Cabu au Caveau de La Huchette
pour une séance de dédicace,
3 décembre 2013 © Mathieu Perez
CABU
Un croqueur de swing tombé au champ d’humour
«J’aime le souffle de révolte qui a vu naître le swing et l’énergie qu’il dégage. J’ai toujours aimé ce qui conforte la joie de vivre, et surtout pas le jazz qui prend des accents de ballade et donne envie de se jeter dans la Seine.» (Cabu Swing, Les Echappés/Charlie Hebdo, 2013, p.74)
En mémoire des victimes de l'attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo: Elsa Cayat, Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Bernard Maris, Mustapha Ourrad, Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet
Il y a dix ans, lors des trois attentats du 7 au 9 janvier 2015, des intégristes islamistes assassinaient le 7 janvier en fin de matinée le dessinateur Cabu et sept membres de la rédaction de Charlie Hebdo, ainsi que quatre autres personnes, sans oublier les blessés traumatisés. L'un d’entre eux, Simon Fieschi, est décédé le 17 octobre 2024. A l’occasion des 90 ans de Jazz Hot, nous avons voulu nous souvenir de Cabu et marquer ces dix ans écoulés qui ont profondément transformé la société française et la planète jusqu'à banaliser au quotidien les manifestations de l'intolérance religieuse appuyée sur le pouvoir politique mondialisé de l’islam et sur les complaisances de nos pouvoirs politiques, également mondialisés, de sa tête en France jusque dans ses émanations partisanes d’une pseudo gauche. Qui aurait pu le penser en 2015 devant ce traumatisme collectif national que constituèrent ces assassinats politiques de masse? La liberté d'esprit érigée en mode de vie de Cabu et de ses copains s’est évanouie avec eux, «le cœur n’y est plus» comme on dit… Aux mois de mars et avril qui suivaient ce terrible début d'année, Jazz Hot s’entêtait à maintenir les festivités de son 80e anniversaire à la Fond’Action Boris Vian, malgré la tristesse, les inquiétudes et les mesures de sécurité. Ancien de Jazz Hot dans les années 1960, Cabu aurait sans doute participé à ces festivités. Il nous a manqué.
Cabu cultivait plusieurs amours en musique: Charles Trenet, le jazz hot, avec une prédilection
pour les big bands, en particulier celui de Cab Calloway, sans oublier la
musique classique qui, comme le jazz, accompagnait ses séances de travail. A l'instar de
certains amateurs de sa génération, il est resté fidèle au swing de sa
jeunesse où Sidney Bechet était une grande star française, au jazz festif et convivial qui a accompagné l’après-guerre, fréquentant avec gourmandise les clubs et les grands festivals des années 1960 à 2000 dont la programmation faisait encore une part respectable au jazz de la tradition. Sa curiosité avait étendu son écoute au bebop et au-delà, appréciant notamment Charlie Parker, même s’il trouvait qu’il «fait un peu trop de
notes»(1). Cabu fut également un messenger qui aimait partager sa passion du jazz avec les lecteurs des journaux
non spécialisés en jazz pour lesquels il travaillait, en particulier Charlie Hebdo, intégrant le jazz à l’art de la caricature, du dessin de presse, de la bande dessinée, apportant
ainsi une nouvelle dimension et une notoriété certaine à ces univers.
Jean Cabut est né le 13 janvier 1938 à Châlons-sur-Marne
(aujourd’hui Châlons-en Champagne). Son père, Marcel, professeur à l’Ecole
nationale supérieure des arts et métiers, est peintre amateur. Comme tous les enfants de la
Seconde Guerre mondiale, Jean grandit à partir de 1944 dans une atmosphère imprégnée de jazz, omniprésent dans la France fraîchement libérée par les troupes américaines. Ainsi, il entend à la radio, chez sa grand-mère paternelle, l’orchestre de Jacques Hélian (lead, 1912-1986)(2). Son attirance pour la musique va d’ailleurs aller croissant. Mais
c’est d’abord un don extraordinaire pour le dessin qui se révèle chez lui dès
l’enfance et qui sera la passion de sa vie, avec le journalisme. A l’adolescence, il fréquente avec sa mère
–amatrice de musique classique– les concerts organisés chaque mois au théâtre
municipal de Châlons par les «Jeunesses musicales de France», association d’éducation
populaire, créée à la Libération, qui programme des concerts classiques mais
aussi d’autres musiques. C’est ainsi qu’en 1952, à 14 ans, il assiste à un concert
de Jack
Diéval (p, 1920-2012). La même année, toujours dans le cadre des JMF, il écoute sans plaisir
Jacques Loussier reprendre Bach à la sauce jazzy. La vraie rencontre avec le
jazz et ses maîtres n’est pas pour tout de suite…
Après avoir créé un journal satirique au lycée, il publie, à 15
ans, sous le nom de «K-Bu», ses premiers dessins dans les pages locales de l’Union de Reims (avec lequel il
collabora jusqu’en 1961), mettant en images les séances du conseil municipal
de Châlons. Il se livre ainsi déjà à la caricature politique mais illustre
également des comptes-rendus de concerts,
comme ceux de Georges Brassens (1954) ou Jack Diéval (1955). Jean Cabut quitte
le lycée à 17 ans et s’installe à Paris, à la fin de l’été 1955, rue Beaujon (VIIIe arrdt.), pour intégrer un studio
de dessin spécialisé dans les emballages alimentaires. Parallèlement, il se
forme au dessin de nu académique à l’Ecole Estienne ainsi qu’à l’Académie
Julian et adopte son pseudonyme de «Cabu». La vie parisienne est bien sûr un
émerveillement pour le jeune provincial qui sur le conseil d'un ami se rend, à peine arrivé, au Caveau de La Huchette. Puis, chaque soir, il court à un spectacle
de music-hall voir Tino Rossi –l’idole de son père–, Edith Piaf, Maurice
Chevalier ou Charles Trenet(3), un chanteur très influencé par le jazz depuis les années 1930, auquel le
dessinateur vouera toute sa vie une grande admiration et qui a sans doute contribué
à sensibiliser son oreille à la note bleue. C’est à Fontainebleau –où vit
sa grand-mère– que Cabu assiste pour la première fois au concert d’un jazzman américain, Sammy
Price (p,voc, 1908-1992). Il se met alors à écouter du jazz new orleans de même que Fats Waller. En 1956, il se rend au Vel’d’Hiv(4) pour une démonstration des Harlem
Globetrotters(5) dont l’entracte est assuré
par Cab
Calloway. C’est le
coup de foudre, pour la vie! Le chef d’orchestre restera à jamais l’incarnation
même du jazz que Cabu chérit, débordant d’énergie et d’humour. Cabu débute alors
son apprentissage d’amateur, écoute la radio, suit les concerts parisiens de Lionel Hampton et de Duke Ellington. Sa discothèque est d’ailleurs le reflet de
ses sorties: Cab Calloway, Lionel Hampton, Count Basie, Duke... Dans les
décennies à venir, il reverra ces big bands sur scène à chaque fois qu’il en
aura l’occasion. Parallèlement, il commence à placer ses dessins dans des
titres de la presse nationale comme Ici Paris et Paris Match.
Le Caméléon par Cabu,
Jazz Hot n°182, 1962
La Guerre d’Algérie vient interrompre cette période stimulante
d’initiation. Jean Cabut est appelé sous les drapeaux pour vingt-sept mois
interminables entre mars 1958 et juin 1960. L’expérience le confronte à la
brutalité et la bêtise enrégimentées, éveillant la conscience politique de ce
jeune insouciant qui nourrira sa vie durant un antimilitarisme viscéral et un pacifisme
militant. Il trouve heureusement une échappatoire en étant affecté, durant les
dix derniers mois de son service, à l’hebdomadaire militaire Le Bled, où il brocarde la vie de
caserne tout en poursuivant ses collaborations avec la presse parisienne.
De retour à Paris, Cabu rencontre, par l’intermédiaire du dessinateur
Fred, François Cavanna qui s’apprête à lancer un mensuel d’humour avec son
complice Georges Bernier, bientôt rebaptisé «Professeur Choron». Hara-Kiri n°1 sort en kiosque en octobre
1960. Cabu y participe dès le n°3 de décembre et jusqu’au début des années 1970.
Outre les dessins satiriques, Cavanna envoie Cabu croquer les chanteurs et
fantaisistes des cabarets de la Rive Gauche. Ainsi naît la rubrique «Sur un coin
de nappe», où on retrouve Serge Gainsbourg, Georges Brassens, Jacques Brel,
Mouloudji… Le fan de Charles Trenet y trouve son compte. En 1961, à la faveur
d’une première interdiction de paraître pour «outrage aux bonnes mœurs», Cabu
rejoint la rédaction de l’hebdomadaire de bandes dessinées Pilote, dirigé par René Goscinny, le créateur d’Astérix; une autre collaboration de dix
ans. Il y crée son personnage fétiche du Grand Duduche, lycéen nonchalant et
maladroit. Mais comme avec Cavanna, Cabu se heurte au désintérêt de Goscinny
pour le jazz, lequel lui commande une série sur la génération des yé-yé (1965-1966), malgré le peu de goût du
dessinateur pour la variété et le rock.
C’est Jazz Hot qui lui donne enfin l’occasion de publier des dessins jazz à partir du n°177 de juin 1962 (cf.
Cabu & Jazz Hot) où paraît un portrait du trio Martial Solal/Guy
Pedersen/Daniel Humair. Cinq autres dessins
suivront sur une période de douze mois. En effet, Philippe
Koechlin(6) –qui dirige alors la
rédaction avec Robert Bodelet– écrit à Cabu, dont il apprécie le travail dans Hara-Kiri, lui demandant un dessin pour Jazz Hot, revue où les arts graphiques ont leur place depuis l'origine, du fait de la personnalité de Charles Delaunay, fils de peintres et lui-même artiste. Cabu arrive ainsi à la suite de Roger Chaput, André Morissard, Jean Boullet, Maurice Henry, Nory Compère, Jim Fou jusqu'à Siné, présent depuis 1960. Dans deux courtes bandes-dessinées («Une enquête Jazotte», n°183 et «De l’élévation sociale du musicien de jazz», n°184) Cabu fait preuve
de son art de la satire, mais c'est dans ses croquis de comptes-rendus en clubs, où il exerce
son œil aiguisé de caricaturiste, qu'il est le plus percutant, relevant par exemple la réprobation d'un touriste américain face à un couple mixte de danseurs (cf. reportage au Club St-Germain, n°188). Dans ses brefs commentaires
écrits, il sait aussi se montrer critique comme à propos de Maxim Saury au Caveau
de La Huchette: «Ce que l’on entend: très
bon quand l’orchestre joue le répertoire N.O. authentique, moins bon lorsque
Maxim sort ses partitions pour "improviser" sur un twist» (n°186)(7). En 1964, Cabu se procure un premier disque de Woody Herman qu’il a
découvert à la radio et qui est devenu l’un de ses chefs d’orchestres favoris. Il aura l’occasion de le croquer quelques années plus tard à Montreux et à
Nice. Cabu compte alors trois albums de chevet: celui de Woody Herman, un de Cab Calloway
et un autre de Lionel Hampton. Il ne semble pas avoir été un collectionneur acharné
de disques. Il écoute beaucoup le jazz à la radio, en particulier l’émission de
Frank Ténot et Daniel Filipacchi sur Europe
1, «Pour ceux qui aiment le jazz» (1955-1971) et celles de Philippe Adler sur RTL du début des années 1960 au
début des années 1980. Dès lors, les goûts musicaux de Cabu n’évolueront guère:
il est avant tout attaché au swing et en particulier aux big bands.
Le Club St Germain par Cabu, Jazz Hot n°188, 1963
Au gré des suspensions récurrentes d’Hara-Kiri, Cabu place ses productions (portant parfois sur le jazz)
dans d’autres titres de presse: Le Figaro, Paris Presse, Le Nouveau Candide et même Le
Monde en 1968 qui jusque-là n’avait jamais publié de dessins. La même
année, il participe à l’éphémère mensuel satirique L’Enragé (douze numéros), fondé au démarrage des événements de mai
par Jean-Jacques Pauvert. L’été est désormais pour Cabu synonyme de festivals de
jazz: il se rend en touriste à Juan-les-Pins mais toujours armé de ses crayons.
Il retire ainsi de ses séjours des reportages qui sont publiés par les journaux
qui l’emploient (Juan 1968 dans Pilote,
Lionel Hampton à Juan 1970 dans Le Figaro…).
En 1970, la version hebdomadaire d’Hara-Kiri,
interdite après la fameuse une raillant la mort du général De Gaulle, laisse
place à Charlie Hebdo où Cabu occupera
une double page complète chaque semaine jusqu’à la faillite du titre en 1982,
tandis qu’il délaisse Hara-Kiri mensuel. La bande à Charlie compte
peu d’amateurs de jazz en dehors de Siné, Georges Wolinski et Delfeil de Ton
qui collaborera lui aussi quelques temps à Jazz
Hot à la fin des années 1980. Pour autant, chaque été, la double page de
Cabu se couvre de fresques foisonnantes rendant compte de ses visites aux festivals
de Juan-les-Pins (Charlie Hebdo n°248, 1975), de Châteauvallon (dont il dessine l’affiche en 1977), de Montreux
(concert de Count Basie avec Ella Fitzgerald, Charlie Hebdo, n°454, 1979) et de Nice avec la Grande Parade du
Jazz à partir de 1974. Toujours incisif, Cabu en profite
pour épingler le sulfureux maire de Nice, Jacques Médecin, ce qui ne l’empêche
pas d’évoquer sur la même page le concert de Count Basie (Charlie Hebdo n°348, 1977). Pour Cabu,
les festivals sont un terrain d’observation privilégié où il peut approcher les
géants du jazz et découvrir des musiciens auxquels il ne se serait pas intéressé
spontanément comme Charles Mingus, Nina Simone ou Sun Ra qu’il verra en concert
à plusieurs occasions. Il gardera aussi le souvenir de Dizzy Gillespie à Nice
courant les différentes scènes du festival pour faire le bœuf avec les orchestres
de Count Basie, Buddy Rich et Lionel Hampton.
«A Antibes, pendant le festival, le jazz était partout: dans la rue, les campings, aux terrasses des restaurants (…). Je me souviens d’un grand hôtel, Le Provençal, avec un jardin qui descendait vers la mer, où l’on pouvait dîner avant le concert. Les musiciens étaient à table à côté de nous. Déjà, avant le concert, nous baignions dans le jazz. Ce grand hôtel, un palace des Années folles, qui a malheureusement été démoli depuis, accueillait tous les musiciens, et je les croisais aussi dans les couloirs ou au bar.» (Cabu Swing, Les Echappés/Charlie Hebdo, 2013, p.108)
«A Nice, le public se mêlait aussi aux musiciens. Dans les jardins de Cimiez, il y avait des buffets où les musiciens venaient se servir. On mangeait beaucoup de haricots rouges, comme à La Nouvelle-Orléans.
Etre entouré de musiciens était ce que je préférais à Nice, avec la diversité musicale qu’offraient les trois scènes. (…) Aujourd’hui, le festival des jardins de Cimiez a été déplacé vers la place Masséna, et ce n’est plus aussi bien. (…) D’une façon générale, je prends moins de plaisir à fréquenter ces festivals: il n’y a plus de grands orchestres, la plupart des musiciens me sont inconnus, et la programmation est trop tournée vers la salsa et la musique latine à mon goût. (…) Aujourd’hui, ces festivals ont poussé dans toute la France, mais la convivialité de ceux de la Côte dans les années soixante s’est envolée.»(8) (Cabu Swing, Les Echappés/Charlie Hebdo, 2013, p.118-121)
Cabu s’engage dans les combats de son époque. Depuis 1968, le carcan des valeurs traditionnelles dans les familles, les usines, la culture académique et les université se fissure, et les abus de
pouvoir sont qualifiés d'injustices tandis que la société de
consommation tourne à plein régime. Dans le sillage d’Hara-Kiri, Cabu participe au lancement de la revue écologiste La Gueule ouverte (1972-1980), fondée par le journaliste Pierre
Fournier, qui décède peu après. L’épouse de Cabu, Isabelle Monin reprend alors
la direction du journal. Jean et Isabelle ont un fils, Emmanuel (1963-2010) qui
se fera connaître comme chanteur sous le nom de Mano Solo. Ils divorcent en
1976; Cabu se remarie avec Véronique Brachet. A la même époque, il emménage à
Saint-Germain-des-Prés à proximité des clubs de jazz. En 1975, il dessine
l’affiche pour une campagne visant à abolir la justice militaire et illustre le
livre-réquisitoire de Mireille Debard et Jean-Luc Hennig, Les Juges kaki qui sort en 1977. Ils auront gain de cause: l'institution est supprimée en 1982. En outre, pendant
près de vingt ans (1975-1993), Cabu réalise gratuitement les unes du journal de
l’association L’Union pacifiste, tandis que ses dessins antimilitaristes dans Charlie lui valent plusieurs condamnations.
A l’arrêt de Charlie Hebdo en janvier
1982, Cabu rejoint en mars le Canard
Enchaîné, s’orientant ainsi davantage vers la caricature politique. Parallèlement,
sa participation à l’émission pour enfants «Récré A2» (Antenne 2, 1979-1989) fait de lui une figure populaire.
Cabu tient son amour du jazz à distance de la politique. Il a bien
sûr conscience de sa force émancipatrice et revendicative depuis Louis Armstrong, mais c’est avant
tout pour lui un refuge, une bulle de bonheur. Le jazz qu'il aime possède une dimension ludique ce qui le garde éloigné du free jazz qu'il juge trop «politique» et «intello»(1) ainsi qu'impropre à la danse. Cabu n'est toutefois pas complètement fermé à ceux qui
l’incarnent.
Toujours prompt à glisser un dessin jazz dans les médias où il
travaille, Cabu réalise en direct pendant l’émission «Droit de réponse» (Michel Polac, TF1,
1981-1987), en avril 1984, un dessin rendant hommage à Count Basie qui vient de
s’éteindre. L’année suivante, il surmonte sa peur de l’avion pour effectuer un
premier voyage aux Etats-Unis, sur la Côte Ouest, et assiste à un concert du
Count Basie Orchestra à San Francisco.
En janvier 1991, un nouveau journal satirique fait son apparition, La Grosse Bertha, lancé par
Jean-Cyrille Godefroy, en opposition à la Guerre du Golfe. Cabu est de
l’aventure mais quitte le navire un an plus tard, entraîné par Philippe Val. Ensemble,
ils décident de relancer Charlie Hebdo (avec Cavanna mais sans Choron). En 1994, Cabu y saluera la disparition de son
favori de toujours, Cab Calloway (n°126). L’amateur de swing a le blues: «Le
jazz, pour moi, aujourd’hui, est un cimetière.»(1) Il n’en continue pas moins à savourer dans les clubs parisiens le plaisir du jazz live, qu’il préfère à celui des
disques, aimant son côté spectaculaire, visuel, gestuel, scrutant l'expressivité artistique du son, en rapport avec les expressions des visages, postures physiques et les interactions entre les musiciens et les danseurs. Il fréquente entre autres La Villa, le
New Morning, le Petit Journal Montparnasse, le Méridien, le Sunset, le Duc des
Lombards, va à la rencontre de jazzmen de styles différents comme Steve
Coleman, Michel Petrucciani ou Didier Lockwood. Pour autant, ce sont les
représentants du swing qui ont encore sa préférence. Leur repère est le
mythique Caveau de La Huchette où Cabu immortalise notamment le quatre mains au
vibraphone entre Lionel Hampton et Dany Doriz ou les venues de Duffy
Jackson, ancien batteur de Basie. Il s’enthousiasme aussi pour Wynton
Marsalis à Marciac.
Entre 1997 et 2003, Cabu réalise une quarantaine de pochettes noir
et blanc pour la série d’anthologies sur double CD, «Cabu Masters of Swing»,
dirigée Christian Bonnet et compilée par Claude Carrière. La
collection est éditée successivement par les labels Média 7, Musisoft puis Next
Music, tandis que trente-huit de ces dessins sont repris dans un coffret 4 CDs, Le Jazz de Cabu (Nocturne, 2005). Une seconde série, en couleurs, d’une vingtaine de volumes, «Jazz
Masters Cabu» sort entre 2006 et 2012 chez Nocturne puis BDJazz. En 2010, Cabu illustre également un volume de la collection «BD Jazz» consacré à Cab Calloway (édité par BD Music, texte de Jean-François Pitet). Au début de la décennie qui s'ouvre, il réalise les visuels –des scènes de
la vie parisienne– de la collection «From Paris With Jazz» (Plus Loin Music),
une série de compilations thématiques. Il offre aussi généreusement ses dessins
à ses amis musiciens comme Christian Bonnet (Patoon & The Black Label Swingtet, 2010, Swing Land) et Dany
Doriz (Dany Doriz Big Band avec Manu
Dibango, 2014, Frémeaux & Associés). Enfin, il tient une chronique
hebdomadaire sur la radio TSF Jazz où
il rapporte des anecdotes et fait part de ses avis. En 2013, il publie deux beaux livres: Cabu New York (Editions Les Arènes) qui rassemble des dessins réalisés durant ses différents voyages à Big Apple –notamment ceux relayant les activités de la Jazz Foundation et ses
Monday Night Jam sessions–, ainsi que Cabu Swing: Souvenirs et carnets d'un fou
du jazz, (éditions Les Echappés/Charlie Hebdo) qui réunit ses
dessins de presse, croquis et esquisses consacrés au jazz sur cinquante ans de
carrière: un témoignage unique sur la scène jazz en France, agrémenté de souvenirs et de
commentaires entre nostalgie, amertume sur l’état du jazz d’aujourd’hui et
curiosité renouvelée.
«Certes, j’achète toujours les disques des mêmes artistes, mais, de temps en temps, je prends autre chose, pour voir. C’est comme ça que j’ai acheté un disque de Roy Hargrove, et je n’ai pas été déçu. Dès qu’un musicien est en big band, je suis séduit, mais il y a tout de même des grands orchestres avec lesquels je peine. Carla Bley, par exemple, même si sa musique est joyeuse et empreinte d’humour, ne m’émeut pas.» (in Cabu Swing, Les Echappés/Charlie Hebdo, 2013, p.145)
Les
coups de règles juridiques sur les doigts de l'indiscipliné moqueur ne
seront rien à côté de la répression barbare et fatale des islamistes,
ennemis jurés de la liberté d'expression et de l’art. En septembre 2005,
le quotidien danois Jyllands-Posten publie douze caricatures
de Mahomet et fait, pour crime religieux de blasphème, l'objet de menaces et manifestations islamistes
à Copenhague, tandis que le Danemark subit des pressions de
plusieurs Etats musulmans et de leur population. En solidarité, d'autres journaux
reprennent ces caricatures, en Belgique, en Allemagne et en France où,
en février 2006, Charlie Hebdo les accompagne d'autres dessins de
sa propre création et d'une couverture de Cabu représentant le
prophète, un interdit absolu dans l’islam. S’en suit un procès pour
blasphème intenté
par des associations musulmanes qui seront déboutées. En réaction, les
locaux de
l’hebdomadaire sont incendiés en 2011 avec l’approbation tacite des
communautaristes (qu’on n’appelle pas encore «wokes» et du monde religieux unanime qui ne tolèrent pas plus le blasphème que la laïcité) qui accusent Charlie de heurter les sensibilités et
même de racisme.
Cible désignée, la rédaction de Charlie Hebdo, bénéficiant d'une protection légère à la mesure de la prise de conscience des pouvoirs politiques, est attaquée le 7
janvier 2015 par le terrorisme islamiste qui abat douze personnes dont
huit membres de l’équipe: les dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous,
Wolinski, la psychanalyste Elsa Cayat, l'économiste Bernard Maris et le
correcteur Mustapha Ourrad. En mars 2015, l’association américaine d’écrivains,
Pen Club International, annonce décerner aux survivants de Charlie Hebdo le prix du courage et de la liberté d'expression. Une
pétition signée par plus de deux cents écrivains américains (majoritairement
«de gauche») s’y oppose, estimant que Charlie a infligé souffrance et humiliation à la minorité musulmane de France,
intervertissant victimes et bourreaux, justifiant le terrorisme religieux comme d'autres aujourd'hui. L'écrivain Salman Rushdie, lui même sous le coup d'une fatwa depuis 1989, est l’un
des rares à défendre l’attribution de ce prix. On connaît la suite mortifère de ce mauvais feuilleton dans ce qu'on appelle encore par abus de langage «les démocraties occidentales»… qui aboutit de manière aussi implacable que logique à une année d'antisémitisme en France et dans ce monde occidental (et pas seulement) en 2024.
Enfant du XXe siècle, Cabu a aimé le jazz de la Libération, et la liberté que cette musique porte dans son essence du fait de sa réalité. A la fin de sa vie, il se désolait à juste titre d’un monde où le jazz n’avait plus sa place. Cabu est mort dans son combat pacifique, sans avoir voulu peiner qui que ce soit, sans même imaginer que s’exprimer, débattre, avec des mots, avec des dessins ne sont pas des valeurs universelles et partagées. Le XXIe siècle des fanatismes, commencé un 11 septembre 2001, a brutalement effacé Cabu qui illustrait le joli propos de Jacques Prévert: «… essayer d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple.»
Jérôme Partage et L'équipe de Jazz Hot
Photo Mathieu Perez
© Jazz Hot 2025
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Le Caveau de La Huchette par Cabu,
Jazz Hot n°186, 1963
1. In Cabu Swing: Souvenirs et carnets d'un fou du jazz, Editions Les Echappés/Charlie Hebdo, Paris, 2013.
2. Associant
musique jazzy et chansons à sketches à la façon de l’orchestre de Ray Ventura (toujours
en vogue après-guerre) dont il est issu, Jacques Hélian est à la tête d’une des
formations phares de la Libération, dont l’indicatif, «Fleur de Paris» (Maurice
Vandair/Henri Bourtayre), marque la période. Il est représentatif, avec Charles Trenet notamment, de cette variété française très influencée par le jazz.
3. Charles Trenet écrit dans Jazz Hot n°15
(juillet-août 1947): «J’adore la musique, toute la musique. (…) Si ma
préférence semble me porter vers le jazz, c’est que je suis devenu un
artisan de la chanson, et que j’ai emprunté au jazz ses rythmes qui
servent de fond à ma poésie. Fatalement, j’ai vécu dans le milieu jazz,
parce que l’ambiance de mon travail m’y obligeait, ce que je ne regrette
pas. Cela m’a permis de connaître et d’apprécier des artistes comme
Reinhardt, Chauliac et Ekyan, pour ne citer que ceux-là. Et puis le
jazz, c’est de la jeunesse, avec tout ce qu’elle comporte
d’emballements, de rêves ardents et d’erreurs.»
4. Des années plus tard, en 1967, Cabu réalisera une série de dessins illustrant la rafle de juillet 1942 pour l’hebdomadaire Le Nouveau Candide. Ils ont été rassemblés dans l’ouvrage Cabu: La Rafle du Vel d’Hiv (Tallendier, 2022).
5. Cette équipe afro-américaine de basket-ball originaire de
Chicago, créée en 1927, est réputée pour ses matchs d’exhibition
spectaculaires donnés à travers le monde. Son indicatif est «Sweet
Georgia Brown».
6. Philippe Koechlin recrutera également Cabu à la création de Rock & Folk en 1966 (qui est d’abord un hors-série de Jazz Hot)
mais en le cantonnant à la variété française... Par la suite, Cabu
suggèrera à René Goscinny d’ajouter une rubrique jazz à Pilote et lui
présentera Philippe Koechlin qui écrira quelques chroniques.
Curieusement, Cabu n’en sera pas l’illustrateur.
7. Les dessins de Cabu, et les pages de Jazz Hot en général, témoignent du dynamisme de la scène jazz parisienne en ce début des années 1960.
Ironie de l'histoire pour Cabu l'antimilitariste, le départ des bases
américaines entre 1966 et 1967, suite à la décision de Charles de Gaulle
de retirer la France du commandement intégré de l'OTAN, participera à
réduire cette vitalité jazzique, née avec l'arrivée des troupes alliées
en 1944 et déjà fragilisée par les mutations inhérentes à la société de
consommation (télévision, rock & roll, variétés yéyé et autres...) qui ne feront qu'aggraver la
situation des clubs sur les décennies suivantes.
8. En effet, l’affaiblissement progressif de la teneur en jazz des festivals déplorée par Cabu est directement liée à la politique protectionniste et clientéliste mise en place par Jack
Lang, ministre de la Culture de François Mitterrand (1981-86, 1988-93) qui a
favorisé par des subventions la
programmation du «jazz français» et européen, des musiques dites «créatives et improvisées», marginalisant aussi les musiciens français restant dans le jazz de la tradition (cf. éditorial du n°563-1999 en soutien à Claude Bolling victime d'un véritable procès de Moscou médiatique). Un des exemples parlants de l'éviction des musiciens américains est la fin de la très réputée Grande Parade du Jazz de Nice (George Wein et Simone Ginibre) liquidée en 1994 (cf. Jazz Hot n°510-1994) après vingt ans de succès. La musique dite créative et improvisée a fini de tarir le public jazz, après les musiques de consommation (yé-yé, rock & roll...) et la musique contemporaine. Quant à l'esprit de convivialité décrit par Cabu, le jazz n'étant souvent plus qu'une étiquette pour attirer les touristes l'été et satisfaire la mégalomanie des édiles locaux: les concerts programmés par les collectivités territoriales n'ont plus pour but que d'attirer le maximum de spectateurs afin de rentabiliser leur politique de communication.
SOURCES Site internet de Cabu: https://cabu-officiel.com Cabu Swing: Souvenirs et carnets d'un fou du jazz, Editions Les Echappés/Charlie Hebdo, Paris, 2013
CABU & JAZZ HOT:n°177-1962: portrait du trio Martial Solal/Guy Pedersen/Daniel Humair n°182-1962: reportage au Caméléon avec le trio Michel Hausser/Michel Gaudry/Charles Soudrais) n°183-1963: bande dessinée «Une enquête Jazotte» n°184-1963: bande dessinée «De l’élévation sociale du musicien de jazz» n°186-1963: reportage au Caveau de La Huchette avec Maxim Saury et Moustache n°188-1963: reportage au Club St-Germain avec Nathan Davis, Jimmy Gourley, René Urtreger, Michel Gaudry et Kenny Clarke n°465-1989: chronique du livre Charles Trenet: Le Siècle en liberté de Richard Cavanno, illustré par Cabu n°648-2009: chronique du livre 60 ans de Jazz au Caveau de La Huchette, présenté par Cabu n°663-2013: compte-rendu «Cabu fait son jazz!» n°666-2013: compte-rendu Cabu dédicace Cabu Swing au Caveau de La Huchette n°668-2014: article sur la Jazz Foundation of America avec un dessin de Cabu
n°668-2014: chronique des livres Cabu Swing et Cabu New York n°670-2015: éditorial: Solidarité avec Charlie Hebdo n°670-2015: hommage à Cabu
Dans JAZZ HOT: • N’hésitez pas à activer les moteurs de recherches et index dans Jazz Hot pour retrouver les articles sur les musiciens, les dessins depuis 1945, les liens dans le texte n’étant que très parcellaires… https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=2105317 • Retrouvez les numéros de Jazz Hot cités, par année:
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