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Jazz Records 
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JAZZ RECORDS
• Chroniques de disques en cours •

Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd'hui. Elles sont en libre accès.
4 choix possibles: Chroniques en cours (2024), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2024 sur internet), Jazz Records/chronologique (2010 à 2024 sur internet), Hot Five de 2019 à 2023.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique.
Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662).
On peut les lire dans les éditions papier disponibles à la vente depuis 1935 dans notre boutique.


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NOUVEAU! 
Jazz Hot est passé en moins de 15 ans d'une revue papier à un centre de documentation multi-médiatique avec du texte, des photos, du son, des vidéos, des liens, des index, des sommaires détaillés pour guider vos curiosités et recherches sur un siècle de jazz dans Jazz Hot, prolongeant notre vocation originale: la promotion du jazz de culture ou jazz hot, comme on disait alors, un art majeur né au XXe siècle. Parmi d'autres rubriques (articles, interviews, discographies, etc.), nous nous attachons à vous en faire découvrir l'actualité discographique disponible pour tous sur un support durable, le disque, l'outil indispensable de sa mémoire, de sa transmission et du libre choix des amateurs de jazz depuis le premier jour.
L'évolution de la réalité artistique du jazz post-covid 19 a confirmé les craintes que nous formions depuis la fin des années 1960, et particulièrement depuis les années 2000, d'une atteinte à la culture en général, la création et la liberté. L'indépendance des artistes et des producteurs du jazz, les échanges internationaux et le respect de la source afro-américaine (musique live aussi bien qu'enregistrée), le respect du disque comme support essentiel à la création, ne sont plus du tout ce qu'ils ont été, en dépit des efforts de quelques résistants, la consommation éphémère dictée par les pouvoirs prenant le pas sur la culture d'essence populaire, sur l'expression libre d'un présent fruit de la richesse d'un échange entre passé et avenir.
C'est pourquoi depuis 2023, dans une production noyée artistiquement et commercialement dans la consommation de masse, et pour le secteur du jazz qui a perdu beaucoup de ses codes essentiels et son indépendance durement acquise au XXe siècle, nous avons recentré notre attention sur les disques qui proposent une musique fidèle à l'esprit et à l'essence du jazz, délaissant beaucoup de produits étiquetés «jazz» mais n'en ayant qu'au mieux la surface, le vernis. Du fait d'une sélection plus exigeante, nos évaluations traditionnelles –distinctions: indispensable, sélection, découverte, curiosité, sans distinction
, perdent leur pertinence. La sélection d'un disque par Jazz Hot est déjà le signe de son appartenance à l'univers du jazz. Il faudra alors lire les chroniques pour leur contenu en matière de musique et d'artistes de jazz.
Nous continuerons à vous préciser si c'est une Nouveauté ou une Réédition, le reste de l'information sera dans le texte, d'autant que nous apportons déjà les renseignements techniques disponibles les plus complets dans les notices sous le titre (thèmes, formations, références, etc.). Bonne lecture!

2024 >
A Toshiko Akiyoshi B Pat Bianchi Black Art Jazz Collective/Wayne Escoffery/Jeremy Pelt Vincent Bourgeyx/David Prez Julien Brunetaud  Betty Bryant   Clora Bryant C Nikos Chatzitsakos Cédric Chauveau Esaie Cid/Emmanuel Pi Djob/Trocadéro Jazztet Giuseppe Cucchiara D Lucien Dobat Joris Dudli E Wayne Escoffery/Jeremy Pelt/Black Art Jazz Collective F French Blues All Stars/Youssef Remadna G Lukas Gabric Rosario Giuliani Vanisha Gould/Chris McCarthy • H Louis Hayes I Diego Imbert/Adrien Moignard J Alain Jean-Marie/André Villéger K Wynton Kelly/Wes Montgomery Trio L Olivier Lalauze/Way Out Trio Les Oracles du Phono   Tcha Limberger/The Viper Club M Roberto Magris (High Quote) Roberto Magris (Love Is Passing Thru) Fabien Mary/Vintage Orchestra Chris McCarthy/Vanisha Gould Mulgrew Miller Adrien Moignard/Diego Imbert Wes Montgomery/Wynton Kelly Trio Boots Mussulli N Julien Ndiaye Florin Niculescu P Jeremy Pelt/Wayne Escoffery/Black Art Jazz Collective Emmanuel Pi Djob/Esaie Cid/Trocadéro Jazztet David Prez/Vincent Bourgeyx Q Alvin Queen R Youssef Remadna/French Blues All Stars Jim Rotondi Julien Routtier S Philippe Soirat Super Nova 4 T The Afro-Semitic Experience The Viper Club/Tcha Limberger Trocadéro Jazztet/Esaie Cid/Emmanuel Pi Djob V André Villéger/Alain Jean-Marie Vintage Orchestra/Fabien Mary W Way Out Trio/Olivier Lalauze 

© Jazz Hot 2024

Louis Hayes
Artform Revisited

Tour de force, Milestones, My Little Suede Shoes, You're Looking at Me, Ruby, Cheryl, Ray's Idea, A Flower Is a Lovesome Thing, Dewey Square, G
Louis Hayes (dm), Abraham Burton (ts, except°), Steve Nelson (vib, except*), David Hazeltine (p), Dezron Douglas (b)
Enregistré le 25 janvier 2024, Paramus, NJ
Durée: 50’ 27”
Savant Records 2218 (www.jazzdepot.com/Socadisc)

La légende Louis Hayes, 87 printemps et une incroyable carrière de 74 années (vous avez bien lu) derrière lui dans le jazz hot, commencée à Detroit, MI, sa ville de naissance aussi «résistante» que lui, continue avec la régularité, le cœur et le drive qu’on lui connaît de nous offrir de magnifiques enregistrements sur le bon label Savant qui poursuit, malgré l’époque, son chemin de producteur du jazz in the tradition. Comme quoi, c’est possible! Pour mémoire, il faut rappeler que Louis Hayes vient de nous donner sur ce même label Exactly Right! (Savant, 2022), Crisis (Savant, 2021), Serenade for Horace (Blue Note, 2017) et que nous avions pu découvrir en 2019 un inédit: Louis Hayes/Junior Cook Quintet, At Onkel Pö's (Jazzline PÖ, 1976).
Dans Artform Revisited, le batteur reconduit la formation qui a fait merveille dans les précédents Exactly Right! et Crisis, bien sûr des plus «jeunes» que lui, mais des musiciens déjà accomplis, déjà des aînés aux parcours brillants dans le jazz. Comme à son habitude, Louis Hayes propulse avec l’énergie de son jeu de cymbales et ses relances aux caisses ou ses ponctuations de charleston, dans la tradition du bebop dans laquelle il est né au jazz. Il ne cherche ni à surprendre, ni à inventer un nouveau langage; comme il l’annonce en titre, il revisite son monde inépuisable sur le plan de l’imagination, de la création, et il a choisi avec soin un répertoire où se côtoient Charlie Parker, Dizzy Gillespie, John Lewis, Bobby Troup, Ray Brown, Billy Strayhorn, lui-même et l’indispensable Dezron Douglas (1981), le benjamin, le complice. La musique évoque d’autres grands artistes: évidemment Sonny Rollins, non seulement par le répertoire mais aussi par les arrangements et la belle sonorité d'Abraham Burton (1971) en particulier. Steve Nelson (1954, Kenny Barron, James Spaulding, Jackie McLean, Johnny Griffin, Bobby Watson, Lewis Nash…) apporte avec talent et le classicisme de son jeu perlé la nostalgie de Milt Jackson. David Hazeltine (1958), remarquable accompagnateur, fait partie de la génération du hard bop, qui prolonge l'Artform, qu’il a toujours honoré avec l'équipe de One for All entre autres (Eric Alexander, Joe Farnsworth…). Il fait partie des fidèles de Louis Hayes, présent déjà avec Peter Washington ou Steve Nelson sur ses premiers enregistrements en leader dans les années 1990 (The Classic Trio, Sharp Nine; A World for Her, Cris Cross).
C’est un plaisir de retrouver cette fine équipe, attentive autour d’un Ancien aussi jeune, toujours soucieux d’illustrer avec constance et un tel art de la nuance, la grande épopée du jazz, ici celle de l’époque dans laquelle il a grandi, sans aucune complaisance avec une fausse modernité, car cette musique est maintenant éternellement moderne. Le texte de pochette écrit à quatre mains avec Maxine Gordon, l'épouse de Dexter dont elle a donné une biographie et l'activiste du jazz, est à l’image de cette belle production, direct, simple et précis sur ce qui lie ce grand artiste avec le label Savant de Barney Fields. Il raconte l’enthousiasme créatif qui pourrait être pour les générations actuelles une leçon de musique et de vie sur cet Artform que Louis Hayes révère et enrichit. Le blues final, «G», est comme le rappel de ce qui fonde le renouvellement perpétuel de cet Artform...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2024

Les Oracles du Phono
Live à la Vieille Orléans

Birmingham Breakdown, Michigander Blues, To Bix, I Never Knew What a Gal Could Do, Delta Bound, Tozo!, Mabel's Dream, Original Charleston Strut, Bombay, In a Jam, Cryin for the Carolines, Do Something, Lulu's Back in Town*
Nicolas Fourgeux (as,ts,cl,arr), Michel Bonnet (tp), Benoît de Flamesnil (tb), Nicolas Montier (bs,arr), Christophe Davot (bjo,voc*), Stan Laferrière (dm,arr)
Enregistré live le 13 décembre 2021, Orléans (Loiret)
Durée: 53’ 59’’
Autoproduit (www.ledijonnais.com)

Fondé en 2011 par le saxophoniste et clarinettiste Nicolas Fourgeux, l’orchestre new-orleans/mainstream Les Oracles du Phono, après un premier disque enregistré en 2013, Cryin’ for the Carolines (Frémeaux & Associés), propose un second opus, Live à La Vieille Orléans, enregistré dix ans après sa création. Né à Montbard, près de Dijon, en 1981, Nicolas Fourgeux a étudié le saxophone classique à partir de 9 ans et découvre le jazz à 18 ans. Il se met alors à fréquenter les festivals et fait la connaissance de Daniel Huck qui va l’aiguiller dans son parcours. Après quelques années de pratique du jazz, il décide de passer par le Conservatoire de Dijon (2007-2013) et joue pendant quatre ans au sein de son big band. Il fait en 2011 une seconde rencontre importante, celle de Nicolas Montier. Après le lancement des Oracles du Phono –avec notamment Daniel Huck, Stan Lafferière et Jacques Sallent (cnt)–, Nicolas Fourgeux grave un premier disque sous son nom, Feedin' the Bean (2015, autoproduit), un hommage évident à Coleman Hawkins, auquel participe Nicolas Montier.
Ce dernier a depuis rejoint Les Oracles du Phono, entièrement renouvelés, à l’exception de Stan Laferrière qui y tient toujours les baguettes. Le live permet d’emblée d’apprécier la bonne énergie swing de l’orchestre qui ouvre l’album avec un tonique «Birmingham Breakdown» (Duke Ellington) servi par six excellents musiciens. Nicolas Fourgeux possède un jeu aérien (solo plein de lyrisme sur «Michigander Blues» de Jabbo Smith) bien dans l’esprit. On apprécie aussi son joli vibrato à la clarinette («Delta Bound» d’Alexander Hill). Au saxophone basse, Nicolas Montier dialogue avec les autres soufflants en leur donnant un relief supplémentaire et intervient aussi en solo avec verve («Tozo!» de Fletcher Anderson). Michel Bonnet apporte à la trompette ses couleurs cuivrées façon New Orleans et ses éclats armstronguiens qui relèvent encore davantage les saveurs («Original Charleston Strut» de Thomas Morris). Le subtil Benoît de Flamesnil est son parfait complément, s’exprimant avec beaucoup de profondeur au trombone («To Bix», un original de Stan Laferrière). La rythmique est solidement tenue par Christophe Davot au banjo qui donne un surprenant solo sur «Cryin for the Carolines» (Harry Wallen). De même, Stan Laferrière confirme sa vrombissante efficacité qu’il sait adapter à différents contextes comme l’orientalisant «Bombay» (Tiny Parham). Un live qui donne l’envie de découvrir ces Oracles du Phono sur scène où cette musique prend toujours une dimension festive.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Giuseppe Cucchiara Quartet
Music for Your Soul

Fill the Holes Pass the Ball, Mogadishu, A New Set of Changes, Drum Interlude, Leonida, Music for Your Soul, For George Floyd, Bass Outro
Giuseppe Cucchiara (b), Ben Solomon (ts), Chris McCarthy (p), Adam Arruda (dm)
Enregistré live le 20 mars et le 17 avril 2023, Ornithology Jazz Club, Brooklyn, NY
Durée: 49’ 44’’
Fresh Sound New Talent 672 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Fresh Sound New Talent –label favorisant les découvertes– nous envoie de bonnes nouvelles de New York: ça bouge dans la nouvelle génération! Preuve en est cet album rafraîchissant du contrebassiste sicilien Giuseppe Cucchiara, âgé de 30 ans, partie prenante de la scène jazz de Big Apple depuis 2018 et que nous avions déjà repéré dans les Live at the Flat in Greenwich Village de son excellent compatriote Rossano Sportiello. Fils d’un contrebassiste classique également amateur de jazz, celui-ci l’a encouragé à s’initier à plusieurs instruments jusqu’à ce qu’à 16 ans il se détermine pour la basse. Deux ans plus tard, il commençait déjà à jouer et enregistrer auprès d'une batteur d'expérience, Stefano Bagnoli, qui depuis 1978 a accompagné, entre autres, Paolo Fresu, Gianni Basso, Andrea Pozza... En 2015, Giuseppe obtient une bourse pour étudier à Berklee et, en 2017, il effectue une tournée à travers l’Italie à la tête d’un trio réunissant Stefano Bagnoli et Dado Moroni avec lesquels il avait précédemment gravé un premier disque en leader: Cookin’ Hot (2014, Abeat Records). Son diplôme en poche, il s’installe à New York tout en poursuivant son apprentissage auprès de Ron Carter qui le prend sous son aile pendant quatre ans. Il a depuis joué avec la crème du jazz new-yorkais: Rodney Green, Jeb Patton, Harry Allen, Joe Farnsworth, Neal Smith…  
Ses partenaires, qui ont tous la trentaine, forment autour de lui, un quartet plein d’une énergie puisée dans le pot commun des maîtres du jazz, en créant leur propre couleur et pour Giuseppe, ses propres compositions. Originaire de Chicago, le ténor Ben Solomon s’est installé à New York en 2012 où il est entré dans le groupe de Wallace Roney, une expérience de cinq années très formatrices qui a compté plusieurs passages en France (cf. compte-rendus dans Jazz Hot n°674 et 679). Il a également joué avec Chick Corea, Ben Wolfe et Aaron Parks. Venu de Toronto, le batteur Adam Arruda est notamment passé par le Brubeck Institute (University of Pacific, CA) et Berklee. Lui aussi new-yorkais d’adoption, aligne des collaborations flatteuses: James Moody, Phil Woods, Orrin Evans, Greg Osby, Jeremy Pelt, Dave Kikoski… Enfin, nous avons récemment présenté le pianiste Chris McCarthy.
Music for Your Soul propose sept compositions de Giuseppe Cucchiara, captées sur le vif d’un live à l’Ornithology Jazz Club de Brooklyn, dont la scène paraît ainsi promise aux boppers. Malgré l’omniprésence de Ben Solomon, c’est d’abord la section rythmique qui retient l’attention et en particulier Adam Arruda. Outre son «Drum Interlude», un solo de deux minutes (seul titre qui n’est pas du leader), son drive d’enfer fait merveille sur «Leonida» ou «Fill the Holes, Pass the Ball» où il donne un autre très bon solo. Sur ce même thème, Chris McCarthy tricote des notes tourbillonnantes de swing. On a surtout plaisir à retrouver son jeu aéré et percussif comme sur «Music for Your Soul». Giuseppe Cucchiara est un bassiste avec une belle profondeur de jeu («A New Set of Changes») dont on peut apprécier les notes charnues sur le dernier titre en solo: «Bass Outro». Quant à Ben Solomon, il est la locomotive du quartet galvanisé par le soutien d’Adam Arruda. L’attaque mordante du bassiste dès les premières mesures de «Fill the Holes, Pass the Ball» remplit l'espace. Sa vélocité dans ses longues prises de parole («Mogadishu», «Leonida», «Music for Your Soul»…) contraste avec ses interventions, plus posées, sur la ballade «For George Floyd», un hommage à la victime d'une bavure policière de plus qui avait remué les consciences en 2020.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Roberto Magris
Love Is Passing Thru

Hair Bea Knee Calls, Two-Sided Love+°*, Love Has Passed Me By Again+°*,
You Don’t Know What Love Is*, Mi sono innamorato di te°*, Estate°*,
In the Days of Our Love, Love Came+, Jitterbug Waltz*, Orson°*, Lush Life (take 1),
Lush Life (take 2), Ontet°*
Roberto Magris (p), Ettore Martin (ts)+, Danilo Gallo (b)°, Enzo Carpentieri (dm,perc)*
Enregistré le 26 janvier et le 1er février 2005, Cavalicco, Italie
Durée: 1h 09’ 27’’
JMood 023 (https://jmoodrecords.com)

La plupart des albums de Roberto Magris parus ces dernières années (et chroniqués dans Jazz Hot) ont été enregistrés aux Etats-Unis à l’occasion des différents séjours qu’il y a effectués entre 2007 (Kansas City Outbound, PCAMI) et 2019 (Duo & Trio: Featuring Mark Colby, JMood). C'est donc une sorte de road movie musical, un récit de ses rencontres avec la terre de naissance du jazz. Ce à quoi il faut ajouter le live avec Herb Geller (An Evening With Herb Geller & the Roberto Magris Trio, JMood) capté en 2009 lors d’une tournée en Europe centrale, autre destination des voyages musicaux de ce globe-trotter. Depuis le covid et l’effondrement des échanges transatlantiques qui l’a suivi (cf. la programmation «nationalisée» en Europe depuis 2020, à de rares exceptions près, comme le Festival Jazz ’n Fall de Pescara en 2024…), le pianiste de Trieste, sensible à ce climat négatif, avait suspendu son activité internationale qui n’a repris que cet automne (cf. Hot News). En attendant ses nouveaux enregistrements en cours, il nous a proposé un inédit de 2005 gravé en Italie. On y retrouve Roberto Magris tel qu’on l’apprécie avec sa sonorité et son inspiration ancrées dans ce jazz post bop des années 1970-80 qui est la continuation créative du jazz alors. Il y conserve le swing, la couleur blues, sans oublier son lyrisme atavique de Transalpin et son sens de la mélodie, qui font de cet Européen un musicien ayant parfaitement assimilé le jazz de culture sans perdre le fond de sa culture («Love Has Passed Me By Again» de Billy Strayhorn avec Ettore Martin).
Car ce disque est un hommage non dissimulé à «Sweet Pea» dont Roberto a repris cinq thèmes dans cet opus. On vous recommande les deux versions en piano solo de «Lush Life» où le jeu en arpèges perlés, debussiens dans l'esprit, rendent l’interprétation «liquide», avec plus d’angulosité sur la version bis. Sur le thème de Duke Ellington et Billy Strayhorn, «Love Came», le pianiste prolonge cette atmosphère, avec trois petites notes de conclusion en référence à «Lush Life», avec le sobre ténor Ettore Martin, avec qui il avait déjà enregistré en 1985, au sein de Jazz Marca, l’album Mitteleuropa (Gulliver) inspiré du jazz que le pianiste côtoyait lors de ses voyages en Europe de l’Est. «Orson», l'hommage de Billy Strayhorn au cinéaste Orson Welles, introduit par des percussions de Bali, rappelle la subtilité des harmonies de son auteur et, après l'exposé de Roberto, se termine sur un chorus en solo du bassiste Danilo Gallo, une sorte de ponctuation qui répond à l'introduction des percussions d'Enzo Carpentieri, en discordance.
Après Strayhorn, l'album est un éventail de la musicalité de Roberto Magris sur le thème de l'amour (déjà présent dans un titre de Strayhorn) en tempo medium: en solo, classique sur «In the Days of Our Love» (Marian McPartland) ou aventureux sur «You Don’t Know What Love Is», un standard mille fois interprété dans le jazz, avec un Enzo Carpentieri qui participe à la déconstruction/reconstruction. «Mi sono innamorato di te» est une belle chanson d'amour de Luigi Tenco, le chanteur au regard ténébreux dont le suicide, à San Remo à moins de 30 ans en 1967, a fait une légende romantique italienne. Interprété en solo par le contrebassiste, c'est une respiration émouvante de ce chapitre amoureux. L'étrange «Two-Sided Love» dont les moments aigres-anguleux contrastent avec le romantisme doux traduisent bien ce titre (l'amour à deux faces).
Dans le reste du disque, «Jitterbug Waltz», en trio, après un autre intermède de percussions balinaises, est remis à la main de Roberto Magris, actualisé, sans perdre le caractère joyeux et léger originel de Fats Waller. On «attend» toujours un Italien sur «Estate» (la bossa obsessionnelle made in Italy de Bruno Martino). Superbement aérien, Roberto évite le thème (une seule allusion sur la fin) pour ne reprendre que la grille harmonique, la touche latine légère et réécrire sa propre «histoire», peut-être ses souvenirs de bals. On ne peut que lui en être reconnaissant. Evoquons enfin l'introduction et la conclusion: «Hair, Bea, Knee, Calls», un clin d’œil bien sûr au génial Herbie Nichols, l’autre prophète du jazz avec Thelonious Monk dont il partage le talent de compositeur, disparu prématurément en 1963, un des pères sur le plan stylistique de Roberto («The Gig», Herbie Nichols Trio, Blue Note 1519, avec Max Roach et Al McKibbon). On comprend sans peine l’admiration que lui portent encore les artistes d'aujourd'hui, les pianistes et Roberto en particulier avec ce thème étrange et captivant. «Ontet», un thème léger et entraînant de Gerry Mulligan qui conclut l'album, a la particularité d'avoir été interprété au piano par Gerry Mulligan sur la version originale. Roberto le reprend avec les blocks chords de son créateur, tout en y insérant ses signatures en arpèges ou ses déboulés de notes dans l'esprit bop que Roberto adopte sans faiblesse. Un nouveau témoignage des qualités musicales de Roberto Magris qui confirment sa capacité à plonger dans la culture du jazz de tous les âges pour en restituer sa lecture, parfois sa réécriture, car ses compositions et sa sensibilité sont à la hauteur de son amour du jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2024

Alvin Queen
Feeling Good

Out of This World, It Ain't Necessarily So, Walz for Ahmad, Bleecker Street Theme, Love Will Find a Way*, The Night Has a Thousand Eyes, Spartacus Love Theme, Feeling Good, Firm Roots, Send in the Clowns, Falling in Love With Love, Someone to Watch Over Me, Three Little Words
Alvin Queen (dm), Carlton Holmes (p,synth*), Danton Boller (b)
Enregistré les 26, 27 et 29 septembre 2023, Paramus, NJ
Durée: 1h 02' 06''
Stunt Records 24042 (www.sundance.dk/https://www.uvmdistribution.com)

Ce troisième album en leader d'Alvin Queen sur le label danois Stunt Records s'ajoute à une imposante discographie: plus de 120 disques en sideman (Charles Tolliver, Horace Silver, Eddie Lockjaw Davis, Junior Mance, Kenny Drew...) et une douzaine sous son nom. Le batteur qui compte parmi les grands de son instrument a en effet, en plus de soixante ans de carrière, contribué à l'âge d'or du jazz et continue avec ferveur son travail de transmission, autant sur le plan de l'art que de l'esprit. A ses côtés sur ce Feeling Good, on trouve deux musiciens d'expérience: le pianiste Carlton Holmes (1964) a débuté sa carrière à New York à la fin des années 1980 aux côtés de Charli Persip, Max Roach, Branford Marsalis ou encore Donald Byrd. Ces dernières années, on l'a notamment entendu auprès d'Howard Johnson, et il dirige également une formation. Le contrebassiste Danton Boller (1972) est originaire de Los Angeles où il a été formé par Eugene Wright. Installé à New York depuis la fin des années 1990, il a travaillé avec Roy Hargrove, Seamus Blake, Ari Hoenig ainsi que Willie Jones III qui est présent sur son album Space, sorti en 2023, avec d'autres anciens du Roy Hargrove Quintet comme Justin Robinson et Tadataka Unno.
Alvin Queen reprend ici six thèmes provenant de comédies musicales ou du répertoire populaire, trois musiques de film et quatre compositions du jazz. La superbe ballade de George et Ira Gershwin, «Someone to Watch Over Me», tirée de Oh, Kay! (1926), est jouée en piano solo par Carlton Holmes dont on apprécie le jeu souple et les notes perlées. Autre œuvre de George Gershwin, «It Ain't Necessarily So» de Porgy and Bess (1935) est propulsée par l'énergique Alvin Queen, au drive légendaire. En phase avec le leader, Carlton Holmes est ici plus percutant, avec une manière toujours très swing relevée d'inflexions blues. Danton Boller apporte sa contribution par un soutien sans faille. «Three Little Words» (Bert Kalmar/Harry Ruby, 1930), un standard de la chanson populaire, est un petit bijou de swing poli par un Alvin Queen subtil. C'est aussi le cas de «Falling in Love With Love» écrit par Richard Rodgers et Lorenz Hart pour The Boys From Syracuse (1938). Le bon chorus de Danton Boller nous permet d'apprécier sa sonorité boisée. Le morceau-titre, «Feeling Good» de Leslie Bricusse et Anthony Newley provient de la pièce The Roar of the Greasepaint-The Smell of the Crowd (1964). Alvin Queen, tout en souplesse, nous en offre une version très originale, aux accents bossa, qui s'appuie sur la vélocité de Carlton Holmes. Dernier titre venu de Broadway, «Send in the Clowns» de Stephen Sondheim (A Little Night Music, 1973), même repris avec sobriété par le trio, reste sirupeux.
Du côté des musiques de cinéma, Alvin Queen a retenu trois thèmes qui sont devenus des standards du jazz. «Out of This World» (Johnny Mercer/Harold Arlen), interprété par Bing Crosby dans le film éponyme d'Hal Walker (1945), est d'une remarquable intensité, tout comme «The Night Has a Thousand Eyes» (Buddy Bernier/Jerry Brainin) issu du film du même nom (John Farrow, 1948). «Spartacus Love Theme» (Terry Callier/Alex North), tiré du Spartacus de Stanley Kubrick (1960), bénéficie du beau travail à l'archet de Danton Boller. Enfin, pour ce qui est des compositions du jazz, la ballade de Bedria Sanders, l'épouse de Pharoah, «Love Will Find a Way», fait l'objet d'un traitement au synthé dans l'esprit de l'enregistrement original. On retiendra sinon les deux belles compositions de Cedar Walton, «Bleecker Street Theme» et «Firm Roots» ouvert par un chorus du leader qui manie les balais comme une caresse sur «Walz for Ahmad» (Jack Wilson).
Avec Feeling Good, Alvin Queen, avec sa maestria habituelle, propose un panorama du répertoire du jazz où les jazzmen ont puisé leur matière.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Jim Rotondi
Finesse

Ruth°, Dark Blue°, Lady Bug, Designated Hitter, Falset*°, Before Curtis, For Curtis, Going to the Sun°, Prelude for 14 Strings and Flute°, Interlude°, In Graz°, Happy Feet, Miller Time**
Jim Rotondi (tp,flh,comp), Jakob Helling (lead,arr,comp), Notes and Tones Jazz Orchestra: Mario Gonzi (colead,dm), Daniel Nösig (colead,tp, flh), Tobias Weidinger, Markus Pechmann, Simon Plötzeneder (tp,flh), Clemens Hofer, Mario Vavti, Johannes Herrlich, Christina Lachberger (tb), Martin Fuss (as,ss,cl,fl), Fabio Devigili (as,ss,cl), Michael Erian (ts,ss,cl,fl), Robert Unterköfler (ts,cl), Herwig Gradischnig (bar,bcl) Danny Grissett (p), Karol Hodas (b) + Steve Davis (tb)**, Dick Oatts (ss)* + Joanna Lewis (vln) & Orchestra (personnel détaillé dans le livret)°
Enregistré le 19 et 20 septembre 2021, Vienne (Autriche)
Durée: 1h 17' 00''
Cellar Music 040623 (www.cellarlive.com/https://jimrotondimusic.bandcamp.com)

Finesse est l'avant-dernier album en leader enregistré par le regretté Jim Rotondi, disparu subitement le 8 juillet dernier à l'âge de 61 ans. Un album qui restera une curiosité dans sa riche discographie puisqu'il s'y trouve entouré d'un big band, le Notes and Tones Jazz Orchestra, renforcé d'un orchestre philharmonique (sans percussions) sur la moitié des titres. L'initiateur du projet est Jakob Helling (tp, 1990), étudiant de Jim Rotondi à l'University of Music and Performing Arts de Graz, en Autriche, lequel lui a proposé d'arranger ses compositions et de les enregistrer, une première pour le trompettiste qui n'avait jamais consacré un opus entier à son propre répertoire, qu'il s'agisse d'œuvres anciennes comme «Designated Hitter» (1986) ou écrites pour l'occasion. Outre les arrangements, Jakob Helling a ajouté deux courts interludes de musique classique, de son cru: «Before Curtis» et «Prelude for 14 Strings and Flute». Enregistré à Vienne, ville marquée par l'héritage de Mozart, Schubert et Brahms, Finesse a été conçu comme un ensemble cohérent servant de support à un double dialogue entre jazz et musique classique d'une part, entre les orchestres et Jim Rotondi, principal soliste, de l'autre.
La dimension classique est particulièrement présente sur les deux premiers titres, «Ruth» (nappage de violons) et «Dark Blue» (exposition du thème par les bois et les flûtes) où les balais du batteur Mario Gonzi marquent discrètement le swing avant que n'intervienne un Jim Rotondi tout en sensibilité. Une profondeur d'expression qui apparaît aussi superbement à la trompette bouchée («Ladybug»). L'ouverture de «Graz» rappelle les ambiances inquiétantes de Bernard Herrmann (Vertigo, Psychose...) mais le big band reprend vite ses droits avec une intervention tonique de l'altiste Martin Fuss. On note la présence de Danny Grissett –partenaire régulier de Jim Rotondi ces dernières années– qui s'illustre notamment par deux interventions au Fender («Ladybug») et au piano (superbe solo méditatif sur «Interlude»). L'orchestre compte deux autres Américains: Dick Oatts et Steve Davis, invités chacun sur un morceau. Le premier donne au soprano un long solo sur «Falset» avec le soutien rythmique de Danny Grissett (Fender) et du très fin Mario Gonzi. Steve Davis, prend la parole sur «Miller Time», à la suite de son complice de One For All, avec une belle intensité bop.
Sans tutoyer les sommets du jazz en grande formation, le big band fournit un accompagnement attentif à Jim Rotondi, également servi par des arrangements qui permettent une articulation fluide entre jazz (dominant) et classique (couleur). Ce disque met tardivement en lumière l'œure de compositeur de Jim Rotondi disparu trop tôt.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Pat Bianchi
Three

Love for Sale, When Sunny Gets Blue, Dance Cadaverous, Cryin'Blues, Stardust, Cheek to Cheek*
Pat Bianchi (org), Troy Roberts (ts), Colin Stranahan (dm)
Enregistré le 7 février 2023, Paramus, NJ et le 3 juin 2023, Indianapolis, IN*
Durée: 49' 08''
21H Records 003 (https://www.patbianchi.com)

Notre première rencontre avec Pat Bianchi remonte à tout juste vingt ans, à l'époque où il tournait avec Alvin Queen et Brad Leali (cf. Jazz Hot n°614). L'organiste a depuis eu l'occasion de se mettre au service d'autres musiciens comme Ralph Peterson, Jr., Chuck Loeb et Pat Martino auquel il a d'ailleurs récemment rendu hommage au Sunset. Il a même enregistré avec son «grand frère» Joey DeFrancesco (Never Can Say Goodbye, 2010, HighNote). Sur ses propres disques, on retrouve notamment Mark Whitfield, Peter Bernstein, Terrell Stafford, Wayne Escoffery, Kevin Mahogany, la fine fleur du jazz de culture dont il est un fervent artisan. Ces rencontres ne laissent planer aucun doute sur l'ancrage de Pat Bianchi, confirmé par ce neuvième album en leader, Three. Il y est épaulé par l'excellent saxophoniste (et parfois contrebassiste) australien Troy Roberts qui fut un accompagnateur régulier de Joey DeFrancesco, également vu auprès de Van Morrison, Jeff Tain Watts, Orrin Evans ou encore Kurt Elling. A la batterie, Colin Stranahan, originaire de Detroit, MI, bien implanté sur la scène new-yorkaise, a été sideman de Fred Hersch, Terence Blanchard, Dave Kikoski, Herbie Hancock et Wayne Shorter.
Le trio démarre sur un tonique «Love for Sale» porté par le drive de Colin Stranahan. L'intensité est d'emblée au rendez-vous: les solos de Troy Roberts et Pat Bianchi sont un torrent de swing et de blues! La sonorité ronde et veloutée du ténor fait également merveille sur «When Sunny Gets Blue» et «Stardust» tandis que le sobre Pat Bianchi donne du poids à chacune de ses notes. Autre ballade, «Dance Cadaverous» de Wayne Shorter, laisse place à la gravité. Le jeu de Troy Roberts s'y fait un peu plus âpre, avec des envolées free. Le dernier titre de l'album, «Cheek to Cheek», est un live enregistré à la Jazz Kitchen d'Indianapolis, un club ouvert en 1994. Pat Bianchi, après une belle introduction, y développe un jeu spectaculaire avec une vélocité décoiffante, et ses partenaires ne sont pas en reste déclenchant l'enthousiasme du public pour un final des plus réjouissants.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

The Afro-Semitic Experience
Our Feet Began to Pray

CD1: Unity in the Community*, Brighter Day, Retelling the Tales Told by Our Ancestors, My Feet Began to Pray*, Shedding Our Color*, Moanin'*
CD2: We Shall Overcome*/Oseh Shalom°, If I Can Help Somebody*, Esa Enai, I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free*, Eretz Zavat Chalav*, Rakhmones Nign, Rakhmones, Throw It Away*
Warren Byrd (p,voc*), David Chevan (b,backvoc), Saskia Laroo (tp,backvoc), Will Bartlett (cl,ts,backvoc), Orice Jenkins (g,backvoc), Alvin Carter Jr. (dm,perc,backvoc), Jocelyn Pleasant (dm,cga,perc) + Chœur: Dr. Jonathan Q. Berryman, Tara Chapman, Dana Fripp, Meredith Greenburg (solo°)
Enregistré les 14 et 15 juin 2023, New Haven CT
Durée: 34' 13'' + 40' 00''
Reckless DC Music 1057 (www.afrosemiticexperience.net)

Le collectif The Afro-Semitic Experience a émergé en 1998 de la rencontre musicale entre le pianiste et chanteur Warren Byrd (cf. chronique, Jazz Hot 2020) et le contrebassiste David Chevan (cf. interview, Jazz Hot n°639). Le premier, né en 1965, issu d'une famille nombreuse de la communauté afro-américaine d'Hartford, CT, s'est initié au chant à l'église avant de découvrir le bebop et de pratiquer le piano. Le second, né en 1960, a grandi dans le milieu universitaire très ouvert et intégré du Massachusetts, a appris à chanter à la synagogue et a débuté à la basse électrique à l'adolescence en jouant d'oreille. Deux musiciens aux parcours fort différents mais qui ont en commun un apprentissage autodidacte qui a sans doute entretenu leur curiosité et leur faculté d'évolution et d'imagination. Warren, personnalité musicale très naturelle, enracinée dans le gospel, le jazz et le blues est le parfait complément de David, grand ordonnateur d'une synthèse musicale pleine d'énergie entre jazz, gospel et musique de tradition juive. Cette synthèse repose sur une mémoire fondatrice et partagée de l'esclavage. Le premier disque du duo Warren Byrd/David Chevan, Avadim Hayinu (Once We Were Slaves) (Reckless DC Music, 1998), mêlait ainsi spirituals et chants hébraïques comme «Avadim Hayinu» qui évoque l'Exode des Hébreux hors d'Egypte, un épisode biblique auquel s'identifièrent les esclaves afro-américains. L'Afro-Semitic Experience rappelle aussi par sa démarche la proximité historique entre les minorités afro-américaine et juive –toutes deux victimes de pauvreté et de discrimination dans l'Amérique du début du XXe siècle– dont le jazz est le territoire commun, largement investi par les immigrants juifs (ou leurs descendants directs) ayant fui les pogroms d'Europe de l'Est et de Russie, puis l'Allemagne nazie: ils seront compositeurs (George Gershwin, Irving Berlin...), musiciens (Benny Goodman, Woody Herman...), producteurs et patrons de club (Norman Granz, Alfred Lion, Max Gordon...) souvent liés à un activisme antiségrégationniste en faveur des Droits civiques (cf. Barney Josephson et son Café Society où Billie Holiday chanta «Strange Fruit» sur des paroles d'Abel Meeropol, un proche des époux Rosenberg).
Our Feet Began to Pray poursuit cette mise en parallèle des mémoires afro-américaine (déportation/esclavage, lois Jim Crow, Grande migration, lutte pour les Droits civiques...) et juive (Exode, dispersion du peuple juif, pogroms, Holocauste...) à travers des compositions du jazz, des thèmes issus de la tradition hébraïque et des originaux. On y trouve une chanson composée en 1952 par Eliahou Gamliel, «Eretz Zavat Chalav» (le pays où coulent le lait et le miel), dont le titre et les paroles viennent de cette expression désignant Israël dans la Torah et faisant référence à l'Exode. Nina Simone en avait donné une version mémorable en 1962 qui atteste encore de ces liens forts et anciens entre Judéo-Américains et Afro-Américains. La reprise proposée par le collectif du Connecticut en est d'ailleurs proche, avec une prédominance des percussions et le chant psalmodiant de Warren Byrd. Dans le même esprit, l'Afro-Semitic Experience juxtapose la célèbre protest song «We Shall Overcome» qui a marqué le mouvement pour les Droits civiques avec «Oseh Shalom» du rabbin germano-américain Shlomo Carlebach (1925-1994), auteur prolifique de chansons d'inspiration biblique. Un autre de ses titres est d'ailleurs au menu: «Esa Enai», superbement ouvert à l'archet avec gravité par David Chevan. Du côté des originaux, «Unity in the Community», thème funky plein d'allant, co-signé par les deux leaders, est un appel à la fraternité à l'instar du chaloupé «My Feet Began to Pray» (David Chevan).
Membre historique de la formation, la Néerlandaise Saskia Laroo a écrit «Brighter Day», une ballade où elle s'exprime avec beaucoup de sensibilité et qui met également à l'honneur le bon ténor Will Bartlett. Les solistes swinguent à l'envi sur «Shedding Our Color» (Jerry Jackson-Warren Byrd). Quant aux reprises jazz, on retiendra «Moanin'» (Jon Hendricks/Bobby Timmons) introduit par un subtil duo voix/contrebasse, «I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free» (Dick Dallas/Billy Taylor) –autre titre symbole du combat pour les Droits civiques et immortalisé par Nina Simone– dont le thème est exposé par la belle guitare blues d'Orice Jenkins, ou encore le magnifique «Throw It Away» d'Abbey Lincoln qui conclut ce double album sur une interprétation habitée de Warren Byrd.
L'Afro-Semitic Experience propose une synthèse musicale réussie, jazz dans l'esprit, qui s'inscrit dans un projet universaliste en rupture avec l'esprit du temps (2023-24) de résurgence antisémite mondialisée, bête et méchante.
Jérôme Partage
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Black Art Jazz Collective
Truth to Power

Black Heart, The Fabricator, Truth to Power*°, It's Alright, Coming of Age, Dsus°, Code Switching°, Soliloquy (for Sidney Poitier)°, Lookin' for Leroy, Blues on Stratford Road
Jeremy Pelt (tp), Wayne Escoffery (ts), James Burton III (tb), Josh Evans*, Wallace
Roney, Jr.* (tp), Xavier Davis, Victor Gould° (p), Vicente Archer, Rashaan Carter° (b), Johnathan Blake, Mark Whitfield, Jr.° (dm)
Enregistré les 9 et 10 mai 2023, Paramus, NJ
High Note 7353 (Socadisc)

Le collectif fondé par Jeremy Pelt et Wayne Escoffery a fêté ses 10 ans en 2023 avec cet enregistrement qui se situe dans la droite lignée des trois premiers. Tout d'abord, il compte des protagonistes de premier plan: les membres historiques James Burton III, Xavier Davis, Vicente Archer et Johnathan Blake, plus une seconde rythmique qui était celle du précédent disque: Victor Gould, Rashaan Carter et Mark Whitfield, Jr. Le répertoire demeure original et de grande qualité, avec de belles compositions écrites par les membres du groupe toujours enracinées dans la tradition du jazz de culture qu'elles célèbrent à travers l'hommage à de grandes figures du jazz ou de l'Afro-Amérique, de même que par l'évocation de faits de société donnant à cette œuvre une dimension politique.
C'est le cas du morceau-titre, «Truth to Power» (Wayne Escoffery) où deux guests, Josh Evans et Wallace Roney, Jr., viennent renforcer la section de soufflants. Il fait référence à l'assassinat en mai 2020 de George Floyd par un policier de Minneapolis, MN (cf. notre édito de juillet 2020), et aux manifestations de colère qu'il provoqua à travers les Etats-Unis alors étouffés (comme le reste du monde occidental) par les restrictions liberticides de la période covid. Le morceau s'ouvre avec le trio de trompettes qui semble donner des coups de poings rageurs, soutenu par les roulements martiaux de Mark Whitfield, Jr. et l'archet de Rashaan Carter qui habille cette introduction d'un voile sépulcral. La série de solos qui suit, sur fond d'harmonies colorées par le Fender de Victor Gould, est d'une remarquable intensité, à commencer par celui de Wayne Escoffery. La rythmique Gould/Carter/Whitfield est également à l'œuvre sur «Code Switching» (James Burton III), mis sous tension par Mark Whitfield, Jr., et sur la magnifique ballade que Jeremy Pelt a dédié à Sidney Poitier –acteur célèbre mais aussi militant, entre autres, des Droits civiques–, «Soliloquy», dont il expose le thème avec beaucoup de sensibilité. «Lookin' for Leroy» a été composé par Wayne Escoffery à la mémoire d'un maître trop tôt disparu, Ralph Perterson, Jr. qui était le batteur de son quartet. Pour l'anecdote, «Leroy» était le surnom affectueux dont Ralph Perterson, Jr. affublait systématiquement les roadies en charge de transporter les musiciens et leurs bagages durant les tournées. Le trio Davis/Archer/Blake y maintient de bout en bout une pulsation sur laquelle les trois soufflants appuient leur discours: Wayne Escoffery lyrique et fiévreux, Jeremy Pelt aérien et puissant, James Burton III profond et éloquent. Autres thèmes très réussis, le swinguant «It's Alright» (Jeremy Pelt), avec une intervention teintée de blues par Xavier Davis, et «Blues on Stratford Road» (Johnathan Blake) qui convoque toute l'énergie du sextet concluant ainsi avec éclat cet album. On en retient notamment le solo mélodique de Vicente Archer. Avec Thuth to Power, le Black Art Jazz Collective démontre la place éminente qu'il occupe dans la création jazz de ce premier quart de siècle.
Jérôme Partage
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Clora Bryant
Plays and Sings: Complete Recordings 1957-1960

Rifftide*, Gipsy in My Soul, Makin' Whoopee, Man With the Horn, Sweet Georgia Brown, Tea for Two, This Can't Be Love, Little Girl Blue, S'posin', Angel Eyes°, Blueberry Hill°
Clora Bryant (tp,voc) avec:
• Herbie Harper (tb), Don Fagerquist (tp), Herb Geller (as), Bill Perkins (ts), Pepper Adams (bar), Claude Williamson (p), Curtis Counce (b), Mel Lewis (dm)
Enregistré le 21 mars 1957, Los Angeles, CA*
• Norman Faye (tp), Walter Benton (ts), Roger Fleming (p), Ben Tucker (b), Bruz Freeman (dm)
Enregistré en juin 1957, Los Angeles, CA
• Dick Jacobs Orchestra (personnel non détaillé dans le livret)
Enregistré le 27 juin 1960, Los Angeles, CA°
Durée: 52' 25''
Fresh Sound Records 1140 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

De Lil Hardin-Armstrong (p,voc, 1898-1971) à Mary Lou Williams (p, 1910-1981) qui faisait la couverture de Jazz Hot dès le n°24 d'avril-mai 1938, de Sister Rosetta Tharpe (g,voc, 1915-1973) à Nina Simone (p,voc 1933-2003), d'Hazel Scott (p,voc, 1920-1981) à Shirley Scott (org, 1934-2002), de Viola Smith (dm, 1912-2020) à Melba Liston (tb, 1926-1999), en passant par Amina Claudine Myers (p,voc, 1942) que nous avons récemment interviewée, les musiciennes-instrumentistes ont depuis l'origine pris toute leur part à cet art collectif qu'est le jazz.
Il en a va ainsi de la trompettiste et chanteuse Clora Bryant dont Fresh Sound réédite l'intégrale des enregistrements de 1957 à 1960. Une fois de plus, le livret bien renseigné de Jordi Pujol retrace le parcours de cette personnalité hors norme, cependant méconnue malgré des collaborations prestigieuses, qui a déroulé l'essentiel de sa carrière sur la Côte Ouest. D'emblée, Jordi Pujol établi le lien avec son aînée aux nombreuses similitudes, Valaida Snow (1904-1956), trompettiste, multi-instrumentiste, chanteuse, danseuse et entertainer hors pair qui remporta un grand succès notamment en Europe avant-guerre. Quant à Clora Larea Bryant, elle est née le 30 mai 1927 à Denison, petite ville au nord du Texas dont était également originaire Dwight Eisenhower.
Ses premières années sont marquées par les épreuves: sa mère décède quand elle n'a que 3 ans et son père, Charles, journalier, élève sans luxe ses deux fils aînés, Fred et Mel, ainsi que sa benjamine dans un contexte de ségrégation brutale. Le jazz est bien sûr une des voies pour surmonter les difficultés: familiarisée avec la musique de Louis Armstrong, Harry Sweets Edison, Roy Eldridge ou Cat Anderson par les disques de Charles, Clora, membre de la chorale de son église baptiste, apprend le piano avec Mel et la trompette avec Fred qui lui abandonne la sienne quand il est incorporé dans l'armée en 1941. L'adolescente s'approprie alors l'instrument sans jamais être découragée par son père. En 1943, elle choisit d'étudier au Prairie View College de Houston –université publique créée au lendemain de la Guerre de Sécession pour la jeunesse afro-américaine– dans le but d'être admise dans son orchestre féminin, le Prairie View Co-eds, formé pour pallier les départs croissants des hommes sous les drapeaux. Elle suit le big band dans une tournée à l'été 1944 dont l'apogée est une soirée à l'Apollo Theater de Harlem.
Devant fuir le Texas pour échapper à une accusation de vol infondée et raciste, Charles s'établit à Los Angeles en 1945: la Californie, moins ségréguée et offrant des opportunités d'emploi, est l'un des points d'arrivée de la Seconde Grande migration (1940-70). Charles est bientôt suivi par Clora qui s'inscrit en 1946 à l'University of California Los Angeles (UCLA) et fait ses débuts sur la scène locale. En juillet, elle rejoint pour quelques temps le fameux International Sweethearts of Rhythm (1937-1949), autre big band féminin émanant d'une université afro-américaine: The Piney Woods Country Life School, MS. En 1941, l'orchestre qui a également la particularité d'être intégré avait pris son indépendance et connu un franc succès en occupant la place laissée vacante par les hommes (cf. chronique du documentaire Wham-Re-Bop-Boom-Bam). Il a notamment compté dans ses rangs Tiny Davis (aka Ernestine Carroll, tp, 1907-1994) et Carline Ray (g,b,voc, 1925-2013), la mère de Catherine Russell (cf. chronique). Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, Clora Bryant est partie prenante de deux autres formations féminines: The Queens of Swing et The Ginger Smoke Sextet; période durant laquelle elle élargit sa palette (il lui arrive d'être à la batterie!) tandis qu'elle s'immerge dans la nouvelle scène bebop qui se développe dans les clubs de Central Avenue à L.A. (cf. Tears Ernie Andrews). Elle se lie d'ailleurs d'une amitié durable avec Dizzy Gillespie qui sera pour elle un mentor et un soutien. Ni ses deux mariages, ni la naissance de ses quatre enfants n'entraveront véritablement sa carrière.
Entre 1950 et 1954, elle est régulièrement invitée aux jams d'Howard Rumsey (b) au Lighthouse d'Hermosa Beach où elle côtoie Teddy Edwards, Art Pepper, Jimmy Giuffre, Sonny Criss... De passage à L.A. en février 1954, Charlie Parker, qui a entendu parler de Clora par Dizzy, vient faire le bœuf à l'un de ses concerts avec un ténor d'emprunt. Le déclin des clubs de Central Avenue dès le début des années 1950 –due aux mutations sociales et économiques de la ville comme à l'émergence d'une autre scène jazz à Hollywood–, pousse Clora à s'installer à New York avec ses fils (1954-56) avant de revenir à L.A où elle dirige les jams du lundi au Milomo. Clora participe aussi aux bœufs du mardi au Jazz City, sur Hollywood Boulevard. Le 21 mars 1957, elle s'y produit avec un all-stars, «The Swingers», dirigé par Herbie Harper (tb). Un des thèmes joués, «Rifftide» (basé sur un riff de Coleman Hawkins tiré de «Lady Be Good») est reproduit sur le LP Jazz City Presents (Bethlehem Records) qui rassemble d'autres performances live. C'est ce titre de 17'14'' qui ouvre la présente intégrale, nous replongeant dans l'ambiance hot du club californien. Celle dont Dizzy disait quelle avait «le feeling de la trompette» y déploie une sonorité claire et puissante dans des échanges très enlevés avec ses partenaires, notamment Herb Geller et Pepper Adams, qui ne sont pas en reste côté swing. Les plages 2 à 9 sont tirées de l'unique album en leader de Clora Bryant, Gal With a Horn (Mode), enregistré en juin 1957, où elle est également au chant, une autre dimension de son expression qu'elle a développée pour trouver plus facilement des contrats. Son timbre souple et chaleureux est un excellent complément à son jeu de trompette, notamment sur les ballades comme «Man With the Horn». Le sextet qui l'accompagne est solide et swingue impeccablement: Walter Benton (ts, 1930-2000) a déjà joué avec Clifford Brown, Max Roach, Kenny Clarke et Quincy Jones, donne un beau solo velouté sur «Sweet Georgia Brown»; on apprécie sur «Makin' Whoopee» le walking bass de Ben Tucker (b, 1930-2013) accompagnateur régulier de Warne Marsh et Art Pepper qui laissera une abondante discographie; Bruz Freeman (dm, 1921-2006) l'aîné des frères Von et George, est un maître du tempo, notamment sur le savoureux «Tea for Two» à la sauce cha-cha-cha. Les deux derniers thèmes sont tirés du LP The Billy Williams Revue (1960, Cora). Clora ayant été engagée dans la revue du chanteur (1910-1972), elle y figure, sous la direction de Dick Jacobs, sur deux titres, dont un «Blueberry Hill» d'anthologie où elle assure le show en imitant Louis Armstrong sur un de ses succès marquants. Bien que Clora Bryant ne soit ensuite plus apparue que sur trois enregistrements en sidewoman au cours des années 1980, elle a poursuivi sa carrière (voir le livret) jusqu'à ce que qu'un grave accident cardiaque en 1996 ne lui interdise de reprendre la trompette. Elle a néanmoins continué à chanter occasionnellement jusqu'à sa disparition le 25 août 2019.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Rosario Giuliani Quartet
"Logbook": Live at Sounds

Backing Home, Interference, MMKK, London by Night, West and Dance, Suite et poursuite II, Suite et poursuite III
Rosario Giuliani (as), Pietro Lussu (p), Dario Deidda (eb), Sasha Mashin (dm)
Enregistré live les 15 et 16 décembre 2023, Sounds Jazz Club, Bruxelles
Durée: 55' 39''
Hypnote Records 035 (www.hypnoterecords.com/L'Autre Distribution)

Vainqueur de l'International Jazz Contest d'Overijse (Belgique) en 1996, Rosario Giuliani a connu une ascension fulgurante depuis sa première prestation au Sounds Jazz Club en compagnie du pianiste Dado Moroni. Très populaire en Belgique il l'est aussi à Rome et un peu partout en Europe avec quelques concerts Outre-Atlantique et jusqu'en Chine. Le présent enregistrement live au Sounds à la fin de l'année dernière témoigne qu'il n'a rien perdu de sa vivacité de bopper («London by Night») depuis sa découverte de Charlie Parker à l'âge de 12 ans. Dario Deidda et Pietro Lussu l'accompagnent depuis plusieurs années; Sasha Mashin est un nouveau venu dans le quartet. Jouer avec un quartet régulier est ce que Rosario Giuliani préfère parce qu'il attache beaucoup d'importance à la cohésion du groupe. Sécurité? Gage de créativité? Cette sécurité lui permet de nous offrir quatre belles ballades pour lesquelles on apprécie sa justesse dans tous les registres, son sens des nuances, ses accentuations, son vibrato dans les graves («Backing Home»). Pour «Interference», le batteur marque les quatre temps alors que le saxophoniste pose des breaks dans son discours avant de s'envoler crescendo. «MMKK» est écrit par Dario Deidda qui introduit et suit d'un solo véloce chargé de contrastes avant d'ouvrir sur le thème par un joli chorus. Pour cette ballade, on note encore le beau solo de Pietro Lussu et les relances faites par Sasha Mashin. «London by Night» est dans la lignée Charlie Parker/Jackie McLean, rapide et typiquement hard bop. C'est la carte de visite du quartet, chaque musicien fait étalage de ses qualités: Rosario Giuliani inspiré, créatif; Pietro Lussu délié, très à l'aise. Dario Deidda séduit par un son qui, les yeux fermés, fait oublier qu'il use d'une basse électrique: le 4/4 est joyeux. La ballade «West and Dance» composée en 3/4 par Pietro Lussu lui sied à merveille. «Suite et poursuite II et III», langoureux, sont joués doublé par le bassiste suivi en tempo d'enfer par Rosario Giuliani qui monte et descend la gamme avec une grande aisance dans les aigus. Un meilleur ajustement du mixage met enfin en valeur le jeu de Pietro Lussu, la puissance de sa main gauche et son inventivité. Sasha Mashin s'illustre dans les 4/4 de fin.
Jean-Marie Hacquier
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Trocadéro Jazztet & Sisters feat. Emmanuel Pi Djob
Gravity & Grace

Don't You Weep, Heavenly Bound, Rise & Shine, Gravity & Grace, God's Chillum, You Worry too Much, Get Ready, Steal Away', The Lord's Prayer
Emmanuel Pi Djob (voc), Esaie Cid (as), Malo Mazurié (tp), Benoît de Flamesnil (tb), Jean-Baptiste Franc (p), Benoît Torrès (b), Mourad Benhammou (dm), Valérie Lorenz, Manel Cheniti, Corinne Sahraoui (backvoc)
Enregistré en juin 2023, Draveil (Essonne)
Durée: 44' 11''
Ahead 848.2 (www.esaiecid.com/Socadisc)

Avec ce Trocadéro Jazztet (un nom qui rappelle la formation phare d'Art Farmer et Benny Golson), Esaie Cid retourne à ses premières amours. Le Barcelonais, arrivé à Montpellier en 2001, avait en effet d'abord investi la scène gospel locale aux côtés du chanteur Emmanuel Pi Djob (1963, Cameroun). Quelques mois plus tard, il lançait le groupe Jazzpel (cf. Jazz Hot n°635) en compagnie de Benoît Torrès (b), Rachel Ratsizafy (voc), Cédric Chauveau (p) et Sega Seck (dm). Vingt ans après, sur la suggestion du contrebassiste, Esaie Cid a composé et arrangé un répertoire inédit sur des paroles de spirituals traditionnels, s'inscrivant ainsi de nouveau dans cette large filiation mêlant jazz et musique religieuse remontant à Duke Ellington, Mary Lou Williams en passant par Ray Charles.
Le projet repose en grande partie sur la personnalité vocale singulière d'Emmanuel Pi Djob, dont le timbre grave et légèrement voilé donne à cet enregistrement tout son caractère, de même que son interprétation habitée, notamment sur le morceau-titre, «Gravity & Grace» (allusion à La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil, philosophe à la dimension mystique) en partie bâti sur les paroles du célèbre «Nobody Knows the Trouble I've Seen» immortalisé par Louis Armstrong. Le Trocadéro Jazztet est par ailleurs constitué d'excellents instrumentistes: Malo Mazurié, Benoît de Flamesnil, un habitué des formations jazz dit classique, tout comme Jean-Baptiste Franc, et Mourad Benhammou, partenaire régulier d'Esaie Cid. Enfin, la partie vocale est complétée par un trio de choristes –Liza Edouard, Manel Cheniti, Corinne Sahraoui– qui occupe dans cet ensemble la place que tenaient les Raelettes chez Ray Charles.
Les thèmes accrochent bien l'oreille, à commencer par le titre d'ouverture, «Don't You Weep» dont les riches arrangements font sonner le sextet comme un big band. Le drive de Mourad Benhammou instaurant d'emblée le swing, la dynamique est en place. Des accentuations blues de Jean-Baptiste Franc sur «Heavenly Bound» aux solos fiévreux de Malo Mazurié et Esaie Cid sur «Steal Away'», la mise en musique des paroles –reprises intégralement ou partiellement– de ces spirituals chantant les peines, les joies, la souffrance, la foi de la communauté afro-américaine, est une réussite.
La variété des compositions est un autre des atouts de cet album: le gospelisant, «Rise & Shine», avec un solo d'Esaie Cid à la vivacité bop, adossé aux solides soubassements rythmiques de Benoît Torrès; «God's Chillum» aux couleurs latines donne longuement la parole à Mourad Benhammou toujours plein de fantaisie et de subtilité dans ses solos; «You Worry too Much», ballade inspirée non pas d'un spiritual mais d'un poème soufi du XIIIe siècle, est introduite à voix de velours par Emmanuel Pi Djob, en duo avec Manel Cheniti dont on apprécie mieux ici le grain de voix swinguant, plus en phase avec le chanteur soliste que l'accompagnement prodigué sur les autres morceaux par le trio vocal au complet dont l'expression, moins enracinée, ne se situe pas sur le même plan; seul titre instrumental, «Get Ready» met d'avantage en avant les soufflants nous laissant notamment savourer l'intervention à la sauce New Orleans de Benoît de Flamesnil, sur un tapis de swing tressé par Jean-Baptiste Franc qui a toute l'histoire du piano jazz-blues-gospel au bout des doigts.
Encore un travail de re-création rondement mené par Esaie Cid dont les références savantes nourrissent une musique revigorante.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Lukas Gabric
Moving On

Moving On, Got to Be, Sai Ma, 9:29, Life on Hold, Love Walked In, Dedication, Riff for Griff, My One and Only Love
Lukas Gabric (ts), John Arman (g), Mátyás Bartha (p), Danny Ziemann (b), Klemens Marktl (dm)
Date et lieu d'enregistrement non communiqués (prob. 2023)
Durée: 52' 25''
Alessa Records 1126 (www.alessarecords.at)

La petite communauté jazz qui gravite autour de l'Autriche, au cœur de l'Europe entre Est et Ouest, dont nous connaissons quelques représentants importants –Harry Sokal (ts), Claus Raible, l'Italienne Anna Lauvergnac ou encore Joris Dudli et Mathias Rüegg, suisses mais viennois d'adoption–, se renouvelle à travers une nouvelle génération de musiciens comme le prouve l'émergence du bon ténor Lukas Gabric, né en 1987 à Villach, à la frontière slovène. Il a achevé sa formation à la Juilliard School de Boston, MA, puis a obtenu un doctorat de musicologie à The City University of New York. Parallèlement, il a remporté plusieurs distinctions et une place de demi-finaliste à la Thelonious Monk Competition de 2013. Il a déjà une carrière bien remplie –universitaire, enseignant, auteur d'ouvrages pédagogiques– et donc de musicien, ayant participé à plusieurs tournées internationales et à une dizaine d'enregistrements. Il a publié un premier disque sous son nom en 2019, Labor of Love, sur le label autrichien Alessa Records qui publie aujourd'hui son second opus.
Majoritairement constitué des compositions du leader, dont le morceau-titre, Moving On est une réussite traversée par une énergie bop à l'image du jeu dynamique et lyrique de Lukas Gabric dont on apprécie l'attaque mordante et le swing sur les tempos vifs («Got to Be») et la sonorité suave sur les ballades («My One and Only Love»). Il est bien entouré: le guitariste John Arman (1986, Innsbruck, capitale du Tyrol), issu d'une famille musicienne britannique, a étudié au conservatoire dans son pays de naissance, puis à la Royal Academy of Music de Londres et a pris des leçons avec Pat Martino, Dave Douglas et Dave Stryker. Il a travaillé, entre autres, avec Joris Dudli, Harry Sokal, Vincent Herring, Jeremy Pelt, Jesse Davis. Il a initié deux albums en leader, dont le premier, Organ Trio (2016, Sessionwork Records) s'inspire de l'association Wes Montgomery-Jimmy Smith.
John Arman enrichit l'ensemble harmoniquement et offre au ténor un interlocuteur plein de verve (belles inflexions blues sur «Life on Hold») qui dialogue aussi volontiers avec le très swinguant pianiste Mátyás Bartha («Love Walked In»). De la même génération, ce dernier vient de Szentendre, en Hongrie, où il a débuté ses études musicales achevées en Autriche. Actif sur la scène viennoise depuis 2015, il a sorti trois albums avec son groupe Coquette Jazz Band (fondé avec Mátyás Papp, tb) et deux autres en trio. Seul Américain de ce quintet, le contrebassiste Danny Ziemann, originaire de l'Etat de New York, vit actuellement à Rochester, NY, où il enseigne à l'université. Il a séjourné plusieurs mois à Bâle où il a participé à un orchestre international. Outre ses diverses activités pédagogiques –il a publié plusieurs écrits théoriques– il a notamment accompagné Delfeayo Marsalis et Don Menza. On peut apprécier sa sonorité robuste sur «Dedication» et «My One and Only Love» où il s'exprime en solo. Le batteur Klemens Marktl (1976, Klagenfurt, sud de l'Autriche) a lui aussi suivi un cursus institutionnel –d'abord de piano classique–, qu'il a parachevé d'un séjour new-yorkais durant lequel il a pris des leçons auprès de Jimmy Cobb, Lewis Nash ou encore Ralph Peterson, Jr. Il a vécu aux Pays-Bas et de nouveau à New York, entre 2003 et 2004, avant de rentrer en Autriche où il a œuvré dans différents groupes. Il a édité chez Fresh Sound New Talent trois albums sous son nom, dont le dernier, Live in Austria (2019) en trio avec David Kikoski. Outre le solo foisonnant qu'il donne sur «Sai Ma», son drive tonique n'est pas le moindre des atouts du quintet, lequel est à son meilleur sur l'excellent blues «Riff for Griff».
Lukas Gabric et ses partenaires sont une belle découverte.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Super Nova 4
Unicum

Unicum, Cassiopeia, Le Reel du pendu, Lucky, Fonk, Air caniculaire, Quekun!, Supernouvelle, Blues turquoises (pour Coco), Espérer désespérément, Mémoire d'éléphants
Jean Derome (fl,bfl,as,bar), Félix Stüssi (p), Normand Guilbeault (b), Pierre Tanguay (dm)
Enregistré les 3-4 septembre 2023, Montréal (Canada)
Durée : 1h 08' 25''
Effendi 171 (www.effendirecords.com)

Après un premier album éponyme en 2018, le quartet Super Nova 4 publie un nouvel opus, Unicum, sur le label québécois Effendi, fondé en 1999 par Carole Therrien (voc) et Alain Bédard (b). Principal porteur du projet, Félix Stüssi, originaire de Suisse, a mis fin à sa carrière de journaliste pour se tourner vers le piano, et il s'est établi au Québec autour de 2000. Il monte son quintet avec Alexandre Côté (as), Bruno Lamarche (ts), Clinton Ryder (b), Isaiah Ceccarelli (dm) et grave deux disques en 2004 et 2006 avant que le tromboniste de Chicago, Ray Anderson, ne se joigne au groupe (Baiji, 2008, Justin Time; Hieronymus, 2009, Effendi). Félix Stüssi a ainsi sorti une dizaine de disques sous son nom et apparaît aux côtés d'Alain Bédard, au sein de son quartet ou de son Jazzlab Orchestra, sur quatre albums entre 2015 et 2020. Il est ici entouré de musiciens qui sont partie prenante de la scène jazz montréalaise depuis plusieurs décennies. Le flûtiste, saxophoniste et multi-instrumentiste Jean Derome (1955) a enregistré plus de quatre-vingts disques –notamment Ride the Wind de Roscoe Mitchell (2016, Nessa)–, dont une vingtaine en leader. Son activité s'étend à la danse, au théâtre et aux musiques de films. Il retrouve ici un partenaire régulier depuis leur duo Hommage à Mingus (1996, Justin Time): le contrebassiste Normand Guilbeault (1958) qui a mené, à la tête de son Ensemble, un autre projet consacré à Charles Mingus, Mingus Erectus (2004, Ambiances Magnétiques). A la batterie, Pierre Tanguay (1956) a notamment accompagné des figures du jazz de Montréal comme François Bourassa (p) et Michel Donato (b).
Sur ce disque, dans l'esprit hard bop, ces quatre musiciens d'expérience donnent à entendre un jazz vivant, aux couleurs variées, sur un répertoire original, essentiellement de la main de Félix Stüssi et de Jean Derome. Dès «Unicum», morceau-titre qui ouvre l'album, le quartet capte l'oreille, avec un Félix Stüssi très dynamique et un Jean Derome inventif, en particulier à la flûte («Cassiopeia»), portés par le drumming délicat de Pierre Tanguay et le son charnu de Normand Guilbeault. Les compositions sont pour la plupart jouées sur un tempo soutenu qui se teinte parfois de bossa («Lucky») ou de blues («Fonk» avec une introduction nerveuse de l'alto et un solo ancré dans le blues de Félix Stüssi). L'alternance de l'alto avec la flûte («Cassiopeia», «Mémoire d'éléphants»), voire le baryton («Blues turquoises») participe aussi à ce panorama varié. Du bon jazz appuyé sur la tradition...
Jérôme Partage
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Philippe Soirat
On the Spot

On the Spot 1, Angola, Side Car, On the Spot 2, Eclipse, Pumpkin, On the Spot 3, Moment's Notice, Psaume 22, Mr. Day, On the Spot 4, Cyclic Episode
Philippe Soirat (dm), David Prez (ts), Vincent Bourgeyx (p), Yoni Zelnik (b)
Enregistré les 6-7 avril 2023, Villetaneuse (Seine-Saint-Denis)
Durée: 1h 00' 13''
Gaya Music Production 060 (L'Autre Distribution)

Philippe Soirat est de ces musiciens qui suivent avec constance le fil de leurs idées puisqu'après You Know I Care et Lines and Spaces (2014 et 2018, Paris Jazz Underground), il approfondit son exploration de l'esthétique bop des années 1950 à 1970 où il a une nouvelle fois puisé une partie du répertoire de ce troisième disque en leader. Son choix de thèmes reste très original, avec des thèmes aussi rares que beaux comme «Pumkin» d'Andrew Hill où piano, saxophone et batterie rivalisent d'invention; comme encore le splendide «Eclipse» de Charles Mingus, introduit par un solo d'archet et un bon chorus de Yoni Zelnik, enrichi par le son shorterien de David Prez et les interventions rapsodiques de Vincent Bourgeyx, souligné des touches délicates des cymbales de Philippe Soirat.
Le leader s'est entouré de la même équipe: David Prez et Vincent Bourgeyx dont nous avons chroniqué l'album en duo, Two for the Road (2018, Paris Jazz Underground) ainsi que Yoni Zelnik, un pilier des rythmiques parisiennes depuis son arrivée en 1995 d'Haïfa pour étudier au CIM. On l'a entendu depuis avec Géraldine Laurent (as), Fred Pasqua (dm), Frédéric Borey (ts), Dmitry Baevsky (as), Avishai Cohen (tp), Yonathan Avishai (p), le Vintage Orchestra et régulièrement au Café Laurent, souvent aux côtés de Christian Brenner (p).
C'est sur le morceau-titre que s'ouvre le disque, «On the Spot», un solo de batterie dont on retrouve des variations, toujours très musicales et foisonnantes, à trois autres reprises au cours de l'album, des solos qui ponctuent avec légèreté les chapitres de cet enregistrement. Le répertoire est joué avec conviction: sur «Angola» de Wayne Shorter, le lyrisme de David Prez répond au piano, alternativement percussif, perlé ou emphatique selon les thèmes, de Vincent Bourgeyx; sur les deux thèmes de John Coltrane, «Moment's Notice» et «Mr. Day», les musiciens maintiennent une tension qui rend grâce à l'époque et au créateur. Sur «Moment's Notice», David Prez, sur un tempo médium qui contraste avec la fièvre originale, après un exposé dans l'esprit spirituel coltranien, en revient à son langage plus shortérien. Vincent Bourgeyx apporte sa touche aérienne, ses variations de tempos, bien encadré par une rythmique basse-batterie musicale qui conclut par un ostinato cette version très particulière. «Mr. Day» subit également un traitement décalé par rapport à l'original, avec un rythme de fond de marche sur caisse claire de Philippe Soirat en soutien du dialogue piano-saxophone, chacun prenant parfois le pas sur l'autre. C'est encore une fois une extrapolation réussie qui respecte autant qu'elle diversifie la matière. On retiendra également la ballade de Gilles Naturel, «Psaume 22», introduite par le son du ténor, mise en valeur par un dialogue ténor-piano, et une belle intervention de Yoni Zelnik, le tout avec le jeu subtil et pourtant toujours bouillonnant du leader. Enfin, «Cyclic Episode» de Sam Rivers, arrangé par Philippe Soirat, dans la continuité de l'esprit de cet enregistrement, où alternent les chorus inspirés du brillant pianiste, du saxophoniste constant dans son jeu, du bassiste attentif et d'un batteur foisonnant, est le point final d'une belle heure de musique. De l'excellent ouvrage, comme toujours par Philippe Soirat et ses compagnons, dans l'esprit du jazz le plus exigeant, enregistré au studio Midilive habité par les spirits bienveillants du label Vogue (Charles Delaunay/Léon Cabat) inaugurés en 1978 grâce aux ventes records de Sidney Bechet.
Yves Sportis
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Cédric Chauveau Trio
When the Mosquitoes Buzz

New Orleans Rendez-Vous, When Mosquitoes Buzz, Behind the Words, Run Run Run, Little Suzanne, Tyner's Tune, Louison, Mischallenge, Hank and Tommy, Ernestine's Promenade,
My Old Neighbor Kevin, Number One Fan Blues
Cédric Chauveau (p), Nicola Sabato (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré les 9 et 10 juillet 2023, Malakoff (Hauts-de-Seine)
Durée: 1h 07' 37''
Autoproduit (http://cedric-chauveau.com)

Après It's Only a Paper Moon (Black & Blue, 2016), c'est le deuxième album de Cédric Chauveau à la tête de son trio complice avec Nicola Sabato et Mourad Benhammou. Le pianiste y propose un répertoire entièrement de sa main –arrangements compris–, avec quelques références directes aux «maîtres». C'est le cas du swinguant «Hank and Tommy», en hommage à Hank Jones et Tommy Flanagan, dont la rondeur contraste avec «Tyner's Tune», un thème où le pianiste arbore un jeu véloce et anguleux pour évoquer le grand McCoy Tyner, dynamisé par le drive nerveux de Mourad Benhammou, auteur d'un long et décoiffant solo. D'une remarquable versatilité, Cédric Chauveau se fait également monkien sur «My Old Neighbor Kevin», en piano solo, ou encore garnérien pour introduire le thème-titre du disque, «When Mosquitoes Buzz» (beau jeu d'archet de Nicola Sabato en arrière-plan), avant que le morceau n'évolue vers des rythmes latins. On reste dans cet esprit avec «Mischallenge», une bossa dont le thème est exposé avec finesse et musicalité par le contrebassiste. Le trio fait également escale à Crescent City avec le festif «New Orleans Rendez-Vous», conservant en permanence ses fondamentaux swing, que ce soit sur les tempos vifs comme «Run Run Run» (relevé par les balais subtils de Mourad Benhammou) ou les ballades, telle «Ernestine's Promenade» (nouvelle démonstration à l'archet de Nicola Sabato).
Un album où les trois intervenants, en pleine maturité, s'expriment avec une grande maîtrise.
Jérôme Partage
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Wes Montgomery / Wynton Kelly Trio
Maximum Swing: The Unissued 1965 Half Note Recordings

24 sept. 1965: Laura, Cariba, Blues (PC)
5 nov. 1965: Impressions, Mi Cosa, No Blues (RC)
12 nov. 1965: Birks' Works, Four on Six, The Theme (LR)
19 nov. 1965: All the Things You Are, I Remember You, No Blues (HW)
Fin 1965: Cherokee, The Song Is You, Four on Six, Star Eyes, Oh, You Crazy Moon (LR)
Wes Montgomery (g), Wynton Kelly (p), Jimmy Cobb (dm) et selon les titres: Paul Chambers (b), Ron Carter (b), Larry Ridley (b), Herman Wright (b)
Enregistré les 24 septembre, 12, 19 novembre et fin 1965, Half Note, New York, NY,
Durée: 50' 06'' + 1h 14' 12''
Resonance Records 2067 (https://resonancerecords.org)

On connaît la qualité du travail de ce label attaché à sortir de l'oubli les trésors enfouis du jazz, et ils sont nombreux et pas seulement d'ordre sonore, car les sons de cette musique ne sont que la petite partie apparente de l'iceberg qu'est la culture afro-américaine au pays du dollar, avec ses dimensions humaines et philosophiques qui ont pu permettre de développer pendant un siècle une alternative culturelle, entre autres, dont le jazz de culture, le jazz hot, est en quelques sorte la crème, la sublimation.
Ce travail est donc non seulement de qualité mais aussi essentiel pour essayer de préserver ces trésors d'art et d'humanité dans un moment qui lamine la mémoire du monde et pas seulement celle du jazz. On peut dire, même si les auteurs ou les amateurs n'en ont peut-être pas conscience ou s'en défendent, que ce travail est révolutionnaire au sens où il se dresse contre cette normalisation planétaire, celle des Etats-Unis en particulier. Cette résistance est, en fait, toute l'histoire du jazz depuis un siècle et de l'Afro-Amérique depuis des siècles.
Pour parvenir à cette excellence, les producteurs ne lésinent pas sur les moyens. D'abord, il s'agit de Wes Montgomery qui était et reste «le premier guitariste du jazz», du jazz de culture, comme le qualifiait Jazz Hot en ce début d'année 1965 où il effectuait sa première et dernière tournée européenne (Jazz Hot n°207 et n°209). Il est célèbre pour sa technique avec le pouce qui donne ce son si chaud, et pour avoir réuni le blues, la virtuosité à un niveau de perfection impensable avant ou après lui, ce qui lui vaut le surnom de «The Boss» toujours d'actualité.
Cette période est aussi au cœur du meilleur de son œuvre, commencée dans les années 1950 et écourtée en 1968 –la même année que Martin Luther King, Jr.–  à seulement 45 ans. Wes Montgomery est au sommet de son art, dans lequel il rassemble les influences du blues et du swing éternels, celles aussi des musiciens essentiels du moment, John Coltrane le premier. Wes Montgomery, comme tous les artistes de jazz de culture s'approprie le tout avec un génie, une originalité, un drive et une expression qui ne doivent rien au souci d'épater, comme nombre de ses confrères, mais tout à l'immense socle culturel qui traverse son corps, son esprit et son âme. Vous trouverez un rappel biographique et une copieuse discographie dans Jazz Hot n°551, car elle comprend une multitude de chefs-d'œuvre de 1957 à 1968 qui font du «gars d'Indianapolis» une légende universelle.
Ici Zev Feldman et ses amis ont exhumé des enregistrements inédits en club, le Half Note, de la fin d'année 1965, et c'est un luxe incroyable de pouvoir écouter en 2024 deux heures de Wes Montgomery en live (versions longues) d'autant que le trio de Wynton Kelly, l'un des plus brillants trios de l'histoire, avec alternativement Paul Chambers, Ron Carter, Larry Ridley et Herman Wright à la basse, contribue à faire de ces enregistrements un des points culminants de cette expression aussi intense qu'émouvante.
Comme toujours, le livret (52 pages) est un bon travail réunissant une introduction du producteur, une présentation de l'ingénieur du son, Matthew Lutthans, une évocation du lieu et des circonstances, des témoignages directs d'artistes qui ont côtoyé Wes Montgomery (Ron Carter, Herbie Hancock) et de ceux qui l'ont admiré plus tard (Bill Frisell, Mike Stern). On aurait pu penser à des artistes qui sont davantage ses héritiers comme Mark Whitfield. Marcus Miller évoque également Wynton Kelly, son cousin.
Il y a encore de belles photos, venues de France (Jean-Pierre Leloir, Christian Rose) et d'autres, plus nombreuses, prises en partie au Half Note, apportées par Cynthia Sesso/CTS Images qui fait depuis des années un travail précieux de préservation de la mémoire du jazz en image (et pas seulement) qui est finalement de même nature que celui de Zev Feldman.
Les renseignements du livret sont précis et, last but not least, on trouve ces sessions aussi bien en CD qu'en vinyles éditées par ce même label. Les enregistrements ont été restaurés avec attention même si demeurent, rarement, quelques sifflements ou souffles, peu gênants, liés aux bandes magnétiques.
Reste à savoir pourquoi cette production n'est pas promue dans Jazz Hot, la revue qui défend depuis si longtemps le jazz de culture (90 ans en 2025), d'abord pour en informer les lecteurs amateurs de jazz, alors qu'elle est promue ailleurs sans discernement; c'est sans doute la limite de l'esprit révolutionnaire made in USA, limité aux coteries. Il faudrait peut-être attendre que la production soit afro-américaine et surtout libre de tout esprit de milieu, mais ça, c'est une autre histoire...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2024

n°172-1962   n°209-1965   n°551-1998

Joris Dudli
Boundaries Expanded

Boundaries Expanded, Lee's Dream°, Art fahr ma?°, I'm Old Fashioned*, Prince Vince°, Summertime**, Well Done, Have You Met Miss Jones?*°, Moon River*, I Didn't Know What Time It Was*, Darn That Dream*
Joris Dudli (dm,voc*), Wallace Roney, Jr. (tp), Eric Alexander (ts), Gregor Storf (ts,dm), Vincent Herring (as), Peter Bernstein (g), Mike LeDonne, Dave Kikoski° (p), Peter Washington, Essiet Essiet° (b), Joe Farnsworth (dm), Carol Alston (voc)**
Enregistré entre le 25 janvier et le 4 octobre 2023, Paramus, NJ, Williamsburg, NY, New York, NY, Vienne (Autriche)
Durée: 56' 04''
Jive Music 2114-2 (www.jivemusic.at)

Joris Dudli, dont l'ancrage est à Vienne, Autriche, a passé sa vie en tournée, d'une rive à l'autre de l'Atlantique, à jouer avec des maîtres du jazz de culture tels Art Farmer, Curtis Fuller, Johnny Griffin, Harold Mabern, Sonny Fortune, Benny Golson –qui figurait sur son album A Rewarding Journey, 2008, Alessa– et les étoiles du jazz d'aujourd'hui: Vincent Herring, Eric Alexander, Dave Kikoski, Essiet Essiet tous présents sur ce sixième disque en leader ou coleader du batteur suisse, aux côtés de Peter Bernstein, Mike LeDonne, Peter Washington et même un autre as des baguettes, Joe Farnsworth, qui font de cette réunion un all-stars comme on en voit rarement. Joris Dudli y est parfaitement à sa place, échangeant avec ses pairs sur ce terrain du jazz hot qu'il a labouré durant ses années new-yorkaises.
L'album a été enregistré sur deux sessions, l'une autour de Mike LeDonne et Peter Washington, l'autre autour de Dave Kikoski et Essiet Essiet. Sur cinq titres, Joris Dudli laisse la batterie à Joe Farnsworth ou à son ancien élève, le jeune ténor autrichien –également batteur et pianiste!– Gregor Storf (1997), pour passer au chant, une nouvelle aventure suggérée par la chanteuse Anna Lauvergnac à l'issue d'un concert en 2019 où le batteur avait donné de la voix. Mettant à profit les confinements du covid, Joris Dudli a pris des cours, notamment avec Lori Williams, pour parfaire sa technique. Sa voix a été rajoutée en re-recording, comme celle de la chanteuse originaire de Washington, DC, et résidente viennoise de longue date, Carole Alston (1957), invitée sur «Summertime». Le re-recording, autant pour Carole que pour Joris, rappelle que le jazz est une musique live qui n'est jamais aussi naturelle que lorsque l'interaction humaine se déroule en direct.
Les parties instrumentales sont à la hauteur des précédentes productions de Joris Dudli et reflètent le niveau exceptionnel de sa dream team. L'album débute avec le morceau-titre, «Boundaries Expanded», un thème écrit par Joris pour un hommage à Beethoven, qui s'ouvre et se conclut avec les premières mesures de «La Sonate au clair de lune», interprétés par Mike LeDonne, avec Peter Washington à l'archet. Le jazz reprend vite ses droits sur une explosion de swing donnée par Vincent Herring et Gregor Storf. Les trois autres compositions apportées par Joris sont tout aussi réussies: «Well Done», dans la veine des Jazz Messengers, nous offre d'enthousiasmantes interventions: Mike LeDonne et Vincent Herring sont d'une formidable intensité, de même que le jeune et talentueux Wallace Roney, Jr. (fils de Wallace Roney et Geri Allen, il a de qui tenir!) s'avère une sacrée découverte. Tandis que dans une esthétique plus funky, «Art, fahr ma?» et «Prince Vince» offrent un bel espace d'expression à Peter Bernstein et Dave Kikoski, au Fender sur le second. Signalons également «Lee's Dream» de Gregor Storf, toujours dans la filiation d'Art Blakey.
C'est sur les standards que Joris Dudli pose son timbre frêle, tout en sensibilité, dans l'esprit Chet Baker, et qui contraste avec celui de Carole Alston, plus «classique». L'excellence des protagonistes, à l'instar d'Eric Alexander, superbe sur «Have You Met Miss Jones?», et bien sûr de Joris Dudli au drive toujours impeccable, comme on a pu aussi le vérifier lors de son dernier passage parisien, en novembre 2023, en trio avec Dave Kikoski et Essiet Essiet, sont parmi les meilleurs arguments de ce bon enregistrement. Peter Washington est toujours impérial et Mike LeDonne, Vincent Herring complètent ce niveau d'excellence.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Betty Bryant
Lotta Livin'

Between the Devil and the Deep Blue Sea, Put a Lid on It, Baby Baby All the Time, Blues to Get Started, Chicken Wings, Stormy Monday, Katydid*, The Very Thought of You**, A Lot of Livin' to Do°
Betty Bryant (p,voc), Robert Kyle (ts,fl,hca), Kleber Jorge (g), Richard Simon (b), Kenny Elliott (dm) + Tony Guerrero (tp)*°, Hussain Jiffry (eb)**, Yu Big Poppa Ooka (g)*, Kevin Winard (perc)**  
Enregistré à Los Angeles, CA, date non précisée (prob. 2022)
Durée: 44' 48''
Bry-Mar Music (www.bettybryant.com)

La pianiste et chanteuse Betty Bryant est née le 7 novembre 1929 à Kansas City, MO, une des grandes villes du jazz où elle a fait ses débuts sous la férule de Jay McShann. En 1955, elle s'installe à Los Angeles, CA et trouve un premier engagement au Ye Little Club de Beverly Hills. Elle développe ainsi sa carrière sur la West Coast, se produisant en particulier dans les clubs en bordure de plage, entre Santa Monica et Laguna Beach. Elle effectue également des tournées internationales, du Japon au Moyen-Orient, en passant par le Brésil et le Panama. Devenue une figure locale, elle est l'artiste-maison d'un restaurant réputé d'Hollywood, le Street, en 2009, tandis que son anniversaire devient un véritable événement, fêté chaque année au Catalina Jazz Club sur Sunset Boulevard. Elle a aussi obtenu la reconnaissance de sa ville natale dont elle a reçu symboliquement les clés en 1987 à l'occasion d'un «Betty Bryant Day». Par ailleurs, Betty Bryant a sorti plusieurs albums, ce Lotta Livin' étant le quatorzième.
Elle y est accompagnée de ses partenaires depuis dix ans, tous musiciens chevronnés. Le contrebassiste Richard Simon vient lui aussi du Kansas City. A 30 ans, il abandonne son poste de professeur d'anglais pour embrasser la scène jazz de Los Angeles aux côtés de Red Callender, Buddy Collette et Teddy Edwards. On le retrouve plus tard avec Pete Fountain, Richie Cole ou encore Houston Person, tout en conservant une activité soutenue de pédagogue, tournée vers la musique. Originaire de Chicago, IL, le batteur Kenny Elliot a commencé à jouer professionnellement à l'âge de 12 ans. Il touche à divers styles musicaux pour gagner sa vie et il est un temps le batteur maison du label Brunswick qui dans les années 1960-70 produisait à Chicago de nombreuses sessions rhythm & blues. Il déménage à Los Angeles en 1977 où il multiplie les engagements jazz et pop avec entre autres Henry Butler, Benny Maupin, Natalie Cole et Aretha Franklin. Le saxophoniste et flûtiste, également producteur de l'album, Robert Kyke compte lui aussi une riche carrière de sideman entre jazz, rhythm & blues, musiques brésilienne et afro-cubaine, en particulier auprès de Linda Hopkins (1924-2017).
Ce quartet très complice qui accueille quelques invités selon les morceaux (dont le bassiste Hussain Jiffry à la tête du studio où a été enregistré le disque), swingue à merveille que ce soit sur les standards («Between the Devil and the Deep Blue Sea») ou les compositions originales de Betty Bryant –l'album en compte quatre– dont «Put a Lid on It» où l'excellence de la rythmique est bien mise en valeur, tout comme la sonorité veloutée de Robert Kyle au ténor. De même, à 94 ans, Betty Bryant conserve un timbre plein de charme, malgré les fragilités de l'âge, et en use sobrement, sans maniérisme. Il en va pareillement de son jeu de piano, tout en élégance et en légèreté mais qui imprime le swing à chaque note. La touche blues, caractéristique de Kansas City, est particulièrement présente sur une chanson remplie d'humour écrite par Betty Bryant, «Chicken Wings», où elle est en duo voix/harmonica avec Robert Kyle. On vous laisse découvrir cette malicieuse jeune fille qui envoie ses good vibes jusqu'à l'ultime morceau du disque, «A Lot of Livin' to Do», avec une gaité authentique d'un autre temps.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Olivier Lalauze / Way Out Trio
Way Out Trio

Rolling Down the Slope, Noches de la encina negra, La Cicatrice, Melting in Your Head, Blues Bridge Blues & Beyond
Olivier Lalauze (b), Antoine Lucchini (ts,ss), Léo Achard (dm)
Enregistré en août 2023, Bédoin (Vaucluse)
Durée: 26' 26''
Autoproduit (https://wayouttrio.com)

Olivier Lalauze, Antoine Lucchini, Léo Achard sont tous trois basés dans le Sud-Est et sont passés par le Conservatoire d'Aix-en-Provence où Jean-François Bonnel (1959, cl,s) enseigne depuis plus de trente-cinq ans. Ils ont la trentaine et ce Way Out Trio est leur premier album avec cette formation sans instrument harmonique qui a trouvé son inspiration chez Sonny Rollins et Ornette Coleman. Le contrebassiste Olivier Lalauze, porteur du projet, que nous avions découvert en 2016, à la tête de son sextet, lors du Festival de Big Bands de Pertuis, est l'auteur de quatre des cinq compositions de ce disque plutôt bref, «Rolling Down the Slope» étant signée de Léo Achard. Il a déjà eu l'occasion d'accompagner des personnalités bien installées dans le paysage jazz tels Kirk Lightsey, Fapy Lafertin, Mourad Benhammou, Ronald Baker, Daniel Huck ou Cécile McLorin-Salvant. Comme beaucoup de musiciens de sa génération, il navigue volontiers entre divers genres musicaux allant du swing (Eric Luter, The Shoeshiners Band dont il est l'arrangeur...) au flamenco. Issu d'une famille musicienne, le saxophoniste Antoine Lucchini a suivi un cursus classique avant d'opter pour la guitare rock à l'adolescence, laquelle l'amènera jusqu'au jazz via George Benson et Marcus Miller. Il se produit dans divers groupes de jazz (et d'autres musiques) de Provence, tout comme le batteur Léo Achard qui est également professeur dans les conservatoires d'Avignon et de Brignoles.
Entre post-bop et free, la musique du Way Out Trio est portée par un beau travail instrumental de la part de chacun de ses membres se faisant entendre comme un soliste à part entière, bien que l'absence de piano donne souvent plus de relief au dialogue entre le saxophone et la batterie, la contrebasse restant en arrière plan, fondamentale dans la construction rythmique du trio, mais plus discrète que ses partenaires. C'est le cas du swinguant «Rolling Down the Slope», où les roulements de baguettes et jeux de cymbales à la fois groovy et subtiles de Léo Achard répondent au ténor nerveux et mordant d'Antoine Lucchini. Le méditatif «Noches de la encina negra» laisse davantage d'espace aux résonances joliment boisées d'Olivier Lalauze qui, de plus, ouvre le morceau sur un solo. Les changements de tempo sur «Melting in Your Head» nous valent quelques belles acrobaties rythmiques de la part de Léo Achard, tandis qu'Antoine Lucchini se donne par moment une sonorité voilée, notamment sur «Blues, Bridge, Blues & Beyond», un autre titre bien chaloupé qui conclut l'album, avec une longue et très musicale intervention d'Olivier Lalauze.
En somme, du bon jazz, emmené par des interprètes solides.
Jérôme Partage
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Lucien Dobat
Back to My Roots

Yona, Bossa Bokolo, Saara, Doubi Dobat, On the Road, Ballad for La Velle, Bossa Lulu, Rio de Janeiro
Lucien Dobat (dm), Ronald Baker (tp), Philippe Chagne (ts), Philippe Petit (p),
François Masse (b)
Enregistré en le 3 mars 2023, Paris
Durée: 43' 31''
Ahead 846.2 (Socadisc)

Lucien Dobat est né à Paris, dans le XVIIIe arrondissement, le 28 septembre 1943, d'un père batteur et clarinettiste, également prénommé Lucien, qui a notamment accompagné Joséphine Baker avant de se consacrer à la musique des Antilles. «Lucien Jr.» commence à jouer dans les clubs de son quartier dès 15-16 ans et notamment dans la cave de Jazz Hot, rue Chaptal, où son oncle Albert, batteur et guitariste amateur, l'emmène faire le bœuf. Encouragé par son géniteur, il se lance à 20 ans dans une carrière de musicien professionnel, se produisant conjointement avec des groupes de jazz et de rock & roll, de même que dans les bals. Cette polyvalence lui ouvre les portes de la variété, et il devient à la fin des années 1960 le batteur de Nino Ferrer puis d'autres artistes du showbiz; ce qui lui permet de gagner sa vie à une époque où l'audience du jazz recule sous l'effet de la société de consommation. C'est le cas aussi de René Urtreger que Lucien Dobat rencontre au Blue Note où il passe ses soirées libres à jammer. Il y fait aussi la connaissance de Kenny Clarke qui lui donne des leçons pendant un an. Lucien Dobat est de plus musicien de studio, ce qui l'amène à croiser la route de Manu Dibango et participer à la création de son célèbre «Soul Makossa» en 1972. Membre à plusieurs reprises de la rythmique maison de La Grande Parade du Jazz de Nice, orchestrée par Simone Ginibre et George Wein de 1974 à 1993, il a ainsi l'occasion de partager la scène avec ses têtes d'affiche: Clark Terry, T-Bone Walker, Junior Mance, Art Farmer, Al Grey, Harry Sweets Edison ou encore Eddie Lockjaw Davis. Dans les années 1990, il joue régulièrement au Bilboquet où Rhoda Scott l'entend en 1995 et l'engage. Ce duo complice dure dix-huit ans et donne lieu à plusieurs enregistrements auxquels se joignent La Velle ou Patrick Saussois, entre autres. En 1996, avec ses partenaires habituels du Bilboquet, dont il partage les racines antillaises, Marc Thomas, Bibi Louison, et Jacky Samson, il monte le Black Jack Quartet (cf. Jazz Hot n°549-1998). Aujourd'hui, on peut l'entendre à l'occasion des concerts organisés par l'association Eaubonne Jazz, près de chez lui, dans le Val d'Oise.
Personnalité discrète qui n'empêche pas son jeu au groove solide, Lucien Dobat a donc attendu l'année de ses 80 ans pour enregistrer un premier album sous son nom, Back to My Roots. Il y est entouré de partenaires familiers qui le sont d'ailleurs aussi aux lecteurs de Jazz Hot –cf. les nombreux interviews, compte-rendus et chroniques sur Philippe Chagne, Ronald Baker et Philippe Petit– à l'exception sans doute du contrebassiste François Masse, partie prenante du collectif Eaubonne Jazz, qu'on a notamment entendu en compagnie de Nico Wayne Toussaint, Alexandre Cavaliere ou Jean Bonal. Le disque est exclusivement constitué d'originaux de Lucien Dobat, certains co-écrits avec Philippe Petit (auteur de tous les arrangements) et François Masse. L'album s'ouvre sur un titre swinguant dans l'esprit d'Art Blakey and the Jazz Messengers, «Yona», porté par le drive du leader. Le beau jeu bop de Ronald Baker et Philippe Chagne évoque ici Lee Morgan et Wayne Shorter. «Ballad for La Velle», en hommage à la chanteuse et pianiste disparue en 2016, est introduite avec élégance par Philippe Petit, de même qu'on apprécie le solo très musical de François Masse, comme sur «Doubi Dobat», autre bon morceau post-bop. Avec «Saara», Lucien Dobat aborde un registre plus funk où le quintet est à son aise. Les quatre titres restant évoquent directement l'Amérique latine et les Caraïbes comme le bien chaloupé «Bossa Bokolo» qui allie énergie et légèreté. Maître rythmicien, Lucien Dobat fait reposer son leadership sur une vision orchestrale d'ensemble, sans chercher à se mettre en avant, conformément à son tempérament. Un retour aux racines réussi, celles du bop vivifié par les influences ancestrales de cet acteur de talent et fidèle de la scène parisienne.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Nikos Chatzitsakos
Tiny Big Band 2

All or Nothing at All, Get Out of Town*, Fly Little Bird Fly,  Where or When°, I Didn't Know What Time It Was*, You Know I Care, The Windmills of Your Mind°, Fotografia
Nikos Chatzitsakos (lead,b), Joey Curreri (tp,flh), Robert Mac Vega-Dowda (cnt), Armando Vergara (tb), Salim Charvet (as), Art Baden (ts), Gabriel Nekrutman (bar), Wilfie Williams (p), Samuël Bolduc (dm), Alexandria DeWalt*, Eleni Ermina Sofou° (voc)
Enregistré le 13 juin et le 5 juillet 2023, New York, NY
Durée: 45' 06''
Autoproduit (www.nikoschatzitsakos.com)

Avec l'enthousiasme de la jeunesse, le contrebassiste Nikos Chatzitsakos a créé son Tiny Big Band en 2018, au sortir de la Berklee College of Music. Né à Athènes en 1994, il a d'abord étudié à l'Ecole de musique Ilion et à l'Université d'Athènes avant de rejoindre le célèbre institut de Boston, MA en 2016. Là, il a notamment eu pour professeurs Joe Lovano, John Patitucci et le regretté Ralph Peterson, Jr. qui le prend dans son big band, GenNext (Listen Up!, Onyx, 2018). C'est donc fort de cette expérience que Nikos Chatzitsakos a monté son propre orchestre et publié un premier opus autoproduit en 2022, Tiny Big Band. Il s'agit d'une formation ample de neuf musiciens avec une à deux chanteuses selon les contextes, tous dans la vingtaine à en croire la pochette du disque. La moitié des titres sont des standards à commencer par celui qui ouvre le disque, «All or Nothing at All» (A. Altam-J. Lawrence), un des tubes de Frank Sinatra, immortalisé pour le jazz par Billie Holiday en 1956-57 dans l'album du même nom. Le swing est bien présent et le solo de Robert Mac Vega-Dowda (cnt) est plein de sensibilité. La chanteuse Alexandria DeWalt qui intervient sur «Get Out of Town» (Cole Porter) et «I Didn't Know What Time It Was» (Rodgers & Hart) nous rappelle le lolitisme jazzy de la Suédoise Lisa Ekdahl, très en vogue dans les années 1990-2000. Heureusement, l'orchestre balance bien –bons solos d'Art Baden (ts) et Gabriel Nekrutman (bar): on ne passe pas donc un mauvais moment. Avec davantage de suavité dans le timbre, Eleni Ermina Sofou enrobe mieux le célébrissime «Where or When» (Rodgers & Hart). On la retrouve ensuite sur le très couru «The Windmills of Your Mind» de Michel Legrand dont l'approche est renouvelée par quelques envolées free (encore Art Baden et Gabriel Nekrutman à la manœuvre!). Si le disque se conclut sur une touche latine avec «Fotografia» d'Antonio Carlos Jobim, on retiendra surtout deux beaux thèmes issus des grandes années Blue Note: «Fly Little Bird Fly» de Donald Byrd, sur lequel l'orchestre manifeste un degré supérieur d'intensité, et «You Know I Care» (Duke Pearson), tiré de l'album Inner Urge de Joe Henderson, superbement introduit par Wilfie Williams (p) et qui donne au leader l'occasion de mettre en valeur sa sonorité charnue.
Auteur de l'ensemble des arrangements, Nikos Chatzitsakos revisite ainsi avec une tonicité bienvenue un large répertoire jazz. A suivre.
Jérôme Partage
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Vanisha Gould and Chris McCarthy
Life's a Gig

Cool, Aisha, What a Little Moonlight Can Do, Fall in Love With Me in Fall*, No Moon at All, Jolene*, Monk's Dream, No More, Between the Devil and the Deep Blue Sea
Vanisha Gould (voc), Chris McCarthy (p) + Kayla Williams (avln)*
Enregistré le 21 avril 2022, New York, NY
Durée: 37' 31''
Fresh Sound New Talent 669 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Originaire de Simi Valley, dans la périphérie de Los Angeles, CA, la chanteuse Vanisha Gould est active sur la scène jazz new-yorkaise depuis 2015. Elle est la sœur du déjà renommé pianiste Victor Gould, notamment remarqué dans le sillage de Bobby Watson, un frère qui a participé à son apprentissage jazz, lui ayant, entre autres, fait découvrir le mythique album Ella and Louis (1956, Verve), apprend-on dans le livret. On a pu entendre Vanisha au Dizzy's Club, au Smalls, où elle anime actuellement une jam, et durant le blackout mondial de la période covid à l'occasion de concerts en streaming, en particulier chez Emmet Cohen qui a ouvert, suivi par Rossano Sportiello, une oasis de liberté au milieu du no-man land. Elle est aussi apparue sur quelques enregistrements dont New York Moment (2019, Twee-Jazz Records) de JC Hopkins (tp), In Her Words (2021, autoproduit) de Lucy Yeghiazaryan (voc) et Day Dream (2021, Fresh Sound New Talent) d'Eden Bareket (bar). Ce dernier album comptait également le pianiste Chris McCarthy. Venu de Seattle, WA, formé au New England Conservatory à Boston, MA, où il a appartenu aux groupes de Jerry Bergonzi (ts) et de Jason Palmer (tp). Chris McCarthy est installé à New York depuis 2016. Il a publié trois albums en leader: Sonder (2017, Red Piano Records), Still Time to Quit (2019, Ropeadope) et Priorities (2022, Fresh Sound New Talent).
Sur un répertoire constitué principalement de compositions du jazz, Vanisha Gould et Chris McCarthy forment un excellent duo que le swing ne quitte jamais pour autant qu'ils restent sur le territoire du jazz; un seul titre y fait exception: «Jolene» de la chanteuse folk Dolly Parton avec les accents irlandais du violon Kayla Williams, présent plus discrètement sur la ballade écrite par Vanisha Gould, «Fall in Love With Me in Fall». C'est sur le reste de l'album que le duo offre ce qu'il a de meilleur. Dès «Cool», bonne reprise jazzée tirée du West Side Story de Leonard Bernstein, Vanisha Gould impose sa présence caractérisée par un timbre blues et soul qui rappelle celui de Nina Simone (cf. sa version de «Four Women» sur YouTube). L'accompagnement très aéré de Chris McCarthy, dans l'esprit de Hank Jones, donne à sa partenaire la respiration nécessaire. Vanisha Gould a d'ailleurs tendance à prendre mid tempo, approfondissant ainsi davantage son expression, les titres immortalisés par ses modèles, Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Carmen McRae ou Sarah Vaugan comme «What a Little Moonlight Can Do», «No Moon at All», «Between the Devil and the Deep Blue Sea», «No More». A noter également, l'adaptation réussie, avec ajout de paroles, de deux titres instrumentaux composés par les maîtres-pianistes Thelonious Monk («Monk's Dream») et McCoy Tyner («Ballad for Aisha», ici nommé «Aisha») sur lesquels Chris McCarthy, toujours ici économe dans ses effets, fait swinguer chaque note, avec une nuance plus percussive quand il évoque Thelonious.
On espère vivement que Vanisha Gould et Chris McCarthy traverseront prochainement l'Atlantique pour apporter un vent de renouveau dans la programmation des clubs, festivals et saisons jazz en Europe, quelque peu figées dans l'entre-soi nationaliste de ces derniers temps.
Jérôme Partage
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Julien Ndiaye / Jultrane Sextet Duplex
Création

Le Petit Parapente Alpin, Tristesse, Moment's Notice, Love, A Sleepin' Pyramid, For Steve, Mr. Day, Africa, Duplex, Les Alpes, Le Petit Parapente Alpin (alt. take)
Julien Ndiaye (ss, ts), Cyril Galamini (tb), Renaud Gensane (tp), Philippe Brassoud (b), Frédéric d'Oelsnitz (p), Laurent Sarrien (dm, vib) + Monika Kabasele (voc), Jean-Christophe Di Constanzo (as), Yoann Serra (dm)
Enregistré le 8 août 2022 et 20 février 2023, Cagnes-sur-Mer (Alpes-Maritimes)
Durée: 1h 12' 31''
Jazz Family (https://jultrane.com/Socadisc)

Julien Ndiaye, à la base de cette formation regroupant plusieurs générations, est bien un homme du XXIe siècle, s'éparpillant dans de multiples curiosités, dont beaucoup auraient paru bien loin des amateurs ou musiciens de jazz du XXe siècle (les parapentes, les trains, le vélo, les Alpes...). Pour équilibrer cet éparpillement générationnel qui n'est sans doute pas exhaustif, il a d'abord appris le métier de chaudronnier et la musique, en bon élève sans aucun doute, sa technique nous le dit, et cultivé ses racines, le Sénégal, où il est allé vivre trois années pour y apprendre le wolof et beaucoup d'autres savoirs. Il est né, il y a 35 ans, dans une vraie famille, pas n'importe laquelle, puisqu'il étudie le saxophone depuis l'âge de 7 ans, et que sa grand-mère a été capable de lui faire écouter John Coltrane à 14 ans, qui reste son inspiration principale vingt ans après. Il a ainsi cultivé une mémoire qui lui permet d'inviter sur ce premier disque son prof' au Conservatoire de Cannes en 2006, Jean-Christophe Di Constanzo, mais aussi un répertoire et un jeu très marqués par son illustre aîné, John Coltrane.
Il n'est pas le seul, mais pour cette fois, on sent chez Julien que l'inspiration est profonde et sincère, et va au-delà de la performance technique (il joue très bien le répertoire coltranien), atteignant une réelle profondeur bien que son vécu n'ait pas grand-chose de commun avec le maître revendiqué. Sur cet opus, les compositions ont souvent la teinte de ce post-bop coltranien (ça existait aussi chez les suiveurs immédiats, on l'entend parfaitement chez Wayne Shorter à l'époque des Jazz Messengers d'Art Blakey en 1961). Mais Julien et ses copains n'en oublient pas pour autant leurs autres passions, hors jazz, comme en témoignent les différents titres et les commentaires qui en sont faits dans les notes du livret. La conjonction de tous ces éléments est une alchimie réussie que nous serions bien en peine d'expliquer, la recette complexe relève de la biographie autant que d'un travail sans doute très intense. Les arrangements sont dans le même ton, la musique est solide, bien mise en place et que ce soit sur le répertoire coltranien («Moment's Notice», «Mr. Day») ou sur les originaux («For Steve», dédié à Steve Grossman), tout est d'excellente facture. Les membres du sextet –Cyril Galamini, Renaud Gensane, Philippe Brassoud, Frédéric d'Oelsnitz, Laurent Sarrien– et leurs invités se montrent tendus vers le même objectif que le leader. Ils ont aussi fort bien écouté la musique des anciens, et si personne n'a derrière lui ce lourd passé qui animait la tension de la musique de John Coltrane et de ses contemporains afro-américains, l'esprit et la forme sont respectés, et traversent les compositions actuelles pour une heure de bonne musique de jazz.
Le miracle du jazz est sans doute là, dans sa capacité à être repris universellement malgré des biotopes variés, et comme cette fois avec sincérité et originalité. On attend la suite.
Yves Sportis
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Julien Routtier Quartet
Katabasis

We Can Hope, Lovely Smile, Katabasis, Square Made of Triangles, What Future?, Modernition,Conspicuous By Our Absence, Buddy, Unsure
Julien Routtier (p), Abdelbari Fannush (ts), Ethan Denis (b), Guillaume Jaboulay (dm)
Enregistré les 15 et 16 juin 2023, Vaires-sur-Marne (Seine-et-Marne)
Durée: 48' 12''
Trucker Prod (https://julienrouttier.com)

Puisant principalement son inspiration dans l'univers post-bop, le pianiste Julien Routtier a signé l'ensemble des compositions et des arrangements de ce premier album prometteur. Né en 1999 à Marne-la-Vallée, il a été formé au Centre des Musiques Didier Lockwood de Dammarie-les-Lys par lequel sont également passés ses partenaires: le ténor Abdelbari Fannush (1995), après une période d'apprentissage autodidacte, a intégré le Conservatoire du IXe arrondissement de Paris, une des pépinières du jazz à Paris; le bassiste Ethan Denis (2003), né dans une famille musicienne, s'est d'abord initié à la batterie avant d'opter pour la contrebasse classique puis jazz qu'il étudie au Conservatoire de Nantes; le batteur Guillaume Jaboulay (2000) est lui aussi un enfant de musiciens et a débuté par le chant à la Maîtrise des Hauts-de-Seine pour se tourner ensuite vers les percussions classiques au conservatoire, puis vers la batterie jazz. Ces parcours académiques très balisés ont bien entendu donné à ces quatre jeunes musiciens le bagage technique et culturel attendu pour aborder la scène professionnelle. Fort heureusement, ils ont aussi développé des qualités propres, un feeling et une énergie qui apportent à leur musique une fraîcheur séduisante, d'autant que ce répertoire original possède une palette mélodique variée. La ballade «Lovely Smile» compte ainsi parmi les titres les plus réussis. On y apprécie la sonorité suave d'Abdelbari Fannush, comme les notes profondes et boisées d'Ethan Denis, tandis que Julien Routtier est en solo sur le bref et évanescent «What Future?». Le contraste n'en est que plus marqué avec les thèmes à la vitalité bop qui font le sel de cet album, tels «Modernition» et «Buddy», auxquels le jeu véloce et swinguant de Julien Routtier apporte une légèreté qui s'appuie sur le jeu précis et musical de Guillaume Jaboulay. Le morceau-titre «Katabasis» confirme ce dynamisme vivifiant qui fait de cet album une découverte.
Jérôme Partage
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Mulgrew Miller
Solo in Barcelona

Tour de force, I Love You, O Grande Amor, It Never Entered My Mind, Milestones, Excursions in Blue, Misty, Woody 'n You, Just Squeeze Me
Mulgrew Miller (p solo)
Enregistré le 2 février 2004, Barcelone
Durée: 1h 09' 23''
The Jordi Suñol Archives 2/Storyville 1018537 (www.storyvillerecords.com/www.uvmdistribution.com)

L'excellent Benny Green, qui a la double qualité d'être lui-même un pianiste de premier ordre et d'avoir côtoyé Mulgrew Miller jusqu'à dialoguer au piano avec lui dans quelques fabuleux concerts, est l'auteur du texte du livret de cet album sorti des archives sonores de l'agent-tourneur Jordi Suñol, de Barcelone, auquel on doit parmi les plus beaux concerts de jazz en Europe, de piano jazz en particulier, des trente-quarante dernières années.
Ces tournées, où Jordi Suñol a réuni parmi les artistes essentiels du jazz de culture de son époque, restent d'ailleurs parmi les souvenirs émerveillés des amateurs de jazz des quatre coins de l'Europe. Pour ne citer que les pianistes, on a pu y écouter dans des conditions optimales –outre Mulgrew Miller et Benny Green– Kenny Barron, Eric Reed, Randy Weston et d'autres musiciens de cette envergure, en formation ou en soliste, et parfois en duo de piano (Mulgrew Miller et Kenny Barron) ou en quartet de pianos (avec selon les concerts Kenny Barron, Benny Green, Eric Reed, comme au festival de Pescara en 2012, cf. Jazz Hot n°661).
Inutile de rappeler que le solo sur un instrument, qui a donné tant d'exemples extraordinaires dans le jazz depuis plus d'un siècle, est une expression sans filet qui révèle la dimension artistique et la liberté de l'artiste. Concernant Mulgrew Miller, né en 1955 et disparu en 2013, et comme le remarque Benny Green, nous avons affaire à l'un des pianistes de la tradition du jazz qui fait partie des plus grands au même titre qu'Earl Hines, Art Tatum, Bud Powell, Erroll Garner, Oscar Peterson, George Cables ou Kenny Barron... pour ne citer qu'eux, car le jazz en a d'autres. Il est de ceux qui réunissent une plénitude de l'expression, sans limite, qu'elle soit technique ou artistique. Benny Green se remémore également la relative rareté des enregistrements en solo et des occasions, parfois after hours, où il a pu constater en connaisseur ce talent hors norme en soliste, et il regrette, comme nous, que cette dimension de l'artiste trop vite disparu ne soit pas suffisamment disponible aujourd'hui dans les enregistrements.
En éditant ces archives de Jordi Suñol de 2004, le bon label Storyville, comble une petite partie de ce vide qu'a laissé Mulgrew Miller, car il était l'un de ceux, avec Benny Green, Eric Reed, à prendre sans faiblesse la suite de cette tradition exceptionnelle des pianistes de jazz, du «beau piano» comme on dit car ils sont des concertistes tout aussi brillants et virtuoses que leurs pairs de la musique classique, plus profondément artistes en raison de leur dimension culturelle et créative totalement intégrée et sans complaisance, dont Kenny Barron est aujourd'hui le patriarche.
Alors, quand ressort de l'oubli un tel trésor de Mulgrew Miller, il faut juste remercier les producteurs et le saisir en pensant simplement au bonheur d'une heure de musique en compagnie d'un artiste parmi les plus importants du jazz de sa génération.
Ce concert en live et en solo, réunissant standards (Cole Porter, Carlos Jobim, Richard Rodgers), compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Erroll Garner, John Lewis, Duke Ellington) et un mémorable original, «Excursions in Blue», donne une idée précise de ce que le génie du piano jazz a de meilleur quand il n'oublie pas la dimension essentielle du blues, le swing, la culture et la mémoire. Le piano solo est un moment magique du jazz quand l'artiste apporte la profondeur de sa culture, expose sa liberté sans concession, et Mulgrew Miller n'y manque jamais.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2024

The Viper Club
Tain't no Use

Lawd You Made the Night too Long, Onyx Club Spree, Ballin' the Jack, Tain't no Use, I'm Putting all My Eggs in one Basket, I Hope Gabriel Likes My Music, Smoke Rings, Baby Brown, Undecided, My Blue Heaven, Swanee River, I'm Crazy 'bout My Baby, Viper's Moan,'S Wonderful, My Walking Stick, Wabash Blues, After You've Gone
Tcha Limberger (vln, voc), Jérôme Etcheberry (tp), Dave Kelbie (g), Sébastien Girardot (b)
Enregistré du 20 au 22 juin 2023, Meudon (Hauts-de-Seine)
Durée: 1h 01' 26''
Camille Productions MS072023 (www.camille-productions.com/Socadisc)

Le jazz est comme un voyage au centre de la terre (cf. Jules Verne): il y a de grosses veines, les courants familiers du grand public, mais aussi tout une myriade de filons qui se ramifient et ne demandent qu'à être explorés, redécouverts et encore mieux approfondis. L'association entre Stuff Smith (1909-1967) et Jonah Jones (1909-2000), de 1936 à 1940, au sein des Onyx Club Boys dirigés par le premier, compte parmi ces trésors repérés par Jazz Hot dans son n°30 de février-mars 1939 mais déjà oublié. Violoniste se démarquant du lyrisme aérien de Stéphane Grappelli ou d'Eddie South, Stuff Smith était également un showman hors pair et un chanteur inspiré par Louis Armstrong, une influence commune avec Jonah Jones dont le jeu de trompette est marqué par Satchmo, au point qu'il fut surnommé «King Louis II». Les qualités exceptionnelles de ces deux solistes n'ont pas échappé à Jazz Hot ni à Charles Delaunay qui consacra deux beaux portraits au trompettiste (n°48, 1950), qui fit aussi la couverture du n°85 de 1954, et au violoniste (n°94, 1954).
Quatre-vingts ans plus tard, pour leur rendre hommage, a été constitué The Viper Club (dont le nom est inspiré du succès de Stuff Smith de 1936, «You'se a Viper»), un quartet autour de la personnalité rayonnante de Tcha Limberger avec le concours de Jérôme Etcheberry, Dave Kelbie et Sébastien Girardot: «viper», dans l'argot du Harlem des années 1930, désignant un consommateur de marijuana.
L'intérêt du disque est que ce tribute ne se contente pas d'être une reprise du répertoire de Stuff Smith and the Onyx Club Boys dans l'esprit, mais d'une véritable interprétation dominée par la personnalité débordante –et rare dans notre XXIe siècle étriqué– de Tcha Limberger qui au violon rappelle l'évidente connivence d'esprit et de cœur entre les racines tsiganes et afro-américaines, qui se marient dans la respiration du swing et l'esprit du blues, d'autant que sa sonorité rugueuse comme son attaque énergique rappellent celles de Stuff Smith. Une autre dimension de leur proximité est sans doute liée au tempérament «foncièrement bohème» de Stuff Smith, comme le notait Charles Delaunay. Au chant, Tcha reste «nature» comme ses confrères devanciers afro-américains, par son engagement et sa façon de pousser sa voix sans maniérisme («Lawd You Made the Night too Long»). Sur une matière qui emprunte parfois à la tradition néo-orléanaise (la rythmique et le trompettiste sont rodés à cette couleur néo-orléanaise autant qu'à la tradition de Django), «Tain't no Use» est magnifiée par les contre-chants tsiganes de Tcha Limberger, surprenant de profondeur expressive, de spontanéité et d'inventivité. La musique atteint ainsi par moment une intensité inattendue pour un enregistrement actuel, hors du temps normalisé de 2023. Un bon exemple de réactivation créative de la mémoire qui repose sur la liberté du grand artiste qu'est Tcha Limberger!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

Roberto Magris & The JM Horns
High Quote

High Quote, Together in Love*, Black Coffee*, Hong Kong Nightline/The Island of Nowhere, Steps in the Dark, The Endless Groove, Naked Tina Serenade, The Changing Scene
Roberto Magris (p, arr), Matt Otto (ts), Jim Mair (as), Jason Goudeau (tb), Josh Williams (tp), Aryana Nemati (bar), Elisa Pruett (b), Brian Steever (dm), Pablo Sanhueza (perc), Monique Danielle (voc)*
Enregistré le 3 novembre 2012, Lenexa, KS
Durée: 1h 00' 55''
JMood Records 009 (www.jmoodrecords.com)

Suite des pérégrinations du globe-trotter Roberto Magris au pays du jazz, avec cette sortie d'un enregistrement d'il y a déjà une dizaine d'années, où le pianiste, comme à sa bonne habitude, se fond dans la culture locale comme s'il puisait dans ses propres racines. Il est d'ailleurs l'auteur des compositions, à l'exception d'un standard («Black Coffee») et du dernier thème, «The Changing Scene» d'Hank Mobley. Ses arrangements pour ce nonet augmenté sur deux titres d'une voix, sont on ne peut plus dans la tradition hard bop. On reconnaît son beau jeu de piano, parfois proche du McCoy Tyner des années 1970-1975, au cœur d'une cohésion de belle tenue évoquant les Jazz Messengers, sans que jamais il n'y ait de faute de goût ou d'égocentrisme.
L'unité de l'enregistrement, l'originalité des compositions («Hong Kong Nightline»/«The Island of Nowhere») ne viennent jamais en discordance avec une expression sereine, mélodique, ouverte dans la tradition. Les solistes ont une liberté totale dans leurs chorus au sein du cadre bien organisé d'une musique cohérente ancrée dans le blues et la musique modale de ces années hard bop.
Les climats varient, comme avec l'aérien «Steps in the Dark», les plus enlevés «The Endless Groove», «Naked Tina Serenade», bien mis en valeur par une rythmique où Pablo Sanhueza apporte une touche afro-cubaine bienvenue. Les chorus des saxophonistes, trompettistes sont sobres, inventifs et totalement inscrits dans l'esprit de l'ensemble. Roberto Magris n'attire jamais la lumière à son profit exclusif, participant au son du collectif et prenant à son tour le chorus qui s'impose. L'enregistrement se ferme sur un thème d'Hank Mobley où le côté blues est certainement plus accentué grâce à l'atmosphère intense de ces années du jazz. Une belle heure de jazz hard bop in the tradition autour du natif de Trieste, toujours sur son label de prédilection, de Kansas City, le bien nommé JMood.
Yves Sportis
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André Villéger / Alain Jean-Marie
Time to Dream

You've Changed, Païolino, Happy Reunion, Aquarius Mood, Darn That Dream, Monsieur Henri, Self Portrait of the Bean, Search of Peace*, Ghost of a Chance, The Peacoks, Cyrille, Angel Face, Blues du Cameleon, It Never Entered My Mind
André Villéger (ts, ss*), Alain Jean-Marie (p)
Enregistré les 21 et 22 février 2023, Meudon (Hauts-de-Seine)
Durée: 1h 19' 36''
Camille Productions MS042023 (www.camille-productions.com/Socadisc)

Ce duo qu'on doit au baby boom (ils sont tous deux nés en 1945) font aujourd'hui partie des aînés de la scène du jazz parisienne avec Martial Solal, René Urtreger et quelques autres. Ayant effectué leurs débuts à une époque foisonnante de liberté de création où la plupart des grands maîtres du jazz étaient encore en activité, ils ont eu l'occasion de les côtoyer, de les accompagner et de forger leur personnalité dans ce creuset exceptionnel, à Paris en particulier. On ne retrace pas ici leurs parcours (on se reportera pour cela notamment aux n°578 et 681) qui leur vaut aujourd'hui le respect et l'admiration mérités de leurs cadets et des amateurs de jazz en général.
Après avoir suscité en 2015 un beau duo André Villéger/Philippe Milanta sur For Duke and Paul et en 2016 Strictly Strayhorn en trio avec Thomas Bramerie, Michel Stochitch renouvelle la formule avec Alain Jean-Marie pour un petit bijou jazzique, un album de ballades –des compositions du jazz et trois originaux d'André Villéger– où les deux protagonistes prennent le temps d'un dialogue qui traduit un art accompli. Le répertoire a été visiblement choisi pour le plaisir d'explorer de beaux thèmes parmi une variété d'auteurs (Duke Ellington, McCoy Tyner, Hank Jones...) et embrasse un large spectre de l'histoire du jazz. Signalons d'ailleurs un thème de Raymond Fol (1928-1979) –qui fut également un ancien de Jazz Hot– «Aquarius Mood», peu joué, qu'André Villéger avait déjà repris sur un disque du même nom (2002, Jazz aux Remparts, avec Patrick Artero) en hommage au pianiste auprès duquel il a grandi.
A la diversité des compositeurs répond celle des atmosphères qui se succèdent de façon équilibrée. Majoritairement au ténor, André Villéger développe les thèmes de sa sonorité voilée et caressante (magnifique version de «The Peacocks» de Jimmy Rowles) tandis qu'au soprano sa sensibilité semble davantage à fleur de peau («Search of Peace» de McCoy Tyner). Quant à Alain Jean-Marie, il dit beaucoup en peu de notes avec une poésie swing particulièrement admirable sur Duke Ellington («Happy Reunion»), une épure d'architecte qui pose la délicate structure sur laquelle André Villéger appuie ses volutes. Deux maestros en liberté.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024

French Blues All Stars
New Flesh

New Flesh, Kiddeo, Hush Your Mouth, Go Lonnie Go, Going to a Party, Wrong as I Could Be, The Bottle of Chablis Is Empty, Bad Bad Whiskey, I'll Be Waiting, Strolling With Nicole, Going Crazy, Lollipop Mama, Feel Like Going Home
Youssef Remadna (hca,g,voc), Stan Noubard-Pacha (g), Anthony Stelmaszack (g,hca,b,voc), Thibaut Chopin (b,hca,voc), Benoît Ribière (p,org,voc), Simon Shuffle Boyer (dm)
Enregistré les 13 et 14 février 2023, Tilly (Yvelines)
Durée: 43' 22''
Ahead 842.2 (Socadisc)


Julien Brunetaud
Bluesiana

Nola Boogie, Nobody Knows You When You're Down and Out*°+, Music Is My Business°, Fournil Boogie, It Hurts Me Too°+, My Gal Stands Out, Tipitina, Rag That Life, Firebug Blues*, Cycle of Love°, Worried Life Blues+, Otis in the Dark
Julien Brunetaud (p,voc), Kevin Doublé (hca)*, Igor Pichon (g)°, Patrick Ferné (b)+
Enregistré les 28 et 29 mars 2023, Marseille (Bouches-du-Rhône)
Durée: 38' 41''
Brojar Music (InOuïe Distribution)

Ces deux albums illustrent deux versants de la scène blues française: une approche électrique, celle du French Blues All Stars, dans la tradition du Chicago blues de Muddy Waters et Howlin' Wolf, et une autre acoustique, celle de Julien Brunetaud, issue d'une filiation boogie et piano blues venue de New Orleans (Fats Domino, James Booker, Dr. John...). Deux traditions étroitement liées puisque Julien Brunetaud fut un des membres fondateurs du French Blues All Stars (Live in Paris, 2011, Ahead).
Créé il y a une dizaine d'années, celui-ci rassemble quelques-uns des piliers du blues hexagonal. Il est principalement porté par l'harmoniciste, guitariste et chanteur Youssef Remadna. Né en 1962, cet autodidacte a accompagné Champion Jack Dupree lors d'une tournée française en 1989 et eut l'occasion dix ans plus tard de se produire sur la scène de Chicago. On le retrouve aujourd'hui régulièrement en duo avec Mike Greene (g,voc) ou à la tête de sa propre formation, montée dans les années 2000 avec le contrebassiste Thibaut Chopin. Ce dernier est passé par les formations de Benoit Blue Boy (voc,hca), Julien Brunetaud et son JB Boogie, Simon Shuffle Boyer ou encore Nico Duportal (g,voc). Autre accompagnateur d'expérience, le guitariste Anthony Stelmaszack a rencontré quelques grands du blues comme Jimmy Johnson, Deitra Farr (voc) et même B.B. King. Il joue à présent aux côtés d'Alabama Mike (voc) mais aussi sous ses propres couleurs. Le pianiste et organiste Benoît Ribière, né en 1977, est le seul membre du French Blues All Stars à avoir rejoint l'aventure en cours de route, ayant remplacé Julien Brunetaud. Marqué dans son enfance par les concerts qu'organisaient ses parents au sein du Hot Club de Limoges, il doit sa vocation d'organiste à Wild Bill Davis, et a été sideman pour Jean-Jacques Milteau, Lucky Peterson, Maceo Parker, Eddie Clearwater, Daniel Huck, Dany Doriz, Carl Schlosser... Originaire lui aussi de Limoges, Simon Shuffle Boyer (né en 1970), fils du saxophoniste Pierre Boyer (1942-1997), est un familier des compte-rendus de concerts de Jazz Hot: on l'a notamment entendu avec Pat Giraud, Daniel Huck, Eric Luter, Patrick Saussois, Jeff Zima, Marc Laferrière... Il a par ailleurs enregistré en leader Let There Be Blues (2006, autoproduit, cf. chronique dans Jazz Hot n°647) avec une bonne partie des futurs sociétaires du all stars, dont Stan Noubard Pacha que nous avons déjà présenté récemment (cf. chronique Nirek Mokar).
Si le live de 2011 était constitué de standards, l'enregistrement studio de 2023 effectué par le French Blues All Stars comporte pour l'essentiel des compositions de ses membres. C'est un disque au dynamisme rafraîchissant porté par la personnalité énergique de Youssef Remadna, tant au chant qu'à l'harmonica, notamment sur son «New Flesh». Les musiciens de ce all stars sont de solides gaillards qui savent jouer le blues (belle énergie orgue-guitare-batterie sur «Go Lonnie Go» de Stan Noubard-Pacha), appuyé sur une rythmique adhoc («Kiddeo» de Brook Benton et Clyde Otis) assurée pour l'essentiel par Stan Noubard-Pacha, Thibaut Chopin, Benoît Ribière et Simon Boyer. Une musique interprétée avec simplicité et conviction, dans l'esprit dans Anciens du blues, et dont on ne doute pas qu'elle prend toute sa saveur sur scène.
Toujours pour les amateurs de blues et de swing, avec un bien nommé Bluesiana, Julien Brunetaud opère un retour attendu, après Feels Like Home, à ses fondamentaux blues et boogie. Sur cet album constitué à parité d'originaux et de reprises où il est en solo, piano et voix, sur une bonne moitié des titres, Julien Brunetaud s'est adjoint trois invités de sa génération. A l'harmonica, Kevin Doublé (également chanteur et guitariste) offre de bons contrechants notamment sur «It Hurts Me Too» (Tampa Red), tandis que le picking bien ancré dans le blues du guitariste Igor Pichon vient en soutien sur «Music Is My Business» (Rooselvet Sykes). Enfin, on découvre sur «Worried Life Blues» (Big Maceo), un beau blues gospelisant, et le son profond du contrebassiste de la scène marseillaise Patrick Ferné. Quant à Julien Brunetaud, il confirme sa position de passeur de la tradition du piano blues de New Orleans, en particulier sur le «Tipitina» de Professeur Longhair, la déclinant en boogie et ragtime sur ses deux originaux, «Fournil Boogie» et «Rag That Life». Un voyage réussi à travers les différents feelings qui ont fait la renommée de l'embouchure du Mississippi.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024


Boots Mussulli
Little Man: 1954-1956 Quartet Sessions

Little Man, Lullaby in Rhythm, Blues in the Night, Diga Diga Doo, Rubber Boots, Le Secret, Four Girls, El Morocco, Mutt and Jeff, You Stepped Out of a Dream, Tico Tico, Kelo, Salute to Shorty, I'll Remember April, Taking a Chance on Love, All the Things You Are
Boots Mussuli (as, bar) avec:
• Ray Santisi (p), John Carter (b), Peter Littman (dm)
• Ray Santisi (p), Max Bennett (b), Shelly Manne (dm)
• Toshiko Akiyoshi (p), Wyatt Ruther (b), Ed Thigpen (dm)
Enregistré entre le 14 juin 1954 et juillet 1956, Boston, MA, New York, NY
Durée: 56' 17''
Fresh Sound Records 1133 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Jordi Pujol nous propose encore une (re)découverte intéressante avec le saxophoniste alto et baryton italo-américain Boots Mussulli dont la brève carrière a laissé peu de traces discographiques. Les faces présentées sur cette réédition, comprises entre 1954 et 1956, attestent en effet des qualités d'expression de ce musicien, émule de Charlie Parker, qui mérite d'échapper à l'oubli.
Enrico William Mussulli, dit Henry W. Boots Mussulli, est né le 18 novembre 1915 dans la petite ville de Milford, MA, près de Boston, célèbre pour son granite rose que son père, originaire des Pouilles comme sa mère, était venu tailler. La région de Boston est en effet le deuxième port d'entrée aux Etats-Unis de l'immigration italienne, notamment du Sud, des Italiens mal vus par les WASP à cause de leur pauvreté, de leur catholicisme, du mouvement anarchiste (Sacco et Vanzetti), de la mafia très entreprenante, et après-guerre, considérés comme ennemis. Face à ce racisme de concurrence dans le pays du business, cette communauté a appris à s'organiser pour se défendre, travailler, se syndiquer, cultiver son art de vivre familial et clanique; elle s'est aussi naturellement rapprochée du jazz, de l'Afro-Amérique et de la communauté juive d'Europe centrale et orientale.
Enrico est le huitième d'une fratrie de onze enfants. Il débute la clarinette à 12 ans avant de diriger l'orchestre de son lycée Il débute professionnellement sur la scène locale à 18 ans aux côtés de Mal Hallet (vln, 1893-1952) et poursuit pendant les années de guerre avec Teddy Powell (g, 1905-1993) et Gene Krupa tout en dirigeant ses propres formations. Il travaille ensuite avec Stan Kenton de 1944 à 1947 et de 1952 à 1954, pour lequel il réalise aussi des arrangements. Entre ces deux périodes, il collabore avec un autre Italo-Américain, venu de Sicile, Vido Musso (1913-1962, cl,s), retrouve en 1948 Gene Krupa et rejoint en 1949 son ancien ténor vedette, Charlie Ventura (1916-1992) qui développe une carrière de leader depuis 1946. C'est à cette époque que le jeu de Boots Mussulli se rapproche de celui de Charlie Parker.
Toujours en 1949, le saxophoniste alto ouvre un club, The Crystal Room, dans une salle du Sons of Italy Hall, bâtiment fréquenté par la communauté italo-américaine de Milford. Boots Mussulli cultive ainsi son implantation sur le territoire de Boston qui possède une scène très active et est devenu un centre d'enseignement du jazz avec la Berklee College of Music, premier établissement universitaire de jazz aux Etats-Unis en 1945 (renforcé par l'ouverture en 1969 du département jazz du New England Conservatory, également le premier du genre). Parmi les nombreux clubs, on trouve le Storyville (1950-59) de George Wein qui a fondé un label du même nom. George Wein réunit Boots Mussulli et le baryton Serge Chaloff (1923-1957) –son copain d'enfance et fils de sa professeur de piano, la très réputée Margaret Chaloff, cf. Tears George Wein–, sur le LP The Fabel of Mabel (Storyville), à la tête d'un quintet lors d'une session du 9 juin 1954 non reproduite dans cette anthologie. Comme le précise Jordi Pujol dans le livret, Boots Mussulli, Serge Chaloff, de même que le trompettiste Herb Pomeroy (1930-2007), contribuent à diffuser le bebop sur la scène de Boston.
Little Man: 1954-1956 Quartet Sessions présente l'unique album que le saxophoniste ait enregistré sous son seul nom: Boots Mussulli est produit par Stan Kenton qui parraine des solistes de la mouvance bop/west-coast dans la série «Stan Kenton Presents Jazz», chez Capitol. Boots y propose compositions personnelles et reprises, entouré d'une rythmique de jeunes musiciens de la scène de Boston sur une première session (plages 1 à 5) qui se tient dans la capitale du Massachusetts le 14 juin 1954. Au piano, Ray Santisi (1933-2014), connu pour avoir partagé la scène avec Charlie Parker, se situe dans l'esprit de Bud Powell, tandis que le batteur Peter Littman (1935) deviendra l'année suivante l'accompagnateur de Chet Baker. On ne dispose pas en revanche d'informations sur le contrebassiste John Carter. Aérien et lyrique à l'alto sur sa composition «Little Man» (son surnom), Boots Mussulli déploie une belle profondeur de jeu au baryton sur «Blues in the Night», porté par une rythmique qui swingue comme il faut. Le LP est complété de six autres titres (plages 6 à 11) gravés le 7 novembre 1954 à New York: une nouvelle tournée avec le Stan Kenton Orchestra ayant reporté la finalisation du disque. Deux membres du big band, l'un actuel, l'autre ancien, prennent d'ailleurs place aux côtés de Ray Santisi à la contrebasse et à la batterie: Max Bennett (1928-2018) qui aussi joué avec Charlie Ventura en 1949 et revient de la guerre de Corée (1951-53); Shelly Manne (1920-1984) pourtant installé sur la Côte Ouest depuis qu'il a quitté Kenton en 1952. Le drumming de Shelly Manne apporte au quartet un dynamisme supplémentaire avec toujours des interventions swinguantes de Ray Santisi («Four Girls» de Boots Mussulli), bien ancrées dans le swing. On retient en particulier un original orientalisant du leader, «El Morrocco» qui donne à Shelly Manne un terrain propice à sa fantaisie.
Cinq titres en quartet (plages 12 à 16) provenant du LP de Toshiko Akiyoshi, Her Trio Her Quartet (Storyville), produit par George Wein, complètent cette anthologie. Les trois autres titres de ce LP, en trio, ayant été réédités dans le double CD que Fresh Sound vient de consacrer à la pianiste japonaise (cf. chronique). Sur cette session new-yorkaise de juillet 1956, la rythmique est complétée par Wyatt Russer (b, 1923-1999) qui vient de quitter Erroll Garner et Ed Thigpen (dm, 1930-2010), accompagnateur recherché (Cootie Williams, Dinah Washington, Billy Taylor...). Cette fois uniquement à l'alto, Boots Mussulli est d'une expressivité fiévreuse sur «I'll Remember April», échangeant avec un Ed Thigpen débordant d'énergie, tandis que Toshiko Akiyoshi donne un solo au swing virevoltant. Superbe conclusion à ce CD, Boots Mussulli enrobe de sa sonorité charnue «All the Things You Are». Après avoir appartenu pendant deux ans au big band d'un autre ancien de l'orchestre de Stan Kenton, Herb Pomeroy, le saxophoniste se retire définitivement du circuit national en 1957, lassé de la vie de tournées, et ouvre un studio dans un immeuble de bureaux pour se consacrer à l'enseignement. Il continue cependant de jouer localement à la tête de son quartet et avec les musiciens qu'il programme dans son club: Duke Ellington, Count Basie, Harry James, parmi beaucoup d'autres. En 1964, il monte un big band d'une cinquantaine de jeunes musiciens de 11 à 19 ans, le Milford Area Youth Orchestra, qui participera au Newport Jazz Festival le 3 juillet 1967, à l'invitation de George Wein, quelques semaines avant que Boots Mussulli ne décède d'un cancer, le 23 septembre, à 51 ans.
Jérôme Partage
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Toshiko Akiyoshi
Toshiko's Blues: Quartet & Trios 1953-1958

CD1: What Is This Thing Called Love?, Gone With the Wind, I Want to Be Happy, Toshiko's Blues, Shadrack, Solidado, Squatty Roo, Laura, Between Me and Myself, It Could Happen to You, Kyo-shu (Nostalgia), Homework, Manhattan Address, Softly as in a Morning Sunrise, Soshu Yakyoku (Suzhou Serenade), Sunday Afternoon, Blues for Toshiko, No Moon at All, Pea, Bee and Lee, Thou Swell
CD2: Between Me and Myself, Blues for Toshiko, I'll Remember April, Lover, The Man I Love, Minor Mood, After You've Gone, We'll Be Together Again, Tosh's Fantasy: Down a Mountain/Phrygian Waterfull/Running Stream, Bags' Groove, Imagination, Studio J, The 3rd Movement, Don't Get Around Much Anymore
Toshiko Akiyoshi (p) avec:
• Herb Ellis (g), Ray Brown (b), J.C. Heard (dm)
• Paul Chambers (b), Ed Thigpen (dm)
• Oscar Pettiford (b), Roy Haynes (dm)
• Gene Cherico (b), Jack Hanna (dm)
• Eddie Safranski (b), Ed Thigpen (dm)
Enregistré entre le 13 novembre 1953 et le 25 mai 1958, Tokyo (Japon), Boston, MA, New York, NY, Newport, RI
Durée: 1h 12' 09'' + 1h 08' 51''
Fresh Sound Records 1132 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Ce double CD édité par Fresh Sound Records regroupe six enregistrements parmi les premiers effectués par Toshiko Akiyoshi entre 1953 et 1958, marqués du sceau du bebop et de l'influence de Bud Powell, son maître à jouer, alors que sa découverte du jazz s'est faite à l'écoute de Teddy Wilson. On laissera d'ailleurs au lecteur le soin de consulter les numéros 631 et 681 de Jazz Hot dans lesquels Toshiko Akiyoshi s'était longuement exprimée sur son parcours musical.
Toshiko's Piano (Norgran Records, réédité chez Verve sous le nom d'Amazing Toshiko Akiyoshi) ouvre cette anthologie (CD1, plages 1 à 8) comme il a inauguré la discographie de la pianiste. Enregistré à Tokyo les 13-14 novembre 1953, il a été produit à l'initiative de Norman Granz alors de passage au Japon pour la tournée Jazz at the Philharmonic (cf compte-rendu dans Jazz Hot n°84, janvier 1954, «Nouvelles du Japon»). Celui-ci en raconte les circonstances dans les notes de pochettes de l'album (reproduites par Fresh Sound): «Oscar Peterson l'a découverte dans l'un des différents clubs qui parsèment Ginza qui est le Time Square de Tokyo (...). Il est venu parler aux gars de la tournée de cette merveilleuse pianiste qu'il avait entendue. Benny Carter, Ray Brown et quelques autres se sont fait un devoir de l'écouter. Tous ont été impressionnés par elle et ont insisté pour que je l'enregistre. (...) De toute évidence, son jeu provient en grande partie de celui de Bud Powell, mais, et c'est la chose importante, elle ne l'imite pas servilement». Toshiko Akiyoshi s'y retrouve ainsi magnifiquement entourée par la rythmique d'Oscar PetersonHerb Ellis, Ray Brown et J.C. Heard– qui la conduisent vers les sommets du foisonnant «Shadrack», où elle glisse avec humour quelques mesures évoquant l'Extrême-Orient, à sa superbe version de «Laura» qui débute en solo, comme une sonate romantique, en passant par un original, le dynamique «Toshiko's Blues».
Toshiko émigre aux Etats-Unis en 1956, à Boston, MA où elle devient la première étudiante japonaise de la Berklee College of Music. Elle passe alors sous la férule de George Wein, patron du club et du label Storyville, dénicheur de talents aussi pour son jeune festival de Newport, RI créé depuis deux ans. La pianiste s'y produit une première fois le 5 juillet 1956 et enregistre à l'initiative du producteur son premier album sur le sol américain, George Wein Presents Toshiko (Storyville, plages 9 à 17), en trio avec Paul Chambers, membre du quintet de Miles Davis, et le déjà très expérimenté Ed Thigpen. Toshiko y présente plusieurs de ses compositions pleines de fantaisie, comme «Between Me and Myself» sur lequel Paul Chambers et Ed Thigpen effectuent un travail rythmique d'une extraordinaire finesse. Dans la foulée, George Wein supervise l'enregistrement new-yorkais de l'album Toshiko, Her Trio Her Quartet (Storyville) avec Oscar Pettiford et Roy Haynes pour trois titres (plages 18 à 20): ceux en quartet, avec l'altiste Boots Mussulli, figurent sur l'anthologie qui lui est consacrée (cf. chronique). Là encore, le trio mené par Toshiko Akiyoshi, aérienne sur son «Pea, Bee and Lee», est remarquable d'intensité bop.
Le CD2 débute avec la réédition des quatre titres qui concernent la pianiste sur Toshiko & Leon Sash at Newport (Verve), un enregistrement live du 5 juillet 1957 (l'accordéoniste Leon Sash était programmé sur un autre concert) sous la double houlette de Norman Granz et George Wein qui rappelle l'importance fondamentale de ces grands professionnels, d'authentiques jazz lovers acharnés à promouvoir le jazz et à défendre la déségrégation –on pourrait citer aussi Alfred Lion ou Max Gordon–, qui ont largement contribué au développement du jazz par leurs prises de risques et leur courage à une époque violente. On retrouve ici Toshiko Akiyoshi en trio avec Gene Cherico et Jack Hanna qui forment également la rythmique sur The Many Sides of Toshiko (Verve, plages 5 à 12), toujours produit par Norman Granz et gravé le 28 septembre 1957 à New York où la pianiste s'est désormais installée à la faveur d'un engagement de deux mois au club Hickory House, depuis le mois d'août. Toshiko avait d'ailleurs raconté à Jazz Hot que Bud Powell y venait régulièrement l'écouter et s'était lié d'amitié avec elle. On reste séduit par la légèreté et la fluidité du jeu de Toshiko qui paraît survoler son clavier (magnifique «We'll Be Together Again»).
Cette anthologie s'achève sur deux morceaux inédits tirés d'une émission de télévision du 25 mai 1958, The Subject Is Jazz. Diffusée sur NBC, coproduite par l'Educational Television and Radio Center, cette série de treize épisodes à vocation didactique accueillit également Duke Ellington, Billy Taylor, Buck Clayton, Cannonball Adderley, entre autres. Toshiko Akiyoshi y est entourée d'Eddie Safranski et de nouveau d'Ed Thigpen sur un «Don't Get Around Much Anymore» aux harmonies anguleuses rappelant l'atmosphère Bud Powell-Thelonious Monk. Un recueil chaudement recommandé aux amateurs de jazz.
Jérôme Partage
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Fabien Mary and The Vintage Orchestra
Too Short

Too Short*, The Fall*, Sakura°, One for Slide*, D.P. (Song for Duke Pearson) *, Like Thousands of Butterflies°, Don't Look Back°, Hell's Kitchen Blues°, 402*, To the Lighthouse*
Fabien Mary (tp), Dominique Mandin (lead, as, fl), Erick Poirier, Julien Ecrepont, Malo Mazurié (tp), Olivier Zanot (as, cl), Thomas Savy (ts, bcl), David Sauzay (ts, fl), Jean-François Devèze (bar, fl, cl), Michaël Ballue*, Martin Berlugue°, Michaël Joussein, Jerry Edwards (tb), Didier Havet (btb), Florent Gac (p), Yoni Zelnik (b), Andrea Michelutti (dm)
Enregistré les 25 et 26 août 2020, Persan (Val d'Oise)
Durée: 55' 43''
Jazz & People 821002 (www.jazzandpeople.com)


Fabien Mary and The Vintage Orchestra
Reload

Opening, Seven-League Boots, Wheat Field Under a Blue Sky, Reload, Bazinga, The Cat and the Mouse, Hoodoos's Waltz, The Windy Corner
Fabien Mary (tp), Dominique Mandin (lead, as, fl), Erick Poirier, Julien Ecrepont, Malo Mazurié (tp), Olivier Zanot (as, cl), Thomas Savy (ts, bcl), David Sauzay (ts, fl), Jean-François Devèze (bar, fl), Michaël Ballue, Michaël Joussein, Jerry Edwards (tb), Didier Havet (btb, tu), Florent Gac (p), Yoni Zelnik (b), Andrea Michelutti (dm)
Enregistré les 1er et 2 mars 2023, Persan (Val d'Oise)
Durée: 47' 23''
Bernart Records 005 (InOuïe Distribution)

Le Vintage Orchestra a 20 ans: son premier enregistrement, Thad (Nocturne), datant de 2003. Ce big band, créé et animé par le saxophoniste Dominique Mandin, réussit donc à se maintenir au long cours, avec des mises en sommeil périodiques, car faire vivre un orchestre de seize musiciens est une gageure sur le plan économique et cette réalité ne date pas du XXIe siècle, la difficulté à trouver des engagements est aiguë. Les programmateurs de jazz, prêts à débourser des fortunes pour des vedettes de la pop, ont des oursins au fond des poches quand il s'agit des coûts inhérents aux grandes formations n'intéressant qu'un public de jazz (c'est louche pour un festival de jazz!). D'autre part, un collectif comme le Vintage Orchestra est constitué de solistes ayant chacun leurs propres projets, parfois leurs formations à diriger, et il faut être capable de fédérer ces individualités dans la durée pour conserver à l'orchestre sa cohérence, son identité musicale. On peut donc saluer la pugnacité de Dominique Mandin et l'esprit d'appartenance à un projet commun qui anime les membres du big band, dont beaucoup sont là depuis l'origine malgré des carrières bien remplies: Thomas Savy, Olivier Zanot, Jean-François Devèze, Erick Poirier, Michaël Joussein, Jerry Edwards, Florent Gac, Yoni Zelnik, Andrea Michelutti et Fabien Mary qui depuis 2019 fournit le répertoire. Notons que si l'orchestre s'est fait connaître en jouant la musique de Thad Jones, il avait déjà en 2005, sur la Scène nationale de Bayonne, interprété un programme original imaginé par Stan Laferrière (Weatherman, Jazz aux Remparts, cf. chronique).
Pour ce qui est des originaux de Fabien Mary, ils s'inscrivent dans la continuité de son album Left Arm Blues (2017) dont le trompettiste avait composé les thèmes pour un octet. Il a poursuivi son travail d'écriture adapté pour le format big band en donnant la matière des deux présents disques enregistrés en 2020 et 2023, soit un total de dix-huit morceaux, de bonne facture et aux ambiances variées, arrangés dans l'esprit des orchestres de Thad Jones & Mel Lewis ou de Gil Evans et bien servis par les musiciens du Vintage Orchestra. Fabien Mary conserve sa place habituelle au sein de la section des cuivres, ne prenant pas plus de solos que ses partenaires et laissant évidemment la direction de l'orchestre à son fondateur.
Avec Too Short, on vogue du crépusculaire sur «Sakura» au bouillonnant «The Fall», avec des références puisant à diverses sources: «Too Short» rappelle les Jazz Messengers, «Don't Look Back», Duke Ellington, «Hell's Kitchen Blues», Lalo Schiffrin, tandis que sur «One for Slide» Jerry Edwards rend un hommage réussi à Slide Hampton aux côtés duquel Fabien Mary s'était produit en avril 2017 au Dizzy's de New York. Les chorus participent également de la valeur de l'album, de l'ardent Malo Mazurié («The Fall») au superbe David Sauzay («Too Short»). Fabien Mary n'est pas en reste, avec un solo lumineux sur «Hell's Kitchen Blues».
Reload alterne également les moments où le big band est convoqué dans toute son ampleur (l'énergique «Reload») et ceux plus intimistes, notamment avec l'intervention des flûtes («Wheat Field Under a Blue Sky» où Dominique Mandin s'illustre aussi au soprano). La qualité des soufflants va de pair avec celle de la section rythmique: le swinguant Florent Gac déploie un beau jeu perlé sur «Hoodoos's Waltz» où l'on a également le plaisir d'entendre le profond Yoni Zelnik, tandis que le drive d'Andrea Michelutti brille sur «Seven-League Boots».
Un bon travail de groupe, abouti jusque dans le design des pochettes des albums, qui augure encore de longues années fructueuses pour le Vintage Orchestra.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024


Adrien Moignard Trio
Bright Up

Bright Up, Quoi, Three Views of a Secret, Rue Carnot, I'll Remember April, The Trick Bag,
Maman la Plus Belle du Monde, Night and Day, On a Clear Day, Vamp
Adrien Moignard (g), Diego Imbert (b), André Ceccarelli (dm)
Enregistré entre le 24 et le 27 novembre 2020, Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine)
Durée: 50' 52''
Label Ouest 304 053.2 (www.bayardmusique.com)


Adrien Moignard / Diego Imbert
Django's Songs

Tears, Douce ambiance, Lentement Mademoiselle, Manoir de mes rêves, Flèche d'or, Diminushing, Pêche à la mouche, Toublant boléro, Anouman, Webster, Belleville, Nuages
Adrien Moignard (g), Diego Imbert (b)
Enregistré entre le 16 juin 2022, Saint-Laurent-du-Mottay (Maine-et-Loire)
Durée: 45' 30''
Label Ouest 304 066.2 (www.bayardmusique.com)

Cela fait une quinzaine d'années que nous avons vu émerger au sein de la galaxie Django le talentueux Adrien Moignard. Né le 29 avril 1985, il a débuté à la guitare en autodidacte à 12 ans avant de découvrir la musique de Django Reinhardt quatre ans plus tard. A partir de 2002, il se met à participer à des bœufs et multiplie les rencontres avec les musiciens appartenant à cette tradition, commence à les accompagner en concert (en particulier Sébastien Giniaux, Costel Nitescu, Alexandre Cavaliere, René Sopa...). Il monte le quartet Zaïti avec Mathieu Chatelain (g) en compagnie duquel il enregistre Still Time (2007, Iris Music). En 2008, il fait partie de l'album Selmer #607 (en référence au modèle de guitare qu'avait adopté Django), un collectif notamment constitué de Rocky Gresset et Noé Reinhardt. Deux autres volumes interviendront avec Stochelo Rosenberg (2009) puis Antoine Boyer (2016). En 2009, le guitariste grave ses deux premiers disques en leader pour Dreyfus Jazz, All the Way et Entre actes en duo avec Rocky Gresset. Il est aussi régulièrement sollicité pour divers projets: Celebrating Django Reinhardt with Adrien Moignard avec le DR Big Band (2010, Red Hot Music), Happy Together de Brady Winterstein (2010, Plus Loin Music) ou encore Let's Get Lost de Cyrille Aimée (2015, Mack Avenue); on le retrouve auprès de Didier Lockwood, Biréli Lagrène et plus récemment de Richard Galliano. Ces dernières années, on l'a entendu à la tête de son trio comprenant Mathieu Chatelain, et Jérémie Arranger (b). Il était bien sûr partie prenante de l'hommage à Django Reinhardt organisé au Sunset en mai dernier.
Avec Bright Up, Adrien Moignard, à la guitare électroacoustique, prend quelques distances avec l'univers de Django, cependant présent à travers le titre de conclusion, «Vamp», pour se rapprocher d'avantage du bebop de Christian Escoudé et ses disciples comme Noé Reinhardt. L'évocation de Wes Montgomery, à travers son thème «The Trick Bag», illustre cette orientation «post-Django» électrique avec un Adrien Moignard également volubile et véloce sur «Bright Up», un original dynamique, et toujours le bon drumming d'André Ceccarelli qui apporte de la densité. Avec «Three Views of a Secret» (Jaco Pastorius), le guitariste glisse même quelques inflexions funk. Hormis quelques détours par la variété jazzifiée, pas indispensables, la subtilité des musiciens est mise au service d'un répertoire de qualité, entre le jeu de balais d'André Ceccarelli sur «Night and Day» (Cole Porter), les interventions Diego Imbert qui expose avec relief le thème de «I'll Remember April» (Gene de Paul) et la sensibilité aiguë d'Adrien Moignard sur «Vamp» qui vient rappeler son ancrage Django.
Sur Django's Songs, le guitariste revient d'ailleurs pleinement à l'univers du Divin Manouche dans l'intimité du duo formé avec Diego Imbert. Dès les premières mesures de «Tears», on est saisi par la poésie caressante d'Adrien qui prend le temps de former les notes et de faire respirer sa musique. Le dialogue guitare-contrebasse est particulièrement réussi sur «Manoir de mes rêves», un des très beaux moments de ce disque avec l'incontournable «Nuages» à la dimension onirique. L'attaque souvent hispanisante d'Adrien Moignard convient bien au «Troublant boléro» tandis que sur «Flèche d'or» ou «Belleville» il donne quelques accélérations virtuoses, mais sans démonstrativité excessive, qui apportent des variations de rythme bienvenues. Un superbe album qui confirme qu'Adrien Moignard est comme chez lui dans la roulotte de Django, ce qui n'empêche pas de l'apprécier aussi ponctuellement dans une esthétique électroacoustique.
Jérôme Partage
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David Prez / Vincent Bourgeyx
Two for the Road

Instant Présent, Mink Mong, Two for the Road, Bela, Born Under a Lucky Star, December, Kafka's Nightmare, Darn That Dream, Clos des Mésanges, Lumineuse, Scoud, Tango Fantasy, Dear You
David Prez (ts, as), Vincent Bourgeyx (p)
Enregistré les 14 et 15 avril 2018, Meudon (Yvelines)
Durée: 1h 03' 35''
Paris Jazz Underground 021 (www.davidprezmusic.com)

David Prez et Vincent Bourgeyx sont des complices réguliers depuis déjà de longues années. Nous les avons croisés à de multiples reprises, que ce soit dans les formations dirigées par le pianiste ou auprès d'autres musiciens comme Philippe Soirat. Les voici en duo sur un album dont ils partagent la paternité des compostions. Si nous avons déjà évoqué précédemment le parcours de Vincent Bourgeyx, c'est l'occasion de préciser celui de David Prez: le saxophoniste est né à Lyon en 1979 où il effectue son apprentissage musical qui passe par le Conservatoire de Lyon (1997-2000) lequel compte parmi ses professeurs Mario Stantchev. Il poursuit sa formation à New York avec Dave Liebman, Michael Brecker et Jerry Bergonzi avant de passer en studio, en 2004, en compagnie de Johannes Weidenmueller (b) et Bill Stewart (b). De retour en France, David Prez s'installe à Paris et monte un quartet avec Romain Pilon (g), Yoni Zelnik (b) et Karl Jannuska (dm); un premier enregistrement intervient en 2007: David Prez-Romain Pilon Group (Fresh Sound New Talent). Les albums suivants seront édités sur son propre label, Paris Jazz Underground, de même que le disque gravé précédemment à New York, New Life. Le musicien-producteur publie aussi les albums d'autres jazzmen de son entourage: Vincent Bourgeyx, Philippe Soirat, Alexis Avakian (ts), entre autres, tout en développant son activité en sideman et en leader, notamment en trio avec Matyas Szandai (b) et Fred Pasqua (dm).
La formule sax-piano choisie par David Prez et Vincent Bourgeyx rappelle de nombreux précédents. Leur dialogue à l'ambiance crépusculaire revêt une finesse et une dimension poétique s'appuyant sur quelques bons originaux («Born Under a Lucky Star», «Mink Mong») et offre avec «Two for the Road», un beau thème emprunté à Henri Mancini, ce que leur échange a de meilleur sur le plan de la sensibilité.
Jérôme Partage
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Florin Niculescu
Le Temps des violons

Stardust, Alabamy Bound, More Than You Know, The World Is Waiting for the Sunrise*, Suite for Michel, Stéphane, Jean-Luc & Didier, You and Me, Red Hat, I Surrender Dear*, Carioca*, The Nearness of You, Fascinating Rhythm
Florin Niculescu (vln), Hugo Lippi (g), Philippe Aerts (b), Bruno Ziarelli (dm) + Stochelo Rosenberg (g)*
Enregistré entre le 4 et le 7 novembre 2019, Longjumeau (Essonne)
Durée: 52' 17''
Label Ouest 304048.2 (www.bayardmusique.com)

Florin Niculescu est sans conteste l'un des plus brillants disciples de Stéphane Grappelli, auquel il doit sa vocation jazz, et dont il possède le swing virevoltant mêlé du lyrisme et de l'expressivité de la tradition tsigane d'Europe centrale. Cet enregistrement de 2019 marquait le 30e anniversaire de son arrivée à Paris, en 1990, à l'âge de 23 ans et, à cette occasion, Florin a voulu rendre hommage à Michel Warlop, Stéphane Grappelli, Jean-Luc Ponty et Didier Lockwood pour lesquels il a composé une «Suite for Michel, Stéphane, Jean-Luc & Didier» de 13'26'', proposée parmi des standards et d'autres originaux. Florin a lui-même pris la plume dans le livret pour expliquer cette dédicace aux violonistes français de jazz qu'il a découverts –hormis Stéphane, qu'il écoutait déjà en Roumanie– à Paris, par les disques, avant d'avoir l'occasion de les côtoyer, à l'exception de Michel Warlop, décédé prématurément en 1947. Cet hommage est porté par un Florin Niculescu au jeu d'une extraordinaire vitalité et des accompagnateurs à la hauteur: le subtil Hugo Lippi dont la guitare électro-acoustique se marie si bien au violon du leader (belles nuances bop sur «Alabamy Bound»), le musical Philippe Aerts, également compagnon de route de Philip Catherine (bon solo sur le magnifique «The Nearness of You») et le fidèle Bruno Ziarelli, gardien de la pulsation swing (réjouissante énergie collective sur «Fascinating Rhythm»). Enfin, le grand Stochelo Rosenberg est invité sur trois titres, dont un formidable «Carioca», tout cela dans une variété d'atmosphères et d'émotions musicales présente aussi, en concentré, dans la «Suite» écrite par Florin, où, très habilement, il passe d'une esthétique à l'autre pour évoquer ce qu'il appelle le «carré d'as du violon français». Au choix du leader d'évoquer ici uniquement des violonistes français –une façon pour lui d'exprimer sa reconnaissance à sa terre d'accueil–, on pourrait proposer pour un prochain disque une version ignorant les nationalités et les frontières, qui s'étendrait à d'autres maîtres du violon jazz: Eddie South (cf. le magnifique concerto de J.S. Bach enregistré avec Stéphane et Django), Stuff Smith ou encore Svend Asmussen; et –pourquoi pas?– rêver à une prochaine rencontre entre Florin, Tcha Limberger, Costel Nitescu, Alexandre Cavaliere et d'autres, qui pourrait prolonger ce Temps des violons où se retrouvent si naturellement, sur le terrain du jazz, l'héritage musical afro-américain et les racines tsiganes.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2024