montreux Medley
(Nite Mist Blues/Work Song/Feelings/Battle Hymn of the Republic)
Arnaud Labastie (p), Patrick Quillart (b), Jean Duverdier
(dm) + Philippe Chagne*, Claude Braud**, Jean-Louis Cas° (ts), Antonin Puyo
(tb)°°
Enregistré du 2 au 5 janvier 2020, Mouguerre (64)
Durée: 53’ 59’’
Black & Blue 1087.2 (Socadisc)
Depuis 2015, le trio Swingin’ Bayonne évolue sur les scènes
du Pays-Basque et d’ailleurs, notamment à Paris au Caveau de La Huchette. Il
est animé par Arnaud Labastie, né à Bayonne en 1972, qui dirige l’école de
musique de la ville de Tarnos et assure la programmation de son festival (Jazz
en Mars). Il est également à la tête de l’Alexander Big Band, dont le nom
évoque à n’en pas douter le pianiste jamaïcain, Monty Alexander, dont il est féru. Ses deux
complices (et aînés), Patrick Quillart et Jean Duverdier, ont eux développé une
vie professionnelle en parallèle du jazz. Le premier, kinésithérapeute (en
retraite), s’est mis à la contrebasse à l’âge de 40 ans et a participé à
plusieurs orchestres locaux avant de monter en 2009 un trio avec le jeune Pablo
Campos (p, voc) et l’ami Jean Duverdier. Ce dernier, fameux dessinateur (notamment
pour Jazz Hot), est tombé dans le
jazz dès l’enfance, par la grâce de parents qui recevaient chez eux les
musicien américains en tournée, dont le légendaire Papa Jo Jones qui lui a donné la
vocation de la batterie. Jean ne cesse d’ailleurs d’alterner les baguettes et
le crayon, assurant des remplacements dans diverses formations.
Le cercle amical du trio s’ouvre volontiers à des invités,
comme c’est le cas sur ce premier disque qui marque ses cinq années
d’existence. Trois ténors s’y succèdent: Philippe Chagne, Claude Braud et Pilou
Cas, ainsi qu’un tout jeune trombone de 16 ans, Antonin Puyo. Si le répertoire comprend
majoritairement des compositions du jazz comme «Take the ‘A’ Train» (sur lequel Antonin Puyo révèle une verve prometteuse), «The River»,
ballade poétique de Maître Monty Alexander, «Place du Tertre», très beau
thème de Biréli Lagrène (superbement exposé par Philippe Chagne) ou le
dynamique «Lu’s Bounce» (vrombissante introduction de Jean Duverdier) de Dan Nimmer, le jeune pianiste du Jazz at Lincoln
Center Orchestra: un régal de swing pour une section rythmique. Après avoir
ouvert l’album avec «Isn’t She Lovely» de Stevie Wonder (solo groovy de Patrick
Quillart), un morceau déjà adopté de longue date par les jazzmen (Sonny Rollins,
Monty Alexander…), intervient une curiosité: le générique du dessin animé des
années 1980 Capitaine Flam. Philippe
Chagne, aux accents getziens, donne à la mélodie de Jean-Jacques Debout, prise
sur un tempo bossa, une dimension inattendue. Seul original, «Blues for JD» d’Arnaud Labastie. Le pianiste y
est à son meilleur: juché sur les racines du blues, il donne à son expression
une ampleur particulière avec le soutien solide de Jean Duverdier à qui ce thème est vraisemblablement dédié. Claude Braud
et Pilou Cas, qui alternent sur le joli medley «The Nearness of You/Angel
Eyes», sont à l’unisson, avec l'ampleur d'une section de big band, sur le très swing «Drum Boogie»
de Gene Krupa et Roy
Eldridge (titre originellement enregistré en 1941 avec Anita O'Day),
l'un des très bons moments de disque. Le duo de ténors, y improvise un
dialogue frénétique façon «battle», assurant le spectacle. Enfin, «Montreux Medley» expose la belle complicité rythmique entre
Arnaud Labastie et Jean Duverdier, qui déploie tout son savoir-faire sur «Work
Song», medley qui, après un passage en douceur sur «Feelings» de Loulou
Gasté, se conclut en beauté avec le très
enlevé «Battle Hymn of the Republic».
Un album plein de drive, enraciné dans la tradition et non dénué de fantaisie…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Danny Grissett
The In-Between Blue J, Seven Tune, The Kicker, Winter Silence, The
In-Between, Mr. Wiggle Worm, Dreamsville, Stablemates, How Deep Is the Ocean, Sweetest
Disposition
Danny Grissett (p), Walter Smith III (ts), Vicente Archer
(b), Bill Stewart (dm)
Enregistré le 29 avril 2015, New York, NY
Durée: 1h 06’ 02”
Criss Cross Jazz 1382 (www.crisscrossjazz.com)
Les lecteurs de Jazz
Hot connaissent mieux Danny Grissett depuis le n°681 et
l’interview qu’il nous a accordée où il évoquait cet album déjà enregistré.
Mais c’est seulement le premier disque que nous chroniquons de lui, et il date
déjà de 2015. Né en 1975 sur la Côte Ouest,
il a un solide passé derrière lui, comptant de nombreuses tournées et plus
d’une quarantaine d’albums à son actif, en leader ou sideman avec beaucoup de
ceux qui font l’actualité du jazz de culture (Billy Higgins, un aîné qui l’a
inspiré, Vincent Herring, Tom Harrell qu’il accompagne depuis plus de dix ans, Jeremy
Pelt, Steve Nelson, Jérôme Sabbagh, sur deux des meilleurs labels du jazz:
HighNote et Criss Cross Jazz). Il se place résolument dans la grande tradition
du piano jazz, dans le sillage des meilleurs, McCoy Tyner, Kenny Barron, Mulgrew
Miller, Cyrus Chestnut, c’est-à-dire dans la veine du jazz marqué par les
racines, le blues et l’expression, dans un registre post bop.
Son
répertoire est équilibré entre originaux (cinq des dix
compositions sur ce disque), compositions du jazz (la belle version de
«The
Kicker» de Joe Henderson, l’original «Stablemates» de Benny Golson), les
standards («Dreamsville», d’Henry Mancini, «How Deep Is the Ocean»
d’Irving
Berlin). Ses propres compositions offrent un climat très personnel,
présent dans tous
les thèmes, dans un esprit aérien entre McCoy Tyner et Joe Henderson,
avec moins
de relief, d’emphase et de puissance que son aîné pianiste, ce qui n’est
pas
une critique mais une différence de climat qui relève de sa
personnalité. Sur ce cinquième enregistrement pour Criss Cross Jazz, il
est entouré de contemporains (Walter Smith III, 1980, Houston, TX,
Vicente
Archer, 1975, Woodstock, NY) et d’un aîné, le bon Bill Stewart (1966, Des Moines, IO), un habitué du
groupe de Danny. Tous ses musiciens partagent assez
largement ce type d’esthétique du jazz. Si «Winter Silence» et «Sweetest
Disposition» manquent d’originalité dans un registre jarrettien assez plat (il
s’éternise sur une thématique pauvre sur le plan mélodique et rythmique), c’est
dans l’ensemble un bon disque de jazz ou Vicente Archer, un compagnon régulier
du pianiste, est très solide, et où le ténor Walter Smith III fait preuve d’une
qualité d’invention à l’égal du pianiste. «The In-Between» est de bien
meilleure facture et Danny Grissett démontre sur les standards comme sur les
thèmes les plus joués une capacité de personnalisation («Dreamsville»), avec
une tonalité bien à lui, lyrique, mélodique autant que rythmique
(«Stablemates», un beau dialogue avec Bill Stewart, «How Deep the Ocean» sur
tempo swing soutenu). Son apprentissage classique a bien entendu laissé quelques
traces dans l’inspiration et la manière, et il est aujourd’hui intégré à son
expression pour ajouter quelques nuances harmoniques ou de toucher à son
expression, à condition d’éviter l’écueil d’une musique sans relief comme ici
sur deux thèmes.
Le piano jazz fourmille de bons instrumentistes, et
Danny Grissett, l’un deux, s’il accentue l’esprit de garder un lien avec la
tradition (blues, swing et expression), peut enrichir cet art du piano jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Big Band Brass
Claude Cagnasso. He Never Met You Indicatif, A Musset, Scarborough Fair, He Never Met You,
Working the Blues, Ballade, Antony, Why Not, Top n°2
Big Band Brass: Dominique Rieux (dir, tp, flh), Nicolas Gardel (lead tp), Alain Cazarra, Tony
Amouroux, Eric Duroc (tp), Denis Leloup (lead tb), Rémi Vidal, Michel Chalot,
Olivier Lachurie (tb), Christophe Mouly (lead as), Ferdinand Doumerc (as),
Jean-Michel Cabrol, David Pautric (ts), Gael Pautric (bar), Florent Horthal
(g), Thibaut Dufoy (p), Julien Outhu (b), André Neufert (dm), José Rodriguez
(perc) + Pierre Bertrand (ss), Alain Hatot (fl), Denis Badault (p)
Enregistré les 17 et 18 février 2020, Toulouse (31)
Durée: 58’ 39’’
Carabancelle (www.claudecagnasso.com)
Pianiste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre
autodidacte, Claude Cagnasso (1939-2015, voir
nos Tears) eut un parcours foisonnant, d’abord marqué par la musique latine
et les variétés avant que le jazz ne le saisisse, dans les années 1960, à
l’écoute de Stan Kenton. Lui-même fera vivre son propre big band de 1969 à 1981,
participant ainsi au renouvellement en France des grandes formations de jazz,
parallèlement à ses activités de «requin» de studios. Musiciens confirmés
(Roger Guérin, Georges Arvanitas…) et jeunes talents (Christian Escoudé,
François Chassagnite…) se succédent dans son grand orchestre. Ce disque
s’inscrit dans la lignée d’un hommage préparé par son épouse Cécile, auquel
nous avions assisté en décembre 2018 au Conservatoire de Paris, rue de Madrid
(8e) où quatre compositions inédites avaient été jouées par
le big band du conservatoire, auquel s’étaient joints quelques «anciens» (Tony
Russo, Joël Chausse, tp, Bernard Duplaix, Alain Hatot, Claude Thirifays, fl,
Jacques Bolognesi, acc, et Christian Lété, dm), sous la direction de Denis
Leloup et avec la participation de Pierre Bertrand et Stéphane Tsapis (p). Quelques
mois après, Cécile Cagnasso demandait à Dominique Rieux et à son Big Band Brass
de graver sur un album neuf originaux du répertoire de Claude, jamais enregistrés
en studio (le big band Cagnasso n’ayant que deux LPs à son actif: Head Under Legs, Vega, 1969, et Five Compact/Plein jazz, 1-2-3 Records,
1976-77). Quatre invités viennent en renfort (dont trois déjà présents en 2018):
Pierre Bertrand, Denis Leloup, Alain Hatot ainsi que Denis Badault, un familier
de Claude Cagnasso, un leader de big band également.
Cette matière qui restait jusque-là inexploitée révèle un
travail de compositeur et d’arrangeur d’une grande finesse avec des harmonies
rutilantes, les accents latins et l’éclat d’une composition comme «Antony»
évoquent aussi le «Soul Bossa Nova» de Quincy Jones. Au programme des ballades,
on retiendra deux beaux thèmes: «A Musset» co-écrit avec Claude Nougaro qui
l’avait chanté en 1971 et «He Never Met You», dédié à Cécile. Mais se sont les
morceaux plus rapides (dont les excellents «Indicatif» et «Working the Blues») qui restent les plus
savoureux par leur swing énergique, impeccablement restitué par le bon big band
de Dominique Rieux.
Un hommage utile à la mémoire du jazz en France.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Harry Connick, Jr.
True Love: A Celebration of Cole Porter Anything Goes, I Love Paris, I Concentrate on You, All of
You, Mind If I Make Love to You, Just One of Those Things, In the Still of the
Night, Why Can't You Behave, Begin the Beguine, You'd Be So Nice to Come Home to,
True Love, You're Sensational, You Do Something to Me
Harry Connick, Jr. (voc, p, dir, arr), Neal Cain (b), Arthur
Latin (dm), Andrew Fisher (clav), Mark Braud (tp), Seneca Black (tp), Wayne
Bergeron (tp), Bob Schaer (tp), Dion Tucker (tb), Andy Martin (tb), Alan Kaplan
(tb), Lucien Barbarin (tb), Bill Reichenback (tb), Geoff Burke (sax), Jerry
weldon (sax), Dan Higgins (sax), Bob Sheppard (sax), Greg Huckins (sax), Bruce
Dukov (chef de l’orchestre à cordes de 24 musiciens: 13 vln, 7 avln, 4 cello)
Enregistré à Los Angeles, CA, date non précisée
Durée : 50’ 33”
Verve 00602577992148 (Universal)
Cet excellent enregistrement vaut certainement un
indispensable dans le registre des variétés internationales (il est d’ailleurs
répertorié dans cette catégorie par l’industrie phonographique), car il touche
à la perfection dans le genre, du jamais vu en quelque sorte. On sait qu’Harry
Connick, Jr. possède dans son vécu et dans son expression une proximité avec le
jazz qui n’est pas que de forme, puisqu’il fut en particulier l’élève d’Ellis
Marsalis à New Orleans où il est né en 1967. On sait également qu’il aurait pu
faire une très honorable voire brillante carrière de pianiste de jazz car il
possède tous les codes de cette musique, plus la voix, l’imagination et le rêve: sa
version de «Begin the Beguine» longuement introduite en piano solo avant
l’explosion du big band en témoigne.
Mais voilà, il est aussi doué d’une très belle voix, avec
une maestria dans l’expression, qui plonge dans la tradition de la grande
variété américaine teintée fortement de jazz, de Bing Crosby à Frank Sinatra,
et c’est dans ce registre que cet excellent artiste a orienté son œuvre. Il
n’est pas question de regretter ce choix qui lui correspond. Il possède une
belle diction, un phrasé remarquable et exploite le répertoire du song book américain (ici le généreux
Cole Porter) avec non seulement ses racines mais aussi avec une profondeur
rarement atteinte. Il possède en effet en tant que musicien accompli (instrumentiste,
arrangeur, orchestrateur, chanteur) un sixième sens pour donner à ses œuvres
une perfection absolue… qu’on ne trouve que dans le jazz à ce degré de
sophistication, et ce n’est pas la réunion de 24 instruments à cordes
classiques dans cet enregistrement qui va altérer la couleur jazz, car il joue
de cette combinaison –c’est lui qui a fait les orchestrations– comme peut-être
aucun artiste n’a été capable de le faire avant lui grâce à sa maîtrise de
l’ensemble du projet.
Dans le super big band jazz (19 musiciens), la couleur
néo-orléanaise est représentée, avec des musiciens confirmés dans le jazz (Mark
Braud…), notamment le grand et regretté Lucien Barbarin récemment
disparu (cf. Tears),
auteur de deux beaux chorus dont le splendide «Why Can't You Behave» qui
est
aussi indispensable par la manière virtuose dont Harry Connick, Jr. joue
de
tous les registres (violons, big band jazz, expressions jazz et variété)
avec
une telle perfection qu’on en oublie que ces registres appartiennent à
des
cultures différentes: une magnifique synthèse avec beaucoup de naturel.
Sa
connaissance approfondie du jazz et le fait d’avoir choisi d’étoffer son
big
band (5 trompettes, 5 trombones, 5 saxophones), la beauté complexe de
ses
arrangements qui réunit la dynamique du jazz, le lyrisme des cordes («I
Concentrate on You») donnent un résultat rarement atteint dans ce
registre. Il y a enfin l’expression vocale elle-même, résolument dans
la tradition des voix euro-américaines, mais qui a su capter
les enseignements de ce que le jazz a apporté de meilleur sur le plan de
l’expression
vocale dans la manière de poser les syllabes, les mots, les silences,
avec une
forme de naturel (même si cette manière est très savante) de
l’expression non
dépourvue de swing, avec cette qualité aussi de savoir ne pas abuser des
vibratos et des notes tenues pour garder la dynamique du fond jazz.
En résumé, un grand disque de variété internationale
de la tradition américaine ancrée dans le jazz, par l’un des plus
remarquables chanteurs de l’histoire de la variété américaine inspirée par le jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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New Fly / Julien Bertrand
Free Revolution Zone Le Petit nouveau, Free Revolution Zone*, A ta façon, The
Peacocks, Can You Dig It, Work of Arth, Fly Little Byrd Fly, Mr. Bojangles, Can
You Dig It (alt. take)**, Le Petit nouveau (alt. take)
Julien Bertrand (tp, flh), Thibaud Saby (p, clav),
François-Régis Gallix (b), Arthur Declercq (dm) + Jean-Salim Charvet (as)*,
Stefan Moutot (ts)**
Enregistré les 7 et 8 octobre 2018, Sonnay (38)
Durée: 51’ 43’’
Fresh Sound New Talent 583 (Socadisc)
La scène jazz qui s'articule entre la grande métropole
lyonnaise et le pôle d'activités culturelles et pédagogiques que
constitue, à l'année, le festival Jazz à Vienne (malgré une direction
artistique inégale et une programmation d'année en année plus pauvre au
niveau du jazz), s'avère un creuset d'où émergent de jeunes musiciens s’exprimant dans un jazz
de culture bien assimilé et méritant une écoute attentive. On a ainsi découvert le trompettiste Julien
Bertrand (1980) auprès du saxophoniste-clarinettiste Vincent Périer et de la chanteuse Célia Kaméni (voir chronique).
Dans ses activités de leader, il dirige le quartet New Fly, formation
de qualité qui assoit sa créativité sur l'évocation renouvelée de l’esthétique post-bop. Fils d’un professeur de conservatoire (qui lui a
enseigné la trompette) et ayant suivi un cursus institutionnel qui l’a conduit
de Bordeaux à Boulogne-Billancourt, puis à Chambéry avant qu’il ne s’établisse à
Lyon, Julien Bertrand revendique en particulier l’influence du regretté Wallace
Roney (voir nos Tears), auquel le
thème fort réussi «Can You Dig It» est dédié. Autre partenaire occasionnel de Vincent Périer et Célia Kaméni, le pianiste Thibaud Saby (1989, Vienne) a été formé au Conservatoire municipal de Vienne avant
de suivre, bac en poche, l'enseignement de Mario Stantchev au
Conservatoire régional de Lyon. Il partage aujourd'hui ses activités
entre jazz, reggae et l'accompagnement en solo de films muets. De la
même génération et également ancien élève du Conservatoire de Lyon, le
batteur Arthur
Declercq participe à diverses formations jazz ou rock, notamment Les
Acharnés du Swing, un quartet qui se consacre au jazz de Django depuis
2013. Il est aussi membre du groupe Les Permutants, nonet à double
section basse-batterie fondé par François-Régis Gallix,
l'aîné du quartet New Fly. Originaire de Mâcon, il y a créé en 1994,
avec d'autres musiciens, le jazz-club Le Crescent; de cette association
naîtra le collectif MU. S'en suit une riche carrière de sideman (Michel
Graillier, Alain Jean-Marie, Christian Vander, Steve Grossman...).
Ce Free Revolution Zone –titre en référence à la situation politique actuelle en France et aux
Etats-Unis– est essentiellement constitué d’originaux de la main du
leader, excepté «The
Peacocks» de Jimmy Rowles, «Mr. Bojangles» de Jerry Jeff Walker (deux
titres où
Julien Bertrand se distingue par un jeu plein de profondeur et de
sensibilité)
et «Fly Little Byrd Fly» de Donald Byrd. Les compositions, qui
rappellent l'esprit du catalogue Blue Note des années 1960, ne manquent pas d'intérêt. Le groove Thibaud Saby (clav) apporte une certaine densité sur «Free Revolution Zone», l'un des morceaux où le groupe use avec réussite d'un jazz électrifié. L’énergique «Work of Arth» doit beaucoup au drive d'Arthur Declercq, tandis que la jolie ballade «A ta façon» permet d’apprécier la finesse de chacun des membres de ce quartet qui ne manque
pas de conviction et qui, loin
de chercher à «réinventer le jazz» (comme certains musiciens et promoteurs
incultes en ont la prétention), développe un discours relié à l'histoire et original.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Johnny Griffin & Eddie "Lockjaw" Davis
Ow! Live at the Penthouse Intermission Riff (introduction), Blues Up and Down, Ow!, Bahia,
Blue Lou, Second Balcony Jump, How Am I to Know, Sophisticated Lady, Tickle Toe,
Intermission Riff
Johnny Griffin (ts), Eddie Lockjaw Davis (ts), Horace Parlan
(p), Buddy Catlett (b), Art Taylor (dm)
Enregistré les 30 mai 1962 et 6 juin 1962, Seattle, WA
Durée: 58’ 38”
Reel to Real 003 (wwwcellarlive.com)
En regardant récemment une production de Norman Granz Live
at Montreux de 1977, on
découvrait autour de Count Basie en petite formation, non seulement Roy
Eldridge et Louis Bellson, ce qui n’étonne pas, mais aussi Milt Jackson,
Niels-Henning Ørsted Pedersen et Johnny Griffin (1928-2008), et le moins qu’on
puisse dire est que ces musiciens avaient un langage commun, le jazz, et que
tout baignait dans le blues. Quand on sait qu’Eddy Lockjaw Davis (1922-1986),
après un passage éclair en 1952, fut un membre régulier du big band de Count
Basie de 1964 à 1972 (après cet enregistrement), et régulièrement un membre de
ses all stars jusqu’à sa disparition (1984), on comprend aisément que ces musiciens,
de générations légèrement différentes, puissent se retrouver sans aucun de ces
hiatus ou aucune de ces ruptures dont a parlé une partie de la critique de jazz
par nombrilisme, effet de mode et par méconnaissance culturelle.
Cet
enregistrement se situe dans la grande tradition des
«batailles» de ténors qui ont émaillé l’histoire du jazz dès l’époque de
New Orleans, d’Harlem, de Kansas City de 1910 à 1940, et qui s’est
prolongée dans l’après-Seconde Guerre, depuis Dexter Gordon et Wardell
Gray (The Hunt, The Chase); Dexter Gordon et Teddy Edwards (The Duel); Dexter Gordon et Gene Ammons (The Chase!); Gene Ammons et Sonny Stitt (Boss Tenors); Johnny Griffin et Sonny Stitt (Battle of Birdland); Sonny Rollins et Sonny Stitt (Sonny Side Up avec Dizzy Gillespie);
etc., la liste est longue et il n’était pas
rare que ces joutes se déroulent au sein même des big bands… Il
y a dans ces échanges une dimension particulière de la
société afro-américaine, la lutte et la joute comme élément essentiel de
la vie, non pas
comme un élément négatif de destruction de l’autre, mais comme une
émulation
propre à permettre d’exprimer le meilleur de soi pour obtenir le
meilleur
collectivement, et pour cela un dépassement de soi propre à la société
afro-américaine grâce à son héritage de la transe, grâce au rêve
d'accomplissement et de liberté qui se sont traduits dans une lutte pour
la vie et dans ce langage commun intergénérationnel fondé sur le blues.
Cet enregistrement se classe dans cette tradition qui a valu
aux amateurs de jazz, en live ou par le disque, beaucoup de moments
inoubliables parce qu’ils conjuguent le spectaculaire à l’exaltation, à
l’admiration de l’imagination et du dépassement des limites par les artistes, un
sentiment d’une liberté sans borne, des sentiments électriques, des ondes qui
se communiquent corporellement, et donc sans masque et sans écran, comme ça
existe dans l’ensemble des expressions artistiques afro-américaines, le jazz en
premier lieu.
Le Penthouse où a été enregistrée cette session diffusée à la
radio, est un club de Seattle qui a ouvert en 1962, donc au moment de ces
enregistrements, fondé par Charlie Puzzo, et qui proposa de fameux artistes et
concerts de jazz de John Coltrane et Wes Montgomery à Little Richard et Aretha
Franklin à l’entresol du Kenneth Hotel, à l’angle de Cherry Street et de First
Avenue. Le concert de John Coltrane de 1965 avec le quartet (McCoy Tyner, Jimmy
Garrison, Elvin Jones) augmenté de Pharoah Sanders, Carlos Ward est
partiellement immortalisé chez Impulse! et RLR Records. Les émissions étaient
diffusées sur la radio King FM dans le cadre, semble-t-il, des Thursday Nights.
Le club a fermé ses portes en 1968, une année décidément difficile aux
Etats-Unis et, depuis, l’immeuble a été démoli pour faire place à un parking.
Autant dire que cet enregistrement de Johnny Griffin & Eddie Lockjaw Davis
est aussi un pan de la mémoire du jazz pour cette raison. Dans le bon livret, de nombreux textes re-situent cet
enregistrement: un petit texte de Charlie Puzzo, Jr., le fils donc du fondateur
du club, un texte de l’ingénieur du son, Jim Wilke, qui se chargeait à l’époque
des enregistrements pour la radio.
Chez Reel to Real, qui nous a déjà valu quelques
enregistrements rares toujours bien documentés, on retrouve Zev Feldman, un
producteur déjà à l’origine de disques rares chez Resonance Records (Eric Dolphy, Musical Prophet, Jazz Hot 2019) qui remercie le
coproducteur, Cory Weeds, qu’il a entraîné dans cette aventure, deux amateurs
de jazz à l’ancienne qui connaissent en profondeur le caractère précieux de
cette musique, même quand il s’agit de bandes oubliées sur une étagère. Ted Panken
contextualise cet enregistrement dans le jazz de cette époque et dans le cours
des carrières des deux leaders. Un texte du pianiste Michael Weiss évoque sa
collaboration avec Johnny Griffin de 1988 à 2000. Pour Eddie Lockjaw et Johnny
Griffin, Zev Feldman et Cory Weeds ont eu la bonne idée d’une interview de
James Carter, un savant du saxophone et un musicien de haut niveau, qui plonge
ses racines dans cette histoire, c’est très bien observé, en particulier pour
la puissance expressive. James Carter relate quelques éléments de l’histoire
des ténors, depuis Herschel Evans et Lester Young, de leur rivalité fertile, et pousse même jusqu’à l’étude de la
sonorité en fonction des instruments dont chacun, Eddie et Johnny, jouait à
l’époque. Il met aussi en avant l’apprentissage autodidacte d’Eddie Lockjaw
pour dire qu’il faisait une musique parfois intranscriptible, le tout avec
quelques anecdotes personnelles de ses rencontres avec les deux ténors. Le livret présente une bonne iconographie, des photos
originales de Charlie Puzzo, Jr., dont celle de la devanture du Club, The
Penthouse, des images de Don Schlitten (un producteur de disques renommé), mais aussi de
Lee Tanner et de Burt Goldblatt grâce à CTSimages, la connexion californienne. Dans cet enregistrement, qui n’est pas le premier pour les
deux ténors, puisqu’ils avaient déjà enregistré Tough Tenor en 1960, Ils sont accompagnés par Horace Parlan (1931-2017), Buddy Catlett (1933-2014), un héros local de Seattle où il est
enterré, et Art Taylor (1929-1995), soit trois musiciens aux carrières
exceptionnelles ayant côtoyé le meilleur du jazz de toutes les époques. La
formation est un vrai all stars.
Le répertoire fait bien sûr place à quatre tempos rapides
(«Blues Up and Down», «Blue Lou», «Second Balcony Jump» et le «Tickle Toe» de
Lester Young), grand moment de ces échanges dans la tradition, mais aussi à
autant de tempos médium où l’expression des ténors n’en est que plus profonde,
avec un beau «Sophisticated Lay» de Johnny Griffin. Le «Tickle Toe» final, très
enlevé, nous ramène au début de cette chronique et au fait que pour avoir été
des artisans d’une génération d’après-guerre, les deux ténors sont ancrés dans
la tradition et le sont restés tout au long de leur brillante
carrière. Un excellent enregistrement, un pan de mémoire du jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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K Quintet
Something Else Exactly Like You*, The Letter, Days of Wine and Roses, Bye
Bye Blackbird*, Ain’t It Peculiar, Something Else, Just Squeeze Me*, My Major
Is Minor, Drivin’, Have You Met Miss Jones, Robbins’ Nest
Ksenia Parkhatskaya (voc)*, David Duffy (b), Juan Mar Saque
(tp), Gabriel Amargant (ts), Marc Martin (p), Xavi Hinojsa (dm) + Carlos Sarduy
(tp)*, Jake Klamberg (dm)*
Enregistré à Barcelone, date non communiquée (prob. 2019)
Durée: 54’ 50’’
Jazzville Productions (https://jazzfuel.com)
K Quintet a été créé en 2019 par la danseuse, chorégraphe,
actrice et chanteuse russe Ksenia Parkhatskaya et son mari, le contrebassiste
et compositeur irlandais David Duffy. Née en 1981, formée à la danse classique,
Ksenia s’exprime depuis près de quinze ans dans différents styles de danse
jazz, dont le charleston, sa spécialité, ainsi qu’au théâtre. On la retrouve sur
des projets très variés: avec le trio de Chris McBride à Berlin, en 2014, pour célébrer
les 100 ans de Frankie Manning (disparu en 2009, voir Jazz Hot Spécial 2004, n°649), avec le Barcelona Jazz Orchestra de
même que dans des festivals de musique classique (notamment en France). Né en
1984, David Duffy est d’abord connu pour son travail de compositeur (cinéma,
télévision, publicité, danse…) combinant musiques classique et électronique. En
tant que contrebassiste, il a participé à divers orchestres jazz et
symphoniques et dirige son propre quartet (à la basse électrique). Il est
également producteur.
C’est donc un couple ayant investi de nombreux domaines qui
propose ce Something Else, mêlant
standards et originaux bien faits dans une esthétique jazz mainstream qui
paraît correspondre avant tout aux affinités musicales de Ksenia Parkhatskaya
(qui cosigne les compositions), laquelle se révèle d’ailleurs également une
chanteuse au swing irréprochable. Pour autant, elle n’est présente que sur
trois titres (sans doute, en live, danse-t-elle sur les morceaux instrumentaux).
C’est assez pour apprécier sa façon d’exposer les thèmes avec une sensualité
feutrée («Bye Bye Blackbird», «Just Squeeze Me»). Le reste du quintet est
complété par une jeune et talentueuse équipe barcelonaise, dont l’excellent pianiste
Marc Martin (épatant sur les titres en trio: «Ain’t It Peculiar», «Have You Met
Miss Jones»). Quant à David Duffy –qui prend peu de solos, si ce n’est une
bonne intervention sur «The Letter»– il se tient en retrait au sein de la
rythmique.
Une formation qui sera à découvrir sur scène pour sa
dimension danse. Si le jazz se remet de la catastrophe sanitaire et démocratique de cette année 2020.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Wynton Marsalis
BoldenCome on Children, Make Me a Pallet on the Floor,
Gone My Way, Creole Belles, Bolden Jump, Timelessness (short), You Rascal You,
Russian Lullaby, Stardust, Timelessness, Phantasmagoric Bordello Ballet, Shake
It High Shake It Low, Red Hot Mammas, Whoa You Heifer, Don't Go Away Nobody,
All the Whores Go Crazy About the Way I Ride, Basin Street Blues, Dinah,
Muskrat Ramble, Black and Blue, Tiger Rag, Making Runs, Whip It, Funky Butt (I
Though Heard Buddy Bolden Say), Didn't
He Ramble, Buddy's Horn
Wynton Marsalis (cnt, tp), Marcus Pintrup (tp),
Vincent Gardner (vtb), Wycliffe Gordon (vtb, tb), Michael White (Bb-cl), Victor
Goines (C-cl, as), Walter Blanding (Bb-cl, ts), Ted Nash (as), Dan Nimmer (p),
Don Vappie (g, voc), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm), Julie Bruskin
(cello), Catherine Russell, Reno Wilson, Brianna Thomas (voc)
Enregistré à Wilmington, New York, Los Angeles,
New Orleans, dates non précisées
Durée: 1h 10' 22''
Blue Engine 0015 (www.blueenginerecords.com)
Ce disque pose un problème. La mention
«indispensable» offerte ici à la musique peut cautionner le film Bolden de
Daniel Pritzker (2019) auquel elle est destinée. Ce que nous ne souhaitons pas. Ce
film se complait dans les inexactitudes biographiques sur Charles Joseph
«Buddy» Bolden (1877-1931). D'après le texte du livret signé de Michael White,
Bolden «n'avait fait l'objet que d'une
biographie et de quelques livres». Il y a au minimum trente-six
publications qui le concernent. On relira d'ailleurs l'article de Robert Goffin (Jazz
Hot n°11, décembre 1946). Si l'on excepte un texte de 1936 dû à E. Belfield
Spriggins, la légende de Buddy Bolden est lancée par le premier livre sur
l'histoire du jazz, Jazzmen co-signé par Frederic Ramsey et Charles
Edward Smith, sorti en 1939. Dans les deux cas, c'est le tromboniste Willie
Cornish (1875-1942) qui en fait un héros. Cornish ayant joué avec Bolden, il se
place ainsi lui-même dans l'histoire du jazz. Bolden n'était pas une star de
son temps (on n'a retrouvé qu'une seule annonce de concert, février 1903). Il
n'a été professionnel que peu de temps (1900-1906). Manuel Perez a dit à Robert
Goffin que Buddy Bolden «fut d'abord un accordéoniste». Or comme le disait
justement King Oliver, il faut huit ans pour obtenir une bonne sonorité au
cornet. Toutefois, la virtuosité d'un Marsalis n'est pas anachronique pour 1900
car Herbert L. Clarke, soliste de John Philip Sousa, avait la même: qualité de
son, souplesse, registre aigu. Le fait que Bolden ait été un homme à femmes et
qu'il soit devenu fou à partir de mars 1906, était suffisamment «commercial»
pour faire le sujet d'un film «grand public». Il n'était pas nécessaire de
reprendre toutes les anecdotes aujourd'hui connues des spécialistes recyclés
comme fausses (on connait des confrères peu intéressés par l'histoire qui
restent sur ce qui est dit dans Jazzmen). Non, Bolden n'était pas
barbier, non il n'a pas édité une feuille à scandale (The Cricket), il
n'a jamais sauté d'un ballon dirigeable (c'est Buddy Bartley).
Quant au jazzman, il est dommage que le cylindre
Edison qu'a gravé Oscar Zahn de l'orchestre Bolden ait été cassé, car Cornish a
dit que c'était «probablement une marche
plutôt qu'un blues ou un stomp». Le problème induit par ce film est de
faire croire que Bolden ait été le premier jazzman. Evidemment, là se place une
fois de plus un problème de définition pour savoir quand ça commence (et quand
ça cesse d'en être). Si l’on considère comme Michael White que c'est la
«liberté», «l'improvisation» alors oui, Bolden –qui savait se rattraper en
brodant quand il ne se souvenait plus d'un morceau– est un «jazzman» (et il est
loin d'être le seul même avant lui et partout dans le monde). Si selon les
critères d'identification clairs décrits depuis 1934, le jazz est une façon de
jouer qui associe un traitement particulier du son (hot, issu du blues)
et une mise en place spécifique du rythme (dite swing), Bolden et tous ceux de
sa génération ne sont pas (encore) des jazzmen. Pas de trace de blues à New
Orleans avant 1905 et la musique rag ou apparentée est en 2/4, plus sautillante
que propice au swing. L'émulsion se fait dix ans après l'internement de Bolden,
et le pionnier serait alors Buddy Petit. Dix ans c'est beaucoup, que l'on
compare 1935 à 1945, ou 1955 à 1965. En tant que cornettiste, Bolden fut de son
temps moins célèbre que Manuel Perez. Buddy Bolden fut l'«un des pionniers du
ragtime, je dirais ça...il ne m'a pas beaucoup impressionné à l'époque, vous
savez» (Albert Nicholas, 1972), «pas hot, juste ordinaire» (Johnny St Cyr), «il était plutôt un showman» (Sidney
Bechet, Treat It Gentle). Il n'y a pas place ici pour plus d'arguments;
on se reportera à l'étude du signataire, Buddy Bolden. Légende et réalité (27 mai 2019, ISBN: 978-2-9549741-6-3). Il est évident que placer Bolden comme
inventeur du jazz arrangeait du monde, sinon comment choisir entre les vrais
fondateurs que furent notamment Jelly Roll Morton, Sidney Bechet et Louis
Armstrong sans créer polémique et injustice? Le film est une fiction
«romantique». En 1931, Bolden n'était pas en état d'écouter Louis Armstrong à
la radio! Dès 1925, les résultats d'un examen psychiatrique sont: «Délires
paranoïaques...hallucinations auditives et visuelles». Mais c'est tellement
beau d'inventer une filiation Bolden-Armstrong! Louis Armstrong a écrit en
1954: «Oui, nous jeunes [«Rookies»] comme
moi – étions ravis à l'idée de s'assoir dans la chaise des gros calibres comme
-Freddie Keppard-Manuel Perez-Joe «King» Oliver-Bunk Johnson, etc». Tiens,
Louis «oublie» Bolden!
On a demandé à Wynton Marsalis de concevoir la
musique de ce film. Il n'est pas un historien. Quand trouverait-il le temps
d'être «rat de bibliothèque» alors qu'il écrit des symphonies, assume des
concerts, des master classes, etc.? Comme Maurice André qui donnait une idée
artistique de la musique baroque, sans chercher l'authenticité, Wynton Marsalis
propose une évocation artistique de ce passé. On voit qu'il ne cherche pas
l'authenticité rien qu'au fait qu'il utilise un cornet et une embouchure
actuels. Il n'a pas oublié «Making Runs» que Bunk Johnson a enregistré en 1942
et 1943 pour illustrer la façon de jouer, très ragtime, de Bolden. C'était déjà
un «à la manière de» artistique alors même que, c'est prouvé maintenant, après
avoir été contesté, Bunk a joué avec Bolden. Wynton joue ces «Making Runs»
d'une façon parade swinguée post-Olympia Brass Band (Milton Batiste, 1963). Ce
«Didn't He Ramble» mérite d'être comparé à la version en 6/8 du Bunk Johnson
Brass Band (18 mai 1945). La seule recherche de crédibilité, ce sont les
arrangements de Wynton Marsalis selon l'instrumentation de la photo de
l'Orchestre Bolden où l'on voit un trombone à pistons (Cornish) et deux
clarinettes dont une en ut. Humphrey Lyttelton a eu la même idée dans les
années 1980. Mais on sait maintenant que Willie Warner remplaçait le violoniste
titulaire! Reste donc la musique de ce CD où nous avons du très grand Wynton
Marsalis. Le grand art, c'est l'appropriation. Quand Maurice André jouait
Joseph Haydn c'était Haydn et André. Quand Wynton joue Armstrong, c'est
Armstrong et Marsalis. Car en fait, ce CD c'est un formidable hommage à Louis
Armstrong. L'un des plus réussis qui existe et absolument indispensable car
susceptible de transmettre le «chant de Louis» au public d'aujourd'hui peu
porté sur le passé. Wynton n'a pas, et personne ne l'a jamais eu, l'ampleur de
son et le glorieux panache de Louis. Mais à travers sa sonorité ronde, plus
mate, un jeu plus en souplesse, on retrouve malgré tout l'art de Louis, surtout
le sens de la mise en place rythmique. S'il n'y a pas de recherche historique,
il y a beaucoup de soin musical.
Le premier titre, «Come on Children», composition
originale, peut surprendre en partant d'un bruit puis d'un appel de cornet avec
un vibrato très marqué avant l'ensemble orchestral à la Bolden syncopé (vtb, 2
cl). Michael White y prend un bon solo très jazz. Le «Make Me a Pallet on the
Floor» (possiblement joué par Bolden) par Catherine Russell est exprimé avec
une dimension blues sur un ostinato de violoncelle (les copines de Bolden
étaient plutôt chanteuses lyriques). Russell chante la jolie complainte écrite
par Wynton, «Buddy's Horn» exposée avec délicatesse au cornet seulement
accompagné par Don Vappie (g). «Gone My Way», composition originale, est
musicalement anachronique. C'est de la parade jouée avec swing en collectif;
le cornet très virtuose se détache avec autorité. Le ragtime «Creole Belles» de
Bodewalt Lampe (1900) est swingué par Wynton comme par Michael White. Il est
intéressant de retrouver ici le ragtime «Whoa You Heifer» d'Al Verges (1904)
qui fut enregistré par le Columbia Orchestra (1905, Columbia 3097). Le tempo
est un peu ralenti pour le swinguer. Le vibrato de Wynton même marqué est
propre et «classique» («Timelessness» n°1). «Don't Go Away Nobody» n'a pas été
composé par Chris Barber (!), mais c'est un «traditionnel» enregistré en mai
1945 par Wooden Joe Nicholas (tp) qui a connu Bolden, tout comme le
pornographique «All the Whores Go Crazy About the Way I Ride» que l'on attribue
à Big Eye Louis Nelson Delisle et que chantait Lorenzo Staultz dans l'Orchestre
Bolden dirigé par Frankie Duson en 1906. Nous ne pouvons pas tout citer car il
n'y a aucun déchet. Lorsque Wynton reprend l'instrumentation de l'orchestre de
Zilner Randolph pour Louis (deux trompettes, trombone, trois sax), c'est le
sommet. Reno Wilson assure le chant et Wynton la trompette pour faire un unique
Louis Armstrong. Face à l'effet que produit Reno Wilson dans «Basin Street
Blues», des commentaires sur internet démontrent qu'on ne connait plus Louis
Armstrong, car ce choc vient de la mise en place rythmique de la voix qui n'est
pas l'invention de Wilson mais 100% celle de Satchmo. Le beau «Timelessness»
n°2 (avec passages à 3 clarinettes, merci!) démontre combien le jeu de Wynton
Marsalis s'est imprégné de Louis dans la ferveur. Wynton Marsalis n'est devenu
exceptionnel qu'à partir du moment (1987 et après) où il s'est mis
progressivement à phagocyter Louis Armstrong. Cette assimilation est désormais
à maturité. Et cette ingestion ne l'empêche en rien de sonner actuel. Les aigus
en liaisons souples à la fin de «You Rascal You» et «Tiger Rag» sont le fruit
d'exercices lip flexibilities qui
n'existaient pas du temps où le jeune Louis étudiait le cornet. L'orchestre
joue bien mais accentue parfois trop les effets qui font caricatures («Russian
Lullaby»,...). Le travail avec le plunger dans «Phantasmagoric Bordello
Ballet», composition originale, vient plus de Cootie Williams sur tapis
ellingtonien que des bordels de New Orleans dont on a fait trop cas. Brianna
Thomas nous chante un blues très low down, «Red Hot Mammas» digne des Ma Rainey
et Bessie Smith, donc très postérieur à Bolden. Ce «Black and Blue» est beau
alors que la même chose par Armstrong en juillet 1929 est poignante. Tel
qu'enregistré par Jelly Roll Morton, ce «Buddy Bolden Blues», alias «Funky Butt»
(1939), est bien connu et est une vision artistique de Bolden. La seconde partie
est similaire à «The St. Louis Tickle»,
un ragtime Two Step composé par Barney et Seymore (1904) qui était joué par
John Robichaux au Lincoln Park, ainsi que par l'Orchestre Bolden (avec Bunk
Johnson!). L'arrangement de Wynton Marsalis est conforme à l'esprit de Morton,
en tempo plus lent (le chant est confié
à un créole, Don Vappie). Le meilleur est sans doute atteint ici dans
«Stardust», «Basin Street Blues», «Dinah», et, pas de doute, Wynton Marsalis
s'est inspiré des versions gravées par Louis Armstrong respectivement en
novembre 1931, décembre 1928, octobre 1933 (film qu'il faut voir!).
Un imitateur, c'est comme les sosies d'Hallyday,
on se rend compte tout de suite que c'est faux. Avec Marsalis, on le reconnait
lui, puis on se dit que la phrase est reprise note pour note à Armstrong, qui
reste le patron. Les plus curieux, après ce CD, iront (ré)écouter les versions
de Louis Armstrong, et alors cet album n'en sera que plus indispensable. La
créativité de Wynton Marsalis est à son apex dans toutes ces compositions
originales où la technique instrumentale est au service de la musique, et non
l'inverse contrairement à 90% des productions actuelles.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Luis Perdomo
Spirits and WarriorsThe Spirits and Warriors Suite:Face Up/Sensei/Aura/Ralph/Year One, Glass Bead Games,
Little Church, Portrait of Jenny
Luis Perdomo (p), Alex Sipiagin (tp, flh), Mark Shim (ts,
EWI), Ugonna Okegwo (b), Billy Hart (dm)
Enregistré le 18 février 2016, New York, NY
Durée: 1h 00’ 55”
Criss Cross Jazz 1387 (www.crisscrossjazz.com)
Luis Perdomo, originaire de Caracas (Venezuela) où il
est né en 1971, en dépit d’une carrière new-yorkaise de près de trente ans
puisqu’il est arrivé au début des années 1990, n’est pas le plus connu des
pianistes de ce côté de l’Atlantique, et on a tort (cf. Jazz Hot n°631).
Bercé par les rythmes dans un pays possédant cette fibre
latino-américaine qui
donne à la musique et au jazz de nombreux artistes, Luis a débuté une
vie
professionnelle très précoce en jouant de la salsa pour les bals locaux
dès
l’âge de 12 ans, puis rapidement pour la radio, la télévision, les
clubs. C’est
au sein d’une famille tournée vers la musique qu’il a découvert le jazz,
Bud
Powell, Oscar Peterson et surtout, comme souvent dans cette région du
monde,
Dizzy Gillespie, puis McCoy Tyner, Herbie Hancock… Il a rencontré sur
son
chemin, à Caracas, un pianiste d’origine autrichienne, Gerry Weil, qui
lui a
permis d’élargir son horizon et, à 18 ans, il était le pianiste
résidant du plus grand club de jazz de Caracas où il a rencontré Chucho
Valdés,
Pharoah Sanders, et beaucoup d’autres musiciens américains de passage.
C’est ainsi
qu’il est venu à New York compléter sa formation à la Manhattan School
of Music
avec Harold Danko et la pianiste classique Martha Pestalozzi, puis avec
le
grand Roland Hanna au Queens College dont il est diplômé. On entend dans
son
toucher et dans son aisance aussi bien rythmique que technique et
harmonique,
tout le profit qu’il a su tirer de ce background populaire et de cette
formation académique. Il a ensuite fait partie de l’orchestre de Miguel
Zenón qui possède la même fibre
latine, a partagé la scène avec d’autres musiciens de cette origine ou
sensibilité (Ray Barretto, David Sanchez…), avant d’intégrer le groupe
de Ravi
Coltrane pour une dizaine d’années au début des années 2000. Il a
également
côtoyé de nombreux musiciens de jazz réputés avec lesquels il a joué sur
scène
ou enregistré: Tom Harrell, Brian Lynch, Robin Eubanks, Steve Coleman,
Steve
Turre, Brian Blade, Henry Threadgill… Il compte à son actif plus de dix
enregistrements en leader, et plus de cent en sideman. Il n’a donc rien
d’un débutant
et l’écoute de ce disque très réussi serait la meilleure manière de le
découvrir pour ceux qui auront cette chance. Dans un registre
pianistique qui
rappelle par certains côtés le regretté Larry Willis (richesse
harmonique,
délicatesse du toucher, un swing non dépourvu d’accent blues), il
apporte un
bel opus avec The Spirits and Warriors
Suite, une intéressante suite de six thèmes dont il est l’auteur, dans un
esprit de composition moderne post Wayne Shorter. Il est brillamment soutenu
par une rythmique de haut niveau avec le maintenant légendaire Billy Hart (cf. Jazz Hot n°624),
et le bon Ugonna Okegwo (cf. Jazz Hot n°672). La réussite de
ce disque tient non seulement à son unité liée à cette suite, mais aussi au
fait que les arrangements très précis entraînent Alex Sipiagin et Mark Shim,
deux très habiles instrumentistes sur le terrain d’une musique plus hot dans l’esprit que celle dont ils
sont coutumiers en tant que leaders, y compris sur ce même label. C’est d’ailleurs un
plaisir de les entendre ainsi se livrer avec plus d’intensité, de lyrisme, d’accent
et d’énergie. Le beau piano du leader, jusqu’à une forme de classicisme moderne
dans le toucher et l’harmonie, vient parfois contraster avec la tension des
cuivres et du soutien rythmique de Billy Hart et Ugonna Okegwo. Il y a un vrai
lyrisme chez Luis Perdomo, sans fadaise ni facilité, une réelle virtuosité au
service de la musique, avec du caractère et de belles atmosphères. Inutile de
préciser que la mise en place est parfaite. Les trois derniers thèmes, qui ne
sont pas de sa plume (Clifford Jordan, Hermeto Pascoal et J. Russell Robinson),
ne font que confirmer ce «classicisme moderne», ce beau piano jazz qui
traversent tout ce disque, avec une belle intervention d’Alex Sipiagin sur
«Portrait of Jenny». Luis Perdomo peut prétendre, dans ce registre, poursuivre
la grande tradition des pianistes de jazz qui l’ont inspiré.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Claude Tissendier
New Saxomania3-2-1-0,
Self Help is Needed, Four, Early Autumn, Sister Sadie, Doodlin', Nica's Dream,
I Hope in Time a Change Will Come, Groove, Home Cookin', On Green Dolphin'
Street, After You've Gone
Claude Tissendier
(ss), Esaie Cid (as), Olivier Defaÿs, Philippe Chagne (ts), Eric Levrard (bar),
Gilles Rea (g), Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm)
Enregistré
les 19 & 20 janvier 2020, lieu non précisé
Duré: 1h 01'
23''
Autoproduit (www.claudetissendier.com)
Tout le monde devrait se souvenir de Saxomania, une formule gagnante de
Claude Tissendier, deux sax alto, deux sax ténor et une rythmique qui nous a
laissé de bons disques dont un avec Guy Lafitte en invité (Sax Connection,
Ida 038, 1994). Voici le «New» dont l'instrumentation, outre la rythmique sans
piano, est le quatuor classique de saxophones (soprano, alto, ténor, baryton)
augmenté d'un ténor supplémentaire. Bonne nouvelle, et c'est si rare
aujourd'hui, le programme nous épargne les compositions prétendues originales,
et, mieux, il y a de la culture (quatre thèmes d'Horace Silver, quatre d'Oliver
Nelson, quatre standards) et du swing. Alain Chaudron lance un «3-3-1-0»
d'Oliver Nelson, thème-riff très bien orchestré (les cinq sax sonnent comme un
big band, le baryton donnant la profondeur), puis c'est une succession de trois
excellents solos hard bop (Tissendier, Defaÿs, Rea) et une alternative des
mêmes avec la batterie. Le «Self Help Is Needed» est superbement exposé par
Esaie Cid qui sera la vedette de cette plage avec Philippe Chagne. On ne peut
pas dire que Tissendier tire la couverture à lui car dans cet efficace arrangement
de «Four» de Miles Davis bien swingué, il laisse la parole à Levrard, Defaÿs,
Cid et Chagne. Les passages en section de sax sont superbement écrits et joués.
Un travail remarquable! Les deux ténors ont une approche différente, Cid est
ici proche de Konitz, Levrard a du punch. Evidemment «Early Autumn» est un
choix parfait pour une telle équipe, la sonorité de Tissendier au soprano est
superbe. Olivier Defaÿs joue en premier avec une sonorité digne des «brothers»,
Philippe Chagne suit dans le même style peut-être un peu plus véhément.
L'accompagnement sobre genre Kenny Burrell de Gilles Réa est parfait, la
sonorité de Rebillard et le jeu de balais de Chaudron concourent à la réussite
collective. Avec «Sister Sadie» on retrouve en up tempo, Esaie Cid et Olivier Defaÿs,
très virtuoses (sans perdre le fil du swing). Beau solo linéaire de Gilles Rea
digne héritier des grands guitaristes des années 1950-1960. Le développement
orchestral de l'arrangement est très inspiré, parfaitement en place. Un
festival de saxophone! Beau solo de contrebasse, break parfait de batterie. Le «Doodlin'»
nous permet de retrouver Eric Levrard, solide et mulliganesque. Dans les
ensembles l'alliage soprano-alto sonne comme un seul homme. Esaie Cid prend un
solo sans surcharge inutile tout comme Tissendier qui parvient à faire aimer le
soprano. Tissendier expose «Nica's Dream» (le pont est harmonisé). Les solos
vont à Esaie Cid (articulation parfaite, véhémence) et Philippe Chagne qui ne
le cède en rien du côté de l'inspiration. Le solo de Rea sur le chemin royal de
Wes Montgomery est superbe tout comme l'intervention de Chaudron. Le programme
alterne bien les tempos et les climats. «I Hope in Time a Change Will Come»
d'Oliver Nelson calme le jeu. Tissendier expose avec une grande musicalité.
C'est le soprano qui est ici la vedette, non sans évoquer le Coltrane des
ballades. On retrouve Tissendier au premier plan dans le dynamique «Groove»
d'Oliver Nelson. Levrard, Chagne, Rea y ont aussi leur mot à dire. Sur un
superbe tempo médium propice au swing, «Home Cookin'» d'Horace Silver est un
bon tremplin pour Defaÿs, Cid, Levrard, Rebillard (superbe son). On ne
négligera pas d'entendre la guitare de Gilles Rea avec ses accords à la
Montgomery. Comme tous les autres, l'arrangement de «On Green Dolphin' Street»
est une réussite. On suivra les lignes de basse de Jean-Pierre Rebillard
(bonnes interventions de Chagne, Tissendier, Rea, Cid, Chaudron). On termine
sur du vif avec «After You've Gone» (Defaÿs, Tissendier, Levrard, Rea,
alternative avec Chaudron). Eh bien, on ne s'ennuie pas!
C'est un petit bonheur
dans la triste vie actuelle du chroniqueur de nouveautés. Indispensable au
moral et aux pieds.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Bobby Watson / Vincent Herring / Gary Bartz
Bird at 100
Klactoveedsedstene, Bird-ish, Lover Man, The Hymn, These
Foolish Things, Folklore, Bird Lives, April in Paris, Yardbird Suite
Vincent Herring (as), Bobby Watson (as), Gary Bartz (as),
David Kikoski (p), Yasushi Nakamura (b), Carl Allen (dm)
Enregistré les 30-31 août et 1er septembre 2019,
Smoke Jazz Club, New York, NY
Durée: 1h 12’ 16”
Smoke Sessions Records 1908 (UVM Distribution)
La peur panique et irrationnelle liée au Covid, savamment organisée
par les dictateurs qui nous gouvernent, aura privé le jazz et sa mémoire en
2020 de la célébration d’un de ses génies majeurs, Charlie Parker dont
c’est le 100e anniversaire. Quand on pense aux risques qu’ont pris
depuis cinq siècles les Afro-Américain(e)s pour survivre, exister, s’affirmer
et s’exprimer, notamment Charlie Parker, et le cadeau, le don qu’ils nous ont
fait d’un tel héritage de courage, de luttes et de beautés, il y a une
douloureuse nostalgie à constater qu’un siècle après sa naissance et 65 ans
après son décès, les peuples dans leur ensemble ont si peu de courage et de
capacité de résistance pour affronter la vie et ses constantes (les dictateurs,
une épidémie par exemple, mais plus largement le climat et la peur en général), prendre les
risques qui s’imposent pour faire exister une création, une
pensée et une philosophie, indépendantes et libres.
Heureusement, ces trois altistes de talent, une étrange
prémonition, ont choisi de devancer l’anniversaire de quelques mois et d’ouvrir
de la plus belle manière, la célébration d’un des grands artistes de l’histoire
du jazz, qui partage avec Benny Carter et Johnny Hodges le privilège d’être un
père fondateur de l’instrument, bien qu’il soit le cadet, un saxophone alto
qu’il a réinventé à sa façon après ses aînés. Ce disque enregistré en live au Smoke, à New York, dit plus musicalement que mon discours initial tout ce
que nous avons déjà perdu sur le plan de la création musicale sur des centaines
de scènes tout autour du monde de ce qui aurait dû être un moment exceptionnel
de l’année 2020. Les trois altistes ont fait la couverture de Jazz Hot: Vincent Herring (n°568,
2000), Gary Bartz (n°655, 2011), Bobby Watson (n°664, 2013) et parmi les
excellents membres de cette formation, Carl Allen également (n°584, 2001).
David Kikoski nous a fait le plaisir d’une interview dans le Jazz Hot de 2020, en ligne actuellement.
Il est donc possible de connaître en profondeur les membres de ce All Stars. Le
natif de Tokyo, le bon bassiste Nasushi Nakamura, est au diapason de cet
hommage. D’une famille investie dans la musique, il est arrivé aux Etats-Unis à
9 ans, il a déjà une belle carrière à son actif dans les années 2000, et une
solide formation à la Berklee School (2000) et à Juilliard dont il est diplômé
(2006) sous la direction de Victor Goines, Wycliffe Gordon et Carl Allen,
justement.
Le disque est savamment et classiquement construit avec neuf thèmes: trois compositions de
Charlie Parker avec un choix intéressant: «Klactoveedsedstene» ouvre et
«Yardbird Suite» ferme cet enregistrement. Sur les trois standards retenus,
Charlie Parker a donné deux versions immortelles («Lover Man» et «April in Paris»),
ce qui n’a pas découragé nos altistes, bien au contraire. Une composition de
Bobby Watson, «Bird-ish», et une de Vincent Herring, «Folklore», sont les
contributions des leaders et «Bird Lives» de Jackie McLean, un des altistes qui
ont le mieux capté et prolongé l’intensité parkérienne, complète ce répertoire
très équilibré. Les trois altistes ont choisi un thème en chorus solo («Lover
Man» pour Vincent Herring, «These Foolish Thing» pour Bobby Watson et «April in
Paris» pour Gary Bartz), trois interprétations splendides seulement
accompagnées par la section rythmique. L’ordre des chorus importe bien entendu pour apprécier les
altistes (1: BHW, 2: BHW, 3: H solo, 4: HWB, 5: W solo, 6: HBW, 7: HBW, 8: B
solo, 9: BWH), et bien entendu les membres de la section rythmique, David
Kikoski surtout, prennent leur part de chorus. Le bassiste est très présent, et
Carl Allen est magnifique par son drive et sa lecture très musicale de chaque thème où il souligne et commente son
soutien de multiples colorations, ponctuations sur les caisses et les cymbales,
car il excelle dans toutes les dimensions. Les saxophonistes sont bien sûr virtuoses, la musique le
demande, mais ils ont aussi l’expression soulful à même de transmettre
l’intensité, le caractère éternellement émouvant des interprétations
parkériennes. Les parties à trois voix sont particulièrement réussies sur
«Klactoveedsedstene», «The Hymn», monkien (cf. «Abide with Me») pendant
quelques mesures avec les trois voix de saxophones, après une introduction de
Kikoski et avant un développement acrobatique du sextet sur tempo rapide. Les
chorus passent sans rupture d’un à l’autre, et dans les trois thèmes choisis par
chacun, Vincent Herring propose un son pulsé et un débit important, quand Bobby
Watson est lyrique et Gary Bartz épuré et poétique, les trois altistes
présentant des facettes de la créativité parkérienne,
conservant cette intensité et ce fonds blues si important chez Parker et alternant
leurs qualités selon les thèmes. Ici, il n’est pas question de joute musicale
mais de mettre en valeur l’esprit et la manière d’une œuvre. La tension est là,
n’en doutons pas, Charlie Parker est un Everest que chacun de ses héritiers se
fait une mission de gravir avec l’engagement qui s’impose. Il n’y a rien de
ludique, c’est l’art brut qu’inspire encore et toujours l’un des génies musicaux
du XXe siècle.
Car il est des morts bien plus vivants que les vivants
passivement soumis de cette année 2020. Charlie Parker a pris dans sa vie les
risques indispensables à sa création, comme à des degrés variés la totalité des
grands artistes, du jazz en particulier. Ce courage de vivre ses choix, cette
intensité, qu’il a réussi à transmettre à l’ensemble de la communauté du jazz,
est une belle leçon de vie éternelle, et la beauté de la musique de ce disque
est une illustration qu’au-delà de la mort, Bird
lives! comme le clame la composition de Jackie McLean devenue leitmotiv
dans la communauté du jazz, à New York et dans le monde une fois par an à
l’occasion de son anniversaire fêté par des programmes non-stop sur certaines
radios jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Fletcher Henderson & His Orchestra
Les Trompettes de Fletcher 1923-1941Titres
communiqués sur le livret
Fletcher
Henderson's Orchestra, Bessie Smith, Ma Rainey, Maggie Jones, Trixie Smith,
Clara Smith, Ethel Waters, Dixie Stompers, Clarence Williams and his Blue
Seven, Connie's Inn Orchestra, Horace Henderson & his Orchesra, Fletcher
Henderson conducts Horace Henderson & his Orchestra, Fletcher Henderson All
Stars (personnels détaillés dans le livret)
Enregistré:
entre le 15 ou 20 mai 1923 et le 2 décembre 1957, New York, NY
Durée: 1h 13'
57'' + 1h 11' 32'' + 1 h 13' 39''
Frémeaux
& Associés 5754 (Socadisc)
Bonne façon
d'aborder une réédition. On pourrait aussi envisager les clarinettes de Jelly
Roll, etc. Mais de nos jours de tels projets ne sont pas évidents. Pour celui-ci,
Frémeaux & Associés a voulu une prévente par souscription qui lui évite de
prendre des risques. Le problème est que les amateurs de jazz ont
progressivement été remplacés par des consommateurs de «nouveautés». Le passé
fait peur. Et, pour les hommages, on préfère inventer à partir du présent plutôt
que de regarder le passé en face. Ce n'est pas qu'un rejet des moyens
techniques d'autrefois (on colorise les films noir et blanc, on numérise
l'analogique), c'est bien un problème de culture. Quand on voit que la soirée
de gala du Nice Jazz Festival télévisée,
diffusé le 21 août 2020, proposait Ben l'Oncle Soul, Nathalie Dessay, Ibrahim
Maalouf, Hugues Auffray, Angélique Kidjo, l'espoir n'est plus permis. Oh,
quelques noms survivent, comme celui du patron, Louis Armstrong. Mais il est
comme la photo d'un aïeul posée sur un buffet qu'on ne regarde plus. Notre cher
Pops est bien sûr à ce rendez-vous hendersonien. L'idée était justement de
présenter ces perles du XXe siècle au meilleur niveau technique à partir de
disques en bon état (Didier Périer, au son). Les amateurs de jazz chevronnés
connaissent tous ces enregistrements.
Autre bon
point, contrairement aux choses «postées» sur YouTube vierges de tout renseignement (destruction en règle des
contributions d'Hugues Panassié, Charles Delaunay, Brian Rust, Tom Lord, etc.),
nous avons ici, dans le livret, tout ce qui doit y figurer: nom de l'orchestre,
personnel, date et lieu d'enregistrement, titre, label, matrice, nom des solistes,
nom de l'arrangeur, un nota bene pour un point de vue. Ça, c'est du travail! La
sélection des titres (Laurent Verdeaux, aux choix) n'appelle pas de vraies
critiques. On regrette l'absence du Sextet Fletcher Henderson en décembre 1950,
depuis le Cafe Society, qui met en valeur en tant que soliste le négligé Dick
Vance («Stardust», «Bugle Blues») en experte compagnie (Eddie Barefield, cl,
Lucky Thompson, ts, Fletcher, p, John Brown, b, Jimmy Crawford, dm, Solid
Sender SOL 517). Certes Dick Vance, comme le non moins talentueux Joe Thomas
font du travail de section dans cinq titres de 1936 où Roy Eldridge est
soliste. On regrette l'absence de l'épouse de Russell Smith puis de Fletcher
Henderson, Leora Meoux (1891-1958) qui est 1ère trompette dans «Casa Loma Stomp»
du 11 mars 1932 (Bobby Stark, tp solo). Comme Jelly Roll Morton, Fletcher
Henderson (1897-1952), bon pianiste, est essentiel à l'histoire du grand
orchestre de jazz et à l'art de l'arrangement. Aujourd'hui, ces deux maîtres
sont regrettablement effacés par Duke Ellington. Issu de la bourgeoisie,
Fletcher Henderson était mis au même niveau que Duke par les intellectuels de
la Harlem Renaissance. Son orchestre après le passage de Louis Armstrong en son
sein est progressivement devenu le terrain de lancement de prototypes et de
références spécifiquement jazz de la trompette, du trombone (Jimmy Harrison,
Benny Morton), du saxophone (Coleman Hawkins), de l'arrangement (Don Redman,
Benny Carter, Fletcher lui-même). Sociologiquement, c'est aussi intéressant, car
il démontre que le jazz ne s'est pas fait en un jour. Qu'il y avait une
différence de culture instrumentale entre les musiciens de New York qui ont une
solide formation en technique musicale européenne avec ses raideurs solfégiques
et les gens du Sud qui ont une approche «lazy» de la mise en place rythmique.
De ce fait, il n'est pas légitime de dire que Fletcher Henderson était «commercial»
ou «imitait Paul Whiteman» dans ses premières faces orchestrales. Ils n'étaient
tout simplement pas encore «jazz». C'est bien d'avoir sélectionné des disques
d'hendersoniens accompagnant les chanteuses de blues. On ne dira pas
suffisamment combien ce fut l'école hot et swing pour les instrumentistes par
mimétisme du chant.
On débute
ici en 1923, période rejetée d'Henderson. Le trompettiste Elmer Chambers est un
instrumentiste «classique» et Howard Scott, cornet, un musicien de transition
(pour une séance d'Armand Piron, c'est lui qui remplace le 8 janvier 1924,
Peter Bocage). C'est Chambers qui est lead trompette dans les premières faces
du CD1 avec la même mise en place «exacte» (valeur de la note écrite) qu'un
Frank de Broite chez Jim Europe (1919) et Johnny Dunn qui pour l'emploi du
plunger est le premier modèle de Joe Smith (c'est lui le solo wa-wa et non Chambers
dans «Gulf Coast Blues», mai 1923). Joe Smith (1902-1937) fut un grand styliste
et une star avant Louis Armstrong. Cette compilation rend justice à cet artiste
de tout temps trop négligé des spécialistes et des amateurs. Joe et son frère
Russell Smith (1890-1966) sont issus d'une famille de trompettistes et ont une
solide formation classique. D'où la parenté de timbre et dans l'émission des
sons entre Joe et Russell. Russell, élève du fameux Herbert L. Clarke, a mis sa
technique au service du travail de lead des sections, notamment celles de
Fletcher Henderson (1923, 1925-34, 1941-42). Le «Charleston Crazy» démontre le
contraste entre le jeu tel que c'est écrit par Elmer Chambers et celui plus
jazz, non sans convergence avec Freddie Keppard, dans les breaks et le solo
d'Howard Scott. Les choses deviennent plus jazz encore au service des
chanteuses. Joe Smith a une sonorité incroyablement chantante avec le plunger
dans «Weeping Willow Blues» gravé par Bessie Smith. A la même époque, c'est un
vrai rival du jeune Louis Armstrong, plus volubile dans «See See Rider» avec Ma
Rainey (CD1, titre 5). Louis pulvérise tout le monde par le swing dans son solo
sur «Shangaï Shuffle» avec l'Orchestre Henderson (1924, bon solo de Charlie
Green, tb). Il fait son boulot de «soliste hot». A 23 ans, il a une grande
autorité dans l'exposé et dans son solo de «The Meanest Kind of Blues» (et
quelle belle note tenue!). Contraste parlant avec les courtes interventions de
Chambers et Scott à la fin du morceau. Et puis dans «Screamin' the Blues» avec
Maggie Jones, le soliste de jazz est désormais une réalité. Les commentaires de
cornet volubiles de Pops à la voix y sont remarquables: timbre, nuances,
vibrato bien dosé, aisance et inspiration. Toutes les interventions de Louis
Armstrong dans ce disque sont magistrales, le modèle à suivre. Pour mes
oreilles, il y a une résonnance des graves du piano, mais pas de tuba, ni sax
basse, ni sax ténor dans «Cake Walkin' Baby» par Bessie Smith avec Joe Smith. Si
Hawkins est présent c'est comme deuxième clarinette derrière Buster Bailey à la
fin du morceau. Le solo du Bean au ténor dans «Money Blues» est encore pataud
(mai 1925). Dans «What-Cha-Call-'Em Blues», Joe Smith fait une entrée pleine
d'autorité avec le plunger (solo musclé de Charlie Green, tb). A noter que
c'est l'autre face du Columbia 395-D qui propose «Sugar Foot Stomp»,
chef-d'oeuvre de Louis Armstrong. Deux stars dans l'orchestre, une face chacun.
A noter qu'à cette époque Louis Armstrong utilise le cornet-trompette Harry B.
Jay avec une branche et une embouchure de trompette, c'est donc plus proche de
la trompette que du cornet. On retrouve les caractéristiques de sonorité et de
phrasé «avec sentiment» de Joe Smith dans «Tell'Em About Me» par Ethel Waters.
Mais surtout son registre grave sonne presque comme du bugle et c'est très «vocal».
Je pense que pour faire ça, Joe utilisait une embouchure autre que la
percutante Bach 10C pour son travail chez Henderson: un grain plus gros et
bassin plus profond (écouter aussi «Baby Doll», «Young Woman's Blues»). On peut
utiliser ce titre (CD1, 16) pour mémoriser et analyser le style de Joe Smith.
La séance du 21 octobre 1925 a donné «TNT», un arrangement complexe de Don
Redman. Le lead des ensembles est le sautillant Elmer Chambers, les trois solos
de trompette de 16 mesures sont du jazz. Le premier est par Louis Armstrong
jouant avec retenue parce que concentré sur un motif écrit (Verdeaux l'attribue
à Smith), dans le second Louis joue plus librement avec plus de drive (qui
réveille Kaiser Marshall) et le troisième est typiquement Joe Smith avec son
plunger, ses émissions de notes nettes et une sonorité qui n'appartient qu'à
lui. A noter que c'est la même sourdine straight dans les deux premiers solos
et dans le solo de Louis dans le «Carolina Stomp» de la même séance, non retenu
ici. Certes Joe Smith a désormais assimilé un peu du punch de Louis Armstrong
mais c'est toujours délivré avec une propreté d'exécution d'un instrumentiste
classique: «Nobody's Rose» (solo de sax basse d'Hawkins; le caractère «vocal»
du lead confirme Russell Smith). Avec «The Stampede», l'Orchestre Fletcher
Henderson n'est plus en mutation, c'est le meilleur orchestre de jazz du moment
(octobre 1926). C'est l'entrée dans la lumière de Rex Stewart (cnt) plein de
drive dans son solo après un superbe trio de clarinettes. Le grand Joe Smith
l'a précédé avec dynamisme et une qualité de technique instrumentale
supérieure. Mais c'est le solo de Coleman Hawkins qui va inspirer un jeune
débutant, Roy Eldridge, dont on reparlera. Quand il s'agit de «chanter» avec
une «voix humaine», on confie le lead de section à Joe Smith («Jackass Blues»;
solo qui fit date de Benny Morton et de «débutant» de Rex qui essaye d'imiter
Joe). Rex s'essaye à copier Louis dans «Alabama Stomp» (lead impeccable de
Joe).
Le CD2, est
consacré au tandem Joe Smith et Tommy Ladnier («Fidgety Feet», «Sensation Stomp»,
«St Louis Shuffle», «I'm Coming Virginia», «St Louis Blues», «Hop Off»,...)!
Fletcher confie la vedette à Ladnier dans «The Chant». Elève de Bunk Johnson,
Ladnier s'y montre plutôt dans le sillon de King Oliver avec le plunger (des
notes ne sont pas toujours assurées). C'est dans l'autorité du discours qu'il
se rapproche de Louis Armstrong (début de «Clarinet Marmalade») ou s'impose
comme rival («Senegalese Stomp»). Robuste intervention de Jimmy Harrison (tb)
au «style trompette» dans «Baby, Won't You Please Come Home» et «Some of These
Days» (et excellent duo de trombones avec Benny Morton avant la trompette Olds
de Joe Smith). Il est amusant d'entendre avec quelle distinction Joe Smith joue
le break de King Oliver dans «Snag It». «Stockholm Stomp» permet d'apprendre à
distinguer Tommy Ladnier (1er solo, plus de ferveur) et Joe Smith qui enchaîne
(bons solos de Benny Morton et Jimmy Harrison). Même exercice au début de «Livery
Stable Blues» (Joe puis Tommy). Le CD3 illustre les successeurs: le vigoureux
et oublié Bobby Stark («Oh, Baby!», étonnant travail au plunger dans «Feelin'
Good», grande classe dans «My Pretty Girl», qualité de son avec sourdine dans «Singin'
the Blues» d'octobre 1931), les mieux connus Rex Stewart («I'm Crazy About My
Baby», «Singin' the Blues» d'avril 1931 où il reprend le solo de Bix, «Casey
Stew» en 1957), Red Allen (1933, «Minnie the Moocher», Dicky Wells, tb), Mouse
Randolph (1934, «Shanghaï Shuffle», précision diabolique de Russell Smith,
tp1), Roy Eldridge («Blue Lou», «You Can Depend On Me» avec Dick Vance, voc),
Emmett Berry au son ample («Shufflin' Joe», avec Pee Wee Jackson, Ray Nance en
section; «Ain't Misbehavin'», Archie Brown, né en 1915, ex-Nat Towles, tb),
Peanuts Holland («Let's Go Home», avec Alec Fila, Russell Smith en section). De
son côté Coleman Hawkins est désormais un géant (1931, «The House of David
Blues»; 1957, «Casey Stew») et maître d'«école» (Chew Berry, 1936, «Shoe Shine
Boy»). N'oublions pas les trombones (Claude Jones, J.C. Higginbotham, Dicky
Wells, Ed Cuffee, Archie Brown, Sandy Williams) et les batteurs (Kaiser
Marshall, Walter Johnson, Sid Catlett, Oliver Coleman, Jimmy Crawford).
Tout un pan
d'histoire indispensable à la connaissance du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Jazz at Lincoln Center Orchestra
The Music of Wayne Shorter
CD1: Yes Or No, Diana, Hammer Head, Contemplation,
Endangered Species
CD2: Lost, Armageddon, The Three Marias, Teru, Mama
"G"
Wayne Shorter (ts, ss) + Jazz at Lincoln Center Orchestra: Wynton
Marsalis (lead, tp), Ryan Kisor (tp), Kenny Rampton (tp), Marcus Printup (tp),
Vincent Gardner (tb), Chris Crenshaw (tb), Elliot Mason (tb), Sherman Irby (as,
ss, fl, cl), Ted Nash (as, ts, fl, cl), Victor Goines (ts, cl), Walter Blanding
(ts, ss, cl), Paul Nedzela (bar, as, bcl), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez
(b), Ali Jackson (dm)
Enregistré les 14-16 mai 2015, New York, NY
Durée: 40’ 50” + 46’ 47”
Blue Engine Records 0023 (blueenginerecords.org)
Enregistré en live au Lincoln Center, dans le Frederick P. Rose Hall, ce disque n’est publié qu’en
2020 et restitue heureusement une performance que peu d’amateurs de jazz ont pu
écouter, et cela vaut vraiment le détour. Pour cet hommage à l’œuvre de Wayne
Shorter, qui était présent sur scène devant le big band, et qui a pris un
chorus sur neuf des dix titres, tous de la main de Wayne Shorter, le leader de
l’orchestre, Wynton Marsalis, a partagé les arrangements entre les membres de
l’orchestre, comme il le fait assez souvent, se réservant «Teru». On connaît les qualités de compositeur de Wayne Shorter, et
sa première époque aux côtés de Wynton Kelly, des Messengers d’Art Blakey et
sous son nom de la fin des années 1950 à 1967, jusqu’à Schizophrenia (Blue Note, 1967) fut particulièrement prolifique et
exceptionnelle sur le plan qualitatif.
C’est d’ailleurs cette première partie
de son œuvre qui est plus particulièrement mise en valeur: «Mama "G"»
fut créé par le quintet de feu de Wynton Kelly (Kelly Great, Vee Jay, 1959), avec Lee Morgan, Wayne Shorter, Paul
Chambers et Philly Joe Jones. «Contemplation» (Buhaina's
Delight, Blue Note, 1961) et «Hammer Head» (Free for All, Blue Note, 1964) furent créés au sein des Messengers
d’Art Blakey avec Freddie Hubbard, Curtis Fuller, Wayne Shorter, Cedar Walton,
Jymie Merritt ou Reggie Workman. Les thèmes suivant furent créés par Wayne Shorter en
leader : «Armageddon» (Night Dreamer,
Blue Note, 1964), «Yes or No» (Juju,
Blue Note, 1964) avec rien moins que Lee Morgan, McCoy Tyner, Reggie Workman et
Elvin Jones; «Lost» (The Soothsayer, Blue
Note, 1965) avec Freddie Hubbard, James Spaulding, McCoy Tyner, Ron Carter,
Tony Williams; «Teru» (Adam’s Apple,
Blue Note, 1966) avec Herbie Hancock (p) Reggie Workman, Joe Chambers.
Sept des dix titres (retenus pour le disque, il y eut
trois soirées) appartiennent donc à cette première période du compositeur Wayne
Shorter, et on le comprend –on aurait pu se limiter à cette période tant la
matière est riche– car il y a dans cette période une veine, une inspiration,
une verve qui s’effacent progressivement de l’œuvre du compositeur qui passe
de la tension et de l’émulation de l’atmosphère new-yorkaise et philadelphienne
aux rives éthérées de la Côte Ouest. Les trois thèmes suivant choisis pour
compléter le répertoire «Diana» (Native
Dancer, Columbia 1974) et «Endangered Species», «The Three Marias»
(Atlantis, Columbia, 1985), dans leur version d’origine, sans être dénuées des
qualités mélodiques propres à Wayne Shorter –une véritable griffe– ne possèdent
pas l’esprit, la puissance qui ressortaient des compositions de la première
période, peut-être aussi en raison des orchestres eux-mêmes qui les ont créées.
Cela dit, car un hommage à Wayne Shorter, quelles que soient
ses qualités d’instrumentistes, est d’abord un hommage au compositeur. Wynton qui se prénomme ainsi probablement à cause de Wynton
Kelly et de son père de pianiste, le regretté Ellis, connaît ses Wayne Shorter,
Wynton Kelly et Art Blakey sur le bout des doigts, et le rendu orchestral du
Lincoln Center Jazz Orchestra sous sa baguette, même s’il n’est arrangeur que
d’un thème sur dix, ne peut manquer de refléter cette connaissance: «Hammer
Head» par exemple reprend la manière Blakey avec un bon Ali Jackson. La savante
utilisation des sonorités, toute ellingtonienne dans l’esprit (les couleurs des
sections) mais très marsalienne dans le résultat, est brillamment mise au
service de ces magnifiques compositions. On l’a vu, les originaux, ceux des années 1960, sont
exceptionnels car les musiciens sont à l’époque en pleine fièvre créatrice
collective, aidés en cela par des petits labels, Blue Note en particulier. Le
Lincoln Center Jazz Orchestra joue plus d’une re-création en utilisant le volume
de l’orchestre tout en respectant la voix individuelle du Maître lui-même,
Wayne Shorter, présent par ses chorus. Les arrangements privilégient un certain dépouillement pour
ne pas alourdir, par trop de masse orchestrale, une musique qui tire sa beauté
du caractère aérien des mélodies, des atmosphères, et qui fut figée dans
l’imaginaire collectif des amateurs pour l’essentiel en petite formation type
all stars. Les arrangeurs (Goines, Nash, Irby, Gardner, Blanding, Printup,
Henriquez, Crenshaw, Wynton) ont dû bien discuter ensemble et réfléchir au
projet, car ce souci d’aérer la musique est commun à tous, et cela donne un
aspect très cohérent au disque qui retrace un concert d’une heure et demi
environ, même si la matière a été retenue ici dans les trois soirées consacrées
à Wayne Shorter au Lincoln Center.
Le livret est clair et précis quant aux chorus et le
texte du livret est écrit par un expert, Christian McBride, à la fin de l’année 2019.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Jack Sels, Toots Thielemans, Fats Sadi
L'Age d'or du jazz belge. 1949-1962Titres
communiqués dans le livret
The Bob
Shots, Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Jack Sels, Toots Thielemans,
Sadi, les Blue Stars (personnels détaillés dans le livret)
Enregistré entre
le 13 mai 1949 et fin 1961, Paris, Rome, Bruxelles, Cologne, New York
Durée: 1h 14'
25'' + 1h 15' 46'' + 1h 19' 02''
Frémeaux
& Associés 5744 (Socadisc)
Quelle est
la réalité d'un jazz belge à cette époque là? En Belgique comme en France ou en
Allemagne de l'Ouest, les jazzmen se mettaient naturellement dans les courants
expressifs américains ce qui n'étouffait ni leur personnalité, ni leur
créativité. D'ailleurs Philippe Comoy responsable de cette très utile sélection
écrit d'emblée: «sortant de la guerre et
accueillant les GI, le pays se met à l'heure américaine». Rien de
spécifique, c'est aussi la réalité notamment en France, où les Etats-Unis en
nous sortant, dans leur intérêt, de l'anéantissement économique nous injectent
leur société de consommation. En quoi
est-ce ici l'âge d'or du jazz par des musiciens belges? Peter Packay, David
Bee, Alphonse Cox, René Compère, Robert De Kers, Fud Candrix, etc. n'ont-ils
pas préparé le terrain? Pour Philippe Comoy, l'âge d'or commence avec le bop,
c'est mieux en le disant. La Belgique est un pays jeune (né en 1830) et avec
une particularité. Il y a les Wallons qui adorent les Français et les Flamands
qui les aiment moins et qui parlent néerlandais avec une prononciation
différente. Dans ce travail, on constate l'importance musicale de Liège,
capitale de la Wallonie. Y a-t-il en jazz une suprématie liégeoise sur
Bruxelles comme ce fut le cas pour la trompette classique? On salue ici le sax
Raoul Faisant (1917-1969), influence liégeoise. La maitrise de la langue française
par les Belges, leur a permis de s'intégrer facilement aux jazzmen français.
Pas que pour le bop, déjà Gus Deloof, Jos Breyre, Louis DeHaes jouaient chez
Ray Ventura. D'un autre côté, les jazzmen belges ont influencé, par leur
excellence, nos nordiques en début de carrière (Henri Van Haeke, Charles
Verstraete, Georges Grenu, etc). L'interaction est un fait. Petite correction,
page 8, ce ne sont pas vraiment les Bob Shots qui ont joué au premier festival
de jazz, à Nice, en 1948. Hugues Panassié y a invité pour représenter le bop,
l'orchestre du pianiste Jean Leclère qui comprenait Herman Sandy (tp), Bobby
Jaspar (ts), Jacques Pelzer (as), Pierre Robert (g) et Geo Steene (dm). Les Bob
Shots qui ont séduit Boris Vian (Combat, 22-23 août 1948) ouvrent le
programme avec «Boppin' at the Dodge» pour le label Pacific le 13 mai 1949 à...
Paris. Tout y est, thème à l'unisson, piano (Francy Boland) et drumming (John
Ward) bop, solo parkerien un peu raide de Jacques Pelzer, du Sadi à la Milt
Jackson et un Bobby Jaspar déjà proche de Jimmy Heath.
Le CD1 est
consacré à Bobby Jaspar (1926-1963) et à René Thomas (1927-1975). Toujours à
Paris, en 1953, Bobby Jaspar désormais «cool» enregistre sous son nom avec
Jimmy Gourley et Henri Renaud: les exposés à l'unisson ténor-guitare sont
excellents («Jeeper's Creepers», «Bernie's Tune»). Outre Stan Getz, Bobby a
sûrement écouté le Don Lanphere de la séance avec Fats Navarro («la fin d'un
roman d'amour»). A noter la participation du bassiste belge très actif chez
nous, Benoît Quersin (1927-1993). Grand ami de Roger Guérin, Jean-Louis Viale
officie à la batterie, et le merveilleux Sadi n'est pas en reste au vibraphone
(dynamique «Struttin' With Some Barbecue»). Les titres 10 à 16 sont consacrés
au quintet de René Thomas enregistré à Paris, pour Vogue, en 1954. Une rare
occasion d'entendre le trompette américain Buzz Gardner, alias Charles Guarnera
(1930-2004) qui s'inscrit dans la lignée de Shorty Rogers avec la même émission
des notes («Chicago», «Get Out of Town», «Thomasia»). La parenté esthétique
avec la séance Jaspar-Gourley précédente est renforcée par la présence d'Henri
Renaud et Jean-Louis Viale. René Thomas s'exprime très bien dans tous ces
morceaux, d'une façon linéaire influencée par Jimmy Raney et Jimmy Gourley. Jolie
introduction d'Henri Renaud à «'Tis Autumn», une ballade exposé avec
délicatesse et sensibilité par René Thomas bien soutenu par les lignes de basse
de Jean-Marie Ingrand et les balais de Viale (pas de trompette). Cette première
sélection se termine par trois titres enregistrés à Rome en 1961 par René
Thomas («Oleo») puis Thomas avec Jaspar («I Remember Sonny» au ténor désormais
plus charnu, «Theme for Freddie» à la flûte dont il fut spécialiste -influence
classique). Amadeo Tommasi (1935) est bon pianiste.
Le CD2 est
consacré aux saxophonistes Jacques Pelzer (1924-1994) et Jack Sels (1922-1970).
Les huit premiers titres permettent aussi d'entendre aux côtés de l'excellent
Pelzer, le méconnu trompette Herman Sandy de Bruxelles, conseillé par Gus Deloof
et Louis DeHaes, passé chez Fud Candrix, Bobby Naret, Yvon de Brie, et qui
s'est tourné vers le style Kenny Dorham (pour le phrasé et le contenu
harmonique). «There Will Never Be Another You» est dans la parfaite continuité
esthétique car exposé par René Thomas. Puis Jacques Pelzer démontre qu'il est
passé de Parker à Gigi Gryce et Lee Konitz. Sandy n'a pas une sonorité
flatteuse pour la ballade. «Whose Blues» de Lennie Niehaus (1955), up tempo,
lui convient beaucoup mieux: très bon solo avec sourdine commis avec métier
entre ceux de Pelzer et Thomas (bonne alternative Pelzer-Rudy Frankel, dm). La
séance suivante (Bruxelles, 1956) est très bien menée, en public, sans guitare,
sous l'ombre de Bud Shank, Shorty Rogers («Shank's Prank» -bons solos de basse
et batterie), Don Lanphere («Wailing Wall», la sonorité de Sandy surprend,
éloignée de celle de Navarro et même Dorham), Gigi Gryce («Salute the band box»,
enregistré en 1953 par Clifford Brown, ici très bien mené). Jean Fanis
(1924-2012) est un bopper au piano et Jean Warland (1926-2015) a un son de
contrebasse de grande qualité («Saul» composé par Sandy; «Confirmation»).
Benoît Quersin amène l'excellent «Don't Smile» sur tempo médium (1958) où
Pelzer est revenu à l'orthodoxie parkerienne. Jean-Pierre Gebler (bar) et Milou
Struvay (tp) y sont excellents. Jack Sels, au ténor, au son épais, évoque Buddy
Tate dans cette belle ballade de sa plume, «Rain on the Grand'place» jouée en
quartet avec Fanis, Warland, Frankel (1958). Ado Broodboom (tp) des Ramblers
intervient dans «Ginger» et «Minor Works» où Lucky Thompson (discret) et Sadi
font partie de la bonne équipe de Sels à Cologne en 1959. Ce CD2 se termine par
six titres de 1961 de Sels en quartet avec Lou Bennett (org), Philip Catherine
(g), Oliver Jackson (dm, vedette dans «African Dance»). C'est du bon mainstream
avec le sens du blues («Thunderstorm», «Blues for a Blonde»). La parenté avec
Buddy Tate est à nouveau patente («Black Velvet»).
Le CD3 est
consacré à Toots Thielemans (1922-2016) et à Sadi (1927-2009). On ne présente
plus Toots Thielemans qui flirte à l'harmonica avec les variétés dignes de
Larry Adler, Dany Kane, Max Geldray, Albert Raisner, ni plus ni moins (1951: «Red
Devils Boogie», «Harmonica Rag», «Harmonica Shuffle» avec Jean Warland,...). En
1955, Toots à l'harmonica réalise de bonnes séances à New York («On tha Alamo»
avec Oscar Pettiford, b, Cliff Leeman, dm; bons backgrounds de trombones dans «Stars
Fell on Alabama»; arrangement avec des anches dans «Let a Song»). Il y a dans
le livret des erreurs d'affectation: titres 8, 9, 11, 12 avec la section de
trombones (Lou McGarity, Al Godlis, Bill Rauch, Jack Satterfield) et titres 10,
14 avec les anches (Toots Mondello, Artie Beck, Carl Prager, Georges Berg).
C'est Toots qui prend les solos de guitare (re-recording) et Tony Mottola est à
la rythmique. Remarquables Ray Bryant (p) et Wendell Marshall (b) dans «Sonny
Boy» (1955). Le reste est consacré à Sadi. Tout d'abord 8 titres enregistrés à
Paris en mai 1953 de très haut niveau (pas de déchet) avec Sadi (vib), Roger
Guérin (tu, tp), Nat Peck (tb), Bobby Jaspar (ts), Jean Aldegon (bcl), Maurice
Vander (p), Jean-Marie Ingrand (b), Jean-Louis Viale (dm) et l'excellent
arrangeur belge Francy Boland (1929-2005). Les souffleurs n'interviennent pas
dans «Sweet Feeling». Roger Guérin ne joue de la trompette que dans «Karin»,
sinon il utilise un saxhorn baryton. En dehors de Sadi, le principal soliste
est Bobby Jaspar, très bon. Toute la séance est sous l'influence de Shorty
Rogers, Jimmy Giuffre, Shelly Manne. Le «Jumping at the Woodside» illustre le
travail du groupe vocal les Blue Stars: Christiane Legrand, Janine de Waleyne
(soprano), Blossom Dearie, Nadine Young (alto), Christian Chevallier, Bob
Martin, Fats Sadi (ténor), Roger Guérin (baryton) et Jean Mercadier (basse).
Ils chantent sur une bande car Roger Guérin est aussi le trompette solo de cet
orchestre de studio anonyme (Fred Gérard, lead tp; mai 1956). Dans le genre
MJQ, Sadi clôt cette anthologie avec deux de ses compositions («Dear Old Lady»,
«Hegor», 1961). Quelle époque!
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Christian McBride
The Movement Revisited: A Musical Portrait of Four Icons
Overture/The Movement Revisited, Sister Rosa – Prologue, Sister
Rosa, Rosa Introduces Malcolm, Brother Malcolm – Prologue, Brother Malcolm, Malcolm
Introduces Ali, Ali Speaks, Rumble in the Jungle, Rosa Introduces MLK, Soldiers
(I Have a Dream), Apotheosis: November 4th, 2008, A View from the Mountaintop
Christian McBride (lead, b, comp, arr), J.D. Steele*, Alicia
Olatuja** (lead voc),
Sonia Sanchez (narr. Rosa Parks), Vondie Curtis-Hall (narr.
Malcolm X), Dion Graham (narr. Muhammad Ali), Wendell Pierce (narr. Dr. Martin
Luther King, Jr.), tous récitent les mots de Barack Obama du 4 novembre 2008
Voices of the Flame: Marvel Allen, Shani P. Baker, Jeffrey
S. Bolding, Jeff Hamer, Susann Miles, Deborah Newallo, Eunice Newkirk, Claudine
Rucker, Trevor Smith, Melissa Walker
Christian McBride (b), Lew Soloff (tp), Ron Tooley (tp), Frank
Greene (tp), Freddie Hendrix (tp), Darryl Shaw (tp), Steve Wilson (as), Todd
Bashore (as), Ron Blake (ss, ts), Loren Schoenberg (ts), Carl Maraghi (bar),
Michael Dease (tb), Steve Davis (tb), James Burton (tb), Doug Purviance (tb),
Geoffrey Keezer (clav), Terreon Gully (dm), Warren Wolf (vib)
Enregistré du 8 au 11 septembre
2013, New York, NY
Durée: 1h 04’ 43”
Mack Avenue 1082 (www.mackavenue.com)
C’est en 1998 que naît ce projet d’une commande de la
Portland Arts Society, dans le Maine, à l’occasion, on peut le supposer, de la
commémoration des 30 ans de la disparition du Dr. Martin Luther King, Jr., une
personnification du Mouvement des Civil
Rights. Il incluait dans le cahier des charges un chœur gospel et le
quartet sans autre préconisation. Tout le reste –les multiples
développements ultérieurs– est né de l’imagination et des opportunités
de Christian McBride: la
conception du contenu politique –car cette création est explicitement
politique
au sens noble, le jazz l’est dans son ensemble par ses racines–, le
choix des
textes, les récitatifs, l’écriture musicale, l’orchestration, le choix
des
musiciens, et l’extension de la formation à un big band en 2008. C’est un opéra dédié aux Mouvements des Civil Rights (The Movement
Revisited) et, pour en donner une dimension vivante, à quelques
personnalités marquantes de ces années de luttes: Dr. Martin Luther King, Jr.,
Rosa Parks, Malcolm X et Muhammad Ali, dont les voix et les textes sont portés
par quatre artistes issus du chœur. J.D. Steele, le chef de chœur, comme les
choristes sont donc déterminants dans cette œuvre, et Christian McBride précise
qu’il a pu mettre en musique ces textes grâce au savoir de J.D. Steele. Il y
eut sept concerts à l’origine dans différentes villes.
Dix ans plus tard, en 2008, alors que Christian McBride
effectue sa troisième saison au Los Angeles Philhamonic’s Creative Chair for
Jazz, pour les mêmes raisons commémoratives, Laura Connelly et les responsables
de l’institution se souviennent de The
Movement Revisited et proposent au créateur de le reprendre avec la
contribution du Los Angeles Philharmonic et d’un big band. Le 16 mai 2008, la
nouvelle mouture est donnée au Walt Disney Concert Hall, avec un nouveau chœur,
le St. James Sacred Nation Concert Choir. L’Histoire propose le 4 novembre 2008 l’élection du premier
président Africain Américain, Barak Obama. Deux ans plus tard, Terri
Pontremolli, directrice du Detroit Jazz Festival, propose la reprise de The Movement Revisited pour deux
concerts à Ann Arbor et Detroit, avec une extension liée à l’élection de Barack
Obama, non pour célébrer son œuvre de Président qui vient à peine de commencer,
mais pour son élection comme point d’orgue du Mouvement des Droits civiques,
aboutissement du sacrifice et de l’action des figures tutélaires retenues par
Christian McBride. La version augmentée est donnée à l’Université du Michigan
le 13 février 2010 en présence de John J. Conyers (1929-2019), membre de la
Chambre des représentants depuis 1964, réélu avec 80% des voix depuis, militant
actif de la défense des Droits civiques depuis les années 1960, membre du
conseil exécutif de l'Union américaine pour les libertés civiles et de la NAACP
de Detroit.
Les mots de Christian McBride dans le livret nous permettent
de comprendre que son inspiration n’est pas que musicale mais globale, en
provenance de tous les pans de la société, de l’histoire afro-américaine, que
sa responsabilité d’artiste est d’abord et plus largement celle d’un être
humain investi dans l’histoire de son peuple. Il cite Harry Belafonte, dont on
sait la contribution permanente depuis toujours au Mouvement, comme l’un de ses
guides dans sa recherche humaine et pour son expression, qu’il a rencontré en
1995 pour le film de Robert Altman, Kansas
City, puis en 2012 pour écouter en particulier son récit du Mouvement dans
des rencontres privées. Comme Christian McBride le note, lui-même n’a pas vécu
le discours du Dr. Martin Luther King, Jr. à Washington, ni ceux de Malcolm X
dans les rues de Harlem, ni le boycott des bus de Montgomery, et c’est grâce à
la mémoire des aînés qu’on peut essayer de ne pas faire d’erreur
d’interprétation de ce que fut ce mouvement. Harry Belafonte accepte alors
d’être la voix de Martin Luther King, Jr., «son cher ami», dans The Movement Revisited donné à l’Université du Maryland le 6
septembre 2013.
Le compositeur explique ensuite qu’il ne s’est jamais
interrogé sur le point de vue esthétique de sa création, qu’il a choisi ces
quatre icônes de l’Afro-Amérique et leurs mots, parmi d’autres possibles, parce
qu’elles le touchaient personnellement, qu’il n’en avait pas discuté avec Harry
Belafonte avant. Quand il lui pose la question, en 2013, Mr. Belafonte répond
sans détour qu’il n’est pas d’accord avec le choix de Malcolm X et Muhammad Ali
pour incarner le Mouvement des droits civiques, ni avec le passage musical
concernant Ali, ni même avec le terme de «revisited» (on le comprend,
l’histoire n’est toujours pas finie). L’auteur-compositeur se souvient que
cette franchise d’Harry Belafonte, à la veille de l’enregistrement en studio, l’a
perturbé, désarçonné car Harry Belafonte est pour Christian McBride
l’incarnation vivante du Mouvement, de ce thème justement qu’il a choisi. Après
réflexion, il ne changea rien à l’opéra, se contentant de penser que c’était sa
propre vision, dans les années 2000, de ce mouvement, une œuvre personnelle,
plus qu’un portrait musical du civil
rights movement. Ce faisant, il précise qu’il a compris comment cette œuvre
aurait pu et dû être présentée.
Cet enregistrement de 2013 sort aujourd’hui en 2020 et, pour
respecter l’enseignement d’Harry Belafonte, le créateur ajoute qu’à son
enregistrement du 8 au 11 septembre 2013, le contexte politique et idéologique
était totalement différent; Barack Obama en était à son second mandat, certains
artistes présents ont aujourd’hui disparu; Charlottesville était une petite
ville endormie de Virginie, etc. Il conclut en pensant qu’en 2045, d’autres
donneront une nouvelle vision de ce mouvement, bien différente encore de ce que
nous en percevons en 2020. Christian McBride est décidément un vrai artiste, avec une
humilité, une belle ouverture d’esprit et une honnêteté qui font plaisir. Parce qu’en dehors de la genèse, si bien racontée dans le
livret, et de la réflexion de l’artiste sur son œuvre, très lucide, c’est un
remarquable opéra jazz, très bien et clairement construit, avec une ouverture,
quatre mouvements dévolus aux quatre personnages centraux, dans l’ordre Rosa
Parks, Malcolm X, Muhammad Ali et Martin Luther King, Jr., chacun des
personnages étant introduit (Rosa par un prologue, Malcolm et Martin par Rosa,
Ali par Malcolm), avec un «grand air», le discours du Dr. Martin Luther King, Jr.,
puis en épilogue, une fin en apothéose illustrée par le discours d’investiture de Barack
Obama récité par les quatre voix successivement, comme aboutissement de ce
mouvement construit au début comme une fugue entre la contrebasse et le chœur,
puis l’orchestre, toutes ces voix traduisant la multiplicité des voix du
Mouvement.
La musique en contrepoint des mots est parfaitement mise en place,
splendidement arrangée et interprétée par un big band all stars. Chaque mélodie
restitue une atmosphère, avec des couleurs sombres, lumineuses, africaines, de
beaux ostinatos pour créer les tensions et la solennité nécessaires à une telle
œuvre. Les mots sur la musique swinguent, ils sont le jazz au même titre que
les notes, et la mélodie elle-même évoque un spiritual revisité, comme les
récitatifs évoquent alternativement les récits des conteurs, la voix des
Anciens, les preachs des leaders
(Malcolm X comme Martin Luther King, Jr.).
Après une transition sur une variation autour de «Yes, We
Can», jouée très jazz avec la section rythmique, le big band rentre
progressivement, et, en final, le chœur, façon comédie musicale, scande «Free at
Last» qui reprend l’esprit d’un blues réduit à l’essentiel, façon riffs de «In
the Mood», qui fut l’hymne de la Libération, celle de 1945, une conclusion pleine
d’humour et joyeuse à l’image de ce que le jazz apporta généreusement au monde –un
art de vivre et le rêve de la liberté– à la fin des deux grandes guerres du XXe siècle. Ce que les Européens en ont tiré le plus souvent est une vision ludique
du jazz –un contresens– bien plus dommageable que ce Mouvement des droits civiques revisité
par Christian McBride. Si Harry Belafonte a été, utilement, critique pour
l’artiste et l’homme dans sa perception de ce que fut réellement ce mouvement,
l’honnêteté et l’humilité de Christian McBride démontrent encore toute
l’actualité de ce mouvement, la nécessité de ne pas perdre son esprit de
résistance, tristement remise à l’ordre du jour par les événements de
Minneapolis et le décès de George Floyd en mai 2020. Quand l’art puise dans la
vie, la vie peut se nourrir de l’art. Du grand art, sans doute un grand spectacle pour ceux qui ont eu le privilège d’y assister en direct, de la
magnifique musique: on trouve beaucoup des composantes de la musique
afro-américaine, y compris la Motown, la flûte aux couleurs africaines, et l’ouverture
est particulièrement réussie sur le plan musical. Elle réunit toutes les
composantes des artistes: les récitatifs, le chœur (Voices of the Flame pour
l’enregistrement arrangé par J.D. Steele), le big band, la section rythmique,
les solistes.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Les Haricots Rouges
Meilleurs espoirs masculinsGhostbusters,
The Godfather Theme Song, Moon River, Bye Bye Baby, Qué sera sera, The Green
Leaves of Summer, Quand On s'promène au bord de l'eau, Smile, All I Do Is Dream
of You, My Own True Love, Je ne pourra jamais vivre sans toi, Amour et
printemps
Pierre Jean
(tp, p), Christophe Deret (tb), Jacques Montebruno (cl, as, ts), Alain Huguet
(b, tu), Norbert Congrega (bjo, g, voc), Michel Senamaud (dm)
Enregistré
en octobre 2018, Saint-Pierre-sur-Vence (08)
Durée: 40' 28''
Frémeaux
& Associés 8575 (Socadisc)
Après la
réussite de French Melodies, les Haricots Rouges poursuivent leur
évolution. Nous ne sommes plus dans le strict genre New Orleans de leurs débuts
mais ce n'est pas moins réjouissant et c'est sans doute plus adapté aux goûts
du jour. Ce sont des morceaux lancés par le cinéma que transforment ces
meilleurs espoirs masculins. On ne reconnait plus trop les Haricots dans ce
vigoureux «Ghostbusters». Christophe Deret s'y fait entendre brièvement en
solo. La tradition Haricots n'est pas rejetée pour autant, il suffit d'écouter «Bye
Bye Baby» tiré de Les hommes préfèrent les blondes, avec ses collectives
menées par Pierre Jean au cornet et un excellent solo de clarinette. Il y a un
beau duo clarinette et piano sur «Moon River». La touche antillaise qui fait
partie du C.V. des Haricots se goûte dans «Qué sera sera» exposé par Montebruno
avec les contrechants parfaits de Deret. Pierre Jean y prend un bon solo de
piano. Pour ce qui est de «The Green Leaves of Summer» les Haricots ont été
devancés notamment par Kenny Ball (1962). Je pense que c'est Pierre Jean qui
nous gratifie d'un passage sifflé. Il y a du re-recording car il ne pourrait
pas naturellement enchaîner aussi vite au cornet avec sourdine. Par contre
l'adaptation antillaise de «quand on s'promène au bord de l'eau» est pour le
moins inattendue. On est loin de la version de Jean Gabin dans le film La
Belle Equipe de Julien Duvivier (1936). Christophe Deret et Jacques
Montebruno s'en sortent bien. Pierre Jean expose avec feeling, au cornet, le
merveilleux thème de Charlie Chaplin, «Smile», qui se prête naturellement au
jazzisme. Christophe Deret y prend un beau solo autour du thème (belle assise
d'Alain Huguet), puis Montebruno et Deret s'intriquent comme George Lewis et
Jim Robinson savaient le faire avant que Pierre Jean les retrouve pour la coda.
Un des meilleurs moments du disque. L'autre, sur tempo medium-vif, est «All I
Do Is Dream of You» qui swingue bien, exposé par Deret. Montebruno fournit un
solo enlevé d'alto qui rivalise sur le terrain de Sammy Rimington, puis Deret
donne un solo robuste et Pierre Jean s'éclate au piano. Très bon; ça swingue.
Avec la sourdine harmon, Pierre Jean ramène le calme dans «My Own True Love»
tiré de Autant en emporte le vent (1939) exposé avec feeling. Christophe
Deret sait phraser une ballade comme un Louis Nelson et les contrechants de
Montebruno sont un délice. Michel Senamaud s'adonne au rythme parade dans «Je
ne pourrai jamais vivre sans toi» de Michel Legrand tiré des Parapluies de
Cherbourg (1964) et comme il se doit Alain Huguet y opte pour le tuba. Il y
a du re-recording dans ce morceau joué en collective puisqu'on entend
Montebruno à la fois à la clarinette et au saxophone (sans parler des bruits d'ambiance).
Beau piano classique de Pierre Jean dans le romantique «Amour et printemps»
d'Emile Waldteufel qui dure 1'04'' (laissez courir car il y a un curieux bonus
orageux). Avec les Haricots Rouges ce n'est jamais triste. Et c'est aussi
surprenant.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Erroll Garner
That's My Kick
That's My Kick*, The Shadow of Your Smile, Like It Is, It
Ain't Necessarily So, Autumn Leaves, Blue Moon, More, Gaslight, Nervous Waltz, Passing
Through, Afinidad*, She Walked On*
Enregistré le 13 avril 1966*, New York, NY: Erroll Garner
(p), Milt Hinton (b), George Jenkins (dm), Johnny Pacheco (cga), Art Ryerson
(g)
Enregistré le 19 novembre 1966, New York, NY: Erroll Garner
(p), Milt Hinton (b), Wally Richardson (g), Herbert Lovelle (dm), José Mangual (cga)
Durée: 39’ 50”
Octave Music 07/Mack Avenue 1163
(www.mackavenue.com)
Erroll Garner featuring The Brass Bed
Up in Erroll's Room
Watermelon Man, It's the Talk of the Town, Groovin' High,
The Girl from Ipanema, The Coffee Song, Cheek to Cheek, Up in Erroll's Room,
I've Got a Lot of Livin' to Do, All the Things You Are, I Got Rhythm, True
Blues
Erroll Garner (p), Ike Isaacs (b), Jimmie Smith (dm), José
Mangual (cga)
The Brass Bed : Bernie Glow (tp), Marvin Stamm (tp, flh), Wayne J. Andre
(tb), James cleveland (tb), Don Butterfield (tu), Jerome Richardson (ts,
picfl), Pepper Admas (bar), Richard O. Spencer (dir), Don Sebesky (arr)
Enregistré les 28-29 novembre 1967, Chicago, IL (le quartet)
et le 15 février 1968, New York, NY (le Brass Bed)
Durée: 46’ 47”
Octave Music 08/Mack Avenue 1164 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner
Feeling is Believing
For Once in My Life*, Yesterday*, The Look of Love*, You
Turned Me Around°, Mood Island**, Spinning Wheel*, The Loving Touch**, Strangers
in the Night**, Feeling is Believing**, Paisley Eyes*, Not So Fast*
Erroll Garner (p), George Duvivier (b) except°, José Mangual
(cga), Gerald Jemmott (b)°, Jimmie Smith (dm)°, Charles Persip
(dm)*, Joe Cocuzzo (dm)**
Enregistré les 8 août, 7 octobre et 2 décembre 1969, New
York, NY
Durée: 44’ 17”
Octave Music 09/Mack Avenue 1165
(www.mackavenue.com)
Erroll Garner
Gemini
How High the Moon*, It Could Happen to You*, Gemini°, When a
Gypsy Makes His Violin Cry**, Tea for Two**, Something**, Eldorado°, These
Foolish Things (Remind Me of You)°, Misty**
Erroll Garner (p, clav), Ernest McCarty Jr. (b), Jimmie
Smith (dm), José Mangual (cga)
Enregistré les 27 avril*, 22 juin** et 2 décembre° 1971, New
York, NY
Durée: 42’ 31”
Octave Music 10/Mack Avenue 1166 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner
Magician
(They Long to Be) Close to You, It Gets Better Every Time,
Someone to Watch Over Me, Nightwind, One Good Turn, Watch What Happens,
Yesterdays, I Only Have Eyes for You, Mucho Gusto, Grill on the Hill
Erroll Garner (p), Bob Cranshaw (b), Grady Tate (dm), José
Mangual (cga), Norman Gold (org), Jackie Williams (tamb)
Enregistré les 30-31 octobre 1973, Los Angeles, CA
Durée: 42’ 17”
Octave Music 11/Mack Avenue 1167
(www.mackavenue.com)
Erroll Garner
Gershwin & Kern
Strike Up the Band°, Love Walked In°, Someone to Watch Over
Me*, A Foggy Day (in London Town)°, Nice Work If You Can Get It (Take 1)°, Nice
Work If You Can Get It (Take 2)°, Lovely to Look at, Can't Help Lovin' Dat Man,
Only Make Believe, Old Man River, Dearly Beloved, Why Do I Love You, A Fine
Romance, Maybe You're the Only One
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
except*
Charles Ike Isaacs (b)*, Jimmie Smith (dm)*, José Mangual
(cga)*
Enregistré les 5-6 août 1964°, 19 août 1965, New York, NY et
29 novembre 1967*, Chicago, IL
Durée: 46’ 30”
Octave Music 12/Mack Avenue 1168
(www.mackavenue.com)
Nous avions déjà raconté, il y a quelques mois, la genèse de
cette réédition monumentale de l’un des très grands pianistes de l’histoire du
jazz, à l’occasion de la sortie chez Mack Avenue des six premiers volumes, et
particulièrement de cette aventure d’édition indépendante autogérée par un
couple de personnages extraordinaires, Martha Glaser et Erroll Garner, à
l’origine du label Octave Records. C’est une histoire si passionnante et
évocatrice du combat afro-américain et plus largement artistique pour l’égalité
que nous recommandons, à ceux qui ne l’auraient pas encore lu, de prendre le
temps de ce préambule (cf. chronique).
Rappelons rapidement que ce fonds a été préservé par Martha
Glaser après la disparition d’Erroll Garner en 1977, et qu’on a ici le
privilège d’entendre Erroll Garner dans son intégralité avec parfois ses introductions
déroutantes, mais ô combien intéressantes, qui furent souvent victimes de
producteurs pas toujours conscients d’enregistrer un génie du jazz et du piano.
Signalons qu’il est possible de trouver les liner notes originales (Martha Glaser,
Dan Morgenstern (3), Michael Zwerin, George Wein) en se rendant sur le site www.errollgarner.com, et elles
complètent utilement l’édition actuelle qui a fait l’économie de la
republication, le format du livret étant aussi moins lisible qu’un 33 tours.
Les témoignages en particulier de Martha Glaser et George Wein (Gershwin &
Kern) sont passionnants, car c’est du vécu quand il rappelle que Duke
Ellington, programmé la même soirée que le trio de Garner à Newport avait
ajouté un second bassiste à son orchestra: à l’interrogation de George Wein sur
la raison de ce choix, Ellington répondit simplement que c’était indispensable
pour égaliser ses chances avec la main gauche de Garner. Il y a d’autres
anecdotes et c’est dans ces lectures avec les intéressants Mike Zwerin et Dan
Morgenstern ou la fondamentale Martha Glaser qu’on approfondit également son
amour et sa connaissance du jazz, il faut vraiment s’y référer. Les six premiers disques Octave Records réédités présentaient
Erroll Garner en trio. Dans cinq des six volets présents enregistrés de 1966 à
1973 (07 à 11), c’est en quartet qu’on découvre Erroll Garner, avec le renfort de
la section rythmique par un percussionniste, José Mangual et parfois d’un
guitariste, voire d’un autre percussionniste.
Ce qui ressort dans l’ensemble de ces disques, c’est la
puissance et l’intensité joyeuse de l’expression d’Erroll Garner sur le
clavier, ses qualités mélodiques, son jeu de pédales, son caractère rhapsodique,
son aptitude à mettre en scène ses interprétations comme un cinéaste, avec une
construction qui ne laisse rien au hasard, des introductions d’un autre monde,
des développements palpitants et des fins en apothéose: une leçon de
composition et d’interprétation. Et bien entendu, il possède cette respiration
rythmique unique, servie par une main gauche qui pourrait se passer de section
rythmique, ce qui lui arrive mais reste rare (ses introductions sont les
moments qu’il se réserve en solo), car il s’entoure avec sagacité de belles
sections rythmiques comme ici tournées vers la musique de leur leader, et
l’apport d’un percussionniste à cette musique déjà si riche rythmiquement,
n’est pas un gadget, car Erroll Garner, un percussionniste dans l’âme et sur
son piano, tire le meilleur parti de cette composante comme des musiciens qui
l’entourent.
On commencera par le volume 12 (Gershwin & Kern) qui fait exception, car ce volume réunit des
sessions de 1964-65 et un titre de 1967, et se place donc avant dans la
chronologie: en 1964 et 1965, Erroll Garner est encore en trio avec Eddie Calhoun
et Kelly Martin pour honorer les deux grands noms du songbook que sont George Gershwin et Jerome Kern. Un thème, «I Got
Rhythm», est enregistré en 1967 avec son quartet (Charles Ike Isaacs, Jimmie
Smith, José Mangual).
On admire les introductions toujours aussi exceptionnelles
du pianiste, toujours en solo («Strike Up the Band», «Love Walked In», «Only
Make Believe») et dont la restitution intégrale est véritablement un événement
discographique. Le reste ne l’est pas moins car c’est du piano à grand
spectacle. Les compositions parmi les plus jouées deviennent des œuvres de
Garner à part entière tant sa personnalité domine avec ses blocks chords, sa
puissance rythmique ajouté à sa signature (son décalage sur le temps des deux mains,
une sorte de shuffle, qui donne tant d’élasticité, d’énergie et d’accent à son
jeu). Il y a deux versions de «Nice Work If You Can Get It», la première
chantée par Garner et c’est aussi un belle facette de cet artiste qui
chantonne, grogne tout au long de ses interprétations, vivant sa musique au
sommet d’une expression body & soul qui
ne mesure jamais son engagement même si elle est très maîtrisée.
Autre disque qui ressort de cet ensemble, Up’ in Erroll’s Room (volume 08) est
accompagné par son quartet mais avec la présence sur certains titres d’un brass
band de qualité avec des orchestrations de Don Sebesky («Watermelon Man», «The
Coffee Song», «Cheek to Cheek», «I've Got a Lot of Livin' to Do», «I Got
Rhythm» dont la version sans brass band du même jour se trouve sur le volume
12). Si le brass band n’enlève rien à Erroll Garner, car tout est réalisé à la
perfection, il n’ajoute rien à nos commentaires ni à Garner qui est dominant
sur le plan esthétique. De fait, il semble que le brass band ait été enregistré
à une autre date. Dans ce volume, on isole la magistrale introduction en solo
rhapsodique de «It's the Talk of the Town» et sa lecture swing en quartet
agrémenté des grognements d’Erroll, tempo doublé et retour au swing pour une
conclusion en solo. On se régale aussi de l’introduction acrobatique de «Groovin'
High» avant l’irruption sur uptempo de la rythmique avec percussionniste,
ponctué par les blocks chords du pianiste, avec aussi les unissons de main
droite-main gauche: un modèle exaltant de swing. On note les introductions
facétieuses de «The Girl From Ipanema», et de « Cheek to Cheek», l’intrigante
de «All the Things You Are» précédant un développement magnifique où blues et
swing se conjuguent, le «Up in Erroll’s Room» traité blues new orleans, et le
blues final «True Blues» qui mérite totalement son titre, Garner restant Garner
même sur le blues, sans artifices mais brillant.
Sur That’s Kick enregistré à deux dates en 1966 (volume 07), six titres sur onze sont composés
par Erroll Garner. Mais la personnalité stylistique est telle qu’il sera
difficile aux amateurs de distinguer les standards des originaux, tout est bien
du Garner et du meilleur. L’imagination débordante et la maestria sur les
compositions les plus jouées renouvellent totalement le contenu, comme dans «Autumn
Leaves», «Blue Moon», «More» ou «the Shadow of Your Smile». Les petites
introductions sont toujours très spéciales, comme cet aparté en solo, au milieu
de «More», ses unissons acrobatiques, ses redoublements qui réinventent le
thème.
Sur Feeling Is Believing (volume 09), enregistré en fin 1969, le premier thème «For Once in My Life»
retient l’attention, car Garner inverse et accentue le décalage rythmique des
mains. Sur le plan rythmique, c’est ahurissant car il continue sur ce
contre-temps de main gauche, de développer ses arabesques, ses blocks chords
sans que rien ne bouge dans une mise en scène à grand spectacle. Sur «You
Turned Me Around», un blues, on entend un guitariste non mentionné sur le
livret ou dans les discographies qui pourrait être simplement le bassiste
électrique Gerald Jemmott, signalé dans le line-up, qui s’est mis à la guitare.
Le livret évoque trois dates d’enregistrement (en août, octobre et décembre
1969), Martha Glaser dans le texte de livret parle de six sessions. La réédition
présente propose principalement le contenu du disque original, il n’y a qu’un
inédit, «Not so Fast» avec une intéressante introduction, alors que ces
sessions comportaient pas moins de 17 inédits. On espère donc ce complément un
de ces jours puisque Mack Avenue réédite le fonds Erroll Garner-Martha Glaser.
Le répertoire de ce volume est inégal sur le plan même des mélodies avec
quelques succès du moment comme «Yesterday» des Beatles ou «Strangers in the
Night» immortalisé par Sinatra, mais ce qu’en fait Erroll Garner est toujours
exceptionnel, avec quelques sucreries qui correspondent à son humour et son
humeur, ce qui n’a guère été compris par des critiques qui se pensaient
pourtant intellectuelles. Il y a la reprise du beau «Blue Ecstacy» enregistré
dans les années 1950 pour Columbia, sous le nouveau titre de «The Loving Touch»
dans cette session.
Dans Gemini (volume 10), enregistré en trois sessions en 1971 (avril, juin et décembre), on
retrouve le répertoire jazz et le Garner supérieur, car un répertoire n’est
jamais sans conséquence, et le pianiste lui-même est plus concentré sur son
art avec sur «How High the Moon» des unissons de mains ahurissants après une
entame tonitruante et une belle combinaison piano-percussions, car il ne
plaisante pas avec la grande musique. Introduction gospélisante de quelques
mesures, avant l’attaque d’un «It Could Happen to You», blues et latin à
souhait où Jimmie Smith et José Mangual, tous deux aux percussions dans
l’ensemble du disque, même si Jimmie Smith joue aussi de la batterie,
renforcent la particularité de l’interprétation. «Gemini» confirme la tonalité
particulière latine. Introduction très musique classique pour «When a Gypsy
Makes His Violin Cry», développé ensuite avec la même touche latine, Erroll
Garner mêlant les inspirations avec un génie certain de la synthèse (musique
tzigane, classique et latine) pour en faire du jazz made in Garner, c’est-à-dire qui swingue sans l’ombre d’une
interrogation, rajoutant quelques notes à l’épinette ou au clavecin pour restituer
à sa façon les cithares tziganes. Garner est un orchestre à lui seul comme le
notait Duke Ellington. Le «Tea for Two» se prend à Cuba, avec une épinette
utilisée dans un note à note presque enfantin sur fond de joute de percussions
entre José Mangual et Jimmie Smith, puis Erroll introduit en crescendo son
clavier de piano pour une minute éblouissante comme pour jouer du contraste
entre la simplicité de la mélodie énoncée à l’épinette et ce qu’il en fait en
jazz, avant un final à l’épinette. Un petit écart de moins de deux minutes vers
«Something» immortalisé par les Beatles, on ne peut plus blues dans les mains
de Garner, qui dit assez l’écart de maturité musicale et humaine (Martha
Glaser, dans son commentaire, ne laisse planer aucun doute sur ce qu’ils en
pensaient). Après un «Eldorado» totalement garnérien puisque c’est un original,
très dansant avec la complicité des percussionnistes-batteurs et du bassiste,
un petit bijou de ce dont est capable Erroll Garner sur le plan rythmique et
sur le plan de l’improvisation, un grand moment de ce disque, on revient au
style arpèges et swing pour «These Foolish Thing», avec un jeu de pédale forte,
pour une version cinématographique. Du Erroll Garner en cinémascope qui bascule
après deux minutes vers le Garner swing et percussions pour cinq minutes
enlevées de Garner façon jazz archétypique avec block chords, redoublement de
notes, notes perlées, et crescendo final. Le final, «Misty», en moins de trois
minutes, relève de la légende garnérienne, emphase, swing, arpèges, cascades de
triolets, de notes perlées et beauté formelle.
On termine le commentaire de cette série par Magician (volume 11), enregistré en
1973, où l’orchestre intègre Bob Cranshaw et Grady Tate, un organiste et un
second percussionniste. Après une entame qui rappelle le caractère dansant et churchy de Ray Bryant (la proximité est étonnante), avec toujours ce côté
rythmique accentué par les percussions et le style acrobatique de Garner
lui-même sur le temps, qui incite à la danse, avec aussi ce crescendo
d’intensité qui participe de la mise en scène, Erroll Garner poursuit par un
splendide blues («It Gets Better Every Time»), mêlant classicisme, épure
(dans l’attaque évoquant Sammy Price) et innovation sur le plan rythmique.
Erroll Garner y est lui-même sans fard, complètement investi comme ses
grognements nous le disent. L’atmosphère se densifie minute après minute,
l’intensité est là, avec quelques «modernismes» comme ce petit riff à la tierce
final.
Le
traitement en samba de «Someone to Watch Over Me»
confirme la liberté rythmique de ce musicien exceptionnel sur ce plan
parmi
d’autres, car son expression reste jazz et que l’exploration des rythmes
se
place dans l’enrichissement de son style. Il utilise les rythmes comme
des couleurs, comme d’autres utilisent les harmonies, les atmosphères.
Il
est relativement facile d’utiliser une gamme, un style, mais croiser les
rythmes
comme le fait Garner avec autant de
virtuosité réclame une configuration intellectuelle et corporelle peu
ordinaire. «Nightwind» revient au style arpège et cinéma, avant de faire un
tour par l’église avec «One Good Turn» et l’adjonction de Norman Gold à
l’orgue. Garner, comme à son habitude, y est à son aise, et on imagine un
sermon drivé par Mr. Garner, nul doute que l’assistance ne pourrait pas rester
assise.
«Watch What Happens» n’est autre qu’une composition de
Michel Legrand qui fait partie des Parapluies
de Cherbourg («autrefois, j’ai connu…etc.») pris sur un tempo d’enfer avec
soutien massif de l’excellent José Mangual, et transformé en du Garner pur jus malgré
une fidélité absolue à la mélodie. Puis, grande introduction de quelques mesures
pour un beau «Yesterdays» plein d’éclats, aux accents latins, une merveille à
tous points de vue. Erroll Garner s’y envole dans son style, avec ses accents
blues, ses redoublements syncopés et dansants, ses vibratos de block chords, et
toujours ses inventions, sa puissance, sa main gauche rythmique.
Autre bijou, «I Only Have Eyes for You» est une perle
garnérienne toute en délicatesse où l’on entend le pianiste se délecter (par ses
grognements-chantonnements) de la beauté qu’il crée lui-même dans l’instant. On
n’a presque pas besoin de le voir en live pour l’imaginer vivant par l’humanité que dégage cette interprétation et sa
présence si sensible malgré les cinquante ans qui nous en séparent.
Le disque se termine par un «Grill on the Hill», un
original, un blues, qui rappelle que Garner est un compositeur naturel, mais
avant ce dernier plaisir, il faut s’attarder sur «Mucho Gusto». Comme on le
suppose à la lecture du titre, cet original explore la dimension rythmique
latine, la main gauche de Garner explosant littéralement pendant que sa main
droite joue une rhapsodie avec pédale forte. L’improvisation modale qui suit sur tempo
rapide est d’une intensité qui dépasse ce qu’on peut imaginer de
mieux. Le problème avec Garner, c’est quand on arrive à l’avant-dernier thème
d’une série de six disques et de plus de soixante thèmes, et qu’on est encore à
chercher un mot nouveau, une description nouvelle, un superlatif pour une
facette encore nouvelle du pianiste. On peut écouter Garner depuis plus de 60
ans et pourtant être ébahi après des heures, des jours d’écoute, parce que le
généreux Garner en fait tellement en matière de création qu’on n’arrive pas à
épuiser notre étonnement. Les générations actuelles, qui se privent d’Erroll
Garner pour la plus grande part, ont tort. C’est une musique qui soigne
certainement mieux que nos scientifiques actuels englués dans la corruption,
mais plus, pour les jeunes générations en particulier, c’est une expression qui
exalte, incite à l’excellence, à vivre ses rêves et à dépasser ses
peurs.
Erroll Garner, comme Louis Armstrong, Duke Ellington,
Charles Mingus, et quelques autres car le jazz est prolixe, est un archétype de
génie du jazz, du swing, du blues, de l’expression libérée parce qu’elle se
libère elle-même dans un combat de nature artistique. L’intensité du swing
garnérien ne vient pas par hasard, de nulle part: c’est l’une des sept merveilles
du monde du jazz, si on pouvait se limiter à sept dans une expression, le jazz,
qui compte ses merveilles par centaines.
On
doit cette beauté musicale à Erroll Garner et ses
bons musiciens sur cette série: José Mangual, George Duvivier, Charli
Persip,
Jimmie Smith, Milt Hinton, Ike Isaacs, et quelques autres. On la doit
aussi à
l’idée de Martha Glaser et d’Erroll Garner de vouloir être indépendants
dans
leur vie, leur art, leur tête. On le doit encore à Martha Glaser d’avoir
conservé cette musique et de l’avoir transmise à sa nièce. On doit à sa
nièce, Susan Rosenberg, de l’avoir mise en valeur d’abord avec la
regrettée Geri Allen
et une belle équipe de conservateurs du jazz autour de Pittsburgh. On
doit
enfin à un label indépendant de Detroit, Mack Avenue, de retrouver ces
merveilles intactes, avec des inédits, tout autour du monde. Une telle
histoire
collective, une partie de l’histoire collective du jazz, ne peuvent pas
disparaître parce que de médiocres bureaucrates décident d’apeurer, de
masquer,
de bâillonner l’humanité pour leur petit confort et leurs grands
profits. C’est
pourtant ce qui est en train de se produire. Cette belle réédition nous
rappelle ce que nous avons à perdre sous cette chape de plomb, et c’est
incommensurable!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Warren Byrd
Truth Raised Twice
Little Melonae, Evidence**, To a Pair of Morbid Pools, Where Is Spring, Clear Sky**, October
Ballade, Armageddon, Wistful Street, You’ve Changed, Alternatives°, What Is
This Thing Called Love?*, Smilin’ in the Dark*, Misterioso
Warren Byrd (p), Steven Porter, Tom Pietrychia° (b) et selon
les titres Tido Holtkampt, Michael Scott, Tony Leone (dm), Kris Allen (as)*,
Johnathan Ball (ts, ss)**
Enregistré en juin 1999, Hartford, CT
Durée: 1h 06’ 07’’
Byrdspeak Productions 1 (www.warrenbyrd.com)
Les lecteurs de Jazz
Hot connaissent Warren Byrd pour sa longue association (depuis
1996) avec le contrebassiste David Chevan au sein de leur collectif The
Afro-Semitic Experience –synthèse originale de jazz, de gospel et de
musique
cantoriale– et pour ses duos (depuis le début des années 2000) avec la
trompettiste néerlandaise Saskia Laroo, avec laquelle il vit entre
Amsterdam et
le Connecticut. La réédition de son premier (et unique) album sous son
seul
nom, sorti confidentiellement il y a vingt ans –et revêtant de fait un
caractère d’inédit– est une excellente occasion de s’attarder sur le
travail de
ce magnifique pianiste, artisan discret d’un jazz aux facettes
multiples. Warren
Byrd est né en 1965 à Hartford, CT, dernier d’une fratrie de seize
frères et
sœurs. A 4 ans, il rejoint une partie d’entre eux dans la chorale de
l’église que fréquente la famille, intègre parallèlement un big band et
se passionne pour le bebop. Il aborde
dès lors le piano en autodidacte. Il sera formé à l’instrument, à partir
de 10
ans, par le directeur musical de l’église puis par sa professeur de
musique au
lycée. Après quoi, il entreprend des études de chant lyrique qu’il
interrompt
pour se consacrer au jazz. Pour autant, dans les années qui suivent, il
touche
à la fois à la musique, au théâtre, à la danse et au chant (il devient
même
directeur de chœur dans une église baptiste de Hartford). Son engagement
dans
le jazz devient plus exclusif dans les années 1990: il multiplie depuis
les
projets en leader, coleader et sideman (notamment aux côtés d’Archie
Shepp,
Frank Lacy et Eddie Henderson).
Truth Raised Twice,
enregistré en 1999, à Hartford, illustre l’ancrage monkien de Warren Byrd dont
le détacher des notes et le jeu percussif évoquent en grande partie le
maître (avec une nuance de rondeur et de légèreté), présent sur ce disque à
travers deux de ses titres («Evidence» et «Misterioso»). La filiation y est
particulièrement évidente, de même que sur «Little Melonae» de Jackie McLean
qui démarre l’album comme un boulet de canon et auquel Warren Byrd tricote une virevoltante
introduction imprégnée de blues. Sur «Armageddon» –l’un des sept (excellents)
originaux présentés–, qui s’oriente d’avantage vers une esthétique free, on
peut sentir d’autres inspirations, comme celle de Don Pullen. C’est donc un
pianiste à la fois très solide et très complet qui se dévoile ici, principalement
en trio (formule avec laquelle on n’a peu eu l’occasion de l’entendre), la
plupart du temps avec Steven Porter (b, neveu de Warren Byrd) et Tido Holtkampt
(dm), sinon accompagné de deux bons saxophonistes, Kris Allen (as) et Johnathan
Ball (ts, ss), tous originaires d’Hartford. Cet album au swing d’une grande
intensité est un régal de bout en bout avec une variété dans les atmosphères qui
correspond bien au caractère versatile du pianiste mais dont l’expression très
enracinée (également, dans d'autres contextes, au chant: il possède une belle voix grave surgie des profondeurs du spiritual) émerge
toujours quel que soit l’univers où il évolue. On souhaite que la parution de ce quasi inédit, déjà
ancien, préfigure de nouveaux enregistrements dans le même esprit (et pourquoi
pas aussi tournés vers la tradition de l’église) car il serait temps
que les amateurs et les professionnels du jazz accordent à Warren Byrd l'attention qu'il mérite.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Malcom Strachan
About TimeTake Me to the Clouds°, Mitchell's Landing, Better Late Than Never, Just
the Thought of You**°, Time for a Change, I Know Where I'm Going, Aline*°,
Uncle Bobby's Last Orders, Where Did You Go?**
Malcolm Strachan (tp, flh, vtb*, p**), Danny Barley (tb), Atholl Ransome
(ts), Rob Mitchell (bs), George Cooper(p), Courtny Tomas (b), Erroll Rollins (dm), Karl Vanden Bossche (perc) + strings
(Richard Curran, arr. Phil Steel)°
Date et lieu d’enregistrement non précisés
Durée: 50'18''
Haggis Records 004 (www.haggisrecords.com)
Ce
trompette écossais est
dans le métier depuis vingt ans, et il a joué pour Amy Winehouse, Martha
Reeves
& The Vandellas, Lou Donaldson. C'est son père Pat, jazzman, qui lui
a
offert une trompette alors qu'il a 7 ans. Il a étudié au Leeds College
of Music, et il a commencé à enregistrer en tant que sideman en 1999
avec les New
Mastersounds. C'est ici le premier disque sous son nom. Il a fondé les
Haggis
Horn orientés vers le funk et dont Atholl Ransome est un membre. Comme
c'est
aujourd'hui incontournable, Malcolm Strachan a écrit tous les thèmes.
C'est
souvent mauvais signe et en fait, on est agréablement surpris dès le
premier
titre. Le synthétiseur pour les pseudo-cordes ne s'imposait pas, mais le
thème
joué sur tempo médium vif, est agréable. La trompette domine un peu le
ténor et
le trombone dans les ensembles. Malcolm Strachan prend un bon solo de
trompette, solide, avec une qualité sonorité et de l'autorité dans le
propos.
C'est légèrement planant (d'où les «clouds») mais bien rythmé et
dansant. «Mitchell's
Landing» fait atterrir en effet le baryton de Rob Mitchell de façon
plaisamment
excentrique au changement de tempo (médium vif) qui suit l'exposé lent
de
trompette. Les percussions donnent une touche latine à ce thème-riff
joué par
tous les souffleurs. Les solos de baryton et trompette sont bons. Le
thème-riff
avec pont, ««Better Late Than Never» n'est pas moins réussi. Dans le
thème
Malcolm Strachan est un bon lead de section avec un aigu facile. Le solo
de
bugle est bien géré, puis George Cooper est un pianiste que ne nous
sature pas
en nombre de notes. C'est efficace comme du Horace Silver. Contrairement
à
d'autres dans la production actuelle, il varie les climats. «Just the
Thought
of You» est une jolie ballade dans laquelle il joue le piano (simple) et
le
bugle (très beau son). Oublions les dites «cordes», sauf la contrebasse
de
Courtny Tomas de qualité. L'introduction d'Erroll Rollins à «Time for a
Change»
est aussi mécanique qu'une boîte à rythme. Ce thème-riff répétitif et
low down
est efficace parce que simple. C'est l'occasion de bons solos de
trombone,
trompette, piano (il y a du McCoy Tyner ici). Le côté rythmique et
répétitif
séduit aussi dans «I Know Where I'm Going» amené par George Cooper. Le
leader
expose avec un bon background trombone-ténor, puis il prend un solo dont
le
passage à deux, trompette et percussions, est excellent. Les «cordes» ne sont pas gênantes, voir même bien amenées
pendant le solo de piano. Strachan est aussi un bon orchestrateur. On retrouve
le pianiste Strachan, romantique, dans «Aline» (sa mère). En re-recording, il
ajoute une partie écrite de trompette, simple, mélodieuse. Pour une fois, dans
la production actuelle, la technique est au service de la musique et non
l'inverse. Retour au hard bop avec ce «Uncle Boby» musclé. Dans le dernier
titre il n'y a pas de trompette, c'est le piano qui est en vedette.
Un disque
plaisant d'aujourd'hui.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Bobby Watson
Keepin' It Real Condition Blue*, Keepin’ It Real°, Elementary My Dear Watson*,
Someday We’ll all Be Free°, Mohawk°, My Song*, One for John (747)*, Flamenco
Sketches*, The Mystery of Ebop*
Bobby Watson (as), Josh Evans (tp)*, Giveton Gelin (tp)°,
Victor Gould (p), Curtis Lundy (b), Victor Jones (dm)
Enregistré le 20 février 2020, New York, NY
Durée: 58’ 29”
Smoke Sessions Records 2004 (UVM Distribution)
Avec Jackie McLean, Bobby Watson (né en 1953) est l’un des
principaux fils spirituels du grand Art Blakey, non seulement parce qu’il a été
comme l’autre altiste, un des membres éminents en tant qu’instrumentiste de
cette institution personnifiée qu’étaient les Messengers, non seulement parce
qu’il en fut un directeur musical marquant et durable de 1977 à 1980, mais
surtout parce qu’il retint la leçon fondamentale du Maître que le jazz est une
expression, plus, un message qui se transmet de génération en génération. Quand
il fonde ses formations 29th Street Saxophone Quartet (1983) et Horizon (1986) après
tant d’«universités» de la scène qui l'ont formé (Panama Francis, Art Blakey, Charli Persip,
Louis Hayes, Philly Joe Jones…), il s’attache donc à développer non seulement
sa création sur le plan musical dans laquelle il prolonge l’œuvre collective de
ses devanciers, mais aussi à s’entourer, dans Horizon en particulier, de
musiciens des nouvelles générations.
Dans le n°664 de Jazz Hot,
Bobby Watson racontait en détail son parcours, les motivations à la base de sa
création, et une belle discographie éclaire son impressionnant parcours. Ainsi
Horizon deviendra de 1983 à aujourd’hui Horizon Reassembled puis New Horizon.
En 2000, il est retourné à Kansas City pour enseigner et pour des
considérations familiales. Son travail de passeur s’est donc accru de la
dimension pédagogique dans le cadre d’une institution, l’University of Missouri/Kansas
City.
Le livret nous apprend que Bobby Watson a mis un terme à sa
fonction d’enseignant à Kansas City après vingt ans et reforme, pour cet
enregistrement, un New Horizon, secondé par l’excellent Curtis Lundy (né en
1955), qui a fréquenté «l’école» de la scène avec Betty Carter –une autre
institution personnifiée–, Curtis un fidèle ami de Bobby depuis Beatitudes (Evidence), le troisième
enregistrement de Bobby et le premier de Curtis, en coleaders en 1983. Depuis
Art Blakey, il ne fait aucun doute que Bobby Watson aime les batteurs qu’il
choisit avec goût, et c’est un autre musicien de premier rang, un ami aussi de
longue date l’éclectique Victor Jones (né en 1954), qui apparaît dans ce
groupe. Autour de ce robuste trio de la même génération, Bobby a intégré trois
musiciens de la génération actuelle: deux trompettes, le solide et percutant
Josh Evans (né en 1984, cf. Jazz Hot n°677,
2016), un élève de Jackie
McLean, un «killer» de la scène new-yorkaise selon le mot de Bobby Watson, qui
se partage les thèmes avec Giveton Gelin (né en 1999), venu des Bahamas, et qui
a fréquenté le Betty Carter Jazz Ahead Program. Giveton a reçu déjà tout un tas
de distinctions pour son talent. Tous ses recoupements de l’histoire (Jackie
McLean, Betty Carter, Art Blakey…) ne doivent rien au hasard et tout à la
puissance collective de la transmission encore vivace dans l’Afro-Amérique
d’aujourd’hui et particulièrement dans le jazz, qui se maintient malgré une
époque de perte de mémoire et de liens.
Au piano, pour succéder dans les formations de Bobby Watson
qui ont compté par le passé Benny Green, Geoff Keezer, Stephen Scott, Joey
Calderazzo, Danilo Perez et Orrin Evans, excusez du peu!, on trouve Victor Gould
natif de Los Angeles, dans les années 1980, qui a étudié au Thelonious Monk
Institute of Jazz à la Loyola University, et a été distingué pour son talent de
compositeur en 2009 par l’Ascap, la société des auteurs-compositeurs américaine. Il
construit déjà une belle carrière avec des rencontres ou enregistrements pour Terence
Blanchard, Branford Marsalis, Nicholas Payton, Ralph Peterson, Wallace Roney,
Donald Harrison, Buster Williams… Il a enregistré trois albums en leader (Fresh
Sound, Criss Cross, Blue Room Music…), trois albums avec Donald Harrison, deux
avec Jeremy Pelt…
Le dialogue intergénérationnel fonctionne sans hiatus,
un miracle dans une époque comme la
nôtre où le jazz est l’exception qui confirme la règle, comme pour le partage
dont parle abondamment le philosophe Bobby Watson.Le répertoire propose trois compositions de Bobby Watson,
deux de Curtis Lundy, une de Charlie Parker, dont c’est le centenaire en 2020,
une de Miles Davis et Bill Evans. La musique dans son ensemble, avec en ouverture un
thème de Jackie McLean qui rappelle son drive, celui des Messengers, appartient
à un leader qui a grandi dans les années 1970 et parle le jazz par tous les
pores de son saxophone. La nouvelle génération se fond dans le projet et Curtis
Lundy et Victor Jones assurent les fondements de cette musique à l’énergie. Les
deux compositions de Curtis Lundy sont particulièrement bien mises en valeur
par le collectif, le «One for John» dédié à John Hicks en particulier, comme
«Flamenco Sketches» et un final tout à fait représentatif de l’expression de
Bobby Watson, puissante et convaincue.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Jérémy Bruger Trio
MoodsThings Are Coming, Time After Time, They All Laughed, Out of
This World, Waltz #2 (for Esma), After a Nap, Le Sucrier velours, Together
Again, Distortion, Sweet and Lovely, Go!, Jitterbug Waltz, Three Sounds Blues,
Goodbye
Jérémy Bruger (p), Raphaël Dever (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré les 3 et 4 juin 2019, Villetaneuse (93)
Durée: 1h 06’ 42’’
Black & Blue 1079.2 (Socadisc)
Jérémy Bruger est né en Normandie, en 1983. Il a suivi une
formation académique au conservatoire du Havre (en musique classique) et à
celui de Caen (pour le jazz), parallèlement à sa participation, dès l’âge de 14
ans, à l’orchestre afro-cubain de son père. Un cursus complété par la rencontre
avec une légende du jazz vocal, le grand Jon Hendricks, que le jeune pianiste a
eu la chance d’accompagner, mais aussi avec quelques aînés comme Bill Carrothers
et Pierre Christophe. S’inscrivant dans une filiation (qui s’entend) avec
plusieurs grands représentants de la tradition pianistique (Herbie Hancock, Ahmad
Jamal ou encore Hank Jones) il fréquente les clubs et les musiciens de la scène
parisienne (Luigi Grasso, David Sauzay, Hugo Lippi, Cédric Caillaud, Jerry
Edwards, Gilles Naturel, entre autres) et forme un trio avec deux as de la
rythmique: Raphaël Dever et Mourad Benhammou. Il enregistre en leur compagnie
un premier disque prometteur (Jubilation,
Black & Blue, 2012, voir notre chronique) autour de l’esthétique jazz des
années 1950-1960 qu’il affectionne particulièrement. Deux autres albums, dans
le même esprit, suivront: Reflections (Black & Blue, 2015) et aujourd’hui Moods qui laisse cependant davantage de place aux compositions du leader que les
précédents opus.
Le disque s’ouvre d’ailleurs avec un original qui en constitue
indéniablement le temps fort, «Things Are Coming», qui rappelle «The
Sidewinder» de Lee Morgan et sur lequel Jérémy Bruger développe un jeu subtil,
plein de swing, qui emprunte autant à Herbie Hancock qu’à Ramsey Lewis (on
pense à The in Crowd), avec une belle
dimension blues. Les autres titres de sa main sont tout aussi réussis,
notamment «Waltz #2», une élégante balade, «Together Again», thème plutôt
habile où les échanges avec la rythmique sont particulièrement fluides (et avec
un solo très mélodique du toujours impeccable Raphaël Dever) ou encore «Go!», titre
en référence sans doute à Dexter Gordon, que Mourad Benhammou enlumine avec la
finesse qu’on lui connaît. Des qualités qui servent naturellement aussi les six
très beaux standards qui complètent la set-list.
Un excellent trio donc qu’on espère pouvoir écouter
en live et sans entrave cet automne, si
les pulsions répressives et liberticides de nos dirigeants de tous poils n’ont
pas d’ici là eu définitivement raison des clubs et des derniers acteurs
indépendants du monde artistique en général.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Dee Dee Bridgewater
Afro Blue Afro Blue, Love Vibrations, Blues medley: Everyday I Have
the Blues/Monday Blues, Little B’s Poem, Raindrops Keep Fallin’ on My Head,
Love From the Sun, People Make the World Go Round
Dee Dee Bridgewater (voc), Cecil Bridgewater (tp, kalimba,
arr), Ron Bridgewater (ts, perc), Roland Hanna (p, ep), George Mraz (b),
Motohiko Hino (dm)
Enregistré les 10,12-14 mars 1974, Tokyo (Japon)
Durée: 40' 31''
Mr. Bongo 216 (www.mrbongo.com)
«La valeur n’attend
point le nombre des années». Dee Dee Bridgewater est aujourd’hui une Diva
du jazz, et ce statut rare dans le jazz tient autant à sa grande carrière qu’à
la précocité de son talent et de ses premiers pas avec ce que le jazz a de
meilleur dès la fin des années 1960, qu’on a un peu oublié dans notre pays
parce qu’elle est devenue une familière des scènes françaises dans les années
1980-1990, et peut-être même dans son pays, depuis son retour aux Etats-Unis où
elle fait toujours de beaux enregistrements dont chacun illustre le parcours et
les recherches d’une grande Dame. Cette réédition d’un disque sorti au Japon pour le label
Trio (7095) vient à point pour nous le rappeler, alors que la chanteuse
illuminait encore récemment les scènes du jazz jusqu’à l’épisode actuel et insensé
de démolition du jazz live pour de
mauvaises raisons.
Rappelons que dès le début des années 1970, Dee Dee rejoint
le Thad Jones-Mel Lewis Orchestra, dans lequel joue un certain Cecil
Bridgewater, le grand trompettiste et arrangeur qui devient son époux, et avec
lequel elle partage plus largement l’amour et l’aventure du jazz, dans cette
atmosphère très dynamique sur le plan de l’art, même si les temps sont plus
difficiles parfois sur le plan économique. La précocité du talent de Dee Dee –elle a entre 20 et 25 ans–
se lit aussi dans son aisance naturelle au cours de ses rencontres musicales
extraordinaires avec Max Roach (Cecil Bridgewater sera un fidèle de l’orchestre
de Max Roach), Dizzy Gillespie, Dexter Gordon, Sonny Rollins, Pharoah Sanders,
et toute cette galaxie de musiciens déjà légendaires qui portent le jazz depuis
l’après Seconde-Guerre, et continuent de le porter, de l’enrichir dans ces
années 1970…
Ici, c’est l’orchestre «familial» de 1974 qui est réuni
autour de la chanteuse pour un enregistrement à Tokyo (le troisième de Dee Dee
sous son nom), avec Cecil Bridgewater, Ron Bridgewater et une section rythmique
magnifique: Sir Roland Hanna, George Mraz et le local Motohiko Hino. Au-delà de
sa belle voix d’une pureté exceptionnelle («Raindrops Keep Fallin’ on My Head» au
traitement très original sur tempo lent et un «Love From the Sun» exceptionnel
en duo avec le grand Roland Hanna qui brode des merveilles autour de la voix si
pure de Dee Dee), ce qu’il faut apprécier ici est l’énergie et l’audace de la jeunesse
de Dee Dee qui la rendent exceptionnelle. Comme pour toutes les grandes
carrières artistiques, certaines qualités de Dee Dee sont liées à l’âge, et
bien sûr aux circonstances, à l’époque, à la biographie. Dee Dee, on le sent ici, a alors des choses à prouver,
sans doute à elle-même mais aussi à son entourage; elle partage une aventure
musicale avec une jeune équipe très investie, c’est une musicienne parmi les
musiciens, et le «Blues Medley», comme «Afro Blue» permettent de comprendre
qu’elle se donne sans mesure dans la musique, avec un drive qui dynamise cet enregistrement. Comme les musiciens
partagent ce même esprit, on comprend pourquoi ce disque, fort bien enregistré,
semble être en live. Les arrangements
de Cecil Bridgewater sont parfaits pour mettre en valeur la voix, la qualité de
son de chacun des artistes, les splendides Cecil, Ron, Roland Hanna, George
Mraz apportent ce contexte d’une musique énergique, inventive, qui est devenue
aujourd’hui d’une beauté classique. Motohiko Hino est à la hauteur de ce
moment de grâce. Du grand jazz, très libre, par des grands jeunes
musicien(ne)s de ce temps, un des grands albums de Dee Dee Bridgewater, un
indispensable!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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The Dime Notes
Daylight Savin'El Rado
Scuffle, The Chant, Daylight Savin' Blues, The Dream, Granpa's Spells, Fickle
Fay Creep, Pep, Worried & Lonesome Blues, Ten Cent Rhythm, Why, Jubilee
Stomp, San
David
Horniblow (cl), Andrew Oliver (p), Dave Kelbie (g), Louis Thomas (b)
Enregistré les
3 décembre 2018 & 26 février 2019, Londres (Royaume-Uni)
Durée: 47' 39''
Lejazzetal 23
(https://lejazzetal.com)
Le précédent CD de ce groupe remonte à 2016. Avant la crise sanitaire, The Dime Notes tournait en Moldavie, Ukraine,
Suisse, Canada, Allemagne, etc. Son objectif est de défendre le répertoire
établi durant la période dite «Jazz Classique» (1923-1929). Nous avons déjà
signalé David Horniblow dans la chronique de The Blue Book of Storyville par Don Vappie. Nous retrouvons ici ses qualités dès le premier titre, «El Rado
Scuffle», pris dans très bon tempo médium propice au swing. Là, David Horniblow
évoque Jimmie Noone. Il a un beau registre grave et le sens des nuances. Le
plus souvent, David Horniblow est un virtuose dans la lignée d'Omer Simeon
comme le démontre cette brillante version de «Grandpa's Spells» de Jelly Roll
Morton dans laquelle le producteur Dave Kelbie reprend les motifs de Johnny St
Cyr dans le disque d'origine (1926). En fait Horniblow et Andrew Oliver se sont
déjà penchés sur l'œuvre de Jelly Roll Morton qui domine ici. On ne s'en
plaindra pas car Morton est très injustement négligé aujourd'hui. Nous trouvons
ici «The Chant» où, comme ailleurs, Andrew Oliver joue tout à fait dans le
style du grand Morton (bon solo en slap de Louis Thomas), des morceaux moins
connus comme «Fickle Fay Creep» (où Jelly Roll expérimente sur un accord), «Pep»
(à l'origine pour piano solo) et «Why» (très jolie mélodie sur tempo médium,
avec un bon solo pizzicato du bassiste solidement soutenu par la guitare). Le
groupe donne même un parfum mortonien à «The
Dream» du ragtimer Jesse Pickett et enregistré par James P. Johnson. James P.,
maître du piano stride, est l'autre favori. Il a enregistré ce «Daylight Savin' Blues» de Perry Bradford qui débute ici
en boogie, et cet intéressant « Worried & Lonesome Blues» (utilisation
de l'archet par Leon Thomas). Duke Ellington est représenté par un «Jubilee
Stomp» bien enlevé, et Bix par «San» auquel le groupe a donné un parfum
latin cher à Jelly Roll (son «spanish tinge»). La composition
originale d'Andrew Oliver, «Ten Cent Rhythm», up tempo, ne dépare pas (belle
partie en slap du bassiste, excellent passage en duo clarinette-guitare). Un disque
agréable. Les amateurs de clarinette devraient aimer.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Hiromi
Spectrum
Kaleidoscope, Whiteout, Yellow Wurlitzer Blues, Spectrum,
Blackbird, Mr. C.C., One in a Blue Moon, Rhapsody in Various Shades of Blue,
Sepia Effect
Hiromi (p solo)
Enregistré les 20-22 février 2019, Marin County, CA
Durée: 1h 13’ 18’’
Telarc 00081 (Bertus France)
Phénomène spectaculaire et artiste appréciée du grand public
des festivals, Hiromi Ueara est une virtuose sachant aussi mettre en scène son
talent. De plus, la Japonaise qui, après une formation classique, est
entrée à la Berklee College of Music de Boston, MA, où elle a suivi
l’enseignement d’Ahmad Jamal (qui reste l’une de ses principales influences),
épouse parfaitement l’air du temps en sautant sans cesse d’un univers musical à
l’autre. On retrouve sur ce treizième album (depuis Another Mind en 2002, déjà chez Telarc et coproduit par Ahmad
Jamal), cet éclectisme convenu. Enregistré à la veille de ses 40 ans, Spectrumse veut pour la pianiste –auteur de la plupart des titres– une sorte de bilan musical intime de la décennie écoulée, une évocation des
différentes traditions musicales, classiques et jazz (mais également pop), qui
fertilisent son imaginaire. Un
passage en revue de son «spectre» musical en somme. Sa
technique,
il est vrai brillante, est d’autant plus spectaculaire que l’instrument
occupe seul l’espace. Véloce et énergique, Hiromi capte l’attention
quelque soit
le langage qu’elle emprunte: celui de la musique classique contemporaine
(«Kaleidoscope»), de la musique romantique («Sepia Effect»), du blues («Yellow Wurlitzer Blues») ou du ragtime («Mr.
C.C.»). Autant d’originaux de bonne facture qui alternent avec des ballades
moins originales. Mais le morceau de bravoure de cet album est la
superbe improvisation à laquelle se livre Hiromi sur la «Rhapsody in Blue» de
Gershwin, rebaptisée ici «Rhapsody in Various Shades of Blue». Etourdissante de
virtuosité, faisant sonner son piano comme un orchestre, elle distille aussi
quelques touches bluesy et entre deux fulgurances, développe avec douceur une mélodie
jumelle de «Summertime» avant un final ébouriffant où Bach impose son autorité
pour quelques mesures.
Chez Hiromi, la maîtrise de l’instrument est telle qu’on se laisse
prendre au charme.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Alain Goraguer
Le Monde instrumental d'Alain Goraguer. Jazz et musiques de films 1956-1962
Titres
communiqués sur le livret
Alain
Goraguer et son orchestre, Serge Gainsbourg-Alain Goraguer, Laura Fontaine et
son quartette, Rauber-Goraguer (détail des personnels non précisé)
Enregistré entre
1958 et 1962, Paris
Durée:
1h14'56'' + 1h09'14'' + 1h14'05''
Frémeaux
& Associés 5758 (Socadisc)
Alain
Goraguer (1931), chef d'orchestre et arrangeur, a étudié le violon avant de se
consacrer au piano. A Nice, en 1952, il rencontre Jack Diéval qui le fait venir
à Paris et le prend comme élève. Accompagnateur de la chanteuse Simone Alma en
1955, c'est grâce à elle qu'il rencontre Boris Vian. Boris et «Gogo» deviennent
très amis. Directeur artistique chez Philips, Boris lance Goraguer, pianiste de
jazz, dans des disques en trio que nous trouvons dans le CD1. On relira le
texte de Boris Vian, «Go...Go...Goraguer» dans le Jazz Hot n°114
(octobre 1950). Pourquoi ignore-t-on le fin musicien Alain Goraguer dans les
milieux du jazz? Parce que sa carrière s'est vite orientée vers les variétés
(de qualité). Le consommateur de variétés d'hier comme d'aujourd'hui a une
écoute globale et lorsqu'il y a un chanteur ça gomme l'habillage qui pourtant
fait le morceau. Un Gainsbourg confiait au mieux une ligne mélodique et parfois
des accords. C'est l'arrangeur, ici Goraguer, qui fait tout le travail avec les
requins de studios qui traduisent avec talent toutes les subtilités des
orchestrations. Très souvent ce sont des jazzmen. A l'exception de son trio,
les musiciens de Goraguer sont ici ignorés, tout comme la date d'enregistrement
(on a au moins l'année de sortie). Le CD1 propose d'abord vingt morceaux par
Alain Goraguer en trio (octobre 1956, 1958, Paul Rovère, b, Christian Garros, dm).
Il a la versatilité et l'aisance d'un George Shearing, et il est influencé par
Jack Diéval et Oscar Peterson: amusante «lecture» des «Lavandières du Portugal»
de l'étonnant André Popp, jolie version de «L'Homme et l'enfant», succès
d'Eddie Constantine. Son discours sait être ferme («Gogo's Goggles») et il a de
la culture (clin d'œil à Erroll Garner dans «Darn That Dream»). Le tandem
Rovère-Garros carbure bien («Love or Infatuation»).
Denis
Bourgeois présente Serge Gainsbourg à Goraguer en 1957. En juin 1958, ils
réalisent le 25 cm Du chant à la une! Et suivra ce 45 tours de
l'orchestre Goraguer intitulé Du jazz à la une qui jazzifie quatre
thèmes de Gainsbourg dont le célèbre «Poinçonneur des Lilas». On reconnaît Fred
Gérard (lead tp), Roger Guérin (tp solo), André Paquinet (tb), Raymond Guiot
(fl), Georges Grenu (as, ts), Pierre Gossez (ts, bcl), Roger Simon (bar), Michel
Hausser (vib), Léo Petit (g), Pierre Michelot (b), Christian Garros (dm). Très
bon solo avec sourdine harmon de Guérin dans «Ce mortel ennui». Georges Grenu
(as) est très Konitz dans ce «Poinçonneur» qui swingue. Le ténor dans «la femme
des uns sous le corps des autres» est Grenu. L'orchestration de Goraguer est
inventive et efficace notamment dans «Du jazz dans le ravin». Mais il doit se
plier à toutes les modes y compris comme compositeur (1958, «Hou-la-la-houp»
avec probablement Grenu, Petit, Garros). Il fait appel au groupe vocal les
Fontana pour le 45 tours suivant: Christiane Legrand, Rita Castel, Jean-Claude
Briodin, Ward Swingle, Roger Berthier, Janine Wells. Georges Grenu (ts), Léo
Petit (g), Jean-Pierre Drouet (xyl), Michelot et Garros sont aussi à
contribution dans deux hula-hoop, bien faits. Le CD1 se termine par du
cha-cha-cha joué par les Goragueros en 1960 avec les merveilleux Raymond Guiot
(fl) et Georges Grenu (ts) dans «Papa aime maman» (1er tp Fred Gérard,
probablement Fernand Verstraete, tp solo; possiblement Raymond Katarzynski,
tb). Les percussions sont Emile Serré et Humberto Canto Morales (tumbas),
Pepito Riestra (bongo).
Le CD2 est
consacré aux musiques de film. Pour Le Piège de Charles Brabant (1958),
le MJQ a inspiré Goraguer qui trouve ici un toucher à la John Lewis («Cora», «Amanda»).
Raymond Guiot (fl) et probablement Leo Petit (g) sont ajoutés au quartet (Hausser,
Goraguer, Michelot, Garros). Emile Serré est en plus aux percussions dans «Belinda»,
cha cha cha. Ces quatre titres ont été réédités en CD Jazz & Cinéma vol.4, Gitanes Jazz 016506-2. Mêmes musiciens (Guiot, Michelot, Garros) pour «Blues
de Memphis» n°1 qui ouvre la selection des compositions de Goraguer pour le
film J'irai cracher sur vos tombes de Michel Gast. Boris Vian a
désapprouvé l'adaptation de son roman. Il est décédé pendant la première du
film au cinéma Le Marbeuf, à Paris, le 23 juin 1959. Roger Guérin et Georges
Grenu (ts) se font entendre dans le «Générique» bien swingué par Michelot et
Garros. Style MJQ (Hausser, vib) dans «thème d'amour», «Thème de Liz». Le court
«Blues de Memphis» n°2, ad lid, 0'40'', à l'harmonica seul, pourrait être par
Albert Raisner, ami de Guérin. La «Surprise-partie au bord de l'eau» fait appel
à Guérin, Hausser, William Boucaya (bar, as). Suivent les collaborations
Gainsbourg et Goraguer pour lesquelles ce dernier est au minimum co-compositeur
sans qu'il soit crédité à ce titre. La musique des Loups dans la bergerie d'Hervé Bromberger a été enregistrée le 28 octobre 1959. Des timbales (Diego
Masson?) ouvrent le «Générique» dont le thème est exprimé par Roger Guérin. La «Fugue»
est un dialogue entre Boucaya (as) et Grenu (ts) soutenus par Michelot et
Garros. Raymond Guiot (fl) et un big band jouent en douceur «Les loups dans la
bergerie» (belle orchestration où on entend Gossez, bcl-bar, Boucaya, as solo,
Grenu, ts). Un cha-cha-cha fait appel à Fred Gérard (tp1, quels aigus!), André
Paquinet (tb1), Jo Hrasko (as1), Emile Serré (perc). Le hautbois du final, me
semble être Claude Maisonneuve. De la belle musique très influencée par le
jazz. L'excellente musique de L'eau à la bouche de Jacques
Doniol-Valcroze (1960) écrite à mon sens par Goraguer et signée Gainsbourg a
fait appel à: 2 tp (Fred Gérard, Roger Guérin), 4 tb (Gabriel Masson, Raymond
Katarzynski, Marcel Galiègue, tb, Guy Destanque, btb), 2 fl (Guiot, Claude
Civelli), la gamme de saxes (Civelli, as-fl, Grenu, ts-cl, Boucaya, bar-as,
Gossez, as-ts-bar-bs), 1 p (Goraguer), 1 g (Leo Petit), 1 b (Michelot), 1
dm (Garros) et des percus (vib, cga, bgo, etc: Diego Masson et Jean-Pierre
Drouet, vib/perc, Emile Serré, tumba). Seuls 4 titres ont été publiés en 45
tours mais le film vaut d'être «vu» pour la musique. La voix de Gainsbourg
n'apparaît que «l'eau à la bouche» sur un rythme de cha cha. Guérin et Grenu
donne le climat de «Black March». Le merveilleux Georges Grenu fait danser le
rock'n’roll («Judith»). L'incroyable son de Roger Guérin crée l'«Angoisse»,
dernier titre (Grenu, deuxième voix). Goraguer est sollicité pour un titre, «nous
avions 20 ans» du film Le Bel Âge de Pierre Kast (1960), très MJQ
(Hausser, Goraguer, Michelot, Garros+Leo Petit, g), le reste fut écrit par
Georges Delerue. Enfin il est pleinement responsable de la musique du film Les
héritiers de Jean Laviron (1960). C'est un big band (Michelot, b, Garros,
dm) avec une partie de trombone-basse dans le «Générique» (Fred Gérard, tp1,
probablement Gossez, as). Le simili-MJQ de Gogo (Hausser, Michelot, Garros)
joue «Jazz de Chine», «Aux écoutes». La guitare remplace le vibraphone dans «L'amour
et l'argent». Un combo (Guérin, Grenu) joue «Tel père, tel fils», «Attente». Le
magazine Marie-Claire a édité le disque Un soir chez vous avec
Jacqueline Joubert (1958) qui termine ce CD. Goraguer y fait appel à des
effets dignes d'André Popp («Docteur miracle»). Grenu (ts) joue «When» (rock & roll).
Ce sont Fred Gérard (tp), Claude Maisonneuve (hb) les solistes dans «Ballade
irlandaise (peut-être Georges Alès, vln) et «Qu'on est bien» (Grenu, ts).
Le CD3 réédite les disques que Goraguer a fait en trio (titre 1) ou
quartet (avec guitare) sous le pseudonyme de Laura Fontaine. 14 titres du 33
tours Piano-bar (1958) et un 45 tours Slow-fox (1959). C'est ça,
du piano bar. Enfin les 12 derniers titres sont une expérience de re-recording
ajoutant à l'orchestre de Goraguer, la formation de cordes de François Rauber
(1962). On dirait du Xavier Cugat dans «l'amour et l'eau fraîche» (Guiot, fl,
André Paquinet, tb). Je penche pour Georges Grenu (ss) dans «Père est bath».
André Paquinet intervient dans «Bon vent ma jolie» (probablement Pierre Sellin,
tp). Michel Hausser (vib) est sollicité dans «All the Things You Are».
L'édition n'a pas fait le travail de recherche que vous ne trouverez qu'ici. Un
compositeur-arrangeur n'est rien sans les musiciens, et là, vous entendrez de
grands artistes à commencer par Roger Guérin, Georges Grenu, Michel Hausser,
Pierre Michelot et Christian Garros.
La musique est trop diverse pour mériter
la mention «indispensable», mais elle est toujours de qualité et Alain Goraguer
méritait cet hommage.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Carmen Lundy
Modern Ancestors
A Time for Peace, Burden Down, Burden Down, Ola De Calor,
Flowers and Candles, Jazz on TV, Meant for Each Other, Eye of the Storm, Clear
Blue Skies, Affair Brazil, Still
Carmen Lundy (voc, g, tamb, synth, clav, arr), Julius
Rodriguez (p), Andrew Renfroe (g), Curtis Lundy, Kenny Davis (b), Terreon
Gully, Kassa Overall (dm), Mayra Casales (perc)
Enregistré les 8-10 juillet 2019, Los Angeles, CA
Durée: 51’ 42”
Afrasia Productions 13823 (www.carmenlundy.com)
Productrice et elle-même responsable du label Afrasia,
Carmen Lundy, une femme de décision que nous avons mieux connue grâce à son
interview du n°683 (2018) peut se targuer d’une entière liberté de création. Elle a déjà une belle
carrière depuis les années 1980 et elle produit ses disques depuis 2005 sur son
label. Tout indique qu’elle élabore totalement ses projets: les musiciens
retenus, dont son excellent frère, Curtis Lundy, à la basse comme souvent, la
variété des formations (plusieurs bassistes, plusieurs batteurs), elle-même se
donnant sur beaucoup d’instruments au-delà de sa belle voix, pour un session
qui s’est déroulée en trois jours, dans une bonne ambiance, on le devine. Elle a
composé et écrit toutes les chansons en dehors de «Meant for Each Other».
Elle a donc été très libre du contenu de cet enregistrement jazz,
comme le suggère la photo au dos du livret, non dénué de charmes avec ses
ambiances teintés parfois de couleurs sud-américaines, brésiliennes surtout, africaine
aussi, mais avec toujours son phrasé jazz. La tonalité de l’enregistrement,
aérienne, tient surtout à ce répertoire dans l'esprit des années 1980-90, avec une touche
world bien exploitée par la chanteuse qui conserve son phrasé jazz. L’accompagnement
est sur mesure, avec une présence des jeunes Andrew Renfroe (g) et Julius Rodriguez
(p), de percussions, de synthétiseurs… Le blues, présent dans la nature de l’expression de Carmen
Lundy, n’a en revanche aucune place essentielle dans l’esprit de cette musique
qui manque d’intensité à notre goût, ce qui n’était pas le cas du précédent (Code Noir, 2017, Afrasia) dont elle nous
entretenait dans son interview déjà citée. Il y a de bonnes réussites comme «Jazz on TV», «Still»
shunté sur la fin, dans un ensemble monocorde et linéaire et pas très
passionnant pour nous malgré ce titre de Modern
Ancestors qui laissait espérer plus de profondeur.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Sarah Lancman
Parisienne
Et ainsi va la vie, Tokyo Song, C’était pour toi, Parce que°,
A New Start*, Dis-le moi, Ton silence, The Moon and I*, L’Hymne à l’amour°,
Love You More Than I Can Sing, Index–L’Hymne à l’amour°
Sarah Lancman (voc), Pierrick Pédron (as)*, Marc
Berthoumieux (acc)°, Giovanni Mirabassi (p), Laurent Vernerey (b), Stéphane
Huchard (dm)
Enregistré les 2, 6 et 16 septembre 2019, Paris, Meudon
(92), Bois-Colombes (92)
Durée: 45’ 15’’
Jazz Eleven 006 (www.jazzeleven.com)
Née à Paris en 1989, Sarah Lancman a étudié le piano
classique au conservatoire, a été formée au chant et à l’improvisation jazz,
notamment par le regretté Marc Thomas, et a ensuite intégré la Haute Ecole de
musique de Lausanne, avant de remporter, en 2012, un concours vocal présidé par
Quincy Jones lors du festival de Montreux. Deux ans plus tard, elle sort un
premier album de reprises, Dark(autoproduit), et rencontre Giovanni Mirabassi qui devient son accompagnateur
et son manager. Deux autres disques sont publiés: Inspiring Love puis A
contretemps qui sort sur le label Jazz Eleven créé par le pianiste et la
chanteuse.
Ce quatrième album, Parisienne,
propose, à l’instar des deux précédents, des titres essentiellement
écrits et
composés par Sarah Lancman qui se situe dans la tradition d’une chanson
française puisant à la source du jazz. Les mélodies sont d’autant plus
agréables qu’elles sont servies par des musiciens de bon niveau, à
commencer par Giovanni Mirabassi, tout en subtilité
et en lyrisme. Un des morceaux les plus réussis, «C’était pour toi» est
également donné dans une version anglaise: «Love You More Than I Can
Sing»,
tandis que les variations de tempo confèrent au disque son équilibre, de
la jolie
ballade «A New Start», bénéficiant de la sonorité de Pierrick Pédron, à
«Dis-le
moi», titre sans doute le plus swing de la série et qui doit beaucoup au
toucher de Giovanni Mirabassi. Côté vocal, Sarah Lancman possède un
timbre
chaud et profond qui rappelle assez celui de Maurane et des qualités
d’expression qu’on apprécie notamment sur le «Parce que» de Charles
Aznavour
dont les accents de java sont davantage soulignés par le soutien de
Stéphane Huchard que par l’accordéon de Marc Berthoumieux. Un bon petit disque par une équipe complice.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Alex Sipiagin
Moments CapturedEvija
Bridge, Moments from the Past*, Unexpected Reversal, Blues for Mike*, Breeze,
Bergen Road, Dream
Alex
Sipiagin (tp, flh), Will Vinson (as, ss), Chris Potter (ts), John Escreet (p, ep),
Matt Brewer (b), Eric Harland (dm), Alina Engibaryan (voc)*
Enregistré le 21 septembre 2016, New York, NY
Durée: 1h 05' 38''
Criss Cross Jazz 1395 (www.crisscrossjazz.com)
Ce
trompette russe, né en 1967, fixé aux Etats-Unis depuis 1991 fait
partie des nouvelles «stars». Un professeur suisse de trompette m'a dit
un jour que les jeunes ne s'intéressent plus à Wynton Marsalis mais à
Alex
Sipiagin! Peu après, en 2017, je l'ai entendu à Jazz in Marciac, au sein
du
Mingus Big Band (Jonathan Blake, Philip Harper, Alex Fauter, Lauren
Sevian) et, à cause du contexte sans doute, l'impression fut bonne.
C'est une révélation
récente malgré son âge qui explique qu'il ne figure dans aucun ouvrage
biographique majeur comme Das Grosse Buch der trompete de Friedel Keim, Trumpeters
Galore d'Ed Annibale, Trumpet Greats de David Hickman, ni
même dans
mon DVD-Rom. Sipiagin a joué pour Gil Evans, George Gruntz, Robin
Eubanks,
Conrad Herwig, Teo Macero, Dave Holland, David Sanborn, Michael Brecker,
Mulgrew Miller, et on était en droit d'attendre beaucoup de ce disque.
Sa
discographie est déjà conséquente et, en tant que leader, il est un
habitué du
label Cris Cross depuis 2003. A l'écoute de ce disque, il me semble que
pour le
jazz, les jeunes devraient écouter Wynton Marsalis et... Louis
Armstrong. La
musique étant le reflet de la vie à un moment social donné, on ne
s'étonne pas
qu'ici comme dans la majorité des disques de prétendu «jazz moderne»,
c'est «du
son pour ne rien dire». Et comme tout le monde, Sipiagin a écrit tous
les
thèmes. C'est tourmenté, dense, touffu, très fondé sur l'effet (ce
déluge de
synthétiseur Profet 6 dans «Unexpected Reversal», après une intéressante
alternative entre Potter et Vinson, et un bon solo de bugle
malheureusement
parasité par des bruits commis par Escreet!). Ah c'est sûr, Alex
Sipiagin est
un remarquable technicien! Il utilise surtout le bugle qui, comme chacun
sait, est plus facile à jouer dans l'aigu avec l'embouchure adéquate
(«Evija Bridge»,
thème alambiqué parasité par des «sons» de synthériseur contenant un
passage «free»
très convenu). Je pense que ces musiciens ne savent pas ce que le blues
implique en terme d'histoire, mais c'est possiblement conscient car
Sipiagin
souligne que la «forme» des 12 mesures est le seul lien avec le blues
dans ce «Blues
for Mike» dédié à Michael Brecker (bon solo de Matt Brewer). L'exposé
répétitif
soprano-ténor dans «Breeze» n'est pas inintéressant. C'est un tempo
médium.
Sipiagin ajoute une trompette avec sourdine harmon jointe à la vocalise
d'Alina
Engibaryan ce qui donne un résultat hypnotique à ce travail collectif
sans
solos. L'exposé de «Bergen Road», médium-vif, n'est pas sans faire
penser à
Ornette Coleman. La sonorité de bugle de Sipiagin est de qualité, son
discours
assimile celui de Kenny Wheeler avec la flamboyance de Freddie Hubbard.
L'auteur du texte du livret accorde à ce titre un «jazz feel», ce qui
devrait
être le cas de la totalité d'un album considéré «jazz». John Escreet y
est plus
supportable au piano bien que du genre surchargeur en notes, et Eric
Harland y
délivre un solo avec une frappe sèche. La belle sonorité de Brewer est
noyée
dans le synthétiseur au début de «Dream», puis les saxophones et le
bugle
interviennent peu avant un solo «planant» de bugle. C'est ce qu'on
appelle «le
groove»? Freddie Hubbard savait déjà faire tout ça. Ce disque est à
écouter
pour la technique de bugle qui méritait la mention «sélection», tandis
que la
musique qui sert d'alibi à l'exhibition ne vaut au maximum que
l'indication «curiosité».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Aaron Diehl
The Vagabond
Polaris, Lamia, Magnanimous Disguise, Park Slope, The
Vagabond, Kaleidoscope Road, Treasure's Past, March from Ten Pieces for Piano,
Op. 12, A Story Often Told, Seldom Heard, Milano, Piano Etude No. 16
Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b), Gregory Hutchinson (dm)
Enregistré les 4-6 février 2019, New York, NY
Durée: 1h 04’ 44”
Mack Avenue 1153 (www.mackavenue.com)
Aaron Diehl est assurément un musicien de haut niveau, et
son précédent enregistrement, Space Time
Continuum (cf. Jazz Hot n°674)
sur ce même label Mack Avenue, laissait clairement espérer autre chose que ce
que nous entendons dans ce disque, qui sans être désagréable, est souvent d’une
platitude qui consterne. C’est un mystère (qui renvoie au miracle de la
précédente chronique) qui tient sans doute à cette génération de surdoués qui a
du mal à se situer dans le monde, la vie en général, et entre l’apprentissage
académique et la mondanité qui corrompent maintenant y compris les racines,
l’expression populaire qui ont fait la grandeur du jazz, sa sophistication et
son succès. Qu’Aaron Diehl ait une culture classique académique ne fait aucun
doute; qu’il ait une culture jazz académique ne fait pas plus de doute. Jusque-là,
on pouvait penser à l’écoute (très partielle par rapport à sa vie musicale, car
les disques ne sont qu’un temps) que des racines populaires encore vivaces
pouvaient aider à digérer ce trop d’académie, et même plus catalyser cet apprentissage scolaire pour le transformer en jazz, une expression artistique
d’essence populaire, dont le niveau académique n’a jamais été un critère
qualitatif d’évaluation d’Howlin’ Wolf à Wynton Marsalis.
Pour cet enregistrement, comme cela se produit de plus en
plus régulièrement pour les jeunes générations, on constate la perte des
repères culturels. Bien sûr, techniquement, Aaron Diehl et ses bons musiciens
sont capables de tout, de swinguer par ci par là, de belles phrases, de belles
harmonies, mais l’expression –je ne dis pas l’exécution même aboutie d’une
partition– où est-elle dans la platitude générale qui domine dans ce disque? Une
synthèse jazz-musique classique et moderne n’a aucun sens, on le sait déjà
depuis l’illusion du third stream dans laquelle donna d’ailleurs John Lewis repris ici avec un thème «Milano» qui
soulève davantage la nostalgie d’une époque que du jazz éternel (au moins
exprime-t-il quelque chose, car c’est l’un des meilleurs moments du disque). L’incorporation en point final d’un thème de Phil Glass, prétentieux
et de peu d’intérêt y compris sur le plan mélodique et de son interprétation,
dit assez l’incapacité du leader à savoir d’où il vient et où il va, la
perdition de cet enregistrement, et en ce sens, il conclut et symbolise
parfaitement ce disque. La facture classique-moderne qui s’impose souvent dans le
langage d’Aaron Diehl dans ce disque est elle-même d’une faiblesse
«jarrettienne», manquant de tout, et d’abord d’expression, car même en musique
classique et moderne l’expression est indispensable pour transformer
l’exécution en art. Surnagent dans cet ensemble inégal, une relecture de Sergei
Prokofiev («March From Ten Pieces for Piano, op.12») avec beaucoup d’accents
qui tiennent à l’œuvre et à l’excellence de l’exécution et des arrangements. «Milano» de John Lewis est l’autre réussite de cet
enregistrement où l’on retrouve un peu de caractère, de naturel et
d’originalité dans la réinterprétation, pour ceux qui ont écouté l’original. Il y a encore le splendide thème de Sir Roland Hanna («A
Story Often Told»), plus pour la mélodie que pour l’interprétation, somme toute
terne et plate, surtout si on se réfère à celle enregistrée par l’auteur que
nous avons sous la main (The Three Black
Kings, Sir Roland Hanna Trio, avec Richard Davis et Andrew Cyrille). L’écoute comparée fait comprendre tout ce qui manque à une
bonne partie de ce disque, et d’abord cette subtile présence du blues dans
l’expression, la maestria rythmique, les accents, le toucher du clavier dont
est capable Sir Roland Hanna, même quand il promène son expression jazz sur les
rives de la musique classique et moderne. Sir Roland Hanna connaissait la
musique classique et moderne aussi bien qu’Aaron Diehl, il savait l’interpréter
dans ses codes académiques, mais il a su surtout, lui, l’intégrer, la digérer
dans ce qui était son œuvre et sa culture: le jazz.
Cette chronique est à l’image de la déception engendrée par cet
enregistrement et de l’attente qu’on a pour un musicien dont on pense qu’il est
capable de tout autre chose. Elle correspond aussi à l’inquiétude de voir de tels
talents potentiels en perdition –Aaron Diehl n’est pas isolé– dans une errance
culturelle (The Vagabond, le titre,
est en ce sens bien trouvé) qui correspond à une époque où picorer de ci de là
parce que tout se vaudrait, avec une technique de haut niveau selon son humeur parce
que l’ego se substitue à la mémoire, tient lieu de culture et d’art.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Rachel Therrien
VenaFolks Jam, V
for Vena, Parity, Pigalle, 75 pages of Hapiness, Assata, Bilka's Story*,
Emilio, Women, Synchronicity, This isn't Love*, Just playing, Bleu Tortue,
Migration, Folks Tune
Rachel
Therrien (tp, flh), Irving Acao (ts*), Daniel Gassin (p, org), Dario Guibert
(b), Mareike Wiening (dm)
Enrgistré
les 15-19 mai 2019, Meudon (78)
Durée: 54' 33''
Bonsaï
200201 (L'Autre Distribution)
La Québécoise Rachel Therrien, née à Rimouski en 1987, qui vit entre New York et Montréal, n'est plus une
inconnue. Curieusement, si Rachel Therrien figure dans mon DVD-Rom, elle est
absente des ouvrages biographiques majeurs comme Das Grosse Buch der
trompete de Friedel Keim, Trumpeters Galore d'Ed Annibale, Trumpet
Greats de David Hickman. Ce disque sous son nom est le cinquième. Il a été
enregistré et mixé en France par Julien Bassères. L'entourage de la
trompettiste est international: pianiste français, bassiste espagnol et batteur
allemand. J'ai déjà signalé l'existence du saxophoniste cubain, Irving Luichel
Acao Sierra qui s'est produit à Jazz in Marciac. En fait, Rachel Therrien
aurait du passer à Jazz in Marciac du 2 au 8 août 2020, manifestation annulée
comme chacun sait. Elle s'était déjà produite au festival Jazz à Juan de 2019.
Rachel Therrien a étudié à L'Institut Supérieur de l'Art de La Havane pendant
neuf mois, et elle a joué avec Elpidio Chappotin, Yasek Manzano, d'où un parfum
latin dans son jeu même là où on ne l'attend pas («Pigalle» qui se termine en
queue de poisson). Tous les thèmes ont été composés par Rachel Therrien. Cet
album nous permet d'apprécier l'instrumentiste qui est d'un très haut niveau
(belle envolée lyrique vers l'aigu du bugle avec qualité de son, dans «75 pages
of Happiness»). Elle aurait fait un tabac à Marciac car elle est dans l'air du
temps de ce qu'on qualifie de «jazz». C'est en fait de la musique tournée vers
l'improvisation où le swing n'est pas la priorité. Elle pourrait s'approcher du
jazz, si elle voulait: les 0'52'' de «Folks Jam» en duo trompette et orgue,
relèvent du swing et font un peu penser à Wynton Marsalis, «Assata» introduit
en duo avec la batterie penche du côté de Roy Hargrove avec une rythmique qui
balance un peu et enfin «Folks Tune» aussi avec orgue est de la même veine. Le «Just
Playing» est de l'excellente trompette bop. Et puis il y a une jolie ballade, «This
Isn't Love» avec le sax ténor d'Irving Acao qui a un son pulpeux et une belle
expressivité. Ces cinq titres constituent, pour nous, l'intérêt du disque. Le
reste est d'un «modernisme» convenu. On trouve une approche planante bien
d'aujourd'hui («V for Vena», «Parity»,…). C'est un peu ici un album «carte
visite» car on trouve de tout (improvisation libre hors tempo dans «Synchronicity»
et «Bleu Tortue»; etc). Sur un fond hubbardien, Rachel Therrien évoque alors un
peu Arturo Sandoval («Bilka's Story»), Paolo Fresu et, surtout, Enrico Rava («Parity»,
«75 pages of Happiness»…). Peut-être est-ce par convergence fortuite. Ce sont
des références masculines dont vont s'émouvoir des extrémistes. Je
répondrai qu'en
musique comme ailleurs, ce sont les êtres qui importent. Autrefois on ne
prenait pas ombrage lorsqu'on plaçait Dolly Jones et Valaida Snow dans
la
lignée de Louis Armstrong, Jean Starr dans les environs de Dizzy
Gillespie. Ici, ces références confirment un niveau instrumental élevé.
Le pianiste a un
toucher clair et un jeu linéaire passe-partout, le bassiste, un beau son
notamment dans le registre aigu de l'instrument, et le batteur soutient
moins
qu'il ne commente.
La trompettiste et surtout bugliste mérite une mention «sélection»,
mais sa musique-catalogue la range dans la «curiosité», dommage car le
potentiel est grand (si elle le met au service d'une personnalité de style -«individual code»- et d'une direction
expressive claire...elle y était presque dans ses titres avec orgue).
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Kenny Barron / Dave Holland Trio feat. Johnathan Blake
Without Deception Porto Alegre, Second Thoughts, Without Deception, Until
Then, Speed Trap, Secret Places, Pass It On, Warm Valley, I Remember When,
Worry Later
Kenny Barron (p), Dave Holland (b), Johnathan Blake (dm)
Enregistré les 17-18 août 2019, Mount Vernon, NY
Durée: 1h 05’ 32”
Dare 2 Records 011 (www.propermusicgroup.com)
Trois musiciens exceptionnels, deux anciens, complices (The Art of Conversation)
et un plus jeune (1976) élevé au jazz dans la meilleure des académies, celle de la scène du
jazz de haut niveau, au contact notamment de Kenny Barron (Book of Intuition), on ne peut être qu’impatient, et on
n’est pas déçu, comme le sous-entend le
disque, car Kenny Barron et Dave Holland ne déçoivent jamais. La musique
est
sereine mais toujours épicée avec un répertoire qui emprunte aux
mélodies et atmosphères du Brésil («Porto Alegre», «Until Then»), au
jazz le
plus élaboré auquel Kenny Barron apporte une dimension toujours
spéciale: quatre
compositions plus une de Mulgrew Miller, l’ami très cher et pianiste
d’exception disparu trop tôt avec lequel Kenny Barron fit de nombreux
duos,
deux autres thèmes de Dave Holland, un bassiste toujours parfait dans
des
registres parfois différents –ici en trio jazz classique– une œuvre des
intemporels
Duke Ellington et Thelonious Monk. Il y a encore une composition,
«Secret
Places», de Sumi Tonooka, une pianiste de Philadelphie comme Kenny
Barron (elle
a joué avec Kenny Burrell, Jimmy Scott, Benny Golson, Odean Pope, Philly
Joe
Jones, David Fathead Newman), spécialisée dans l’écriture de musiques de
films,
méconnue en France, née en 1956 d’un père afro-américain et d’une mère
d’origine japonaise, ce qu’elle a évoqué dans une pièce de théâtre. Johnathan Blake, un familier des formations de Kenny Barron,
est un batteur précis d’une légèreté étonnante. Son drive est
également l’une de ces qualités qui rendent passionnants son accompagnement
comme ses interventions en soliste. Sur «Pass It On», dédié à Ed Blackwell, il
est magistral dans sa façon de restituer sur ses caisses les origines du
légendaire batteur de New Orleans qui accompagna Ornette Coleman, Eric Dolphy,
Booker Little, Archie Shepp, Don Cherry… dans un morceau blues à souhait.
Kenny Barron régale sur tous les thèmes de son jeu brillant
où il remplit l’espace à la manière d’un autre Bud Powell sans aucune imitation
car son expression est très différente: ses belles compositions, le très beau «Warm
Valley» de Duke Ellington, la rencontre d’un thème de choix avec un interprète
exceptionnel. «Worry Later» de Thelonious Monk est une réussite rythmique,
basculant sur la couleur latine (brésilienne au début, afro-cubaine par la
suite) sans perdre l’esprit du compositeur, Kenny Barron délivrant ses
chapelets de notes perlées, ses éclats sonores de blocks chords et Johnathan
Blake apportant dans ce registre le meilleur des compléments de drive et
d’énergie, Dave Holland se consacrant à un rôle de gardien du temps inflexible
sans se priver d’échappées belles en compagnie du pianiste et du batteur
(«Speed Trap»). Une mise en place parfaite, une virtuosité maîtrisée, avec
cette liberté totale et cette souplesse de la respiration, le swing, et
l’accent du blues permanent: on est dans la perfection.
Kenny Barron et Dave Holland poursuivent leurs œuvres,
Johnathan Blake est maintenant sur le grand chemin du jazz qu'il abandonne parfois, question de génération…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Pierre de Bethmann Trio
Essais. Volume 3 La Cane de Jeanne, Sonate Opus 105, Cyclic Episode, Que sera
sera, Dark Blue, Easy to Love, L’Ours, I Can’t Help It
Pierre de Bethmann (p, ep), Sylvain Romano (b), Tony Rabeson
(dm)
Enregistré les 5 et 6 septembre 2019, Pompignan (30)
Durée: 46’ 49’’
Aléa 012 (Socadisc)
Après avoir connu des débuts sous les feux de la rampe, avec
le trio Prism (quatre albums publiés par Blue Note entre 1998 et 2001) puis les
aléas de la fragile économie du jazz (avec les faillites en série de labels
avec lesquels il avait collaboré), Pierre de Berthmann est, aujourd’hui, comme
il nous l’avait confié dans Jazz Hot n°680, dans «une logique d’artisan», qui complète intelligemment sa démarche de
musicien, produisant ses propre albums et rééditant ceux devenus indisponibles
au moyen de sa maison de disques, Aléa, fondée en
2014. Elle lui permet ainsi, en toute indépendance, de construire une œuvre
très personnelle entre jazz, fusion et musiques improvisées selon les projets.
Le trio qu’il forme avec Sylvain Romano et Tony Rabeson, compte parmi les
formations les plus originales. Après deux premiers
opus enregistrés en 2015 (Aléa 007) et 2017 (Aléa 009), le pianiste propose un
troisième volume de ces Essais, tout
aussi intéressant, mêlant standards ou compositions jazz récentes, reprises de
chansons françaises ou internationales et pièces classiques.
Les différents thèmes abordés sont autant d’éclairages
possibles pour apprécier les qualités du trio. Un style nerveux, illuminé par
un étincelant solo de Tony Rabeson, caractérise «Cyclic Episode» de Sam Rivers.
De même, sur «Dark Blue» de John Scofield, Pierre de Bethmann développe un jeu
tout en subtilité au piano acoustique. Tandis que «Que sera sera», écrit par
Jay Linvington et Ray Evans –rendu célèbre par Doris Day dans L’Homme qui en savait trop d’Alfred
Hitchcock–, est nimbé d’une atmosphère intimiste installée par une longue
introduction de Sylvain Romano. L’utilisation du Fender est également
l’occasion de colorer certains thèmes de façon originale («La Cane de Jeanne»
de Georges Brassens). Enfin, l’abord du répertoire classique («Sonate n°1 Opus
105» de Robert Schumann) n’empêche pas les résurgences jazziques dans les
improvisations. Les frontières esthétiques devenant encore plus ténues sur
l’extrait de la très belle suite symphonique de Jean-Loup Longnon, «L’Ours». L’excellent trio de Pierre de Bethmann a donc toutes
les raisons de poursuivre son travail de répertoire avec un prochain Volume 4.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Claus Raible
Trio! Ridin' High, Smoke Gets in Your Eyes, I'll Remember April,
The Penguin, Night Time Is My Mistress, Thelonious, On Green Dolphin Street,
Off Minor, Somewhere over the Rainbow, Boogaloo-Baloo, Course De Ville, Round
Midnight
Claus Raible (p), Giorgos Antoniou (b), Alvin Queen (dm)
Enregistré les 17-18 décembre 2018, Unterföhring
(Munich, Allemagne)
Durée: 1h 01’ 50”
Alessa Records 1081 (www.alessarecords.at)
Voilà un disque qui aurait pu s’intituler «budmonk» ou plus
simplement «hommage à Thelonious Monk», par le splendide pianiste Claus Raible qui
a mis dans ce disque et plus largement dans son œuvre, son amour et son
imagination dans l’approfondissement de la musique intense qui caractérise le
jazz des lendemains de la Seconde Guerre, celle des pianistes Bud Powell,
Thelonious Monk et Elmo Hope auquel il a consacré un diptyque. Une intensité
rare au piano qu’on retrouve aussi chez Charlie Parker au saxophone et que
Claus Raible est parvenu à retrouver dans sa manière, de même qu’il est parvenu
à synthétiser une partie de l’esprit musical de ces deux pianistes –Bud Powell et
Thelonious Monk– si déterminants dans l’histoire du jazz: le caractère anguleux
et parfois minimaliste, les silences, les retenues, les suspensions du temps
chez Monk; la virtuosité de Bud héritée d’Art Tatum, le souci de remplir
l’espace comme dans certaines œuvres de Bach, le courant torrentiel qui roule
les notes, le côté sombre. Ces qualités apparemment opposées ont trouvé dès l’origine une sorte d’intimité et de
fraternité qui faisaient de Bud un excellent interprète de Monk. L’époque était à l’intensité, et on la
retrouve joyeuse chez Erroll Garner, «blues and church» chez Ray
Bryant et incroyablement virtuose chez Phineas Newborn.
Claus Raible, un savant mais aussi un musicien sensible, a
perçu toutes ces réalités et bien d’autres sur le plan technique et celui de
l’expression en pianiste d’exception, et son imagination lui permet de pénétrer
ces univers à sa manière, sans servilité ni aucune faiblesse car c’est un
artiste, et de faire profiter ses auditeurs du plaisir d’approcher ces
perfections de l’art du piano jazz en live:
passer une soirée à écouter Claus Raible doit être une belle expérience que je
nous souhaite bientôt en France, cet enregistrement en donne déjà une bonne
idée. Il est l’auteur de cinq compositions sur douze, il y a quatre standards
et trois compositions de Thelonious Monk.
«Ridin’ High», un original du pianiste ouvre somptueusement ce disque: c’est une composition où la recherche harmonique évoque
Monk, tandis que l’expression virtuose penche plutôt vers Bud Powell. Alvin Queen
y apporte toute sa science des caisses, le trio est véritablement explosif. Les
compositions de Claus «The Penguin», «Night Time Is My Mistress» évoquent
Thelonious Monk («Locomotive», «Ugly Beauty»), et «Course de Ville» dresse un
portrait «un poco loco» de Monk à la Bud Powell. «Smoke Gets in Your Eyes» fait
bien sûr référence à la version de Thelonious Monk par les descentes
chromatiques en signature; Claus Raible y apporte un commentaire à sa façon des
plus réussis, ramenant l’intensité powellienne dans son discours comme sur
«I’ll Remember April» qui propose un traitement rythmique initial (un motif en
forme de «chinoiserie» de main droite sur un ostinato de main gauche) digne
d’Art Tatum. Sur ces deux standards comme sur les compositions inspirées par
Thelonious Monk, un magnifique Alvin Queen apporte tout l’éventail de ses
commentaires sur les caisses et plus rarement aux cymbales, virtuoses aux
balais pour «Smoke Gets in Your Eyes», «Night Time Is My Mistress» ou aux
baguettes par ailleurs. Le solide Giorgos Antoniou, un fidèle compagnon de
Claus Raible, est le fondement d’un trio passionnant, d’un niveau élevé, soudé
par l’esprit et la culture.
Quand il s’attaque au répertoire de Monk («Thelonious», «Off
Minor»), le résultat n’en est pas moins exceptionnel, sombre et intense, avec
un trio au diapason, Alvin Queen en particulier. La richesse
harmonique de Thelonious Monk est magistralement illustrée et remise dans une
forme qui laisse la place à l’invention et à la façon de Claus comme en
témoigne la relecture, en solo, de «’Round Midnight». Sur «On Green Dolphin Street», il offre comme sur «’Round
Midnight», une recherche harmonique savante, mais ici sur un balancement
rythmique latin pour donner à son interprétation une parfaite
originalité, tout
en conservant l’esprit de ces années où la profondeur de l’expression
était
reine. «Somewhere Over the Rainbow» évoque la paire Erroll Garner et Red
Garland, par un jeu de pédales et d’arpèges sophistiqué. Il recrée le
thème avec sa manière si agréable de rouler les notes sur tempo
médium lent et de ré-harmoniser. Une sucrerie où le jeu de balais
d’Alvin Queen
et les cascades syncopées du bassiste ne sont pas pour rien. La curiosité de ce disque sera le «Boogaloo-Baloo», un
bougaloo blues très néo-orléanais dans son exposé, peu à peu entraîné par quelques
«monkeries» ou par la façon de Claus Raible de rouler les notes vers
l’intensité d’un happy blues où
Giorgos Antoniou délivre un chorus délicatement soutenu (aux baguettes et aux
caisses) par Alvin Queen.
Ces mots pour vous dire que c’est un disque passionnant,
celui d’un beau trio et d’un splendide pianiste, Claus Raible, virtuose
et
savant comme ses devanciers, mais au-delà, le portrait d’un artiste qui
s’inscrit dans la filiation de ce que le jazz a de plus intense en
matière de
piano. Il ne fait aucun doute qu’il en est l’un des acteurs
d’aujourd’hui. Je
ne connais pas la valeur de son enseignement (c’est une facette de son
activité), mais on rêve à cette écoute, comme pour quelques autres
artistes
du jazz d’aujourd’hui, qu’il se consacre d’abord à l’expression de son
art. Bravo donc à Alessa Records, petit label et grande musique comme
souvent dans
le jazz!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Worry Later
Live at Jazzland/Vienna New Roots, Light Up Samba, Purple Martin, Khan Market,
Kalimba, Triforce, Turkish Delight, Tricky Memory
Thomas Kugi (ts, ss), Daniel Nösig (tp), Oliver
Kent (p), Uli Langthaler (b), Dusan Novakov (dm)
Enregistré le 23 novembre 2018, Vienne (Autriche)
Durée: 1h 12’ 19”
Alessa Records 1082 (www.alessarecords.at)
Héritage de l’esprit du jazz hard bop des années 1970
des grands musiciens post-coltraniens comme McCoy Tyner (l’aîné référence),
Woody Shaw, Charles Tolliver, Billy Harper, sans oublier les grands devanciers,
les groupes d’Art Blakey et Horace Silver en perpétuelle évolution, voici un tonique enregistrement, en live ce qui ajoute
une dynamique à une musique qui en possède déjà beaucoup. Il y a
aujourd’hui de par le monde une descendance américaine
et européenne, parfois par des survivants de cette époque, parfois par
des
héritiers et souvent dans des échanges de générations et de continents.
Ce groupe, Worry Later, né entre 2008 et 2013, n’est donc pas
nouveau et a déjà fait le bonheur de nombreuses scènes du monde, mais
pas
celles de France, et c’est pourquoi, en raison de la relative non
communication
entre les scènes européennes, assez exclusives les unes des autres, il
sera
pour beaucoup une découverte. Worry Later en est à son second
enregistrement (le
premier est Humpty Dump) pour
l’excellent label Alessa Records. Cette musique de jazz a la particularité d’intégrer dans un
langage intense et virtuose les éléments du blues pour une qualité d’expression
extrêmement puissante et libérée, loin des maniérismes et des modes car se référant
à une tradition: l’imagination et l’invention, bien réels, avec de solides fondements
dans l’histoire du jazz. On pense pour l’esprit aux groupes des Cookers, des
Leaders pour les anciens, et en Europe à certains ensembles, comme en France le
récent Quint’ Up de Mario Canonge et Michel Zenino.
Ce quintet autrichien, parfaitement soudé, qui
doit son nom à une intéressante composition de Thelonious Monk, est une
découverte indispensable en France où les festivals dits de «jazz» s’honoreraient
de faire preuve d’originalité et de programmer des groupes aussi brillants, solides
et représentatifs du jazz de culture qui existe aussi en Europe dans divers
registres au lieu des éternelles programmations franco-françaises à côté de
quelques stars, le tout pas si jazz dans sa globalité. Avec des musiciens de haut niveau, Worry Later est un
véritable all stars dans l’esprit jazz, au service du collectif, d’une
musique savante focalisée sur une esthétique, une histoire. Quatre
d’entre eux sont autrichiens de naissance, et le dernier est serbe.
Cette
formation, à l’énergie et l’intensité très new-yorkaise, est un modèle
de l’esprit
du jazz. Le drive, la virtuosité, le swing, le blues, l’énergie du live où chacun se donne sans retenue,
tous les éléments sont réunis pour faire de cet enregistrement un de ceux qu’on
réécoutera toujours avec plaisir, chacun des musiciens prenant la parole dans
des chorus bien équilibrés pendant que les autres membres du quintet apportent
un soutien dont l’intensité ne faiblit jamais avec pour chacun de subtiles
commentaires et contre-chants, une vraie dynamique collective.
Le brillant Daniel Nösig (tp, 1975, Zams) possède une solide
formation académique au Conservatoire Royal de La Haye. Le beau son de Thomas
Kugi (ts, 1964, Villach), formé au Conservatoire de Vienne, s’est illustré dans
nombre de big bands. L’excellent Oliver Kent (p, 1969, Innsbruck) de première
formation classique a par la suite étudié au Conservatoire de Vienne avant un
séjour à New York et d’intégrer à son retour la scène jazz autrichienne dont il
est l’un des meilleurs représentants. Uli Langthaler (b, 1959, Linz) est un sobre
bassiste possédant un son mat profond, auteur de beaux chorus («Turkish
Delight»). Dusan Novakov (dm, 1970, Pančevo, Serbie) est un batteur explosif à
souhait pour ce type de groupe, qui a croisé la route des musiciens de jazz en
tournée (Reggie Workman lui a donné quelques leçons) avant de compléter sa
formation à Graz et à Rotterdam sur le plan académique.
Ces musiciens ont un riche passé de rencontres avec beaucoup
de ceux qui ont construit cette esthétique au cours de tournées en Europe depuis
plus de trente ans dans laquelle le quintet excelle aujourd’hui: Oliver Lake,
George Cables, Dick Oatts, Don Menza, Kirk Lightsey, Dusko Goykovich, Valery Ponomarev,
Andy Bey, Bread Lealy, Leo Wright, Ronnie Burrage, Billy Harper, Lew Tabakin,
Red Holloway, Warren Vaché, Jimmy Cobb, Dee Dee Bridgewater, David Friedman,
Hannibal Marvin Peterson, Mark Murphy, Howard Johnson, Clark Terry, Delfeayo
Marsalis, Alvin Queen, Vincent Herring, Bobby Watson, Jim Pepper, Kurt Elling,
John Hendricks, Bennie Mauphin, Benny Bailey, Johnny Griffin, Benny Golson, Idris
Muhammad, Craig Harris, Joe Zawinul, Sam Rivers, Adam Nussbaum, Bill Evans,
Randy Brecker, Danny Grissett, Vicente Archer, Miles Griffith, Gregory
Hutchinson et d’autres encore. La transmission du jazz est à ce prix, celui de
la multiplicité des rencontres sur scène, la vraie école du jazz, autour d’un
objet central, le jazz, et le résultat superlatif de cet enregistrement donne
une idée de ce miracle de la création quand il se produit, et de sa fragilité
quand la terre s’arrête de tourner. C’est bien le danger qui plane sur la culture indépendante,
le jazz en particulier qui a besoin de liberté, de démocratie, de rencontres,
de scènes et de public. L’enfermement actuel de la planète (Covid-19, une
menace et une peur organisées et irrationnelles), de ses habitants, de ses artistes, par la
dictature de la médiocrité, celle du pouvoir mondialisé, a aussi
pour objectif d’annihiler la création.
On souhaite à ce groupe comme au jazz de dépasser ce moment,
de se faire connaître aussi en France.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Anna Lauvergnac / Claus Raible
Free Fall I Wonder Where Our Love Has Gone, Angel Eyes, Lover Come
Back to Me, Detour Ahead, I'll Remember April, Autumn Nocturne, Blow Top Blues,
You're Getting to Be a Habit With Me, Never Let Me Go/For All We Know
Anna Lauvergnac (voc), Claus Raible (p)
Enregistré en 2016, Trieste (Italie)
Durée: 51’ 02”
Alessa Records/Jazz & Art 1060 (www.alessarecords.at)
Free Fall est un
titre parfait pour un enregistrement en duo entre deux artistes complices dont
nous évoquons par ailleurs d’autres bons enregistrements –Coming Back Home, d’Anna Lauvergnac, 2014, et Trio! de Claus Raible, 2018. Celui-ci de 2016 propose dans la
formule intimiste par excellence –une chanteuse et un pianiste– neuf standards
du jazz qui, avec la qualité de l’enregistrement font ressortir plus nettement
encore la nature particulière de voix d’Anna Lauvergnac, profonde jusqu’à être
parfois gutturale, une touche personnelle qui évoque l’Europe centrale dans un
enregistrement très jazz et avec un répertoire très américain. Swing, blues et
sensibilité sont bien présents, dans la tradition, et cette profondeur de
l’expression propre à la chanteuse personnalise une belle heure de musique,
d’autant que Claus Raible tricote, avec sa manière si moderne, stylisée et déjà
classique, des merveilles d’introductions ou de commentaires qui ajoutent à
l’expression d’Anna Lauvergnac sans l’étouffer. Les chorus du pianiste sont, au-delà de
la culture et de la virtuosité sous-jacentes, d’une pure beauté («Lover Come
Back to Me», «Detour Ahead», «I Wonder Where Our Love Has Gone»). Son toucher
aérien, ses éclats sonores, ses ponctuations rythmiques sont de vrais bijoux et
de nature à inspirer Anna Lauvergnac.
La présence de la voix («Detour Ahead», «Blow Top Blues»)
fait partie du charme particulier de cet enregistrement, du naturel et de la liberté de
l’expression qu’on ressent, et qu’évoque
le titre. L’épure d’une voix aussi nue et sombre peut aussi faire
penser («I Wonder Where Our Love Has Gone», «I'll Remember April») à l’expressionnisme
du début des années 1920, certains ornements de Claus Raible relevant parfois du
piano moderne du début du XXe siècle (petite introduction de «Autumn
Nocturne»), même si son langage est solidement ancré dans le jazz. Sur ce
sujet, il n’est d’ailleurs pas différent de nombre de pianistes américains de
jazz qui plongent aussi leurs racines et leur inspiration dans cette période
musicale, de même que Martial Solal en Europe. Le motif d’introduction et de
conclusion sur «I'll Remember April» est de cette plus belle eau, et Claus
Raible reprend ce thème et ce motif dans la version qu’il en donne en trio en
2018 (cf. Trio!).
L’idée d’un duo de cette nature d’expression, dans
l’imaginaire collectif du jazz, se déroule after
hours, dans l’atmosphère d’un club, en noir et blanc dans le clair
obscur
d’une fin de nuit et dans l’intimité, avec une proximité de la voix et
du clavier. C’est une sorte de transposition artistique de la rencontre
amoureuse
(le titre): c’est ce que réussissent à la perfection Anna Lauvergnac et
Claus
Raible dans cet enregistrement. «Angel Eyes» (d’Earl
K. Brent et Matt Dennis) et le medley «Never Let Me Go/For All We Know» appartiennent à ce
registre des thèmes immortels qui constituent la matière de ces rencontres.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Clairdee
A Love Letter to Lena
Old Devil Moon°, I Got a Name, Maybe, Sometimes I Feel Like a Motherless
Child*, I Want to Be Happy, Something to Live For**, Believe in Yourfelf, Stand
Up
Clairdee (voc), Jon Herbst (p, kb), Ron Belcher, Doug
Miller* (b), Deszon Clairborne, Lance Dresser° (dm), Margo Hall (récitante) + Regina Carter
(vln)**, reste du personnel détaillé dans le livret
Enregistré à Kensington, CA, date non précisée
Durée: 36’ 47’’
Declare Music 3427 (www.clairdee.com)
Clairdee est une chanteuse de la scène de San Francisco. Les
informations biographiques pouvant nous éclairer sur son parcours sont plutôt
maigres. Nous savons qu’elle est établie dans la baie de San Francisco depuis
1986 et qu’elle a touché à des styles musicaux assez variés (rhythm’n’blues,
country, soul…) avant de se consacrer plus spécifiquement au jazz dans le
milieu des années 1990, ce qui lui a donné l’occasion de se produire en
compagnie d’Eddie Henderson (tp), John Handy (as) ou encore Roland Hanna (p).
Elle a par ailleurs été associée quelques temps au guitariste et chanteur Henry
Johnson. Enfin, elle a précédemment publié trois albums: Destination Moon (1999), This
Christmas (2003) et Music Moves (2005).
Nourrissant depuis l’enfance une grande admiration
pour Lena Horne, entretenue par des parents particulièrement sensibles à son
combat pour des Droits civiques, Clairdee explique que l’élection
présidentielle de 2016 lui a permis d’aboutir un projet d’hommage qu’elle
mûrissait depuis longtemps et qui paraît dix ans tout juste après la
disparition de l’éternelle interprète de Stormy
Weather. Ainsi, A Love Letter to Lena alterne chansons du répertoire de Lena Horne avec des interludes parlés, des
épisodes de sa vie écrits en partie à la première personne d’après diverses
sources documentaires: son enfance à Brooklyn, élevée par grand-mère Cora
militante des Droits civiques et féministe, Hollywood et la politique de
ségrégation dont Lena fut victime, l’amitié avec Billy Strayhorn, la marche sur
Washington de 1963 à laquelle elle participa aux côtés de Martin Luther King et
l’assassinat la même année du militant afro-américain Medgar Evers.
Malheureusement,
le disque de Clairdee, musicalement inégal, n’est pas vraiment à la
hauteur de
ses intentions. Une majorité de titres sont en effet marqués
par l’influence d’un smooth jazz tenant davantage de la musique d’ambiance. C’est dommage car Clairdee
est une
bonne chanteuse dont on peut apprécier les qualités sur les morceaux les
plus
réussis: un «Old Devil Moon» funky, une belle et sobre version de
«Sometimes I
Feel Like a Motherless Child» ou encore une ballade de Billy Strayhorn,
«Something to Live For», sur laquelle intervient le violon de Regina
Carter. L’autre composition de Billy Strayhorn, «Maybe», malgré une
jolie introduction
est bien moins traitée. L’album se clôt avec un rhythm’n’blues original,
«Stand Up», un manifeste dans lequel Clairdee a inclus des extraits de
discours
du sénateur démocrate du New Jersey Cory Booker (éphémère candidat à la
primaire de 2020), un choix qui reflète avant tout les âpres débats
politiques du
moment aux Etats-Unis.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Buddy Rich
Just in Time: The Final Recording Wind Machine, Night Blood, Ready Mix, The Trolley Song, Winding
Way, Harco Shuffle, Just in Time, Loose, Love for Sale, Shawnee, Up Jumped
Spring, Why Bother?, Porgy and Bess, Twisted*
Buddy Rich (lead, dm), Eric Miyashiro (tp), Kevin Richardson
(tp), Greg Gisbert (tp), Dana Watson (tp), Rick Rager (tb), Tom Garling (tb),
Jim Martin (btb), Bob Bowlby (as), Mike Rubino (as, fl), Steve Marcus (ts),
Chris Bacas (ts), Jay Craig (bar), Matt Harris (p), Rob Amster (b), Cathy Rich*
(voc)
Enregistré les 19-20 novembre 1986, Londres
Durée: 1h 11’ 20” + 31’ 38”
Gearbox Records 1556 (www.gearboxrecords.com)
Cathy,
la fille de Buddy Rich, excellente chanteuse, qui donne un aperçu de
ses qualités sur le dernier titre du premier CD de cet album de deux
disques, est sans aucun doute à l’origine de la publication de cet
enregistrement historique, puisqu’il est le dernier, semble-t-il, du
grand drummer que fut Buddy Rich, né à New York en 1917, et qui s’est
éteint à Los Angeles le 2 avril 1987, quatre mois après ce concert. C’est
Cathy également qui rédige les quelques notes de livrets, précieuses
pour nous informer sur l’histoire de cet enregistrement effectué en
Angleterre, à Londres, par le célèbre studio des Rolling Stones, The
Mobile Studio Limited, dans le cadre du club Ronnie Scott’s du
saxophoniste anglais avec lequel le batteur a entretenu une longue
amitié. Le
label qui publie ce concert est également anglais, et le fait avec la
complicité du club londonien. C’est donc un projet bien réalisé, un
hommage à la science du big band de Buddy Rich que vantait le regretté Richie Cole qui vient de nous quitter.
Cathy
précise que le grand orchestre réuni pour cette occasion tourne depuis
deux ans avec son leader, ce qui explique la belle machine swing,
parfaitement huilée, perfection formelle à laquelle nous a toujours
habitués ce musicien exigeant. «Fifteen people playing like one»,
c’est l’image retenue par la fille pour évoquer cet orchestre qui
atteint une forme de classicisme dans son exécution, tant les
ingrédients de cette performance sont portés à un haut niveau: mise en
place, swing, drive porté par
le leader, bons instrumentistes dans toutes les sections, avec quelques
leaders comme Greg Gisbert (tp), Bob Bowlby (as), Steve Marcus (ts). Le
thème «Just in Time» qui sert de titre à l’album est parfaitement
descriptif de la manière de Buddy Rich qui relève pour l’explosivité de
la tradition de Count Basie et pour l’esprit de certains arrangements
d’une touche plus west coast, non loin de ce qui se fait à l’époque chez
Gerald Wilson ou Oliver Nelson. Les trompettes ont un rôle essentiel
dans les arrangements pour le caractère brillant, avec quelques touches
de flûte et une section rythmique dynamique où trône Buddy Rich, un
virtuose de l’instrument dont la vélocité participe de la tradition
spectaculaire de l’instrument depuis Gene Krupa.
Si
on peut le comparer au big band de Basie pour le punch, en revanche, il
ne faut pas chercher chez Buddy Rich le fonds blues, bien que chacun
des musiciens possèdent tous les arguments swing pour faire de cet
ensemble un enthousiasmant big band. Quand on a la chance d’assister en live à une telle débauche d’énergie, on en garde forcément un souvenir inoubliable. Enfin,
ce que fait le leader lui-même sur son instrument est époustouflant car
Buddy Rich est un batteur dont la puissance, le swing et l’énergie se
marient parfaitement avec la grande formation, même si son sens des
nuances et sa virtuosité en font aussi un excellent musicien de petites
formations.
A cet égard, le second disque présente un seul thème de
plus de trente minutes, de Bob Mintzer, où le batteur étale toutes ses
qualités en particulier son jeu aux baguettes sur la caisse claire,
parfois dans un registre différent, plus moderne, en raison du
compositeur. Sur ce thème, signalons les belles interventions de Steve
Marcus au ténor et Bob Bowlby à l’alto,
qui donnent plus de chaleur et de profondeur à la composition, et une
touche de blues bienvenue pour faire respirer l’ensemble.
Le
répertoire de l’ensemble de cet hommage est un savant alliage de jazz
mainstream, bebop et post bop, réalisé par le leader nous dit Cathy,
avec une place faite aux standards souvent joués en big band comme «Just
in Time», «Love for Sale», aux compositions plus rares pour ce type de formation comme le «Up Jumped Spring» de Freddie Hubbard,
un répertoire plus moderne avec le «Good News» de Bob Mintzer et des
thèmes de Bill Holman, Sammy Nestico, Bill Cunliffe, qui caractérisent
la couleur principale du big band. Cathy intervient en invité sur
«Twisted» le thème de Wardell Gray et Annie Ross, et on sent dans sa sûreté qu’elle a été
bercée par les conseils de son père.
Un
disque hommage, un batteur qui a participé à l’excellence du jazz tout
au long de sa carrière, cet enregistrement est une belle initiative pour
nous rappeler le grand Buddy Rich.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Cheick Tidiane Seck
Timbuktu: The Music of Randy Weston Tanjah, Ganawa
Blues Moses (version rhodes), Timbuktu*, In Memory of, African Cookbook°, Ganawa
Blue Moses (version piano)+, Niger Mambo, Mr. Randy
Cheick Tidiane Seck (p, rhodes, org hammond, moog), Mohamed
Hafsi (b), Marque Gilmore (dm), Yizih Yode (ts), Adama Dembele (perc) +
Manu Dibango*° (ts), Abd Al Malik (voc)*, Ali Wage (fl)*, Majid Bekkas
(guembri)+
Enregistré en 2019, Paris
Durée: 1h 09’ 55”
Komos 005 (a.rajon@asterios.fr)
Enregistré à Paris, cet hommage africain à la musique de
Randy Weston ne manque pas d’allure. Il réunit des musiciens d’origines
différentes en Afrique sous la direction de Cheik Tidiane Seck qui était apparu
dans le jazz pour quelques rencontres, souvent improvisées, avec des musiciens
de jazz. Cheick Tidiane Seck est surtout devenu familier des amateurs de jazz
par son enregistrement, Sarala, avec
une légende du jazz, Hank Jones, un disque qui devait d’ailleurs le principal à
la musique africaine du Mali et pas grand-chose au jazz malgré la présence
d’Hank Jones. Les amateurs de musique africaine ont pu apprécier une musique de
qualité en grande formation et cela a aussi conféré au musicien malien une aura
particulière, une notoriété supplémentaire.
Ici, c’est le responsable
du label, Antoine Rajon, qui a
proposé à Cheik Tidiane Seck de rendre hommage à Randy Weston, disparu
en 2018,
dont on connaît l’amour qu’il a porté au continent africain où il a vécu
pendant de longues périodes, et qui l’a profondément inspiré. Il se
trouve que
les deux musiciens s’étaient croisés au festival Jazz à Vienne en 2016
pour
l’anniversaire de Randy (90 ans), et avaient improvisé ensemble, Randy
Weston
laissant à Cheik Tidiane Seck quelques titres à écouter pour un projet
éventuel
commun. Ce qui n’a pu se réaliser mais a favorisé l’acceptation de la
présente proposition. Cheik Tidiane Seck a choisi d’honorer dans ce
disque la
musique de Randy Weston et toutes les compositions sont donc du Maître
disparu,
à l’exception du dernier thème. Cheick Tidiane Seck joue du piano
acoustique,
de l’orgue, du moog et du rhodes, et son projet, évidemment très marqué
par
ses racines africaines a l’immense mérite de restituer aussi la manière
de
Randy Weston, notamment dans le morceau-titre «Timbuktu», en référence à
la
belle ville malienne de terre rouge et ocre que Randy aimait.
La formation est composée d’excellents instrumentistes qui
s’accommodent parfaitement de cette synthèse originale, une lecture africaine
des compositions d’un musicien de jazz, qui n’est pas sans rappeler –pas dans
le résultat mais dans l’intention– la réussite de certains albums de Gato
Barbieri relisant le jazz nord-américain à la lumière de la tradition argentine/andine.
Yizih Yode est un bon saxophoniste, doué d’un beau son, très jazz dans sa
manière, qui justement favorise cette analogie jusque dans son jeu, avec reverb
parfois, soutenu par le clavier rhodes du leader («Ganawa/Blue Moses»). Cheik
Tidiane Seck adopte parfois le swing le plus américain qui soit, sur son piano
acoustique ou électrique, percute son clavier de piano acoustique avec des
qualités de percussion qui rappelle le grand Randy dans sa musique et avec
parfois une proximité d’esprit comme dans «Niger Mambo», «Ganawa Blue Moses».
Adama Dembele apporte sur le plan des percussions de belles couleurs africaines
qui s’intègrent parfaitement à ce côté jazz, d’autant que le batteur Marque
Gilmore est exceptionnel, et joue parfaitement de cet entre-deux: musique
de Randy Weston et musique africaine. La richesse rythmique est peut-être la
plus belle des qualités de cet enregistrement: il y a sur «Niger Mambo»
des échanges entre piano, basse, percussions et batterie d’une grande beauté,
un grand moment du disque à quatre voix, plus le sax pour les ponctuations. Sur
«Timbuktu», il y a plusieurs invités: l’introduction à la flûte d’Ali Wage est
très belle, très parlée et pourtant musicale, évocatrice et boisée aux couleurs
de la ville. Le regretté Manu Dibango est lui aussi de l’hommage (sur «African
CookBook» également), et participe avec ses habituelles qualités d’adaptation à
cet univers, apportant à sa manière une coloration jazz. A la basse, Mohamed
Hafsi sait aussi alterner esprit jazz et soutien percussif africain (ostinatos
rythmiques) avec beaucoup de sensibilité et d’a propos. La réussite du projet,
qui a trait aussi à la nature des compositions de Randy Weston, est que
l’atmosphère et la magie des espaces africains tels que les a rêvés le géant de
Brooklyn, ressort d’une interprétation par des Africains qui eux n’ont pas à le
rêver puisqu’ils y sont nés et le vivent. Quand on vit dans un espace, il est
parfois plus difficile de le rêver, et on peut en perdre quelque peu la
sensibilité (qui se retrouve dans l’exil). C’est alors peut-être une bonne idée
d’avoir enregistré à Paris car l’éloignement peut aider à retrouver ce mood
westonien, et les atmosphères très blues, comme dans «In Memory Of», «Ganawa/Blue
Moses». Cela peut aussi favoriser l’évocation de la dimension rêve et imagination
si puissante chez Randy Weston.
C’est le deuxième hommage déjà à Randy Weston, après
celui de T.K. Blue,
et c’est aussi une réussite d’autant plus remarquable dans ce cas que les musiciens,
Cheik Tidiane Seck en particulier, sont parvenus à conserver leur personnalité
en rejouant une musique, qui pour évoquer le continent africain, n’en est pas
moins une musique afro-américaine dans ses gènes. Randy Weston continue
d’inspirer l’excellence, les grands Ancêtres sont immortels comme il le pensait.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Alain Jean-Marie
Pensativa We'll Go Alone, Bongo Bop Cheryl, Calypso, Pensativa, You
Don't Know What Love Is, Ela e Carioca, You Are My Everything, Dos Gardenias, AJM
Blues, With a Song in My Heart, Italian Sorrow, Quiet Now
Alain Jean-Marie (p), Darryl Hall (b), Lukmil Perez Herrera
(dm)
Enregistré en octobre 2017, Meudon (92)
Durée: 53’ 15”
L2MG-Let My Music Grow 201710 (UVM Distibution)
Le trio avec des musiciens de haut niveau est la formule de
rêve pour Alain Jean-Marie, un pianiste qui incarne l’excellence parisienne du
jazz de culture, et que nous ne vous présentons plus car il l’avait fait
lui-même en détail dans une belle interview (Jazz Hot n°681), un numéro dont il faisait la couverture.
Darryl Hall est un autre indispensable de la scène française (Jazz Hot n°640) et nous en parlons très régulièrement dans les comptes rendus, les chroniques
de disques, car ses qualités ont enrichi beaucoup de formations de musiciens
accomplis, des deux côtés de l’Atlantique, en France en particulier. Darryl
Hall a récemment gravé sous son nom un beau disque, Swingin’ Back, pour le label Space Time. Le batteur Lukmil Perez Herrera semble avoir été choisi
spécialement pour ce projet, car ce natif de La Havane (1970), qui a étudié les
percussions à l’Escuala Elemental de Arte dès son jeune âge, possède en dehors
de son amour pour le jazz, tous les traits de sa tradition, un sens très cubain
du rythme comme on l’entend sur les premières mesures très bien trouvées de
«With a Song in My Heart» et «Italian Sorrow» (la belle composition d’Alain
Jean-Marie), «Dos Gardenias » et plus généralement dans l’ensemble d’un disque
où le jazz est roi avec Darryl Hall mais avec la touche caribéenne et latine du
leader par moment et les accents cubains du batteur très souvent. Pour finir
sur Lukmil, il faut signaler qu’il a accompagné Arturo Sandoval (tp), El Indio
Mario Morejon Hernandez (tp) dont il est un fidèle, et Felipe
Cabrera (b). Il est installé à Paris depuis bientôt 20 ans, et a participé à Looking for Chano, l’évocation du
percussionniste de légende par Jérôme Savary. Lukmil a aussi accompagné Tito
Puente et le bon Orlando Poleo, un autre habitué des quais de la Seine.
Le titre de cet album, Pensativa,
un thème de Clare Fisher et d’autres titres comme «Ela e Carioca» d’Antonio
Carlos Jobim, «Dos Gardenias» et même le «Calypso» de Kenny Barron indique le
caractère épicée de cette musique à la manière d’Alain Jean-Marie, c’est-à-dire
toujours avec une grande élégance, une culture jazz solidement ancrée au plus
profond de son cœur, un swing inébranlable qui ne renie aucun des accents qui
participent de sa personnalité ou de ses accompagnateurs. Alain Jean-Marie est
un artiste de premier plan dans ce cadre, parcourant aussi dans ce disque
quelques standards comme «You Are My Everything» avec un classicisme dans cette
forme post-bop qui est vrai régal. Darryl Hall est un bassiste sans qui la scène du jazz française
serait moins lumineuse. Il a ce drive propre aux plus grands bassistes de
l’histoire du jazz, un son et une dextérité exceptionnelle, et ses chorus sont
des grands moments de musique de jazz. Il apporte cette dimension américaine du
son à toutes les formations qu’il rejoint, mettant en valeur les qualités de
tous sans jamais perdre ce qui fait sa force: ses capacités à apporter à la
musique une dynamique exceptionnelle fondée sur son swing. L’échange en duo
avec Alain Jean-Marie sur le thème double «Bongo Bop/Cheryl» (Charlie Parker)
est révélateur de ses talents de solistes, mais tout l’enregistrement est
marqué par sa qualité de soutien et de relance.Bien que leader, Alain Jean-Marie, comme toujours, est
de cette trempe des grands pianistes qui laissent beaucoup de place à leurs compagnons,
privilégiant la musicalité, l’échange, le collectif. Le résultat en est un bel
album de jazz agrémenté d’accents.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Garden District Trio
Upward
Jump, It’s So Clear to Me, Whistler, Pink Sky, You Are the
One, Love for You, My Sons (Meus Filhos), Mardi Gras Day
David W. Hansen (dm), Jordan Baker (p), Brian Quezergue (eb)
Enregistré en janvier 2019, Bogalusa, LA
Durée: 35’ 28’’
DHMP Records 012019 (www.gardendistrictband.com)
C’est en 1994 que le batteur David W. Hansen a créé le
Garden District Band, formation à géométrie variable dont il nous offre aujourd’hui
une version en trio. Originaire du Canada, il a achevé ses études musicales au
Texas avant de s’installer à New Orleans. Son Garden District Band accueille ainsi
les musiciens de cette scène, à l’instar des deux partenaires présents sur ce
disque: le pianiste Jordan Bakerse qui se produit très régulièrement dans les
églises à travers la Louisiane et occupe la fonction de «Music Ministry Leader»
à la New Orleans Church; le bassiste Brian Quezergue, qui s’est trouvé aux
côtés de musiciens comme Kidd Jordan (ts), Alvin Batiste (cl) ou Clarence
Gatemouth Brown (voc, eg, vln). Cette formule en trio se produit par ailleurs
chaque semaine dans un restaurant de la ville.
L’album, Upward, le
dixième de David W. Hansen avec son Garden District, uniquement constitué
d’originaux de sa main, est à la confluence d’esthétiques latines et funky caractéristiques
de New Orleans. D’où l’emploi de la basse électrique qui donne au trio une
couleur particulière qui transparaît dès les premières mesures du premier
titre, «Jump», lequel permet d’emblée d’apprécier les qualités rythmiques du
trio. Le jeu très percussif et gospelisant de Jordan Baker («You Are the One»)
s’adapte tout aussi bien au groove afro-cubain («My Sons») qu’à l’évocation des
marches néo-orléanaises sur «Mardi Gras Day» où David W. Hansen fait vrombir sa
caisse claire et nous gratifie d’un solo fort à propos.
Un disque qui témoigne de l’identité musicale
toujours très forte et foisonnante de Crescent City.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Martial Solal Trio
Complete Recordings 1953-1962 CD1: Dinah, La Chaloupée, Ramona, Once in a While, Poinciana,
The Champ, Farniente, Pennies From Heaven, Darn That Dream, I Only Have Eyes
For You, You Stepped Out of a Dream, The Way You Look Tonight, Signal, Midi 1/4,
Just One of Those Things, You're Not The Kind of Boy, My Funny Valentine, Ridikool,
You Go to My Head, The Song Is You
CD2: Ouin-Ouin, Theme à Tics, Bonsoir, Very fatigué, Middle
Jazz, Jordu, Nos Smoking, Special Club, Dermaplastic, Aigue-Marine, Averty
c'est Moi, Gavotte à Gaveau, Suite pour une frise Part I & II
Martial Solal (p) Trio, avec selon les thèmes: Pierre
Michelot (b) et Pierre Lemarchand (dm), Jean-Marie Ingrand (b) et Jean-Louis
Viale (dm), Joe Benjamin (b) et Roy Haynes (dm), Benoît Quersin (b) et
Jean-Louis Viale, Guy Pedersen (b) et Daniel Humair (dm)
Enregistré de 1953 à 1962, Paris
Durée: 58’ 15” + 1h 13’ 28”
Fresh Sound Records 982 (Socadisc)
Le label de Barcelone poursuit son indispensable réédition de
l’œuvre enregistrée de Martial Solal, en solo, trio et avec orchestre, et dans
ces années, elle est particulièrement captivante. On vous le répète: il y a
chez Martial Solal une virtuosité et une invention dans cette période qui en
fait le digne représentant en Europe de ce que le jazz a de meilleur dans le
monde. Il est dans cette époque, sur le plan stylistique, un incroyable prolongement
de deux des pianistes les plus prodigieux de l’histoire du jazz: Art Tatum et
Bud Powell. L’effarante technique de Martial Solal et ses options esthétiques
de l’époque, un environnement musical très dynamique où les musiciens du monde
se retrouvent à Paris, lui permettent, du vivant de ces deux monstres sacrés du
clavier, de rivaliser, sans fadeur et sans aucune servilité, avec ce que le
piano jazz propose de plus virtuose, en solo ou en formation. Par son humour, sa
personnalité, sa culture qui doit au jazz et à la musique classique, Martial Solal apporte
une dimension personnelle à l’art pianistique, son expression étant alors plus
proche musicalement de Bud Powell et du bebop, particulièrement
en trio.
Charles Delaunay, qui a eu très tôt un goût prononcé pour les génies
les plus insolites du jazz, a très vite perçu le caractère exceptionnel de
Martial Solal, et le premier des deux CDs de cette réédition est consacré à la
réédition des enregistrements pour Swing et Vogue que dirigeait alors Charles
Delaunay. Les divers enregistrements réunissent de beaux trios européens,
français et belge, mais aussi en 1954 une rythmique américaine de passage, Roy
Haynes faisant d’ailleurs sa première couverture de Jazz Hot à cette occasion. Dans cette année 1953, qui verra la
disparition du phare du jazz en France, Django Reinhardt, Martial Solal côtoie
musicalement le regretté guitariste, mais également la diaspora belge dont Sadi
qui sera aussi sur le fameux enregistrement avec Django, Clifford Brown lors d’une
jam session, à l’occasion de son passage dans l’orchestre de Lionel Hampton.
1955 est l’année des 20 ans de Jazz Hot,et Martial Solal est encore choisi par Charles Delaunay pour le concert
anniversaire. Il obtient en 1955, le nouveau prix Django Reinhardt de la
nouvelle Académie du jazz remis par Jean Cocteau. Martial Solal est déjà un
musicien qui compte dans le jazz, et c’est l’âge d’or du jazz à Paris où le
meilleur des musiciens belges de jazz s’est installé, avec Bobby Jaspar, Benoît
Quersin, Sadi. Martial Solal, dans ces enregistrements, est un digne émule de
Bud Powell, il donne en particulier en trio, sur ce disque, parmi les plus
beaux enregistrements que nous lui connaissons, avec une qualité d’invention,
une profondeur sans pareille, et ce n’est pas qu’une question de virtuosité,
mais bien d’époque, de tension de la musique et de nature de l’environnement: dans
la session du 29 avril 1955 avec Benoît Quersin et Jean-Louis Viale, Martial
Solal est prodigieux.
Si on retrouve la virtuosité, l’invention et l’humour de
Martial Solal dans le second CD, enregistré au début des années 1960, on ne
retrouve pas l’intensité musicale de la période 1953-55. La musique continue
d’être excellente et brillante, mais on sent que l’atmosphère a déjà changé, et
la musique s’en ressent, non par sa perfection formelle, mais par son esprit.
Ce deuxième CD propose des enregistrements à l’origine publiés par Columbia.
Martial Solal est maintenant un musicien reconnu. Il compose beaucoup, des
musiques de films car c’est aussi l’âge d’or du jazz dans les musiques de film,
et A bout de souffle de Jean-Luc
Godard qui sort en 1960 est pour lui un tremplin vers la célébrité voire
l’éternité alors que Martial Solal n’a que 33 ans! Alors qu’en 1955, son
répertoire est essentiellement constitué de standards et compositions du jazz
américain, en 1960, Martial écrit la totalité de ses thèmes à l’exception du «Jordu»
de Duke Jordan qui ouvre le live à
Gaveau. Sans renier les qualités de compositeur de Martial Solal, les droits
d’auteurs sont passés par là, et si le swing reste toujours surnaturel dans
l’aisance rythmique de Martial Solal, le jazz de Martial Solal y perd un peu de
ses racines, de son feu: l’accent blues et plus largement américain se dilue
quelque peu au profit d’un langage plus savant mais moins libre paradoxalement.
Si on écoute le «You Go to My Head» de 1955, on se demande si Martial Solal n’y
est pas plus libre que sur ses propres compositions. On pourrait trouver
quelques explications, mais il n’est pas certain que Martial Solal les partage
lui-même. Le trio d’alors avec Guy Pedersen et Daniel Humair est techniquement
parfait, la mise en place et la musique restent exceptionnelles et captivantes
par la virtuosité même du maître du clavier.
Encore une réédition indispensable de cet excellent label du
précieux Jordi Pujol dont on ne doute pas que Martial Solal soit l’un des
artistes favoris.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Simon Bolzinger
Ritmos Queridos
Quitapesares, Mambo de Machaguay, Montuno en Olinda, La
Pomeña, Como Llora un Estrella, Beau Soir & Dindi, Danzón para Oxúm, Baile
de los Morenos, El Ciego
Simon Bolzinger (p), Willy Quiko (b), Luca Scalambrino (dm)
Enregistré en décembre 2017, Marseille
Durée: 56’ 48”
Quart de Lune 3770001717388 (www.assospicante.com)
Sorti en février 2020, cet enregistrement nous permet de
découvrir un pianiste, qui en est déjà à son cinquième enregistrement. De formation classique, ce qu’on entend
parfois dans sa manière brillante et dans ses choix mélodiques («Beau Soir
& Dindi»), il a aussi été lauréat, il y déjà longtemps, de la classe de
jazz du Conservatoire de Marseille. C’est dire qu’on est en présence d’un très
bon technicien de l’instrument qui possède également une solide formation en
matière de jazz, son second amour donc. Car Simon Bolzinger aime beaucoup la
musique en général, une qualité, et dans ce disque, il évoque son troisième
amour, l’Amérique du Sud et ses rythmes. Cet amour est probablement
né d’un apprentissage au sein des chœurs de Caracas et d’un long séjour en
1989-90 au Venezuela, et plus largement de sa découverte, dans une carrière déjà
respectable, de l’univers des rythmes américains latins et du sud. Son port
d’attache, Marseille, n’est peut-être pas non plus étranger à cette relation
avec l’Amérique du Sud, la ville entretient une véritable mythologie de ce
continent pour de multiples raisons.
Simon Bolzinger nous propose dans cet opus de neuf titres un
voyage à travers les pays et les rythmes, chaque morceau constituant en soit
des étapes de ce périple du Joropo du Venezuela au boléro mexicain, en passant
par divers rythmes et pays (le Brésil, Cuba, l’Argentine, le Pérou…) tous
décrits dans le détail des titres sur le livret. C’est donc aussi un travail
pédagogique qui confirme son enseignement dans la cité phocéenne, son ancrage
dans ce répertoire et ce style qu’il honore depuis trente ans dans des
spectacles, des œuvres écrites et des rencontres musicales autour des musiques
traditionnelles, avec la pianiste vénézuélienne Prisca Dávila notamment. L’originalité du traitement ici est que c’est en pianiste de
jazz, principalement, qu’il aborde ces univers («La Pomeña», «Baile de los
Morenos»), même s’il profite de nombreux moments pour entrer sans retenue dans
les différents univers en quittant son costume de pianiste de jazz pour la
tunique colorée latine, voire afro-latine («Montuno en Olinda», «Danzón para
Oxúm») qu’il a choisis de faire découvrir. Il ne faut pas chercher une unité dans ce disque mais plutôt
des découvertes guidées par un excellent instrumentiste, savant en cette
matière rythmique, qui possède autant de cordes à son arc rythmique que d’amour
pour les musiques traditionnelles et populaires des Amériques. C’est une heure
de belle musique («Como Llora un Estrella»), jazz dans son accentuation et son
toucher, dont le répertoire est principalement teinté des atmosphères et
mélodies sud-américaines.Le trio est parfaitement soudé autour du projet, très
musical comme il sied à une musique où la beauté des mélodies et la richesse
des rythmes sont essentielles. L’expression est relâchée, maîtrisée dans un
disque d’un jazz qui se fait manière plus qu’essence pour mettre en valeur
d’autres musiques populaires. Un projet original.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Toku
Toku in Paris
Love Is Calling You*°+, She Comes Back Again,
After You, Strollin’ in Paris*, I Think I Love You*+, Nuageux, Be
Careful*, I Will Wait for You**, Still in Love With You*°, Blue Smoke, Closing*
Toku (tp, flh, voc), Pierrick Pédron (as)*, Giovanni
Mirabassi (p), Laurent Vernerey, Thomas Bramerie° (b), André Ceccarelli, Lukmil
Prez+ + Sarah Lancman (voc)**
Enregistré du 1er au 7 juillet 2019, Meudon (78)
Durée: 57’ 31’’
Jazz Eleven 11005 (www.jazzeleven.com)
Découverte pour le public français, le trompettiste et
chanteur Toku est devenu en vingt ans une figure de la scène jazz japonaise. Né
en 1973 à Niigata, ville située au nord de l’archipel, en bordure de la mer du
Japon, Toku s’est d’abord initié au cornet durant ses études secondaires, avant
d’apprendre également à maîtriser la trompette et le bugle. Lors d’un festival
universitaire, il est remarqué et encouragé à embrasser une carrière de
jazzman. Il termine ainsi ses études aux Etats-Unis, à la Tokyo International
University, dans l’Oregon, pour apprendre l’anglais et s’immerger dans la scène
jazz. De retour au Japon, il commence à chanter au club Body & Soul de
Tokyo et sort en 2000 un premier disque chez Sony, Everything She Said. Il en enregistrera une dizaine d’autres (dont
des hommages à Stevie Wonder et Frank Sinatra) dans les deux décennies qui
suivent, rencontrant un succès dans tout le sud-est asiatique (Corée du Sud,
Hong Kong, Shangaï…) et au-delà. En parallèle, il opère quelques incursions
dans la pop music et le rock.
Cette propension à flirter avec les musiques de variétés se
retrouve sur le premier album «européen» de Toku, Toku in Paris, produit par le label Jazz Eleven fondé par
Giovanni
Mirabassi et Sarah Lancman. Malgré la présence d’accompagnateurs
chevronnés et
une expressivité jazz sur l’instrument (très marquée par l’influence de
Miles
Davis), les mélodies originales (principalement écrites par le leader),
inégalement
réussies, finissent par faire perdre de son intérêt à la personnalité
vocale de
Toku (dont la tessiture est étonnamment proche de celle de Gregory
Porter) desservie
par quelques ballades sirupeuses qui plombent l’ensemble. En fait, le
meilleur
du disque se trouve sur les quatre titres instrumentaux, dont les bons
«Strollin’ in Paris» et «Be Careful», à l’énergie bop, auxquels Pierrick
Pédron
apporte un relief qui manque cruellement ailleurs le plus souvent. On y
apprécie également l’élégance de Giovanni Mirabassi. Signalons un joli
duo avec Sarah Lancman sur la seule reprise proposée, «I Will
Wait for You» de Michel Legrand, l’approche tout en sensibilité de la
chanteuse
apportant plus de légèreté.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Snorre Kirk
Drummer & Composer Prelude, Heartland, The Main Drag, Pastorale, Port
Lights,The Capital Blues, Grace, Swing City Blowout, Postlude
Snorre Kirk (dm, comp), Tobias Wiklund (crt), Magnus Wiklund
(tb), Klas Lindquist (as, cl), Jan Harbeck (ts), Magnus Hjorth (p), Lasse Mørk
(b)
Enregistré les 1-2 juin 2016, Copenhague
Durée: 40’ 50”
Stunt Records 17022 (UVM Distribution)
Nous remontons dans le temps, pas très loin en 2016, pour un
enregistrement qui précède les deux bons déjà chroniqués sous la nom de
l’excellent Snorre Kirk (Tangerine
Rhapsody et Beat),
batteur mais aussi compositeur de talent, qui prolonge, en petite formation,
l’esprit de la musique de Duke Ellington avec une élégance et une personnalité
qui font de lui l’un des artistes très intéressants de ce côté de l’Atlantique.
Il ne s’agit pas d’une relecture, réinterprétation de l’œuvre du Maestro, mais
bien d’un prolongement de l’esprit d’une œuvre car Snorre Kirk a la
particularité d’écrire tout son répertoire. Nous vous avons raconté quelque peu
le parcours de Snorre Kirk dans les autres chroniques évoquées plus haut.
Beaucoup se demanderont avec inquiétude (pour le musicien
autant que pour le chroniqueur) comment il est encore possible de prolonger l’une des
œuvres les plus monumentales du jazz. Pas d’inquiétude pour Snorre Kirk qui est
un modeste, et qui s’excuserait presque de ne pas céder à l’obligation de jouer
une musique dite «actuelle». Il a une réelle personnalité qui
s’entend aussi bien dans son jeu de batterie que dans de belles compositions personnelles
où il apporte sa manière dans un esprit du jazz s’inspirant parfois du Duke de Money Jungle, mais aussi des
interprétations du Duke en solo ou en trio avec Sam Woodyard et John Lamb («The
Shepherd» à la Fondation Maeght par exemple, disponible en vidéo). Snorre Kirk a parfaitement analysé les composantes et les
permanences de cette facture ellingtonienne particulière, comme le jeu du grand
Sam Woodyard, et il les réutilise à sa façon pour orchestrer son monde, ses
mélodies. Les musiciens qui l’accompagnent, aussi fins connaisseurs que le
leader de cet univers, se coulent parfaitement dans ce projet. Le résultat est
une belle réussite car l’une des dimensions essentielle de la musique
afro-américaine, la plus difficile à s’approprier, le blues, n’a rien d’artificielle
dans l’univers de Snorre Kirk, comme l’utilisation de la couleur néo-orléanaise
n’a rien d’un bricolage. C’est une appropriation respectueuse et savante. Beaucoup ont rejoué le Duke, l’ont parfois copié, mais ici,
on ne se pose jamais la question d’une copie, car c’est neuf, et pourtant ça
appartient à un monde musical comme une descendance. Chacun des musiciens,
comme chez Ellington, possède une couleur, et la couleur de chacun s’inspire et
évoque en partie des composantes de l’Orchestra, car les compositions et les
arrangements subtiles sont à la hauteur des ambitions de cette musique. Le
saxophoniste Jan Harbeck est d’un niveau exceptionnel dans la veine de Paul
Gonsalves, nous avons déjà chroniqué certains de ses disques,
et les autres musiciens, jeunes pour la plupart, que nous connaissons moins ou
peu, apportent un engagement sincère dans cette musique. Tobias Wicklund, Klas
Lindquist, Magnus Hjorth sont excellents dans ce contexte. Enfin, il existe ce qui n’appartient qu’à Snorre Kirk, ce
pouvoir d’invention de mélodies, cette recherche de la beauté, un côté très
dépouillé dans son jeu qui contraste avec la richesse des arrangements, cette
puissance de l’imaginaire et son talent d’instrumentiste, percussionniste, son
jeu aux balais virtuose. Tout cela existe bien entendu dans son inspiration, le
Duke pour ce disque, mais la beauté et l’imagination qu’apporte Snorre Kirk sont
bien les siennes et entraînent sa formation dans son monde.
C’est un petit disque par la durée, 40 minutes
finement ciselées, mais un travail d’orfèvre qui font de ces minutes un bijou
qu’on réécoute sans fin avec un plaisir inchangé, avec une curiosité toujours
étonnée par les qualités d’invention de Snorre Kirk qu’on peut retrouver sur
internet dans d’autres registres mais toujours égal à lui-même (Snorre Kirk
Quintet et Danish Night: Snorre
Kirk Quintet, Scandinavian Suite).
C’est la marque d’un artiste, il n’y a aucun doute.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Anna Lauvergnac
Coming Back Home Lullaby of the Leaves, Be Still, My Soul, Get out of Town,
Soft Winds, Music Is, You're My Thrill, Let's Face the Music and Dance, I Know
a Song, For Heaven's Sake, Nobody Else but Me, Coming Back Home
Anna Lauvergnac (voc), Claus Raible (p, arr), Giorgos
Antoniou (b), Steve Brown (dm)
Enregistré en novembre 2013, Hagenberg (Autriche)
Durée: 57’ 05”
Alessa Records 1032 (www.alessarecords.at)
Une belle expression, la voix profonde, parfois sombre d’Anna
Lauvergnac, et un trio de haut niveau autour d’un excellent pianiste, Claus
Raible, c’est l’explication essentielle de ce disque réussi qui, pour dater
maintenant de quelques années (2013) n’en mérite pas moins notre attention pour
sa qualité. C’est le label autrichien, Alessa Records, où l’on retrouve
également les récents enregistrements d’Anna Lauvergnac et Claus Raible (Free Fall), qui propose cet opus où tout
est cousu main autour de la voix d’Anna Lauvergnac par les arrangements de
Claus Raible. En musicienne accomplie, la chanteuse laisse respirer une
musique où le trio a toute sa place. Elle a savamment composé un répertoire
avec des standards et trois originaux dont le dernier donne le titre au disque.
Sur le livret, une photo d’Anna Lauvergnac, avec une valise symbole
de voyage mais aussi de retour à la maison –peut-être le jazz– donne une clé possible
d’une personnalité originale qui est pour beaucoup dans l’impression de sereine
maturité. Originaire de Trieste, une «belle endormie» au riche passé austro-hongrois,
nichée au fond de la Mer Adriatique, ville où elle a grandi, Anna Lauvergnac
est cette majestueuse chanteuse qui a accompagné beaucoup des enregistrements
du Vienna Art Orchestra de Mathias Rüegg, et, dans cette tranche de vie, elle a
parcouru beaucoup de scènes festivalières du monde, ce qui n’a pas limité son
envie de voyages. Elle a aussi été à la rencontre du jazz avec une volonté
constante auprès de grandes voix, Andy Bey, Mark Murphy, Sheila Jordan, et
au-delà de la voix auprès de Reggie Workman, Barry Harris, Jay Clayton, et sans doute bien d'autres, vivant(e)s et disparu(e)s… Anna Lauvergnac, à côté du jazz –et ce n’est sans doute pas
sans rapport– parcourt le monde, l’Inde où elle a une activité sociale, la
Grèce et les Balkans entre Belgrade et Trieste, l’Allemagne, l’Autriche… Elle a
composé plusieurs musiques de films, et elle est aussi correspondante de presse,
après avoir exercé mille métiers, pour des articles qui confirment une
personnalité accomplie, curieuse de tout et solidaire de l’humanité, critique
aussi (un texte intéressant sur la réduction du langage et partant des liens
sociaux provoqué par les nouvelles technologies). C’est une artiste dont on ressent la précision des choix
esthétiques, sans ostentation dans un registre expressif, et qui s’exprime
clairement dans un jazz classique, c’est-à-dire de culture, choix qu’elle
partage avec Claus Raible, avec une touche dans la voix de cette Europe qui
identifie, avec réussite, son phrasé. Dans cet enregistrement, Claus Raible, le complice depuis
plusieurs années et enregistrements, tisse avec son style intense, inspiré de
la tradition Thelonious Monk-Bud Powell, un contrepoint d’une grande
beauté, inventif et original. Ses chorus conjuguent swing, blues et modernité
avec une virtuosité maîtrisée et se marient parfaitement à la voix émouvante d’Anna
Lauvergnac pour un bel enregistrement.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Dexter Gordon Quartet
Live in Châteauvallon 1978
Tangerine*, Strollin’, More Than You Know*, Gingerbread Boy,
Long Tall Dexter Dexter Gordon (ts, ss), George Cables (p), Rufus Reid (b),
Eddie Gladden (dm)
Enregistré le 8 novembre 1978, Châteauvallon (83)
Durée: 42’ 56” + 1h 07’ 36”
Elemental Music/INA 5990435 (CD) + 5990535 (LP*) (Distrijazz)
Une nouveauté de Dexter Gordon, et donc un indispensable car
c’est aussi rare que musicalement de haut niveau. La particularité de cette
édition tient aussi à la sortie concomitante d’un double CD de l’intégralité du
concert (on le suppose vu la durée) et d’une édition en vinyle (1 LP) pour les
collectionneurs avec seulement deux des cinq titres, censé apporter ce
supplément d’âme à l’écoute (son plus chaud) et à la vue en raison du format
30cm. On contestera gentiment le LP qui aurait pu être plus généreux (en fait
il y a la moitié du concert, et le livret du CD est plus riche sur le plan
iconographique, même si c’est en plus petite taille). Cela dit, chacun fera
soit choix. Il y a trois textes dans le livret, de Maxine Gordon, l’épouse
et agent de Dexter Gordon, de Michael Cuscuna (Mosaic, Blue Note) et de Brian
Morton (Penguin Jazz Guide), qui se
chevauchent un peu. Le plus informatif est celui de Maxine qui resitue bien la
période avec des détails biographiques intéressants.
Dexter Gordon est l’un de ses ténors du bebop, l’un des
premiers après Don Byas à faire légèrement évoluer le langage du ténor, tout en
restant, avec le recul, très proche des sources: un gros son, le swing et le
blues, on pourrait dire la même chose de Coleman Hawkins et Lester Young ou Ben
Webster… et d’autres après Dexter quand ils s’inscrivent dans cette tradition.
La modernité, comprise comme une mode et non comme la simple invention
naturelle propre à un artiste, mal comprise donc, a quelques fois provoqué de
mauvaises analyses. Dexter Gordon est donc un grand classique du ténor, et ses
novations résultent de son traitement du son, du tempo et de la mélodie, si
proche de sa manière d’être, de parler, de marcher, de sa stature imposante. Il
est bien sûr un héritier de la tradition, de Lester Young en particulier, mais
il a toute sa vie intégré des manières de ses pairs de l’origine jusqu’à John
Coltrane, son cadet. Il y a dans Jazz Hot de nombreux articles dont un beau Jazz
Hot Spécial 2007 qui fait le point sur l’artiste, sa biographie, sa discographie (détaillée et
illustrée) que nous vous recommandons. Il y a aussi le Jazz Hot n°434 consacré à la sortie du film de Bertrand Tavernier, Autour de Minuit/’Round Midnignt. Miracle du service public, aujourd’hui démoli sur le plan de
sa mission, l’INA (l’Institut National de l’Audiovisuel) a conservé dans ses
archives de belles ressources, dont cet inédit de 1978 du ténor en pleine
maturité, dans le moment (année 1978) de son retour définitif dans la
mère-patrie, après un long séjour en Europe commencé dès 1963, mais qui connut
quelques allers-retours à New York, Chicago ou sur la Côte Ouest d’où est
originaire le grand Dexter qui avait ses habitudes au Keystone Korner en
particulier.
Cela dit, c’est encore en Europe et en France que se déroule
ce concert et cet enregistrement, qui nous reviennent en importation, lors de
tournées qui amenèrent ce groupe de Copenhague à Châteauvallon, en passant par
Stuttgart, Cologne, Willisau, Cracovie et Berlin (pour le tour d’Europe). On le
voit, si Maxine Gordon a fait du bon travail pour ce retour américain, l’Europe
et Dexter Gordon ont un vrai attachement mutuel qui se lit dans une discographie importante et trouvera sa traduction
quelques années plus tard dans le film Autour
de Minuit. Châteauvallon est ce théâtre en plein air, situé à
Ollioules, dans la banlieue Toulonnaise (Var), où vécut un grand festival de
jazz à l’époque où la France était encore une démocratie, un de ces événements
qui consacrèrent la place de choix qu’occupa la France sur le plan culturel,
grâce au jazz, et au meilleur (la lecture des beaux programmes et des comptes
rendus se fait aussi dans Jazz Hot),
même si cela n’alla pas sans quelques débats très musclés entre spectateurs
partisans du hot (tournée des
artistes CTI), du straight (musique improvisée) et du commercial (Magma), car le
temps n’était pas au consensus, nous étions, on le répète, en démocratie. C’est
le festival de jazz de l’été et son succès qui sortirent le lieu de l’anonymat
prenant au début des années 1970 une ampleur incroyable, refusant du monde, et
malheureusement dans une atmosphère trop libertaire pour plaire aux
institutions et aux autorités. Le jazz, malgré son succès, fut évacué de l’été
pour être cantonné à un théâtre couvert et à un petit festival d’automne
présentant encore de beaux concerts bien qu’en nombre réduit: nous y avons vu
Art Blakey, Joe Henderson et le jeune Didier Lockwood encore dans un jazz post-coltranien
qui lui allait bien; ce concert de Dexter Gordon du 8 novembre 1978 fait partie
de cette fin d’histoire du jazz à Châteauvallon. Jack Lang a converti le lieu
en scène nationale, consacrée au théâtre et à la danse, et si la musique
improvisée y a parfois trouvé accueil, le jazz a été gommé, à tel point que le wikipedia de la scène nationale, une
réécriture pitoyable, a pratiquement effacé de son héritage le jazz qui
constitue pourtant le meilleur et le plus prestigieux de son histoire, avec le
public le plus nombreux et le plus populaire, le seul moment vraiment
artistique d’une création libre par des artistes libres. C’est triste.
Mais revenons à notre Dexter Gordon qui rappelle tant
de bons souvenirs d’une autre France, d’un autre temps, celui de la démocratie,
des arts et du jazz. Dexter, pour son retour américain a été secondé dans ses
choix, c’est Maxine qui le dit, par Woody Shaw, Todd Barkan (patron du Keystone
Korner), Michael Cuscuna et elle-même, quand il s’est agi de trouver une
formation stable: le choix s’est arrêté sur le solide Rufus Reid capable aussi
de chorus virtuoses comme sur «Gingerbread Boy» (b, cf. Jazz Hot n°607),
sur le brillant George Cables (cf. Jazz
Hot n°680 dont il fait la couverture)
qui sont déjà présents sur ses enregistrements de 1977 et sur un batteur, Eddie
Gladden, qui apparaît en 1978 car Victor Lewis ne peut suivre Dexter. Eddie
restera jusqu’à 1982 et sera remplacé par Roy Haynes. En 1980, Kirk Lighsey
remplacera George Cables. La musique est ici comme toujours avec Dexter de
belle qualité. Nous ne partageons pas l’idée que ce serait la meilleure période
et meilleure formation de Dexter défendue dans le livret, car Dexter a toujours bien
choisi ses sections rythmiques, et les Kenny Drew, Ed Thigpen, Niels-Henning
Ørsted Pedersen de sa période européenne sont aussi réguliers et excellents que
la rythmique de ce retour aux Etats-Unis, sans parler des enregistrements Blue
Note des années 1960, etc. Le répertoire est classique pour le ténor: deux standards,
une composition personnelle en rappel, et un thème d’Horace Silver, un autre de
Jimmy Heath, deux compositeurs que Dexter jugent à juste titre comme parmi les
meilleurs du jazz. De belles mélodies et son allure traînante sur le temps
doit, à notre avis, autant à sa manière d’être (il suffit de l’écouter parler)
qu’à son inspiration lestérienne. Rufus Reid est profond et puissant comme il
le faut avec un gros son, Eddie Gladden est excellent, foisonnant, parfois un
peu trop présent («Gingerbread Boy»), et George Cables est une merveille
d’équilibre, le bon accompagnement inventif sur le plan harmonique, brillant et
plus sur ses chorus. On s’arrêtera sur sa splendide intervention sur «More Than
You Know» en solo (ténor, basse et batterie lui laissant toute la place),
introduite par la voix de Dexter Gordon récitant les paroles de ce beau
standard (Eliscu-Rose-Youmans) avant de donner ce qui peut être le meilleur de
cet enregistrement: Rufus Reid fait l’essentiel, le tempo, Eddie Gladden est
parfait aux balais, et George Cables, on le répète, magnifique dans ses
arpèges, ses triolets, ses harmonies en soutien, avant de prendre un chorus
qu’on peut isoler en tant que chef d’œuvre, comme celui du leader. Dexter
Gordon est lui profond comme l’océan.
Du Dexter Gordon inédit, et du meilleur, c’est un
cadeau!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Mette Juul
Change
Beautiful Love, at Home (There Is a Song), Get Out of Town,
It Might Be Time to Say Goodbye, Double Rainbow, Just Friends, I’m Moving On,
Dindi, Young Song, Without a Song, Northern Woods, The Peacocks (A Timeless
Place), Evening Song
Mette Juul (voc, g) et selon les titres Ulf Wakenius, Gilad
Hekselman, Per Mølleøj (g), Heine Hansen (p), Lars Danielsson (b, cello ,g)
Enregistré à New York, Copenhague (Danemark) et Kållered
(Suède), dates non précisées
Durée: 48’ 44’’
Universal Music 7796107 (Universal)
Mette Juul
New York – Copenhagen
Some Other Time, Skylark, For Jan (Part Two), You Must
Believe in Spring, The Peacocks (A Timeless Place)
Mette Juul (voc, g) et selon les titres Mike Moreno, Ulf
Wakenius, Per Mølleøj (g), Lars Danielsson (b)
Enregistré à New York, Copenhague (Danemark) et Kållered
(Suède), dates non précisées
Durée: 25’ 31’’
Universal Music 0860225 (Universal)
La chanteuse et guitariste Mette Juul est née en 1975 au
Danemark. Elle a remporté en 2007 une compétition internationale de jazz en
Estonie et a sorti un premier disque sous son nom en 2010, Coming in From Dark (Cowbell). Deux autres suivent en 2012 et 2015
avec notamment la présence d’Ambrose Akinmusire (tp). Voilà pour cette brève introduction (ni sa
communication, ni Internet ne nous renseignent vraiment sur son parcours).
Ses deux derniers albums, Change et New York –
Copenhagen, parus conjointement chez Universal, à quelques mois
d’intervalle entre l’automne 2019 et le début 2020, très similaires dans l’esprit,
sont issus de plusieurs sessions (certaines sont probablement communes aux deux
opus), effectuées entre New York et la Scandinavie, en solo, duo ou trio, avec
différents musiciens, dont deux Suédois bien connus: Lars Danielsson (soutien
d’une belle musicalité sur la première version de «The Peacocks») et Ulf
Wakenius (intervention pleine de poésie sur «Just Friends»). L’épure et la
sobriété d’un show-room de design danois président à ces enregistrements où se
succèdent standards et compositions (fort correctes) de Mette Juul. Tout y est
charmant et de bon goût: la Danoise possède un joli timbre aux légères inflexions
swing mises en valeur par la finesse de l’accompagnement. Cependant, le manque
d’intensité guette ces interprétations. A entendre également ses précédentes
productions, Mette Juul sort rarement du registre de la ballade intimiste.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Jean-Pierre Bertrand
Mosaïc Lady Be Good, Swing That Boogie, A Life Story*, Hindustan,
The Boogie Rocks*, In the Backroom, Sentimental Journey*, Has Anyone Seen
Corinne, On the Sunny Side of the Street*, Tasting This Burgundy*, Boogie on
Saint Louis Blues, Minor Blues for Jimmy*, Softly Blues*, In a Little Spanish
Town°
Jean-Pierre Bertrand (p, p solo*), Enzo Mucci (b, g°),
Michel Denis (dm)
Enregistré les 19 et 20 septembre 2019, Longvic (21)
Durée: 49’ 11’’
Black & Blue 1084.2 (Socadisc)
Jean-Pierre Bertrand est depuis trente ans l’un des
principaux représentants du piano boogie en France. Né en 1955 à
Saint-Germain-en-Laye (78) au sein d’une famille de musiciens, il débute son
apprentissage musical par le piano classique, mais décide, à l’âge de 16 ans,
de se tourner vers le boogie et le blues après avoir assisté à un concert de
Memphis Slim. Dès lors, il approfondit sa connaissance des maîtres du genre
(Albert Ammons, Meade Lux Lewis, Jimmy Yancey…) tout en suivant des études à
l’école hôtelière de Paris. Et après une première carrière dans le secteur de
la restauration, il devient musicien à plein temps en 1990, notamment en trio
avec Enzo Mucci et Gérard Marmet (dm). Il se fait également organisateur de
festivals, en particulier du Beaune Blues Boogie qui fêtait sa 14e édition en décembre 2019.
Sur une moitié des 14 titres du CD, Jean-Pierre Bertrand est
en piano solo, sur l’autre en trio avec Enzo Mucci –complice de longue date– et
Michel Denis dont on connaît le compagnonnage de dix-huit années avec Memphis
Slim ainsi que de nombreuses collaborations: Bill Coleman, Rex Stewart, Earl
Hines, Don Byas, Paul Gonsalvez, Johnny Griffin, T. Bone Walker, John Lee
Hooker, Dany Doriz et tant d’autres. Le répertoire joué puise à la fois dans la
musique populaire américaine du début du XXe siècle («Hindustan», 1918; «In a
Little Spanish Town», 1926), les standards du jazz («Lady Be Good», «On the
Sunny Side of the Street» de même qu’une composition de Ray Bryant, «In the
Backroom») et les classiques du boogie («The Boogie Rocks», «Boogie on Saint
Louis Blues) tout en présentant plusieurs originaux du leader dont deux
particulièrement réussis: «Tasting This Burgundy» et «Minor Blues for Jimmy».
Un bon disque réalisé par d’excellents adeptes
de cette musique.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Inigo Kilborn
Inigo Sings
You’d Be so Nice to Come Home To, Darn That Dream, Le Haut
du pavé, For all We Know, La-la-la, Just Friends, Let’s Face the Music and
Dance, Blues for Tony, I Thought About You, Once Upon a Summertime, A Song for
Fleur, Happy
Inigo Kilborn (cnt, flh, voc), Philippe Armand (p),
Jean-Marc Pron (b), Philippe Méjéan (dm)
Date et lieu d’enregistrement non précisés
Durée: 1h 01’ 06’’
Autoproduit Coolstream CD6 (anigo@wanadoo.fr)
Le trompettiste anglais résidant sur la Côte
d’Azur, Inigo Kilborn, nous avait été présenté en 2018 par notre correspondant
sur place et ami Daniel Chauvet (Jazz Hot n°685) récemment disparu. A la tête de son propre quartet depuis dix ans, Inigo
Kilborn nous propose son nouveau CD, où il s’adonne au chant. Si cet ancien
professeur d’art en retraite est un trompettiste fort honorable, sa voix, bien
que chargée d’émotion, souligne les failles et les limites techniques d’un «amateur marron» (pour reprendre le mot de Boris Vian) qui s’exprime avec sincérité. Parmi les standards
interprétés, Inigo Kilborn a glissé cinq bons originaux de sa main, dont «Le
Haut du pavé», seul morceau instrumental de l’album, où l’on a le loisir
d’apprécier au mieux les membres de la formation, avec une section rythmique qui permet la
présence du swing et un leader à la sonorité chaude et feutrée. A n’en pas
douter, c’est dans l’ambiance amicale d’un concert qu’Inigo est à son meilleur.
On espère d’ailleurs que nos apprentis dictateurs nous laisserons cet été le
loisir d’entendre les musiciens qui comme lui ne fréquentent pas les grands circuits
professionnels mais répandent le jazz avec conviction auprès du grand public,
dans les cabarets, les restaurants et aux terrasses des cafés.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Svetlana and The Delancey Five
Night at the Speakeasy All I Want, Just a Sittin and a Rockin, You Won’t Be Satisfied°, It’s All Good (Big Noise), Do Nothing Till You Hear From Me, Under a Blanket of Blue°, Temptations, God Only Knows, Lady Be Good, Because, Dance Inbetween the Moments, You Are Like a Song, Sometimes I’m Happy (Sometimes I’m Blue)*, Tea for Two
Svetlana Shmulyian (voc), George Delancey (b), Charlie Caranicas (tp), Adrian Cunningham (s, cl, voc*), Vinny Raniolo (g), Dalton Ridenhour (p), Rob Gacia (dm) + Wycliffe Gordon (tb, voc°)
Enregistré entre le 24 septembre et le 10 octobre 2014, New York, NY
Durée: 57’ 32’’
OA2 Records 22116 (www.originarts.com)
Svetlana
Night at the Movies
Moonlight, Sooner or Later°+, Cheek to Cheek*, Pure Imagination, Moon River, Happy*, When You Wish Upon a Star+, Watch What Happens, Remember Me, No One’s Home°, Smile, It Might Be You+, Almost There*°+, Over the Rainbow°
Svetlana Shmulyian (voc), Wycliffe Gordon (tb, voc)*, Pasquale Grasso (g)°, Sullivan Fortner (p)+, Elias Bailey (b) et selon les titres: John-Erik Kellso (tp), Michael Davis (tb), Sam Sadigursky (s, cl), Chico Pinheiro (g), John Chin (p, ep), Matt Wilson, Rob Garcia (dm), Rogerio Bocatto (perc), Antoine Silverman, Entcho Todorov (vln), Chris Cardona (viola), Emily Brausa (cello), Isabel Braun (voc)
Enregistré à New York, NY, date non précisée (prob. 2019)
Durée: 1h 07’ 11’’
Starr Records 001 (www.svetlanajazz.com)
Originaire
de Russie, Svetlana Shmulyian (qui se présente sous son seul prénom)
vit à New York où elle chante de façon professionnelle depuis 2011 après
avoir exercé des fonctions à la Columbia University. Elle est depuis
devenue une familière de la scène jazz new-yorkaise et a
effectué quelques tournées à l’étranger. S’il s’agit indéniablement
d’une bonne vocaliste, l’on est frappé aussi par la qualité des
collaborations qu’elle a noué au sein des différents projets qu’elle
anime, notamment «Svetlana and The Delancey Five», du nom de l’excellent
contrebassiste George Delancey (dont nous vous avions déjà parlé dans Jazz Hot n°680), avec lequel elle a enregistré son premier disque, Night at the Speakeasy.
Y figure également un (encore) jeune et talentueux représentant du jazz
dit «traditionnel», l’Australien Adrian Cunningham (voir notre
chronique) ainsi que Rob Garcia dont les baguettes ont déjà servi
auprès de Wynton Marsalis, Lynne Arriale, Joe Lovano, Sheila Jordan,
Reggie Workman ou encore Ken Peplowski. S’ajoute à cela un «guest» de
luxe, Wycliffe Gordon (au trombone et au chant), qui est également
présent sur le second album de Svetlana, Night at the Movies,
où l’on a affaire à un orchestre très différent (avec cordes) qui
bénéfice notamment de la présence de Pasquale Grasso (frère de Luigi) et
de Sullivan Fortner. Que du beau monde…
Des
deux opus à l’actif de Svetlana, le plus intéressant est le premier,
indépendamment du niveau des musiciens évoqués. Bien qu’enregistré en
studio, Night at the Speakeasy fait référence au Back Room, un club historique de Manhattan, l’un des deux seuls bars clandestins (speakeasy) ouverts
à New York pendant la Prohibition encore en activité. C’est là
que Svetlana et le Delancey Five ont commencé à se produire, pour le
plaisir des amateurs de jazz et des danseurs. D’où des arrangements
évoquant la swing era, signés majoritairement par Rob Garcia (mais aussi
par Wycliffe Gordon et Adrian Cunningham), qui réussit le tour de force
d’adapter, sans que le résultat ne paraisse artificiel, deux tubes de
la pop: «God Only Knows» des Beach Boys et «Because» des Beatles
qu’on pourrait penser issus du répertoire de Benny Goodman! Svetlana
nous propose également quatre originaux de bonne facture, dont trois de
sa main –«All I Want», «It’s All Good» et «Temptations» (co-écrit avec
le contrebassiste Brandi Disterheft)–, «Dance Inbetween the Moments»
étant à mettre au crédit de Rob Garcia. Pour le reste, il s’agit de
standards très bien interprétés, en particulier pour ce qui est des deux
chantés en duo avec Wycliffe Gordon («You Won’t Be Satisfied» et «Under
a Blanket of Blue»), dont la voix rocailleuse rappelle l’expression
très singulière de Satchmo. Svetlana n’oublie pas pour autant ses
racines slaves avec «You Are Like a Song» une jolie composition
du trompettiste de jazz Eddie Rosner (1910-1976), Polonais né à Berlin
et réfugié en Union soviétique où, après avoir connu le succès et
les faveurs du pouvoir stalinien pendant la guerre, il a passé six ans
au goulag et terminé sa carrière dans un quasi anonymat. Le chant
(russe) de Svetlana y est particulièrement sensible, dans un beau
dialogue avec la clarinette d’Adrian Cunningham.
Le second album de Svetlana, Night at the Movies, est consacré aux musiques de film. Moins hot que
le précédent, il reste cependant, au global, un disque de jazz,
l’intervention de cordes restant limité à deux titres: «Moonlight» (Sabrina, Sydney Pollack, 1995) et «It Might Be You» (Tootsie, Sydney
Pollack, 1982), ce second titre relavant davantage de la musique
de Broadway jazzy malgré la présence de Sullivan Fortner. A l’inverse,
le pianiste exprime toute sa fibre néo-orléanaise sur «Almost There» (La Princesse et la grenouille,
Ron Clements & John Musker, 2009) à l’unisson avec Wycliffe Gordon
qui déborde ici de swing. On retrouve encore le tromboniste pour deux
nouveaux duos vocaux savoureux sur «Cheek to Cheek» (Top Hat, Mark Sandrich, 1935) et «Happy» (Moi, moche et méchant, Pierre
Coffin & Chris Renaud, 2010), autre heureuse adaptation jazz
d’un tube issu de la musique de grande consommation. Enfin, «Smile» (Les Temps modernes, Charlie Chaplin, 1936) est l’occasion d’apprécier un élégant solo de Pasquale Grasso, le frère guitariste de Luigi Grasso.
A
la suite de cette bonne entée en matière, on espère retrouver Svetlana
sur d’autres projets au cœur du jazz et entourée de musiciens tout aussi
remarquables.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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François Dumont d'Ayot Quartet
Upon'isthms
Sanza, L'Antidote, Garbage Joke Gig, King-Song, Dark Castle Monk, Le Chant des Canuts, Mini-Mona, L'Olive, L'Alambic
François Dumont d’Ayot (s, fl, cl), Guillaume Lavergne (p,
kb), Guillaume Antonicelli (eb), Guillaume Chappell (dm)
Enregistré en octobre 2011, Lyon (69)
Durée: 56’ 07’’
Autoproduit (www.francoisdumontdayotquartet.com)
François Dumont d'Ayot Quartet
Shero'isthms
L'Alambic, Les Cyclamen, Anacoluthe n°1, Tangoellanne (1er et 2e mouvement), Sabayon St Jacques, Anacoluthe n°2, Sofa Swing, Le Chemin des croisées (1er et 2e mouvement), Anacoluthe n°3, Treize heures l’îlot, Patrick's Day
François Dumont d’Ayot (s, fl, cl), Guillaume Lavergne (p,
kb), Guillaume Antonicelli (eb), Attilio Terlizzi (dm)
Enregistré entre septembre 2013 et février 2014, Lyon (69)
Durée: 53’ 40’’
Great Winds 3172 (Musea)
François Dumont d'Ayot Quartet
Anadyomèn'isthms
Anthenenesong,Les
Hespérides, Le Coffre mort, Deal lent, Naïve, Coelacanthe@free, Marche
pygmée, Evanescence, Buzimir, Ouverture, Mini-Mona, Sénèquesong
François Dumont d’Ayot (s, fl, cl), Rémi Mercier (p, kb),
Maurade Meniri (eb), Attilio Terlizzi (dm)
Enregistré des 29, 30 août et 1er septembre 2017,
Sante-Foy-lès-Lyon (69)
Durée: 1h 11’ 15’’
Great Winds 3187 (Musea)
Basé à Lyon, où il dirige depuis dix ans le festival «Jazz à
Cours et à Jardins», François Dumont d’Ayot est un multi-instrumentiste qui
pratique à peu près toutes les variantes de la famille des flûtes, clarinettes
et saxophones, notamment les plus atypiques comme le stritch (saxophone alto
droit Buescher), le conn-o-sax (mezzo-soprano droit en fa) ou le saxophone
ténor en ut (dont la tessiture se situe entre l’alto et le ténor). A la tête de
son quartet, il a livré, ces dernières années, trois albums-concepts où
s’ajoutent à l’originalité instrumentale une tentative de relier des continents
musicaux (d’où le suffixe «isthme» répété sur chaque album) fort éloignés: d’un
côté, la musique classique médiévalo-renaissance-baroque, de l’autre, le jazz
avec des références revendiquées à Thelonious Monk ou Steve Lacy, parfois
agrémentées de quelques excentricités électroniques.
Les compositions du leader, qui se présentent comme des
suites, relèvent ainsi parfois du jazz, le plus souvent des musiques
improvisées alliant musique ancienne, musique contemporaine et une forme de
free échevelée, particulièrement avec l’emploi des saxophones. Sur Upon’isthms, on constate d’ailleurs
que c’est sur les flûtes que François Dumont d’Ayot possède l’expression la
plus limpide («Garbage Joke Gig» qui rappelle les bandes sons de Lalo Schifrin,
rehaussées d’un bon groove au Fender), le swing n’étant pas non plus absent de
thèmes comme «Dark Castle Monk» où le saxophone se fait plus rond. De même, sur Sphero’isthms, avec le dynamique
«Sofa Swing», tandis qu’on note aussi de belles réussites mélodiques avec
«Tangoellane», petite suite en deux mouvements. Enfin sur Anadyomèn’isthms, les entrecroisements musicaux deviennent
plus difficiles à suivre, même si «Deal Lent» apparaît comme un oasis jazz auquel l’auditeur
pourra se raccrocher.
A l’évidence, le travail de François Dumont d’Ayot est à
réserver à un public curieux de recherches musicologiques.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Marc Benham
Biotope Pablo, Airegin, La
Suite de Finobacci, Con Alma, Moonlight in Vermont, Jitterbug Waltz, Year of
the Monkey, On the Street Where You Live, Mood Indigo, Samurai Sauce
Marc Benham (p),
John Hebert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré en
novembre 2018, Rueil Malmaison (92)
Durée: 48’ 28’’
SteepleChase 33140
(www.steeplechase.dk)
Après avoir publié deux bons disques en solo, Herbst et Fats Food et un en duo tout aussi passionnant, Gonam City, avec le trompettiste Quentin
Ghomari, Marc Benham se plie cette fois aux exigences du
schéma classique du trio. Ses complices ne sont pas des
débutants: le contrebassiste John Hebert et le batteur Eric McPherson se sont
faits connaître comme sidemen de Fred Hersh, Andrew Hill ou Jackie McLean, excusez du peu! Aux standards intemporels («Airegin», «Con Alma», «Moonlight
in Vermont», «Jitterbug Waltz» et «Mood Indigo») qu'il traite d'une façon à la
fois respectueuse et originale, Marc Benham ajoute quatre compositions
personnelles de bonne facture, en particulier «Pablo» qui ouvre le disque de belle manière.
On
retrouve ici son jeu de piano, gorgé de citations nourries par une
connaissance approfondie de
l’histoire du piano jazz. Il est soutenu avec attention par un Eric
McPherson toujours aussi musical et un solide John Hebert qui ont la
délicatesse de respecter l'univers du pianiste sans imposer leur voix. Autodidacte
formé à l’école de l'écoute, il a un sens aigu de l’harmonie dont il
fait profiter ses élèves au Conservatoire de Gennevilliers et à la Bill
Evans Academy.
Ses improvisations toujours élégantes sont soutenues par un swing sans
faille.
Un disque
intéressant, inspiré par l'univers du jazz dans son ensemble, de Fats
Waller à Sonny Rollins et Marc Benham, en passant par Ellington et
Gillespie, où le pianiste expose ses qualités.
Daniel Chauvet
PS: Nous avons reçu cette chronique du regretté Daniel Chauvet grâce à l'amabilité de ses proches (Lise et Marion, cf. l'hommage que nous lui avons rendu).
Nous l'avons préparée et corrigée comme si Daniel était encore là mais
sans pouvoir échanger avec lui, avec le petit pincement au cœur de
savoir que c’est sa dernière contribution et qu'il a donc jusqu'au bout
pensé à Jazz Hot.
© Jazz Hot 2020
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Mike DiRubbo Quartet
Live at Smalls Hope, Details, A Blues, Moving In, Pent-Up
Steps, As It Stands, Archangel
Mike DiRubbo (as), Brian Charette (p), Ugonna
Okegwo (b), Jongkuk Kim (dm)
Enregistré les 8 et 9 décembre 2017, New York,
NY
Durée: 1h 05’ 52’’
SmallsLIVE 0058 (www.smallslive.com)
Né en 1970 à New Heaven, CT, Mike DiRubbo a
débuté à la clarinette avant d’opter pour l’alto, dès ses 12 ans. D’abord
autodidacte, il suit des études supérieures musicales, en particulier auprès de
Jackie McLean. Installé à New York depuis 1997, on le retrouve dans les
formations de Tony Reedus, Carl Allen (dm), Larry Willis, John Hicks (p), Eddie
Henderson (tp), Cecil Payne (bar) ou encore Clarence Gatemouth Brown (voc, hca,
g). Sa carrière de leader n’est pas non plus en reste puisque ce Live at Smalls est son septième album
sous son nom, depuis From the Inside Out (Sharp Nine Records, 1999) avec Steve Davis (tb), notamment suivi de Keep Steppin’ et de Human Spirit (Criss Cross, 2001 et 2002) avec Jim Rotondi (tp) et
Joe Farnsworth (dm), jusqu’à Threshold (Ksanti Records, 2013) qui compte déjà Brian Charette et Ugonna Okegwo. En
sideman ou en leader, Mike DiRubbo partage ainsi la scène et les studios avec
les meilleurs, ce que ses qualités d’instrumentiste font paraître comme une
évidence.
Se distinguant de la sonorité acidulée caractéristique
de Jackie McLean, l’alto de Mike DiRubbo est plus ample et rond, se rapprochant
davantage d’un Benny Carter, la vélocité parkérienne en plus. Il explique
d’ailleurs être attiré par la tessiture de ténors comme Gene Ammons et Ben
Webster. Issu de deux soirées de concert au club Smalls de Spike Wilner (qui a
interrompu l’édition de ses Live at
Smalls après une soixantaine de références au catalogue), Mike DiRubbo
présente ici sept compositions personnelles, d’une belle musicalité (les
racines italienne du saxophoniste), servies
avec conviction par un quartet au bop nerveux qui ne relâche jamais le swing. A
l’unisson de leader, Brian Charette est d’une étourdissante volubilité évoquant
les dialogues Bird-Bud Powell (solo sur «Details») et portée par la densité
rythmique d’Ugonna Okegwo et du Sud-Coréen Jongkuk Kim. Une intensité sans
âpreté qui permet également au quartet de Mike DiRubbo d’enrober les ballades,
comme «Movin In». Un excellent disque bénéficiant de la spontanéité propre au live.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Jimmy Cobb
Remembering U Eleanor*°, Pistachio, Man in the Mirror, Remembering U, JC's
Ac*, Composition 101, I Just Can't Stop Loving You, Willow Weep for Me*, W.K.,
Cedar's Rainbow, I Don't Wanna Be Kissed (By Anyone But You), Cobb's Belle
Jimmy Cobb (dm), Roy Hargrove (tp, flh)*, Javon
Jackson(ts)°, Tadataka Unno (p), Paolo Benedettini (b)
Enregistré les 20-21, 28 juin 2016, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 1h 04’ 09”
Jimmy Cobb World 1001 (www.jimmycobb.com)
Ce disque autoproduit par le grand Jimmy Cobb, dont le trio
s’augmente sur trois titres de Roy Hargrove et sur un titre de Javon Jackson, incline
à la nostalgie. C’est en effet le dernier enregistrement réalisé par le plus
célèbre ingénieur du son de l’histoire du jazz, Rudy Van Gelder, disparu deux
mois après. On retrouve également sur trois thèmes le regretté Roy Hargrove qui
nous a quittés en 2018. De plus, Jimmy Cobb y avait enregistré un thème «Remembering
U» dédiés à tous les musiciens qui ont accompagné, enrichi sa luxuriante carrière
(Jazz Hot n°523-1995 et Jazz Hot n°634-2006), et s’ils sont nombreux
et prestigieux, ils ont pour la plupart quitté ce monde, à commencer par Miles
Davis, John Coltrane, Cannonball Adderley, Sonny Stitt, Freddie Hubbard, Wes
Montgomery, Sarah Vaughan, Bobby Timmons et tant d’autres, car le parcours de
Jimmy Cobb s’est fait parmi les étoiles (cf. l’impressionnante discographie
dans les numéros déjà cités).
Ce disque a encore le goût doux-amer de ce temps qui passe
avec cette composition intitulée «W.K.», en hommage à Wynton Kelly, écho au
«Mister P.C.» de Coltrane pour Paul Chambers, car Jimmy Cobb constitua avec
Paul Chambers et Wynton Kelly l’une des plus formidables rythmiques, l’un des
plus grands trios de l’histoire du jazz. Cette teinte d’automne ne doit pas
faire oublier que Jimmy Cobb est parmi nous et qu’il est un magnifique batteur,
dont la personnalité est magnifié par son jeu de cymbales. Il est ici
accompagné par l’excellent Tadataka Unno, un pianiste d’origine japonaise né en
1980, dont Roy Hargrove disait justement : «Ce que j'aime dans son jeu, c'est qu'il a un formidable sens de la
dynamique. Et il ne se contente pas de frapper le piano. Il le touche comme
Hank Jones, Teddy Wilson et Tommy Flanagan.» Sur «Cedar's Rainbow», un
thème de sa composition en hommage à Cedar Walton, Tadataka Unno prend l’un de
ses meilleurs chorus du disque. On retrouve avec plaisir Paolo Benedettini, le
contrebassiste d’origine italienne, né en 1977 à Pise, un élève de Ron Carter qui
présenta une thèse de musicologie à Bologne, en Italie, intitulée: «Chambers'
Music, Paul Chambers and the Role of the Double Bass in the Jazz of the Fifties», ce qui le rend particulièrement compétent
pour accompagner, en tant que contrebassiste, soixante ans plus tard le même
Jimmy Cobb. Il a intégré l’orchestre en 2013. Sur l’hommage au trio de Wynton
Kelly «W.K.», Paolo Benedettini prend un excellent chorus.
Seule faiblesse relative de cet enregistrement, «The Man in
the Mirror», interprétée naguère par feu Michael Jackson, qui débute bien en
format churchy, mais qui est sur le
plan mélodique inconsistant, comme d’ailleurs sur le plan du message. Avec l’adjonction de Roy Hargrove sur trois titres et de Javon Jackson
sur le premier d’entre eux, la musique n’est pas moins captivante, car le
trompettiste possède cette flamme et cette inspiration qui donnent à ses
interventions une profondeur et un dynamisme de tous les instants. Sur «Willow
Weep for Me», le quartet revient au blues fondateur, et Roy Hargrove fait
admirer sa capacité à renouveler n’importe quel répertoire avec son beau son et
son imagination.Au total, une heure de belle musique toute en
nuances, pleine de swing et de cette musique aérienne que distille Jimmy Cobb
avec toutes ses formations depuis plus de soixante ans…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Yvonnick Prené
New York Moments Ready Steady Blow, New Yorker, Very Early,
Dear Zlap, Air on Sunny String, A Brooklyn Tale, Milestone, 46th Street, The Owl Farm, Bad April Fool
Yvonnick Prené (hca), Brian Charette (org),
Jordan Young (dm)
Enregistré en février 2019, lieu non précisé
Durée: 1h 1’ 42’’
SteepleChase 31886 (www.steeplechase.dk)
Installé à New York depuis 2007, Yvonnick
Prené, 36 ans, originaire de la région parisienne, y fait vivre la tradition
Toots Thielemans. Sensibilisé très jeune à la musique –son père rapporte
régulièrement des CDs de jazz et de blues à la maison et l’emmène aux
concerts–, il découvre l’harmonica vers 7-8 ans et commence à s’initier en
autodidacte. Un peu plus tard, vers 13-14 ans, son intérêt pour le jazz et le
blues se précise: le jeune Yvonnick commence à prendre des cours de guitare, à
explorer les bacs de Paris Jazz Corner et à lire… Jazz Hot! A 17 ans, il donne ses premiers concerts en club et, à la
suite d’une leçon particulière avec Olivier Ker Ourio, opte pour l’harmonica
chromatique. Il poursuit également des études musicales qui passent par La
Sorbonne où il obtient une bourse lui permettant, à 23 ans, de poursuivre son
cursus au City College de Harlem, où son apprentissage du jazz prend une toute
autre dimension, comme il le dit lui-même dans les notes de pochette du présent
disque. Devenu à son tour un pédagogue confirmé (il a publié plusieurs ouvrages
sur l’harmonica chromatique) et un familier de la scène new-yorkaise, il a
sorti quatre albums sous son nom entre 2013 et 2016, notamment enregistrés avec
les guitaristes Michael Valeanu, Pascale Grasso (frère de Luigi), Peter
Bernstein et l’organiste Jared Gold. Sur ce cinquième disque, New York Moments, l’harmoniciste rend hommage à la ville qui a lui
a fait toucher la réalité culturelle et
artistique du jazz, une réalité dont il a manifestement eu l’intuition depuis
son adolescence. Signant sept des dix titres, il s’est entouré de deux solides
accompagnateurs: Brian Charette (1972), qui appartient aussi à la «famille»
SteepleChase, a notamment accompagné quelques légendes du saxophone comme Lou
Donaldson, Houston Person, George Coleman; Jordan Young (1978), originaire de
Detroit, a débuté sa carrière auprès de grands représentants de cette scène:
Marcus Belgrave (tp), Donald Walden, James Carter (s), Teddy Harris Jr. (p, ss)
ou encore Rodney Whitaker (b). Rien d’étonnant donc que ce disque swingue et
groove de la première à la dernière minute, tout en variant les couleurs.
L’album s’ouvre ainsi sur une jolie ballade, «Ready Steady Blow», sur laquelle Yvonnick
Prené s’exprime longuement, avec une intensité et une sensibilité qui évoquent
la manière du géant belge de l’harmonica. Le soutien de Brian Charette et
Jordan Young, ici comme sur les autres thèmes, apportant de la densité à la
musique avec une pulsation toujours présente. Toots encore est directement
évoqué à travers «Very Early», une composition de Bill Evans qu’il affectionnait.
On retiendra sinon «Air on Sunny String» de Brian Charette, dont l’introduction
nerveuse donne à l’harmonica des faux-airs d’accordéon, et enfin la composition
finale, «Bad April Fool», bluesy en diable, pour laquelle le leader a repris
l’harmonica diatonique de ses débuts donnant davantage de rugosité à son jeu. Du
bop au blues, Yvonnick Prené s’inscrit avec beaucoup de réussite et sans
servilité dans cette filiation directe avec le baron Toots. Bien joué!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Snorre Kirk Quartet with Stephen Riley
Tangerine Rhapsody Unsentimental, Tangerine Rhapsody*, Blues Jump*, West Indian
Flower, The Nightingale & the Lake, Uptown Swing Theme, Festival Grease,
Nocturne
Snorre Kirk (dm), Stephen Riley, Jan Harbeck* (ts), Magnus Hjorth (p), Anders
Fjeldsted (b)
Enregistré en mars 2019, Copenhague (Danemark)
Durée: 42’ 07”
Stunt Records 19112 (UVM Distribution)
En 2019, nous vous disions tout le bien que nous pensions du précédent disque de Snorre Kirk, Beat qui ne fait rien pour dissimuler son inspiration ellingtonienne, le Duke de Money Jungle en particulier mais pas
seulement. Ici, Snorre Kirk s’associe
avec des ténors, Stephen Riley mais aussi Jan Harbeck (présent sur deux titres)
qui s’inspirent de ce que le Duke a eu de plus marquant sur l’instrument, Ben
Webster et Paul Gonsalves. Comme
dans le précédent opus, Snorre Kirk renouvelle de la
plus belle des manières le répertoire tout en gardant la fibre
ellingtonnienne
(«Tangerine Rhapsody»), car il ajoute un vrai talent de compositeur de
mélodies à son jeu de batterie réjouissant de précision et de légèreté
(il fait
penser au Max Roach du disque déjà cité, mais aussi à Sam Woodyard dans
l’utilisation des caisses).
«Unsentimental» est un beau thème en mineur et sa mise en
valeur, par le jeu suave d’un Stephen Riley webstérien à l’attaque, voire par
moments proche de Benny Golson, sur le tapis que déroule Snorre Kirk est une
vraie réussite. «Tangerine Rhapsody» est une petite merveille avec les deux
ténors qui se répondent, par leur proximité mais aussi leurs différences, et avec
toujours le piano très ellingtonien de Magnus Hjorth. Toujours avec les deux
ténors, «Blues Jump» évoque plus le Duke par le jeu de batterie et la tension
du ténor très Paul Gonsalves que Count Basie comme le dit Snorre dans le
livret. «West Indian Flower» est un calypso qui rappelle le «Limbo Jazz» du
Duke en compagnie de Coleman Hawkins, et par un certain côté un passage de la Dolce Vita de Fellini. «The Nightingale
& the Lake» est une composition dévolue au seul pianiste qui est l’occasion
d’un interlude réussi. «Uptown Swing Theme» est un thème swing bien enlevé qui
rappelle l’univers webstérien.«Festival Grease» est un blues classique en majeur, un bon
moment qui souligne que le leader a parfaitement assimilé l’importance du blues
dans l’esprit de cette musique. «Nocturne» est lui un blues en mineur, toujours
dans l’esprit du Duke, une sorte de blues spiritual dont le Maestro avait le
secret, et Snorre utilise très bien cette veine.
Snorre Kirk raconte rapidement son parcours dans un livret
toujours précis, qui en devient donc plus intéressant. Né en Norvège,
émigré au Danemark avec ses parents, il a aussi parcouru le sud de la France et
la Grande-Bretagne pour diffuser son art. On comprend que son aisance de
compositeur vient d’une solide éducation musicale, d’un environnement familial (une épouse compositrice), et son
jeu de batterie a bénéficié de l’enseignement de Jonas Johansen et du grand Ed
Thigpen, dont on retrouve quelques principes dans l’économie, la délicatesse,
la précision et la musicalité du jeu de Snorre Kirk.
L’invité Stephen Riley n’est pas un inconnu. Né en 1975 à
Greenville (North Carolina), il a commencé par l’alto avant de se consacrer au
ténor, et après de bonnes études musicales conclues à la William Patterson
University, sous la houlette de Rufus Reid, il a vite intégré à New York
l’environnement de Jazz at Lincoln Center et de Wynton Marsalis, avec qui il
tourne entre beaucoup d’autres musiciens de haut niveau qu’il côtoie: Marcus Robert, Nicholas
Payton, Cyrus Chestnut, Ray Drummond, Victor Lewis, Harry Sweets Edison, Al Grey,
Frank Wess, Lew Tebackin, Wayne Escoffery, Aaron Diehl, Dave Stryker… Stephen
Riley possède une belle sonorité et une expressivité qui attestent de la bonne
influence de ses fréquentations. Il a plus d’une dizaine de disques à son actif
chez SteepleChase, ce qui indique qu’il est un musicien en pleine maturité.Le reste de la formation sert parfaitement le projet
de Snorre Kirk de prolonger Duke Ellington, une
des traces éternelles du jazz. Quand on le
fait avec une telle excellence, ça inspire autant de respect que de plaisir,
car l’originalité de la synthèse fait de ces enregistrements une création à part
entière, tout aussi moderne que d’autres expressions du jazz. Le jazz est une
musique de culture, de mémoire, et tant qu’il y aura des musiciens qui en ont…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Jon Boutellier
On the Both Sides of the Atlantic! Black*, Blue Rose*, Maybe September°, Save
That Time*°+, Nice & Nasty, Quiet Sides, 1974 Blues, We’ll Be
Together Again, Yesterdays, Blues on the Corner*°
Jon Boutellier (ts), Alexander Claffy (b),
Kyle Poole (dm) + Jean-Paul Estiévenart (tp)*, Kirk Lightsey (p)°, Célia Kaméni
(voc)+
Enregistré les 11 et 12 décembre 2019, Meudon
(78)
Durée: 58’ 30’’
Gaya Music Productions 050 (L’Autre
Distribution)
Jon Boutellier (né à Vienne en 1986) n’est
certainement pas venu au jazz par hasard: son père, Jean-Paul Boutellier,
fondateur du Festival Jazz à Vienne, n’est pas étranger à sa vocation. Et bien
que On the Both Sides of the Atlantic soit son premier disque sous son seul nom, il est déjà à la tête d’une
consistante discographie en coleader, avec son complice Fred Nardin (Watt’s, Gaya, 2013) –en compagnie duquel
il anime la jam du Duc des Lombards depuis 2014– et avec The Amazing Keystone
Big Band (voir nos chroniques), cofondé en 2010 avec Bastien Ballaz et David Enhco,
en plus du même Fred Nardin, et dont le Théâtre antique de Vienne avait servi,
fort opportunément, de rampe de lancement en 2011. Entre la région lyonnaise et
la Capitale (il a étudié d’abord à Lyon puis au CNSM de Paris), le ténor a mis à
profit le réseau paternel et multiplié les rencontres: Cécile McLorin-Salvant
(invitée sur Watt’s), Lawrence
Leathers, Stochelo Rosenberg, John Clayton, China Moses, Laurent Courthaliac… et
même l’illustre Quincy Jones (en plus de quelques autres collaborations clinquantes
dans le monde de la variété). Ce disque témoigne de la solide culture jazz
de Jon Boutellier et de son ancrage dans la tradition porté avec résolution et
dynamisme, à l’image des jeunes musiciens de la scène new-yorkaise qu’il s’est
choisi pour partenaires: Alexander Claffy (1992, Jimmy Cobb, Louis Hayes,
Harold Mabern), Kyle Poole (1993, déjà entendu avec Veronica Swift). Jon
Boutellier a également invité, sur trois titres, un Maître du piano, subtil, Kirk Lightsey (1937).
Les deux autres guests incarnent
la rive opposée de l’Atlantique: le Belge Jean-Paul Estiévenart, à la sonorité
profonde, et l’épatante Célia Kaméni (vocaliste habituelle de l’Amazing
Keystone Big Band) dont nous avons déjà vanté les qualités. De même, le répertoire est habilement constitué de grands
standards («Yesterdays»), de
compositions
moins courues lui permettant d’afficher de belles références («Blues on
the
Corner» de McCoy Tyner, «Black» de Cedar Walton), voire des morceaux
rarement
joués («Save That Time» du pianiste et chanteur de Kansas City, Russ
Long), enfin un original, «Quiet Sides», une ballade bluesy enveloppée
dans la rondeur
du ténor. La moitié des titres sont ainsi joué en trio
sax-basse-batterie,
donnant tout le loisir d’apprécier les accents coltraniens de Jon
Boutellier,
crépusculaire sur le blues («We’ll Be Together Again» où il est
admirablement
soutenu par Alexander Claffy), avec un beau détaché de notes («Nice
&
Nasty») et un swing jamais démenti. On appréciera aussi l’habillage
harmonique tissé par Kirk Lightsey («Maybe September»), l’intensité du
duo
ténor-trompette qui saisit l’auditeur dès le début du disque («Black»)
tout
comme l’unique intervention de Célia Kaméni sur
«Save That Time», fort joliment portée par le jeu perlé de Kirk Lightsey
et la
trompette bouchée de Jean-Paul Estiévenart. Sans doute le plus beau
moment de
cet album, réussi de bout en bout.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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The Bill Hubbard Orchestra
Where or When
Blue Moon°, Dardanella*, Where of When+, Wrap
Your Troubles in Dreams°, On Miami Shore, I May Be Wrong°+, El
Tumbaito°, September Song, Satan Takes a Holiday, Darn That Dream+,
If I Had You, It’s Only a Paper Moon°+++, Midnight Sun, Taking a
Chance on Love, Sophisticated Swing°+, I Hear a Rhapsody*, Piel
Canela°, Moments to Remember*+++, My One and Only Love, Because of
You*, I’m in the Mood for Love*+, When Sunny Gets Blue*, It Had to
Be You, Embraceable You*°
Matt Vance (lead, as, bar, cl, bcl), Curt Hubbard*, Glenn
Hubbard° (vib), Amanda Higginns+, Joe Veale++(voc), reste
du personnel détaillé sur le livret
Enregistré les 16-17 juin 2018, Jacksonville, FL, voix
enregistrées le 9 août 2018, New York, NY
Durée: 1h 19’ 01’’
Jazzheads 1234 (www.jazzheads.com)
Bill Hubbard (1933-1985) est un vibraphoniste, chef
d’orchestre et arrangeur, originaire de Miami, qui fut actif dans le sud de la
Floride du début des années 1950 jusqu’au milieu des années 1960, dirigeant
plusieurs combos puis un big band. Ne parvenant plus à le maintenir
économiquement, il renonça alors à vivre de la musique. Toutefois, en 1980,
désormais établi en Caroline du Nord, il remonta un nouvel orchestre avec des
musiciens amateurs ainsi que ses deux jeunes fils, Curt et Glenn, également
vibraphonistes. Le nouveau Bill Hubbard Orchestra parvint rapidement à trouver
suffisamment d’engagements pour établir un fonctionnement pérenne et former une
nouvelle génération de musiciens, dont le saxophoniste et clarinettiste Matt
Vance, un ami des frères Hubbard, qui poursuivit à l’issue de cette première
expérience une carrière professionnelle. Malheureusement, le décès prématuré de
Bill Hubbard en 1985 mis brutalement fin à l’aventure. Voulant réactiver le
répertoire de standards et de chansons populaires que Bill Hubbard avec
constitué sur une trentaine d’années –dont une partie, qui avait été arrangée
dans les années 1950 avec ses complices de l’époque, Don Rose (tb, b) et Fred
Ashe (également leader de big band), n’avait jamais été jouée dans les années
1980–, Matt Vance a proposé en 2005 à Curt et Glenn Hubbard de ressusciter l’orchestre
de leur père. Le projet mit plusieurs
années à se concrétiser jusqu’au présent enregistrement liveeffectué en 2018, à Jacksonville, en Floride, comme un retour aux sources.
Désormais à la direction musicale, Matt Vance a ainsi réuni
un big band de vingt musiciens (où se confondent amateurs et professionnels), dont
les deux fils vibraphonistes qui jouent alternativement mais aussi ensemble sur
deux titres. Deux chanteurs de Broadway s’ajoutent à l’ensemble (dont les voix
ont été enregistrées à part, à New York): Amanda Higgins, présente sur sept des
vingt-quatre titres, dont deux en duo avec Joe Veale. Si ces impeccables
vocalistes ne swinguent pas comme des artistes de jazz, ils assurent une
prestation de qualité. Pour le reste, on a le loisir d’apprécier sur 1h20 les
arrangements de Bill Hubbard, Don Rose et Fred Ashe, dont le détail est
précisé. L’orchestre tourne bien et livre quelques versions dynamiques de «Wrap
Your Troubles in Dreams», «On Miami Shore», «El Tumbaito» (pour la touche
latine), «Satan Takes a Holiday» (très swing
era) ainsi que «It Had to Be You».
Un disque agréable.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Nikki & Jules
Baby Blues
Heaven’s Just a Prayer Away, Boogie on the
Rocks, In a Sentimental Mood, It Won’t Be Long, I’m Dreamin’, Long Way Home*,
The Trouble Was, I’ll Fly Away, What a Difference a Day Made, I Wanna Get
Steady, Circumstances
Nicolle Rochelle (voc), Julien Brunetaud (p,
org, g*, voc), Jean-Baptiste Gaudray (g), Bruno Rousselet (b), Julie Saury (dm)
Enregistré en avril-mai 2019, Marseille (13)
Durée: 48’ 15’’
Brojar Music (www.julienbrunetaud.com)
Né de la rencontre, en 2012, entre Nicolle
Rochelle (Nikki) et Julien Brunetaud (Jules), le groupe Nikki and Jules revient
dans bacs après un premier album éponyme enregistré en 2013 et les nombreux
concerts qui ont suivi sa sortie. Rappelons que Nicolle Rochelle, qui s’est
faite connaître en France en Joséphine Baker chez Jérôme Savary (2006-2010)
avait déjà de nombreux rôles à son actif aux Etats-Unis, à la télévision et
dans des comédies musicales depuis son plus jeune âge. Comédienne, chanteuse et
danseuse, elle a par la suite multiplié les collaborations dans le jazz
(Laurent Mignard Duke Orchestra, Archie Shepp Big Band…) mais a choisi le
hip-hop (réflexe générationnel) pour relayer son militantisme politique qui lui
a fait rejoindre les rangs des «Femen». Pour ce qui est de Julien Brunetaud,
pianiste et chanteur nourri par le foisonnement musical de Crescent City, vous
pouvez vous reporter à son interview dans Jazz
Hot n°682 et à nos précédentes chroniques. Le duo vocal est renforcé de
trois excellents partenaires: le guitariste Jean-Baptiste Gaudray qui se
partage entre les scènes jazz, blues et la tradition Django, ainsi que deux
piliers des sections rythmiques parisiennes, Bruno Rousselet et Julie Saury (Jazz Hot n°681). Reflétant l’éclectisme revendiqué des membres de ce
quintet, ce Baby Blues parcourt le
spectre des musiques populaires américaines: gospel, blues, funk, soul, jazz, boogie
voire rock’n’roll. Le disque s’ouvre ainsi avec un beau gospel, «Heaven’s Just
a Prayer Away» issu du répertoire de la country et composé dans les années 1960
par le guitariste Tommy Tomlinson. Nicolle Rochelle interprète avec conviction
cette version largement supérieure à celles de Norma Jean et Dolly Parton.
Autre morceau auquel «Nikki» donne un relief particulier, «What a Difference a
Day Made», où elle évoque la manière de Dinah Washington, avec en plus
l’accompagnement très swing de «Jules», dans un registre plus jazz qu’à son
habitude; on y apprécie aussi le jeu très fin de Jean-Baptiste Gaudray. Hormis
sur ce titre, le pianiste reste d’abord fidèle à ses penchants: le boogie («Boogie
on the Rocks»); la soul («It Won’t Be Long» où Nicolle tire son épingle du jeu
malgré l’écrasante référence à Aretha Franklin, sa réussite devant aussi au groove de Julie Saury); le blues («Long Way Home», tout en sobriété,
sur lequel Bruno Rousselet assure un soutien solide). On apprécie également la version
langoureusement funky de «In a Sentimental Mood» et le sympathique rock & roll
final («Circumstances») une des compositions de Julien Brunetaud. Un disque
rafraîchissant, malgré quelques faiblesses, et dont on attend surtout qu’il
soit porté sur scène, car c’est devant un public que Nicolle Rochelle exprime le mieux son art.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Marie Carrié
The Nearness of You
Joy Spring, The Nearness of You, Misty, Don't
Blame Me, The Best Thing for You, Little Niles, Just in Time, Lullaby of the
Leaves, Spring Can Really Hang You Up The Most, Sandu
Marie Carrié (voc), Alex Golino (ts), Yann Penichou (g), Nicholas
Thomas (vib), Fabien Marcoz (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré en 2019, Villetaneuse (93)
Durée: 49' 46''
Black & Blue 1080.2 (Socadisc)
Il se dégage une forme de sérénité chez Marie
Carrié, chanteuse d'origine antillaise, qui a eu un parcours de vie peu commun,
sa passion pour la musique, au-delà d'une formation de pianiste, ayant pris le
pas sur son métier d'ergothérapeute. C'est en écoutant Carmen McRae, qu'elle
réalise que la voix peut être l'instrument majeur au sein d'une formation, au
même titre que n'importe quel soliste. Après un passage à la Bill Evans Academy
auprès de Sara Lazarus, pour l'étude du chant jazz, et un apprentissage des
musiques populaires brésiliennes avec Baden Powell, elle construit peu à peu son
univers artistique lors de ses nombreux passages dans les clubs de la capitale en
compagnie de musiciens à la solide expérience dont Alain Jean-Marie, David
Sauzay, Gilles Naturel ou la fameuse Section Rythmique du batteur Guillaume
Nouaux. Sa rencontre avec le guitariste et arrangeur Yann Penichou est un
premier tournant dans sa carrière puisqu'elle sort deux albums en duo dont
l'excellent Autumn Nocturne(autoproduit) laissant déjà entrevoir un talent émergeant dans l'art de
revisiter les standards.
Pour ce nouvel opus, elle a choisi la formule du quintet
sans piano qui lui ouvre de nouvelles perspectives harmoniques sur des
arrangements de son complice Yann Penichou. La thématique tourne autour de
standards qu'elle revisite avec brio et originalité dans le choix des
compositions, empruntées notamment à Clifford Brown et Randy Weston. Dès le
titre, «Joy Spring», sa voix est posée, riche en nuances, avec des inflexions
toujours proches du swing , doublée d'un superbe chorus en single notes dans un
jeu direct de Yann Penichou, démontrant une culture jazz qui fait référence à
Grant Green ou Kenny Burrell. C'est sur les ballades que la chanteuse excelle,
notamment sur le morceau-titre de l'album, avec une légère sophistication et
une expressivité donnant une certaine émotion. La présence au vibraphone
de Nicholas Thomas, qu'elle a rencontré lors d'un master-class de Barry Harris
en Italie, apporte une couleur singulière au quintet. Dès l'introduction en walkin bass sur «Just in Time», on
assiste à un pur moment de swing et de maîtrise avec l'excellent Fabien Marcoz –à la
sonorité boisée et d'une grande précision rythmique– qui installe une forme de
conversation avec la voix de Marie Carié. La belle version du «Little Nile» de
Randy Weston avec la sonorité voilée d'Alex Golino au ténor et son léger
vibrato Lesterien, reste un moment fort du disque, tout comme l'élégance du
scat de Marie Carrié sur «Sandu». Une belle réussite pour un premier album sur
un label faisant partie du patrimoine du jazz en France.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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Dario Napoli Modern Manouche Project
Joie de vivre
You, Masks, The Shadow of Your Smile, Place de Brouckere,
Our Spanish Love Song, Embraceable You, Joie de vivre, No Regrets, Simple
Pleasure
Dario Napoli (g, eg), Tommaso Papini (g), Tonino De Sensi (eb)
Enregistré du 22 au 25 janvier 2019, Mariaheide (Pays-Bas)
Durée: 36’ 47’’
Autoproduit (http://darionapoli.com)
Le prolongement de la tradition Django Reinhardt n’en finit
(heureusement) pas d’inspirer les musiciens, qu’ils appartiennent ou non à la
communauté des gens du voyage et quel que soit leur pays d’origine. C’est le
cas du guitariste Dario Napoli, né en Sicile en 1974 et résidant actuellement à
Milan. Il a parcouru les scènes d’Italie, de France, de Belgique, de Suisse et
d’Angleterre ouvertes à cette branche si particulière du jazz –la seule au
demeurant d’essence européenne– qu’il a partagé avec plusieurs de ses
représentants, dont l’incontournable Stochelo Rosenberg. Et c’est d’ailleurs à
la faveur d’une tournée passant par les Pays-Bas (un des terres d’élection de
cette musique) qu’il a enregistré cet album (en live), le cinquième dans sa
discographie personnelle, depuis Gipsy
Bop en 2012.
Comme d’autres artistes évoluant dans cette esthétique (on
pense notamment, pour la France, à Christian
Escoudé), Dario Napoli –qui joue, selon les titres, sur une guitare acoustique
ou une Gibson électrique– en propose un abord enrichi par une autre tradition,
celle qui prend sa source entre les cordes de Charlie Christian, de Wes Montgomery et Joe Pass; de même il se nourrit
de l’influence de musiciens plus près de nous dans le temps, comme Charlie
Haden, dont une des compositions, «Our Spanish Love Song», aux beaux accents
flamenca, est au répertoire de ce disque. Cette approche évoque aussi, bien
évidemment, le Django bebop, électrique et visionnaire de la dernière période,
dont un seul morceau seulement figure sur ce Joie de vivre: «Place de Brouckere», justement très réussi sur le
plan de cette relecture électrifié, jusque dans le solo de basse de Tonino De
Sensi. Outre deux jolies reprises («The Shadow of Your Smile» et «Embraceable
You»), c’est finalement sur ses propres compositions (cinq sur neuf titres) que
Dario Napoli se tient le plus près du Django acoustique, notamment sur l’excellent
«You» qu’on croirait emprunté au Divin Manouche. Un bon disque qui s’achève
sur un solo blues-rock claptonien qui ne manque pas de surprendre.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Pablo Campos Quintet
Jazz Life Wecome to the Club, The Best Is Yet to Come, 60 East 12th Street, For All We Know, Jazz Life, Imagine My Frustation, Them There Eyes, On
a Slowboat to China, Old Devil Moon, Poor Butterfly, The Way You Look Tonight,
Buru’s Bounce, What a Little Monnlight Can Do, I Love Being Here With You
Pablo Campos (p, voc), Jérôme Etcheberry (tp), Nicolas
Montier (ts), Raphaël Dever (b), Germain Cornet (dm)
Enregistré du 28 février au 2 mars 2017, Bayonne (67)
Durée: 1h 05’ 09’’
Jazz aux Remparts 64026 (www.jazzauxremparts.com)
Cet album, qui regroupe un beau quintet autour de Pablo
Campos –à l’instar de celui dont nous vous parlions récemment avec le duo Luigi
Grasso/Rossano Sportiello– constituent les deux dernières productions du
label Jazz aux Remparts, lequel a cessé son activité, mis à l’arrêt pour
incompatibilité avec la nouvelle politique artistique de la Scène Nationale du
Sud Aquitain, laquelle s’est orientée vers les musiques actuelles et
improvisées. Pour autant, les trente références du catalogue restent
disponibles (sur www.jazzauxremparts.com) et il n’est pour non plus interdit
d’espérer que le label fondé par Dominique Burucoa (également à
l’origine de feu le festival Jazz aux Remparts, à Bayonne) ne sorte de cette
mise en sommeil.
En attendant Godot, on a tout le loisir d’apprécier
cet enregistrement, sans doute effectué à quelques mois d’écart de la session
new-yorkaise que Pablo Campos a gravé pour l’album People Will Say (voir Jazz
Hot 2019). L’état d’esprit est d’ailleurs assez similaire avec une
rythmique au cordeau, tenue par Raphaël Dever (pilier du trio de Pierre
Christophe) et Germain Cornet, complice habituel du pianiste et comptant parmi
les plus réjouissantes révélations survenues ces dernières années sur la scène
jazz parisienne. Viennent s’y ajouter deux soufflants de grande qualité:
Nicolas Montier et Jérôme Etcheberry. Difficile de rater la mayonnaise avec de
tels ingrédients. De fait, la communication entre les musiciens s’établit autour
du swing qui s’immisce partout: dans le toucher du leader (solo aérien sur
sa composition «60 East 12th Street»), l’accompagnement de Raphaël Dever (auteur également d’une belle
intervention sur «On a Slowboat to China»), le soutien de Germain Cornet (qui
dynamise l’ensemble dès les premières mesures) et bien sûr l’excellent duo
formé par le ténor et le trompettiste qui apportent de la matière et de la
profondeur. Pianiste étonnant et crooner talentueux, Pablo Campos est décidément une valeur sûre.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Catherine Russell
Alone Together Alone
Together, You Turned the Tables on Me, When Did You Leave Heaven?, Early in the
Morning, Is You Is or Is You Ain't My Baby?, You Can't Pull the Wool Over My
Eyes, Shake Down the Stars, I Wonder, He May Be Your Dog But He's Wearing My
Collar, Errand Girl for Rhythm, How Deep Is the Ocean?, I Only Have Eyes for
You, You're not the Only Oyster in the Stew
Catherine
Russell (voc), Matt Munisteri (g, dir, arr), Mark Shane (p), Tal Ronen (b),
Mark McLean (dm, perc), Jon-Erik Kellso (tp, arr), John Allred (tb), Evan
Arntzen (ts), Dana Lyn (vln, strings arr), Eddy Malave (vla), Marika Hughes
(cello), Mark Lopeman (arr)
Enregistré les 20-22 août 2018, New York, NY
Durée: 51’ 27”
Dot Time Records 9083 (Socadisc)
Catherine Russell a déjà une longue carrière, de chanteuse
et de choriste (Claudine Amina Myers) et pas forcément dans le jazz puisqu’elle
a contribué comme chanteuse, guitariste et claviériste à la formation de David
Bowie jusqu’à 2004. Quand les tournées avec la star à paillettes se sont
achevées, Catherine Russell a choisi de retourner à ses racines, le jazz, car
Catherine Russell n’est autre que la fille du pianiste et chef d’orchestre Luis
Russell (1902-1963), un Panaméen de naissance, passé par New Orleans, qui
accompagna King Oliver, Henry Red Allen, Albert Nicholas, Louis Armstrong dans
la durée, et qui enregistra de nombreuses faces sous son nom pour OKeh,
Brunswick, Victor… Sa mère, Carline Ray, décédée en 2013, diplômée de la
Manhattan School et de la Juilliard, était aussi guitariste dans
l’International Sweethearts of Rhythm (Seconde Guerre) puis avec Erskine
Hawkins, Mary Lou Williams, Ruth Brown… On comprend mieux ainsi les qualités
culturelles de cette belle chanteuse née à New York en 1956, à l’écoute de cet
enregistrement où l’expression hot,
le swing et le blues se mélangent avec une telle réussite, dans des registres
qui ne sont pas éloignés d’une Dinah Washington, moins canaille et avec moins
de vibrato (ce qui n’est pas un défaut), un bon growl quand il faut, et elle
soutient la comparaison.
Elle a dédié ce disque à ses parents. On entend toute son
implication dans la conviction de sa voix comme dans les arrangements old school (avec des teintes à la Basie,
new orleans, des couleurs blues à la T-Bone Walker, des évocations du trio du
meilleur Nat King Cole), des arrangements pas du tout simples, qui cadrent très
bien avec ce projet de restituer sans superficialité la beauté de l’expression hot d’un âge d’or du jazz. La mention
des arrangeurs de chacun des thèmes dit assez que tout a été travaillé avec
précision, minutie et une exigence louable.
C’est donc une belle restitution de ce que le jazz mainstream a de meilleur. Les bons Jon-Erik Kellso («Is You Is
or Is You Ain't My Baby?»), Matt Munisteri («He May Be Your Dog But He's
Wearing My Collar»), Mark Shane (capable de tourner les notes parfois comme un
Pr. Longhair ou un Dr. John, «Early in the Morning»), Evan Arntzen, Tal
Ronen et Mark McLean (jeu de caisse claire, balais), ne sont pas pour rien dans
la réussite. Mais au premier plan, il y a avant tout Catherine Russell,
une grande voix du jazz, même si elle est méconnue en France, qui porte littéralement cet enregistrement. Elle est capable
de toutes les virtuosités («Errand Girl For Rhythm») et de la plus naturelle
des expressions («How Deep Is the Ocean»), possède une évidente facilité et une
totale liberté sur le tempo, comme en atteste une relecture parfaite des
standards («How Deep Is the Ocean?», «I Only Have Eyes for You») et une
excellence dans le blues pas si loin de l’esprit de Bessie Smith («He May Be Your
Dog But He's Wearing My Collar», avec en soutien une belle partie de collective
improvisation par Matt Munisteri, Mark
Shane et Mark McLean).
Catherine Russell fait son petit bonhomme de chemin aux
Etats-Unis où elle se produit régulièrement, y compris au Carnegie Hall et à
Jazz at Lincoln Center; on peut la rencontrer en Europe (Espagne et Allemagne),
en Asie et en Australie. Elle continue quelques piges de back-vocalist dans la
musique rock-pop avec Steely Dan par exemple, peut-être le beurre dans les
épinards ou par goût. Depuis 2014, sa réputation a grandi et lui a valu une
nomination aux grammy awards. Elle présente sur son site (www.catherinerussell.net) quelques enregistrements qui ont
précédé avec régularité celui-ci, et qui permettront de faire plus ample
connaissance avec une artiste, une voix jazz qui suscite la curiosité et une
attente car elle a de la marge: Harlem on
My Mind, 2016 (Jazz Village 579004), Bring
It Back, 2014 (Jazz Village 579001), Strictly
Romancin', 2012 (World Village 468101), Inside
This Heart of Mine, 2010 (World Village 468092), Sentimental Streak, 2008 (World Village 468075), Cat, 2006 (World Village 468063).
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Darryl Hall
Swingin' Back Inner Urge, Bare Bones, Libera Me, Woody’n
You*, My Ideal, Curaçao Vagabundo, I Love It When You Dance That Way, Pas si vite*,
Exactly Like You**, Pink Panther, Lullaby of Birdland, In The Near, Blues for
Big Mama, Take Time for Love, Lift Every Voice
Darryl Hall (b), Keith Brown (p, fenderp),
Kenneth Brown (dm), Baptiste Herbin
(as, ss)*, Chiara Pancaldi (voc)**
Enregistré le 27 avril 2019, Clermont-Ferrand (63), 5 août 2019, Montreuil
(93)* et le 9 octobre 2015, Vignola (Italie)**
Durée: 55’ 20’’
Space Time Records BG 1947 (Socadisc)
Il
ne faut cesser de rappeler l’importance
fondatrice, au-delà d’une certaine mythologie, de la présence des
jazzmen américains en France et à Paris qui a accueilli, depuis les
années 1930, plusieurs générations formant une communauté d’expatriés de
passage ou installés plus durablement alimentant
ainsi l’indispensable transmission culturelle entre la terre de
naissance du jazz et celle de sa reconnaissance artistique (dont Jazz Hot est un acteur de premier plan depuis 1935). On pense à Don Byas,
Lucky Thompson, Sidney Bechet, Memphis Slim, Bill Coleman, Kenny Clarke, Archie Shepp, Nathan Davis, Sonny Criss, Bud Powell, Kirk Lightsey, John Betsch, Bobby Few, Ricky Ford.
L’attrait de
Paris et de la France ne s’est jamais démenti auprès des musiciens
américains, malgré la progressive
diminution des clubs et le recul de la diffusion de l’art. Récemment
encore, des musiciens de qualité choisissent la France, comme Famoudou
Don Moye, Jason Marsalis, Ali Jackson… Le
contrebassiste Darryl Hall prolonge lui
aussi cette longue histoire, depuis une quinzaine d'années, devenant par
son talent une
figure incontournable des clubs de la capitale, lui qui a vécu à New
York réalisant une carrière de sideman auprès de grandes figures du jazz
dont
les pianistes Mulgrew Miller, James Williams, Hank Jones, Cedar Walton,
George
Cables, Geri Allen, Harold Mabern, Kirk Lightsey, Martial Solal ou
Donald
Brown. Originaire de Philadelphie, comme ses illustres prédécesseurs
Percy
Heath, Charles Fambrough, Arthur Harper, Jymie Merritt ou plus récemment
Christian McBride, il s'inscrit dans cette sonorité large et profonde où
l'on
retrouve des éléments du jeu de Ray Brown avec un sens de la mélodie et
une
précision rythmique impeccable. Cet art de l’accompagnement qu’il a
également
peaufiné auprès de belles voix du jazz de l’exigence d’une Betty Carter à
Dianne Reeves en passant par Mary Stallings ou Carmen Lundy. Diplômé en
composition de la fameuse Manhattan School of Music et lauréat du
concours Thelonious Monk à New York en 1996, il sort enfin son deuxième
album
en leader après près de deux décennies d'attente sur le label de Xavier
Felgeyrolles, Space Time Records.
Pour ce rendez-vous, il s'entoure des frères
Brown, Keith au piano et Kenneth à la batterie. Les fils du pianiste de Memphis,
Donald Brown, ancien directeur musical des Jazz Messengers d'Art Blakey,
apportent au trio une assise rythmique de premier plan ancrée dans la tradition
donnant alors plus de sens au titre de l’album Swingin’ Back. «C’est
une façon de ramener au premier plan cet élément essentiel du jazz. Joué à bon
niveau, le swing est tout aussi moderne que les concepts non swing» nous
dit-il dans les notes de pochette. Une affirmation qu’il assume aussi bien sur
scène, quel que soit le contexte, que dans le cadre d’un studio
d’enregistrement, à l’image du fameux «Inner Urge» de Joe Henderson
qu’il joue avec autorité avec un son énorme et une précision au niveau du tempo
dans la lignée d’un Percy Heath avec une élégance dans le swing, doublé d’une
ligne de basse toujours aussi claire et ferme.
Keith Brown nous délivre dès le
premier thème un chorus plein de détermination plaquant les accords à la McCoy
dans un jeu alliant délicatesse du toucher, sens du swing et raffinement
harmonique. L’album cultive une forme d’excellence dans le choix du répertoire
et dans la variété des formules à géométrie variables allant du trio classique
au duo voix ou saxophone. Sa version du «Libera Me» de Gabriel
Fauré est d’une grande musicalité avec sa longue introduction modale amenant le
trio sur un développement plein de décontraction et de swing. Le duo avec le
jeune altiste virtuose Baptiste Herbin sur «Woody’n You» et
surtout «Pas si vite» sur un
découpage rythmique au groove funky, est une réussite avec de nombreuses
citations et une musicalité exemplaire. Darryl Hall instaure également un véritable
dialogue avec la belle voix expressive de la chanteuse italienne Chiara
Pancalti, qui possède le sens du swing et étonne par la clarté de son phrasé
sur le classique «Exactly Like You». L’aspect mélodique est
également présent dans le jeu du leader que l’on retrouve dans l’exposition du
thème «My Ideal» en formule du trio et sur le superbe «Lullaby of
Birdland» où il prolonge de façon singulière une lignée allant de Jimmy
Blanton à Ray Brown. Un jazz de culture avec toujours ce souci de faire
swinguer le blues avec brio comme sur «Blues for Big Mama» où il
démontre en solo une belle maîtrise
technique doublée d’une connaissance du jazz dans sa globalité. Le final mettant en relief les voix de Barack
Obama, Mohamed Ali et le révérend Martin Luther King donne à ce projet une
dimension supplémentaire à son œuvre. Une véritable réussite qu'on espère voir
se poursuivre par des enregistrements sur les scènes des festivals ou en studios.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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David Kikoski
Phoenix Rising Phoenix
Rising, Kik It, Wichita Lineman, If I Were a Bell, Emily, Love for Sale, My One
and Only Love, Lazy Bird, Willow Weep For Me
David
Kikoski (p), Eric Alexander (ts), Peter Washington (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 20 décembre 2018, Englewood Cliffs, NJ
Durée:
59’ 12”
HighNote
7328 (Socadisc)
La musique de David Kikoski, qui se produisait à Paris
récemment et qui nous a fait le plaisir de répondre à nos questions, est
toujours d’un haut niveau: elle lui ressemble. C’est un formidable pianiste de
jazz qui a une carrière très étendue, de sideman en particulier, et son style,
une forme de post bop, mêle tous les amours qu’il a eus dans ce registre. D’une
certaine manière, sa fraternité sur ce disque avec Eric Alexander et cette
section rythmique de grande valeur (Peter Washington et Jon Farnsworth) n’a
rien du hasard. Ils sont des musiciens très demandés sur la scène new-yorkaise qui
partagent une certaine idée du jazz, straight
ahead, hautement énergétique où le swing et l’expression sont dominants. On
sent surtout un héritage post-coltranien, le Coltrane de Prestige-Blue
Note-Atlantic plus que celui d’Impulse! («Lazy Bird»), et en ça, ces musiciens
continue d’entretenir la flamme de ce patrimoine particulier du grand
saxophoniste. Le quartet modèle est bien celui aussi avec McCoy Tyner, première
période également mais chez Impulse!, une influence de David Kikoski («Phoenix
Rising», «Lazy Bird»). Mais l’univers de David Kikoski est large, comme ses
amours, et on peut aussi entendre directement Joe Henderson et Michael Brecker,
et son long parcours avec Roy Haynes a laissé des traces durables; des influences
partagées par Eric Alexander. David Kikoski est aussi un splendide pianiste
dans les tempos lents, les ballades comme en témoignent «Emily» et «My One and
Only Love», du beau piano jazz, apaisé, qui fait visiblement partie de son
univers. C’est enfin un amateur de rythmes plus chaloupés,
avec des petites tournures néo-orléanaises plus que rhythm and blues, sur «Love
for Sale», «Willow Weep for Me», qui aurait plu à Crescent City.
David Kikoski aime le jazz, et il y a chez lui, comme chez ses compagnons, ce
côté ludique et spectaculaire des musiciens de longue date qui prennent un réel
plaisir, physique, à cette musique. Le caractère heureux de cette séance se
perçoit; les musiciens, tous virtuoses de leur instrument, s’épanouissent sans
retenue, avec générosité, sans calcul. Du «happy jazz» qui ne se pose aucune
question, direct, par des musiciens qui maîtrisent parfaitement leur langage et leur instrument,
et un disque plaisir pour l’amateur de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Tete Montoliu Trio
Barcelona Meeting
All the Things You Are, Have You Met Miss Jones?, Solar, Old
Folks/All Blues, What's New?, Jo Vull Que M'acariciis, Oleo, I Love You, I
Can't Get Started
Tete Montoliu (p), Reggie Washington (b), Alvin Queen (dm)
Enregistré le 22 mai 1988, Barcelone (Espagne)
Durée: 1h 07’ 35”
Fresh Sound Records 5060 (Socadisc)
All stars sans hésitation, avec la conjonction pour la
production du meilleur de Barcelone (Jordi Pujol pour l’édition du disque et
Jordi Suñol pour la production du concert), et avec un trio réunissant trois
grands artistes, dirigé par le pianiste catalan Tete Montoliu qui a tant donné
au jazz dans une carrière exceptionnelle où sa route a croisé tant de musiciens
de haut niveau. Ici, il y a l’une des plus belles sections rythmiques de
musiciens américains installés en Europe autour du pianiste. A l’époque, comme
le rappelle le livret, ce trio accompagnait Jerome Richardson qui se produisait
à Barcelone. La séance en trio se fit naturellement, sans aucun problème, mais
a dû attendre plus de trente ans pour être éditée en intégral ici.
Tete
Montoliu est un pianiste virtuose dans l’esthétique bebop
et post bop, un de ces artisans du beau piano jazz qui, depuis Bud
Powell, illuminent la scène du jazz (Kenny Drew, Wynton Kelly, Phineas
Newborn, Red
Garland, Ray Bryant, Erroll Garner, Horace Silver, McCoy Tyner, Sonny
Clark,
Kenny Barron, Harold Mabern, James Williams, Stanley Cowell, John Hicks,
Mulgrew
Miller…), la liste est longue et sans fin tant le jazz a généré de
talents hors
normes en matière de piano jazz des années 1950 aux années 1970. Tete
Montoliu
(1933-1997) est l’un de ces artistes: pianiste aveugle, il a sillonné le
monde,
apportant sa personnalité si particulière, un style très brillant, plein
d’éclats, d’angles vifs, un toucher percussif, une puissance étonnante
sur le
clavier, avec une capacité à swinguer dans tous les tempos, à apporter
sa
poésie, son imagination et une touche de blues tout à fait perceptible,
ce qui
est en général le plus difficile pour un musicien non afro-américain. Il
a
commencé jeune, à 14 ans, et a fait ses classes, lui aussi, avec Don
Byas qui
décidément a été très important pour le jazz dans l’Europe de l’après
Seconde
Guerre (on a vu également son influence dans la Belgique d’alors). Don
Byas, musicien
«classé» mainstream est bien celui qui ouvre notre continent au bebop,
curiosité de l’histoire si l’on n’a pas compris que le bebop n’est
qu’une des dimensions
du jazz. L’histoire de Tete Montoliu est en fait parallèle à celle de la
scène
française et parisienne, belge, scandinave, etc., puisqu’il fonde en
1948 le
Be-Bop Trio (dissous en 1953). A partir
de cette date, Tete Montoliu est une figure de premier plan de la scène de
la Capitale catalane, et il développe dans
ces années un style personnel, suivant les développements du jazz,
participant
aux grands événements de la scène européenne (Cannes, 1958 ; San Remo,
1959 ; Berlin, 1961, Comblain-la-Tour, 1964). Il est alors, en plus
bebop
dans l’esprit, le digne pendant de Martial Solal en France, c’est-à-dire
l’un
des pianistes les plus remarquables que l’Europe donne au jazz. Tete
Montoliu
est même devenu le pianiste maison du Jamborre Club de Barcelone. Dans
les années 1960, il anime les scènes d’Europe du nord
(Berlin, Copenhague), où il croise la route de Niels-Hennig Ørsted
Petersen et
Alex Riel, accompagnant Archie Shepp, Roland Kirk, Dexter Gordon, Kenny
Dorham.
C’est avec Roland Kirk, autre célèbre aveugle du jazz, qu’il tourne en
Europe
au sein du Newport Jazz Festival délocalisé. Il accompagne par la suite,
à Barcelone où il est retourné, Donald Byrd, Dexter Gordon, Booker
Ervin, Pony Poindexter, signe que le jazz
américain en a fait l’un des siens, à tel point que lors de son premier
voyage
à New York, il déçoit le commanditaire (la chambre de commerce
espagnole) qui
ne s’attendait pas à un artiste aussi parfaitement «américain». Tete en
profite
pour jouer au Village Vanguard, remplace Barry Harris dans le quartet de
Sonny
Criss et enregistre pour Bob Thiele en compagnie de Richard Davis et
Elvin
Jones, rien de moins, consécration de son talent d’artiste de jazz. Sa
carrière est alors une suite ininterrompue de rencontres
exceptionnelles (Ben Webster, Don Byas, Lucky Thompson, Dexter Gordon,
George
Coleman, Peter King, Al Tootie Heath, Anthony Braxton, etc.) qui
transforment
cette notoriété déjà importante en légende, la légende du jazz de
Barcelone. Il
enregistre sur tous les grands labels européens, et, en dehors de Fresh
Sound pour
Soul Note, Black Lion, Enja, Steeple Chase, Timeless, Ensayo… jusqu’à un
duo en
1979 avec Chick Corea pour Contemporary aux Etats-Unis.
Quand Tete enregistre cet album, il est donc un artiste
consacré, et c’est dans un club ancien et célèbre, le Cova del Drac de
Barcelone (alors situé Calle Tuset, qui existe toujours, mais à une autre
adresse) qu’il se produit avec ce trio en soutien de Jerome Richardson. C’est à
la suite de l’enregistrement du quartet aux Estudis Gema (Studios Gema),
aujourd’hui disparus, que le trio a décidé d’enregistrer la matière du disque
qui sort aujourd’hui. Reggie Johnson est un excellent contrebassiste, brillant
soliste, très largement mésestimé sauf par Tete Montoliu et nombre de grands
pianistes qui tournent en Europe, et Alvin Queen est ce batteur rayonnant, l’un
des plus dynamiques et virtuoses de la scène du jazz, un de ces batteurs
d’exception à l’aise dans tous les registres, mainstream, bebop ou post bebop,
en petite formation ou en big band. Il apporte une énergie et un drive à toutes
formations auxquelles il participe. Avec cette assise, Tete Montoliu est à son zénith («I
Can't Get Started») et nous gratifie d’une de ses compositions («Jo Vull Que
M'acariciis», du catalan qui peut se traduire par «Je veux que tu me caresses»,
un vrai blues catalan). C’est donc un magnifique enregistrement d’une musique
straight ahead mais aussi in the
tradition, sans retenue et avec une telle maestria que la virtuosité des
trois musiciens s’efface devant une expression sans âge: du grand jazz! Tout
cela, Jordi Pujol vous le dit avec beaucoup de détails et une discographie très
précise, comme toujours. On vous l’avait dit: un disque all stars sur tous les
plans…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Woody Shaw Quintet
At Onkel Pö's Carnegie Hall, Hamburg 1979, vol. 1 Some Other Blues, All the Things You Are, Stepping Stone, In
a Capricornian Way, It All Comes Back to You
Woody Shaw (tp, flh), Carter Jefferson (ss, ts), Onaje Allan
Gumbs (p), Stafford James (b), Victor Lewis (dm)
Enregistré en juillet 1979, Hambourg (Allemagne)
Durée: 47’ 06” + 47’ 11”
NDR Info/Jazzline PÖ D77070 (Socadisc)
Témoignage d’une époque, c’est la splendide musique portée
par la tension de ces musiciens qui dans les années 1970 ont prolongé
l’histoire du jazz, en enrichissant le langage par l’apport de leur
personnalité et de la réalité de leur époque, sans céder aux modes commerciales
et aux mirages de la société de grande consommation qui s’acharnent sur le jazz
depuis le début des années 1960. Ce Live
At Onkel Pö's Carnegie Hall s’inscrit dans la série d’éditions (des
nouveautés) des concerts enregistrés dans un club de jazz de Hambourg que nous
avons déjà évoquée en 2019 à propos d’autres beaux concerts (Louis Hayes, etc.).
Nous vous prions de
vous y référer pour vous remémorer la genèse de l’attachante histoire de
ce club. Ici, nous avons un enregistrement en deux disques d’un
quintet, un all stars, un de ceux qui opèrent dans les années 1970, la
synthèse
savante entre un hard bop d’un niveau exceptionnellement élevé et
l’héritage du
free jazz, le seul, le vrai, celui qui laisse libre cours à l’expression
culturelle ancrée dans le jazz («All the Things You Are»), sans
s’enfermer dans
un système ou dans la gratuité non enracinée, celui de la descendance
coltranienne («Some Other Blues» réactualisé en ouverture de cet album
par
Woody Shaw évoque la version de John Coltrane en 1959) et plus largement
afro-américaine qui est encore d’une richesse de talents inimaginable
alors.
Ce quintet offre des musiciens rares: le leader Woody
Shaw (1944), prématurément disparu à 45 ans en 1989, un grand leader, un grand
compositeur («Stepping Stone»), un trompettiste virtuose digne héritier par la
virtuosité et l’inspiration musicale d’un Dizzy Gillespie (ses dernières notes
sur ce thème citent subrepticement «Night in Tunisia»), précurseur et
inspirateur de nombre de trompettistes actuels, à commencer par Wynton
Marsalis, Roy Hargrove, dont il préfigure le lyrisme («All the Things You Are») et on peut le dire de la plupart des trompettistes de jazz, l’égal en son
temps par le talent de Freddie Hubbard. Il est de ces musiciens qui restent peu
connus, en dépit d’une bonne discographie, parce qu’ils ont choisi l’intégrité
artistique et l’esprit du jazz dans une époque difficile pour le jazz, plus
portée déjà sur les modes et la normalisation commerciale et institutionnelle.
A ses côtés, un véritable plaisir, Carter Jefferson au ténor
et au soprano, héritier de John Coltrane, qui partage la même vie courte
(1946-1993), et dont les racines (The Temptations, The Supremes, Little Richard,
dans les années 1960) et le langage correspondent si étroitement à la musique
de son leader: hot, blues,
spirituel, swing. Son trop court passage sur terre lui a permis de côtoyer
Mongo Santamaría, Art Blakey, Woody Shaw, Elvin Jones, Roy Haynes, Cedar
Walton, Jerry Gonzalez, Malachi Thompson… Il n’y a pas de hasard. Il est
splendidement lyrique au soprano («In a Capricornian Way», «All the Things You
Are»), puissant au ténor. La section rythmique est une sorte de perfection, avec le
rare (sur les scènes) Onaje Allan Gumbs, un héritier de McCoy Tyner, puissant,
tout entier investi dans ce langage. Il possède aussi une discographie qui dit
tout de son parcours: une dizaine de bons albums en leader et plus aux côtés des
Nat Adderley, T.K. Blue, Betty Carter, Norman Connors, Carlos Garnett, Toninho
Horta, Ronald Shannon Jackson, Bennie Maupin, Cecil McBee, Avery Sharpe, John
Stubblefield, Buster Williams… Quelques problèmes de santé et une orientation
vers l’enseignement ont sensiblement réduit son exposition sur les scènes de
jazz depuis une dizaine d’années.
Le bassiste Stafford James (Jazz Hot n°477), brillant ici («Some Other Blues», «All the Things
You Are») a un parcours très particulier. Né en 1946, c’est dans l’architecture
qu’il a fait ses premiers pas avant de se consacrer à la musique et à la
contrebasse, d’abord dans un registre savant par l’apprentissage avant de
rencontrer Pharoah Sanders à New York, puis de jouer avec Sun Ra, Monty
Alexander, Albert Ayler, Alice Coltrane. Dans les années 1970, il côtoie Jimmy Heath, Woody Shaw, Al Cohn,
enregistre son premier disque avec Harold Mabern, Frank Strozier, Louis Hayes…
Dans les années 1980, il fait le tour du monde avec différentes formations,
joue avec Mulgrew Miller, compose des pièces classiques et joue Schubert… Il
s’est installé à Paris en 1989 où il est venu avec Pharoah Sanders, époque à
laquelle nous l’avons croisé, puis a rayonné en Europe au cours des années 1990,
tourne avec Onaje Allan Gumbs, joue Stravinsky avec un orchestre philharmonique
en Ukraine, accompagne Freddie Hubbard. Il se consacre dans les années 2000 à l’enseignement, notamment à l’Université de
Graz en Autriche, et le Chicago Symphony orchestra consacre un programme à ses
compositions. Il enregistre plusieurs disques avec le Stafford James String
Ensemble, dont le dernier en 2019 à Chicago et Zürich; une carrière très riche
à laquelle il faut ajouter quelques musiques de film. Quant à Victor Lewis, c’est un formidable rythmicien dont la
grande carrière vient encore de faire récemment l’objet d’un article (Jazz Hot 2019),
après un précédent en 2001 (Jazz Hot n°584). Nous vous
laissons le soin de relire son parcours.
Ce quintet de Woody Shaw est de ces formations dont on ne se lasse pas de repasser les enregistrements, car il porte ce que le jazz a de
meilleur et d’authentique, dans une esthétique pourtant moderne, parfois free. Il ne renonce
jamais à la beauté formelle de la mélodie tout en ayant l’esprit le plus
inventif, et il ne perd jamais l’ancrage culturel. Ces concerts chez Onkle Pö’s
sont inédits, c’est une chance supplémentaire de retrouver Woody Shaw et ses
compagnons pour de nouvelles aventures.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Hetty Kate
Under Paris Skies
Azure-te
(Paris Blues), On the Street Where You Live, Once Upon a Summertime, Get Out of
Town, If You Could See Me Now, Darling je vous aime beaucoup, Under Paris
Skies, La Belle vie, After You’ve Gone, Tout doucement, Down With Love, A
Nightingale Sang in Berkeley Square
Hetty Kate (voc), James Sherlock (g), Ben
Hanlon (b)
Enregistré en 2017 et 2018, Thornbury (Australie)
Durée: 41’ 12’’
Lisez l’Etiquette Records HKDDUPS19 (www.hettykate.com)
Cela fait déjà cinq
ans que nous avons
découvert cette drôle de jeune femme, au curieux nom sur le plan
phonétique, ce dont elle joue, d’abord sur la scène du Caveau de La
Huchette (Jazz Hot n°672), puis par l’écoute de ses albums (Jazz Hot n°674). Depuis de l’eau a coulé
sous les ponts de la Seine et l’Anglo-australienne a décidé de poser ses valises
à Paris, depuis janvier 2017, tout en retournant régulièrement en
Australie où elle continue de se produire. Elle y a enregistré, au
fil de ces séjours, son dernier album en compagnie de deux musiciens
de la scène jazz de Melbourne: le guitariste James Sherlock et le
contrebassiste Ben Hanlon. Le premier, diplômé de guitare classique, outre une
collaboration au long court avec la chanteuse Kristin Berardi, accompagne
à l’occasion les jazzmen et jazzwomen de passage; il a ainsi partagé la
scène avec Jeff Tain Watts, Sheila Jordan, Martin Taylor, entre autres. Le
second, également de formation classique, appartient depuis 2011 au Melbourne
Symphony Orchestra et mène une double carrière dans le jazz, essentiellement avec
James Sherlock, ce qui a d’ailleurs donné lieu à un album (Duo, 2017).
La finesse des deux solistes et l’extrême sobriété de
leur accompagnement fournissent un support parfait à Hetty Kate qui retransmet,
sur ce Under Paris Skies, les
émotions aussi fortes que contradictoires de ceux qui font le choix de partir
vivre loin de leurs proches, attirés par l’aventure féconde d’un ailleurs et n’en
reviennent jamais complètement. Cette expérience a, à l’évidence, donné un peu plus
de profondeur à l’expression de la chanteuse, qui était déjà teintée d’une
certaine mélancolie. Les thèmes offerts ici: des chansons sur Paris («Azure-te»
et bien sûr «Sous le ciel de Paris», morceau-titre dans sa version
anglaise, l’une des plus belles plages de l’album), des «standards»
de compositeurs français («Once Upon a Summertime» de Michel
Legrand, «La Belle vie» de Sacha Distel) et des ballades tirées de
l’American Song Book qui sont autant
de façons pour Hetty Kate d’évoquer ses «deux amours», comme l’avait
autrefois chanté Joséphine Baker. L’interprétation est parfois un peu plus
légère («Darling, je vous aime beaucoup»), parfois un peu plus grave
lorsque ses accompagnateurs font vibrer leur fibre classique (beau jeu d’archet
sur «Once Upon a Summertime»), charmante en français («Tout
doucement»). Une douceur.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Luigi Grasso / Rossano Sportiello
A Coffee for Two
I
Concentrate on You, Blue Gardenia, We'll Be Together Again, The Sheik of Araby,
Deep Night, Neapolitan Medley, Indian Summer, Some Other Spring, Hop Scotch,
Estate, A Coffee For Two, I've Found a New Baby, Time Waits, Be Bop Dance,
Let's Face the Music and Dance
Luigi Grasso (as), Rossano Sportiello (p)
Enregistré les 25-26 avril 2018, Bayonne (67)
Durée: 1h 12’ 43”
Jazz aux Remparts 64027 (www.jazzauxremparts.com)
Si la France est par l’histoire la seconde patrie du jazz,
notamment pour avoir favorisé sa reconnaissance et son indépendance, en terme
d’art, l’Italie pourrait revendiquer ce titre tant la musicalité, l’amour
de la mélodie («Neapolitan Medley»), le feeling-sensibilité («I Concentrate on
You»), l’expressivité («Indian Summer») qui s’inscrivent dans la tradition
transalpine favorisent la rencontre avec les fondamentaux de la grande
tradition du jazz afro-américain, avec des nuances qui font la beauté de cette
complicité: le blues y a une expression sensiblement différente, comme joyeuse,
sans contresens: «A Coffee for Two», une sorte de «happy blues» comme dit
George Freeman. Les résultats sont exceptionnels, que ce soit sur le sol
américain, terre d’accueil de l’émigration italienne depuis Eddie Lang et Joe
Venuti entre autres, ou sur le sol européen: depuis la fin du triste épisode
mussolinien, qui ne fut pas totalement sans jazz (on sait que le jazz et plus
largement la culture américaine irriguèrent, ironie de l'histoire, jusqu’à la famille du Duce), le
jazz a écrit de splendides pages, avec une multitude d’excellents musiciens qui
ont la particularité de se fondre dans le jazz comme dans une seconde culture
native. Le jazz a trouvé en Italie une terre d’élection dans le cinéma
d’après-guerre (et réciproquement), pour les amateurs, les collectionneurs, les
festivals, la transmission, avec ce caractère populaire qui rapproche la
tradition italienne et afro-américaine, et bien entendu la multitude de
musiciens qui se sont consacrés à cet art.
On ne va pas les énumérer, ils sont fort nombreux. Nous nous
limitons pour cette chronique à deux relativement jeunes musiciens, le pianiste
Rossano Sportiello (46 ans) dont les lecteurs de Jazz Hot ont découvert le parcours dans le numéro anniversaire des
80 ans (n°671, 2015).
Il
vous appartient de relire le texte, pour cerner l’itinéraire atypique de
ce
pianiste d’exception, capable de conjuguer avec autant de brio et de
swing les
grandes traditions du clavier jazz depuis Earl Hines à Kenny Barron sans
se
départir de son petit grain d’italianité et de son toucher classique,
une tradition et un apprentissage auxquels il ne renonce pas: la
virtuosité (une main gauche
remarquable, «I Found a New Baby») et la musicalité, une forme de
fantaisie
lyrique. On a aussi dans le contenu de l’interview l’explication de ce
petit
medley napolitain si bien arrangé dans ce disque.
Luigi Grasso est son cadet (34 ans) et vous pouvez également découvrir son itinéraire dans Jazz Hot (n°675, 2016). Il appartient
à cette belle famille des altos post parkériens, initiée par Phil Woods dont on
connaît l’attachement à l’Italie, à travers notamment le label Philology de
Paolo Piangiarelli. Comme Rossano Sportiello, Luigi a découvert l’Amérique, non pour
s’y fondre ou se l’approprier, mais pour y enraciner davantage son art et sa
personnalité par une multiplicité de rencontres, une curiosité savante, sans
s’enfermer dans une chapelle stylistique.
Si Rossano est vite (et mal) catalogué dans les pianistes old school parce qu’il pratique le
stride (Jaki Byard aussi, ce qui ne l’a pas empêché d’accompagner Mingus et de
jouer free), Luigi est plutôt (et trop simplement) catalogué comme musicien bop;
on découvre ici que sa culture jazz s’étend au-delà de ce temps et que le hot n’a pas de secret quel que soit le
registre («I Found a New Baby») ou l'époque. S’il y a un fond de vérité dans la genèse de
leur apprentissage, il est très réducteur et à contresens, d’enfermer deux
artistes de la musique de jazz. Leur rencontre, aussi naturelle que
créative, ne semble avoir posé aucun problème, ni de langage, ni de répertoire,
ni d’expression: ils sont véritablement hot et jazz au sens originel de ces mots pour votre revue: l’expression est une de
leurs vertus fondamentales. Leurs enregistrements passés, en leader ou sideman,
sont d’une cohérence parfaite, de qualité, sans compromission, sans
complaisance, naturellement et culturellement brillants. Ce disque propose une heure et quart d’une splendide musique
de jazz, sans hiatus, sans artifices mais ô combien brillante, mêlant dans une
formidable synthèse les climats («Let's Face the Music and Dance»), les grandes
familles esthétiques du jazz, vieux style («The Sheik of Araby») ou bop («Time
Waits») ou stride ou mainstream ou jazz moderne… Le répertoire a été
intelligemment et esthétiquement parfaitement choisi, d’Irving Berlin et Cole
Porter à Bud Powell et Luigi Grasso, avec des détours par la chanson
napolitaine (clin d’œil de Rossano), au «Standard Italien» de Bruno Martino «Estate»,
pour soutenir la caisse des auteurs italiens. On doit la «Be Bop Dance» à…
l’espiègle Rossano et le blues le plus roots à Luigi («A Coffee for Two»). Il y a par ailleurs des compositions rarement
jouées comme «Deep Night», «Time Waits», et chaque interprétation est de toute
façon si originale. «Hop Scotch» et «Be Bop Dance» sont deux réussites. Luigi et Rossano appartiennent corps et âme au jazz, en
possèdent l’esprit à leur façon dans toute sa beauté sans âge. Ils ont du style, un style!
Bravo à Jazz aux Remparts, pour ce 30e enregistrement du label, de proposer une telle rencontre, inattendue –elle a
été enregistrée au Théâtre de Bayonne dans les conditions du concert, sans
montage– et pourtant si fertiles en beautés de toutes sortes, et produite par une
famille du jazz, les excellents Dominique et Antton Burucoa, qui donnent
régulièrement et depuis si longtemps.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Chloé Perrier & The French Heart Jazz Band
Petite fleur
Ménilmontant, Comes Love, Que reste-t-il de
nos amours, Lorsque tu m’embrasses, Lullaby of Birdland, J’ai deux amours,
Coquette, Guilty, La Vie en rose, Sway, Je voudrais en savoir davantage, Petite
Fleur (non signalé sur la pochette)
Chloé Perrier (voc), Jon Hunt (cl), Aki
Ishiguro (g), Jim Roberton (b), Rodrigo Recabarren (dm), Caroline Bugala (vln)
Enregistré à Astoria, NY, date non précisée
Durée: 39’ 13’’
Jazzheads 1238 (www.jazzheads.com)
Installée à New York, Chloé Perrier a fait le
choix de chanter essentiellement en français, des chansons du répertoire hexagonal
«classique» (Piaf, Trenet, Gainsbourg…) et des standards de
jazz, parfois aussi dans la langue de Molière. Quelques subtils détails dans son
allure évoquent la Swing Era (voir
le dessin sur la pochette de son disque). Voilà sans doute de quoi charmer le
public américain. Enfant de la balle, Chloé Perrier s’ébroue dans le monde du
théâtre, de la musique et de la danse depuis l’adolescence. Décidée à chanter
du jazz, elle se forme auprès de Sara Lazarus et de Joe Makholm à la Bill Evans
Piano Academy avant de se produire dans les clubs, bars et restaurants
parisiens. Après un premier disque, Cœur
de Française, sorti en 2012, Chloé Perrier interprète ici sobrement des
titres tirés des song books de la
chanson française et du jazz, joliment arrangés et très bien joués par une
excellente formation qui se situe dans cette mouvance qui cherche à réactiver la
tradition du swing avec une véritable fraîcheur, sans servilité ou esprit
parodique. Signalons en particulier trois bons solistes au sein de ce French
Heart Jazz Band: l’Australien Jon Hunt (1984) a notamment étudié avec Don
Byron et Ken Peplowski et joué aux côtés de LeRoy Jones lors d’un voyage à New
Orleans; la grappellienne Caroline Bugala (1984), originaire de Lyon, est
une ancienne élève de Didier Lockwood, au parcours éclectique, qui a, entre
autres, enregistré avec Romane et Stochelo Rosenberg; le subtil Aki
Ishiguro, diplômé de Berklee, qui a travaillé avec Christian McBride et John
Zorn, se partage entre les scènes jazz et rock.
Dans le registre des rencontres entre chanson et jazz,
ce disque est une agréable réussite. Le traitement swing de «Ménilmontant»
(Charles Trenet) ou «Je voudrais en savoir davantage» (Paul
Misraki) met particulièrement en valeur
les interventions des solistes tandis que Chloé Perrier dépose sur la mélodie
les mots avec une forme de légèreté jazzé qui fonctionne y compris sur des
standards chantés (en partie) en français comme «Lullaby of Birdland».
Sur les trois morceaux pris en anglais, notre préférence va au très beau thème «Guilty»
(Richard A. Whiting-Harry Akst) –dont Ella Fitzgerald donna une version
somptueuse en 1947 avec l’orchestre d’Eddie Heywood– sur lequel Chloé Perrier
ne manque pas de grâce.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Rossano Sportiello
Pastel. Solo Piano
All Through
the Night, Arietta op. 21/Like Someone in Love, Dancing in the Dark, Doctor
Gradus ad Parnassum/Lush Life, Hymn, Waltz From «Masquerade», Nobody Else but
Me, Pastel, That's My Kick, A Time for Love/Close Enought for Love, Dedicated
to George Shearing, Voglia 'e Turna’, When I Fall in Love
Rossano Sportiello (p solo)
Enregistré le 10 décembre 2016, New York, NY
Durée: 1h 03’ 19”
Arbors Records 19454 (www.arborsrecords.com)
C’est l’excellent batteur Dennis Mackrel qui a pris sa plus
belle plume pour se concentrer sur le portrait de Rossano Sportiello dressé
dans le livret. Il s’attarde sur l’artiste plus que sur le disque, remarquant
l’extrême sensibilité musicale qui correspond si bien à une personnalité de
gentleman au sens littéral, particulièrement séduit par l’habileté du pianiste
à marier son héritage classique européen avec la grande tradition du jazz, du
piano jazz, et rappelant que Barry Harris, Hank Jones et George Shearing se
sont arrêtés sur son talent quand ils ont croisé sa route.
De fait, c’est une belle introduction à un disque qui évoque
le projet artistique de Rossano Sportiello, qui non seulement n’a jamais
renoncé à sa culture classique européenne ni à son amour du jazz mais, plus, a
eu le projet d’en faire une synthèse dans une expression particulière qui fait
sa personnalité; dans cet opus, il est très pédagogique sur sa «méthode»,
touchant parfois à John Lewis («A Time for Love») sans jamais abandonner aucune
de ses admirations, déjà évoquées Erroll Garner, Billy Strayhorn, et
certainement d’autres pour ce qui concerne le jazz, de Debussy, Grieg,
Khachatourian pour la musique classique, sans oublier les auteurs de standards
du great song book américain. Il rappelle
son attachement à Naples (présent dans d’autres disques), avec un thème de la
chanteuse populaire napolitaine Teresa De Sio repris à la manière Sportiello,
toujours du beau piano même si on s’éloigne du registre du reste du disque
malgré le toucher sensible du pianiste. Il n’est pas le premier à associer «Lush Life» de Billy
Strayhorn et Claude Debussy, Strayhorn lui-même et Phineas Newborn l’avaient
fait avant lui, mais il donne ici plus de place au compositeur classique. De la
même manière, la correspondance Grieg/Van Heusen-Burke, est particulièrement
bien trouvée et mise en œuvre par un pianiste qui possède des arguments
d’expression et de sensibilité. «Pastel» de Red Callender, qui donne son nom à l’album, est
un thème ellingtonien dans l’esprit, le fantôme non nommé de ce disque qui
aimait décrire sa musique avec des couleurs. On se souvient de l’incroyable
parcours du multi-instrumentiste Red Callender (bassiste, tubiste, comp) qui
côtoya Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Benny Carter, Benny Goodman, Lester
Young, Nat King Cole, Erroll Garner, Charles Mingus, Dexter Gordon, Art Pepper,
James Newton, pour donner une idée du musicien.Dans cet album, le jeu et le répertoire de Rossano
Sportiello sont comme un manifeste de son art. Tant mieux, car le pianiste
possède cette intégrité artistique têtue et cette recherche qui caractérisent
les esthètes les plus perfectionnistes de l’art pianistique. Comme le remarque
Dennis Mackrel par d’autres mots, l’authenticité de la démarche de Rossano
Sportiello lui permet de toucher à toutes les expressions les plus
sophistiquées en la matière, classique et jazz, et d’éclairer le futur. Car
Rossano Sportiello a l’intuition que le jazz est aussi, parmi d’autres
qualités, avec son exigence et ses racines populaires, un prolongement de la
musique classique européenne.
Un autre musicien que Rossano Sportiello n’évoque pas, Ray Bryant, a aussi
reconstruit en partant du monde américain, le pont esthétique qui unit parfois
le jazz, le piano en particulier, à la musique classique. Chez le regretté Ray
Bryant, il y a le blues en plus; chez Rossano Sportiello, il y a ce
toucher classique d’une extrême précision, ce lyrisme très italien. L’histoire
du jazz les réunit comme quelques autres pianistes (John Lewis bien entendu,
Sir Roland Hanna, Larry Willis, Jaki Byard, Ramsey Lewis, Bud Powell, voire
Martial Solal…) qui ont perçu des deux côtés de l’Atlantique, et finalement plus
souvent du côté américain, ce que le jazz apportait comme renouvellement de
l’expression musicale, même classique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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J.B. Moundele
Afrotrane
Mopty Road, Nunkajazz, Lonnie's Lament, Ymela Blues,
Impressions, Mbote Ma Mbeaute,
Bolingo Ya Nsuk'a, Ghanajazz, Africa, Almighty, Humility,
Mon BB Ô
J.B. Moundele (ts, ss), Olivier Hutman (p), Marc Peillon (b), Tony Rabeson (dm)
Enregistré en juillet 2019, Cagnes-sur-mer (06)
Durée: 1h 07’ 28”
Fatto in Casa 090719 (www.jbmoundele.com)
Jean-Bapstiste Dobiecki, né à Créteil, auteur de tous les
thèmes ici, à l’exception des compositions de John Coltrane («Lonnie's Lament»,
«Impressions» et «Africa»), n’est autres que J.B. Mondele, le saxophoniste, un
pseudonyme artistique (qui signifie d’après ce qu’en dit son site: «le
Blanc Noir», en lingala, une langue du Congo) né de son amour de l’Afrique et
de sa musique qu’il a un jour rencontrées en parcourant le grand continent où
il a accompagné de nombreux artistes. Il propose avec cet hommage composite à
John Coltrane, son quatrième album semble-t-il, avec une belle section
rythmique pour reconstituer le quartet: Olivier Hutman, Marc Peillon et Tony
Rabeson sont des musiciens de premier plan, et apportent plus qu’un soutien, un
enrichissement de la révérence qui s’adresse aussi à l’Afrique. On sait que
John Coltrane, comme beaucoup d’Afro-Américains, a souvent fait référence au
continent de ses ancêtres lointains, musicalement et explicitement dans ses
titres de compositions ou d’albums.
On a ainsi deux pôles dans cet album: John Coltrane et
l’Afrique; et si le répertoire coltranien est respectueusement ou platement
exécuté, sans fantaisie ou recréation, l’Afrique de J.B. Moundele est aussi
présente, une synthèse personnelle où il semble plus lui-même, un musicien
d’instinct et de conviction comme il se définit, qui mêle ses amours dans une
synthèse assez large mêlant des influences allant de Grover Washington Jr. à
Weather Report ou à la musique qui se joue en Afrique depuis quelques années,
une sorte de variété dansante. Tout n’est pas réussi à notre sens, car tout
n’est pas «sur la même longueur d’ondes», et il est difficile d’écouter
«Lonnie’s Lament», «Africa» à côté de «Bolingo Ya Nsuk'a» ou «Ghanajazz». Une question d’intensité musicale, de
cheminement et finalement d’histoire de la musique. On peut comprendre le souci
de ne pas «intellectualiser» une expression de J.B. Moundele-Dobiecki, mais ce
refus ne doit pas consister à ne pas comprendre et ne pas sentir la différence entre
les expressions et leur environnement de création. Cela peut conduire à faire
de la musique de variété ou de répertoire, même avec de la matière jazz; c’est
un contresens esthétique et expressif malgré la sincérité de la démarche de J.B.
Moundele, qui donne la juxtaposition artificielle de cet enregistrement.
Comprendre et sentir comment et pourquoi John Coltrane a délivré une musique
aussi puissante et émouvante est une nécessité indispensable que n’acceptent pas
toujours les musiciens, qu’ils soient très instruits en musique ou plus
instinctifs. Cela consiste aussi à ne pas amalgamer ce qui est africain ou
afro-américain, malgré des racines lointaines communes. Le temps, la vie, les
épreuves, le climat, la nourriture et les paysages génèrent des expressions
différentes. Ce disque, qui part d’un bon sentiment et comporte quelques bons chorus,
a pourtant ce défaut majeur de tout mêler dans un gumbo manquant de saveur, de
fond malgré quelques bons ingrédients.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Scott Robinson
Tenormore And
I Love Her, Tenor Eleven, Put On a Happy Face, Morning Star, The Good Life,
Tenor Twelve, Rainy River+, The Weaver*, The Nearness of You+°, Tenormore°
Scott
Robinson (ts), Sharon Robinson (fl)*, Helen Sung (p, org+), Martin Wind (b,
bg°), Dennis Mackrel (dm)
Enregistré
les 17 et 18 janvier 2018, New York, NY
Durée:
1h 07' 27''
Arbors
Records 19462 (www.arborsrecords.com)
Scott Robinson est un
étonnant musicien qu'on a pu voir jouer une multitude d'instruments du
cornet au sax contrebasse en passant par le C melody sax (ténor en ut). Ici, il
n'utilise qu'un sax ténor Conn de 1924. Est-ce à dire qu'il joue le jazz des
années 1920? Nullement, même s'il peut le faire. Scott Robinson est multicarte,
ayant collaboré avec Dan Barrett comme avec Maria Schneider. Ce disque démontre
l'étendue de son talent et confirme qu'il n'est pas le ringard qu'on croit,
injuste interprétation qui l'écarte des distinctions suprêmes de nos «spécialistes».
Les amateurs ont plus de clairvoyance puisque ce disque vient de remporter la
mention «meilleure nouveauté 2019» au référendum des lecteurs de JazzTimes.
Tout débute par un solo ad lib réalisé en une seule prise après les deux jours de séance
d'enregistrement, une fois ses musiciens partis. Il avait trouvé un motif de
quatre notes dans le suraigu qui se trouve être fortuitement une part du «And
I Love Her» de Paul McCartney et John Lennon. Il développe ensuite dans
tous les registres. Un étonnant travail sur le son qui inclut un moment de
tension aylérien. C'est la sonorité de Scott Robinson qui fait l'attrait
principal de ce disque. Sa composition «Tenor Eleven» de facture
bop, blues de 11 mesures (!), montre sa parenté avec Sonny Rollins et le
courant des «sons épais». La rythmique tourne bien. Le passage
ténor-batterie avant le retour au thème, s'inscrit pour la parenté de son avec
Rollins et dans le propos avec Coltrane. Dennis Mackrel est excellent, ce qui
ne constitue pas une surprise. La forme de ce blues lui est venue d'un souvenir
à New Orleans lorsqu'il a entendu Capt. John Handy et Punch Miller au
Preservation Hall sans respecter le cadre standardisé des 12 mesures. La
ballade «Put On a Happy Face», tirée du film Bye Bye Birdie,
est superbement exposée avec un vibrato bien maîtrisé qui crée un
feeling certain.
Le solo d'Helen Sung est très fin, sensible, et les lignes de basse de
Martin
Wind parfaites avec une belle rondeur de son. Bien sûr, Mackrel manie
les
balais à la perfection. Dans la coda, Scott Robinson évoque dans l'aigu
le
timbre du Stan Getz étoffé des années finissantes. En fait, Scott
Robinson ne
copie pas. Il a simplement une culture qui transpire dans chaque note.
«Morning
Star» est une composition que Scott a écrit comme cadeau de la
St-Valentin à son épouse Sharon Robinson. Il y a un passage ténor-basse
d'une
belle inspiration, le reste est joué sur un tempo médium qui swingue
naturellement. Martin Wind prend un solo avec une sonorité de
contrebasse qui
nous ravit. «La Belle vie» de Sacha Distel débute par une
improvisation free à quatre (Wind utilise l'archet), et une note aiguë
de Scott
fait le lien avec l'énoncé du thème à tempo médium. Scott Robinson
dispose du
lyrisme qu'il faut pour un tel morceau sans tomber dans la mièvrerie.
Remarquable solo de Martin Wind comme dans «Tenor Twelve» de Scott
Robinson, un blues en fa de douze mesures sur tempo médium qui vaut aussi pour
l'échange ténor-batterie. C'est Martin Wind qui a écrit «Rainy River»,
très churchy, exposé avec feeling par Helen Sung à l'orgue et magistralement «chanté»
au sax par Scott Robinson. Là encore, Wind nous gratifie d'un beau solo. Le
titre 8 débute par un extrait de poème récité par David Robinson, père de
Scott. Puis le couple Scott et Sharon expose «The Weaver», une
musique intrigante mais pas rebutante avec en prime un court solo de Mackrel.
Sung et Wind optent pour l'orgue et la guitare basse dans «The Nearness
of You» qui prend un aspect funky inattendu. «Tenormore»
prolonge les recherches de Scott Robinson sur la structure du blues. Cette
fois, il s'agit de sections de 10 mesures prolongées d'un nombre indéterminé de
mesures (ten or more). C'est très
libre. La modernité n'est pas toujours là où on la présente de même que les
vrais talents sont souvent derrière des produits fabriqués dont on fait
lucrativement cas. Le niveau atteint par Scott Robinson au sax ténor, tant
musical que technique, est stupéfiant.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Sarah Thorpe
Deep Blue Love Deep Blue Love*°°, Free*, Sweet Love Serenade°, Urban Nostalgia**, To Be
Loved By You°+, Pretty Strange*, Sunday Daydreaming (The Bishop)*,
The Wind, Lonely Woman, Infant Eyes*
Sarah Thorpe (voc, arr), T.K Blue (as, ss, fl, arr), Olivier Hutman (p,
arr), Darryl Hall (b), John Betsch (dm) + Josiah Woodson (tp*, flh**), Ronald
Baker (tp°, voc°°), Ismaël Nobour (dm)+
Enregistré
les 26-27 mars et 22 mai 2019, Maurepas (78)
Durée:
44’ 41’’
Dot Time
Records 9087 (Socadisc)
C’est le
deuxième album de la chanteuse franco-britannique Sarah Thorpe qui, après un
prometteur Never Leave Me (Elabeth),
s’entoure une nouvelle fois de musiciens de premier plan, tant au niveau de
l’accompagnement que sur celui de l’arrangement. On retrouve ainsi autour de l’ancienne élève
de la Bill Evans Academy, la précieuse présence d’Olivier Hutman: en véritable
architecte, il construit un véritable écrin à la voix de la chanteuse. Un
musicien pour musiciens à l’expérience riche de sideman, au même titre qu’un
Alain Jean-Marie, avec un jeu d’une grande clarté et d’un dynamisme évoquant
McCoy Tyner comme sur le groove funk aux couleurs new orleans, «Deep Blue
Love», doublé d'une délicatesse dans le phrasé tout en nuances dans
«Sweet Love Serenade». Une des qualités de Sarah Thorpe est
également de s’aventurer dans un répertoire à la fois original et personnel sur
des thèmes tels que ceux de Pat Metheny, Randy Weston ou mettant par exemple
des mots sur une musique du trompettiste Marcus Printup. Une prise de risque
assumée qui démontre une personnalité affirmée et une exigence s’éloignant de
certaines facilités commerciales. Son absence d’expressivité et son chant
plutôt neutre collent parfaitement à un thème tel que «Free» avec
un superbe chorus de Talib Kibwe à la flûte. Sur la ballade de Randy Weston
«Pretty Strange», elle donne une dimension dramatique au thème avec
beaucoup de sensibilité. Une remarque que l’on peut également faire pour
l’exposition du thème «Lonely Woman» d'Horace Silver en duo avec le
pianiste tout en retenue avec beaucoup de sensibilité et sans maniérisme. Ce
duo est certainement le moment fort de l'album à l’image du jeu d’Olivier
Hutman, d’une très grande musicalité toujours mélodique et brillant. La
présence de Talib Kibwe qui fut le directeur musical de Randy Weston pendant
plus de deux décennies est également un élément important du disque notamment
sur l’arrangement de «Infant Eyes» et sur ses interventions avec de
longues phrases et une sonorité chaude et bien timbré à l’alto au swing
toujours présent. La précieuse rythmique amenée par l’impeccable Darryl Hall et
John Betsch aux baguettes donne une forme d’équilibre à l’ensemble quel que
soit le tempo ou l’idiome.
Dotée d’une
solide expérience en club auprès de musiciens tels que Kirk Lighstey, Alain
Jean-Marie ou Michel Pastre, Sarah Thorpe prolonge avec ce second opus un début
de carrière marqué par une certaine exigence artistique qui installe peu à peu
sa singularité.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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The Jazz Defenders
Scheming Top Down Tourism, Everybordy’s Got Something,
Scheming, I Bought It on the Moon, Late, Hawkeye Jorge, Costa del Lol, Rosie
Karima, She’ll Come Round, Brown Down
George Cooper (p, ep, org, perc), Nick
Malcolm (tp), Nicholas Dover (ts), Will Harris (b, eb), Matt Brown (dm)
Enregistré les 30 et 31 octobre 2016,
Haverfordwest (Royaume-Uni)
Durée: 47’ 46’’
Haggis Records 003 (www.haggisrecords.com)
C’est à n’en pas douter directement en
référence à Art Blakey que cet épatant quintet britannique, fondé en 2015, a
pris le nom de «The Jazz Defenders». Gardiens enthousiastes de la
flamme hard bop, biberonnés aux disques d’Horace Silver, Hank Mobley, Lee
Morgan, Jimmy Smith et autres trésors du catalogue Blue Note, les jeunes gens
(la trentaine) que nous avons le plaisir d’écouter ici nous proposent un album tout
à fait dans l’esprit de ses inspirateurs mais appuyé sur un répertoire
totalement original, composé pour l’essentiel par l’animateur de la formation,
le pianiste George Cooper, qui a débuté à 18 ans dans l’orchestre de jazz
traditionnel de Pete Allen (cl, voc) et enchaîné les collaborations tous
azimuts, dans le monde de la pop ou du classique, notamment avec la star du violon
Nigel Kennedy, pour lequel il a transcrit et arrangé des pièces de Duke Ellington.
L’excellent niveau des compositions et de l’interprétation
saute aux oreilles dès le premier titre, «Top Down Tourism», très
silvérien avec une touche latine dans le traitement rythmique; d’autres morceaux,
comme «Costa del Lol» ont un caractère latin encore plus affirmé. La
qualité mélodique de ces originaux (les thèmes de «Everybordy’s Got
Something» ou «She’ll Come Round» se fredonnent facilement) donnent
l’impression de standards écrits il y a soixante ou soixante-dix ans… La
variété de couleurs, toujours très jazz, renouvelle constamment l’intérêt du
disque, que ce soit les titres évoquant l’univers de Jimmy Smith, «Scheming»
et «Brown Down», incandescents de groove, sur lesquels George
Cooper est à l’orgue, le très swing «Hawkeye Jorge», où le quintet
sonne comme un big band, ou encore «Late», habilement équilibré entre percussions
latines et riffs de piano (électrique) aux accents brubeckiens. En outre, la
solide rythmique du groupe, qui repose sur le jeu percussif de George Cooper,
donne à la musique le relief nécessaire tandis que les soufflants exposent les
thèmes avec intensité. Les meilleurs solos étant à mettre au crédit du talentueux
Nick Malcolm.
On souhaite à ces émules du jazz qui swingue, qui allient création et expression enracinée, de parvenir à se faire
entendre sur la scène jazz du XXIe siècle.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Adrian Cunningham
Ain't That Right! The Music of Neal Hefti Titres
communiqués sur le livret
Adrian
Cunningham (ts, cl), Wycliffe Gordon (tb), Dan Nimmer (p), Corcoran Holt (b),
Chuck Redd (dm)
Enregistré
en janvier 2014, New York, NY
Durée:
1h 02' 15''
Arbors
Records 19443 (www.arborsrecords.com)
Adrian Cunningham
Jazz Speak Titres
communiqués sur le livret
Adian
Cunningham (ts, cl, fl), Ted Rosenthal (p), John Clayton (b), Jeff Hamilton
(dm)
Enregistré
en février 2017, Los Angeles, CA
Durée:
1h 01' 19''
Arbors
Records 19457 (www.arborsrecords.com)
Professor Cunningham & His Old School
Swing It Out! Titres
communiqués sur le livret
Adrian
Cunningham (ts, cl, fl, voc), Jon Challoner (tp), Dani Alonso (tb), Alberto
Pibiri (p), John Merrill (g), Jim Robertson (b), Paul Wells (dm)
Enregistré
en juillet 2017, New York, NY
Durée:
57' 25''
Arbors
Records 19459 (www.arborsrecords.com)
Adrian Cunningham & His Friends
Play Lerner & Loewe Titres
communiqués sur le livret
Adian
Cunningham (ts, cl, fl), Ted Rosenthal (p), John Clayton (b), Jeff Hamilton
(dm)
Enregistré
en février 2017, Los Angeles, CA
Durée:
1h 01' 19''
Arbors
Records 19457 (www.arborsrecords.com)
Professor Cunningham & His Old School
Swings Disney Titres
communiqués sur le livret
Adrian
Cunningham (voc, ts, cl, fl), Jon Challoner (tp, tb), Dani Alonso (tb, tp), Alberto
Pibiri (p), John Merrill (g), Jim Robertson (b, tu), Paul Wells (dm)
Enregistré
les 2 et 3 juillet 2019, New York, NY
Durée:
48' 11''
Arbors
Records 19472 (www.arborsrecords.com)
On s'interroge sur les
motivations pour un artiste du XXIe siècle à enregistrer autant de disques sous
son nom en cinq ans et pour un même label à les produire? Des artistes
historiques qui ont contribué à codifier l'art qu'Adrian Cunningham exploite
avec sincérité n'ont pas laissé autant de traces. On pense par exemple au
trompette Jabbo Smith dont tous les titres faits sous son nom dans sa période
créatrice (1929-1938) tiennent sur un seul CD. L'Australien Adrian Cunningham,
né en 1985, s'est fixé à New York en 2008. Il a joué avec Wynton Marsalis, Jon
Batiste, régulièrement avec Wycliffe Gordon. En 2013, il a monté le groupe
Professor Cunningham & His Old School. En 2014-2017, il a joué au sein des
Nighthawks de Vince Giordano. On le retrouve avec le Big Band de Ken Peplowski.
Le premier album, Ain't That Right!
The Music of Neal Hefti, bénéficie de tremplins thématiques faits
pour être swingués, puisque signés Neal Hefti. C'est sans doute le disque à
avoir car la présence de Dan Nimmer est un régal dans chaque titre, et celle de
Wycliffe Gordon dans quatre titres place la barre très haut dans le jazz. Le
ténor de Cunningham, expressif, charnu, lyrique, hargneux ou tendre («Girl Talk»)
est toujours pétri de swing. Ce ténor tient la route aux côtés d'un Wycliffe
Gordon hors norme («The Odd Couple», «Shanghaied», «Li'l Darling»). La
clarinette de Cunningham a un son assez neutre selon le standard actuel («Barefoot
in the Park», «I've Got Love») mais elle swingue («Scott», «How to Murder Your
Wife») et peut même atteindre un très bon niveau expressif («Zankie» avec
Wycliffe Gordon). Corcoran Holt et Chuck Redd, vedette de «Cute», sont bons
tant en accompagnement qu'en solo et concourent à la réussite de ce disque.
Jazz Speak alterne des standards et des thèmes signés Adrian
Cunningham. Le tandem John Clayton-Jef Hamilton est connu des amateurs de
swing. Cunningham a connu Ted Rosenthal chez Vince Giordano, il se révèle ici
excellent swingman. Adrian confirme son attachement au langage strictement jazz
ne dédaignant pas au sax ténor l'hyper-expressivité qui mène d'Arnett Cobb à
James Carter («The Source»). Il est donc clair qu'Adrian Cunningham, toujours
virtuose, est double dans l'expressivité: délicat sur la clarinette («Mood
Indigo», «Petite Fleur») ou la flûte («Rachel's Dance», «Tempus Fugit») et
franchement «rentre dedans» au sax ténor («Getting Down Uptown», «Jazz Speak»).
Son «Appalachia» pour clarinette est une performance technique respectable; il
n'a rien à envier à Ken Peplowski. Ce CD remplira d'aise les amoureux du swing.
Ces deux-là sont une sorte de mainstream où virtuosité et swing cohabitent
épicés d'une dose de culture jazz. Mais Adrian Cunningham comme la majorité des
jazzmen de sa génération, annoncée par de nouveaux vétérans comme Scott
Robinson et Randy Sandke, est multi-cartes stylistiquement. Il vadrouille depuis
ce nouveau mainstream vers un traditionalisme de divertissement et une
modernité académisée, de quoi perturber les spécialistes avec des étiquettes
d'un autre âge.
L'album consacré à la
musique de Frederick Loewe relève d'une approche plus cérébrale mais qui
parfois ne manque pas d'humour («The Rain in Spain»). On trouve d'intéressantes
lectures. Wycliffe Gordon participe à «I Could Have Danced All Night» et au
réjouissant shuffle «I Was Born Under a Wand'rin' Star». Randy Brecker intervient dans «Thank Heaven for Little Girls» et «They
Call the Wind Maria», deux bons moments du disque.
Les deux albums restants, Swing It Out! et Swings Disney, relèvent
du souci de faire danser. Cette formation dite «Old School» n'est pas centrée
sur le chef qui parfois ne prend pas de solo («All of Me»). Les arrangements
sont bien ficelés. Dans Swing it Out! Adrian Cunningham, chanteur moyen,
évoque bien les sax râpeux ou hurleurs de rock and roll dans «A Pretty Girl», «Caldonia»
et «Oh Me oh My». Jon Challoner mène bien les collectives et peut prendre des
solos robustes et bien construits («That Da Da Strain», «Stompy Jones»). Dani
Alonso sait faire chanter le trombone (lancinant «Melancholy Serenade», thème
générique de Jackie Gleason) ou growler avec le plunger («Cheeky Monkey»). Jim
Robertson et John Merrill sont agréablement sobres. La même formation s'en
prend aux musiques des films de Walt Disney à l'adresse des enfants et des
danseurs. Le traitement swing fonctionne bien grâce à des arrangements simples
et efficaces, mais Adrian Cunningham chante beaucoup dans ce disque. Pas de
surprise avec «I Wanna Be Like You» du Livre de la Jungle puisque Louis
Prima en fut le créateur. Le traitement genre Pr. Longhair de «I Just Can't Wait
to Be King», tiré du Roi Lion, est une bonne idée qui marche avec en
prime de bons solos de Cunningham et Challoner. Jon Challoner prend un joli
solo dans «A Spoonful of Sugar» (Mary Poppins), et il expose avec
sourdine et finesse «A Dream Is a Wish Your Makes» (Cendrillon). On espère
que les enfants («High Ho» de Blanche Neige est à leur porté) et les
amateurs de dixieland vont aimer. Au total, certains aspects du talent d'Adrian
Cunningham méritent en effet d'être mieux connus chez nous.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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John Scofield
Combo 66 Can't Dance, Combo Theme,
Icons at the Fair, Willa Jean, Uncle Southern, Dang Swing, New Waltzo, I'm
Sleeping In, King of Belgium
John Scofield (eg),
Gerald Clayton (org, p), Vicente Archer (b), Bill Stewart (dm)
Enregistré les 9 et 10 avril 2018, Stamford, CT
Durée: 1h 00' 30''
Verve 6780213 (Universal)
Ce Combo 66est certainement l'un des albums les plus aboutis du guitariste John Scofield
qui, à l'aube de ses 66 ans (au moment de l’enregistrement), démontre une
pleine maîtrise de son art et une musicalité toujours à fleur de peau. Pour ce
nouvel opus, il explore la formule du quartet acoustique, délaissant au passage
tous les effets superflus du jazz fusion pour se recentrer sur une musique plus
authentique, basée sur le swing et le blues. Gerald Clayton –fils du
contrebassiste et chef d’orchestre John Clayton, également neveu du
saxophoniste Jay Clayton– est toujours aussi volubile, avec un toucher délicat doublé
d’un jeu brillant à la technique impeccable et au service du swing. Son
approche de l’orgue est plus minimaliste et offre de nouvelles couleurs au
quartet même si on préférera les interventions d’un Larry Goldings plus
«churchy» sur les précédents projets du guitariste. Les musiciens
parlent le même langage d’un jazz de culture mettant l’aspect contemporain du
discours au service d’une tradition du combo avec orgue remontant aux années
1960. John Scofield est quant à lui au sommet et dans une forme de maturité
musicale qu’il met en exergue dans ses différentes productions que ce soit
autour du gospel, de la country voire d’un hommage à Ray Charles, avec toujours
cette modernité dans sa sonorité légèrement saturée, utilisant la réverbération
de façon singulière. D’ailleurs on peut reconnaître sa façon dès les premières
notes que l’on peut rapprocher de la simplicité et la musicalité d’un Jim Hall,
le tout imprégné en plus d’un blues toujours présent.
Des qualités qui se confirment quel que soit le
contexte et en particulier dans ce superbe Combo
66 aux accents post bop où pointe l’influence d’un jazz au groove
intense sur quelques ballades bluesy, telles «I’m Sleeping In» ou
«Oncle Southern» qui oscillent entre gospel, jazz et rhythm and
blues. Le bop est aussi présent comme sur «King of Belgium» en
hommage à Toots Thielemans. D’emblée, le guitariste tient la note et la tire en
extension provoquant des effets uniques, sa véritable signature. L’autre
réussite de cet album provient de l’excellence de la rythmique qui assure avec
autorité un soutien sans faille. Bill Stewart, aux baguettes, collabore avec
le leader depuis le début des années 1990et excelle dans cette configuration due également à son implication dans
les formations de Larry Goldings (org) et de Peter Bernstein (g). Avec un sens
du tempo et du swing naturel, fin et délicat, jouant sur les nuances, dans la
lignée d’un Jack DeJohnette, il trouve un parfait équilibre dans un
accompagnement à la fois rythmique et mélodique, en complicité avec Vincente
Archer à la sonorité boisée et puissante. Une véritable réussite!
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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The Ken Peplowski Big Band
Sunrise All
I Need Is the Girl, Chega de Saudade, Estate, If I Were a Bell, Clarinet in
Springtime, When You Widh Upon a Star, The Eternal Triangle, Spring Is Here,
Duet, The One I Love Belongs to Somebody Else, I Like the Sunrise, Come Back to
Me
Ken
Peplowski (solo cl), Bob Millikan (tp1), Jon-Erik Kellso, Randy Reinhart, Andy
Gravish (tp), John Allred (tb1), Harvey Tibbs, Bruce Eidem, Jennifer Wharton
(tb), Jack Stuckey (as1), Jon Gordon, Mark Lopeman, Adrian Cunningham, Carl
Maraghi (s, fl, cl), Ehud Asherie (p), Matt Munisteri (g), Nicki Parrott (b),
Chuck Redd (dm), Make Lopeman, Billy May, Allan Ganley, Dennis Mackrel, Alec
Wilder (arr)
Enregistré
les 18 & 19 avril 2017, New Jersey
Durée:
1h 08' 19''
Arbors
Records 19458 (www.arborsrecords.com)
Ken Peplowski, virtuose
de la clarinette, n'est pas le plus négligé dans nos programmations, même si
c'est sans excès. On se souvient de son hommage à Benny Goodman à la salle des
fêtes de Marciac donné le 5 juin 2010 avec le Tuxedo Big Band. Dans ce disque,
il est le principal soliste. Benny Goodman laissait d'ailleurs plus de solos à
ses musiciens qui, de Bunny Berigan, Harry James, Cootie Williams à Georgie
Auld, Charlie Christian, Teddy Wilson, n'étaient pas que de bons
instrumentistes. La référence directe à Benny Goodman est «Clarinet in
Springtime». C'est d'ailleurs une très belle composition subtilement
orchestrée. Ici, Ken Peplowski est obligé de coller au score, et c'est tant
mieux. C'est ici que son style convient. Nous ne mettons pas en cause les
compétences techniques indéniables de Ken Peplowski: virtuosité digitale plus
grande encore que celle de Buddy de Franco, sonorité remarquablement égale dans
tous les registres et pureté du timbre sans aucune aspérité. Ce dernier point
est même gênant ici, à force de vouloir faire plus propre que propre, on quitte
l'esprit du jazz d'autant que, si l'orchestre balance bien quand on lui
demande, ce n'est pas torride de ce côté-là. Si Benny Goodman a joué avec
compétence le Concerto de Mozart et Contrasts de Béla Bartók, il
savait aussi mettre un peu de growl,
des inflexions propres au jazz qu'il maîtrisait finalement mieux que nos
virtuoses actuels, d'autant qu'il pouvait swinguer quand c'était son objectif.
N'oublions pas que Johnny Dodds a enseigné à Benny le vocabulaire jazz et qu'en
retour Benny lui a transmis les points techniques utiles; le fils de Dodds en a
été témoin. Même avec des cordes, Barney Bigard restait un soliste hot car il savait pour quelle type
d'expressivité on le sollicitait (1944, Fantasy for Clarinet and Strings).
Ici, l'objectif est de faire joli. Donc, c'est joli. L'orchestre «s'énerve» un
peu dans «The Eternal Triangle» de Sonny Stitt arrangé par Mark Lopeman (bons
solos d'alto, piano et surtout d'Adrian Cunningham, ts). La section de
trompettes y fait un travail remarquable, d'autant que ce n'est pas évident à
jouer. John Allred intervient dans «If I Were a Bell». Mark Lopeman a fait un
bon arrangement de «Duet» de Duke Ellington. L'orchestre sonne assez proche du
modèle avec une bonne partie de sax baryton en section. On apprécie les lignes
de basse de Nicki Parrott et son passage en duo avec la clarinette. Bonne
version de «The One I Love Belongs to Somebody Else» avec une écriture pour
section de sax digne de Benny Carter et une intervention musclée de Randy
Reinhart. Ehud Asherie nous gratifie aussi d'un bon solo. Trois des bons
moments du disque sont les reprises des arrangements de Billy May pour l'album
de Frank Sinatra avec Duke Ellington (1968). La cadence de Peplowski devant
amener «I Like the Sunrise» est un peu trop longue car insipide. Il est
intéressant d'écouter ici le contraste entre la clarinette et le jeu «growlé»
avec plunger de l'excellent Jon-Erik
Kellso. «All I Need Is the Girl» swingue dans la tradition Basie (choix du
tempo, présence de la guitare rythmique, sens des nuances orchestrales). Enfin «Come
Back to Me» est pris sur tempo vif. Peplowski swingue mais charge trop le
propos. Adrian Cunningham fait une courte intervention bien sentie. L'orchestre
joue magnifiquement avec une grande précision. Sentiments mitigés donc, à cause
du l'option esthétique de Ken Peplowski, car si c'est pour entendre de la
clarinette classique autant écouter Gervase de Peyer (1926-2017) ou Guy Deplus
(1924-2020).
Avec moins de Peplowski, et plus de Kellso, Reinhart, Allred et
Cunningham, on aurait eu un très bon disque.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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King Louie Organ Trio
It's About Time Frances J., Brulie*, Two Leons in New Orleans*,
Bry-Yen/Believe in You*, Teener*, Big Brothers*, Island Girl*, Chester
McGriff*, Marty Boy°, Mel Brown°, Blues for Merle°, Lupus Tylericus°, Blues for
Pierre°
Louis Pain (org), Renato Caranto (ts), Edwin Coleman III
(dm, perc) + Bruce Conte*, Dan Faehnle (eg)°, Mel Brown (dm)°
Enregistré les 7, 8 janvier et 18 février 2019, Portland, OR
Durée: 1h 02’ 56’’
Shoug Records (www.louispain.com)
Les différentes scènes locales aux Etats-Unis regorgent de bons
musiciens qui, bien que bénéficiant souvent d’une réelle notoriété dans leur
ville ou leur Etat, nous sont parfaitement inconnus en Europe. C’est toujours un
plaisir quand, à la faveur d’une sortie de disque, on a l’occasion de
découvrir des artistes qui, depuis des années, font vivre le jazz sans grande
médiatisation. C’est le cas de l’organiste Louis Pain (la soixantaine) qui
anime depuis près de trente-cinq ans la scène jazz de l’Oregon. Originaire de
San Francisco, où il a débuté sa carrière en 1970 auprès de musiciens issus de
jazz, du funk, du rock ou du gospel, il s’est installé à Portland en 1986. Il
s’y est produit avec des figures de la région, notamment le bluesman Paul deLay (hca,
voc, 1952-2007) et la chanteuse soul Linda Hornbuckle (1954-2014). Sideman très
actif également pour les musiciens de passage, comme Bernard Purdie, dm, il
monte, sous le nom de King Louie, un premier groupe avec James E. Benton, aka Sweet Baby James (voc, 1930-2006), surnommé également «le Ray Charles de
Portland». Plus tard, il s’associe avec la chanteuse de blues LaRhona Steele
sur l’album Rock My Baby qui sort en
2015 sur son propre label, Shoug Records.
Aujourd’hui, nous découvrons Louis Pain par le biais de son
dernier disque, It’s About Time, enregistré
en trio, avec deux autres musiciens du cru et sensiblement du même âge. Philippin
de naissance, le ténor Renato Caranto vit à Portland depuis 1992. Il est un
habitué des projets de «King Louie», et il a accompagné Esperanza Spalding en tournée
en 2013. Quant à Edwin Coleman III, il est issu d’une famille de musiciens (sa
mère a même chanté avec Lionel Hampton!). Batteur polyvalent avec une
prédominance funk, il a participé à divers groupes gospel, afro-cubains, blues
et jazz. C’est l’ensemble du background varié des trois musiciens et
de leurs invités qu’on retrouve sur It’s
About Time. Constitué de 13 originaux, pratiquement tous de la main de
Louis Pain, ils sont dédiés, nous apprend le livret, aux proches des musiciens,
voire à certains d’entre eux, comme la composition «Mel Brown» qui évoque la
grande admiration que vouent Louis Pain et Renato Caranto à ce batteur aux
côtés duquel ils se produisent tous les jeudis soir depuis une vingtaine
d’années. Mel Brown (1944), présent sur un tiers du disque, est une véritable
institution à Portland où il a été plusieurs fois honoré par les autorités. Sa
carrière, débutée en 1967, est passée par les studios de la Motown ainsi que
par des tournées successives avec des stars de la pop, en particulier Diana
Ross jusqu’en 1991. Parallèlement, il dirige depuis 1978 plusieurs formations
jazz dans sa ville natale et demeure encore aujourd’hui extrêmement dynamique. It’s About Time se
caractérise par un groove très présent, installé dès le premier titre, «Frances
J.», le seul d’ailleurs à n’être interprété que par les seuls membres du trio.
Le même esprit jazz-funk anime l’ensemble des morceaux, avec des nuances blues («Lupus
Tylericus» sur lequel Renato Caranto révèle une belle intensité) ou soul («Bry-Yen/Believe
in You»), allant jusqu’à l’évocation du jazz de Jimmy Smith: excellents «Big
Brothers» et «Marty Boy» qui permettent tout particulièrement
d’apprécier les qualités du leader. Une découverte…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Bobby Shew / Bill Mays
Telepathy It
Might As Well Be Spring, Poor Butterfly*, Yesterdays, Telepathy, The Gentle
Rain, You've Changed, Indian Summer, Telepathy II
Bobby
Shew (tp, flh, tp*), Bill Mays (p)
Enregistré le 4 mars et 16 avril 1978, Hollywood, Los Angeles, CA
Durée:
48'45''
Fresh
Sound Records
984 (www.freshsoundrecords.com)
Il y a des différences
de statut entre les pays. Des artistes méconnus chez nous, sont ou ont été
populaires et/ou reconnus par le métier aux Etats-Unis dans les styles divers,
comme Al Hirt (dixielander virtuose de La Nouvelle-Orléans), Doc Severinsen
(virtuose, sorte de prolongement d'Harry James) et Bobby Shew (hard bopper
virtuose). Shew, né en 1941, est pourtant venu à Antibes en 1965 au sein du big
band de Woody Herman qui y fit sensation (aux côtés des légendaires Bill Chase,
Don Rader et Dusko Gojkovic). Il avait la particularité d'être un bon premier
trompette de section et aussi un excellent soliste, disciple avoué de Blue
Mitchell (mais c'est à Miles Davis qu'il a dédié le présent album). Voici donc
Bobby Shew dans le délicat exercice du duo trompette et piano. L'histoire est
pleine de ces duos de Louis Armstrong/Earl Hines à Nicolas Gardel/Rémi
Panossian. Ceux qui aiment celui de Stéphane Belmondo/Jacky Terrason seront
contents à l'écoute de cette antériorité qui remonte à 1978. L'interaction
intuitive entre le souffleur et le clavier est la base de l'exercice. Il ne
s'agit pas d'une trompette accompagnée par le piano, mais d'une sorte de ping-pong créatif. Cette interaction fonctionne ici parfaitement, d'où le titre justifié de l'album, Telepathy,
et qui baptise aussi deux improvisations totales, sans objectif prédéfini et
hors tempo. Le programme alterne des moments de musicalité comme «It Might As
Well Be Spring» (hors tempo avec bugle) et ceux plus rares qui invitent le
swing («Poor Butterfly» avec trompette et sourdine harmon). Certains
préféreront les interprétations avec un tempo et un feeling balancé («The Gentle
Rain», «Indian Summer»). En fait, cette séance relève du hasard.
Une séance standard en quintet a été annulée à cause d'une mésentente entre
deux de ses membres. Pour exploiter le temps de studio réservé, Bobby Shew a eu
l'idée d'expérimenter en duo avec Bill Mays. En général, une seule prise a
suffi. Ce qui immortalise une spontanéité. Les amateurs de cuivres apprécieront
la qualité de sonorité et de justesse du bugle lorsqu'il est joué, comme ici,
par Bobby Shew. Il s'agit aussi d'une particularité dans la discographie de
Bobby Shew.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Yellowjackets
Raising our Voice Man Facing North,
Mutuality, Everone Else Is Taken, Ecuador, Strange Time, Emerge, Timeline,
Quiet, Divert, Brotherly, Swing With It, In Search of, Solitude
Russel Ferrante (p, kb),
Bob Mintzer (s, EWI), Dane Alderson (eb), William Kennedy (dm), Luciana Souza
(voc)
Enregistré à Hollywood, Los Angeles, CA, date non
communiquée
Durée: 1h 05’ 15’’
Mack Avenue 1137
(www.mackavenue.com)
La célèbre formation californienne Yellowjackets,
qui fête bientôt son 40e anniversaire, réunie autour de son pianiste et
membre fondateur, Russell Ferrante, et des historiques Bob Mintzer et William
Kennedy, de retour après une parenthèse de quelques années, nous gratifie d’un
bel album de jazz fusion. Délaissant le côté aseptisé et démonstratif propre à
cet idiome, pour une musique électro-acoustique de qualité, le combo sort ici du cadre du jazz pour s’aventurer vers une world music aux rythmes pluriels. Sa sophistication laisse une
place importante à l’aspect mélodique, avec quelques thèmes évoquant le
meilleur de Weather Report comme «Everyone Else Is Taken». La
présence de la chanteuse brésilienne Luciana Souza, récompensée dernièrement
aux Grammy Awards, apporte une couleur singulière à la formation tant
l’utilisation de la voix sous forme de scat en fait une instrumentiste à part
entière. Tantôt en contre-chant ou bien en surlignant les lignes de basses,
elle démontre un sens de la mélodie et une grande maîtrise du rythme, doublé
d’un timbre neutre. William Kennedy est dans la lignée des batteurs virtuoses
avec une sonorité mate et un sens de la mise en place qui impressionne,
évoquant Steve Gadd ou son disciple Dave Weckl.
Raising our Voice est le
quatrième album du groupe pour le label Mack Avenue et poursuit sa quête de
maturité en forme d’équilibre, évitant les clichés d’un univers musical qu’ils
ont su élargir. La place centrale du nouveau bassiste australien Dane Anderson
–qui remplace l’historique Jimmy Haslip avec brio–, à la fois rythmique et
mélodique, notamment sur «Man Facing North», est l’un des
particularismes du groupe. La ballade «Mutuality», inspirée d’un
discours de Martin Luther King, met en exergue le piano dynamique et lyrique de
Russell Ferrante associé au soprano de Bob Mintzer dans un univers proche de
Dave Brubeck. Au ténor, Bob Mintzer joue les équilibristes entre les influences
diverses ayant pour base une forme de tradition due à sa longue expérience dans
les big bands de Buddy Rich ou de Thad Jones et Mel Lewis. D’ailleurs, en marge
de ses productions dans le domaine de la fusion, il excelle toujours avec son
big band ou bien en formation réduite avec le pianiste italien Dado Moroni. Une
sonorité lisse et incisive le rapproche parfois des qualités et des défauts
d’un Grover Washington Jr. avec une belle maîtrise et un sens de l’adaptation
quel que soit le contexte. Ici l’ambiance est hybride entre découpages
rythmiques latins et funk sur «Ecuador», en passant par le swing
ternaire de «Strange Time» ou le shuffle de «Swing With
It». Un disque qui comblera les amateurs du genre.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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Warren Vaché
Songs our Fathers Taugh Us My
Melancholy Baby, Key Largo°*, Love Locked Out, I Love You*, Warm Valley°, I'll
Be Around°, Birk's Works*, Felicidade, The More I See You, Deep Night*, Blue
Room, There is No Music (For Me) °*, Slow Boat to China*
Warren
Vaché (cnt, flh°), Jacob Fischer (g), Neal Miner (b), Steve Williams (dm)*
Enregistré
les 25 & 26 avril 2018, Astoria, NY
Durée:
58' 09''
Arbors
Records 19464 (www.arborsrecords.com)
Warren Vaché n'a jamais
commis de mauvais disque. Celui-ci appartient à son standard qui est d'un
niveau très élevé. Songs Our Fathers Taught Us est le titre d'une liste
de thèmes que le père de Warren laissait sur son piano. C'est ce père, Warren
Sr, contrebassiste, qui lui a transmis le virus de la musique. L’album est donc
dédié à Warren Vaché Sr. et aux nombreux pères musicaux que Vaché Jr. a eus en
début de carrière. Warren Vaché Jr. a connu Neal Miner et Steve Williams
lorsqu'ils ont accompagné Annie Ross ensemble. La rencontre avec Jacob Fischer
est plus récente. Il joue de la guitare sèche. Le CD alterne des prises sans
batterie réalisées le 25 avril, avec celles effectuées le lendemain en
compagnie de Steve Williams. Puisque les festivals européens ne sollicitent
plus Warren, on se demandait s'il pouvait encore jouer! Et bien rassurez-vous,
il est toujours aussi maître du cornet et du bugle. Si on ne le voit plus c'est
que les festivals ne s'intéressent plus au jazz, voilà tout!
Le disque s'ouvre sur
une cadence véloce du cornet avec sourdine qui se prolonge par un solo, suivi
de celui de Jacob Fischer avant de conclure par le thème de «My
Melancholy Baby». Nous faisons connaissance avec Steve Williams dès «Key
Largo» de Benny Carter, où pour nos oreilles Warren Vaché joue du bugle.
On le retrouve sur cet instrument dans un beau «Warm Valley» de
Billy Strayhorn en duo avec la guitare. «The More I See
You” par son swing fait penser au Ruby Braff-George Barnes Quartet. On y trouve une belle
alternative entre guitare et basse. Il y en a une autre dans «Deep Night»,
morceau introduit par Jacob Fischer qui maîtrise la technique classique. Ce
guitariste n'est pas sans faire penser à Charlie Byrd («Love Locked Out»,
«There Is No More Music”). Steve Williams intervient en solo comme les
trois autres dans «I Love You» de Cole Porter. Dans son
accompagnement, c'est un bon spécialiste des balais qui s'imposent ici puisque
l'objectif prioritaire est la musicalité sur tempo lent. Neal Miner a une belle
sonorité ronde et prend de superbes solos («I'll Be Around», «Blue
Room» et un «Birk's Work» bien swingué). Cet excellent moment
musical s'achève avec swing par une version bien menée au cornet avec sourdine
de «Slow Boat to China».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Gaëtan Nicot Quartet
Rhapsodie Rhapsodie, Koo-Cool*, Chiarezza, Ma plus belle histoire d’amour, Maia,
Les yeux de l’abeille, Transports urbains, Moon Dreams
Gaëtan Nicot (p), Pierrick Menuau (ts), Sébastien Boisseau (b), Arnaud
Lechantre (dm) + Geoffroy Tamisier (tp)*
Enregistré du 9 au 11 janvier 2019, Sarzeau (56)
Durée: 51’ 35’’
Tinker Label 0119001 (Socadisc)
Le pianiste nantais Gaëtan Nicot a eu l’occasion, à l’issue d’une
formation classique et jazz, de partager la scène avec plusieurs jazzmen parisiens
(Marc Thomas, Jean-Loup Longnon, Nicolas Rageau, Mourad Benhammou…) tout en
prêtant son concours à des projets très variés, allant du cinéma (comme acteur
et musicien) à des rencontres «métissées» entre musique du
Moyen-Orient, flamenco et chant lyrique. Après un premier album, sorti en 2014, Jazz Radiophonique Eighties, qui prenait
le pari d’intégrer au répertoire jazz des succès pop des années 1980, il
propose aujourd’hui un disque en quartet –dans lequel officie un complice de
longue date, Pierrick Menuau–, autour de ses compositions agrémentées de deux
reprises. Gaëtan Nicot y revendique des inspirations mêlant notamment McCoy
Tyner, Herbie Hancock et Wayne Shorter, dont l’influence paraît effectivement
déterminante. Si une atmosphère intimiste se dégage du disque, du fait de la
prédominance des ballades, avec parfois des réminiscences de musique classique
(ouverture en piano solo de «Rhapsodie»), le swing est également au
rendez-vous, en particulier sur le bon original «Koo-Cool» morceau
de bravoure du disque – où le quartet déploie son énergie avec la participation
d’un Geoffroy Tamisier (non crédité) s’inscrivant dans une veine davisienne. A
côté de ces compositions habilement reliées à la tradition post-bop, le quartet
livre une sobre et jolie version de la superbe chanson de Barbara, «Ma plus
belle histoire d’amour» qui doit beaucoup à l’extrême sensibilité de Pierrick
Menuau (dont on connaît les qualités), ainsi que du
standard de Chummy MacGregor et Johnny Mercer, «Moon Dreams» (1942) qui
est une occasion privilégiée d’apprécier le jeu élégant de Gaëtan Nicot. Une
formation à découvrir.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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The DIVA Jazz Orchestra
DIVA + The Boys Slipped Disc°, A Felicidade*, Deference to
Diz°*, Noturna+, The One I Love Belongs to Somebody Else°, Piccolo Blues**,
Estate°+, Bucket O'Blues
Sherrie Maricle (dm, dir),
Tanya Darby (tp1), Jami Dauber, Rachel Terrien, Barbara Laronga (tp), Jennifer
Krupa (tb1), Linda Landis (tb), Leslie Havens (btb), Alexa Tarantino (as1, ss,
cl, fl), Schella Gonzales (as, cl, fl), Janelle Reichman (ts, cl), Roxy Coss
(ts, fl, cl), Leigh Pilzer (bar, bcl), Tomoko Ohno (p), Noriko Ueda (b) + Claudio
Roditi (tp*, picc. tp**), Jay Ashby (tb, perc), Ken Peplowski (cl°), Marty
Ashby (g+, producer)
Enregistré en 2019, New York, NY
Durée: 51'42''
MCG Jazz 1047 (www.mcgjazz.org)
Sauf peut-être en
France, DIVA Jazz Orchestra est bien connu. Le manager de Buddy Rich, Stanley
Kay, a remarqué en 1990 le talent de Sherrie Maricle. L'idée lui est alors
venue de monter un big band féminin, ce qui s'est concrétisé en 1992 avec
Maricle pour leader. Ce disque sorti, sur label MCG en octobre 2019, fait suite
à l'album A Swingin' Life enregistré cinq ans plus tôt avec Nancy Wilson
et au Dizzy's Club avec Marlena Shaw. C'est un excellent big band parce qu’il s’agit
de bonnes musiciennes. Le phénomène n'est pas nouveau (les merveilleuses
International Sweethearts of Rhythm, par exemple), ni particulier au jazz
puisque des femmes, tous instruments confondus, dont les vents, se sont
épanouies dans les musiques, classique et populaire, depuis la fin du XIXe siècle principalement. Aujourd'hui, le manque de culture est partagé de
façon
égalitaire entre femmes et hommes, d'où l'apparition de festivals «de
jazz» se
croyant novateurs parce qu'exploitant l'image de la femme musicienne.
Certaines pour des raisons lucratives se rendent complices. Ce n'est pas
cartésien, mais l'époque est irrationnelle.
Nous avions déjà repéré Tanya Darby dans le big
band masculin de Roy Hargrove à Marciac, dans lequel elle a mené la section
avec le drive et la précision rythmique adéquates, et plus récemment, en l'été
2019, Alexa Tarantino dans ce même festival, aux côtés de Wynton Marsalis. Je
pense que c'est avec Jeremy Pelt que Roxy Coss a joué en quintet lors d'un
concert d'hiver à Marciac. Pas sectaires, elles invitent ici quelques «boys»
dont l'excellent Claudio Roditi, décédé depuis. Ceux qui le voudront pourront
comparer les versions d’«Estate» et «The One I Love Belongs to Somebody Else»,
avec Ken Peplowski en soliste, ici et dans son disque Sunrise chez
Arbors Records (ARCD 19458), ce sont les mêmes arrangements signés Dennis
Mackrel et Mark Lopeman respectivement. Pour constater que le professionnalisme
n'a pas de genre (sinon humain). «Slipped Disc» de Benny Goodman arrangé par la
bassiste Noriko Ueda, nous offre deux solistes de même niveau technique: Ken
Pleplowski puis Janelle Reichman. Ken veut en mettre plein les oreilles,
Janelle a plus le feeling jazz. Belle mise en place de l'orchestre avec punch!
Sherrie Maricle dialogue avec l'orchestre en fin de prestation. «A Felicidade»
de Jobim arrangé par David Sharp est exposé avec délicatesse par Claudio Roditi
(et sa trompette à cylindres Hans Kromat) et Roxy Coss (ts). Beau solo musical
et économique de Roditi. En fait Claudio s'est bonifié avec l'âge allant droit
à l'essentiel du propos. Dans le même état d'esprit Roxy Coss privilégie aussi
la musique sur le démonstratif. Bon solo de basse. Thème typiquement bop de Jay
Ashby, «Deference to Diz» est exposé par Claudio Roditi, Jay Ashby et Ken
Peplowski avec des ponctuations de l'orchestre. Ken Peplowski est dans la
lignée Buddy de Franco. Suit un solo très bien construit et économique de
Roditi et une belle intervention d'Ashby qui, au trombone, à des qualités de
sonorité et un phrasé dans la lignée Urbie Green-Bill Watrous. Tomoko Ohno
prend un solo équilibré qui swingue plaisamment. Break de Maricle pour une coda
dans l'aigu de Tanya Darby. «Nocturna» débute par un choral des cuivres avant
l'exposé du thème par Jay Ashby. Le relais par la section de trompettes est
bien joué. La guitare du producteur participe à ce clin d'œil au Brésil. Jay
Ashby est un crooner du trombone comme Urbie Green. Bon solo de piano sans
surcharge. Dans «The One I Love Belongs to Somebody Else» c'est Jami Dauber (tp)
qui tient très bien le rôle de Randy Reinhart de la version Arbors Records. Et
même avec un peu plus de drive, c'est dire l'excellent niveau jazz et
instrumental. C'est Scott Arcangel qui a orchestré le «Piccolo Blues» de notre
cher Claudio Roditi qui utilise ici une trompette piccolo Scherzer à cylindres.
Très bonne mise en situation low down dès l'introduction de Tomoko Ohno sur le shuffle de Sherrie Maricle.
L'orchestre sonne bien, presque basien. Le solo de Roditi est une perle de
sobriété. Jennifer Krupa (tb) va aussi à l'essentiel sans surcharge en notes
qui est à éviter dans le blues. Le big band fait dans le genre «Blues March»,
avant l'intervention d'Alexa Tarantino très valable, si on supporte le soprano
(Bob Wilber disait qu'un gentleman est celui qui a un soprano mais qui ne s'en
sert pas; c'est valable pour les femmes). Bref, un très bon moment! Bonne
conclusion avec ce «Bucket O'Blues» de Plas Johnson arrangé par John McNeil, «drivé»
par Sherrie Maricle! C'est l'occasion d'une alternative de Roxy Coss (ts) avec
Scheila Gonzales (as), Alexa Tarantino (ss), Leigh Pilzer (bs). Après le solo
de Tomoko Ohno toute la section de sax swingue une partie bien écrite. Tanya
Darby fait merveille au lead de la section de trompettes! Très bon. Il y a du
grain à moudre, sauf à être misogyne.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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George Bohanon Quartet
Boss: Bossa Nova Bobble, Speak Low, El Rio, Conmigo, Simpatica, El Rig, Mioki
George Bohanon (tb), Joe Messina (g), Kirk
Lightsey (p), Cecil McBee (b), George Goldsmith (perc), Bob Cousar (perc),
Henry Cosby (cymbale)
Enregistré en 1962, Detroit, MI
Durée: 31’ 46’’
Fresh Sound Records 1669 (Socadisc)
En ce début des années 1960, on est en pleine vogue de la bossa nova,
cette synthèse entre samba brésilienne et jazz, mettant en valeur un rythme
syncopé et régulier «mondialisée» par la rencontre entre le saxophone ténor
de Stan Getz et le couple Gilberto sur
des compositions de Jobim. Le monde du jazz a souvent, surtout à cette époque,
exploré cet univers hybride (et commercial) avec plus ou moins de réussite:
on pense à Coleman Hawkins, Zoot Sims, Sonny Rollins ou bien Ella Fitzgerald.
Sur cette session datant de 1962, le tromboniste de Detroit George Bohanon a
réuni certains des meilleurs jeunes musiciens de la ville pour un disque
séduisant dans l’approche mélodique, sur une thématique originale de bossa nova.
Une curiosité pour ce tromboniste né en 1937 à Detroit qui est
surtout connu comme étant un excellent musicien de studio notamment dans le
registre soul du fameux catalogue Motown. Bien qu’issu d’une région du Michigan
emblématique du jazz, ayant donné quelques grands noms tels qu’Elvin et Thad
Jones, Kenny Burrell, Pepper Adams, Frank Foster ainsi qu’une tradition
pianistique autour de Tommy Flanagan, Hank Jones, Barry Harris, Hugh Lawson, Sir
Roland Hanna ou Kirk Lighstey présent sur cet opus, le leader de cette session
n’a eu qu’une carrière discrète dans l’univers du jazz. Dès le début des années
1960, il fait partie de divers «workshops» de Detroit avant de
remplacer en 1962 Garnett Brown dans le quintet de Chico Hamilton. C’est à
cette époque qu’il sort deux albums sur le label éphémère Motown Jazz, qui
resteront confidentiels. Il part s’installer en Californie et devient un
musicien de studio recherché pour sa technique et sa capacité à évoluer dans
divers univers musicaux. Le jazz reste malgré tout sa famille de prédilection
et il enregistre pour Sarah Vaughan, Joe Henderson, Hampton Hawes, Blue
Mitchell, Donald Byrd et Stanley Turrentine dans les années 1970 tout en
faisant partie du big band d’Ernie Wikins aux côtés du tromboniste Benny Powell
(1971). Il travaille également comme sideman lors de tournées avec Cannonball
Adderley, Gene Ammons, Stan Getz, Gene Harris , Jimmy Smith ou Sonny Rollins.
Plus récemment, il a collaboré avec le grand orchestre de Gerald Wilson (1997)
et a même participé au disque de Diana Krall avec le big band de John Clayton
et Jeff Hamilton sur une thématique autour de Noël.
Le présent disque met surtout en valeur le leader à la
sonorité ténébreuse et à la précision rythmique parfaite, capable de phrases
longues et sinueuses. Le tout jeune Kirk Lightsey nous gratifie de quelques
chorus bop de factures classiques, mais c’est Joe Messina qui s’illustre le
plus à la guitare acoustique tantôt en soliste ou bien en accords, dans la
lignée d’un Charlie Byrd. Une curiosité qui intéressera les collectionneurs;
pour les autres, il vaut mieux chercher les excellents Blue Phase, Tribut et Elation sur le label Geobo Records
avec la présence de Billy Higgins, Ray Brown, Sweets Edison ou Gerald
Wiggins.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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James Suggs
You're Gonna Hear From Me When
I Grow Too Old to Dream*, Laura, The Night We Called It a Day*, But Oh What
Love, Be My Love*, Detour Ahead*, My Baby Kinda Sweet, The Ripple*, It Shouldn't
Happen to a Dream*, Blame It on My Youth*, Rachel's Blues*, You're Gonna Hear
From Me
James
Suggs (tp), Houston Person (ts*), Lafayette Harris (p), Peter Washington (b),
Lewis Nash (dm)
Enregistré
à Englewood Cliffs, NJ, date non communiquée
Durée:
1h 01' 29''
Arbors
Records 19465 (www.arborsrecords.com)
Ce qui s'impose depuis
quelques années à cause de la dictature de la nouveauté, c'est de ne pas
indiquer sur le livret et le boîtier, la date d'enregistrement. L'artiste qui
n'a pas les moyens (divers) d'enregistrer à tout bout de champ détourne ainsi
le risque de voir cette «carte de visite sonore» aller trop vite à la poubelle.
C'est l'option prise par ce «nouveau» trompettiste pour son premier album,
produit en 2018. James Suggs qui joue une trompette B&S, vient
d'Harrisburg, Pennsylvanie. Il a débuté la pratique de la trompette à l'âge de
9 ans et il a rencontré Wynton Marsalis à 10 ans. A 15 ans, il fait des débuts
professionnels. Il a joué dans le Tommy Dorsey Orchestra dirigé par Buddy
Morrow (2005) et pour Kenny Burrell, John Fedchock, Maria Schneider, Frank
Foster, Bob Brookmeyer, John Clayton. Il vit actuellement à St. Petersburg,
Floride. Le producteur de ce disque est Houston Person qui n'est plus à
présenter. L'atout majeur de ce trompettiste: un timbre de qualité («You're
Gonne Hear From Me» d'André Previn, joué seul). L'ex-valse, «When I Grow Too
Old to Dream» qui ouvre le programme sur un tempo vif, dévoile cette qualité.
Par ailleurs son phrasé bop est maîtrisé. Et il est superlativement entouré.
Houston Person qui le suit, a quelque chose qu'il n'a pas encore: une
personnalité, une dimension expressive. La rythmique tourne évidemment très
bien et Peter Washington prend un solo de grande classe. Ce qui frappe aussi
d'emblée, c'est l'excellent travail d'enregistrement réalisé aux studios Van
Gelder. On n'est plus trop habitué à entendre des ballades comme «Laura» et
James Suggs l'interprète avec élégance; mais c'est un peu raide et terne.
Quelle différence avec Houston Person qui expose avec chaleur «The Night We
Called It a Day» où Suggs assure le pont. Le solo de sax est délivré avec
sobriété et lyrisme à la fois. La qualité de la sonorité, épaisse, a chez
Person une toute autre dimension. Quand le trompette prend la suite, ce n'est
du coup pas à son avantage. Ce n'est évidemment pas mauvais, mais il n'est pas
habité, et c'est encore trop scolaire (quand on a quelque chose à dire on n'a
pas besoin de beaucoup de notes). Le pianiste joue bien sans plus. Il a
travaillé pour des gens aussi différents qu'Ernestine Anderson, Max Roach et
Roswell Rudd. Ce Lafayette Harris est bon dans le blues, «The Ripple» où le
leader copie des éléments expressifs de Wynton Marsalis et «Rachel's Blues». Le
trompette expose la ballade «But Oh, What Love» en faisant dans le joli, bien
appliqué. L'oreille remarque la compétence de l'accompagnement du pianiste.
Lewis Nash est au top dans «My Baby Kinda Sweet» (bon solo aussi de Peter
Washington) ainsi que dans son solo sur «Rachel's Blues». Finalement, le problème
de ce disque est que le leader, sans être mauvais, manque de maturité par
rapport à l'entourage. Il a un gros potentiel («Detour Ahead»; l'influence
Wynton Marsalis dans sa composition «My Baby Kinda Sweet»). Ce disque est à
écouter pour le répertoire de standards négligés et pour Houston Person car les
occasions ne sont pas légion. Houston Person est superbe dans «Be My Love», «The
Ripple» et sa composition «Rachel's Blues».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Alexis Valet
Alexis Valet Partie 1: Observations, Redlights, Beauté**, Library of
Babel*, Krysna*, Chestnut Summer, Parie 2: Révélations, 4 Pintes**, Fake,
93320°, G R, Shy, Natitingu°, Move, 46
rue Berthonnière
Alexis Valet (vib), Adrien Sanchez (ts), Simon Chivallon (p,
ep), Damien Varaillon (b), Stéphane Adsuar (dm) + Hermon Mehari* (tp), Magic
Malik° (fl, voc), Romain Pilon (g)**
Enregistré le 15 avril 2018, Meudon (78)
Durée: 1h 08’ 08’’
Déluge 002 (Socadisc)
Vibraphoniste originaire de Bordeaux, Alexis Valet (né
en 1990) est installé à Paris depuis 2016 où il a achevé son cursus musical. Pour
ce premier album en leader, dont il a écrit quasiment tout le répertoire, il
s’est d’abord entouré de musiciens de sa génération: Simon Chivallon (rencontré
au conservatoire de Bordeaux) et Adrien Sanchez, ainsi que d’une section
rythmique déjà entendue chez un autre Bordelais, Frédéric Borey (Butterflies Trio).
Les représentants du vibraphone restent peu nombreux, en
particulier ceux évoluant dans des esthétiques musicales post-bop (on
pense
évidemment à Franck Tortiller pour la France), et l’on se réjouit donc
de
découvrir ce jeune instrumentiste qui dévoile de belles qualités
d’expression. Malheureusement, l'album souffre sur la durée de
faiblesses certaines, à commencer par des mélodies quelques fois dénuées
d'intérêt, donnant l'impression d'un hard bop évanescent, que les
bavardes mais plates interventions du ténor amènent aux frontières du
free («Redlights»). Le swing n'est pas non plus systématiquement au rendez-vous, soit par manque de soutien rythmique (introduction laborieusement binaire de «Library of
Babel»), soit que le langage employé
relève parfois plutôt de celui des musiques improvisées
(«93320» avec Magic Malik) que du jazz. A l’inverse, sur la jolie
ballade
«Krysna», l’excellent Hermon Mehari, en invité et ici en soliste
principal, donne du relief à l'ensemble par sa sonorité profonde et
permet à Simon Chivallon de déployer un accompagnement au swing
élégant; le solo aux belles couleurs d’Alexis Valet séduit également. De
loin
le meilleur titre d’un disque inégal.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Rita Moss
Queen Moss 1951-1959 Titres communiqués sur le
livret
Rita Moss (voc, p, org, perc), Buck Clayton
(tp), Sunny Dunham, Kai Winding (tb), Artie Baker (as), George Berg, Boomie
Richman, Al Klink (ts), Bernie Leighton, Teddy Napoleon (p), Art Ryerson,
George Barnes, Sam Bruno (g), Irv Manning (b), Don Lamond, Sonny Igoe (dm)
Enregistré entre le printemps
1951 et 1959, New York, NY, Los Angeles, CA
Durée: 1h 11' 06''
Fresh Sound Records 983 (Socadisc)
Fresh Sound poursuit
l'exploration des artistes passés dans l'oubli. Rita Moss (1918-2015) est une
chanteuse de variétés qui possède une belle voix avec une étendue dans le
suraigu rare. La Mado Robin de la pop en quelque sorte. Elle porte le nom de
son premier mari, Richard Moss. Les deux premiers titres du printemps 1951 (78
tours Glenn 1001) sont des slows. Rita Moss est en compagnie d'un chœur et
c'est à mon sens Sonny Dunham qui prend le solo de trombone «sweet», genre
Tommy Dorsey, dans «I Never Was So Surprised». Le pianiste anonyme est bon.
Rita Moss donne une courte vocalise pure et dans l'aigu sur «I'll Be Waiting
for You». Les deux titres suivants viennent d'un 78 tours Decca enregistré le
12 septembre 1951. Les arrangements sont de Neal Hefti. Cette fois, on a une
indication de personnel, mais il y a un flutiste non mentionné dans «Darlin'«
(est-ce l'altiste Artie Baker décédé en mars 2004 à 89 ans?). D'un point de vue
jazz, le seul grand moment du disque est le solo de Buck Clayton (tp) dans «Love
Me or Leave Me» pris sur tempo médium et qui swingue. Le personnel indiqué pour
la séance suivante de décembre 1952, n'est pas très utile car incomplet (mes
oreilles entendent des parties de clarinette basse et des cors). C'est un 45
tours Clef 256 qui propose des slows avec des vocalises dans l'aigu, marque de
fabrique de Rita Moss. Un violoniste classique prend un solo dans «Memories of
You». Le jazzfan sera plus attiré par les 12 titres qui suivent venant du LP Introducing
Rita Moss, Epic 3201. Je ne sais pas si c'est parce qu'elle est seule
qu'elle se met à swinguer (sans excès)? En re-recording, elle s'accompagne au
piano, à l'orgue et aux bongos (décembre 1956). Le style de piano est basique
(solo de «This Can't Be Love») mais au total cette séance est plaisante,
centrée sur des standards («Jungle Drums», «Exactly Like You»,...) et une
composition originale de Rita Moss («Bopligatto»). Dans «Did I Remember», Rita
Moss a un phrasé vocal plus jazz (restant sophistiqué) et son solo de piano,
outre un clin d'œil à Erroll Garner, utilise aussi des block chords bien venus. Son «Take the ‘A’ Train» est sous
l'influence de Nat King Cole (avec plus de maniérisme), et son solo de piano
swingue bien. Curieux et joyeux, le «Bopligatto» propose un unisson virtuose
voix-orgue. Elle fait elle-même le chœur dans «I Only Have Eyes for You». Les
titres 21 et 22 viennent d'un 45 tours d'octobre 1957, Debonair D139/D137. La
version de «In My Ole Kentucky Home» procède comme «Bopligatto» avec un unisson
voix-piano (est-ce Rita Moss à la batterie?). Le dernier morceau vient du 45
tours de 1959 Rozell K80H-1198 (label de son second mari depuis 1964 Bob
Rozell) et c'est une version de «Daydream» de Billy Strayhorn qui véhicule la
pureté de sa voix (qui est le guitariste?). Bref, ce disque intéressera les
admirateurs de prouesses vocales, car la dame a une étendue de registre sur
quatre octaves.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Jérôme Sabbagh & Greg Tuohey
No Filter Vicious,
Lurker, No Road, Chaos Reigns, Ghostly, Cotton, You Are on My Mind
Jérôme
Sabbagh (ts), Greg Tuohey (eg), Joe Martin (b), Kush Abadey (dm)
Enregistré le 22 décembre 2017, New York, NY
Durée: 42’ 20’’
Sunnyside 1522 (www.sundance.dk)
De tempérament introspectif mais pleinement investi dans
l’expression jazz, Jérôme Sabbagh (Jazz
Hot n°682) a déjà passé, à 46 ans, plus de la moitié de son existence à New
York. Un choix de vie qui n’est certainement pas étranger à cet ancrage
artistique que confirme son huitième album, No
Filter, codirigé avec le guitariste néo-zélandais Greg Tuohey. Ce dernier
est un compagnon des premières heures de l’aventure américaine du saxophoniste,
dont il fut le condisciple à la Berklee College of Music, et a créé avec lui le
collectif Flipside en 1997. Il a travaillé avec les ténors Mark Turner, Seamus
Blake et George Garzone ou encore avec Ari Hoenig (dm). Après quoi, il a abandonné
la scène jazz en 2000 (semble-t-il découragé, il s’est alors limité à
accompagner des groupes de rock) pour n’y revenir qu’en 2010. Le contrebassiste
Joe Martin (1970, Kansas City) s’est en partie formé au William Paterson
College de New York auprès de Todd Coolman, Rufus Reid (b) et Harold Mabern
(p). On le retrouve également aux côtés de Mark Turner et Ari Hoenig, mais
aussi de Brad Mehldau (p), Chris Potter (ts) ou au sein du Mingus Big Band.
Quant au batteur Kush Abadey (1991), il est passé par plusieurs écoles de
musique de Washington, DC, et a fait ses armes dans des groupes communautaires
agissant dans le domaine social avant de sortir, lui-aussi, diplômé de Berklee,
se produisant ensuite avec Wallace Roney, Nicholas Payton (tp), Ravi Coltrane (ts)
et Chris Potter, entre autres.
C’est
donc un solide quartet que celui emmené par Jérôme
Sabbagh et Greg Tuohey, lesquels se sont partagés l’écriture du
répertoire qui ne manque pas d’intérêt. D’emblée, avec «Vicious»
(Sabbagh),
la rythmique met la musique sous tension, tandis que le ténor se déploie
avec
ampleur au-dessus des riffs de son partenaire. Fort du parcours évoqué
plus
haut, ce dernier apporte une dimension fusion dans ses interventions en
solo,
qui s’intègre bien à l’ensemble. Il sait aussi manier la corde sensible
sur les
ballades –lesquelles caractérisent le disque– mises en valeur par le
timbre
caressant du sax. De ce côté-là, les réussites les plus marquantes, en
particulier sur le plan mélodique, étant «No Road» et «Chaos
Reigns» de Greg Tuohey, ainsi que «You Are on My Mind» de Jérôme
Sabbagh qui clôt joliment ce No Filter.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Don Vappie & Jazz Creole
The Blue Book of Storyville Eh la bas, The
Blue Book of Storyville, Buddy Bolden Blues, La Ville Jacmel, Port Bayou St
John, Mo Pas Laimé ça, Couleur de Créole, Basin Street Blues, I Would if I
Could, Abandon, C'est l'autre cancan, Red Wing, Mischieu Banjo, Tin Roof
Blues/Creole Blues, Panama, Les Oignons, Fais Dodo
Don Vappie (bjo, voc), David Horniblow
(cl), Dave Kelbie (g), Sébastien Girardot (b)
Enregistré: les 27
et 28 novembre 2018, Londres (Royaume-Uni)
Durée: 1h 08' 56''
Lejazzetal 22 (lejazzetal.com)
Don Vappie n'est plus à présenter tant comme
artiste-musicien néo-orléanais que comme activiste de la cause créole. Il a
déjà de nombreux disques de qualité à son actif. Celui-ci a été réalisé à
Londres pour le label du guitariste Dave Kelbie qui s'est aussi consacré à Fapy
Lafertin-Evan Christopher (A Summit in Paris) et au clarinettiste David
Horniblow (The Complete Morton Project). Les titres originaux sont des
compositions de Don Vappie, intelligemment intégrés à un programme de standards
traditionnels louisianais comme «Eh la bas» qui débute le disque et
que firent connaître Kid Ory, DeDe Pierce et Danny Barker entre autres. Il
rappelle d'emblée que Don Vappie n'est pas seulement un solide banjo virtuose
mais qu'il est aussi un chanteur délicieux. La clarinette de David Horniblow se
marie bien avec un discours simple servi par une bonne sonorité. «The
Blue Book of Storyville» composé par Vappie est lancé par la contrebasse
toute en rondeurs de Sébastien Girardot, rejointe par la clarinette plaintive
puis le chant du blues (en anglais) de l'auteur. Le Blue Book était le
catalogue des charmes proposés par le quartier chaud de New Orleans,
Storyville, dont le rôle dans la genèse du jazz a été amplifié. Les jazzfans
sont des romantiques et ils préfèrent
souvent les histoires à l'Histoire. En tout cas, nous avons là une bonne
interprétation. Le fier et très talentueux créole Jelly Roll Morton a lui aussi
contribué aux rêves notamment en alimentant la pure légende de Buddy Bolden.
Nous trouvons donc ici l'incontournable «Buddy Bolden Blues»
admirablement chanté par Don Vappie et agrémenté des inflexions bien venues de
David Horniblow. Kelbie et Girardot sont aussi discrets qu'efficaces. La «touche
latine» chère à Morton mais dont il n'a pas exagéré l'usage, surgit ici
dès «La Ville Jacmel» chanté en créole. Vappie a aussi composé «Port
Bayou St John» (latin et très virtuose), «Couleur de Créole»
(genre dansant mais pas simple pour la clarinette) et «I Would if I Could»
(merveilleusement swing, avec un solo de Girardot en prime). L'album, on s'en
doute, fait une large place à Haïti, au Brésil (Pixinguinha, idole de Thomas
L'Etienne), à la Martinique (mélancolique «Abandon» de Loulou
Boislaville). Horniblow est bien parti, comme on dit, dans «Tin Roof
Blues/Créole Blues». Excellent slap de Girardot dans «Panama», et il prend un bon solo qui est juste la mélodie dans «Red Wing».
Nous avons aussi une bonne version balancée de «Basin Street Blues»
et de plaisantes reprises de «C'est l'autre cancan» qui fut enregistré
par Kid Ory (1944) et des «Oignons» imposés en France par Sidney
Bechet (dès 1949).
Le livret est soigné avec de belles photos, mais on
est surpris de trouver le trompettiste Papa Celestin dans la liste des banjoïstes
louisianais alors que n'y figurent pas Narvin Kimball, Lawrence Marrero, Papa
French et Creole George Guesnon notamment. C'est histoire d'être taquin, car ce
disque va ravir les enthousiastes de «créolités».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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Brian Lynch Big Band
The Omni-American Book Club: My Journey Through Literature in Music CD1: Crucible
For Crisis, The Struggle Is in Your Name, Affective Affinities, The Trouble
With Elysium, Inevitability and Eternity, Tribute to Blue (Mitchell)
CD2:
Opening Up, Africa My Land, Woody Shaw, The Struggle Is in Your Name (Extended
Version), Woody Shaw (Extended Version)
Brian Lynch
Big Band: Brian Lynch (lead,tp,comp,arr), Michael Dudley (lead tp), Jean Caze
(tp), Jason Charos (tp), Alec Aldred (tp), Dante Luciani (lead tb), Carter Key
(tb), Steven Robinson (tb), John Kricker (btb), Tom Kelley (lead as, ss, fl), David
Leon (as, fl, cl), Gary Keller (ts, ss, fl, cl), Chris Thompson-Taylor (ts,
cl), Mike Brignola (bar, bcl), Alex Brown (p), Lowell Ringel (b), Boris Kozlov
(eb 2,5,10), Kyle Swan (dm 2,4,6,9,10,11), Hilario Bell (dm 3,5,7,8), Murph
Aucamp (perc), Little Johnny Rivero (perc 5,8) + Dafnis
Prieto (dm 1), Orlando Maraca Valle (fl 1), Donald Harrison (as 2), David
Liebman (ss 3), Regina Carter (vln 4), Jim Snidero (as 6)
Enregistré
en mai 2019, L. Austin Weeks Center for Recording and Performance, Frost
School of Music, Coral Gables, FL
Durée: 1h 01’ 20” + 54’ 42”
Hollistic
Music Works 20/21 (hollisticmusicworks.com)
Voici un très bel enregistrement en big band réalisé par
Brian Lynch, ce magnifique trompettiste et plus largement artiste musicien qui
illumine, toujours avec modestie mais un grand savoir dans le jazz, les scènes
de nombreux festivals depuis de nombreuses années au sein de formations, la
plupart du temps des all stars de musiciens qui lui ressemblent. Trompettiste
émérite qui œuvre dans un monde qui réunit l’héritage de Dizzy Gillespie et
d’Art Blakey, entre hard bop et jazz afro-cubain, il réalise ici un
enregistrement qui visiblement lui tenait à cœur. Il a composé, arrangé, réuni
un big band de musiciens à son image, c’est-à-dire solides et sérieux, avec
quelques invités de renom sur quelques plages dont vous pouvez lire le détail
dans la notice. La musique, d’une écriture aussi fouillée que pétillante,
aussi recherchée qu’expressive, fait la part belle à l’énergie, au swing de
cette sensibilité musicale du jazz, avec bien entendu une personnalisation car
toutes les compositions, comme les arrangements sont de Brian Lynch lui-même,
comme la direction de ce grand ensemble (21 musiciens) auxquels il faut
rajouter les invités.
Ce double disque est l’occasion de découvrir un personnage,
Brian Lynch, jusqu’ici quelque peu secret, car sa participation à de nombreux
all stars a toujours présenté un homme assez réservé, perfectionniste et
inspiré. Comme le titre l’indique (The Omni-American Book Club: My Journey Through Literature in Music),
Brian Lynch est inspiré dans son œuvre et dans son parcours par de nombreuses
lectures, des plus sérieuses et engagées dans la défense de l’humanité, des
peuples. Encore un musicien donc pour qui cette musique, le jazz, porte, dans
sa substance, un large contenu philosophique. Grand lecteur, il rend ici un bel
hommage aux lectures qui ont guidé ses pas d’homme et d’artiste. C’est une
démarche cohérente, originale, qui permet de comprendre pourquoi Brian Lynch
est aussi profondément et sincèrement familier avec l’univers du jazz, pourquoi
il y excelle: il honore ici James Baldwin, Ralph Ellison, Toni Morrison, W.E.B.
DuBois, Ta-Nehisi Coates et Albert Murray. Ces écrivains sont tous très connus,
et vous aurez vite fait de comprendre en parcourant leur biographie que le
contenu de leurs œuvres est une matière intimement mêlée à la matière jazz par
des millions de fils visibles et invisibles qui donnent à la grande musique de
naissance américaine, le jazz, cette maturité, cette puissance et cette
profondeur à nulle autre pareille, car ancrée dans le peuple, et plus dans une
histoire tragique qui donne à l’art cette subtilité de l’expression, des
sentiments, nécessaire à sa grandeur. Cela fait des années, un siècle, que les
artistes du jazz nous le disent avec leurs notes, leur voix, leurs instruments,
leur expression, cela fait aussi presque un siècle que Jazz Hot vous le dit avec des mots, par quelques-unes de ses voix,
depuis Charles Delaunay et jusqu’à nos jours. Il n’y a pas unanimité sur ce
sujet, c’est un long chemin, une longue lutte pour parvenir à cette
compréhension, et sortir le jazz de l’ornière ludique qu’il a parfois –le jeu
et la performance technique peuvent faire écran à l’essence de cette musique– y
compris dans Jazz Hot, pour éviter
aussi au jazz l’ornière institutionnelle (académique et universitaire), mercantile
et bureaucratique (la soumission des programmations aux subventions, lobbies et
corporatismes) où d’autres œuvrent à l’enfermer. Quoi qu’il en soit, c’est donc avec de la musique, des notes
que Brian Lynch a choisi de nous parler des mots et des auteurs qui l’ont fait
ce qu’il est: un artiste de jazz de culture. Juste dialectique artistique,
alors que le plus souvent, il s’agit de parler de musique avec des mots.
Dans les références littéraires de Brian Lynch, il y a des
personnes moins connues comme Ned Sublette (musicien, compositeur,
musicologue), David Levering Lewis (le biographe de W.E.B. DuBois), Eric
Hobsbawn (l’historien anglais, marxiste, auteur d’une grande histoire des
révoltes et révolutions depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours), Naomi Klein
(une journaliste qui écrit autant contre la mondialisation que le capitalisme
et le néolibéralisme, les dérives actuelles de nos sociétés totalitaires de
consommation de masse en formation), Mike Davis (un autre écrivain contre, qui
approfondit des enquêtes sur le pouvoir et les classes sociales en Californie).
Il y a encore Timothy Snyder (spécialiste de l’holocauste) et d’autres
personnalités qui se sont distinguées pour leur approfondissement de la réalité,
leur compréhension du passé et du présent, et leur lutte contre les inégalités,
et notamment le racisme et la ségrégation, et injustices diverses qui ne font
qu’augmenter sur la planète, à commencer pour les Afro-Américains. C’est cet ensemble de références, des livres et leurs
auteurs, des femmes et des hommes qui luttent, avec comme Saint Graal (dixit Brian Lynch) l’ouvrage de Ralph
Ellison, Invisible Man, qui ont forgé
l’humanité de notre trompettiste et par là ont permis à son art d’être ce qu’il
est, exigeant et populaire, comme celui d’autres artistes du jazz puisant à
cette source essentielle de la réalité de la vie des êtres humains: leurs
joies, leurs peines, leurs luttes.
On ressent le jazz qu’on mérite, et pour éviter de passer à
côté on a effectivement besoin, comme le fait Brian Lynch, de creuser sans arrêt,
dans les notes bien entendu mais pas seulement, dans les mots, les récits,
l’histoire des personnes, les relations humaines, qui sont la source, qui
permettent de s’orienter dans ce monde et dans ce temps pour donner du contenu
plutôt que du vide, de l’humain plutôt que de l’intelligence artificielle, de
la solidarité plutôt que de l’ego, de l’humilité et de la réflexion pour le
futur devant l’héritage plutôt qu’une récupération mercantile et perverse qui
tue le jazz. Cette musique si parfaite –le jazz– parce qu’elle est porteuse,
sans complaisance, de valeurs positives d’humanité et de générosité, y compris
dans sa transmission et son exécution sur scène, exige de nous, les amateurs de
jazz, artistes compris, des efforts si nous souhaitons être en mesure de
l’apprécier dans toutes ses dimensions, de lui rendre un peu de ce qu’elle nous
donne et de la préserver. Brian Lynch est un habitué des bons enregistrements, et donc
vous ne serez pas surpris de la qualité de ce double album, de celles des
artistes, des arrangements, des compositions. Il y a dans l’intensité de ce big
band, dans ses couleurs afro-cubaines, dans son énergie de Messengers, quelque chose de particulier comme le souci sincère de
rendre à toutes ses lectures, ces auteurs, dont certains sont déjà morts, un
travail, un message, un remerciement, un hommage à la hauteur. Ça n’étonne pas
de la part de Brian Lynch. Ça lui ressemble, une belle musique très directe,
sophistiquée sans être hermétique ou élitiste, deux heures de ce bonheur qu’on saisit
avec cette production artistique quand on réfléchit, qu’on ressent, qu’on
écoute avec attention et concentration, qu’on lit et qu’on imagine ce qu’un
artiste a en tête pour parvenir à l’expression de son art.Signalons le livret explicatif et détaillé, les bons
dessins qui illustrent cette production, la précision des renseignements: une
œuvre en tous points exemplaire, aboutie, à l’image de Brian Lynch.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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George Freeman
George the Bomb! George the Bomb!, Gorgeous George, Where's the Cornbread?,
Tonto, Help Me, Uncle Funky, The Music Goes Round and Around, Cha Cha Blue,
Home Grown Tomatoes, Intimate, Al Carter-Bey
George Freeman (g, voc), Billy Branch (hca), John Devlin (b,
acc, voc), Bradley Parker-Sparrow (p), Joanie Pallatto (voc)
Enregistré d’août à décembre 2018, Chicago, IL
Durée: 59’ 17”
Southport Records 0148 (www.chicagosound.com)
Le jazz à Chicago est intimement mêlée au blues. L’histoire et la
géographie des Etats-Unis ont fait de cette ville à l’autre extrémité du
Mississippi (une image de la grande vallée nord-sud), à l’orée de la synthèse
jazz, un destination favorite des grandes migrations des
Afro-Américains, autant liées à la mutation économique du pays
(l’industrialisation à marche forcée) qu'aux déplacements de la scène
jazz naissante forcée par l’économie, par les institutions et la
réalité sociologique. Dans ce grand mouvement, Chicago a accueilli dès les
années 1920 le meilleur de la scène néo-orléanaise mais également beaucoup
d’autres influences qui longent ce grand couloir nord-sud, urbaines et rurales,
et le blues, matière essentielle de tout le langage musical afro-américain,
religieux ou profane, a permis une synthèse propre à cette ville, dans toutes
ses dimensions expressives, les églises comme les lieux de la
vie nocturne musicale, et le quotidien (mariages, enterrements, fêtes,
communautés, associations…).
Les musiciens de toutes les générations dans cette ville,
«d’avant-garde» y compris, ont donc pris, avec naturel, sans y penser, car il
existe un vrai sentiment collectif, un malin plaisir à brouiller les cases bien
trop cloisonnées par la production et les médias.
George Freeman, un
pur produit de Chicago où il est né en 1927, comme ses frères Bruz
(1921-2006) et Von Freeman (1922-2012), est emblématique de ces
musiciens mêlant jazz et blues
dans une expression assez rude («Uncle Funky»), profonde, même si
l’humour, la poésie, la recherche et une
certaine fragilité sont présents, un alliage propre à la Cité du vent.
Sorti
comme les plus célèbres artistes du jazz de la DuSable
High School dans le Southside, il a côtoyé Johnny Griffin, Gene Ammons,
Clifford Jordan, John Gilmore, et d’abord, bien sûr, ses frères Bruz et
Von Freeman, ce dernier étant le père de Chico Freeman qui prolonge
cette grande famille du jazz. C’est Johnny Griffin qui a entraîné George
(né en 1927) à New York en 1947. George est donc l’oncle de Chico
Freeman avec
qui il a récemment produit un excellent All
in Family, pour
lequel nous avons déjà fait un tour de la famille Freeman et de ce qui rend la
communauté musicale de Chicago si particulière. On ne va pas répéter, le mieux
est de relire l’autre chronique et de réécouter cet autre disque en complément
de ce nouvel enregistrement. L’avant-garde locale y côtoie la tradition de
toutes les époques du jazz et le blues comme forme fondatrice et comme esprit (Billy Branch
ici) dans un gumbo aussi savoureux que celui de l’autre extrémité de la vallée
du grand fleuve qui a structuré l’histoire américaine.
Ce nouveau
disque d’un Ancien de Chicago a été enregistré pour
le même label, Southport, un label de musicien(ne)s-producteurs-trices,
investis dans le jazz corps et âme, dans l’esprit très marginal propre
aux
cités «non alignées», et Chicago est l’une d’elles. Steve Saltzman, un
avocat
spécialisé sur les droits civiques, membre du comité d’organisation du
Chicago
Jazz Festival par le passé, écrit avec d’autres, les notes de livret, et
rappelle que la rencontre entre George et Billy Branch, harmoniciste de
premier plan
de la scène blues, prend ses racines dans un concert inoubliable en 2008
qui
réunissait George, Billy, Ari Brown, Corey Wilkes… Une sorte de
caléidoscope de
l’histoire musicale de la ville que les musiciens de Chicago expliquent
souvent mais que n’ont pas vraiment compris les avant-gardes diverses
qui
se réclament du jazz, en dehors de ces cas spéciaux que sont Chicago et
New
Orleans. En Europe en particulier, l’avant-garde comme la musique
contemporaine
se bâtissent, dans un réflexe élitiste et corporatiste, sur une
négation, un refus de la tradition depuis l’après Seconde Guerre. Ça les
prive de
substance, d’humanité, de racines, matières fondatrices de l’art mais
aussi d'ouverture d'esprit et de liberté.
Pour revenir à ce disque, rempli de bonne humeur et d’une
énergie communicative, qui réunit donc, autour de George Freeman et Billy
Branch, le Southport House Band –Joanie Palatto (voc), Bradley Parker-Sparrow
(p), tous les deux également producteurs, John Devlin (voc, b, acc, g), Luiz
Ewerling (dm) venu de Porto Alegre– on doit le titre (George the Bomb!) à l’épouse de George. Cela ne manque pas de faire sourire quand on regarde la photo de ce
grand-père malicieux et fragile, si chaleureusement entouré. Le label apporte
d’ailleurs à George une nouvelle jeunesse, puisque nous avons ici le quatrième
enregistrement de George depuis une vingtaine d’années, après Rebellion (1995), George Burns! (1999) et All
in Family (2015), sans oublier qu’un autre grand label de Chicago, Delmark,
a réédité Birth Sign, le premier album
de George Freeman en leader, invitant Von Freeman, enregistré en 1969.
George a une bonne quinzaine d'enregistrements en leader à son actif.
De
cette heure enregistrée, on retient la tonalité très blues (comme
forme) de
l’ensemble, liée à la présence de Billy Branch et de l’orchestre maison
de
Southport, et l’atmosphère «tranche de vie, solidarité, communauté de
destin d’un monde marginal» que représentent ces enregistrement d’un
nonagénaire fringant, délicat, très bien
entouré dans un monde solidaire, qui teinte ce blues de Chicago de ses
nuances poétiques jazz, dans un alliage sonore original. Ces albums sont
indispensables à la compréhension de ce qu’on appelle «le jazz» en tant
qu’expression globale, se fondant non plus sur les sentiments des
générations
d’amateurs qui se succèdent et s'ignorent, sur la méconnaissance des
autres époques (le «vieux» jazz ou jazz traditionnel, le mainstream,
le bebop, le free jazz, etc., et les litanies sur les pseudo-révolutions
du jazz) ou sur les
classifications réductrices du marché ou de la critique qui ont séparé
jazz et
blues dans l’esprit de beaucoup d’amateurs.
George Freeman rappelle ici, par son art, les nuances d’une
réalité musicale complexe née d’une histoire humaine et sociale particulière,
avec un socle essentiel de cette expression qu’est le blues et une respiration
non moins essentielle qu’est le swing. Ce disque de George Freeman, comme le précédent avec
Chico, sont des cours de musicologie rappelant ce que l'expression musicale doit à la vie, et ils valent beaucoup mieux, que
la plupart des discours qu'on lit ou qu’on entend en Sorbonne et dans
les
universités, fondés le plus souvent sur les limites de toutes natures des
«savants» certifiés des institutions. Ces disques sont à ce titre
indispensables aux amateurs sincères et indépendants.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Chick Corea Trio
Trilogy 2 CD1: How Deep Is the Ocean (16/1/2012, Bologna), 500 Miles
High (30/6/2016, Ottawa), Crepuscule With Nellie, Work (7/7/2016, Minneapolis),
But Beautiful, La Fiesta (23/11/2012, Zurich)
CD2: Eiderdown (21/6/2016, St. Louis), All Blues
(30/6/2016, Ottawa), Pastime Paradise (28/6/2016, Rochester), Now He Sings, Now
He Sobs (11/10/2010, Oakland), Serenity (3/10/2010, Ottawa), Lotus Blossom
(3/12/2010, Tokyo)
Chick Corea (p), Christian McBride (b), Brian Blade (dm)
Enregistré en 2010, 2012 et 2016, Ottawa, Oakland, Tokyo,
Bologna, Zurich, St. Louis, Rockport, Ottawa, Rochester, Minneapolis (voir ci-dessus)
Durée: 51’ 35” + 1h 05’ 17”
Concord Jazz 00183 (Universal)
Ce volume Trilogy 2,
en 2 CDs, prolonge la publication en 2013 de Trilogy, un coffret
de 3 CDs. On retrouve les mêmes protagonistes,
trois virtuoses du jazz, les mêmes ingrédients, avec la même réussite.
Enregistré lors de multiples tournées sur différentes scènes
du monde du 3 octobre 2010 au 7 juillet 2016, les dates et les lieux
d’enregistrement ne sont pas précisés sur le livret, pas plus qu’elles
ne
l’étaient sur le précédent coffret, mais nous avons pu les trouver par
ailleurs
pour ce Trilogy 2. Cet excellent trio
réunit trois instrumentistes de haut vol pour deux heures de jazz parfaitement
mis en place, brillant et virtuose. Chick Corea, Christian McBride comme Brian
Blade sont simplement exceptionnels sur le plan technique, des musiciens
inventifs et très à l’aise dans ce contexte pourtant très cadré et exigeant,
proche par l’esprit d’un jazz proche de la musique classique, tant il respire une
perfection formelle, un travail inimaginable de mise en place, d’écoute
réciproque et une maîtrise absolue instrumentale.
Au programme: des
standards, des compositions du jazz,
des originaux de Chick Corea. Rien de surprenant ou de nouveau, mais le
trio,
son excellence, est la nouveauté et l’intérêt. Si le pianiste et leader
penche
plus vers la sensibilité latine, perceptible dans la plupart de ses
interprétations,
que vers le blues –qu’il peut «jouer» mais pas incarner– il n’en produit
pas
moins une splendide musique, pleine de poésie, d’invention, de légèreté
et
d’éclat, respectueuse de l’histoire et des compositions, de la
tradition, tout
en en donnant une relecture savante et personnelle d’une grande beauté.
Par le foisonnement de la pulsation multidimensionnelle des caisses et
cymbales du batteur, par les contre-chants virtuoses du contrebassiste,
qui n’abandonne pourtant jamais son rôle essentiel de
gardien du temps, Brian Blade et Christian McBrides se font les complices en véritables coleaders de l’art de Chick Corea, un pianiste qui n’est plus à
présenter. Il a été et demeure l’un des plus brillants pianistes de sa
génération, toutes musiques confondues. La précision et la légèreté de son
toucher font de ce Trilogy 2 un vrai
plaisir d’esthète, et si le blues n’est pas dans son ADN, le swing en revanche
y a toute sa place. Son phrasé perlé, ses déboulés de notes sans l’ombre d’un
doigté hésitant, impressionnent.
On n’hésitera pas à placer la musique de ce Trilogy 2 dans le continuum de la grande
musique classique du début du XXe siècle, prolongée et enrichie par la grande
tradition du piano jazz d’Art Tatum à Kenny Barron plus que par la musique bruitiste
dite «contemporaine». Par sa poésie, son sens de l’harmonie exceptionnellement
développé n’empêchant jamais le choix de belles mélodies d’origine populaire
comme support essentiel, par sa virtuosité hors norme et sa capacité à
reformuler les inspirations de toutes les origines sans perdre son
ancrage, cette musique conserve une accessibilité pour tous les amateurs, en dépit de son exigence technique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Erroll Garner
Dreamstreet Just
One of Those Things, I'm Getting Sentimental Over You, Blue Lou, Come
Rain or Come Shine, The Lady Is a Tramp, When You're Smiling, Sweet
Lorraine, Dreamstreet,
Mambo Gotham, Oklahoma! Medley: Oh, What a
Beautiful Mornin'/People Will Say We're in Love/Surrey With the Fringe
on Top, By Chance
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré les 15, 17, 18 décembre 1959, New York, NY
Durée: 49’ 44”
Octave Music 01/Mack Avenue 1157 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner
Closeup in Swing Do
Something to Me, My Silent Love, All of Me, No More Shadows, St. Louis
Blues, Some of These Days, I'm in the Mood for Love, El Papa Grande, The
Best Things in Life Are Free, Back in Your Own Backyard, Octave 103
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré en juillet-août 1961, New York, NY
Durée: 44’ 09”
Octave Music 02/Mack Avenue 1158 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner
One World Concert The
Way You Look Tonight, Happiness Is a Thing Called Joe, Sweet and
Lovely, Mack the Knife, Other Voices, Lover Come Back to Me, Misty,
Movin' Blues, Dancing Tambourine, Thanks for the Memory
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré du 20 au 25 août 1962, Seattle, OR
Durée: 44’ 03”
Octave Music 03/Mack Avenue 1159 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner
A New Kind of Love You
Brought a New Kind of Love to Me, Louise, Fashion Interlude, Steve's
Song, Paris Mist (Bossa Nova Version), Mimi, Theme from A New Kind of
Love (All Yours), In the Park in Paree, Paris Mist (Waltz and Swing
Version), The Tease, Paris Mist (Trio Version)
Erroll Garner (p), orchestre à cordes dir. Leith Stevens
Enregistré du 26 juin 1963, Los Angeles, CA
Durée: 44’ 03”
Octave Music 04/Mack Avenue 1160 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner
A Night at the Movies You
Made Me Love You, As Time Goes By, Sonny Boy, Charmaine, I Found a
Million Dollar Baby (In a Five and Ten Cent Store), I'll Get By, Three
O'Clock in the Morning, Stella by Starlight, Jeannine I Dream of Lilac
Time, Schoner Gigolo (Just a Gigolo), How Deep Is the Ocean, It's Only a
Paper Moon, Newsreel Tag (Paramount on Parade), You and Me
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré les 24-25 juin et 5-6 août 1964, Nrew York, NY
Durée: 37’ 13”
Octave Music 05/Mack Avenue 1161 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner
Campus Concert Indiana
(Back Home Again in Indiana), Stardust*, Mambo Erroll, Lulu's Back in
Town**, Almost Like Being in Love, My Funny Valentine, These Foolish
Things (Remind Me of You), In the Still of the Night, La Petite Mambo
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré
live le 13 mars 1962, Music Hall Auditorium, Purdue University, West
Lafayette, Indiana, 23 août 1962*, 24 août 1962**, World’s Fair
Playhouse, Seattle, WA
Durée: 38’ 08”
Octave Music 06/Mack Avenue 1162 (www.mackavenue.com)
Erroll Garner est
un indispensable du jazz, au même titre que Louis Armstrong, Sidney
Bechet, Duke Ellington, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Art Tatum,
Dizzy Gillespie, Charlie Parker, John Coltrane… Il est l’inventeur d’une
des formes les plus originales du piano jazz –car c’est son instrument–
et ses interprétations en trio comme en solo ou avec orchestre, sont
aussi fondatrices pour le jazz que l’ont été celles des pères fondateurs
et créateurs de cette musique.
La réédition des enregistrements
d’Erroll Garner, qui connaît actuellement une embellie grâce à
l’exploitation des archives d’Erroll Garner à Pittsburgh avec la
réédition des enregistrements pour Octave Music du début des années 1960, est
une vraie réhabilitation d’un monument du jazz qui, parce que son succès
populaire dépassait le confort élitiste d’une critique qui avait oublié
le fondement populaire de cet art, a eu droit à une sous-évalutation,
voire à un mépris condescendant dans nombre de médias, qui l’ont
poursuivi jusqu’à son décès et même au-delà, à l’opposé de l’amour
jamais démenti de son public.
Cette réédition de douze
enregistrements (dont six à paraître courant 2020) trouve une
opportunité: la célébration du centenaire d’Erroll Garner qui va
commencer en juin 2020 pour se terminer en juin 2021 (il est né le 15
juin 1921). Elle poursuit l’excellent travail commencé dans le cadre du Erroll Garner Jazz Project sous l’autorité de la regrettée Geri Allen (décédée en 2017), avec the Complete Concert by the Sea en 2015 (Octave/Lagacy 88875120842), nommé aux Grammy Awards, puis en 2016, Ready Take One to Life (Octave/Legacy 88985363312) et, en 2018, Nightconcert (Octave/Mack Avenue 1142).
Ce travail a été réalisé dans le cadre de l’Institute of Jazz Studies
de Pittsburgh dirigé par Geri Allen jusqu’à son décès, avec la
collaboration de Steve Rosenthal, Peter Lockhart et Susan Rosenberg.
Cette belle
histoire –c’est une histoire de femmes qui relie Pittsburgh et Detroit–
ne commence pas là, puisqu’en fait l’Institute of Jazz Studies de
Pittsburgh a hérité de ce fonds au décès de Martha Glaser (3 décembre 2014), une
personnalité hors norme qui fut l’indispensable complice du génial
pianiste de Pittsburgh. Martha Glaser, née à Duquesne (15 février 1921), en Pennsylvanie,
de Samuel et Pearl Farkas, des immigrants hongrois, a aussi une sœur,
Bella Rosenberg; la famille habite dans les environs de Pittsburgh, la
ville de naissance d’Erroll Garner entre autres (Mary Lou Williams, Art
Blakey, Ahmad Jamal…).
C’est Susan Rosenberg, la fille de Bella et
la nièce et héritière de Martha Glaser, qui participe à la production de
ces rééditions au sein de l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh, qui
a suggéré et permis la réactivation du fonds Erroll Garner (1 million
de documents-papier et 7000 bandes enregistrées) par un don à
l’institution de Pittsburgh dirigée alors par Geri Allen, Susan
conservant les droits d’auteur. Susan a directement évoqué cette idée
avec Geri Allen qui, en pianiste de jazz de haut niveau et en femme de
tête et de mémoire, a saisi cette exceptionnelle opportunité.
Enfin Geri Allen, qui a produit les premiers disques de la série et porte avec enthousiasme cet Erroll Garner Jazz Project,
est née à Pontiac et a grandi à Detroit, où Martha Glaser a développé
son activisme dans la lutte contre le racisme, la ségrégation, la
pauvreté et élaboré sa curiosité pour les arts, et le jazz en
particulier.
Geri Allen, dans sa grande prévoyance, a su également
impliquer un pianiste prometteur, Christian Sands, d’abord dans l’œuvre
d’Erroll Garner, avec des discussions approfondies pour illustrer,
ensemble, le travail de réactivation par le disque dans des concerts en live et le bel héritage d’Erroll Garner (concerts à Monterey en 2015 pour présenter The Complete Concert by the Sea,
puis dans le monde entier, dont la France à l’automne 2018). Christian
Sands est ainsi devenu, avec la maladie puis le décès de Geri Allen,
l’ambassadeur de cette célébration discographique, artistique et
mémorielle.
«
Erroll est une telle force et une telle personnalité que, juste en tant
que pianiste de jazz, vous en transmettez quelque chose, en quelque
sorte automatiquement, que vous le sachiez ou non.(…) J'ai
écouté aussi le Dr Billy Taylor parler d'Erroll Garner, mais ce n'était
jamais approfondi jusqu'à ce que je rencontre Geri Allen et que nous
nous préparions pour le concert. (…) Nous nous sommes
assis ensemble dans une salle de travail, quelque part à New York. Nous
avions deux pianos, et nous nous passions Concert by the Sea et écoutions simplement chaque détail, et j’écoutais également Geri
parler d'Erroll et de ce qu'elle avait retenu de lui, comment il
composait et comment il formait ses accords ou sa main gauche. Nous
avons simplement plongé dans la musique, et j’y suis resté impliqué
depuis.» (source JazzTimes)
Christian Sands
est ainsi devenu le premier ambassadeur de cette collection, et Geri
Allen a aussi préparé ce passage de relais avec sagacité, malgré sa
maladie:
«Je
suis allé à l'hôpital, je pense la veille de son décès, et nous
parlions d'Erroll, de passer des disques et d'écouter certaines choses.
Quelques semaines plus tard, j'ai reçu un appel de Peter Lockhart et
Susan Rosenberg [du Erroll Garner Jazz Project] et ils m'ont demandé si
je voulais en faire partie. Ils avaient eu une conversation avec Geri à
l'avance.» (source JazzTimes)
Dans
la célébration, d’autres artistes sont déjà prévus, comme Chick Corea,
Eric Reed et Jason Moran; nul doute que la fête sera de qualité.
C’est
donc à cette succession de femmes de talent, comme à un déterminisme
social, politique et historique intimement mêlé à la réalité artistique
de ce qu’est le jazz comme expression populaire et philosophie, qu’on
doit de redécouvrir aujourd’hui l’une des œuvres les plus populaires
bien que maltraitée par la critique de jazz et les médias.
On le doit
d'abord à Martha Glaser (qui prit ou reprit parfois le nom de
Gleicher), militante de l’égalité des droits civiques dès les émeutes raciales de
Detroit en 1943, exerçant de nombreuses responsabilités dans le domaine
culturel et social dans diverses commissions et institutions tout au
long des années 1940, à Detroit et à Chicago. Elle est aussi impliquée
dans le monde culturel, car elle organise des concerts. Elle rencontre
Erroll Garner au début des années 1950, et se noue entre eux une
profonde complicité fondée sur une confiance réciproque qui fait de
Martha l’agent, le producteur, le conseil juridique et artistique
d'Erroll.
A la fin des années cinquante, après le succès international de l’enregistrement Concert By the Sea (Columbia, enregistré le 19 septembre 1955 à Carmel, CA, avec Eddie
Calhoun et Denzil Best, publié en 1956 et qui dépassera le million
d'exemplaires vendus en 1958), assez largement incomplet dans sa version
initiale chez
Columbia, Erroll Garner est le premier artiste afro-américain à
entreprendre contre une grande compagnie (Columbia) un action en justice
pour avoir la maîtrise artistique de son œuvre, des masters et des
publications. Il est aussi le premier à gagner son procès et à pouvoir
ainsi, grâce à Martha Glaser, gérer son œuvre et sa carrière de la fin
des années 1950 jusqu’à sa disparition le 2 janvier 1977. Christian
Sands est très lucide sur le caractère extraordinaire de cet autre
héritage d’Erroll Garner et de Martha Glaser:
«Ce
qui est étonnant, c'est qu'il s'est battu contre Columbia Records et
qu'il a gagné. C'est un artiste afro-américain avec une femme juive à
ses côtés, et ils ont battu Columbia Records. Déjà l'histoire est
tellement intense et incroyable! Et le fait qu'après cela, il possédait
tout.» (source JazzTimes)
L’accord
de licence qui permet ainsi à Erroll Garner de produire son œuvre, d’en
posséder les masters, l’édition et la publication, pour en concéder la
distribution aux labels de son choix est ainsi né. Tous les artistes, de
jazz entre autres, le doivent à Erroll Garner et Martha Glaser.
Martha
et Erroll Garner fonde alors la compagnie Octave Music à la fin des
années 1950 pour une édition phonographique de l’œuvre d’Erroll Garner
respectueuse de la volonté de l’artiste, et permettant d’écouter enfin
ses fameuses introductions souvent coupées dans les précédentes
éditions. Un label indépendant autogéré par le créateur lui-même: on est
loin de l’image véhiculé par la critique de jazz et les médias, en
France en particulier, d’un Erroll Garner insouciant, cabotin et plus
occupé de paillettes, de son apparence et de ses cachets que de son
œuvre. Martha Glaser, elle-même, n’a cessé, en dehors de son travail
avec Erroll Garner, de participer à la lutte pour les Civils rights aux Etats-Unis, confirmant son engagement de jeunesse, lui donnant par
son investissement dans l’art essentiel né en Amérique, une dimension
exceptionnelle. Le procès contre Columbia eut d’ailleurs valeur de
symbole dans la communauté artistique et afro-américaine (David-Garner
contre Goliath-Columbia).
Participant à la production de l’œuvre du
pianiste pour son label, Octave Music, Martha a très tôt organisé la carrière,
les tournées, les enregistrements, les liner notes, la
préservation de l’œuvre d’Erroll Garner, de son vivant, puis après le
décès d’Erroll, organisant sa diffusion et son développement, collectant
des archives venues du monde entier, documents sonores ou autres. C’est
à cet exceptionnel travail d’archiviste qu’on doit notre bonheur de
2020. Elle a finalement légué, à sa disparition en 2014, cet énorme
travail d’une vie à sa nièce Susan Rosenberg, qui en a confié la
matière, avec la même sagesse que celle de sa tante, à l’Institute of
Jazz Studies de Pittsburgh: une importante documentation sonore et pas
seulement, la principale concernant l’œuvre du pianiste, rencontrant par
un hasard qui n’en est pas tout à fait un l’intelligence d’une autre
grande dame du jazz: Geri Allen.
Après les deux premiers volumes
édités sous la houlette de l’Institute for jazz Studies de Pittsburgh,
dès le troisième, c’est le label Mack Avenue, dont on apprécie les
bonnes productions par ailleurs, fondé à la fin des années 1990 par une
dame encore, Gretchen Valade, qui a pris le flambeau de la réédition et
de la diffusion internationale de cette redécouverte d’Erroll
Garner. Encore un retour aux sources, si on sait que Mack Avenue est né à
Detroit, Michigan, qui fut, on s’en souvient, la ville de base de
l’engagement de Martha Glaser et celle de la jeunesse de Geri
Allen. L’histoire est donc belle jusqu’au bout par une sorte de fil
conducteur souterrain apparemment magique, mais assez logique si on y
réfléchit, digne des romans d’Alexandre Dumas par la profusion des
liens convergents, qui aboutissent à cette célébration d’Erroll Garner.
La
réédition de ces douze volumes du label Octave s’effectue en deux temps
–nous évoquons ici les six premiers volumes, six autres doivent paraître
dans le cours de l’année 2020. C’est donc non seulement l’occasion de
redécouvrir un Maître du jazz, mais bien plus un travail de réédition
respectueux de l’artiste: les versions sont restituées dans leur
intégralité, avec les fameuses introductions du pianiste, il y a la
parution d’inédits et le travail de production au niveau du son et de la
communication en général est plutôt bien réalisé, voire parfois
exceptionnel.
Cela rappelle les conditions pour le moins
extraordinaires de la création de ce label Octave Music qui démentent en tous
points les préjugés établis par une critique de jazz pour le moins
ignorante de ce que furent le parcours et la personnalité d’un des
génies du jazz, Erroll Garner, une critique qui a trop longtemps méconnu
les conditions d’environnement du jazz (sociologiques, politiques, les
personnalités, le rôle des communautés, des solidarités, et même, on le
voit ici, des sexes).
Erroll Garner est un pianiste autodidacte –une
«légende» difficile à accepter malgré quelques cas similaires tout aussi
étonnants comme Django par exemple. Pour être précis, il y eut des
cours de piano à la maison et le jeune Erroll observa beaucoup,
s’attaquant au piano familial dès l’âge de 3 ans. Il peut s’asseoir sans
aucun complexe d’aucune sorte à la table des plus grands de l’histoire
du piano jazz, un véritable banquet tant les talents et les génies sont
nombreux: de Fats Waller et Earl Hines à Marcus Roberts, Aaron Diehl et
Sullivan Fortner, ils sont des centaines tant le jazz est fécond.
Erroll Garner invente un style que même les oreilles des profanes
reconnaissent à la première phrase sans que sa musique n’ait la moindre
complaisance. Sa manière ne suit pas l’air du temps, elle l’invente, non
par bourrage de crâne mais par la magie rythmique et expressive du
jazz et d'Erroll Garner.
Car Erroll Garner est aussi un génie de la
pulsation rythmique; il marque tous les temps de sa vertigineuse main
gauche, et joue sur le décalage du temps pour conférer un swing qui
soulève tous les publics. Comme un autre Django Reinhardt, une autre
Ella Fitzgerald, un autre Count Basie, un autre Thelonious Monk, un autre Louis Armstrong et
quelques autres: sa pulsation rythmique définit son style à première
écoute. Il y a bien entendu d’autres dimensions, et pas des moindres
comme sa puissance des deux mains, sa légèreté de papillon sur le temps
et le clavier, sa dextérité, son jeu de pédales très savant, ses block
chords, ses fameux octaves, ses vibratos puissants, ses arpèges, l’utilisation du piano de
la première à la dernière note, sa manière de faire sonner son piano
comme un orchestre, sa façon de faire d’un thème de moins de 5’ un film à
grand spectacle («I’m Getting Sentimental Over You»), son imagination
débordante, sa vitalité naturelle ponctuée par ses célèbres grognements,
le son d’un trio à nul autre pareil avec ses fidèles Eddie Calhoun et
Kelly Martin dans ces enregistrements, mais c’est bien dans le décalage
rythmique entre ses deux mains que se fondent cette danse swing d’Erroll
Garner qui personnalise le plus fortement son jeu, qui caractérise son
esthétique, qui signe son œuvre. Son décalage sur le temps, il en joue
aussi bien en solo qu’en trio avec ses musiciens pour donner à sa
musique une respiration unique. Ces disques témoignent aussi du soin
rare qu’Erroll Garner apporte à chaque thème. Il prend du temps pour une
sélection très sévère de ce qu’il retient comme devant être publié, ce
qui confirme l’une des raisons de son différend avec Columbia.
Dreamstreet est le premier volume d’Octave Music, enregistré en décembre 1959,
après une relative pause à la suite du procès contre Columbia. Garner a
préparé l’enregistrement avec du temps et beaucoup de soin, le disque
est simplement extraordinaire. C’est le fruit de deux nuits
d’enregistrement de 22h à 6h30 du matin.
Closeup in Swing propose également un répertoire de standards et de compositions
originales choisis par Erroll Garner parmi une soixantaine
d’interprétations enregistrées lors de plusieurs séances en soirée, de
juillet à août 1961.
One World Concert est le premier album en live publié par Octave Music, depuis le Concert by the Sea chez Columbia.
Il a été enregistré au Wolrd’s Fair Playhouse de Seattle. Pour cet
album, Erroll Garner a retenu
les prises parmi les douze heures enregistrées dans l’auditorium au cours de plusieurs nuits.
A New Kind of Love,
enregistré en juin 1963, propose un Garner compositeur de musique de
film (Paramount), accompagné d’un grand orchestre à cordes (32
musiciens) dirigé par Leith Stevens. Ce n’est pas la première fois
qu’Erroll Garner se frotte aux cordes d’un grand orchestre (1956-1957).
La comédie romantique, entre Paris et New York, avec Joanne Woodward et
Paul Newman, deux comédiens qui soutiennent la lutte pour les Civils
rights, a été visionnée par Erroll qui compose en direct en suivant les
images. Pour le film, les thèmes d’Erroll Garner ont été adaptés et
orchestrés par Leith Stevens, compositeur et chef d'orchestre
d’Hollywood –une soixantaine de films à son actif et qui a étudié au
Horner Institute of Music et à Juilliard. Il se souvient:
«Bien
que j’ai joué dans beaucoup de comédies musicales, on ne m’a jamais
demandé de faire ce genre de film avec du matériel écrit par un autre
compositeur. (…) Garner n'avait jamais écrit de musique dans un but
dramatique spécifique et encore moins de musique pour se conformer aux
coutumes rigides de l'écriture de film. (…) Dès que Garner est arrivé à
Hollywood, nous avons commencé à étudier le film ensemble. Au début de
nos réunions, j'ai appris qu'Erroll pensait musicalement en termes de
caractère, couleur, texture, ligne et humeur. Cette capacité est une
condition sine qua non pour une écriture de film efficace. Garner a
étudié les mouvements et les nuances de Miss Woodward et de Newman à
l’écran, ainsi que les décors de Paris, et a rapidement saisi de
nombreuses facettes vitales.»
Pete
Rugolo, Jimmy Haskell et Nathan Van Cleave ont écrit les arrangements à
l’exception des parties de piano, on sait pourquoi… Erroll Garner a
improvisé ses parties sur place lors des sessions d'enregistrement,
étonnant les musiciens de studios, des professionnels aguerris, par ses
prises de risque. Leith Stevens commente:
«Erroll
est un musicien naturel, né et a grandi dans le domaine du jazz. Il a
une oreille fantastique, un sens harmonique et mélodique. Il a eu un
effet électrique sur l’ensemble de l’orchestre, ce qui a poussé les
performances à leur apogée. La plupart des artistes de jazz jouent dans
une tonalité, un arrangement. Pas Garner. C’est un pianiste à l'aise
dans n'importe quelle tonalité. En fait, les polytonalités ne lui font
pas peur. A plusieurs reprises, nous avons fait jouer l'orchestre dans
deux tonalités sonnant simultanément, et sa ligne n'a jamais faibli, ce
son excitant semblait lui ouvrir de nouvelles perspectives.» (citations extraites des notes de livret de Martha Glaser)
Pour A Night at the Movies,
enregistré en août 1964, Erroll Garner improvise sur douze chansons
immortelles tirées de films, poursuivant dans la veine cinématographique
mais avec son trio traditionnel; il n’a en effet pas besoin de cordes
pour donner un caractère «cinémascope» à sa mise en scène musicale.
Avec Campus Concert, le dernier disque de cette première série, on fait un retour dans le temps, en 1962, pour des enregistrements en live,
comme pour le troisième volume de cette collection. Il y a d’ailleurs
deux thèmes tirés de ce concert à la World’s Fair Playhouse en août
1962. («Stardust» et «Lulu’s Back in Town»), le reste étant enregistré
en mars 1962 à Purdue University: le premier live d’Octave Music donc dans les faits, même si le disque ne fut édité que
plus
tard. La collection reprend donc la chronologie des sorties mais pas
totalement celle des dates d'enregistrement, respecte
les visuels de pochettes des disques originaux. C’est l’âge d’or des
concerts de jazz dans les universités américaines qui commença dans les
années 1950 et qui apportent un répit aux musiciens de jazz qui trouvent
ainsi une nouvelle scène et un nouveau public disponibles pour faire
vivre leur musique (5 millions d’étudiants à cette époque). 6000
étudiants sont entassés dans l'auditorium du Purdue University Music
Hall et Erroll Garner, un habitué des scènes universitaires y est très à
l’aise, arrive quelques jours à l’avance et se promène avec délectation
sur les campus
verdoyants de Yale, CT, à Chapel Hill (Université de Caroline-du-Nord),
de Ann Arbor, MI, à Ohio State (Colombus, OH), de Loyola
University (Chicago, IL). Erroll Garner est partout chez lui, il
l’affirme, et sa venue est toujours un événement prisé par tous les
publics.
Dans
cet ensemble de six disques, figurent des inédits: «By Chance» (1),
«Octave 103» (2), «Other Voices» (3), «Paris Mist» (trio version) (4),
«How Deep Is the Ocean», «You and Me» (5), «La Petite Mambo» (6).
Signalons
pour finir que dans cette période nouvelle pour Erroll Garner –il
produit ses disques lui-même avec la complicité indéfectible et efficace
de Martha Glaser– de ce début des années 1960, il enregistra
d’autres disques pour le compte de EmArcy, MGM, Reprise, Mercury, MPS,
RCA, sans oublier quelques enregistrements en live plus ou moins officiels en Europe (Jazz Groove, Fontana), une période
très féconde comme en témoignent ces six disques exceptionnels parés de
toutes les qualités d’Erroll Garner.
Erroll Garner est un des histoires du jazz dont le jazz ne peut se passer: indispensable!!!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Frédéric Borey
Butterflies Trio CD1: Buterflies, Smoky Spot, Mood, All Those Things/Let’s
Hang Together, Stephan Wants to Share an Uber With You*, Mister J.H.,
Statement, Commencement*, New Again, Catch It
CD2: Mr Sandman, The Single Petal of a Rose, The Cost of
Living, Mahjong, A Flower Is a Lovesome Thing, Black Beauty, Jitterbug Waltz
Frédéric Borey (ts), Damien Varaillon (b), Stéphane Adsuar
(dm, comp*)
Enregistré les 8-9-10 mai 2019, Paris
Durée: 59’ 12’’ + 36’ 05’’
Fresh Sound New Talent 582 (Socadisc)
Les rendez-vous discographiques sont réguliers avec Frédéric
Borey, que ce soit sous son nom, comme avec le quartet Lucky Dog (co-dirigé
avec Yoann Loustalot), ou en invité sur d’autres projets (avec François Bernat,
Michael Felberbaum…). C’est que l’homme ne manque pas de dynamisme, menant de
front enseignement, tournées régulières, composition. Et c’est un double album en
trio qu’il nous propose aujourd’hui avec un premier CD où sont interprétés des
originaux et un second (plus bref) consacré aux standards. Il s’agit, une
nouvelle fois, d’une formation sans piano qui, instaurant un vis-à-vis direct
entre cuivre et section rythmique, aboutit à une sonorité brute, un peu âpre
mais toujours d’une grande musicalité. Une belle unité caractérise cette heure
et demie de musique marquée par l’atmosphère intimiste, voire insolite,
qu’instaure Frédéric Borey et sa sonorité voilée qui le place dans la filiation
de Joe Henderson comme on a déjà pu l’écrire ici. C’est qu’il faut une certaine
richesse d’expression pour intéresser l’auditeur sur la distance, seul au
ténor, à peine habillé de quelques frémissements de cymbales et de pincements
de cordes. Les partenaires, tout en sobriété, sont à la hauteur: d’abord
autodidacte sur la basse électrique, Damien Varaillon a suivi un cursus
classique (conservatoire de Marseille, CNSM) pour se produire ensuite dans
différents contextes classiques et jazz (avec Nicolas Folmer); formé au
conservatoire de Nice avant d’intégrer, plus tard, la Berklee School of
Music de Boston, Stéphane Adsuar enchaîne les collaborations
éclectiques, entre musiques latines, variétés et jazz (Vincent Bourgeyx, Darryl
Hall…). Ce dernier est l’auteur de deux des dix titres, les autres étant dus au leader. Bon mélodiste, Frédéric Borey
distille au fil de ses compositions un swing léger mais présent. On regrette
simplement l’absence de notes de pochette explicitant sa démarche et le sens de
certains titres (l’énigmatique «Mister J.H.» a-t-il à voir avec notre revue?).
Sur le second CD, Frédéric Borey fait œuvre de passeur par
une relecture intéressante des standards, de la «Jitterbug Waltz» de Fats
Waller (1942) à «Mahjong» de Wayne Shorter (1964), ou du répertoire
ellingtonien avec la pièce maîtresse de la Queen’s
Suite, «The Single Petal of a Rose» restituée avec beaucoup de sensibilité.
Un disque en forme de longue méditation jazz, léger comme l'envol des papillons.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Carey Bell / Hubert Sumlin / Bob Stroger / Louisiana Red
American Folk Blues Festival 2002 Lowdown Dirty Shame, I'm
Ready, When I Get Drunk, Howlin' for My Darlin', You Gonna Miss Me, Hands Off,
Move to the Outskirts of Town, Sweet Black Angel, Ludella, Big Road Blues, Come
Get This Blues Up Off Me, No Future Blues, New York City Blues, Who's Gonna Be
Your Lovin' Man
Carey Bell (hca, voc),
Hubert Sumlin (eg, voc), Bob Stroger (voc, eb), Louisiana Red (eg, voc), Rusty
Zinn (eg, voc), Frank Muschalle (p), Dani Gugolz (b), Peter Müller (dm)
Enregistré les 31 août et 1erseptembre 2002, Eisenach (Allemagne)
Durée: 1h 03' 56''
Black & Blue 1071.2
(Socadisc)
Les tournées de l'American
Folk Blues Festival, organisées par Horst Lippmann et Fritz Rau, ont initiéau blues entre 1962 et 1985, à travers l’Europe, plusieurs générations d’amateurs. En 2002, un concert en Allemagne célébrait le 40e anniversaire de la
première édition autour de quatre figures légendaires ayant participé à
l'aventure.
Les trois premiers thèmes
mettant en valeur Carey Bell, figure paternelle du Chicago Blues qui, dès 1956,
a partagé la scène avec quelques pointures dont Robert Nighthawk,
avant de faire partie des formations de Muddy Waters et Willie Dixon. Lors de
ce concert, il excelle comme à son habitude à l’harmonica chromatique dans la
lignée de Little Walter et Rice Miller qu’il a eu l’occasion d’entendre dès les
années 1950. Sa voix n’a rien perdu de sa superbe, mais c’est son jeu
d’harmonica qui donne à la séance toute sa dimension, notamment sur «Londown
Dirty Shame» (une de ses compositions) et «When I Get Drunk» d’Eddie Burns. La
rythmique est un des points forts du groupe. En effet, le contrebassiste Dani
Gugloz et le batteur Peter Müller ont déjà une longue expérience collective au
sein du Mojo Blues Band, formation autrichienne ayant enregistré avec quelques
grands noms du blues, tels Champion Jack Dupree (p), A.C. Reed
(ts) ou Lowell Fulson (g). Le jeu tout en souplesse de Peter Müller avec une
qualité de frappe évoquant Fred Below sur les shuffles n’est pas pour rien dans
la réussite de ce mémorable concert.
L’autre satisfaction vient
de la présence de Rusty Zinn, certainement l’un des meilleurs guitaristes west
coast de la scène contemporaine. Né en 1970 à Long Beach, CA, il baigne très
tôt dans la collection de disques de blues de sa mère et de son frère d’où
émergent de grands noms comme Robert Lockwood Jr., Eddie Taylor ou Jimmy Rogers.
Ayant vu ce dernier sur scène avec Luther Tucker, il prend des cours de guitare
avec ces deux légendes avant de les accompagner à la fin des années 1980 dans
divers groupes de Bay Area. Depuis, il fait partie des formations des
harmonicistes Mark Hummel et Kim Wilson, mais aussi prolonge son rôle de
sideman auprès de Snooky Pryor, Elvin Bishop, Jody Williams, Dave Myers, Pinetop
Perkins ou Philip Walker. Son jeu tout en single notes, délié et débordant de
swing, reste un modèle du genre et rehausse la prestation d'Hubert Sumlin
l’ancien partenaire d'Howlin’ Wolf.
La présence de Bob Stroger
est logique, tant il a marqué l’American Folk Blues Festival, formant avec Odie
Payne (dm) la rythmique de cet évènement incontournable. Sa prestation vocale évoque
Chuck Berry dans cette façon d’interpréter le blues de façon low down. L’ancien
partenaire d’Otis Rush, se met au niveau de ses accompagnateurs dont l’excellent
pianiste blues et boogie Frank Muschalle. A l’inverse, la venue de Louisiana
Red dans ce contexte est un peu surprenante car s’éloignant du style Chicago
pour proposer un univers heurté plus brut mais non dénué d’authenticité. La partie
de Rusty Zinn débute par un bel hommage en solo à Jimmy Rogers sur «Ludella»
avant d’enchaîner sur un duo avec Peter Müller sur un thème de Tommy Johnson
«Big Road Blues» datant de 1928 et enregistré à Memphis. Rusty Zinn est
vraiment un sideman hors pair sachant s’exprimer dans différents contextes tout
en démontrant une connaissance plurielle du blues. Sa belle version du
classique de Rick Estrin «Come Get This Blues Up Off Me» est une forme de
retour aux sources pour le guitariste californien.
Ce superbe
concert est une bonne
nouvelle qui démontre encore l’attachement au blues que porte le label
Black & Blue. Une forme également d’hommage à Jacques Morgantini qui
nous a
quitté le 2 décembre 2019.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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Veronica Swift
Confessions You’re Gonna Hear From Me, A Little Taste, Interlude*,
Forget About the Boy, Stranger in Town, I Don’t Wanna Cry Anymore, I Hope She
Makes You Happy*, Confession/The Other Woman*, Gypsy in My Soul, No Not Much,
I’m Hip, No Regrets
Veronica Swift (voc), Emmet Cohen, Benny Green* (p), Russell Hall, David Wong*
(b), Kyle Poole, Carl Allen* (dm)
Enregistré à New York, NY, date non précisée
Durée: 51’ 28’’
Mack Avenue 1149 (www.mackavenue.com)
Veronica Swift a été la révélation de Jazz in Marciac 2019,
où elle était l’invitée du quartet de Wynton Marsalis (voir notre
compte-rendu). Une invitation qui vaut déjà en soi gage d’excellence, confirmé
par la performance de la jeune chanteuse de 25 ans, qui a séduit par ses qualités
d’expression, sans maniérisme. Fille du pianiste Hod O'Brien (1936-2016) et de
la chanteuse Stephanie Nakasian (1954), elle est originaire de Charlottesville,
VA. Dès l’âge de 9 ans, elle enregistre un premier disque, Veronica’s House of Jazz, accompagnée de Richie Cole (as) et de ses
parents avec lesquels elle commence à effectuer des tournées. A 11 ans, elle se
produit au Dizzy’s Club du Lincoln Center, à 13 ans, elle enregistre un
deuxième album avec Harry Allen (as), It’s
Great to Be Alive. En 2015, elle sort un troisième disque, Lonely Woman, le dernier où apparaît son
père, et termine deuxième de la Thelonious Monk Competition. Diplômée un an
plus tard, elle s’installe à New York où elle débute notamment des
collaborations avec le Jazz at Lincoln Center Orchestra et le trio de Benny
Green (Jazz Hot n°642, 673) qu’elle
suit en tournée en 2019.
On retrouve d’ailleurs ce trio sur trois des titres de son
nouvel album, Confessions, le premier
paru sur un «grand» label. Mais pour l’essentiel de ce CD, c’est le trio
d’Emmet Cohen qui officie. Appartenant à la même génération (29 ans), le
pianiste a également révélé très jeune un talent étonnant qui l’a déjà amené à
jouer auprès des plus grands: Ron Carter, Benny Golson, Jimmy Cobb, Houston
Person, de même que Brian Lynch avec lequel il a gravé Questionned Answer en 2012 (voir notre chronique). A la
contrebasse, Russell Hall, né à la Jamaïque, a suivi l’enseignement de Ron
Carter à la Julliard School de New York et a travaillé avec Wynton et Branford
Marsalis, Wayne Shorter ou encore Dee Dee Bridgewater. Venu de Los Angeles,
Kyle Poole est du même bois (George Cables, Jeremy Pelt, Peter Bernstein,
Wynton Marsalis…). Soit des jeunes gens se plaçant dans un réjouissant
renouvellement de la tradition. Et le plaisir de les écouter nous tient de la
première à la dernière note. Dès «You’re Gonna Hear From Me», le swing de
Veronica Swift et de ses complices saute aux oreilles. Bonne scatteuse, par son
timbre chaud, parfois légèrement voilé («Forget About the Boy»), et ses
inflexions très dynamiques, Véronica donne du relief au répertoire. Auteur de
tous les arrangements et d’un original bien troussé («I Hope She Makes You
Happy»), elle ne cherche pas à révolutionner les formes. Il s’agit juste de
très bon jazz, impeccablement interprété, où les deux sections rythmiques
prennent une part déterminante (belle expressivité blues sur «No Regrets», variations stride sur «I'm Hip»). Mademoiselle Swift sait aussi créer l’émotion
sur les ballades, confère sa touchante interprétation du medley «Confession/The
Other Woman», magnifiquement soutenue par Benny Green.
Si elle continue de
creuser le sillon d'un jazz enraciné, avec la même qualité de
partenaires, Veronica Swift devrait compter parmi les chanteuses à
suivre
pour les prochaines années.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Duke Robillard Band
Ear Worms Don’t Brother Trying to
Steal Her Love, On This of Goodbye, Living With the Animals, Careless Love,
Everday I Have to Cry Some, I Am a Lonesome Hobo, Sweet Nothin’s, Soldier of
Love, Dear Dad, Yes We Can, Yellow Moon, Rawhide, You Belong to Me
Duke Robillard (g, voc 2),
Bruce Bears (p, kb, voc 10), Brad Hallen (b), Mark Teixeira (dm, perc, voc 11),
Dave Howard (voc 1), Julie Grant (voc 5), Sunny Crownover (voc 5 & 7, back voc
2), Chris Cote (voc 3), Mark Cutler (voc, g 6), Klem Klimek (voc 9, ts 2),
Baxter Hall (g 2), Marnie Hall (vln 3), Doug James (bar), Jeff «Doc» Chanon
(tp, arr 2), Marty Ballou (b 1)
Enregistré à West
Greenwich, RI, date non communiquée
Durée: 51’ 02’’
Stony Plain Records 1403
(Socadisc)
Duke Robillard est
certainement l’un des plus talentueux guitaristes de blues de sa génération,
partant d’une école west coast à la T-Bone Walker pour s’ouvrir vers
l’ensemble des musiques populaires afro-américaines. Il est le plus jazz des
guitaristes de blues, né en 1948 à Woonsocket, RI, fondateur en 1967 du célèbre
groupe Roomfull of Blues avec le pianiste Al Copley, une formation de rhythm
and blues reprenant le répertoire des années 1940 et 1950, qui se produira en
1974 avec Count Basie et qui enregistrera son premier album avec Scott Hamilton
(ts). Duke Robillard cède sa place en 1980 à l’excellent Ronnie Earl, débutant
ainsi une carrière impressionnante de leader et de sideman. Produisant avec
brio les derniers albums de Jay McShann et Jimmy Witherspoon, tout en réalisant
des projets ambitieux autour de l’œuvre de T. Bone Walker, une session avec Pinetop
Perkins, Snooky Pryor, Johnny Adams ou Ruth Brown, il est l’un des dépositaires
contemporains de la mémoire du blues. Son amour du jazz lui fait retrouver
également son ami Scott Hamilton à plusieurs reprises, mais aussi avec Hal
Singer, ou de mettre sur pied un superbe New
Guitars Summit en compagnie d’Herb Ellis. Un jeu d’une grande clarté,
toujours précis en single notes avec ce souci permanent de faire swinguer son
blues.
Ce nouvel album est une
curiosité dans sa discographie. Comme le guitariste le dit dans le livret, ce Ear Worms (mélodie qui reste dans la
tête) est un album de reprises: «Des
chansons que j’ai entendues et qui m’ont attiré en grandissant. Elles remontent
à la période de mon adolescence et ne correspondent pas à un style particulier»,tout en précisant, avec humour, que les «ear worms» peuvent être entêtantes
aussi parce qu’il s’agit de chansons très mauvaises! Loin d’en arriver là, le
disque est une réussite dans l’ensemble, malgré l’effet compilation donné par
la grande diversité des styles abordés (blues, soul, rhythm and blues, rock and
roll…). Une forme de parenthèse dans la discographie de Duke Robillard mais où
l’on retrouve son groupe habituel dont Bruce Bears et Mark Teixeira. Le chant
n’étant pas son point fort – bien qu’étant convaincant sur sa seule composition
«Don’t Bother Trying to Steal Her Love» un rock à la Chuck Berry–, le leader
s’est entouré de six vocalistes, dont Sunny Crownover très à son avantage sur
le tube de Brenda Lee « Sweet Nothing’s» (1960). Les arrangements originaux
apportent une couleur singulière à ces titres connus, tels le «Yes We Can» d’Allen
Toussaint ou le superbe «Yellow Moon» des Neville Brothers. Une
réussite dans le genre!
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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Champian Fulton
Christmas With Champian White Christmas, Petty Paper, I’ll Be Home for Christmas,
Winter Wonderland*, Gracias a Dios*, The Christmas Song, Have Yourself a Merry
Little Christmas, Christmas Time Is Here*, The Christmas Waltz, Sleigh Ride*, A
Child Is Born, Let It Snow*, Merry Merry Christmas
Champian Fulton (p, voc), David Williams (b), Fukushi
Tainaka (dm) + Stephen Fulton (tp, flh)*
Enregistré le 27 mars 2017, New York, NY
Durée: 59’ 27’’
Autoproduit CR001 (www.champian.net)
Champian Fulton
The Stylings of Champian CD1: Day by Day*, Lollipops and Roses, I Only Have Eyes for
You*, Blues Etude, I Didn’t Know What Time It Was, Rodeo*, Darn That Dream, Too
Marvelous for Words*, Body and Soul
CD2: Isn’t It a Lovely Day*, You’d Be so Nice to Come Home
To, Martha’s Prize*, Lonesome and Sorry, All the Things You Are*
Champian Fulton (p, voc), Hide Tanaka (b), Fukushi Tainaka
(dm) + Stephen Fulton (tp, flh)*
Enregistré le 27 mars 2018, New York, NY
Durée: 50’ 56’’ + 28’ 33’’
Autoproduit CR002 (www.champian.net)
Champian Fulton & Cory Weeds
Dream a Little... Dream a Little Dream of Me, Fly Me to the Moon, Lullaby for
Art, Darn That Dream, Pennies From Heaven, Once I Had a Secret Love, I Thought
About You, Tangerine, I’d Give a Dollar for a Dime, Save Your Love for Me
Champian Fulton (p, voc), Cory Weeds (as)
Enregistré le 24 février 2019, Vancouver (Canada)
Durée: 1h 00’ 46’’
Cellar Live 22519
(www.cellarlive.com)
Les disques de Champian Fulton (onze en leader à seulement 34
ans) se succèdent avec un plaisir d’écoute intact. Ses trois derniers albums,
enregistrés en 2017, 2018 et 2019 confirment la qualité de cette artiste
désormais bien installée dans le paysage middle jazz, aux Etats-Unis comme en
Europe. Ceci doit, d’une part, au fait que Champian a développé une synthèse
originale au piano et à la voix qui fait partie intégrante de son identité; d’autre part, à la fidélité
qu’elle entretient vis-à-vis de ses partenaires (tous les protagonistes de ces
trois CDs ont déjà participé à ses précédents enregistrements) à commencer par son
père, Stephen Fulton, à l’origine de sa vocation.
Christmas With
Champian évoque le fameux Ella Wishes
You a Swinging Christmas (1960), un sommet dans la longue tradition des
albums de Noël. Certes, Champian n’est pas Ella, loin s’en faut, mais elle fait
swinguer avec beaucoup de dynamisme ce répertoire dont elle reprend plusieurs
titres qui figuraient dans le classique de la maison Verve. Christmas With Champian est avant tout
un bon disque de jazz, servi par d’excellents musiciens. Si Champian est une chanteuse
à la personnalité très reconnaissable, c’est au piano qu’elle est la plus
subtile (solo garnérien sur «Christmas Waltz» de Sammy Cahn et Jule Styne, 1954),
soutenue par une section rythmique d’une remarquable finesse. Quant à Stephen
Fulton, invité sur cinq titres, son tempérament musical un peu plus introverti
apporte du contraste dans le dialogue avec sa fille et une belle sonorité
feutrée sur «Christmas Time Is Here» (Vince Guaraldi, 1965), morceau
instrumental dont il est le principal soliste. Soit une heure de musique de
Noël sur laquelle on ne s’ennuie pas, de «White Christmas» (Irving Berlin,
1941) mis en relief par le groove irradiant de David Williams, à «Merry Merry
Christmas», une ballade délicate composée par Champian qu’elle interprète en
solo.
Un an après, jour pour jour, Champian Fulton reprenait
(quasiment) les mêmes sur The Stylings of
Champian, un double CD de standards non moins agréable. Servies avec
énergie et conviction, ces reprises bénéficient souvent d’arrangements habiles,
presque tous de sa main: «I Only Have Eyes for You» (Harry Warren/Al Dubin,
1934) débute comme une marche, «Body and Soul» (Johnny Green, 1930) est
sobrement interprété par un duo voix-contrebasse, «All the Things You Are»
(Jerome Kern, 1939), pris sur tempo rapide (bon solo de Stephen Fulton) est
introduit par une rythmique latine. Ce dernier est d’ailleurs le seul morceau
instrumental avec «Blues Etude» (Oscar Peterson, 1966) sur lequel la pianiste déploie
tout son art (à la main droite). Un des très bons moments de ce disque avec
«Day by Day» (Axel Stordahl/Paul Weston, 1945) et «Too Marvelous for Words»
(Richard A. Whiting, 1937).
Enfin, avec Dream a
Little, on a affaire à un live en duo avec le bon saxophoniste canadien
Cory Weeds, par ailleurs ex-patron du Cellar Jazz Club à Vancouver (en
activité de 2000 à 2014) et fondateur en 2001 du label du même nom
(c’est le
deuxième disque réunissant Champian Fulton et Cory Weeds chez Cellar
Live,
après Change Partners en 2014). Ayant
également animé l’orchestre maison de son club, l’altiste a eu l’occasion de
développer des liens avec les grands jazzmen américains de passage et peut se
prévaloir de quelques prestigieuses collaborations dans sa discographie: Harold
Mabern, Terrell Stafford, Jeff Hamilton, David Hazeltine, Peter Bernstein ou
encore Joey DeFrancesco. Cette session, gravée durant une tournée au Canada,
est le résultat d’un «house concert», chez «Will and Norah», une demeure qui
semble-t-il réserve le meilleur accueil aux musiciens et amateurs de jazz. La
chaleur du lieu se ressent d’ailleurs dans l’enregistrement. Le duo paraît bien
convenir à Champian Fulton qui gagne en densité sous ce format. Parmi les
titres du Great American Song Book, on
savoure tout particulièrement ici un «Fly Me to the Moon» (Bart Howard, 1954)
emprunt d’un certain lyrisme, avec des solos à propos (courte citation de
«All the Things You Are» par Champian), un superbe blues, «I Thought About You»
(Jimmy Van Heusen, 1939) ou encore «Tangerine» (Victor Schertzinger, 1941) où Cory Weeds
est à son affaire.
On se réjouit à l’avance des prochains rendez-vous avec Miss
Champian.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Naïma Quartet
Sea of Red Move
Sea of Red, Wives and Lovers, Avant les Etangs, Les Etangs,
Isn't This a Lovely Day, Never Will I Marry, Frim Fram Sauce, Duke Ellington's
Sound of Love, Your Lines, Brisha, One or Two
Naïma Girou (b, voc), John Owens (g),Jules Le Risbé (p), Thomas Dorméné (dm)
Date et lieu d'enregistrement non communiqués
Durée: 49' 08''
Autoproduit NQ2/1 (Inouie Distribution)
Le projet Naïma Quartet est né il y a un peu plus de trois
ans autour de la jeune contrebassiste et chanteuse Naïma Girou originaire de
Montpellier. L’histoire d'amitié d'une formation locale où l'on retrouve Jules
Le Risbé qu'on a déjà entendu auprès de Daniel Huck. Il y a également au
sein de cette formation le guitariste irlandais John Owens doté d'un joli
phrasé où l'économie de notes et la musicalité le rapprochent de l'univers de
Jim Hall. Ce premier album est fort prometteur et nous plonge dans une
esthétique évoquant Helen Merrill dans son approche du chant, évitant tout
effet superflu dans son interprétation des standards ou des compositions à
l'image de son jeu de contrebassiste tout en sobriété. Cela se vérifie
notamment sur la longue introduction de «The Sea of Red» où la fragilité de la
voix laisse la place à une guitare à la fois aérienne et aventureuse dans ses
harmonies.Le Naïma Quartet a été le
lauréat du premier prix et du prix du public du concours Crest Jazz Vocal en
2017, ce qui lui a ouvert des premières parties (Henri Texier) et récemment la
scène du Sunset, à Paris, pour le lancement de ce premier album. Excursion dans
la chanson française avec «Les Etangs», swing basique évoquant Slam Stewart et
Nat King Cole sur «Frim Fram Sauce»: le quartet a trouvé le juste équilibre
entre tradition et modernité. Sa version tout en décontraction de «Isn't This a
Lovely Day» est un modèle du genre sur l'arrangement du pianiste du groupe,
tissant de superbes contre-chants sur la voix de Naïma. Un des moments les plus
intenses du disque reste le superbe duo voix-piano sur le classique de Mingus
«Duke Ellington's Sound of Love» où la chanteuse joue avec facilité sur les
changements de registre, de l'aiguë au grave, refusant toute forme de vibrato
ou d'expressivité. Un choix assumé qui donne à ce quartet une couleur singulière.
Une curiosité!
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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Behia Jazz Band
Night and Day With Cole Porter Love for Sale, Just One of Those Things, My Heart Belongs to
Daddy, I’ve Got You Under My Skin, Everytime We Say Goodbye, Conversation
Blues, I Concentrate on You, I Get a Kick Out of You, Night and Day, Blue
Swing, It’s Alright With Me, Let’s Do It
Behia (voc), Manu Carré (ts), Philippe Cocogne (p), Philippe
Brassoud (b), Jérôme Achat (dm)
Enregistré à Antibes (06), date non précisée
Durée: 57’ 11’’
Black & Blue 1067.2 (Socadisc)
Originaire des Alpes-Maritimes où elle se produit sur les scènes de
festivals comme dans les hôtels chics de la Côte, la chanteuse Behia publie
aujourd’hui son quatrième album. Dans la chronique de son premier CD, Just Squeeze Me (supplément internet du Jazz Hot n°603, 2003), notre regretté
Michel Bedin, qui appréciait les chanteuses, n’avait pas manqué de souligner
les qualités vocales de celle-ci, sur un répertoire de standards du jazz et de
la bossa nova. Et après un hommage à Billie Holiday en 2011, avec notamment
François Chassagnite et Francis Lockwood, c’est au Cole Porter Songbook que Behia se consacre, agrémenté de
deux
compositions personnelles dans le ton: «Conversation Blues» et «Blue
Swing»
dans lequel elle laisse longuement s’exprimer ses partenaires, en
particulier Manu
Carré (enseignant au conservatoire de Menton) qui s’inscrit dans une
belle
tradition du ténor. Quant à la section rythmique, emmenée par Philippe
Cocogne
auteur de tous les arrangements, elle remplit impeccablement son office
(habiles variations latines, tantôt bossa sur «Love for Sale»,
afrocubaine sur «My Heart Belongs to
Daddy»). Si l’on ajoute
à cela l’interprétation incarnée de Behia, dont le timbre chaleureux habille
joliment les titres immortels de Cole Porter, on ne saurait qu’encourager
résidents et visiteurs de la région d’Antibes à passer une bonne soirée jazz en sa compagnie.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Jorge Nila
Tenor Time Fried Bananas, Soul
Station, On a Misty Night, Infant Eyes, Rocket Love, Inner Urge, The Everywhere
Calypso, The Eternal Triangle, Our Miss Brooks
Jorge Nila (ts), Dave
Stryker (eg), Mitch Towne (org), Dana Murray (dm)
Enregistré le 17 juin
2018, Papillon, NE
Durée: 54’ 18’’
Ninjazz Records 001 (www.ninjazzrecords.com)
Le ténor Jorge Nila a
commencé sa carrière en 1965 à Omaha (Nebraska) jouant dans les clubs de la
région avec son ami Dave Stryker avant de déménager à New York en 1978 et de
poursuivre son apprentissage auprès de George Coleman. Il travaille en sideman
avec les pianistes Eddie Palmieri et Larry Willis mais aussi avec l’organiste
Jack McDuff, l’ex-messengers Bryan Lynch (tp) ou le guitariste Russell Malone.
Après de sérieux problèmes cardiaques, il retrouve un second souffle dans
l’enseignement et la direction d’El Museo Latino, dans sa ville natale, avant de reprendre ses activités de
musicien d’où sa discrète discographie.
C’est un superbe album de
jazz que nous offre ce bopper pur et dur qui cultive une tradition dans la
lignée de Dexter Gordon avec une sonorité puissante et organique doublée d’un
phrasé plat au swing intense. Ce deuxième album de Jorge Nila est une sorte de
réunion d’amis, tous originaires d’Omaha, ayant participé à la diffusion du
jazz dans cette région. Un quartet dans l’esprit des formations hard bop des
années 1960 autour de l’orgue Hammond B3 avec saxophone ténor et guitare
faisant revivre le catalogue Blue Note de l’époque. Le leader a choisi de
rendre hommage aux saxophonistes ténors qui ont compté dans son évolution de
musicien, mais aussi à ceux qu’il a pu entendre au détour d’un club ou d’un
disque. Ainsi, on débute par «Fried Bananas», célèbre thème de Dexter Gordon
dans sa période européenne, enregistré pour la première fois par le label
SteepleChase en 1972. Cet art de choisir toujours la note qui fait la
différence est au cœur du jeu de Jorge Nila qui ne cache pas ses influences qui
incluent Coltrane sur la ballade «On a
Misty Night» du pianiste Tadd Dameron, mais aussi le blues sur une belle
version de «Soul Station» d’Hank Mobley. Sur ce dernier thème, le guitariste et
producteur de la session Dave Stryker se met en valeur dans un jeu classique
néo-bop d’une grande fluidité à la sonorité jouant avec la réverbération. Dana
Murray assure aux baguettes une assise rythmique solide et aérienne à la fois,
lui qui a partagé la scène avec Wynton Marsalis à la fin des années 1990 et qui
est également producteur et ingénieur du son, possédant un studio
d’enregistrement. L’album se termine sur un shuffle bluesy à souhait sur «Our
Miss Brooks», un thème de l’obscur Harold Vick (ts) qui fit partie de la maison
Blue Note auprès d’organistes célèbres de Jack McDuff à Jimmy McGriff en passant par Big John Patton,
Larry Young ou Shirley Scott avant bifurquer vers le rhythm and blues en
travaillant avec Ray Charles et Aretha Franklin. Cet hommage aux ténors est une belle carte de
visite pour ce superbe saxophoniste qui reste une découverte de premier plan.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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Dave Stryker
Eight Track Christmas This Christmas, What Child Is This?, God Rest Ye Merry
Gentlemen, Happy Xmas (War Is Over), Soulful Frosty, Christmas Time Is Here,
Sleigh Ride, Blue Christmas, We Three Kings, O Tannenbaum*
Dave Stryker (eg), Stefon Harris (vib), Jared Gold (org),
McClenty Hunter (dm, perc) + Steve Nelson (vib)*
Enregistré le 11 juin 2019, Paramus, NJ
Durée: 50’ 54’’
Strykezone Records 8819 (www.davestryker.com)
Les disques de jazz de Noël sont une tradition tenace –et
qui compte quelques pièces d’excellence: Ella
Wishes You a Swinging Christmas (1960, Verve), Sounds of Christmas de Ramsey Lewis
(1961, Argo), Christmas ’64 de Jimmy
Smith (1964, Verve), Crescent City Christmas
Card de Wynton Marsalis (1989, Columbia), An Oscar Peterson Christmas (1995, Telarc), entre autres… – et à
laquelle Dave Stryker sacrifie de nouveau, plus de vingt ans après son Six Strings Santa (1996). Cette fois,
c’est flanqué de son groupe Eight Track, avec lequel il a déjà enregistré trois
albums, que le guitariste à la prolifique discographie ajoute un nouveau CD
dans la (jazz) hotte du Père Noël. L’association guitare-orgue-vibraphone
évoque toujours l’une des influences majeures du leader, Grant Green (Stryker
avait d’ailleurs participé, en 1998 à un hommage collectif, avec notamment Peter
Bernstein et Russell Malone: A Tribute to
Grant Green, Evidence) et le combo que celui-ci avait réuni sur Street of Dreams (1964, Blue Note):
Larry Young (org), Bobby Hutcherson (vib), Elvin Jones (dm). Sans oublier
l’influence d’un autre partenaire de Grant Green, Jack McDuff (org), auprès
duquel Dave Styker a débuté sa carrière. D’où le groove chuchy millésimé
sixties qui a présidé aux reprises jazz de hits du rhythm and blues et de la soul
sur les précédents disques.
C’est la même démarche qui s’applique
ici, les grelots du traîneau de Santa Claus en plus. Le répertoire est constitué à la
fois de morceaux traditionnels («O Tannenbaum»/«Mon beau sapin», «What
Child Is This?»/«Greensleeves»…) et de compositions plus récentes appartenant
plutôt au domaine des musiques commerciales («Blue Christmas» popularisé par
Elvis Presley, «Happy Xmas» de John Lennon…). Dave Stryker et son Eight Track
s’emploient à jazzifier tout ça. Le résultat est sympathique sans
être passionnant. On s’ennuie un peu sur les classiques des chorales du 24
décembre (moins peut-être sur «What Child Is This?», plus
rythmé). Du côté des reprises pop, deux titres sortent du lot: «This Christmas»
(1970) du chanteur soul Donny Hathaway (1945-1979) fournit une matière
intéressante au groupe, avec trois solos inspirés de Stefon Harris, Dave
Stryker et Jared Gold; de même, «Sleigh Ride» (1948) du compositeur de musique
orchestrale, Leroy Anderson (1908-1975), plus nerveux que la moyenne et où McClenty
Hunter s’anime enfin.
A coup sûr, pas le meilleur disque de Dave Stryker, mais idéal pour donner du groove au réveillon.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Dave Stryker
Eight Track III Move On Up, Papa Was A Rollin' Stone, Pretzel Logic, Too
High, We've Only Just Begun, This Guy's in Love With You, Everybody Loves the
Sunshine, After the Dance, Joy Inside My Tears
Dave Stryker (eg), Stefon Harris (vib), Jared Gold (org),
McClenty Hunter (dm), Mayra Casales (cga, perc)
Durée: 52' 37''
Enregistré le 21 janvier 2019, Paramus, NJ
Strikezone Records 8818 (www.davestryker.com)
C'est le troisième volume de la série «Eight Tracks» de Dave
Stryker qui rend hommage à une époque faisant la part belle au groove funky de
Stevie Wonder et des Temptations en passant par Curtis Mayfield, Marvin Gaye et
Roy Ayers. Dans ce contexte, le guitariste a privilégié l'aspect mélodique tout
en proposant des arrangements originaux mettant en valeur chaque soliste dans
un esprit purement jazz. Il en ressort un album tout à fait remarquable dans
son approche, due à l'osmose d'un quartet de musiciens de jazz de culture. Un
parfait équilibre de couleurs et d'arrangements autour du vibraphone de Stefon
Harris qui apporte une dimension singulière dans ce type de formation
guitare-orgue-batterie. L'art également de surprendre avec cette version du
«Move On Up» sur un shuffle plein de légèreté et d'assurance de McClenty
Hunter, certainement l'un des meilleurs batteurs de sa génération. Une superbe
qualité de frappe et un sens du swing qu'il doit à cette forme de transmission
du jazz qu'il a connu tout au long de son parcours, de la fameuse Juilliard
School avec ses professeurs Grady Tate et Carl Allen, à son rôle de sideman
avec Cedar Walton ou Curtis Fuller. La présence de Jared Gold dans un tel
projet est une évidence tant leur collaboration est une longue histoire qui a
débuté au début des années 2000. Jared est actuellement un organiste qui compte
dans la scène contemporaine post-bop à New York. Il a réussi à intégrer les
bases blues et funky de la génération des McDuff et autres McGriff tout en y
intégrant l'esprit aventureux d'un Larry Young, notamment l'aspect modal ainsi
qu'une palette sonore plus large. Dans cette musique, le blues n'est jamais
loin comme sur la ballade de Donald Fagen «Prezel Logic» où le guitariste joue
sans effet superflu, en single note doublé d'une sonorité pure évoquant Kenny
Burrell. Son traitement de la mélodie sur «We've Only Just Begun» est un modèle
de musicalité.
Rappelons que Dave Stryker, musicien originaire d'Omaha a
construit sa carrière à New York depuis 1980, d’abord auprès de Jack McDuff,
avant de partager la scène durant une dizaine d'années avec Stanley Turrentine
(ts). Il a déjà derrière lui près d'une trentaine d'albums en leader dans des
configurations allant du trio au big band, d’abord sur le label danois
SteepleChase et, depuis 2013, sur son propre label, Strikezone Records. Dans la
production actuelle, ce nouvel album de Dave Stryker n'est pas loin de
l'indispensable.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020
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CHRONIQUES © Jazz Hot 2019
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John Coltrane
Blue WorldNaima (Take
1), Village Blues (Take 2), Blue World, Village Blues (Take 1), Village Blues
(Take 3), Like Sonny, Traneing In, Naima (Take 2)
John
Coltrane (ts), Mccoy Tyner (p), Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (dm)
Enregistré
le 24 juin 1964, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 36’
34”
Impulse! 00602577626524 (Universal)
Enregistrement de courte durée, indispensable, qui prend
place en juin 1964, entre le spirituel Crescent (Impulse! AS66) d’avril 1964 et le preach A
Love Supreme (Impuse! AS77) de décembre 1964, cette musique se place dans
la veine blues and spiritual qui illumine cette période du John Coltrane Quartet,
si marquée de l’atmosphère du temps, la conquête des Droits civils et les
événements tragiques ou épiques qui s’y rattachent. Cette séance, imprévue,
trouve son origine dans la demande d’un cinéaste canadien (Québec), Gilles Groulx,
en vue de la bande-son d’un film en noir & blanc Le Chat dans le sac qui sortira en août 1964, et remportera le
grand prix du long métrage canadien au Festival de Montréal en 1964.
Cela dit pour l’histoire, car la musique de John Coltrane,
qu’il accepta d’enregistrer avec bienveillance grâce à l’entremise de Jimmy
Garrison, vole à 10000 mètres au-dessus d’un film dans l’esprit de la nouvelle
vague française, c’est-à-dire superficiel, sur fond de préoccupation nombriliste
et identitaire (la situation de la minorité québecoise francophone dans le
grand ensemble anglophone canadien et les états d’âme d’un couple immature). Gilles
Groulx, s’imaginant d’avant-garde et revendicatif, devait penser que John
Coltrane était un musicien d’avant-garde (la mode se pensait d’avant-garde), et
a imaginé une analogie entre les situations afro-américaine et québécoise. C’est
pour le moins confondant de naïveté et d'inculture; le film est très pauvre: l’habituel
malentendu de l’époque, l’Europe et la France (le Canada français par
imitation) en particulier ont connu les mêmes approximations-analogies abusives
entre luttes afro-américaines et décolonisation, mouvements estudiantins et
adolescents qui feront le bonheur de la société de consommation, de la musique
commerciale, pop, folk ou de variété.
John Coltrane a, lui, les deux
pieds dans la glaise de sa
culture, dans la réalité tragique du moment, et son art, tout aussi
original
soit-il et grâce à ça justement, est l’émanation, l’expression dans sa
forme de ce que vit dans le réel
la communauté afro-américaine. Il y a chez John Coltrane, et dans tout
le jazz
de toutes les époques d’ailleurs depuis Louis Armstrong, une maturité,
une
profondeur, en rapport avec la dureté de la condition des
Afro-Américains, qui
contrastent totalement avec le caractère artificiel et superficiel des
luttes
adolescentes de l’Europe, perceptibles ici dans ce film québécois: des
«révoltes»
comme le dit un héros qui hésite à se qualifier de «révolutionnaire» dans
son petit confort
bourgeois, bien loin des réalités tragiques de la condition
afro-américaine et des luttes pour en sortir. De
fait, la musique est peu (une dizaine de minutes) et mal utilisée dans
le film,
géante sur fond de dialogues creux, insignifiants. Quelques images
«esthétisantes»,
«photographiques», de mode, car en noir & blanc, confirment ce
malentendu total. Le noir & blanc des images du jazz n'a aucun point
commun avec celui de la nouvelle vague.
Cela dit, il reste la bande-son, une sorte de miracle né d'un malentendu, et elle nous
revient intacte dans sa profondeur car John Coltrane a demandé au fidèle Rudy Van Gelder
d’enregistrer la séance. Le quartet est à l’apogée, les musiciens sont tout
entiers investis dans un son d’ensemble en rapport avec l’expression déterminée
par le leader. Jimmy Garrison, au son très mat, intense; McCoy Tyner, la digne
alternative mélodique du leader, distillant les éclairs brillants de cette
musique qui augmentent le contraste avec son caractère sombre; Elvin Jones a
inventé une nouvelle manière de faire swinguer la batterie, avec ses nappes de
cymbales, de frottements de peaux, accentuant le caractère «stellaire» de la
sonorité du groupe; John Coltrane profond, puissant, spiritual, preacher traçant la route comme un autre Martin Luther King, Jr. Si on avait choisi un film
en symbiose avec sa musique, comme pour Mahalia Jackson, il aurait fallu prendre
un film sur la grande lutte des Droits civils. On espère que ça viendra un jour,
c’est la musique de ce temps tout autant que celle de Louis, de Mahalia, de
Duke, de Billie, d’Ella, de Ray ou de B.B. King. Ces musiques, ces artistes essentiels, ont besoin de
films, d’histoires à leur mesure, bien réelles même quand elles évoquent le vaudou ou la transe, bien humaines, enracinées, tragiques ou
heureuses (cf. notre article «La longue marche vers l’égalité»). Le cinéma italien a parfois réussi la rencontre de la profondeur de la musique et des images.
La base du répertoire de ce Blue World est constitué de blues, et quand le
blues prend cette dimension, cette puissance, cette profondeur, il
devient de
fait du spiritual, pas du gospel mais bien du spiritual. Ecouter deux
versions
de «Naima», «Traneing In», «Blue World», «Village Blue», dans cette
période du
John Coltrane Quartet est un vrai cadeau de Noël de 36 minutes. Le label
Impulse!,
parfois galvaudé depuis quelques années, n’a pas connu pareille fête
depuis des lustres, comme un retour à la source de ce qu'il fut.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2019
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Carol Sudhalter Quartet
Live at Saint Peter's ChurchOn a Misty
Night, Park Avenue Petite, Time Remembered, Colin Blues*, Valse Hot, Fun in the
Alley, Gee Baby Ain't Good to You, Luiza
Carol
Sudhalter (bar, ts, fl, voc*), Patrick Poladian (p), Kevin Halley (b), Mike
Campenni (dm)
Enregistré le 7 mars 2018, New York
Durée: 48' 07''
Alpha Project 194 (https://sudhalter.com)
C'est une personnalité
attachante et singulière de la scène du jazz new-yorkais qui vient de produire
son dixième album en concert à la célèbre Saint Peter's Church sur Lexington
Avenue à New York. Carol Sudhalter est une pionnière dans son genre, une
musicienne et pédagogue pour qui le jazz est une leçon de vie au quotidien. Née
en 1943 à Newton (Massachusetts), elle est issue d'une famille de musiciens.
Son père joue de l'alto dans les formations d'Eddy Duchin (p) et Bobby Hackett
(tp), et ses frères, Richard et James, sont également musiciens de jazz. Elle
débute dans les années 1960 à la flûte et étudie la théorie de la musique duthird stream avec Ran Blake (p) et Phil Wilson (tb) au New
England Conservatory of Music avant d'orienter sa carrière vers l'enseignement
et le journalisme, quittant sa ville de Boston pour New York en 1978. C'est à
cette époque qu'elle rejoint le premier groupe féminin de latin jazz
«Latin Fever» et fonde en 1986 le big band Astoria dont les membres, issus du quartier du Queens, travaillent des œuvres
originales mais aussi le répertoire de Mary Lou Williams afin de diffuser le
jazz auprès d'un public plus large. Son travail de sidewoman auprès d'Etta
Jones, Chico Freeman, Duffy Jackson, Jimmy Cobb, Henry Butler ou Jimmy McGriff
démontre une ouverture d'esprit ainsi qu'une connaissance approfondie du jazz.
Elle est également à l'initiative de plusieurs projets, tels les Jazz
Mondays à l'Atens Square Park de 1989 à 2001 ou plus récemment les Monthly Jazz Jam au FlushingTown Hall, ouverts aux étudiants,
musiciens professionnels et enseignants ou simples spectateurs autour d''une
thématique (comme la musique de Louis Armstrong en septembre dernier).
C'est au
saxophone baryton et à la flûte qu'elle s’exprime sur cet album live en
compagnie de son quartet habituel. On sent d'emblée, la cohésion du groupe dans
la mise en place avec une thématique straight ahead faisant
la part belle à
Tadd Dameron, Sonny Rollins, Benny Golson, Bill Evans, Hank Mobley ou
Tom Jobim.
Dès le premier morceau «On a Misty Night», on découvre le jeu tout
en fluidité et la sonorité acérée doublée d'une attaque robuste et
franche au
baryton de Carol Sudhalter. On notera également une forme de légèreté
dans son
approche de l'instrument, qu'on retrouve sur sa version enlevée de
«Valse Hot». A la flûte, elle s'illustre magistralement sur
«Time Remembered» ou «Luiza» avec beaucoup de
délicatesse et un amour pour l'aspect mélodique évoquant la maîtrise
d'un
Herbie Mann. Le trio est un écrin pour le leader comme sur la superbe
ballade
«Park Avenue Petite» démontrant une belle musicalité toujours
proche de la mélodie. On peut regretter la prise de son sur «Colin
Blues» ainsi qu'une prestation vocale non convaincante sur ce même
titre. Un bémol qui n'affectera pas cette heureuse découverte d'une
musicienne ne manquant pas d'authenticité.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2019
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Michele Hendricks
A Little Bit of Ella (Now and Then)
Sweet
Georgia Brown (short version), How High the Moon*, Love for Sale, It Don’t Mean
a Thing, Things Ain’t What They Used to Be, Oh Lady Be Good, Our Love Is Here
to Stay, A Little Bit of Ella (Now and Then), Airmail Special, Every Time We
Say Goodbye, Sweet Georgia Brown (extended version)
Michele
Hendricks (voc), Tommy Flanagan (p), Peter Washington (b), Lewis Nash (dm) + selon
les titres, Brian Lynch (tp), Robin Eubanks (tb), David Fathead Newman (ts), Jon
Hendricks (voc)*
Enregistré les 7 et 8 janvier 1998, New York
Durée:
1h 03’ 23’’
Cristal
Records 237 (Sony Music)
Michele Hendricks
Another SideCannonball
Blues, Fulu’s Paradise, The Saga of Moby Dick, Trivia Madness, Ask Inside, Mama
You Told Me, Regulatecha!, Flight of Foos, Why Did You Have to Go?,
Honk if Ya Want It, Don’t Give Your Soul Away, Chicken Scratch, Il y a des cons
partout
Michele Hendricks (voc), Olivier Temime (ts), Arnaud Mattei
(p), Bruno Rousselet (b), Philippe Soirat (dm)
Enregistré en novembre 2018, Rochefort (17)
Durée: 58’ 55’
Cristal Records 290 (Sony Music)
Enfant de la balle, Michele Hendricks, née en 1953, a
toujours su faire entendre sa voix tout en s’inscrivant dans son «lourd»
héritage familial et culturel, celui de son père, le grand Jon
Hendricks
(1921-2018). Il y a vingt-huit ans déjà, elle expliquait à Jazz Hot (n°484, 1991) sa proximité avec lui, avec une certaine
tradition jazzique, de même que sa volonté d’affirmer un style original. Un
héritage qu’elle fait vivre et prospérer à Paris, où elle vit, chante et
enseigne depuis de longues années.
Alors qu’elle sort, en cette fin 2019, un album de
compositions originales ou récentes, Another
Side, nous revenons d’abord sur son précédent disque, A Little Bit of Ella, a contrario constitué de standards, et qui ne
nous était pas parvenu à sa sortie, début 2016. Il n’est jamais trop tard pour
parler d’un bon disque, d’autant que celui-ci a été enregistré en… 1998! Dans
le livret, Michele nous expose le contexte de ces deux sessions new-yorkaises
de janvier 1998: souhaitant rendre hommage à son idole Ella Fitzgerald
(1917-1996, voir notre dossier), la chanteuse contacte Tommy Flanagan
(1930-2001), l’un de ses accompagnateurs emblématiques, qui, sollicité de toutes
parts pour la même raison, a décidé de tout refuser en bloc. Pourtant, il se
ravise un mois plus tard, et il rappelle Michele Hendricks. Elle passe ainsi en
studio pour graver quelques-unes des plus belles chansons d’Ella, et un inédit
de sa main, accompagnée d’un trio de haut-vol –Tommy Flanagan, Peter
Washington, Lewis Nash– et d’invités de marque, dont Jon Hendricks. D’emblée,
Michele, qui est l’auteur de tous les arrangements, affirme sa personnalité
avec un «Sweet Georgia Brown» funky, dont une version longue est livrée en fin
d’album. Plus surprenant encore, «How High the Moon» débute en reggae puis part
sur un scat endiablé où la fille et le père se donnent la réplique de façon
vertigineuse. Loin de toute imitation, c’est par sa technique vocale hors pair
que Michele Hendricks rappelle Ella (et son géniteur), jouant du scat avec une grande
dextérité, notamment sur «Oh Lady Be Good» et «Airmail Special» avec, et sur le
second, deux beaux solos virevoltants de Tommy Flanagan et Fathead Newman. Du
fait de la dimension des intervenants, un véritable all stars, tout est excellent, de l’évocation du
duo Ella-Ellington («It Don’t Mean a Thing», «Things Ain’t What They Used to
Be») au bon original de Michele, «A Little Bit of Ella» avec des paroles bourrées
de références aux grands succès d’Ella Fitzgerald.
Vingt ans après, on retrouve Michele Hendricks dans un autre contexte. Certains des jazz giants qui l’entouraient sur A Little Bit of
Ella ne sont plus de ce monde: Tommy Flanagan, David Newman et bien-sûr
Jon… Elle reste cependant solidement accompagnée sur Another Side, en particulier par le maître rythmicien Philippe
Soirat, qu’on a plaisir à entendre sur un répertoire de compositions récentes de jazzmen de l'hexagone –hormis «Flight of Foos»
(«Flight of the Foo Birds» de Neal Hefti)– sur lesquelles elle a posé des
paroles, ou bien des titres dont elle est entièrement l’auteur. La qualité des
mélodies et des orchestrations offre un beau terrain d’expression à la
chanteuse, dont le scat est toujours étourdissant, voire exubérant (le bien
nommé «Trivia Madness», paroles et musique de Michele Hendricks). Les plus
notables réussites de cet album sont, à notre avis, l’énergique «Cannonball
Blues» (Hervé Meschinet), avec un Olivier Temime à son affaire dans le
rôle principal, «Fulu’s Paradise» (Vincent Magnier) aux rythmes latins chaloupés,
un autre bon blues, «Mama You Told Me» (Michele Hendricks) et bien évidemment
«Flight of Foos», au swing tenu d'une main ferme par la section rythmique. Cet Another Side, qui nous présente
effectivement une autre facette du travail de Michele Hendricks s’achève de
façon humoristique avec un original de la chanteuse, «Il y a des cons
partout», qui évoque l’ancrage français de Michele Hendricks.
Une bonne chanteuse en pleine possession de ses moyens dont on regrette la relative discrétion sur les scènes françaises.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2019
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Tom Pierson Orchestra
Last Works CD1: Abandonned, Chandra Lowery's Samba, By the Marty's Decree,
Time Remembered, Winter's End, Dark Story, The Pharaoh's Serpent
CD2: Elipsis, Sultry, 45/8, In God's Name, Two Becoming 3, Among
Strangers
Tom Pierson (p, lead, arr), Blue Lou Marini (ts,as), Mark Vinci (s), Shu
Enomoto (s), Neil Johnson (s), Michael Lutzeier (s), Dominic Derasse (tp), Mike
Ponella (tp), Tim Leopold (tp), Lew Soloff (tp), Ben Herrington (tb), Robinson
Khoury (tb), Dan Levine (tb), Jeff Nelson (tb), Kanoa Mendenhall (b), Pheeroan
Aklaff (dm)
Enregistré du 19 au 23 janvier
2015, New York
Durée: 1h 05' 50'' + 57' 42''
Ratspack Records (https://tompierson.bandcamp.com)
C'est une pièce gigantesque que
nous propose le pianiste, chef d'orchestre, arrangeur et compositeur Tom
Pierson avec ses Last Works. Un
projet qui représente quarante ans de travail autour d’une formation
tout-terrain qui a été choisie par l'institut Smithsonian pour son
évocation
d'une histoire rétrospective du big band jazz intitulé «Big band
Renaissance». L'occasion de découvrir celui qui est «le meilleur
compositeur inconnu que je connaisse» d'après Gil Evans. Un compliment
qui n'est pas dénué de sens tant l'œuvre de Gil Evans est un point de
départ
pour Tom Pierson dans son approche contemporaine du big band, tout comme
le
travail de compositeur et d'arrangeur de Bob Brookmeyer. Il se dégage un
effet de masse, parfois de dissonance, comme sur «45/8»,
avec par moments des passages au swing intense, comme sur
«Abandoned», avec un jeu minimaliste et bluesy du leader, suivit
d'un chorus plein de détermination de Robinson Khoury (tb) très
expressif,
rappelant, en véritable maître du growl, Wycliffe Gordon. Les
changements de
rythmes à l'intérieur de cette thématique originale, au sens large,
dépassent le
cadre du jazz pour s'aventurer sur une création compacte, où l'écriture
laisse
une place non négligeable à d'excellents solistes, tel le brillant Lew
Soloff
(tp) dont c'était le dernier enregistrement. Il est d’ailleurs magistral
sur
«Times Remembered» avec ses longues phrases doublé d'une sonorité
brillante nous ramenant également à son travail avec Gil Evans au Sweet
Basil
au milieu des années 1980.
Quelques mots sur le leader, Thomas Pierson, qui est né en
1948 à Ashland, Wisconsin. Un musicien
au talent précoce puisqu'il est soliste à l'âge de 13 ans au Houston
Symphony. Il fait ses études à la fameuse Juilliard School afin de devenir
pianiste classique, mais il choisit finalement le jazz bien que travaillant pour le
Métropolitan Orchestra l'œuvre de Leonard Bernstein, les musiques de films dontManhattan de Woody Allen. Il
s'installe au Japon au début des années 1990 et dirige son propre orchestre
dont les musiciens sont pour la plupart des vétérans de la scène jazz
new-yorkaise, mais aussi quelques musiciens de studio de haut-vol. Last Works met en exergue le surprenant
Blue Lou Marini plus connu dans l'univers du rhythm and blues, qui, dans ce
contexte, se révèle tant à l'alto qu'au ténor un soliste passionnant avec un jeu
puissant au léger vibrato. Sur«Chandra Lowery's Samba», la
cohésion de la rythmique est à l'honneur, tout comme le jeu coltranien de Lou
Marini. Dans le livret, Tom Pierson évoque son goût pour l'improvisation sur
des pièces plus étendues, un moyen d'échapper à une forme de répétition. La
complexité de l'écriture du leader laisse souvent la place à une évolution
permanente des climats au sein même de
chaque thème. Shu Enomato (ts) nous gratifie d'un superbe chorus sinueux et
lyrique sur le thème modal «By the Martyr's». Au final, Last Works représente à merveille la
riche personnalité d'un musicien singulier du jazz contemporain.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2019
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Vincent Bourgeyx
Cosmic Dream Antoine's Song, I Fall in Love too Easily, Lost
Garden, Middle of Nowhere, Cosmic Dream for Blue Shoes, Dong, It's a Girl, One
for the Trouds, Too Much Love, I Love Paris, Nervous Yoyo, Eternal Beginning,
Lush Life, End of Nowhere, Peace
Vincent Bourgeyx (p), David Prez (ts), Matt Penman
(b), Obed Calvaire (dm)
Enregistré les 21
et 22 septembre 2017, Meudon (78)
Durée: 1h
06' 42''
Paris Jazz
Underground 019 (L'Autre Distribution)
Le pianiste
Vincent Bourgeyx sort le sixième album sous son nom, et c'est celui de la
confirmation du talent d'un artiste mais aussi d'un quartet qui avait déjà
enregistré l'excellent Short Trip(Fresh Sound New Talent, 2016) avec en invité la voix de Sara Lazarus. La
formation atteint aujourd'hui une forme de sérénité tant dans l'approche des
standards que dans l'écriture d'une thématique d'une grande fraîcheur. Un jazz
qu'il puise dans une approche post bop du piano jazz dont les fondations
remontent à sa solide formation au Berklee College de Boston au début des
années 1990. Un jazz que le Bordelais, né en 1972, explore à New York, son diplôme en
poche, avec une tournée de plus de deux ans auprès du légendaire Al
Grey (tb) avec Bobby Durham aux baguettes. Il partage également durant près de
cinq ans l'univers particulier de Jane Ira Bloom (ss), avec des musiciens
tels que Mark Dresser (b) ou Bobby Previte (dm). De ses expériences et
rencontres, il restera un profond goût pour un jazz fait de richesses
harmoniques et rythmiques avec toujours en ligne de mire une notion de swing.
C'est avec son ancien complice de Boston, le contrebassiste Matt
Penneman qu'il
fonde sa rythmique. Le batteur de Miami, Obed Calvaire, qui a déjà une
solide
expérience au sein du Mingus Big Band, du trio du pianiste David Kikoski
en
passant par Wynton Marsalis, complète la formule. Un classicisme
revendiqué
sur la pièce en trio dans l'esprit de l'école de Detroit sur «I Fall in
Love too Easily» succédant à l'excellent «Antoine's Song»
rappelant le Hancock des années Blue Note avec un jeu dynamique et
délicat à la
fois. Le leader possède cet art de revisiter de manière singulière
l'univers
des standards en leur donnant une nouvelle dimension, sur les traces de
diverses époques (Ahmad Jamal, Martial Solal…) ou du Jacky Terrasson des
années 1990. Malgré
tout, ce sont ses compositions qui retiennent l'attention avec une forme
de
tension permanente ou l'aspect mélodique laisse la place à une liberté
contrôlée, malgré un équilibre parfait du quartet. David Prez au
ténor se fond à merveille dans ce collectif, avec un léger vibrato et un
lyrisme exacerbé par une sonorité solidement enracinée dans un univers
moderne
évoquant parfois Wayne Shorter comme sur «Lost Garden». Une
réussite pour ce disque qui marque une étape dans la carrière de ce
pianiste
qui affirme un peu plus sa personnalité à l'image d'une génération de
musiciens
tels Laurent Coq, Mark Turner ou David Binney qui sont à la croisée
entre
modernisme et tradition.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2019
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