Tcha Limberger, Jazz Station, Bruxelles, 30 septembre 2022 © Roger Vantilt
Tcha LIMBERGER
Né le 20 juin 1977 à Bruges, Tcha Limberger appartient à une dynastie tzigane, une réalité au sens littéral de cette tradition culturelle tant elle est ancrée dans la mémoire lointaine et mérite ses lettres de noblesse. Doué d'une qualité d'expression rare au XXIe siècle par sa profondeur, son naturel et l’essentielle vérité qui s'en dégage, Tcha Limberger est un vrai messenger de cette culture, dont la dimension jazz, au sens que ce mot a dans la tradition afro-américaine: il incarne et transmet une culture populaire. Il en a une conscience aiguë –une mission–, il le vit au quotidien, dans son art, sa famille, avec sa fille (chant), son père, ses parents à tous les degrés, ses ancêtres, ses rencontres, de la nouvelle génération aussi; il agit sans relâche pour ça, dans son art comme dans la communication qui l'entoure (jusque sur internet), avec générosité et un talent de multi-instrumentiste hors normes, chanteur, violoniste et guitariste entre autres. Et pourtant, il garde la modestie et le caractère populaire, joyeux, poétique, tendre, émouvant, direct et simple de ses aînés, de ses aïeux depuis la nuit des temps. Et c'est sans doute pour ça que Tcha Limberger est aussi captivant et surprenant à notre époque, parce que sa musique parle à l’âme, sans médiation, comme c'est le cas dans la tradition du jazz, de l'Amérique à Django en particulier. Son action sociale et culturelle parle aussi au cœur et à la rationalité, en nous confirmant dans l'idée que l'art est une sublimation de la culture populaire –sa mémoire comme son actualité– et que l'expression individuelle des êtres humains est indispensable à la construction d'une société véritablement humaine, chaleureuse, bien loin de l'artificialité de la société de consommation de masse de produits normalisés, de mode, aseptisés, amnésiques, dont les seules finalités sont le profit et l'ego. Tcha Limberger, un esprit rare sur le plan artistique au XXIe siècle, mais symbolique de sa tradition libre parce qu'indépendante, permet de comprendre que la liberté individuelle, des êtres humains comme des artistes, ne se confond jamais avec le nombrilisme et l'égoisme, comme tentent de le faire croire les pouvoirs d'aujourd'hui, qui privent progressivement les peuples de leurs libertés individuelles et confinent les humains devant leur miroir ou derrière leurs écrans et leur peur.
• 2020. Tcha et Esra (voc) Limberger, hors scène, chants de Transylvanie - Image extraite de YouTube
On peut écouter sur scène (c'est magique!) et sur disques Tcha Limberger. On peut aussi le découvrir sur internet (cf. la vidéographie). Au violon, à la guitare, à la contrebasse ou au chant, il possède une énergie qui illumine et transporte véritablement son entourage musical et son public. Il explore, avec un charisme certain car il subjugue ses auditoires, le répertoire du jazz, de la tradition de Django mais aussi la tradition des chants populaires de l'Europe du nord à la Méditerranée et jusqu'à la Mer Noire, de la Turquie au Moyen Orient, souvent dans leur langue originale –il parle une dizaine de langues– quand il chante, avec une profondeur qui s'apparente à celle du blues lowdown, même si la tradition est différente. Au-delà du jazz parfois pour le répertoire, mais si hot par l'esprit, ce petit qualificatif rajouté au mot jazz pour en faire comprendre l'authenticité, Tcha Limberger est unique, libre comme l'air; sa voix, qui passe parfois de sa gorge à son archet sans qu’on puisse savoir si ce sont les cordes vocales ou celles du violon qui résonnent, est un grand voyage, dans le temps et dans l'espace, une vraie respiration, un vrai souffle de vie, un rêve d'infini dans l'Europe étriquée de 2022. Rencontre avec un artiste sans limite à l'occasion d'un concert et d'une sortie de disque à Bruxelles… YS
Propos recueillis par Jean-Marie Hacquier Photos Hugo Lefèvre et Roger Vantilt
images extraites de YouTube avec nos remerciements
© Jazz Hot 2022
Jazz
Hot: J’ai lu que votre grand-père, Piotto, était Hollandais.
Tcha
Limberger: Pas exactement! Je ne sais pas vraiment
où il est né; moi, je pensais qu’il était
né en Allemagne, mais il a surtout vécu en Belgique, dans les Flandres.
Votre
famille est de la région de Gand?
Oui, les Manouches de Gand, Bruges,
Ostende…
• 23 juin 2022. Tcha Limberger, (avec Tchavolo Schmitt, Wawau Adler, Hono Winterstein non visibles), «Ornithology», Fontainebleau, Festival Django Reinhardt de Samois - Images extraites de YouTube
• 2016. Tcha Limberger (assis), musique et fou rire, «I Surrender»
Comme
les De Cauter…
Oui, c’est comme ça qu’ils se sont connus.
Les parents de Koen De Cauter avaient un resto, et il y avait souvent des
Manouches qui venaient jouer là-bas de la musique de danse. En 1964, Koen a
rencontré pour la première fois Fapy Lafertin, mon père et Ivy Demuyder. Il y
avait le vieux Piotto qui jouait encore. Il avait beaucoup de charisme. Comme
je dis souvent: «il était mondialement connu, surtout dans les Flandres»!
Jusqu’en 2004, ça m’arrivait au moins une fois par semaine, quand on allait
jouer quelque part avec mon père et mes oncles, que quelqu’un me dise: «vous
êtes le petit-fils de Piotto?… je l’ai vu en 1951». Et je répondais: «Vous
l’avez vu en 1951 et, cinquante ans plus tard, vous vous en rappelez. C’est
incroyable, quand même!» Piotto, c’était vraiment quelqu’un qui avait
quelque-chose à dire! J’ai entendu quelques enregistrements à la radio, à
Courtrai; il y en a très peu, de très mauvaise qualité. Mais là, il joue super
bien, sauf que la guitare va beaucoup trop fort et donc on ne l’entend pas très
bien. A la fin de sa vie, il y a plusieurs enregistrements mais, à cette
époque-là, il avait de l’arthrose; il devait poser le coude sur une table pour
pouvoir tenir le violon. Mais, même avec ça –tout était un peu faux, avec un
vibrato très lent (il chantonne)–, on
entend que c’était un énorme musicien. Il faut le placer dans son époque. Les
gens avaient peut-être une radio et, lorsqu’ils arrivaient dans un café et
qu’ils entendaient tous les tubes du moment, c’était impressionnant!
• 26 novembre 2011. Vivi et Tcha Limberger, Vilmos Csikos, • 14 mai 2017. Tcha Limberger avec le groupe Tchabadjo, Live à le Quecumbar, Londres - Image extraite de YouTube Geldermalsen, Hollande, 14 mai - Image extraite de YouTube
Vous
êtes originaire de Flandre. Vous êtes né à Bruges? Oui, en 1977 à Bruges! Votre père a joué avec Waso(1), notamment… Oui, il a beaucoup joué avec Koen De
Cauter, avec Fapy dans le New Quartet, dont j’ai fait partie dans une des dernières versions; je
jouais de la guitare solo, mais ce n’était pas avec mon père, c’était plus
tard.
J’ai
lu que vous avez vécu à l’Est…
J’ai habité Budapest pendant un an et demi
pour étudier…
• 2016. Tcha Limberger, Benjamin Clement (g), Vilmos Csikos (b), NRW Cologne, Allemagne Images extraites de YouTube
C’est
là que vous avez appris le romanisch?
Oui…
Vous
n’avez pas chanté en romanisch, ce soir!
Non, j’ai chanté en anglais. Le romanisch, je
l’ai appris du côté de mon père, parce que le romanisch, c’est notre langue à
nous; c’est la langue maternelle et la langue paternelle. Plus tard, j’ai
appris le hongrois, le roumain, un peu de grec, un peu de russe… Je parle plus ou moins dix langues;
j’aime beaucoup!
Votre
école, c’est exclusivement la famille?
Surtout la famille et les collègues autour.
Heureusement pour moi, il n’y avait pas que des Manouches! Il y avait Koen De
Cauter, qui est flamand, et qui avait une vue plus large…
Brassens,
notamment!
Brassens, la musique hongroise, le vrai
flamenco, la musique du Paraguay,
d’Argentine, de Sardaigne…
Il nous a fait écouter tout ça… à Fapy et à mon père, et ça a fait que ces deux-là
sont devenus beaucoup plus grands; ils écoutaient Sidney Bechet, Louis
Armstrong, Duke Ellington; ils n’écoutaient pas que les Manouches.
• 2016. Tcha Limberger, NRW Cologne, Allemagne Image extraite de YouTube
• 2019. Tcha Limberger, Taipei Gypsy Jazz Festival, Taïwan - avec Sébastien Giniaux (g), Denis Chang (g), Christian van Hemert (vln), Kumiko Imakyurei (b) - Image extraite de YouTube
Il y
a pas mal de différences dans le monde des Tziganes: les Manouches, la tradition de Django…
Oui, à l’Est, les Roms, par exemple. Le
monde des Tziganes est très vaste et très compliqué. Je dis souvent que la
musique tzigane n’existe pas parce que les Tziganes, ils jouent surtout la
musique où ils habitent, parce que c’est avec cette musique-là qu’ils vont
faire des sous. Il y a dans certains pays des musiciens qui ont fait des choses
à eux, mais ça reste imprégné des musiques qu’il y a autour. Pour moi, Django
Reinhardt ne jouait pas du «gipsy-jazz»; il jouait du jazz parce que ce qu’il écoutait,
c’était Duke Ellington, Louis Armstrong, Coleman Hawkins, Johnny Hodges, Sidney
Bechet, tous les Américains… même Charlie Parker.
Parlons de vous… Pour le concert avec les Violons de Bruxelles (Jazz Station, septembre 2022), une de vos compositions sonnait comme du Bach. Votre univers est ouvert; vous écoutez beaucoup
de choses différentes…
J’écoute toute musique acoustique qui n’est
pas de la pop. J’écoute de la musique traditionnelle et je préfère qu’elle ne
soit pas encore trop contaminée par les choses modernes. Je ne suis pas puriste
parce que j’aime que la musique vive. Si une musique sonne comme il y a trente
ans, c’est qu’il y a un problème. Elle doit vivre, mais elle ne doit pas se
transformer en quelque-chose de pop, vulgaire, pleine d’électronique.
Harmoniquement vous prenez quand même des risques…
Oui, je l’espère! Quand j’étais adolescent,
j’ai beaucoup travaillé avec Dick Van der Harst; c’est un joueur de bandonéon
surtout, mais c’est un multi-instrumentiste et un compositeur de musique
contemporaine; il peut aller bien loin dans des choses pas très accessibles.
Moi, j’adore sa musique; il peut faire des tas de choses; il a aussi joué du
tango, de la musique écossaise… Il écoute beaucoup de musique médiévale. Il va
chercher partout. Ce type de rencontres, avec lui et avec Herman Sand –un autre
guitariste flamand qui m’a ouvert les yeux sur la musique classique tout court,
mais aussi contemporaine comme Messiaen, Schoenberg– m’a appris à écouter
et à aimer ces musiques.
26-28 Septembre 2019. Tcha Limberger, Dave Kelbie, Sani Van Mullem (b), Fapy Lafertin, Mozes Rosenberg Django sur Lennon Festival, Ramelton, Irlande - Image extraite de YouTube
Tout
à l’heure, pendant votre concert, vous n’avez joué qu’un morceau de Django,
«Belleville», et vous avez pris un solo avec des influences très orientales…
Turques et arabes, oui! C’est aussi une
musique que j’adore et que j’ai beaucoup jouée. Parmi d’autres, j’ai joué avec Mustafa
Saïd (oud, comp, voc, musicologue), un super joueur d’oud égyptien. C’est grâce à Aka Moon, à Fabrizio
Cassol. Avec lui aussi, on a fait un sacré parcours. J’ai rencontré un tas de
musiciens que je n’aurais jamais rencontrés si je n’avais pas eu la chance
d’avoir joué avec eux, avec Stéphane, Fabrizio et Michel, notamment Mustafa
Saïd et Amir ElSaffar; Amir est trompettiste et joueur de santour (cithare de table à cordes frappées), moitié irakien,
moitié américain.
Oui, la musique orientale et la musique arabe m’attirent, mais je joue et chante aussi avec
un trio de musique grecque parce que j’ai appris le grec. Ça nous semblait le
bon moment pour
proposer ça en concert.
La
musique qui swingue?
Il n’y a pas si longtemps, j’ai parlé
avec des violonistes de jazz. Le violon-jazz, qu’est-ce que c’est? Il y a des
gens qui disent: «il ne faut pas de
vibrato, juste un petit peu d’archet…». Je réponds: «mais non, vous ne jouez pas du violon ou alors, jouez du saxo, parce
que le violon, c’est un instrument qui a un long archet, il faut l’utiliser!»,
il y a le vibrato, les doubles cordes… Le vibrato, c’est important! Moi je suis comme ça! Un violon, il doit chanter quand même! Mais ce n’est peut-être pas assez jazz… Moi je ne suis pas d’accord avec cette façon de jouer. Je commence bientôt un nouveau quartet avec Dave Kelbie de Londres à la guitare rythmique et Sébastien Girardot, un expert à la contrebasse de la musique New-Orleans, qui joue avec des cordes de boyaux, et il y aura aussi, à la trompette, Jérôme Etcheberry. On veut faire un tribute en mémoire de Stuff Smith –c’était monstrueux, dans les années trente– il avait une formation guitare, contrebasse, violon… Ils avaient une petite batterie, mais on va commencer en quartet. On verra où ça nous mène. Mais au moins, ça me sort de l’univers gipsy-jazz. J’aime bien jouer des morceaux de Sidney Bechet, de Duke Ellington et tous les autres morceaux américains, ces belles mélodies…
Tcha Limberger avec Oak Tree, Kultuurschuur,
Wetteren, Belgique, 2017 © Hugo Lefèvre
Le
troisième album des Violons de Bruxelles va sortir dans quelques jours. Vous avez un autre projet dont vous venez de parler, et avec les Violons, quels sont vos projets?
On va jouer encore deux fois en Belgique,
demain et après-demain avec les Violons, puis je vais à Budapest pour un
concert très mélangé. Je devrais jouer avec mon trio transylvanien, mais aussi
avec un orchestre hongrois, une musique qui s’appelle Magyar Nόta (cf. documentaire 2019 dans vidéographie),
et aussi quelques morceaux des Manouches et de Django avec les Violons. C’est
un peu trop pour un seul concert, mais bon, ce sont les organisateurs qui
veulent ça. Je devrais jouer avec mon trio transylvanien et avec Benjamin
Clément, puis je reviens en Belgique pour participer au projet de Fabrizio Cassol à
Anvers, les 17 et 18 novembre. C’est une pièce autour de mon monde musical
combiné avec Monteverdi et la musique de Fabrizio Cassol. C’est lui qui a
composé tout ça, c’est très beau.
Vous avez voyagé dans toute l’Europe avec les Violons de Bruxelles…
Oui, mais même avec les Violons de Bruxelles, ce n’est pas assez!
Pas assez, parce qu’il y a eu une longue interruption?
Oui, il y a eu la pandémie, évidemment. Mais même pendant la pandémie, lorsqu’il y avait une petite ouverture, on a pas mal joué!
Et en dehors de l’Europe, où avez-vous joué?
Surtout en Amérique, Langlay sur une île à côté de Seattle; j’y suis allé 4 ou 5 fois avec des formations différentes. Puis à côté de San Francisco, Boston, Louisville… En Asie aussi, au Japon et en Corée avec Fabrizio Cassol pour un spectacle de danses contemporaines. Le plus loin, c’est en Nouvelle-Calédonie.
1. Waso est un collectif composé de Fapy Lafertin et Vivi Limberger
(g), Koen De Cauter (cl,s), Michel Verstraeten (b),
fondé en août 1975, qui a pris le nom du fils de Koen de Cauter, âgé de 3 ans à
l’époque. Les musiciens ont changé au fil du temps, Waso (b) et Dajo (g), les enfants de Koen, et Tcha
Limberger, le fils de Vivi, étant parmi les héritiers-relais. Le groupe s’était
dissout en 2004 puis a repris en 2019-2020
Musiciens ayant participé à Waso (quartet
ou quintet selon les périodes):
Fapy Lafertin (g, vln), Koen
De Cauter (ss, as, ts, cl, vln, p, voc, g), Michel Verstraeten
(b), Vivi Limberger (g, p, voc), Jeffrey Jeff Wikle (g), Sammy Rimigton
(cl,s,mand), Didier Geers (perc), Denis Vereecke (g,perc), Bill Greenow (ss,as,ts,cl),
Joop Ayal (ss,ts,fl,cl), Jo Van Hautte (b), Dominique Pierard (g), Dick Van der
Harst (bandonéon), Waso De Cauter (g), Dajo De Cauter (b), Tcha Limberger
(g,voc), Xavier Bronchart (g)
https://www.youtube.com/watch?v=XX5jn9dDYDE
SITE de TCHA LIMBERGER: https://tchalimberger.com
CONCERTS BELGIQUE (avec Les Violons de Bruxelles): L'An vert, Liège (19/11), Périple en la demeure, Limerlé (20/11), De Centrale, Gand (25/11), CC Sambreville (26/11), Ferme du Hayon, Meix-devant-Vitron (27/11)
LIVRE: A Melodic Approach
to the Music of Django Reinhardt par Tcha Limberger et Joanna Gardner, 2018,
https://tchalimberger.com/book
TCHA LIMBERGER & JAZZ HOT:
CD
Tcha Limberger Trio with Mozes Rosenberg, Live in Foix, Jazz Hot 2019
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