Roberto Magris devant le Tonne Jazz Club de Dresde, à gauche en 1986, à droite en 2018 © photo X, Roberto Magris by courtesy
LE JAZZ A l’EST AU TEMPS DU COMMUNISME & MORE Le Rideau déchiré (alt. take)* par Roberto Magris
13 octobre 2016, au Reduta Jazz Club, Prague, Tchéquie Roberto Magris (p), Frantisek Uhlir (b), Jaromir Helesic (dm) Image et son extraits de YouTube On connaît l'excellent pianiste de jazz originaire de Trieste en Italie et dont la carrière a connu un développement international en particulier aux Etats-Unis qu'il a parcourus du Nord au Sud et d'Ouest en Est, multipliant les rencontres, avec une prédilection pour la ville des Blue Devils, Kansas City, où il participe également au développement du label JMoods Records dirigé par Paul Collins (cf. Jazz Hot 2021). Nous avons régulièrement chroniqué ses enregistrements souvent passionnants, réalisés pour la plupart aux quatre coins des Etats-Unis et du monde. On connaît moins, malgré l'interview où il évoque ce sujet, l'homme de culture, le globe trotter insatiable, ouvert sur un monde en mutation accélérée depuis la chute du mur de Berlin, curieux de tout, d'art, d'histoire, des humains, de philosophie et de sociétés, qui réfléchit sur l'évolution de la planète, attentif aux préjugés, et qui, à côté de son parcours en Italie, puis dans la patrie du jazz et en Europe occidentale, a vécu la découverte du jazz dans les pays de l'Est au temps du communisme et la transition vers l'ordre nouveau occidental. Parce qu'il est né dans ce temps des clivages politiques fondés sur l'idéologie et le social du XXe siècle, à Trieste, une cité de l'Adriatique au confluent de l'Est et de l'Ouest, parce qu'il est italien avec le sens des nuances et le fonds culturel artistique universel propre à ce pays, Roberto Magris se transforme à notre demande en écrivain-voyageur pour nous restituer quelques effluves de l'atmosphère d'un continent disparu qu'il a connu et où il a travaillé: son vécu du jazz à l'Est au temps de ce «rideau de fer» derrière lequel se sont abritées l'ignorance occidentale et la propagande anticommuniste pour priver les amateurs de jazz occidentaux des richesses culturelles et humaines qui y existaient, quoi qu'on pense des pouvoirs, des systèmes, les nôtres et les leurs… Roberto Magris s'efforce de contourner les écueils de la propagande; il continue de pratiquer cette discipline intellectuelle du regard critique en 2023 où la disparition du communisme en Europe depuis plus de trente ans n'a fait qu'accentuer les inégalités et les guerres. L'appauvrissement culturel et la normalisation y sont imposés par le modèle occidental le plus archaïque et régressif sur le plan philosophique (le pouvoir et l'argent) au moyen d’une hyper-technologie sans conscience, et submerge toutes les diversités qui faisaient la richesse de l'Europe. Roberto Magris nous raconte la partie qu'il a connue de cette histoire déjà enfouie du jazz à l'Est, qui a de fortes chances de disparaître de la mémoire en dépit des efforts de Jazz Hot (cf. le rappel thématique sur le jazz à l'Est paru dans Jazz Hot, articles et interviews, en fin de ce texte). Dans ce retour sur le XXe siècle à l'Est, il ne faut pas perdre de vue la tradition tzigane qui, depuis Django Reinhardt, s'est saisie du jazz en s’affranchissant des systèmes, des frontières, en Hongrie comme le remarque Roberto, mais aussi partout en Europe et jusqu'en Roumanie. Roberto Magris, avec sa légèreté de transalpin, ajoute à ses impressions de voyage des touches philosophiques, des partis pris qui font non seulement l'intérêt de cette évocation personnelle, parfois littéraire ou historique, mais aussi l'intérêt pour notre réflexion sur la politique, sur l'art, le jazz et la vie. On n'est pas obligé de tout partager, mais c'est un de ces récits qui permet de comprendre comment un artiste parvient parfois à sentir et à s'approprier l'esprit d'un autre monde, d'une autre culture, comme Roberto l'a réalisé avec le jazz américain ou celui des pays de l'Est: une rencontre de civilisations qu'on pense, à tort, irréconciliables. Avant de connaître Roberto, on «entendait» cette ouverture dans sa musique, et le découvrir avec ses mots est comme une confirmation. La culture est plus généreuse que le commerce: le jazz, musique de libération, ne choisit pas entre l’Est et l'Ouest, il se partage. YS
Par Roberto Magris Notes, traduction et documentation Hélène et Yves Sportis
Photos Umberto Germinale-Phocus, photos X by courtesy of Roberto Magris Images extraites de YouTube Avec nos remerciements
© Jazz Hot 2023
PRÉLUDE
Aujourd'hui en Europe il n'y a plus de pays comme la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la RDA/République Démocratique Allemande, l'URSS et, avant eux, a disparu, après la Première Guerre mondiale, ce grand pays au cœur de l'Europe qu'était l'Empire austro-hongrois des Habsbourg. Aujourd'hui, seul un souvenir limité des aspects positifs de ces pays a été conservé, étant donné qu’ont été presque seulement réunis dans «l’histoire» les aspects négatifs qui ont conduit à leur disparition. Il en va de même pour les pays qui, bien qu'ayant conservé leur nom, comme la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et les Pays Baltes, sont passés de la sphère d'influence soviétique à celle américaine, c'est-à-dire, en simplifiant, du «mal» d'avant au «bien» d'aujourd'hui, selon une opinion consolidée sur le plan historique. C'est vraiment dommage car dans le passé de ces pays, génériquement identifiés comme des «pays d'Europe de l'Est», il y avait des aspects sociaux et culturels positifs qui n'ont que partiellement survécu et se sont dilués dans ce que nous appelons aujourd'hui «l'Occident». Et cela vaut aussi pour le jazz. Comme je le disais lors de mon interview publiée par Jazz Hot en 2021 (1), j'ai assez bien connu ce monde qui n'existe plus aujourd'hui –puisqu'il est devenu tout "West", tant d'un point de vue culturel que musical– pour y avoir joué souvent, et dans des périodes et des situations politiques différentes. Mais je dis aussi cela parce que je suis né et que j'ai grandi à Trieste, une ville du nord-est de l'Italie à la frontière avec l'ex-Yougoslavie, aujourd'hui avec la Slovénie, à une cinquantaine de kilomètres de l'actuelle Croatie et à environ 150 kilomètres de l'Autriche. Mais jusqu'en 1918, Trieste faisait partie de l'Autriche, et c'était une ville des Habsbourg depuis de nombreux siècles, depuis 1382 pour être exact. Après tout, pour ceux qui vivent à Trieste, il est possible de rejoindre sept capitales d'Europe centrale (Ljubljana, Vienne, Bratislava, Budapest, Prague, Zagreb, Belgrade), ainsi que Munich, dans la journée en voiture ou en train. Pour cette raison, le monde «d'Europe centrale» m'a toujours été familier, et en particulier les pays que j'évoquais précédemment; et irrésistiblement intéressant pour des raisons culturelles, touristiques et «jazz». Depuis les années 80, j'ai fréquenté les scènes jazz de ces pays pendant des périodes plus ou moins intenses et rapprochées, et c'est donc un plaisir pour moi d'accepter l'invitation de Jazz Hot d’évoquer ce que j'ai vu, entendu, mes impressions et quelques expériences que j'espère intéressantes pour le lecteur. Bien sûr, je suis musicien et non écrivain ou journaliste et, je le précise tout de suite; je ne parle que de ce que j'ai connu directement et vécu de première main. Par conséquent, en ce qui concerne le jazz, il y a beaucoup de musiciens, même importants, que je n'ai malheureusement pas connus ou rencontrés sur scène et, évidemment, il y a beaucoup de choses que je ne connais pas et que je n'ai pas connues... C'est dire que mon évocation est une histoire personnelle et limitée, pas exhaustive, qui ne prétend pas être un essai ou un texte de référence, mais seulement une «discussion» approfondie entre amis qui débouche sur une série d'écrits dans Jazz Hot. Par souci d'équité et de clarté envers ceux qui me lisent, je précise que je suis citoyen et que j'ai un passeport de deux Etats, l'Italie, où je suis né et où j'ai maintenu ma résidence jusqu'à la période précédant la pandémie de Covid (alternant avec des périodes passées aux Etats-Unis)(1) et la Slovénie, où j'ai déménagé et réside actuellement. La distance entre mon ancienne résidence en Italie et l'actuelle en Slovénie est de… seulement cinq kilomètres! Pour en venir au jazz, je dois d'abord présumer que, d'après mon expérience, le monde du jazz dans les pays de l'Est à l'époque du rideau de fer et du pacte de Varsovie était organisé de manière simple et schématique, comme l'était la société socialiste dans son ensemble: tout appartenait à l'Etat, était au sein de l'Etat représentant la communauté; même en ce qui concerne la culture et la musique, y compris la musique de jazz. Les concerts de jazz étaient principalement organisés à l'intérieur des maisons du peuple ou des maisons de la culture –et dans certains cas le sont encore– ou dans les clubs de jazz reconnus et fonctionnels, toujours du ressort de l'Etat, et essentiellement réservés à l'usage national des musiciens et de quelques rares invités étrangers, principalement d'Europe de l'Est, ou même, comme dans mon cas, mais plus rarement, d'Occident.
Ensuite, il y a eu les festivals internationaux de jazz, où, oui, il y avait des invités, des groupes étrangers et des solistes également «de l'Ouest» et des Etats-Unis, souvent aux côtés de musiciens nationaux, qui se tenaient dans les capitales et les principales villes. Par exemple, il y avait et dans certains cas il y a encore des festivals internationaux de jazz à Prague, Brno, Bratislava, Ljubljana, Zagreb, Belgrade, Budapest, Debrecen, Tallinn, Kaunas, Varsovie, Cracovie, le Jazzbuhne à Berlin-Est et bien d'autres. Tous les festivals ont été enregistrés à la radio et à la télévision d'Etat, et les meilleurs concerts ont été diffusés sur disque par les différentes maisons de disques d'Etat. Les meilleurs musiciens de jazz nationaux avaient la possibilité d'enregistrer pour des labels d'Etat, dans les collections réservées au jazz. Les disques de jazz étaient très populaires dans les magasins et souvent diffusés à la radio; les musiciens de jazz figuraient également dans les programmes télévisés et certains étaient vraiment célèbres dans leurs pays respectifs au point d'être reconnus même par des gens ordinaires; leurs noms étaient familiers… bien plus que les musiciens de jazz de pays occidentaux ne l’étaient dans les pays d'Europe occidentale… J'ai personnellement vu à Prague des gens reconnaître dans la rue et demander l'autographe de mon ami clarinettiste de jazz Pavel Smetacek, leader du Traditional Jazz Studio. Ce qui est vraiment peu pensable en Occident.
L'employeur des musiciens de jazz des pays de l'Est a toujours été «l'Etat», qu'il s'agisse de jouer dans un festival ou dans un club de jazz, par l'intermédiaire d'agences nationales de spectacles. En Tchécoslovaquie, par exemple, je me souviens de mes contrats avec Pragokoncert, qui, soit dit en passant, existe toujours aujourd'hui, mais dans une version complètement différente. Les musiciens de jazz dans les pays de l’Est étaient presque toujours issus d'études classiques au conservatoire, avec une spécialisation jazz ultérieure par la rencontre et la confrontation avec les musiciens de jazz de la génération précédente, professeurs tant au conservatoire que sur le terrain. Par conséquent, d'un point de vue technique, les musiciens d'Europe de l'Est ont toujours été très préparés du point de vue de la connaissance technique de l'instrument et de l'héritage musical issu des études classiques. Ils connaissaient parfaitement la tradition classique, même locale (pensez aux caractéristiques typiques des compositeurs tchèques ou hongrois tels que Dvorak, Smetana, Mahler, Bartok…). Leur limite la plus évidente, à mon avis, est qu'ils ont souvent compris le concert de jazz comme une exécution à effectuer d'une manière techniquement et esthétiquement parfaite; un modèle, voire une approche «classique» à appliquer aussi bien à la musique de jazz qu’à la la musique traditionnelle; mais avec quelques exceptions individuelles; surtout ceux qui avaient l’occasion d'entendre le jazz américain à sa source ou qui avaient étudié le jazz à l'étranger. Oui, malgré le mur de Berlin, les meilleurs jeunes jazzmen de l'Est ont toujours réussi à obtenir l'autorisation d'étudier à l'Ouest –par exemple à l'école de jazz de Graz, en Autriche ou en Hollande– et même aux USA, à la Berklee School. C'était presque une façon de dire: «Nous aussi, nous avons d'excellents musiciens de jazz, et nous vous les faisons connaître et les apprécions. La culture produite par le socialisme n'est pas inférieure à celle produite par le capitalisme, pas même dans le jazz, au contraire…»
Ce raisonnement ne tenait peut-être pas compte du fait que le jazz n'était pas du tout le produit de la culture capitaliste, mais de l'essence afro-américaine et des enjeux complexes qui caractérisent cette musique. Cependant, le concept de base était ainsi, et la même chose s'est produite avec le sport, peut-être en passant sous silence les hormones et les stéroïdes que même le socialisme utilisait pour faire gagner ses athlètes. Tant pis... Parfois donc, après ces expériences à Graz ou à la Berklee School de Boston, les notions de jazz étaient acquises d'une manière trop didactique (en raison de la mentalité «conservatoire» de départ), trop «américaine», et pouvait se traduire dans un jazz maniériste et faussement bluesy, comme pour montrer chez soi qu'on était devenu «américain». Mais peut-être que j'exagère sur les points négatifs. Ceux qui revenaient d'études et de séjours à l'étranger se sont enrichis de connaissances qu'ils ne pouvaient acquérir que très difficilement en restant chez eux, et cela s'est finalement traduit par un avantage à long terme.
Il faut dire cependant que les musiciens de l’Est ont été incités par les maisons de disques étatiques à proposer des musiques originales et à développer en mode jazz les musiques traditionnelles, tant classiques que folkloriques. Et c'est ce qui, à mon avis, constitue sa principale caractéristique et valeur, étant presque le résultat d'une stratégie culturelle. En fait, le jazz d'Europe de l'Est propose ses propres mélodies et rythmes originaux, différents et très éloignés des standards américains bien connus, et avec un héritage harmonique issu de la tradition romantique tardive et du XIX e siècle de la musique classique (venant de la belle époque des Habsbourg? Des opérettes? De Kurt Weill, Franz Lehar?). Les résultats sont authentiquement vrais, originaux et surprenants, parfois naïfs –réécoutés aujourd'hui, tellement naïfs– mais toujours sincères. Ensuite, il y a eu l'influence vivante du jazz modal et l'expérience, à la fois musicale et spirituelle, de John Coltrane. L'icône Coltrane planait partout (celle de Charlie Parker étant étonnamment absente, pourtant si présente dans le jazz d'Europe occidentale); et quasi inexistant (logiquement) le blues et l'héritage afro-américain du jazz, à l'exception du swing pourtant toujours présent.Ensuite, à part, mais j'en reparlerai quand je traiterai des scènes des différents pays, il y a eu le jazz dit «d'avant-garde» (même celui qui s’est opposé au régime et néanmoins qui a été aussi documenté sur disques) et celui influencée par le jazz-rock et les instruments électriques. Tout cela pour démontrer que le rideau de fer était parfaitement pénétrable et pénétré par le jazz mais, comme il existe différents systèmes et mécanismes sociaux, les occasions de jouer, les concerts, les relations entre musiciens, les disques, le produit final, les musiques étaient simplement très différentes entre l'Est et l'Ouest. Et l'échange, sporadique, davantage dû à un désintérêt des musiciens et promoteurs occidentaux envers leurs confrères de l'Est: ostracisme exclusivement dictée par des raisons économiques? Ou aussi dû à un désintérêt ou à une supposée supériorité culturelle? Le fait est que si les musiciens de l’Est se sont toujours montrés ouverts à apprendre et à accepter les stimuli de l'Occident et des USA, très peu se sont intéressés en Occident au jazz joué par des musiciens aux noms «imprononçables» et, de toute évidence «défavorisés» pour l’accès aux disques, aux instruments électriques et à l'industrie de la musique. Sans oublier les musiciens aux passeports russes, comme le brillant pianiste et compositeur Vagif Mustafa-Zadeh. Faisons toujours attention à l'histoire! Je dois dire cependant que tous les musiciens d'Europe de l'Est que je connais, à l'époque du rideau de fer, n'avaient pas ou peu de difficultés bureaucratiques pour parvenir à quitter leur pays et pouvoir jouer en Occident, malgré la «légende» qui prétend le contraire. Le seul souci était qu'ils ne déserteraient pas et resteraient en Occident de manière non convenue ou flagrante, au détriment de l'image du pays qu'ils quittaient. Bien sûr, ceux qui se déclaraient et militaient comme dissidents avaient toute une série de problèmes et de complications –graves, par exemple, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, très graves en RDA, moins graves en Yougoslavie, et cela était bien connu– mais, objectivement, cette situation est applicable à n'importe quel contexte où il n'y a pas de pleine démocratie et liberté; et il y aurait de quoi discuter. Cependant, la plupart de ceux que j’ai connus n'avaient aucune intention de «fuir» vers l'Ouest, encore moins pour des raisons et des opportunités musicales, et n'ont, en fait, jamais déserté. En effet, après des concerts à l'Ouest, les musiciens de jazz sont revenus dans leurs pays respectifs avec une réputation, un respect, une situation sociale et économique privilégiée, qu'ils ne connaîtront plus après la chute du mur de Berlin, dans leur propre pays. Plus tard, ils sont devenus comme «nous», comme «moi», simplement comme tout le monde inséré et concourant sur le marché du jazz européen et mondial, sans plus de logiques protectionnistes et d'appréciation nationale, pas plus fort du point de départ acquis et garanti de leur propre pays, mais ils sont devenus objectivement des travailleurs de l'Est qui se déplacent ou vont travailler à l'Ouest, en concurrence avec tout le monde, avec une nouvelle carrière à construire, avec des noms souvent imprononçables, et contraints de s'adapter. Fin de l'originalité par marginalisation forcée(2) et début de conformisme total, dans la plupart des cas. Je me souviens de mon ami contrebassiste polonais Witold Szczurek qui, une fois qu'il a déménagé en Allemagne, a décidé de changer son nom de famille en «Rek», car personne n'était capable de le lire et de le prononcer correctement, avec pour résultat de perdre immédiatement le lien avec son important passé de l'un des principaux représentants du jazz polonais. Certes, après 1989, les opportunités d'emploi s'étaient multipliées et simplifiées pour de nombreux musiciens de l'Est, les anciennes maisons de disques d'Etat avaient cessé d'exister, les apports et les objectifs avaient changé en termes de profit (également à juste titre, à certains égards) et tout s'est peu à peu homogénéisé. Musicalement, ce monde du jazz d'Europe de l'Est, tel que je le connaissais auparavant, a soudainement et définitivement disparu; faute des conditions préalables.
Et comme preuve de cette fin, il existe aujourd'hui des rééditions d'anciens disques des labels Supraphon, Panton, Poljazz, Muza, Amiga, Melodiya, Hungaroton, Jugoton, Pepita, Krem… pour les collectionneurs. Cette musique, ainsi conçue et jouée, ne se trouve plus aujourd'hui en Europe. Certes, plusieurs musiciens d'Europe de l'Est se sont alors implantés à l'international et aux USA, comme d’autres venus d'Italie, de France, des pays scandinaves, etc., et aujourd'hui ils courent tous dans la même course... à partir des mêmes starting blocks... il n'y a plus de socialisme, il n'y a plus d'agences de concerts ni de maisons de disques d'Etat, ni de salaire, même minimum, garanti par l'Etat. Le temps a passé et certes, bien des choses se sont avérées commodes, en échange, sans doute la plupart. Mais c'est justement en cela surtout que je placerais l'histoire du jazz d'Europe de l'Est qui, d'un point de vue strictement musical, a perdu, à mon sens, sa propre dimension, particularité, singularité, originalité, diversité pour devenir tout simplement «du jazz européen». D’aucun, pour déplacer mon discours, pourrait me dire: « Mais qu'y a-t-il de japonais dans la façon de jouer d'Hiromi?» Précisément rien, bien sûr! Mais c'est le jazz d'aujourd'hui. Le jazz mondialisé, où aux Etats-Unis les musiciens afro-américains à succès portent une veste et une cravate, comme des managers, et certains d'entre eux ont éliminé toute référence au blues dans leur musique, s'inspirant de Joni Mitchell –j'ai lu une interview, il y a quelque temps. Cependant, je crois qu'au moins en Europe, et plus encore en Europe de l'Est qui a plongé presqu'immédiatement dans la dimension «occidentale», la mondialisation culturelle aurait pu être évitée avec un peu d'intelligence, de volonté et de prévoyance… Mais étant donné que pecunia non olet, sic transit gloria mundi(3)… on peut toujours écouter heureusement des disques et découvrir ou redécouvrir les vidéos qui sont sur YouTube. Je dois avouer que je suis devenu un peu moins jeune…
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YOUGOSLAVIE
Le regretté Dusko Gojkovic (1931-2023) qui vient de nous quitter © Umberto Germinale-Phocus Né en 1959, je fréquente la Yougoslavie depuis les années 1960 et, pour des raisons musicales, depuis la fin des années 1970. La frontière est à cinq kilomètres de chez moi à la périphérie de Trieste. La Yougoslavie était un pays différent de ce que sont aujourd'hui la Slovénie, la Croatie, la Serbie, le Monténégro, etc. C'était un vrai pays que personnellement, en tant que jeune homme, je n'aurais jamais imaginé se dissoudre après une guerre fratricide. La Yougoslavie était un pays fier de sa naissance antifasciste et de sa voie originale vers le socialisme, «revendicative», l'un des fondateurs et principaux représentants des «pays non-alignés» (ni avec l'URSS ni avec les USA). C'était un pays qui, sorti détruit et appauvri de la fin de la Seconde Guerre mondiale, essayait d'améliorer la vie de ses citoyens avec un socialisme à visage humain qui laissait une large place aux différences locales, linguistiques, culturelles et traditionnelles, même pour une certaine initiative individuelle, reconnaissant dans une certaine mesure même la propriété privée, en dehors des canons typiques du marxisme. C'était précisément la voie originelle yougoslave vers le socialisme, et il s'agissait de maintenir ensemble Serbes, Croates, Slovènes, Bosniaques, Macédoniens, Monténégrins, Dalmates, Italiens, Hongrois, Albanais, Catholiques, Orthodoxes, Musulmans dans une perspective sociale moderniste. Les points forts, à mon avis, étaient le sens de la positivité et de la foi en l'avenir, typique d'un nouveau pays avec un leader charismatique comme le maréchal Tito, qui a œuvré pour l'égalité entre les hommes et les femmes dans le monde du travail et surtout dans l'administration publique, beaucoup plus qu'en Italie à l'époque! C’était un Etat-providence en matière de travail, de santé, d'école, de sport, de culture... aux ressources économiques limitées, évidemment, qui, au fil du temps, étaient devenues de plus en plus limitées, un pays progressivement miné par la crise économique des années 1980.(4)
La Yougoslavie des grandes idées et des œuvres sociales difficiles à mettre en œuvre, en concurrence impossible avec le monde capitaliste occidental, qui au final fait un clin d'œil à ce dernier pour continuer à exister et à rêver. Ce que j'ai aimé de la Yougoslavie, c'est la capacité de se fédérer au niveau international, en «équipe», non seulement dans la politique des pays non-alignés, mais surtout dans le sport et la culture où sa multi-ethnicité et son multi-culturalisme ont réussi le miracle de représenter ensemble –et en paix!– l'ensemble des Balkans qui ont toujours été la poudrière de l'Europe. Bien sûr, il a parfois fallu une poigne de fer pour éviter la désintégration et réaffirmer l'unité –dans cette perspective il a même été possible de créer une langue officielle qui n'existait pas, le serbo-croate–, mais il y avait beaucoup de culture «unificatrice», avec expositions, concerts, théâtre, avec un mélange continu de Serbes et de Croates, de Slovènes et de Serbes, de Croates et de Monténégrins, etc. Tito semblait aimé de tous et, objectivement, même avec le recul, il n'était certainement pas et ne se comportait pas en dictateur. Peut-être –mon avis très personnel– essayait-il de relire un peu le vieux Kaiser Franz Joseph dans l'empire des Habsbourg qu'il avait connu, dans un projet revu et corrigé sur le mode socialiste.(5)
Pour moi, traverser la frontière signifiait entrer dans un monde visuellement et objectivement plus pauvre que l'Italie mais très digne, et où je ne rencontrais aucune sorte de tension, ni interne ni dirigée vers les visiteurs. On pouvait aller en Yougoslavie sans aucun problème d'aucune sorte, étant donné que la frontière avec l'Italie, malgré l'esprit du temps, était toujours ouverte. J'y allais chaque semaine pour faire le plein d'essence qui était moins cher qu'en Italie, à la recherche des disques de jazz du label Jugoton; d'autres y allaient pour acheter de la viande, du lait, du vin, des liqueurs (du rhum cubain), des cigarettes, pour aller au restaurant… Oui, parce que, dans les pays socialistes d'Europe de l'Est, tout appartenait à l'Etat, et même les disques sortaient sur le label de l'Etat (Jugoton en Yougoslavie, Hungaroton en Hongrie, etc.). Jugoton a sorti à la fois des LPs avec des musiciens yougoslaves et des extraits de festivals de jazz à Belgrade, Ljubljana et Zagreb. Jugoton a également acquis les droits de publication de certains disques de labels américains (Contemporary, par exemple) et dans ma collection j'ai, par exemple, des disques d’Art Pepper, Live at the Village Vanguard, ou Sonic Text de Joe Farrell sur Jugoton. La même chose s'est produite pour le rock, et j'ai aussi eu le double LP Live in Japan de Deep Purple toujours réédité par Jugoton. Certains musiciens yougoslaves ont alors également eu l'opportunité d'enregistrer pour des labels d'Europe occidentale tels que le néerlandais Timeless et l'allemand Enja qui, à l'époque, étaient également ouverts à accueillir certains musiciens de l’Est dans leurs catalogues; mais c'étaient des occasions plutôt rares. Le jazz était répandu en Yougoslavie, avec des musiciens, des festivals, des concerts, des orchestres, et l'est toujours, notamment en Slovénie, en Croatie et en Serbie. Tout était étatisé, comme je l'ai dit, mais tout fonctionnait bien et était bien organisé. Les principaux festivals de jazz étaient ceux de Belgrade, Zagreb, Ljubljana, Sarajevo, Skopje et Novi Sad.
SLOVÉNIE Je me souviens qu'en Slovénie, qui faisait alors partie de la République fédérale de Yougoslavie(6), les premiers festivals de jazz ont eu lieu à Bled, une station touristique près du lac du même nom, puis le festival s'est déplacé à Ljubljana, où de grands noms du jazz international étaient toujours invités. Je me souviens d’avoir vu McCoy Tyner en concert avec son trio pour la première fois là-bas. Ljubljana est toujours un festival de jazz d'un intérêt considérable; il a lieu en été, mais au fil des années, il s'est progressivement orienté vers le jazz expérimental et d'avant-garde, restant toujours un événement important, mais assez éloigné de sa tradition passée et détaché de ce qui a toujours été la scène musicale slovène, qui est principalement orientée vers le jazz mainstream/modern mainstream.
A Ljubljana, se trouve le principal club de jazz de Slovénie, le Jazz Club Gajo, fondé il y a plus de trente ans et dirigé par le batteur Drago Gajo, anciennement Dragan Gajic, comme le rapportent de nombreux anciens disques, sans doute la figure historique par excellence du jazz en Slovénie. Il accueille dans son club et joue avec d'innombrables noms du jazz européen et américain de passage à Ljubljana. Drago a su faire vivre son club de jazz de 1994 à aujourd'hui, traversant diverses situations difficiles, en premier lieu la guerre en ex-Yougoslavie et les mutations politiques et économiques. Ljubljana est devenue une capitale européenne, avec des coûts de l’immobilier et de la vie qui vont avec. Le club garantit toujours dans différents lieux –le club de jazz a déménagé au fil des ans, et même dans un lieu d'été en plein air– une programmation de qualité et l'apparence d'un véritable club de jazz, avec piano à queue acoustique, scène et jam sessions habituelles pour les musiciens de la jeune génération: une vie dédiée au jazz, celle de Drago, à la fois en tant que batteur et en tant que propriétaire de club et animateur culturel. Si vous passez par Ljubljana, je recommande certainement aux amateurs de jazz de s'arrêter au Jazz Club Gajo aujourd'hui dans son nouveau lieu, le Jazz Paradise. J'y ai joué, la dernière fois, en décembre dernier (2022).
Concernant le jazz à Ljubljana, je me souviens, entre autres, que Woody Shaw y a vécu un temps –j'ai entendu dire, pour des raisons de cœur, mais je ne sais pas si c'est vrai–, jouant et enregistrant, même avec des musiciens locaux comme le saxophoniste Tone Jansa, autre nom historique du jazz slovène. Je peux aussi suggérer, comme documents, les 2 CDs Tone Jansa Quartet feat. Woody Shaw et Dr. Chi (Timeless) et deux vidéos, «Just Friends» et «Folksong», qui donnent une bonne idée de ce que je raconte.
Il faut dire aussi qu'en ex-Yougoslavie, chaque Etat fédéral avait son siège de télévision et de radio et son orchestre, et pour le jazz, ceux de Ljubljana, Zagreb et Belgrade étaient célèbres. Le RTV Slovenia Big Band existe toujours à Ljubljana. Le premier chef d'orchestre était le pianiste, compositeur et arrangeur Joze Privsek, l'une des figures historiques du jazz et de la musique pop slovène. Il est actuellement dirigé, depuis de nombreuses années maintenant, par le tromboniste, compositeur et arrangeur Lojze Krajncan, qui travaille aussi pour la télévision slovène (donc pop et musique de divertissement), elle est active avec des concerts et des enregistrements de jazz, également avec des invités internationaux. Parmi les solistes historiques de ce big band, je me souviens du regretté trompettiste Petar «Pero» Ugrin. Il existe une tradition de groupes vocaux de haut niveau en Slovénie, ce qui, je suppose, pourrait surprendre ceux qui les rencontrent pour la première fois. Un disque du groupe Vox Arsana avec le Big Band RTV Slovénie est vraiment magnifique, je vous invite à écouter cette version de «My Favorite Things» et il y a de grandes chanteuses comme Ana Soklic et Nina Strnad. Il y a aussi des groupes qui ont atteint une renommée internationale comme le Perpetuum Jazzile (une de leurs chansons a eu 23 millions de vues sur YouTube!) et le New Swing Quartet, mais leurs noms ne doivent pas induire en erreur, car ils n'ont rien à voir avec la musique de jazz.
Toujours en ce qui concerne la Slovénie, en plus des noms cités ci-dessus, je voudrais également signaler chronologiquement d'abord, le nom historique de Mojmir Sepe, l'un des premiers musiciens de jazz slovènes, compositeur et arrangeur pour big bands, décédé à 90 ans en 2020, avec des disques vraiment remarquables pour l'époque où ils ont été enregistrés; les pianistes Renato Chicco, Peter Mihelich, résidant à New York depuis de nombreuses années (cf. les disques avec Stjepko Gut, et en duo avec la chanteuse Nina Strnad) et Dejan Pecenko, les guitaristes Primoz Grasic (mainstream jazz) et Samo Salamon (plus avant-garde jazz), les saxophonistes Lenart Krecic, Igor Lumpert, Jure Pukl (époux de Melissa Aldana), le trompettiste David Jarh, le contrebassiste Nikola Matosic et les batteurs Zlatko Kaucic du côté jazz avant-gardiste et Gasper Bertoncelj, résidant depuis de nombreuses années à Tel Aviv. Pour le jazz traditionnel, le Greentown Jazz Band, dirigé par le clarinettiste Borut Bucar, a enregistré plusieurs albums. Ensuite, il y a plusieurs jeunes musiciens, certains avec une expérience dans des écoles de jazz européennes et américaines, qui rendent la scène jazz slovène très vivante et prometteuse (rappelons que les Slovènes sont un peu plus de 2 millions au total).
CROATIE
Passons à la Croatie, le vibraphoniste Bosko Petrovic, connu et apprécié internationalement, fut l'une des figures incontournables du jazz yougoslave d'abord puis croate. Pendant des années, il a dirigé le Zagreb Jazz Quartet puis le B.P. Convention, également en version big band, enregistrant de nombreux albums. Avec le Zagreb Jazz Quartet, Bosko rappelle peut-être un peu Milt Jackson et le Modern Jazz Quartet pour le style, mais il avait sa propre originalité. Je me souviens de ses collaborateurs: le guitariste Damir Dicic (style Jim Hall) et le pianiste Neven Franges. Le Zagreb Jazz Quartet était peut-être l'ensemble de jazz le plus connu à l'époque yougoslave, avec d'innombrables concerts et enregistrements. Quoi qu'il en soit, mon disque préféré de Bosko Petrovic est B.P. Convention/Zeleno Raspolozenje, pour le label Jugoton et je signale aussi Bosko Petrovic Nonconvertible All Stars/Swinging East, Recorded Live at the Berlin Jazz Festival pour PGP-RTB/BASF/MPS. Il convient également de rappeler que Bosko, en plus d'être la figure historique du jazz à Zagreb, a également fondé et maintenu le B.P. Jazz Club (Bosko Petrovic Jazz Club), accueillant des solistes de jazz internationaux et produisant plusieurs disques à partir d'enregistrements de concerts avec Joe Pass, Sal Nistico, Bob Cooper. J'ai aussi effectué jadis quelques enregistrements en concert avec Bosko. Qui sait, à l'avenir?
Un autre musicien de jazz croate notable est le batteur Ratko Divjak, qui est également actif sur la scène jazz de Ljubljana et accompagne d'innombrables solistes internationaux. Toujours en Croatie, il y a aussi la scène jazz de la ville de Rijeka, où se tient le Festival Jazz Time Rijeka, et où opèrent deux musiciens intéressants: le guitariste Darko «Charlie» Jurkovic, qui joue étonnamment après avoir développé la technique «piano» sur la guitare de Stanley Jordan et le saxophoniste Denis Razumovic. Je signale son album Urban Minority, atypique car c'est un album dans la tradition jazz bien qu'étant un duo saxophone et contrebasse. Comme la ville de Rijeka n'est qu'à 60 kilomètres de Trieste, c'est une scène de jazz que j'ai personnellement fréquentée et que je connais très bien.
SERBIE et MONTENEGRO Continuant avec l'ex-Yougoslavie, je passe en Serbie où travaille le contrebassiste Branko Markovic, avec sa femme, la chanteuse Ljiljana Sadjil, l'une des animatrices du jazz à Belgrade et en Serbie. J'ai joué avec lui à l'incroyable North City Jazz & Blues Festival à Kosovska Mitrovica. Je dis «incroyable» parce que c'est un festival de jazz qui se tient précisément dans cette ville du Kosovo où la communauté serbe, qui organise ce festival de jazz depuis des années!, vit séparée par un pont, infranchissable la nuit, de la communauté albanaise, dans la zone contestée du territoire entre la Serbie et le Kosovo. Dans cette ville coupée en deux, j'ai joué, il y a quelques années, avec Tony Lakatos, Branko à la contrebasse et le regretté batteur Enzo Carpentieri, et l'ambiance était vraiment irréelle. Un festival avec des groupes de jazz et de blues dans une ville assiégée, parmi les soldats des Nations Unies en permission, avec des voitures (serbes) sans plaques d'immatriculation (car ne voulant pas reconnaître la plaque d'immatriculation du Kosovo), grappa et grillades puis jam session le soir à un club juste en face du célèbre pont. A la fin de la jam session, sur le chemin du retour à l'hôtel, Branko me raconte que quelques semaines avant le festival, une voiture est passée à toute allure en tirant des rafales de mitrailleuses dans les vitres de ce même club. Quelques années plus tard, j'ai lu dans le journal qu'un cocktail Molotov l'avait partiellement détruit. Quelques années plus tard, encore, je suis passé par Kosovska Mitrovica en voiture, en route pour un festival au Monténégro, et j'ai vu que le club était de nouveau ouvert et fonctionnait. Qui sait aujourd'hui? Puis, je me souviens du White Field Jazz Festival à Bijelo Polje, au Monténégro, toujours avec le contrebassiste Branko Markovic. Un lieu accessible après des heures de route en voiture, à travers des paysages de montagne puis, un improbable festival de jazz dans une ville des Balkans. Avec des groupes de jazz également de Serbie. Je me souviens d'une villa rose sur la colline surplombant la place où se tenait le festival. Quand j'ai demandé quelle était cette «bêtise», on m'a dit que c'était la villa du parrain du festival, un Russe –ou un Monténégrin qui s'était enrichi en Russie– qui s'était fait construire une villa de style Hollywood peinte en rose!
Outre le festival international de jazz de Belgrade, un autre festival est véritablement historique en Serbie, celui de Novi Sad, dans la ville de Novi Sad, au nord de Belgrade, la capitale historique de la région où vit la minorité hongroise, terre frontalière, également historiquement disputée entre Serbes et Hongrois. J'y ai joué avec Herb Geller. Le lendemain soir, McCoy Tyner jouait sur la même scène. Un public véritablement passionné et connaisseur de jazz. Difficile à croire, dans un endroit au milieu de la plaine que les Latins appelaient Pannonie; Pourtant, c'est vrai! Et le soir, jam session dans un club, avec des dizaines de musiciens de Belgrade. Je me souviens que je ne jouais pas parce qu'il y avait une file d'attente comme dans un bureau de poste, avec plusieurs pianistes qui attendaient leur tour…
Toujours en ce qui concerne le jazz en Serbie, je rappelle le nom de la pianiste historique Roka Borovic et surtout le trompettiste Stjepko Gut, également avec le Markovic-Gut Sextet, un super groupe hard-bop, dirigé par le trompettiste Stjepko Gut et le saxophoniste Milivoje Markovic. C'est mon groupe de jazz préféré en Serbie, avec les autres groupes de Stjepko Gut. Il y a encore le pianiste Bojan Zulfikarpasic, également connu sous le nom de Bojan Z, que je me souviens d'avoir entendu en direct, et qui m'a à certains égards rappelé positivement le pianiste russe Vagif Mustafa-Zadeh.
J'ai retenu pour la fin, pour terminer sur une note positive, peut-être le nom le plus important de tous pour le jazz yougoslave, et le plus connu internationalement. Celui du trompettiste serbe, mais né en Bosnie, Dusko Gojkovic. J'aurais aimé jouer avec lui, j’ai un grand respect pour lui, mais malheureusement cela ne s'est jamais produit, même pas de croiser sa route dans un projet. Dusko Gojkovic est un musicien de niveau absolu et certains de ses disques sont véritablement indispensables à toute collection de jazz qui se respecte. A part le classique Swinging Macedonia et bien d'autres pour le label Enja. J'aime particulièrement un album intitulé Cees Slinger Octet/Live at the North Sea Jazz Festival sous le nom du pianiste néerlandais Cees Slinger, pour le label Limetree, où Gojkovic brille particulièrement. C'est l'un de mes albums préférés sur la scène jazz mainstream européenne. Je pense que Dusko Gojkovic pourrait être le point de départ, mais peut-être aussi le point d'arrivée, étant donné qu'il a été actif jusqu'à ces dernières années –je ne sais pas s'il l'est toujours– pour cette interrogation, histoire, mémoire du jazz de l'ex-Yougoslavie.
En effet, la Yougoslavie, aujourd'hui «dépecée» en plusieurs nouveaux Etats, a beaucoup donné au jazz, en termes de musiciens, de disques, de festivals et de concerts. Et les noms et les histoires de musiciens de jazz tels que Dusko Gojkovic et Bosko Petrovic en sont la preuve évidente. Mais, comme je l'ai déjà souligné, en Slovénie, en Croatie et en Serbie, le présent du jazz est vivant, et il y a beaucoup de jeunes musiciens qui assureront certainement un avenir au jazz dans cette partie de l'Europe.
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TCHECOSLOVAQUIE
Le regretté George (Jiří) Mráz (1944-2021) © Umberto Germinale-Phocus
La Tchécoslovaquie –aujourd'hui, la République Tchèque et la République Slovaque– est un pays que j'aime particulièrement, où j'ai beaucoup d'amis, et où j'ai joué régulièrement tout au long de ma carrière, la première fois en 1984 et jusqu'en janvier 2020, avant le début de la pandémie qui a bloqué, entre autres, la tournée de promotion de mon nouveau CD avec le MUH Trio, A Step Into Light. Le MUH Trio, signifie Magris-Uhlir-Helesic Trio, est un trio dont le siège est à Prague, formé en 2016 avec le contrebassiste Frantisek Uhlir et le batteur Jaromir Helesic, tous deux de Prague. Je peux donc dire qu'en ex-Tchécoslovaquie et à Prague, je me sens vraiment chez moi. Il y a certes une connaissance de toujours, mais il y a aussi l'héritage culturel commun, y compris gastronomique et brassicole, qui découle de l'appartenance commune, jusqu'à la génération de nos grands-parents, au monde ordonné kafkaïen du défunt Empire Austro-Hongrois.
Les peuples tchèque et slovaque sont un peuple –il me semble exagéré de dire que ce sont deux peuples– qui possède une grande culture, non seulement dans les villes, mais aussi dans les petites villes où les maisons de la culture ne manquent jamais, avec des théâtres, librairies, expositions. Et aussi des petits festivals de jazz, parfois avec des invités internationaux. Il y a, tout au long de l'année, des rendez-vous pour des expositions, des concerts, des événements culturels, avec des traditions qui remontent à plusieurs décennies, depuis l'époque du socialisme-communisme. Je peux personnellement en témoigner. Dans les années 80 du siècle dernier, il y avait à Prague divers clubs de jazz en activité et aujourd'hui certains d'entre eux sont encore actifs, sans jamais avoir cessé leur activité, notamment l'historique Reduta Jazz Club. Idem pour les festivals de Prague, Brno, Bratislava, Kosice et bien d'autres dans des villes et villages plus petits tels que Prerov, Trutnov, Litomysl, Hradec Kralove, Pisek, Vsetin, Frydek Mistek, Zlin, Bruntal, Chrudim, Vyskov, Horice, Lanskroun, Usti nad Labem, Jihlava, Boskovice… J’ai délibérément dressé cette liste de festivals locaux dans des lieux difficiles à prononcer –et ce ne sont là que quelques-uns de ceux où j'ai personnellement joué– pour bien faire comprendre quel type de diffusion le jazz a toujours eu et a encore dans les républiques tchèques et slovaques.
Chacun de ces endroits a des musiciens locaux, parfois même de grands groupes où j'ai vu des adolescents jouer en section aux côtés de leur père ou de leur grand-père. Mais ce ne sont pas que des groupes, mais de vrais big bands ou de plus petits orchestres de jazz, avec des arrangements de swing, de bop et parfois même de jazz plus moderne. Dans certains de ces festivals, il y a parfois des groupes dixieland qui «accompagnent» le déroulement du festival, jouant près du bar ou dans le foyer pendant les entractes où les musiciens à l'affiche alternent sur la scène principale. Le tout agrémenté d'une excellente bière et d'horaires adaptés à ceux qui vont au travail et à l'école, en se levant tôt le matin. Et dans ces festivals locaux, il m'est arrivé aussi de croiser la route de musiciens américains. Je pense par exemple au batteur Adam Nussbaum et au contrebassiste Jay Anderson que j'ai rencontrés au festival Usti nad Labem. Qui l’aurait jamais deviné? Et qui, «en Occident», a conscience ou peut imaginer qu'il existe une telle situation? Dans l'ancienne Tchécoslovaquie? Et puis, j'ai été surpris de retrouver parfois, encore à leur place, les mêmes promoteurs et passionnés locaux que j'avais connus en Tchécoslovaquie, il y a plus de trente ans. Des gens qui ont aimé le jazz toute leur vie. La culture et le jazz en particulier ont traversé indemnes les changements politiques qui ont eu lieu dans cette partie de l'Europe et, en effet, je dirais que grâce à ces animateurs et passionnés locaux, il y a aussi aujourd'hui une jeune et très jeune génération qui connaît, apprécie et joue de la musique jazz. Cela en Italie, par exemple, ne s'est pas produit et ne va pas se produire. Je me souviens, comme un «flash», d'un garçon de 15 ans assis au premier rang du théâtre, lors de mon sound-check, avec son téléphone portable à la main et l'étui de trompette appuyé sur la chaise voisine, attendant le tour de son «petit» big band pour monter sur scène et jouer la musique de Count Basie et Duke Ellington, dans une de ces villes au nom imprononçable et avec l'orchestre local, peut-être avec père et grand-père, comme je l'ai déjà dit. Le fait est que, malgré la période communiste-socialiste –ou peut-être précisément à cause de cela?, un des aspects positifs aux côtés des négatifs objectivement répandus?–, les jeunes, même les soi-disant millennials, aujourd'hui comme autrefois, presque tout le monde joue d'un instrument et presque tout le monde pratique un sport. Et presque tout le monde, de tous âges, fait ou a fait une activité artistique, quel que soit son niveau, même pour le plaisir. C'était aussi le cas à Trieste, dans ma ville, jusqu'à ma génération; après, ça n’a plus existé. Et cela n'arrive même plus dans de nombreux pays dits «occidentaux» où trop de jeunes ont l'usage du téléphone portable comme principale activité extra-scolaire pour suivre les influenceurs en vogue. Et le jazz dans tout ça!? Probablement aussi de jeunes Tchèques-Slovaques, d'ici une ou deux générations, nous rejoindront… Mais pour le moment, d'après ce que j'ai vu, la musique et le sport ont toujours un rôle important dans leur société, que j'ai toujours trouvée ouverte –à la fois avant et après– accueillante et avec un grand sens de l'ironie et de l'auto-ironie (cf. Le bon soldat Svejk de Jaroslav Hašek). Et c'est un monde ordonné, tout comme l'était l’ainsi nommée Austria Felix(7).
Il faut toujours se rappeler que c'est un peuple qui a eu la capacité de faire le Printemps de Prague avec Alexandre Dubcek, qui a tenté de résister aux chars du Pacte de Varsovie, et qui a donné au monde un héros pour la liberté comme Jan Palach. Le pays a connu la «germanisation» puis la dictature communiste, mais la forte identité culturelle et l'expression artistique ont, malgré tout, servi de ciment au peuple qui a maintenu une démarche ouverte et désenchantée –presque comme des acteurs de théâtre– grâce à des écrivains, des musiciens… des musiciens de jazz en particulier.
La Tchécoslovaquie était –peu s'en rendent compte– l'un des berceaux du jazz européen. On m'a dit –vérité ou légende?– qu'en 1925 Sidney Bechet s'est installé à Paris et, de là, il est aussi allé à Prague pour soutenir des concerts et faire connaître le jazz. Après lui, d'autres musiciens américains s'aventurèrent aussi jusqu'à Prague, dans cette période positive que vivait le nouvel Etat tchécoslovaque, une démocratie parlementaire fondée au lendemain de la Première Guerre mondiale, avant de sombrer entre les mains d'Hitler, et, aussitôt après la guerre, dans la main du communisme soviétique(8). Et de fait, la présence du jazz est attesté par des musiciens tchécoslovaques depuis la fin des années 1930. Il y a eu et il y a toujours une scène notable dédiée au dixieland et au jazz traditionnel et, dans ce contexte, le Traditional Jazz Studio de Prague a été célèbre, même internationalement, dirigé par le clarinettiste Pavel Smetacek qui a enregistré de nombreux albums, également avec des invités américains (Albert Nicholas, Benny Waters…) et a joué dans des festivals du monde entier. C'était un groupe qui à l'époque du communisme avait l'occasion de voyager et jouissait d'estime et de respect. Avec Pavel Smetacek (1940-2022), décédé il y a quelques mois seulement, j'ai noué une véritable amitié qui a duré toute une vie, et je suis heureux de rappeler que Pavel, fils du célèbre chef d'orchestre tchèque Vaclav Smetacek, était un vrai démocrate, à la limite de la dissidence active, un homme, d'une grande culture, qui parlait de nombreuses langues –dont l'italien, parfaitement–, un amoureux et un vrai amateur de jazz classique ainsi qu'un excellent clarinettiste. Après la chute du mur de Berlin, il fut appelé à occuper des postes politiques auprès du gouvernement de Vaclav Havel qui, en tant qu'artiste, dramaturge et essayiste, appela plusieurs artistes autour de lui pour un gouvernement «éclairé». Pavel a mis fin définitivement à sa carrière politique à l'Ambassade du Saint-Siège (Vatican) à Rome. Je me souviens de la scène où je l'ai rencontré dans les années 1980 à Prague, entouré des voitures Trabant et Skoda de l'époque, et quand, vingt ans plus tard, il est venu me voir à Trieste avec une toute nouvelle berline de l'Ambassade, comme un signe que les temps avaient bien changé; nous avons bien rigolé! Musicalement parlant, j'ai toujours apprécié le Traditional Jazz Studio, avec lequel j'ai aussi tourné en soliste invité, et son excellent pianiste Antonin Bily. Je me souviens particulièrement de son disque Entomologist's Dream de 1981 au titre et à la pochette incroyables pour cette époque et dans ce cadre, un message écologiste et contre la pollution industrielle avant l'heure. Il y a d'autres noms historiques du jazz tchécoslovaque comme Gustav Brom avec son big band et le vibraphoniste/saxophoniste Karel Velebny.
Cependant, selon mon jugement et mes goûts personnels, le meilleur du jazz tchéco/slovaque, en termes d'originalité, est celui qui représente le plus typiquement le jazz d'Europe de l'Est, c'est-à-dire la rencontre entre le swing, le courant dominant moderne et le jazz modal, avec le jazz tardif, les harmonies classiques romantiques et les mélodies populaires et folkloriques de l'Europe de l'Est. Dans ce contexte, les noms incontournables pour connaître le jazz tchéco/slovaque sont ceux du flûtiste et saxophoniste Jiri Stivin (Zverokruh Zodiac, avec des paroles incroyablement chantées en latin et System Tandem en duo avec le guitariste Rudolf Dasek), des pianistes Karel Ruzicka (Ozveny et Jazz na Hrade) et Emil Viklicky (The Folk Inspired Jazz Piano), du contrebassiste Frantisek Uhlir (Basssaga et Story of My Life), du pianiste Milan Svoboda et son Prague Big Band (Poste Restante) et le trompettiste Laco Deczi, né en Slovaquie, qui s’est consacré plus tard au jazz-rock avec son Jazz Cellula. Il existe deux batteurs de jazz historiques tchécoslovaques: Josef Vejvoda et Jaromir Helesic. Pour la jeune génération, je signale l'intéressante pianiste Kristina Barta et le fils de Karel Ruzicka, qui s'appelle aussi Karel Ruzicka Jr., mais qui est saxophoniste.
Les labels classiques du jazz tchécoslovaque étaient Supraphon, Panton, dirigé par Vojtech Hueber, orienté vers les artistes tchèques, la scène jazz de Prague, et Opus, orienté vers le jazz slovaque. Si on distingue la République slovaque, il faut citer les Bratislava Jazz Days, l'un des festivals de jazz les plus connus d'Europe de l'Est à l'époque du communisme-socialisme qui, compte tenu de sa frontière ouest avec l'Autriche –comme pour le festival de jazz de Ljubljana en Slovénie– a été fréquenté par divers passionnés de jazz d'Europe occidentale. Citons certains noms du jazz slovaque: le chanteur Peter Lipa, sorte de deus ex machina pour le jazz et le blues à Bratislava («Broadway», «Just Squeeze Me»), les trompettistes Juraj Bartos (’Round Midnight, avec des musiciens tchèques) et Lukas Oravec, le pianiste Gabriel Jonas (Impresie) et le saxophoniste Radovan Tariska. Naturellement, last but not least, il faut citer la célèbre école de contrebassistes de jazz tchèques, marquée par une maîtrise technique particulière et une sonorité acoustique vibrante de la contrebasse, inaugurée par deux musiciens devenus célèbres dans le monde du jazz, et expatriés aux USA: Miroslav Vitous (pour moi inextricablement lié au trio classique de Chick Corea avec Roy Haynes, Now He Sings, Now He Sobs et Jiří (George) Mráz auxquels il faut ajouter ceux qui «restaient à la maison», avant tout Frantisek Uhlir et Robert Balzar. D'autres musiciens tchèques sont actifs aux Etats-Unis et ont atteint une renommée internationale bien que dans des contextes musicaux que je ne qualifierais pas de jazz, si je veux être exact: il s'agit du claviériste Jan Hammer (Mahavishnu Orchestra, Billy Cobham, Jeff Beck), et du guitariste Rudy Linka.
En conclusion, je dois rappeler que le jazz en Tchécoslovaquie a, de tout temps, été très apprécié, avec un public et de nombreux musiciens de toutes les générations, et la qualité est celle d'un pays qui a sa propre tradition consolidée. Prague est certainement l'une des capitales du jazz européen, il suffit d'aller au Reduta Jazz Club pour s'en rendre compte(9).
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HONGRIE «Les Hongrois sont un peuple très intelligent, car ils ont donné au monde l'excellence dans tous les domaines de la science, de la culture et de l'art». C'est ce que m'a dit un jour mon ami guitariste Sándor Szabó, et j'ai secoué la tête face à son chauvinisme gratuit. Quelques années plus tard, j'ai vu un film de Jim Jarmusch, intitulé Stranger Than Paradise, où le protagoniste, John Lurie, dans le rôle d'un saxophoniste de jazz d'origine hongroise, dit, à un moment donné, les mêmes choses. A ce moment-là, j'ai commencé à penser qu'en fait, c'était peut-être vrai… considérant que l'une des équipes de water-polo les plus fortes et les plus médaillées au monde est l'équipe hongroise, bien que la Hongrie n'ait pas la mer… Il en va de même pour l'équipe de natation, pour l'escrime, pour la «Grande Hongrie» du football (avec Ferenc Puskás) et pour Biro (László József), l'inventeur du stylo à bille, Rubik, l'inventeur du Rubik's cube, le magicien Houdini (Ehrich Weisz, 1874-1926), Edward Teller (1908-2003), l'inventeur de la bombe H pour le compte des Etats-Unis, Joseph Pulitzer (1847-1911), l’un des premiers journalistes d'investigation, qui a donné son nom au célèbre prix américain, George Soros, le financier-spéculateur, qu'on peut oublier dans cette liste, et puis encore les compositeurs Franz Liszt, Béla Bartók, Emmerich Kálmán (1882-1953), le concertiste György Cziffra et le jazz… En fait, la Hongrie, pour être un petit pays d'à peine dix millions d'habitants, a donné au monde un très grand nombre de talents dans tous les domaines. Pourtant –ou peut-être précisément à cause de cela– c'est une sorte d'île au cœur de l'Europe, avec une seule langue que personne ne parle ni ne comprend en dehors du pays –n'ayant pratiquement aucun rapport avec une autre langue– avec sa propre tradition populaire et même culinaire, qu'elle ne partage avec personne d'autre, et ainsi de suite. C'est-à-dire que les Hongrois sont une sorte de tribu, encore aujourd'hui, plutôt impénétrable et intacte, mais totalement ouverte sur le reste du monde. Après tout, il suffit de rester hongrois. En effet, c'est le reste du monde qui «ignore» complètement le fait que les Hongrois sont objectivement différents. Je me souviens d'avoir vu par hasard en Italie, il y a quelques années, une émission de télévision où les candidats devaient deviner quelle langue parlaient des anonymes, et je me souviens que si j'avais reconnu la langue hongroise parlée par une fille, aucun des candidats n'était capable de comprendre de quelle langue il s'agissait, même pas de le deviner. C’est pour dire que pour les Italiens –et pour la plupart des Européens– le hongrois est comme le coréen ou le swahili; c'est pour signifier, qu'au-delà de l'image de façade, très peu savent et comprennent réellement ce qu'est la Hongrie. Moi aussi, j'ai parfois l'impression de ne pas encore bien connaître ce pays, malgré le fait que mon arrière-arrière-grand-père soit venu de Hongrie et, par conséquent, que ma grand-mère et ma mère ont toujours cuisiné le goulasch à la hongroise.
Bref, la Hongrie est, à mon sens, une sorte de microcosme ouvert qui reste cependant un microcosme, composé essentiellement de deux types de Hongrois: ceux qui sont d'origine et de tradition tzigane et ceux qui ne le sont pas, mais ces derniers existent-ils vraiment? Tandis que pour «nous», le nom Attila est synonyme de destruction et de barbarie, pour «eux», Attila est un nom absolument commun et répandu. Objectivement, la Hongrie est une grande campagne avec une seule grande ville: Budapest qui m'a toujours semblé un peu «étrangère» à l'esprit de ce pays, mais c'est mon avis très personnel.
En ce qui concerne les Tziganes –peuple européen pratiquement «transversal»– la légende voudrait qu'ils soient particulièrement doués, autant en divination et autres domaines plus ou moins magiques, que surtout dans les arts et la musique. Django Reinhardt vient immédiatement à l'esprit. En Hongrie, je peux confirmer que, du moins dans le jazz, ce n'est pas une légende mais une réalité, puisque presque tous les musiciens hongrois que j'ai connus m'ont dit qu'ils étaient d'origine tzigane. De plus, ils disent que ces origines sont immédiatement reconnaissables par le nom de famille et, par exemple, dans le jazz hongrois, il existe plusieurs Tziganes ayant comme nom de famille «Lakatos» –sans rapport direct entre eux– comme Tony Lakatos (saxophoniste), Ablakos Lakatos Dezso (saxophoniste), Robert Lakatos (pianiste), Robert Lakatos (violoniste), Bela Szakcsi Lakatos (pianiste), Agnes Lakatos (chanteuse), Paul Lakatos (guitariste), et d’autres Lakatos encore…
J'avoue que je ne sais pas comment le jazz est arrivé en Hongrie; le fait est que le jazz hongrois est représenté par des musiciens et des groupes actifs dans tous les styles de jazz, du jazz traditionnel/dixieland au mainstream/modern mainstream, free jazz et au jazz d’avant-garde, signe qu'il est présent depuis les débuts du jazz en Europe. La période socialiste –le souvenir de la révolution hongroise réprimée par les chars soviétiques en 1956 reste tragique– ne semble pas du tout avoir entravé l'essor du jazz, comme en Tchécoslovaquie, et effectivement, du point de vue des enregistrements et de la diffusion des festivals de jazz, le jazz semble presque facilité (pour contrer le «rock & roll» plus dangereux?). En fait, en Hongrie, pendant la période socialiste, il y avait plusieurs maisons de disques –toutes d'Etat, dont Hungaroton, Pannonton, Krem et Pepita– qui produisaient les œuvres des meilleurs musiciens de jazz locaux, et il y avait deux festivals internationaux de jazz, à Budapest et à Debrecen, et de plus petits dans plusieurs autres villes telles que Szeged, Nagykanizsa, Cegléd, Kecskemét, Békéscsaba, Veszprem, Gyula, Dunaújváros et autres. J'ai aussi joué dans certains d'entre eux, à cette époque, invité par des amis et des jazzmen hongrois. Au cours de ces années 1980, je suis ensuite allé rendre visite à quelques reprises à mon ami guitariste Sándor Szabó et au percussionniste Balázs Major que j'ai également invité à jouer en Italie, pour l'Alpe Adria Jazz Festival à Trieste, et je me souviens d'autres amis du jazz: le promoteur Michael Czepo, d'un alors jeune ami fan de jazz qui étudiait l'italien, Milan Solymosi –il est repassé l'été dernier par Trieste et nous sommes restés en contact! Je me souviens des Hongrois que j'ai eu dans l'Europlane Orchestra comme le saxophoniste Krystof Bacso, le tromboniste Ferenc Schreck et j'ai encore rejoué à Budapest ces dernières années (2007) avec Tony Lakatos au Downtown Budapest Jazz Festival 2007.
J'ai joué en Hongrie en 1986 à Cegléd –l'épisode au commissariat qui suit– et à Szeged, puis en 1989, à Dunaújváros, Békéscsaba, Gyula, et au Pannonton Jazz Festival de Budapest, et c'est à cette occasion que j'ai rencontré János Gonda (1932-2021) en personne la première fois, puis de nouveau en 1990, à Budapest encore. Je ne me souviens plus si c'est à cette occasion que j'ai visité le département jazz du conservatoire ou l'année précédente. A Budapest, il y a en effet, et il y avait la section jazz du Conservatoire Béla Bartók, fondée et dirigée par le pianiste aujourd'hui décédé János Gonda, que je connaissais personnellement, et avec qui j'étais en contact depuis de nombreuses années. Gonda, à l'occasion de ma visite musicale à Budapest, m'a également fait visiter lui-même son école de jazz, permis de rencontrer quelques élèves et d'assister partiellement à un cours donné, je m'en souviens, par le contrebassiste Balázs Berkes. Tout était parfaitement organisé et du meilleur niveau qui soit. Cela ne me surprend pas que tant d'excellents musiciens soient sortis de cette école, et qu'un environnement musical positivement orienté vers le jazz ait été créé et consolidé. János Gonda, pianiste, compositeur primé, éducateur et promoteur de jazz, était une figure clé du jazz en Hongrie et son disque Sámánének/Shaman Song –disponible dans son intégralité sur ce lien– reste pour moi l'un des exemples les plus classiques de ce jazz d'Europe de l'Est, à l'époque socialiste, peut-être parfois un peu naïf mais d'une grande originalité et d'une passion sincère, que j'essaie de décrire par tranches. Selon moi, Sámánének est un disque incontournable dans une discothèque de jazz, même d'un point de vue historique, en référence au jazz européen; dans ce disque, le jazz –avec une approche à mi-chemin entre tradition et avant-garde de l'époque, c'était en 1976, au-delà du rideau de fer– rencontre la musique populaire hongroise célébrant en musique un rite chamanique, lié à l'univers ancestral du monde tzigane.
J'aime rappeler un épisode particulier de mon expérience, quand j'ai été invité à jouer au Cegléd Jazz Show en 1986. J'ai quitté Trieste tôt le matin en voiture, et, après un long contrôle à la frontière avec la Yougoslavie, je suis entré en Hongrie, villages ruraux, campagne sans fin, fermes avec animaux, vieilles routes pleines de camions, pratiquement que des voitures de marque Trabant (celles qui sont maintenant devenues des objets de collection) et, au final, vers 9h du soir, je suis arrivé à Cegléd où m'attendait l'organisateur du festival. Il n'y avait pas d'hôtel sur place, bien que ce soit un village assez grand, et j'ai été hébergé chez l'organisateur du festival, qui s'appelait Istzvan. Bien qu'il soit maintenant 10h du soir, il était obligatoire pour lui et moi d'aller au poste de police local –j'étais un visiteur de l'Ouest…– pour être enregistré. Alors, en parlant un mélange d'allemand et d'anglais, Istzvan m'a emmené à la police qui, je l'ai découvert, n'attendait que moi… Malheur à moi, si je n'y allais pas! Entrer de nuit dans un obscur poste de police d'un obscur village de la Hongrie socialiste était un peu inquiétant… En cours de route, je me suis demandé s'il était tout à fait «légal» qu'Isztvan m'invite à jouer à son festival et, au fur et à mesure que nous nous approchions, à pied dans le noir, j'ai eu toute une série de doutes. J’entre dans le commissariat, moche et avec des néons comme tous les commissariats; ils me font entrer dans une pièce et me font comprendre, de manière brusque et avec des gestes tout en parlant en hongrois, que je dois remettre mon passeport et montrer le visa qui m'a été délivré par l'ambassade de Hongrie en Italie. La situation n'avait pas l'air amicale du tout. En fait, il me semblait presque que le chef de la police soupçonnait quelque chose de louche à mon sujet: «N'es-tu pas un espion?» Quoi qu'il en soit, je lui tends tous mes papiers et, tandis qu'un autre policier se tient debout et me regarde de loin, le chef de la police assis à son bureau, commence à écrire quelque chose. Pendant qu'il écrit, je lève les yeux au-dessus du bureau et, le cœur serré, je vois une grande affiche en couleur du Cegléd Jazz Show accrochée au mur, avec mon nom bien en évidence. Tout est clair. Et je me demande: «Est-ce bon ou mauvais?» Mais, à ce moment-là, le chef de la police me rend les documents et, par l'intermédiaire d'Izstvan, me demande: «Vous jouez donc demain? Eh bien, nous aimons le jazz. Nous viendrons au concert.» Après avoir quitté le poste de police, Izstvan confirme que bien sûr, c'était absolument vrai, et ils avaient accroché l'affiche du festival dans le bureau parce que la police soutenait également le festival de jazz. Voilà… Cet épisode, absolument vrai, donne une bonne mesure du préjugé que «je/nous» citoyens et artistes supérieurs d'Europe de l'Ouest avions envers le monde de l'Est, sans le connaître du tout… seulement en supposant… pour découvrir que la réalité était tout autre… Heureusement, j'ai pu le comprendre tôt, mais certains ne l'ont jamais compris… Certains parce qu'ils ne voulaient vraiment pas le comprendre… Et ils ne veulent toujours pas comprendre...
Du jazz hongrois, j'ai toujours trouvé la scène moderne/mainstream très intéressante, pour la qualité des solistes et pour les belles compositions originales. A mon avis, les principaux noms des musiciens de jazz hongrois sont, en plus du susmentionné János Gonda (en dehors de Sámánének, signalons Vonzások és Választások/Solo Piano), Gyorgy Vukan, à la fois pianiste classique et excellent pianiste de jazz avec son Super Trio (Together Alone et Birthday Party), les pianistes Gabor Fusti Balogh, décédé très jeune à 30 ans et Laszlo Gardonyi, né à Budapest en 1956, parti aux USA où il est devenu professeur à la Berklee School et a enregistré plusieurs albums pour Sunnyside. De la génération suivante (Budapest, 1970), le pianiste Oláh Kálmán (Night Silence et Trio Midnight, Expected and Found). Puis le contrebassiste Balázs Berkes, déjà cité (Forever, featuring the Creative Art Jazz Trio) et, enfin mais pas des moindres, le contrebassiste Aladár Pege, un soliste virtuose, qui après une carrière prestigieuse dans son pays d'origine, pas seulement dans le domaine du jazz, mais plutôt en tant que virtuose polyvalent de la contrebasse. Il a aussi eu l'opportunité de s'imposer à l'international; je me souviens de lui notamment en tant que membre du Mingus Dynasty sur l'album Live at Montreux (Atlantic), en compagnie de Mike Richmond à la basse, chacun sur un canal, avec Randy Brecker, Jimmy Knepper, Sir Roland Hanna, Joe Farrell. Ensuite, pour la dernière génération, il faut certainement citer les saxophonistes Krystof Bacso et Gábor Bolla (On the Move), ce dernier membre du groupe The Gypsy Tenors, composé de trois saxophonistes ténors hongrois d'origine tzigane: Tony Lakatos, Gábor Bolla et Rick Margitza, saxophoniste américain bien connu, fils d'un violoniste tzigane hongrois qui a déménagé aux Etats-Unis (Tony Lakatos/Rick Margitza/Gábor Bolla, Gypsy Tenors)
Le pianiste Bela Szakcsi Lakatos (1943-2022) est une figure historique et réputée du jazz hongrois. Il est récemment décédé; c'est un musicien éclectique, orienté vers le piano solo dans le style new age, leader des groupes jazz-rock/fusion à l'époque socialiste et, si nécessaire, également pianiste de jazz grand public. Le clarinettiste Lajos Dudas est une autre figure éclectique, à cheval entre musique classique, free jazz et musique d'avant-garde, avec des incursions sur un jazz plus traditionnel. Il s'est installé en Allemagne depuis un certain temps. Venant justement d'un jazz plus orienté vers le free et l'avant-garde, signalons les pianistes György Szabados (Adyton) et Károly Binder, le saxophoniste Mihály Dresch et le guitariste Sándor Szabó (Ritual of a Spiritual Communion), avec qui j'ai également collaboré par le passé, comme avec l'intéressant percussionniste Balázs Major, qui joue une batterie particulière composée de vases d'argile ouverts sur le dessus au lieu de peaux, qu'il ferme et frappe en obtenant un son rythmique mais aussi vaguement harmonique.
Mais maintenant il est temps de parler de mon ami, le saxophoniste Tony Lakatos –connu au début de sa carrière sous son nom hongrois d'origine, Antal Lakatos, avec lequel il apparaît sur les disques hongrois de l'ère socialiste– que j'ai toujours considéré comme l'un des meilleurs jazzmen saxophonistes de la scène jazz internationale. Il est le fils d'un célèbre violoniste tzigane (une véritable dynastie) et son frère Roby Lakatos a fait une carrière tout aussi prestigieuse de chef d'orchestre et de violoniste classique, qui ne dédaigne cependant pas de se produire parfois aussi dans le registre jazz. En d'autres termes, la famille Lakatos est un exemple du talent musical hongrois. Comme je l'ai dit précédemment, dans le jazz hongrois, il existe plusieurs autres musiciens portant le nom de famille Lakatos, d'origine tzigane, qui ne sont cependant pas liés les uns aux autres. Je tiens à souligner que Tony Lakatos est un musicien universellement apprécié, des deux côtés de l'Atlantique, même s'il n'a jamais vraiment été sous les lumières des critiques et des magazines internationaux de jazz. Il ne s'est tout simplement jamais trop soucié de cet aspect, se limitant à jouer et à être apprécié de tous tant pour son talent musical que pour ses qualités humaines et la sympathie qu’il inspire. En Allemagne, où il vit depuis de nombreuses années, une biographie a récemment été publiée: Tony Lakatos, Sagt nur nicht Künstler zu mir (Ne me traite pas seulement d'artiste) et si ceux qui me lisent n'ont pas encore eu l'occasion d'approfondir leur connaissance de Tony Lakatos, cette vidéo en donne une bonne idée. Parmi les nombreux enregistrements, signalons Generation X (avec Randy Brecker, David Kikoski, Marc Abrams, Al Foster), Recycling (avec Al Foster, Kirk Lightsey, Tibor Elekes), The News (avec Al Foster, Kirk Lightsey, George Mraz) et –désolé de l'auto-citation– Check In, Roberto Magris Europlane feat. Tony Lakatos, («I Remember You»).
Enfin, il y a –sauf oubli d'autres musiciens pertinents– les noms de deux guitaristes de jazz hongrois que je pense que tout amateur de jazz connaît: Gábor Szabó, resté aux Etats-Unis après des études à la Berklee School, membre des groupes de Chico Hamilton du début des années 1960 et de Charles Lloyd (Of Course, Of-Course et Nirvana, chez Columbia), puis qui s'impose avec divers albums sous son nom pour Impulse! (The Sorcerer, More Sorcerer), avant de passer à des domaines musicaux plus orientés vers le jazz-rock, la pop et la fusion. Sa célèbre composition «Gypsy Queen» a été jouée et enregistrée par Santana en seconde partie du hit «Black Magic Woman» (Face A, 45t. CBS). Attila Zoller est le second guitariste, proche du style de Jim Hall, qui émigra lui aussi aux USA et s'imposa dans les groupes d'Herbie Mann puis en soliste, avec de nombreux disques sous son nom et des collaborations avec Lee Konitz, Tony Scott et bien d'autres.
Même si ces deux, ont peu à voir avec la scène jazz hongroise que j'essaie de décrire en référence à la période du «rideau de fer» et post-chute du mur de Berlin –ils se sont imposés principalement aux Etats-Unis– j'arrive –ou je pense arriver– à reconnaître dans leurs disques quelque chose, dans le son, dans les compositions et dans l'approche instrumentale, qui me rappelle ce même type de jazz d'Europe de l'Est que j'évoque. Ils n'étaient pas là, en Hongrie, mais musicalement c'est comme s'ils y étaient. Peut-être, est-ce un héritage culturel inconscient ou peut-être est-ce mon imagination, mon autosuggestion. Qui sait? |
ALLEMAGNE DE L'EST (RDA: République Démocratique Allemande)
1986. Roberto Magris devant l'entrée du Tonne Jazz club © X, by courtesy of Roberto Magris A la fin des années 70 du siècle dernier, il y avait encore des cabines téléphoniques, des horloges à remontoir, des cassettes, des jeux de longue durée et du courrier, celui avec des timbres. Rester en contact avec des amis vivant dans différents pays signifiait écrire et poster une lettre qui ensuite mettait une semaine ou deux à arriver; puis, l'ami répondait; ainsi, les mois et les années sont passées. A cette époque, j'étais au lycée, je m'intéressais déjà au jazz, et j'étais en contact avec des amis d'Europe de l'Est, avec qui nous échangions des disques. Je leur envoyais des disques de jazz américains que j'achetais en Italie et ils m'envoyaient des disques de jazz des labels des pays socialistes, et c'est ainsi que j'ai rencontré pour la première fois les nombreux musiciens de l’Est que j'ai mentionnés jusqu'à présent. Parmi ces amis à qui j'écrivais et avec lesquels j’échangeais des disques –une activité courante chez les jeunes de l'époque, mais moins courante entre l'Ouest et l'Est– il y avait Frank, en Allemagne de l'Est/RDA à Dresde, Nicolae en Roumanie à Sibiu, et d’autres encore. Frank était également le promoteur du Tonne Jazz Club, qui était à l'époque le seul club de jazz officiellement existant et reconnu en RDA, et il m'envoyait régulièrement ce qu'il pensait être les disques de jazz les plus intéressants pressés par Amiga et d'autres labels de l’Est. J'en garde encore quelques-uns, mais pour la plupart, je les ai donnés au fil des ans à des amis collectionneurs qui m’en priaient, auxquels je ne pouvais tout simplement pas dire non. Après des années de contact, après avoir «brisé la glace» en jouant plusieurs fois en Tchécoslovaquie sans problèmes bureaucratiques, Frank m'a écrit qu'il était temps de m'inviter à jouer à Dresde, et il m'a envoyé une invitation officielle. C'était en 1986, et j'ai envoyé mon passeport avec l'invitation à l'ambassade d'Allemagne de l'Est à Rome. Peu de temps après, cela m'est revenu avec l'octroi d’un visa. J'ai alors pensé rejoindre Dresde via la Tchécoslovaquie et je me suis arrêté quelques jours pour jouer à Prague et, de Prague, j'ai conduit ma voiture jusqu'à la frontière avec la RDA. Le long de la route vers la frontière, il n'y avait pratiquement personne, quelques très rares camions et pas de voitures. Quand je suis arrivé au poste frontière avec la RDA, au volant de mon Innocenti Mini bleue avec des plaques italiennes, les policiers ont été stupéfaits; et quand ils ont vu que j'avais en fait un visa d'entrée en RDA pour jouer dans un club de jazz à Dresde, ils semblaient ne pas en croire leurs yeux. Ils m'ont fait asseoir dans leur bureau et m'ont dit qu'ils devaient passer un coup de fil pour attendre la confirmation avant de me laisser passer. L'attente de l'appel téléphonique de confirmation a duré plus d'une heure, mais il est finalement arrivé, et j'ai eu le feu vert pour entrer en RDA. L'impression, en entrant, était d'entrer dans une sorte de néant… Puis, près de Dippoldiswalde, si je me souviens bien, j'ai vu sur ma droite ce qui ressemblait à un monticule fait de vêtements et de chaussures entouré de barbelés. Cela m'a fait grincer des dents, car je pense que c'était un ancien camp d'extermination nazi qui avait été «restauré» pour permettre aux jeunes Allemands de l'Est de visiter et de voir par eux-mêmes l'horreur des camps de concentration. Peut-être que je me trompais et que c'était autre chose… Mais, plus tard, Frank me dira que c'était bien ainsi que cela fonctionnait en RDA. Les jeunes élèves étaient emmenés «en voyage scolaire» voir les lieux de l'horreur nazie pour se rendre compte qu'en tant qu'Allemands, ils avaient un tort à racheter envers l'humanité.
Dresde 1986, Roberto Magris au piano dans le Tonne Jazz Club © X by courtesy of Roberto Magris
Cependant, il se faisait tard et je devais jouer au Tonne Jazz Club le soir; alors j'ai roulé le plus vite possible vers Dresde. Quand je suis arrivé, j'ai tout de suite trouvé la gare, mais nous avions maintenant largement dépassé l'heure prévue du début du concert. Heureusement, j'avais changé de l'argent à la frontière, et je suis donc allé dans une cabine téléphonique, j'ai inséré des pièces de monnaie de RDA, inconnues, et j'ai composé le numéro de Frank, sans trop espérer que cela fonctionnerait. Au lieu de cela, au premier appel, Frank m'a répondu, et il est venu me chercher à la gare. Je suis arrivé au Tonne Jazz Club que j'ai trouvé rempli de gens qui m'attendaient. Nous avions bien plus d'une heure de retard. Après un sandwich et une bière, sans même me changer, je suis monté sur scène, et j'ai joué un premier set en piano solo. Le public était vraiment accueillant et chaleureux, et semblait beaucoup aimer ça. Mais ensuite, dans l'intervalle entre le premier et le deuxième set, la police est soudainement arrivée et a commencé à vérifier les papiers de tout le monde sur un ton qui m'a semblé plutôt agressif. Je dois dire qu'entre fatigue et surprise –je n’avais jamais vu une telle chose auparavant– j'ai commencé à m'inquiéter et à me demander si mon concert là-bas était légal, ou si j'aurais d'abord dû aller à la police pour me faire enregistrer… Toute une série de questions inquiétantes. Après tout, je ne connaissais pas du tout la RDA, et tout ce qui se disait en Occident n'était pas du tout positif ni rassurant. Lentement, à force de contrôler tout le monde, les policiers se sont approchés de moi, mais Frank m'a dit: «T'inquiète, ils font toujours ça quand il y a un musicien de l'Ouest, ils le font pour montrer qu'ils savent et que si seulement ils le voulaient, ils annuleraient le concert et fermeraient la salle en un instant.» Ils ont également vérifié mon passeport et mon visa, sans rien dire. Aucun problème, j'ai joué le deuxième set et le concert s'est terminé de la meilleure des manières. Au moment de nous séparer, nous devions nous revoir le lendemain pour une visite «touristique» de Dresde, Frank m'a dit qu'il n'y avait pas d'hôtel où les «Occidentaux» pouvaient séjourner à Dresde, et que le seul hôtel possible était à Karl Marx Stadt, aujourd'hui Chemnitz, à une soixantaine de kilomètres… et donc, la nuit après le concert, j'ai roulé jusqu'à Karl Marx Stadt où la célèbre statue de Karl Marx m'a accueilli, et bien sûr… on m’attendait. Je reviens un instant au Tonne Jazz Club, bâtiment historique du XVIIIe/XIXe siècle, qui avait été bombardé pendant la Seconde Guerre mondiale, dont il ne restait debout qu'une partie de la façade et des murs d'enceinte. Il y avait une porte sur cette façade qui n'ouvrait sur rien derrière, comme un décor de western, et donc, avant d'entrer, j'ai regardé Frank d'un air interrogateur: «Mais où allons-nous?»; Il m'a répondu: «T’inquiète pas, le club de jazz est dans la partie souterraine...» En fait, une fois entré, il y avait des escaliers qui descendaient et on entrait dans un immense sous-sol que je considère encore aujourd'hui comme l'un des plus étonnants que j'ai vu. Le bar utilisait le mobilier en bois détourné d'une ancienne pharmacie, il y avait des statues, et d'un côté, il y avait même une fontaine en état de marche avec de l'eau courante! Dans l'ensemble, c'était un beau cadre du XVIIIe/XIXe siècle, en partie resté intact et en partie restauré après le bombardement et l'effondrement du bâtiment au-dessus…
Pour faire un rappel historique, le bombardement «punitif» de Dresde par les Britanniques et les Américains est resté tristement célèbre en 1945 car la ville –qui n'avait pas d'infrastructure militaire mais était l'une des capitales artistiques de l'Allemagne, surtout pour le style baroque et rococo– fut pratiquement rasée avec plus de 40 000 morts… Le lendemain, autour de Dresde avec Frank, j'ai pu voir que certains bâtiments historiques avaient été partiellement reconstruits, mais les décombres et les bâtiments éventrés par les bombes étaient restés en l'état, voire fréquents. Mais peut-être, du point de vue du régime communiste de la RDA, était-il juste que la ville soit restée dans cet état pour forcer, même les jeunes générations d'Allemands de l'Est, à constater de visu la destruction d'une ville symbolique comme Dresde causée par la catastrophe nazie, bien que, dans ce cas, il s'agisse de «revanche» anglo-américaine.(10)
2018. Roberto Magris devant l'entrée du Tonne Jazz club © X, by courtesy of Roberto Magris En 2018, j'ai eu l'opportunité de jouer à nouveau au Tonne Jazz Club à Dresde, 32 ans plus tard! J'avais perdu tout contact avec Frank depuis de nombreuses années maintenant, et je pensais que, probablement, après la chute du mur de Berlin, il avait déménagé on ne sait où vers l'Ouest. J'étais un peu ému par les souvenirs, et quand je suis arrivé au club, je l'ai à peine reconnu car le bâtiment avait été entièrement reconstruit et restauré. Le club de jazz était toujours underground, toujours très beau, il y avait toujours la fontaine, mais qui ne fonctionnait plus. Mais 32 ans s'étaient en effet écoulés, le monde avait changé, il n'y avait plus d'Allemagne de l'Ouest et d'Allemagne de l'Est, mais une seule Allemagne réunifiée, et même le club était devenu autre chose. Le promoteur du club était une personne différente et ne savait pas que j'avais déjà joué là-bas à l'époque de la RDA. Quand je suis monté sur scène, au milieu du concert j'ai brièvement dit que j'y avais déjà joué il y a longtemps, et que le fait d'y être à nouveau me touchait très profondément. J'ai aussi mentionné le nom de Frank et, à ma grande surprise, j'ai entendu une voix du fond de la salle dire: «présent!». J'ai donc aussi eu l'occasion d'embrasser à nouveau un vieil ami.
Mais passons maintenant au jazz en RDA qui, d'un point de vue historique, comporte un trou étrange: la scène mainstream-bop est quasiment inexistante. En pratique, en RDA, le jazz est passé des groupes dixieland –le célèbre festival Dixieland à Dresde, avec des groupes qui jouent également sur les bateaux de l'Elbe– directement au free jazz et au jazz d'avant-garde. Il semblerait que de telles situations découlent de la rigidité particulière du régime de la RDA dans les années 1950, également sur le plan culturel, ce qui a pratiquement bloqué une génération et un style de musiciens de jazz dans l'œuf: celle du bop-hard bop, courant dominant moderne, permettant plutôt l'activité des musiciens de jazz à partir du milieu des années 1960, et donc au moment du free jazz. C'est l'interprétation que m'avait proposée mon ami Frank, ainsi que deux autres amis que j'avais à l'époque en RDA, résidant dans d'autres villes, et que j'ai finalement réussi à rencontrer dans les années 1990.
Outre le festival Jazzbuhne Berlin, qui fut le principal organisé à Berlin-Est, avec des invités internationaux, surtout d'Allemagne de l'Ouest, dont les concerts se sont également retrouvés sur des disques Amiga, le festival de jazz de Leipzig et le festival dixieland de Dresde, je ne me souviens pas d'autres festivals de jazz en RDA. En ce qui concerne les musiciens les plus représentatifs, je dirais qu'ils appartenaient tous à la scène du free jazz et de l'avant-garde, dans certains cas à la musique improvisée avec peu de traçabilité dans l'histoire du jazz ou du free jazz historique. Certains d'entre eux ont ensuite poursuivi leur parcours musical en Allemagne réunifiée, étant donné qu'il existait même en Allemagne de l'Ouest une tradition consolidée et une scène jazz spécifiquement orientée vers l'avant-garde, l'improvisation libre et totale (Albert Mangelsdorff, Peter Kowald, Alex Von Schlippenbach, Peter Brötzmann, etc.). Les noms du free jazz de la RDA, qui sont ensuite passés en Occident et à la scène d'avant-garde européenne, sont les frères trombonistes Conny et Johannes Bauer, le batteur Günter «Baby» Sommer, le saxophoniste Ernst-Ludwig Petrowsky, les guitaristes Uwe Kropinski et Joe Sachse, le pianiste Ulrich Gumpert et leurs groupes Zentralquartett et Doppelmoppel. L'univers musical de ces musiciens est très éloigné du mien, même si je dois dire que j'ai apprécié le pianiste Ulrich Gumpert, notamment dans un de ses disques en piano solo intitulé N'tango fur Gitti avec une pochette élégamment sexy, vraiment surprenante pour un disque de la triste RDA d’Erich Honecker. Ensuite, je me souviens du saxophoniste Günther Fischer et de son groupe avec la chanteuse Uschi Brüning, épouse d'Ernst-Ludwig Petrowsky, plus jazz-rock/fusion, puis du guitariste Edwin Sadowski, avec un album intéressant et plaisant, Saitentreieb, en compagnie du guitariste ouest-allemand Toto Blanke, ainsi que le groupe du pianiste Axel Donner («Margarita»), s'est ensuite établi en Allemagne réunifiée en tant que compositeur populaire de musique de film.
Mais, sans doute aucun, les musiciens les plus accomplis et originaux de RDA étaient les frères Rolf et Joachim Kühn. Rolf, clarinettiste et saxophoniste, a joué dans divers domaines et styles, à commencer par le swing de Benny Goodman, une série de disques de jazz-rock et de fusion avec son frère, ainsi que des épisodes de free jazz. Un album qui, je pense, le représente bien à l'époque de la RDA est Solarius, même avec les limites objectives fixées par le «rideau de fer». Joachim Kühn, en revanche –même s'il a lui aussi traversé différentes phases– est sans aucun doute l'un de mes pianistes de jazz européens préférés lorsqu'il évolue dans le sillage d'un jazz modal d'inspiration tynérienne, tandis que sa musique électrique et jazz-rock/funk me paraît assez datée aujourd'hui. Entre un genre et un autre, Joachim Kühn a aussi joué en sideman dans des disques fondamentaux, comme Man of the Light, du violoniste polonais Zbigniew Seifert et même dans Black Narcissus de Joe Henderson. En fait, les deux frères Rolf et Joachim ont déménagé ensemble aux Etats-Unis au milieu des années 1960, où ils ont enregistré l'album Impressions of New York avec Jimmy Garrison et Aldo Romano et se sont établis, en particulier Joachim, à l'international. Parmi les nombreux enregistrements, mon disque préféré de Joachim Kühn est Nightline New York et aussi ses albums les plus récents pour le label allemand ACT qui confirment, à mon avis, la stature de ce musicien historique du jazz européen qui a quitté Leipzig, alors en RDA, il y a soixante ans.
Au fond, je pense que le jazz en RDA «s'est défendu» dans les espaces limités –vraiment étroits– qu'offrait le régime. Il faut dire que la situation en RDA, non seulement musicalement mais aussi en général, était très différente, et pire qu'en Tchécoslovaquie et en Hongrie, et qu'avec la chute du mur de Berlin, à mon avis personnel, les Allemands de l'Est n'avaient plus rien à regretter ou à reconsidérer en termes positifs du passé de la RDA. Les Allemands de l'Est ont «payé» le nazisme, la défaite de l'Allemagne hitlérienne, et ont vécu en «coupables» et en peuple devant «se racheter» tout au long de la période du régime communiste sous l'influence de l'URSS. La police secrète, la Stasi, les a tourmentés et fragilisés, jusqu’au bord de la dépression nerveuse, en permanence, dans le crainte constante d'être accusés de quelque chose, de perdre leur emploi et d'être arrêtés. C'est ce que j'ai perçu, vu et entendu d'amis que j'ai rencontrés et qui sont également venus me rendre visite en Italie(11).
Pour terminer, je me souviens de ma visite à Erfurt, dans un contexte morose, avec les ruines de la Seconde Guerre mondiale encore visibles dans les années 1980, sans lieux publics, un monde gris, en effet, en noir et blanc. Je dis cela parce que c'est à Erfurt que j'ai terminé le dernier des rouleaux de l'appareil photo que j'avais apporté d'Italie. J'ai commencé à chercher un endroit qui en vendait; finalement et avec difficulté, j’en ai trouvé un. Je pensais que puisque Carl Zeiss à Iéna était réputé pour ses caméras et ses films de haute qualité, il n'y aurait aucun problème. Et à la place, la boutique ne vendait que des films noir et blanc… Le commerçant m'a dit que malheureusement les films couleur étaient tous exportés vers l'Ouest et que pour eux, les Allemands de la RDA, il n'y avait que des films noir et blanc. Toutes mes photographies suivantes sont donc en noir et blanc, et le résultat final, l'impression finale, la couleur finale pour la RDA était exactement ce qui est utilisé aujourd'hui pour le copieur de bureau: des niveaux de gris.
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ROUMANIE
Johnny Raducanu © photo X by courtesy Ma connaissance de la Roumanie est également liée à l'échange de lettres et de documents que j'évoquais en parlant de l'Allemagne de l'Est. Depuis la fin des années 1970, j'étais en contact avec Nicolae Ionescu, animateur de la scène jazz de Sibiu et chanteur du Sibiu Vocal Jazz Quartet, un groupe de jazz roumain vocalese, décédé prématurément en 1991. Nicolae m'a envoyé, au fil des années, plusieurs disques de jazz de l'Est et, avec le recul, je me demande comment il a réussi à les trouver dans le contexte de la Roumanie à l'époque en vivant à Sibiu. Son attitude et son activité pour l'amour du jazz peuvent être qualifiées d'héroïques, vraiment héroïques, compte tenu de la situation dans laquelle il se trouvait. Comme pour l'Allemagne de l'Est, un jour est arrivée chez moi une invitation de Nicolae à participer au festival Sibiu Jazz '86… Je suis parti, en voiture, traversant la Yougoslavie en compagnie de mon trio italien de l'époque, le Marca Jazz Group.Je dois dire que je n'avais pas et n'ai pas encore vu un pays d'Europe aussi pauvre, avec une pauvreté si difficile à regarder et à comprendre chez les gens, si loin de l'Occident et aussi des autres pays d'Europe de l'Est que j'avais visités jusque-là. La Roumanie de Ceausescu était vraiment un endroit terrible, quelque chose de difficilement imaginable en Occident, où Ceausescu était plutôt considéré comme le dictateur communiste peut-être le «moins pire» et plus «pro-occidental» que les Brejnev, Honecker, Husak, Kadar, Zivkov, etc., celui avec qui il était le plus facile de parler. Oui, peut-être pour faire du commerce sur le dos de sa pauvre population. Absurde! En 1986, sur les quelques routes goudronnées qui me menaient à Sibiu, je croisais principalement des carioles. L'obscurité de la nuit était absolue car, à 10h du soir, il y avait un couvre-feu énergétique, et il n'y avait plus ni électricité ni éclairage jusqu'au lendemain matin, malgré les fameuses centrales électriques dont Ceausescu se vantait…(12) Il vendait évidemment de l'électricité à d'autres et laissait ses «sujets» dans le noir. Et il y avait des corbeaux partout. A Sibiu, c'était le coassement continu des corbeaux qui rôdaient partout sans être dérangés, sur les toits des maisons, sur les bords des rues, au milieu des places, et surtout autour des gens alignés devant les quelques vivres existantes, magasins qui vendaient du pain et quelques autres aliments. Il n'y avait rien, les étagères étaient à moitié vides. Un jour, j'ai moi aussi commencé à faire la queue juste pour voir ce qu'ils vendaient; tout le monde me regardait. Quand mon tour est enfin venu, je n'ai pu acheter que du pain, qui était rationné, et quelques sucreries locales (Rahat lokum). Les gens étaient évidemment pauvres. Il y avait quelques bâtiments délabrés de style socialiste, mais la plupart des maisons et des palais étaient ceux construits à l'époque de l'Autriche-Hongrie, laissés à l'abandon. Tout était ancien et en ruine. Dans l'hôtel, le seul qu'il y avait, juste avant la coupure d'électricité de 10h du soir, une fille a frappé à ma porte pour me demander si je pouvais lui vendre mon jean. Elle m'aurait donné n'importe quoi. Bien sûr, la Transylvanie a été maintenue dans des conditions de sous-développement et de pauvreté particulières, en signe de persécution contre les tendances séparatistes de la minorité hongroise. En effet, historiquement, la Transylvanie était auparavant une région de la Hongrie, et il y avait encore un nombre important de personnes qui osaient se déclarer hongrois et parler hongrois, à la fois à Sibiu et dans la ville voisine de Brasov. A Brasov, il y avait une présence importante d'Allemands que je ne soupçonnais pas jusque-là, historiquement présents depuis des siècles dans cette région(13). En bref, entre les minorités hongroise et allemande, la Transylvanie, avec Sibiu et Brasov, était considérée comme une région «peu fiable» pour Ceausescu(14), et se retrouvait, pour cette raison, dans des conditions encore pires que le reste du pays. Cependant, et j'insiste, ces villes avaient encore une vie culturelle –héritage probable de l'ancien monde austro-hongrois– qui, d'une certaine manière, si elles en avaient eu les possibilités économiques, les aurait idéalement reliées au reste du monde de la Mitteleuropa. Culturellement, la Transylvanie était et est toujours en Europe centrale, et non dans les Balkans. A certains égards, cela me rappelle le nord de la Serbie, quand je parlais de Novi Sad et de son festival de jazz, un autre endroit avec une minorité hongroise. Cependant, je le répète, la Transylvanie, Sibiu et Brasov étaient, au milieu des années 1980, dans des conditions vraiment difficiles, de pauvreté généralisée, avec de sérieuses limites, non seulement politiques liées à la dictature de Ceausescu, mais aussi pratiques, sans électricité, avec des pénuries de nourriture, avec peu ou pas de chauffage, avec quelques boutiques vides et, seule abondance, avec beaucoup, vraiment beaucoup, de corbeaux…
Dans ce contexte, j'ai trouvé stupéfiant ce que faisait Nicolae Ionescu, et ce que les passionnés qui gravitaient autour des festivals de Sibiu et de Brasov ont réussi à faire, quand des musiciens et des groupes sont arrivés d'autres pays du bloc communiste et certains, comme moi, de l’Ouest. Quand j'ai joué au Sibiu Jazz '86, j'ai rencontré et passé ces jours avec un de mes collègues, Emilian, un grand connaisseur et passionné de jazz auquel, finalement, j'ai dit au revoir avec très peu d'espoir de le revoir. Au lieu de cela, avec beaucoup de surprise et de bonheur, après une vingtaine d'années, j'ai été contacté par un club de jazz en Autriche pour un concert. Le président et promoteur de ce club était précisément cet Emilian, qui avait réussi à s'échapper et après diverses vicissitudes avait atteint l'Autriche où il avait finalement réussi à s'installer, à construire une vie heureuse et confortable, à cultiver sa passion pour le jazz en dirigeant un club de jazz, Jazzfreunde, à Bad Ischl, une station thermale sur le piedmont enchanté du nord des Alpes. Une belle histoire, dans l’esprit du jazz. En 1986, Emilian m'avait offert une affiche du festival de Sibiu auquel j’ai participé, et qui était épuisée, devenant indisponible avant même le déroulement du festival lui-même. La raison? Ces quelques affiches avaient été faites à la main, avec l'aide de peintres locaux, car les faire imprimer aurait coûté trop cher. Cette belle affiche peinte à la main, représentant un tromboniste sur fond de toits pointus de Transylvanie, est toujours accrochée sous verre au-dessus du canapé dans ma maison.
Dans cette édition du festival, je me souviens d'avoir assisté à la performance du pianiste Harry Tavitian, l'un des noms bien connus du jazz roumain, mais c'était du free jazz total, malheureusement. Les autres groupes roumains de l'époque étaient, selon moi, pleins d'enthousiasme et de désir de faire de la musique quelque chose qui n'était pas conforme au régime et donc, implicitement, de protester contre lui, sous prétexte de jazz, mais sans connaître la langue et suffisamment son esthétique. Comme les improvisateurs radicaux et les musiciens libres d'Allemagne de l'Est –et peut-être de moindre qualité, à mon goût personnel– les «musiciens de jazz» roumains ont également compris le jazz comme la liberté de jouer de la musique libre dans un endroit où il n'y avait pas de liberté. C’était tout à fait respectable et même méritoire, mais, d'un point de vue strictement musical, le jazz est une musique différente, et je pense qu'ils ne s'en sont pas pleinement rendu compte, n’ayant pas eu l'occasion de le connaître en raison de la rareté des disques dont ils disposaient, comme Nicolae et son groupe. Au-delà de la sympathie et de l'empathie humaine, le résultat musical était d'un niveau amateur, et il ne pouvait en être autrement. Cette impression se confirme aussi et surtout par la «froide» écoute des disques.
Pourtant, en Roumanie, à l'époque de Ceausescu, outre les festivals de jazz de Sibiu et Brasov, il y avait aussi ceux de Timisoara, Cluj-Napoca, et Bucarest, bien sûr. Par conséquent, le jazz ou le mot jazz a quand même circulé, avec de nombreux musiciens(15). Je dirais que les principaux noms du jazz roumain, à l'époque socialiste, sont ceux du contrebassiste et pianiste Johnny Raducanu, actif à Bucarest, qui a également travaillé comme enseignant et a été le président de la société roumaine de jazz, principal promoteur du jazz en Roumanie, et de ses partenaires, le saxophoniste Dan Mindrila, les pianistes Marius Popp et Janos Korossy, de la minorité hongroise, et le batteur Eugen Gondi. Dans la génération suivante, on note les chanteuses Teodora Enache et Anca Parghel, décédée prématurément, active dans le jazz mais principalement dans d'autres genres musicaux, avec le pianiste Mircea Tiberian, également orientée vers le genre fusion, l'incroyable flûtiste de pan Catalin Tircolea, qui s'essaie aussi à quelques chansons de jazz, quoiqu'habillées à la sauce fusion, et surtout le saxophoniste Nicolas Simion qui, à mon avis, est le musicien le plus intéressant à ce jour produit par la scène jazz roumaine. Il a été membre du Vienna Art Orchestra, a enregistré avec Mal Waldron, avec Lee Konitz, et il a réalisé sa propre esthétique de jazz basée sur la récupération et le remaniement de la musique populaire roumaine, surtout de Transylvanie («Transylvanian Suite: Bird Song»).
Je pourrais m'arrêter ici, mais je ne peux, en conclusion, manquer de souligner l'œuvre du pianiste italien Guido Manusardi, né en 1935 en Lombardie, qui a vécu plusieurs années à Bucarest –je pense pour des raisons de cœur– précisément dans la période la plus sombre de la dictature de Ceausescu. Il a pourtant réussi à vivre, travailler et même enregistrer des disques de jazz dans cette Roumanie, avec les meilleurs musiciens de jazz de Bucarest (Free Jazz et Impresii din Vacanta). C'est vraiment un cas étrange, mais c'est probablement le meilleur exemple de jazz roumain et de musique folklorique roumaine revisités dans une tonalité de jazz, et ça provient des œuvres de Guido Manusardi, un pianiste très estimé et bien connu en Italie et en Europe dans les années 1970 et 1980, mais qui est sorti progressivement des projecteurs depuis, je ne comprends pas pourquoi. Il a aujourd'hui près de 90 ans. Il a fait un travail magnifique (Guido Manusardi Quartet at Golden Hat/Givin's Livin’). Au cours de sa carrière, il a toujours continué à jouer des chansons inspirées ou tirées du folklore roumain, et je signale en particulier son album classique Romanian Impressions, enregistré en Suède… Je vous invite à écouter la pièce «Calusari Dance/Country Dance» sur le disque Blue & New Things. Guido Manusardi, un italien qui a absorbé l'esprit de la Roumanie, réussissant à le traduire en jazz d'une manière vraiment originale. En 2008, je suis allé à Bucarest pendant une semaine, invité à jouer au Festival de Jazz Europa et en tant que membre du jury d'un concours dédié aux jeunes musiciens de jazz européens. J'ai joué, j'ai rencontré des musiciens, j'ai visité des clubs, des théâtres, des expositions, des lieux intéressants et, surtout, j'ai vu une ville en pleine restauration, pour la partie historique, et en renouveau –l'argent de la communauté européenne et des bases de l'OTAN fait des merveilles. Bref, une capitale et, je pense, un pays lancé vers la modernité de l'occidentalisation. Cela signifie certainement l'amélioration du niveau de vie, des opportunités et des attentes des jeunes pour réaliser leurs rêves. Des amis y sont allés des années plus tard et m'ont dit qu'aujourd'hui Bucarest est vraiment une belle capitale. «Tout est bien qui finit bien», dit-on… C'est aussi le titre d'une pièce (All's Well That Ends Well) de William Shakespeare(16).
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POLOGNE - BULGARIE - URSS
Au cours de ma carrière musicale, j'ai eu l'occasion de jouer dans la plupart des pays d'Europe de l'Est, également en Pologne, en Bulgarie, en Russie, en Estonie et en Lituanie, mais il me semble correct de ne pas parler de mes expériences personnelles dans ces pays, car j'y ai joué dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin et, donc, dans un contexte différent quant à l’époque que celui de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie qui font ici l'objet de ma description et de mes souvenirs. Malgré cela, je peux dire que j'ai aussi appris à connaître le jazz de ces pays de cette époque du communisme grâce aux disques qui me sont parvenus d'amis de l'Est et grâce aux informations que j'ai recueillies lors de mes visites dans d'autres pays socialistes que j'ai racontées précédemment.
POLOGNE
J'ai eu de nombreux disques polonais de jazz, des labels Muza et Poljazz, envoyés par des amis d'au-delà du rideau de fer, dont le guitariste polonais Marek Blizinski, décédé prématurément en 1989. Parmi le noms les plus connus et les plus appréciés du jazz polonais il y a celui du pianiste Krzysztof Komeda, avec son célèbre album Astigmatic. La chanson «Kattorna» est devenue une sorte d’indicatif musical du jazz polonais de l'ère socialiste après son départ en Californie, avec ses bandes originales de jazz pour les films de Roman Polanski. Il y a encore celui du trompettiste Tomasz Stanko, peut-être le musicien de jazz polonais le plus connu et le plus titré au niveau international. Il possède une discographie impressionnante, à cheval entre tradition et avant-garde, et a enregistré des albums devenus des classiques pour le label ECM. Vous avez donc l'embarras du choix.
Il faut mentionner le violoniste Michal Urbaniak, également saxophoniste, musicien éclectique qui s'est également imposé aux USA, entre free jazz, fusion, acid jazz et, last but not least, excellent dans le mainstream acoustique. A ce titre, Urbaniak est peut-être mon violoniste de jazz préféré: signalons les trois albums intitulés Jazz Legends («Paris Groove», «Deadline») et son, pour moi beau vieil album Take Good Care of My Heart pour SteepleChase avec Horace Parlan au piano. Je trouve aussi incroyable d'écouter sa maîtrise au sax alto, avec cet exemple de 1971, à l'époque socialiste: «Body and Soul». Urbaniak est vraiment un exemple de ce que signifie un talent éclectique dans le jazz, aussi parce que jouer du violon et du sax alto sont deux choses complètement différentes, sans aucune relation technique entre elles.
Zbigniew Seifert, remarquable interprète du jazz modal et de la leçon de Coltrane sur le violon, émigré également aux Etats-Unis, est devenu une légende du jazz polonais, en raison aussi de sa mort prématurée (Kilimanjaro, Vol.1 et Vol. 2; Man of the Light). Citons encore le violoniste Krzesimir Debski, orienté vers les genres fusion et le jazz-rock, les saxophonistes Zbigniew Namyslowski (autre nom historique et bien connu du jazz polonais), Jan Ptaszin Wroblewski, et son disque Mainstream avec l'organiste Wojciech Karolak, Tomasz Szukalski, avec une énergie et un pathos remarquables, dans la lignée de Coltrane.
Janusz Muniak a eu une première partie de carrière orientée vers le free jazz et le jazz-rock, et une seconde consacrée au mainstream et son Jazz Club U Muniaka, créé en 1991, a produit les meilleurs jazzmen de Cracovie de la dernière génération, grâce à ses mémorables jam-sessions auxquelles j'ai également participé en tant qu'invité. J'ai joué avec lui à plusieurs reprises, et nous sommes devenus bons amis, entre autres parce que j'ai accepté avec plaisir de jouer tous les soirs ses standards préférés et en particulier «Just Friends». Après son décès (1941-2016, Cracovie), j'ai été invité plusieurs fois au Tribute to Janusz Muniak du Festival de Jazz de Cracovie, et j'y serai encore en 2023.
D'autres noms éminents du jazz polonais sont ceux de la chanteuse Urszula Dudziak, des pianistes Andrzej Trzaskowski, Wojciech Karolak, également à l'orgue Hammond, Adam Makowicz, plus tard établi outre-Atlantique et Slawomir Kulpowicz, qui est mon préféré parmi les pianistes polonais. Il y a encore le guitariste Jaroslaw Smietana et, pour la jeune génération et sur la scène jazz internationale actuelle, les pianistes Leszek Mozdzer, piano jazz dans un style new age, Wlodek Pawlik, Wojciech Majewski et Marcin Wasilewski. Le trompettiste Piotr Wojtasik a également enregistré un excellent album avec Billy Harper, le saxophoniste Maciej Sikala et plusieurs autres.
La scène jazz polonaise a toujours été riche en talents grâce à sa longue tradition, de nombreux festivals, clubs, écoles, un public compétent et le magazine historique Jazz Forum, fondé en 1964, qui était le seul magazine officiel de jazz imprimé et diffusé dans les pays du bloc socialiste, et qui existe toujours, bien que principalement orienté vers la scène et les musiciens polonais. Je veux conclure, sur le jazz polonais, par une blague. Un vieil ami à moi m'a un jour parlé des pianos à queue Fazioli, considérés par certains comme les meilleurs au monde. Il m'a dit: «Ils sont fabriqués à la main, en quelques exemplaires par an, avec les meilleurs matériaux et techniques du marché, ils ont un beau son unique, des basses profondes et une clarté de registre absolument parfaite. Cependant, ils ont un défaut. Oh oui? et quoi? Ils coûtent trop cher…» Ici: Les jazzmen polonais sont vraiment bons, ils ont une vraie connaissance de la tradition du jazz et savent l'exprimer de façon originale, et ils n'ont rien à envier à personne. Cependant, ils ont un défaut. Oh oui? et quoi? Leurs noms sont juste imprononçables…
BULGARIE
Concernant la Bulgarie, je dois commencer par dire que je n'ai jamais reçu de disques de Bulgarie d'amis de l'Est et, d'après ce que j'ai compris à l'époque, la situation là-bas était similaire sinon pire que ce que j'ai décrit précédemment pour la Roumanie. Donc, je n'aurais rien à dire, à part mentionner le flûtiste Simeon Shterev et le joueur de kaval, une sorte de clarinette, Teodosii Spassov qui sont présentés comme des musiciens de jazz mais, à mon avis, le premier est un musicien classique et le second un musicien folk, avec un malentendu sur le mot «jazz». Il y a un musicien de jazz bulgare que j'ai rencontré dans les années 1970 à partir de disques américains et qui à mon avis était plutôt l'un des plus remarquables musiciens de jazz européens tout court: le pianiste Milcho Leviev. Je l'ai écouté sur des disques de Billy Cobham, avec le big band de Don Ellis et avec Art Pepper (Live in Milan 1981). Sur ces disques, Leviev, que je croyais américain à l'époque, sonnait exactement comme j'aurais aimé le faire à cette époque.
Plus tard, j'ai découvert que c'était un pianiste bulgare qui avait émigré aux USA où il s'était bien intégré, puisqu'il jouait pratiquement comme les meilleurs musiciens américains du moment. Plus tard encore, je me suis rendu compte que je m'étais fait une image réductrice de ce pianiste, lorsqu'il m'est arrivé d'écouter son disque en duo avec le contrebassiste Charlie Haden, intitulé First Meeting, passionnant, et deux autres disques en duo, cette fois avec Dave Holland (deux Européens…), intitulé The Oracle et Up & Down («Up & Down», «Cavatina»), tout aussi excitant pour moi. Sensibilité, connaissance et maîtrise du langage du jazz alliées à une «âme» européenne et à un héritage classique-romantique, offrent à Leviev, dans ces disques, l'image d'un artiste complet et surprenant par sa fraîcheur. Un remarquable exemple de jazz européen très peu connu, je le crains… Ces dernières années, j'ai donc eu l'occasion de jouer au festival de jazz de Sofia, accompagné d'une excellente section rythmique bulgare, et je me souviens du respect et de la mémoire vive avec lesquels tout le monde citait Milcho Leviev comme le meilleur musicien de jazz qu'ils aient jamais eu en Bulgarie, et pas seulement du jazz, puisqu'il a aussi composé et arrangé plusieurs œuvres pour orchestre symphonique et musique de chambre. Milcho Leviev est un musicien qui, précisément du point de vue du jazz européen, devrait être mieux connu et apprécié. Pour ceux qui me lisent, ce pourrait être une découverte ou une redécouverte inattendue, aujourd'hui, en 2023(17).
URSS/RUSSIE
En ce qui concerne l'URSS, le jazz était certainement très répandu à Moscou, Leningrad et dans les pays baltes avec le célèbre festival de jazz de Tallinn, qui vit aussi la participation du groupe de Charles Lloyd avec Keith Jarrett en 1967, et l'album qui en est sorti, In the Soviet Union, qui a coûté leur travail à mon ami Valter Ojakaar et à d'autres organisateurs du festival, m’a-t-on dit, pour avoir confié l'enregistrement du concert à Atlantic. Mais il existe aussi d'autres lieux, peut-être inattendus, comme Bakou en Azerbaïdjan ou Tbilissi en Géorgie. Parmi les disques qui me venaient de l'Est, il y en avait toujours d'URSS, pour le label Melodiya, avec des musiciens plus ou moins intéressants.
Je commencerai par les moins intéressants, selon moi, malheureusement majoritaires, car orientés vers des genres tels que la fusion, l'électrique, le jazz-rock, ou des musiques improvisées, libres, créatives ou vers une musique plutôt académique et non jazz mainstream. Je pense aux pianistes Leonid Chizhik (George Gershwin, Reminiscence, Leonid Chizhik Trio) et David Gazarov, au saxophoniste Georgy Garanian, le percussionniste Vladimir Tarasov et le saxophoniste Vladimir Chekasin, les pianistes Igor Bril et Misha Alperin avec son Moskow Art Trio, le saxophoniste Anatoli Vapirov et d'autres, dont le saxophoniste contemporain Igor Butman principalement actif aux États-Unis.
Beaucoup plus intéressants, cependant, à mon goût personnel, sont les pianistes Nikolai Levinovsky, qui a ensuite déménagé aux Etats-Unis, le groupe Kadens/Cadence du trompettiste Hermann Lukianov, les pianistes David Azarian et Vagif Sadykhov, pianiste originaire de Bakou (comme David Gazarov et Mustafa-Zadeh dont je parlerai plus loin), auteur de plusieurs disques sympathiques du genre mainstream moderne. Pour la génération actuelle, il y a donc le contrebassiste Yuri Golubev, qui vit actuellement à Milan et avec qui j'ai également collaboré pendant une courte période en Italie, l'incroyable cor français Arkady Shilkloper, le pianiste Leonid Ptashka, qui partage son temps entre la Russie et Israël et qui est l'une des personnes les plus gentilles et les plus drôles que j'ai rencontrées dans le monde de la musique. Il s'habille et se présente de manière «glamour», entre Elton John, Jerry Lee Lewis et Liberace, jouant avec une technique de pianiste de concert classique, à cheval entre des moments de kitsch et des moments de musicalité magistrale, également d'un point de vue jazz. C'est un personnage «sui generis», absolument sincère, et le trompettiste Alex Sipiagin, très apprécié et actif sur la scène du jazz contemporain. Citons également le trompettiste Valery Ponomarev, un nom connu de la plupart des amateurs de jazz pour avoir fait partie des Jazz Messengers d'Art Blakey puis avoir développé sa carrière aux USA.
Mais, excusez-moi si j'exprime mon opinion très personnelle, pour presque tous ces noms, et dans presque tous ces cas, il y a, à côté d'une technicité, d'un professionnalisme et d'une connaissance incontestables du jazz, un certain manque de véritable originalité, qui est un peu la caractéristique du jazz soviétique d'abord et russe ensuite. C'est peut-être que dans l'ex-URSS, il était possible de gagner beaucoup d'argent, d'après ce qu’on m'a dit, même en jouant du jazz, et donc il y a toujours eu une tentative d'émergence et de notoriété pour obtenir la renommée et des engagements dans le monde soviétique et ses satellites des pays de l'Est. Par conséquent, et j'ai pu en faire l'expérience en jouant avec des musiciens russes et à l'occasion de ma participation au festival de jazz de Moscou, il y a toujours un besoin sous-jacent de comparer, d'exposer, de rivaliser, de défier, comme pour démontrer qui est le meilleur sur scène. Le public et les promoteurs aiment ça, étant évidemment une forma mentis (une tournure d'esprit) musicale partagée, je crois héritée du passé soviétique mais toujours présente aujourd'hui. Or, c'est justement cette dimension de «compétition olympique» dans une tonalité jazz qui a causé jusqu'ici –à mon humble avis– un certain manque d'originalité et de créativité sincère sur la scène jazz soviétique et russe.
Cependant, il existe au moins une exception évidente, qui confirme la règle: le pianiste Vagif Mustafa-Zadeh. Il est vrai que c'est un musicien de Bakou, en Azerbaïdjan, qui a développé la rencontre entre la musique populaire azerbaïdjanaise (mugham) et le jazz d'une manière très originale, sinon unique. Mais il est vrai aussi que tous ses disques, la notoriété qu'il avait chez lui et l'acclamation internationale qui l'atteignit jusqu'à sa mort subite et prématurée en 1979, à l'âge de 39 ans, se développèrent au sein de l'URSS, avec des disques du label d'Etat Melodiya, et en tant que musicien de jazz soviétique. Une certaine partie doit être correctement documentée, pour éviter le révisionnisme historique également dans le jazz. Je dis cela aussi parce que j'ai rencontré et parlé personnellement avec sa femme Eliza Mustafa-Zadeh, une chanteuse, à l'occasion d'un dîner où j'étais assis à côté d'elle, qui m'a raconté un peu sa vie, le contexte général de l'époque et son activité musicale. J'ai été particulièrement frappé par le récit de ce qui s'est passé, chez lui à Bakou, après la mort soudaine de Vagif d'une crise cardiaque, immédiatement après un concert à Tachkent en Ouzbékistan. Pendant une semaine, des musiciens, des amis, des passionnés de jazz, des inconnus (ils avaient ses disques, ils étaient venus à ses concerts) sont venus lui rendre visite, lui présenter ses condoléances et, selon les coutumes locales, «emporter un morceau de sa mémoire». Elle m'a dit qu'au final, il ne lui restait plus une seule tasse ou cuillère à café dans la maison. Et surtout, il n'y avait même plus de disque, ils les avaient tous emmenés. Au cours des années suivantes, elle a essayé de les racheter, mais c'était difficile, les temps changeaient et beaucoup de ces disques sont devenus introuvables. En discutant, nous avons découvert que j'en avais un qu'elle n'avait pas, et donc, quelques jours plus tard, je le lui ai envoyé par la poste, mais sans recevoir de réponse de sa part par la suite. J'espère vraiment qu'il est arrivé…
En ce qui concerne sa musique, Vagif Mustafa-Zadeh a trouvé une synthèse originale entre ce qui unissait le jazz modal, avec ses gammes pentatoniques, à la musique mugham azerbaïdjanaise, également basée sur des gammes, peut-être avec un héritage ancestral commun. Pensez aux noms grecs des gammes modales-lydien, dorique, mixolydien– et au monde musical archaïque de la mer Méditerranée, de la mer Noire, de la mer Caspienne et du Caucase, où se trouve l'Azerbaïdjan. Mais, outre l'aspect harmonique, mélodique, la partie compositionnelle et arrangée dans cette synthèse faite par Mustafa-Zadeh, il y a aussi l'aspect rythmique, également basé sur des tempos impairs, retravaillé dans une tonalité jazz, de sorte que cette musique est en quelque sorte «swingante» pour moi. Dans la documentation discographique existante, Mustafa-Zadeh joue à la fois en tant que pianiste de jazz «conventionnel» dans le contexte du jazz mainstream –d'ailleurs de manière efficace et compétente– et en tant que pianiste eurasien «original» qui propose ses propres compositions et arrangements. Je vous propose d'écouter quelques exemples que je considère parmi les choses les plus surprenantes et originales qu'il m'a été donné d'entendre, venant du monde socialiste-communiste, à l'époque du rideau de fer: Jazz Compositions, Sevil-Sevil, Compositions Jazz. Ce sont trois albums complets, heureusement disponibles sur internet, représentant l'univers étrange et fascinant de Vagif Mustafa-Zadeh. Je précise que sur les disques il y a quelques parties vocales chantées par sa femme Eliza, celle-là même que j'ai personnellement connue. Mustafa-Zadeh aimait parfois utiliser l'overdubbing du piano pour accentuer certains passages particuliers et donc, avis pour l'auditeur, il ne s'agit pas d'une technique de piano «magique» mais d'expérimentations d'overdubs. Enfin, je ne peux manquer de mentionner la fille de Vagif et Eliza, la pianiste et chanteuse Aziza Mustafa-Zadeh. C'est une pianiste d'extraction classique qui se présente dans la sphère «ethno-jazz», avec un look tueur de mannequin comme on l'utilise aujourd'hui, et qui s'est lancée dans une carrière musicale à l'occidentale, en reprenant partiellement, dans une tonalité actualisée, quelques compositions et propositions musicales de son père. Elle est très bonne sur le plan professionnel, mais elle est, compte tenu également de l'époque et du contexte, complètement différente de la fraîche originalité de son père. Ses disques sont agréables, et elle s'y s'entoure aussi de musiciens fusion comme Al Di Meola, Stanley Clarke et le saxophoniste Bill Evans. E perché no?
CODA
Je conclus cette série de «reportages» sur le jazz dans les pays de l'Est à l'époque du rideau de fer, en racontant un épisode personnel –il y en a aussi d'autres qu'il est cependant encore prudent de passer sous silence aujourd'hui– qui est explicatif du contexte, des aspects équivoques, des «zones grises» qui ont inévitablement existé, dans lesquelles certaines personnes ont travaillé, jouant parfois des rôles multiples, et dans lesquelles moi aussi je suis inévitablement tombé.
L'épisode fait référence au milieu des années 1980 et à un ami batteur de Prague avec qui, à cette époque, je jouais occasionnellement. Malheureusement, il a disparu il y a de nombreuses années maintenant. C'était une personne très joviale et sympathique, toujours avec une blague à disposition, et il savait y faire avec les femmes. Outre les diverses compagnes, amantes, épouses qu'il avait en Tchécoslovaquie, chaque fois qu'il allait jouer en Occident, quelque Allemande tombait amoureuse de lui et, disait-il, voulait l'épouser. Bref, il était, selon un terme démodé, un «playboy». Et comme tous les playboys de son espèce, il était financièrement pauvre, et avait toute une série de problèmes avec les enfants, la maison, etc. Bref, un jour, nous étions à Prague pour déjeuner ensemble et, entre deux conversations, il me parle d'une nouvelle amante qui vivait en Occident et me demande si je peux lui rendre un service. Il voulait lui envoyer une lettre (d'amour…), mais «comme en Tchécoslovaquie on contrôlait le courrier qui partait vers les pays occidentaux, on allait certainement le bloquer». Il me demande alors si je peux lui faire la faveur de le lui envoyer d'Italie quand je rentre à la maison. Je lui dis d'accord en riant, et il me tend une enveloppe en me disant qu'à l'intérieur se trouve la lettre à envoyer, et que je pourrai l'ouvrir quand j'arriverai en Italie. Je n'y pense plus et, amusé par ses situations amoureuses, je range l'enveloppe en la plaçant au milieu des partitions musicales. De retour chez moi, en Italie, après quelques jours, je sors l'enveloppe et je pense: «Comme c'est étrange, il a mis l'enveloppe avec la lettre à son amante dans une autre enveloppe plus grande sans en-tête». J'ouvre la plus grande enveloppe et à l'intérieur il y a en fait une autre enveloppe plus petite, fermée, prête à être envoyée. Je regarde l'adresse et je suis étonné. Le destinataire est l'ambassade des Etats-Unis à Damas, en Syrie, à l'attention d'une attachée. Cela me rend méfiant, et je décide d'ouvrir l'enveloppe. Il y a effectivement une lettre à l'intérieur, mais ce n'est certainement pas une lettre d'amour, au contraire, elle est écrite en anglais, mais le sens n'est pas clair, les phrases semblent décousues et, en tout cas, je n'en comprends pas la logique; certainement pas d'amour avec des baisers. Je soupçonne que ce soit autre chose… et je m'énerve à l'idée que mon malheureux ami batteur m'a fait courir le risque d'être arrêté pour un contrôle à la frontière tchécoslovaque, à mon retour, et d'être retrouvé avec une lettre pour l’Ambassade américaine en Syrie, sans pouvoir expliquer quoi que ce soit. En colère, je déchire la lettre et les enveloppes et je jette le tout à la poubelle. Quelques mois plus tard, je retourne à Prague, et je retrouve mon ami batteur qui me demande: «As-tu envoyé cette lettre que je t'ai donnée? Parce que mon amie m'a dit qu'elle ne l'avait pas reçue.» Et moi, mentant, à juste raison, je lui réponds: «Oui, bien sûr que je l'ai envoyée. Bizarre qu'elle ne l'ait pas reçue. Mais, tu sais, c'est comme ça avec la poste italienne…» Il ne m'a plus jamais demandé de faveurs, et je ne le ferai plus. Plusieurs années plus tard, j'ai appris qu'il avait déménagé aux Etats-Unis et qu'il jouait pour des croisières dans les Caraïbes, il avait rencontré une vieille femme américaine très riche et l'avait épousée. J'espère qu'il était heureux et qu'il a continué à jouer de la bonne musique. Voilà, je voulais terminer par cette histoire pour faire comprendre, ou rappeler à ceux qui me lisent, qu'à cette époque le monde et l'Europe étaient vraiment très différents d'aujourd'hui, différents d'une manière difficilement imaginable pour ceux qui sont jeunes aujourd'hui, et il est aussi difficile de s'en souvenir avec objectivité pour ceux qui ont vécu ou connu ce monde directement.
Certes, même pour un musicien de jazz comme moi, dans une période à cheval sur deux mondes irréconciliables (le capitalisme occidental et le communisme de l'Est), cela pouvait comporter des risques inhérents, à la fois implicites et explicites, que nous avons parfois oubliés ou banalisés. Une analyse correcte de la situation n'était pas toujours faite, même dans les relations interpersonnelles. Voyager en Europe de l'Est pouvait être dangereux, à la fois là-bas et en rentrant chez soi. Cependant, je me souviens qu'à cette époque, même en Occident, en Italie, lorsque j'allais jouer à Milan, il y avait le risque potentiel que le train explose, que je sois impliqué dans une attaque terroriste. Il s'agissait «simplement» de ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment. Quant à mon expérience musicale dans les pays d'Europe de l'Est, je veux conclure en disant que je pense que j'ai été au bon endroit au bon moment, et que j'ai vu et entendu des choses qui m'ont beaucoup enrichi en tant que musicien de jazz et en tant que personne. Qui sait ce que je verrai et entendrai encore dans cette vieille/nouvelle Europe toujours compliquée…
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NOTES par Yves Sportis * Le Rideau déchiré (Torn Curtain) est le titre d'un film d'Alfred Hitchcock (1966) avec Paul Newman et Julie Andrews qui se déroule dans le cadre de la guerre froide en Allemagne de l'Est.
1. Cf. l’interview de Roberto Magris dans Jazz Hot 2021, From Trieste to Kansas City
2. Phénomène analogue avec Cuba, pour des raisons finalement similaires, où la tradition cubaine, y compris du jazz, s’est perpétuée dans son originalité en partie grâce au blocus culturel et économique des Etats-Unis, seulement transgressé par les musiciens de jazz américains et cubains comme les emblématiques Dizzy Gillespie et Chucho Valdés. Malgré la proximité géographique et culturelle de Cuba et des Etats-Unis, Cuba doit paradoxalement à ce blocus d’avoir conservé une originalité et une authenticité sur le plan musical, en partie dû à la volonté politique du système communiste de préserver la musique traditionnelle et de favoriser la création artistique locale. 3. Traduction: «L’argent n’a pas d’odeur», «Ainsi passe la gloire du monde».4. D'abord mis à l’écart par l'URSS pour non conformisme au modèle soviétique dans l’après guerre (rupture entre l’URSS et la Yougoslavie en 1948), la Yougoslavie ne fera jamais partie du Pacte de Varsovie ni du Comecon malgré une réconciliation après la mort de Staline, et une association avec le Comecon à partir de 1964. Parfois soutenue par les Etats-Unis (au début des années 1950 dans le cadre de la guerre froide et dans l'optique transparente de fissurer le bloc communiste), la Yougoslavie développe l’autogestion dans une société d’économie mixte (d’abord avec succès), et sur le plan international une politique de non alignement et de soutien aux indépendances dans toutes les parties du monde. Après la mort de Tito en 1980, le leader de la résistance aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, et avec la crise des années 1980, les dissensions entre les républiques s’accentuent sous la pression de l’Occident (les Etats-Unis et l’Allemagne en particulier), aboutissant d’abord à un éclatement à la chute du mur de Berlin et du communisme, puis à un démembrement complet des Balkans favorisé par les USA, l’Otan et l’Union Européenne dans les années 1990 avec une guerre civile fortement encadrée par les manœuvres de l’Otan et de l’Union européenne, dont il est difficile d’avoir un récit crédible encore en 2023 (il existe des versions diamétralement opposées des événements les plus tragiques), les manipulations et la propagande étant généralisées…5. A la Libération, en 1945, contrairement à l'Allemagne, l'Italie, la France et d'autres pays européens encore qui ont enterré leur passé, nazi, fasciste et collaborationniste, Tito a entrepris un véritable examen de la collaboration avec les nazis qui s'est traduit par des condamnations et exécutions nombreuses qui lui ont été reprochées en Occident, mais qui ont certainement permis à la Yougoslavie de vivre 40 années de relative stabilité dans un équilibre savant entre les blocs, entre les communautés, entre différents nationalismes actifs dans les Balkans sous la pression de l'Occident qui n'a jamais faibli pendant la guerre froide.6. La Yougoslavie, née d'un royaume des Serbes, Croates et Slovènes en 1918, devenue Royaume de Yougoslavie en 1929, après une longue guerre de libération contre l'Allemagne nazie jusqu'en 1945, a pris la nom de République fédérative populaire de Yougoslavie en 1945 puis, en 1963, République fédérative socialiste de Yougoslavie. Dans cette période, elle est organisée en fédération de républiques: Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie, Slovénie, chacune avec son administration, réunies autour de la personnalité de Tito (Josip Broz), héros de la résistance et d'une approche autogestionaire du socialisme. A la mort de Tito en 1980 et jusqu'en 1992, chacune des républiques assura la présidence de la fédération à tour de rôle. Après la chute du communisme, elle est devenue République fédérale de Yougoslavie en 1992, officiellement jusqu'à 2003, mais démembrée progressivement et méthodiquement au cours des années 1990 par l'Otan, sous couvert de l'ONU, et la guerre des Balkans sous la pression des pays occidentaux (Etats-Unis, Union européenne sous la férule d'une Allemagne réunifiée et déjà triomphante) soucieux d'imposer la tutelle de l'Otan dans cette région du monde à l'occasion de l'effondrement du communisme en Russie/URSS, une politique expansionniste, qui s'appuie sur des néo-nazis, et dont on voit l'aboutissement à l'occasion de la guerre en Ukraine en 2022-23.7. Austria Felix: «l’Autriche heureuse», cf. le roman de Sofia Andrukhovych sur la vie paisible de Stanislaviv, une ville de l’Empire austro-hongrois.
8. A propos d’Hitler et de l'Allemagne nazie, rappelons la complicité active du peuple allemand dans sa forte majorité, des gouvernements britannique et français à la suite des accords de Munich le 30 septembre 1938. Au sujet de la période communiste, sans aucune équivalence possible quant à la nature des pouvoirs entre nazisme et communisme, entre ces deux périodes sur les «objectifs» et les «résultats», on lira avec profit le roman La Plaisanterie et plus généralement l'œuvre romanesque de Milan Kundera. On y retrouvera bien entendu des éléments critiques de la période communiste, mais aussi des périodes précédant le communisme, de la société tchèque en général et de tous temps (cf. Kafka), et, sans aucun doute avec le recul, on y trouvera matière à critiquer la période actuelle «occidentale». L'atmosphère particulière de la Tchécoslovaquie restituée avec talent par Milan Kundera évoque, à travers ses personnages, la situation de l'expression musicale et des arts en ce temps .
9. Le Reduta Jazz Club, créé en 1958 –à l'époque communiste donc– est l'un des plus vieux jazz clubs du monde, et l'un des plus prestigieux d'Europe pour son confort et sa programmation. Il a accueilli en 65 ans environ 40000 représentations musicales (des big bands parfois), et même théâtrales, et il est réputé pour son acoustique. C'est dans ce club que se déroule le concert de Roberto Magris dont vous pouvez visionner un thème en tête de cet article, et il joue sur un beau piano Petrof à queue, la marque de piano tchèque fondée en 1864 et qui était, en 2019, le premier fabricant européen de pianos. https://www.redutajazzclub.cz/ 10. Il est de bon ton en 2023 de s'interroger voire de s'indigner des bombardements anglo-américains sur l'Allemagne nazie de 1944-45, celui de Dresde se situant les 14-15 février 1945. Récemment le nouveau roi Charles III d'Angleterre, a cru bon de présenter ses excuses lors de son passage à Hambourg, contrairement à Elizabeth II qui l’avait refusé. Les Allemands n'ont jamais réparé les dégâts des bombardements du blitz en Angleterre, ne s'en sont pas vraiment excusés, et il restait encore des ruines dans les années 1970 dans plusieurs villes d'Angleterre, où des anciens combattants vivaient encore en baraquements car leurs maisons avaient été détruites par les bombardements dès 1940-41. Churchill semble s'être interrogé sur ce bombardement, et sans doute comme beaucoup en référence au patrimoine historique de cette ville baptisée «la Florence de l'Elbe». Il y a aussi une importante polémique d'historiens sur ce bombardement de Dresde et, selon la sensibilité politique, une variation très large d'interprétations et de quantifications, quant aux justifications militaires et au nombre de morts. Aujourd'hui, il est du bon ton propagandiste de réécrire l'histoire en fonction de l'actualité, des intérêts du moment, de la «bien-pensance» ou de la «non-violence» du jour, quand la guerre est finie, en oubliant l'Allemagne nazie, la résistance allemande fanatisée jusqu'au dernier enfant et sans aucune préoccupation des soldats, surtout Russes dans cette partie de l'Allemagne, qui ont laissé leur vie.
11. Le refus d'une société ou d’un pays (comme d'une famille et d'un individu) d'affronter son passé pour construire son futur avec une exigence supérieure d'humanité, le refus d’en faire un examen lucide et sans auto-complaisance pour ne pas reproduire les catastrophes à l'infini, a donné dans la plupart des pays européens (pour ne parler que d'eux) des refoulements de mémoire dont les conséquences sont encore dramatiques: non seulement le terrorisme d'extrême-gauche des années 1970, un refus de ce lessivage de la mémoire par des pouvoirs reconstitués sur la base de ceux qui ont généré la Seconde Guerre, mais plus grave, aujourd'hui, la résurgence partout en Europe d'idéologies fascistes, racistes-xénophobes, comme si le IIIe Reich d'Hitler, l'Italie de Mussolini, l'Etat français de Pétain, l'Espagne de Franco, la Roumanie d'Antonescu, la Hongrie d'Horthy, la Pologne de Pilsudski, la Bulgarie de Boris III et leurs supplétifs baltes et ukrainiens de 1941 à 1945, n'étaient que des mauvais souvenirs à oublier, voire n'avaient jamais existé. Voir cette internationale fasciste se reconstituer et reprendre le pouvoir, sous nos yeux en 2023, sous la férule de la finance oligarchique, comme cela a déjà été le cas dans l'entre deux-guerres, est le résultat dramatique de cet effacement de la mémoire.Que la période communiste n'ait pas permis de 1945 à 1990 à une partie de ces peuples d'Europe de l'Est, l'Allemagne en aprticulier, d'oublier leur passé nazi, fasciste et raciste est, à mon sens, à mettre à son crédit, parmi d'autres aspects, culturels en particulier, en dépit des entraves à la liberté, des guerres, des échecs, des dysfonctionnements et autres corruptions, abus de pouvoirs. Ils doivent plus à la reconstitution perverse des pouvoirs qu’à l'idéologie communiste de libération officiellement affichée; les mécanismes de reconstitution de pouvoirs ne sont pas très différents à l'Est et à l'Ouest, même si leur cheminement et leur mise en forme épousent les contours de l'histoire politique de chacun des peuples. 12. Lire sur ce sujet l’interview de Steliu Lambru paru dans Radio Romania International, du 8 août 2022, qui relate l'aventure de l'énergie électrique en Roumanie, avec notamment l'interview en 2002 de Maxim Berghianu, ancien président de la Commission d'État pour la planification à l'époque communiste.
13. Brasov comme Sibiu sont deux villes fondées à l'origine par des colons allemands, baptisés localement «les Saxons» en Transylvanie, des villes qui ont à l'origine porté des noms allemands, Kronstadt pour Brasov, et Hermannstadt pour Sibiu, la plus ancienne colonie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Saxons_de_Transylvanie). Sibiu fut longtemps une ville exclusivement allemande, et resta majoritairement allemande jusqu'aux années 1930, avant d'être progressivement roumanisée, avec une minorité hongroise. En 1945, une partie des Allemands de Sibiu partirent en captivité en Russie ou émigrèrent vers l'Ouest, l’Allemagne. Il restait en 1990 25000 Allemands à Sibiu qui sont partis pour beaucoup, à la chute du communisme, en Allemagne. Pour Brasov, l'histoire est similaire, mais dans les années 1930, la majorité bascula des Allemands vers les Hongrois. Aujourd'hui, si Sibiu, environ 150000 habitants, et Brasov, 200000 habitants, sont à large majorité roumaine, il reste à Sibiu une petite communauté allemande très active qui semble toujours riche et puissante: les plaques de signalisation sont bilingues en roumain et allemand, il existe une revue hebdomadaire en langue allemande, la Hermannstädter Zeitung , des écoles primaires, des collèges et quatre établissements supérieurs en langue allemande, notamment une faculté de théologie évangélique, la religion des Saxons, et une importante vie communautaire des Saxons de Transylvanie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Sibiu).14. La complexe histoire de la Roumanie au XXe siècle et notamment la période monarchiste puis pré-fasciste et fasciste des années 1930-45, avec la Seconde Guerre mondiale, la collaboration d'une partie des Roumains au régime nazi allemand et la résistance d'une autre partie des Roumains, ont certainement laissé des traces dans l'histoire roumaine d'après la Seconde Guerre mondiale, comme pour tous les pays d'Europe, dont il serait caricatural de ne faire peser la responsabilité que sur l‘idéologie et la période communistes, finalement courte, dans un récit aussi très controversé jusqu'à aujourd'hui, avec des continuités certaines de l'histoire roumaine malgré les changements de régimes politiques. Il faut se souvenir d'une pauvreté et d'une ségrégation active et violente contre les Roms et les Juifs, avec pogromes périodiques, qui étaient courants dans la Roumanie dès les années 1920 (cf. Albert Londres, Le Juif errant est arrivé ), bien avant l'installation du fascisme de Ion Antonescu –autobaptisé le «Pétain roumain» pour son ralliement à l'Allemagne nazie– qui n'a fait que renforcer ces «prédispositions nationales». Il faut aussi se souvenir qu'à l'époque communiste après 1945, la Roumanie a essayé une voie indépendante, n'intégrant pas le Pacte de Varsovie, et refusant les «parachutés» de Moscou après la Seconde Guerre, quand la Roumanie est devenue communiste dans la partition établie à Yalta en 1945 entre «alliés» (les futurs adversaires de la guerre froide), pendant par exemple que la Grèce devenait membre de l'Otan en 1949. La vie a certainement été difficile de 1945 à 1990 en Roumanie, la pauvreté grande, de nombreux témoignages en attestent, mais la pauvreté n'était pas une réalité nouvelle et le pouvoir roumain n'a rien eu d'exemplaire, ni avant, ni pendant, ni après le communisme, comme la plupart des pouvoirs. On peut citer la conclusion de l'article récent sur Ceaușescu sur Wikipedia, un média occidental pas favorable au pouvoir communiste de ce temps: «Dans ce contexte, la société roumaine conserve de nombreuses traces de la période Ceaușescu: manque de confiance dans les autorités et la loi, fraude fiscale massive, réseaux mafieux, clientélisme, corruption, crainte d’utiliser la liberté d'expression chez certains citoyens. Lorsque les médias les interrogent, beaucoup de citoyens hésitent toujours à confier leurs sentiments envers l’ancien dictateur. Les opinions exprimées montrent d’importants clivages, Ceaușescu étant soit éperdument détesté, soit nostalgiquement regretté. Le débat, sensible, est revenu sur le devant de la scène, à la faveur d’une initiative du ministère du Tourisme roumain: réaliser et ouvrir au public un musée consacré au régime Ceaușescu. Il s’agit de l’ancienne caserne de Târgoviște, où le couple a vécu ses derniers jours avant son exécution. À titre d’exemple de ces distorsions mémorielles, selon une émission de France Info de 2019, 52% des sondés roumains estimeraient qu’ils vivaient mieux durant la période communiste qu’à présent, ce qui constitue une interprétation particulièrement réductrice de la nostalgie du communisme que peuvent éprouver des citoyens âgés de plus de 40 ans ayant bénéficié d’une bonne situation sous la dictature roumaine et n’ayant pas pu s’adapter à la transition économique qui a suivi, car en décembre 2006, soit 16 ans après la chute du régime, la Fondation pour une Société ouverte avait publié un sondage indiquant que les Roumains considèrent le communisme réel que le pays a connu, comme: • 12 % : une bonne idée aux conséquences globalement positives; • 41 % : une bonne idée mal appliquée aux conséquences globalement négatives (53 % considèrent donc l’ idéal communiste comme une bonne idée, mais cela ne signifie pas qu’ils estiment tous avoir mieux vécu au temps du communisme réel); • 34 % : une mauvaise idée aux mauvaises conséquences; • 13 % : autre chose ou ne sait pas. cf. Article entier Ceaușescu sur Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolae_Ceaușescu (lien à copier dans votre navigateur)
15. Il existe en effet une présence ancienne du jazz en Roumanie qui remonte aux années 1930, et on en trouve la mémoire dans l'équipe de Jazz Hot avec la participation d'un correspondant, Michel G. Andrico, à l'époque professeur à l'Académie royale de musique de Bucarest (premier article en 1935). On peut consulter les articles, comptes rendus et interviews d'artistes roumains –dont l'incontournable Johnny Raducanu, d'origine tzigane également, ce qui confirme l'importance des membres de cette tradition dans l'essor et le vie du jazz en Europe– mentionnés dans le rappel de ce qui a été publié dans Jazz Hot en fin de ce récit.
16. L'évolution de la Roumanie des trente dernières années a été également altérée par de nombreuses réalités: d’abord la présence de l'Otan est un facteur de guerre et de corruption, l'Ukraine nous le dit dramatiquement, et le peuple roumain y est déjà soumis au détriment de ses intérêts vitaux. Il n'est pas le seul peuple dans ce piège. Par ailleurs, l'arrivée de l'Union européenne a été, comme en Irlande et dans la plupart des pays aux revenus faibles qui s'y agrègent, un facteur de corruption à grande échelle –comme en témoignent les manifestations massives contre la corruption en Roumanie depuis 2017, inédites de cette ampleur dans l'Union européenne– une corruption favorisant par exemple un vrai trafic de main d‘œuvre (émigration massive) et le pillage des ressources locales (déforestation en particulier, et espaces naturels en général). Un bon polar télévisé, Du sang sur la forêt (Blutholz) , programmé sur Arte , synthétise les mécanismes de la corruption en Roumanie sous la férule des entreprises allemandes et de l'Union européenne, en Transylvanie justement, où les propriétaires ancestraux allemands/saxons d’avant le communisme, dont certains ont aussi pactisé avec lui, profitent de leurs implantations coloniales qui remontent au XIIe siècle réactivées par le cadastre local sous la pression de l'UE (cf. note 11). La réalité de 2023, comme partout dans l'Union européenne, n'est plus aussi favorable que dans le premier temps de l'arrivée massif des fonds européens, quand il s'agissait de séduire/conquérir les pays de l'Est pour les détacher de la Russie. Plus grave, la disparition des éléments ancestraux de cultures locales, roumaines, tziganes, hongroises, notamment musicales mais aussi artisanales, est analogue à celle des autres pays de l'Est (et même comme l'Irlande prise entre deux normalisations, européenne et américaine), qui ont eu à subir la normalisation de l'Union européenne comme contrepartie de leur adhésion. Le jazz et la culture en ont-ils bénéficié? C'est un débat entre Roumains, ce n'était pas, semble-t-il, l'avis de Johnny Raducanu (cf. l'article paru dans Jazz Hot n°501 ). Enfin, le bilan de la Roumanie, plus de trente ans après al fin du communisme, est aussi à apprécier en fonction d'une émigration massive qui saigne le pays –environ 20% de la population, les actifs, les pauvres, les Roms en particulier, les classes modestes ou moyennes qualifiées, comme les plus favorisés et très qualifiés qui partent en Europe de l'Ouest pour de meilleurs revenus. C'est le deuxième taux d'émigration du monde, derrière la Syrie (pour cause de guerre). Pour les artistes de la tradition de Django, ils s'installent parfois en France; on en connaît certains et de grand talent comme Florin Niculescu, Costel Nitescu, Ramona Horvath…
17. L'importante et brillante discographie de Milcho Leviev (1937-2019), en leader ou sideman, confirme que ce pianiste reste à découvrir pour la plupart des amateurs de jazz, cf. «Just Another Blues» de l'album Blue Levis. Chaîne YouTube de Milcho Leviev
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Le jazz dans les pays de l’Est et JAZZ HOT
Allemagne/Pologne/Tchécoslovaquie/Roumanie/Hongrie
- 1er Festival de jazz de Karlovy Vary (dont Stanislaw Kalwinski), Jazz Hot n°178, 1962
Lithuanie
Pologne - Bulletin de la Fédération internationale des Hot Clubs: … Pologne, Jazz Hot n°5, 1935 - Le marché des CDs en Pologne, De la piraterie au professionnalisme par Dionisy Piatkowski, Jazz Hot n°488, 1992 - Jazz Jamboree ’92/Varsovie par Dionizy Piatkowski, Jazz Hot n°495, 1992 - Warsaw Summer Jazz Days/Varsovie par Dionizy Piatkowski, Jazz Hot n°493, 1992 - Jazz Jamboree ’92/Varsovie par Dionizy Piatkowski, Jazz Hot n°495, 1992 - Scène polonaise: Jazz Jamboree-Varsovie, Festival de Kalisz, Poznan Jazz Fair par Dionisy Piatkowski, Jazz Hot n°522, 1995, - Varsovie Blues recording/Tomasz Szukalski/Piotr Wojtasik, Jazz Hot n°622, 2005
Roumanie - Duke Ellington par Michel Andrico (Académie Royale de Bucarest), Jazz Hot n°4, 1935 - De l'importance du thème dans le jazz hot par Michel G. Andrico, Jazz Hot n°6, 1935 - Essai sur l'élément harmonique dans le jazz hot par Michel G. Andrico , Jazz Hot n°11, 1936 - Teodora Enache, Philippe Duchemin Quartet, Johnny Raducanu à Bucarest, Jazz Hot n°602, 2003
Urss-Cei-Russie - Le bloc-notes de Jacques B. Hess: tournées du Département d’Etat américain en URSS et Pays de l’Est, Jazz Hot n°229, 1967 - 3e Festival de Cheboksary-Tchouvachie-Urss/Victor Dvoskin, Jazz Hot n°478, 1990
Tchécoslovaquie - DVD Rahsaan Roland Kirk In Europe 1962-1967, Milan, Prague, Jazz Hot n°641, 2007 - DVD Tok Tok Tok/Tokunbo Akinro/Mortein Klein/Jens Gebel/Christian Flohr, Bratislava 2005, Jazz Hot n°641 Compacts on line, 2007
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