Le contrebassiste Jacky Samson s’est éteint le 3 octobre dernier dans le service de cardiologie à l’hôpital de Montbard (Côte-d’Or), où il avait été admis en rééducation depuis plusieurs semaines. Avec lui, disparaît le dernier membre du trio de Georges Arvanitas, une des formations françaises emblématiques de la seconde moitié du siècle dernier[1],section rythmique particulièrement appréciée des grands solistes américains de passage dans notre pays.Jacques Léon Jean Samson, fils aîné d’une famille antillaise de trois enfants(Jean-Pierre et Mireille sont ses cadets de quatre et cinq ans) installée à Paris, était né le 11 avril 1940 dans le douzième arrondissement de la capitale. Ses parents étaient de la Guadeloupe : son père, Pierre, né en 1909à Trois Rivières (et mort à Paris en 1981) ; sa mère, Rufine Gérion, né eau Moule en 1917 (et décédée à Paris en 1978). Comme beaucoup d’Antillais de condition modeste, ils avaient rejoint la métropole dans les années trente pour y trouver du travail : son père[2]en tant que marin, sa mère à peine adolescente de douze ans, avec ses parents.C’est à Paris qu’ils se rencontrèrent et se marièrent en 1937 à la mairie du onzième arrondissement. Pour justifier son « pedigree de saltimbanque », Jacky racontait, non sans une malice affectueuse, qu’ils s’étaient rencontrés au Bal Nègre[3]. Aux Antilles, Pierre Samson était matelot dans la marine marchande ; à Paris,il devint marinier. Il travaillait dur pour nourrir sa famille, se souvenait Jacky[4] ; car Rufine, sa vie durant, ne s’occupa que de son foyer. Vers la fin de sa vie,il géra un petit magasin de fruits et légumes dans le onzième. Les enfants ne manquèrent de rien ; mais ils ont grandi dans un milieu modeste, acquérant la formation scolaire élémentaire des personnes humbles ; Jacky regrettait beaucoup de n’avoir pas accédé à la culture que, tout au long de son existence,il s’appliqua à parfaire en autodidacte. Lorsque l’occasion lui était offerte d’aborder certains sujets, notamment la période de l’histoire coloniale des Antilles, dont il était féru et à laquelle il était particulièrement sensible,il faisait preuve d’une finesse d’assimilation rare sur un sujet particulièrement complexe. Très tôt, Jacky s’intéressa à la musique. « Enfant, j’adorais la musique,racontait-il. Je me souviens des émissions de Sim Copans, d’Hugues Panassié, de Jack Diéval à la radio. J’étais fou de musique au point de rentrer en courant de l’école à midi pour écouter la demi-heure de jazz qu’il y avait certains jours. Quand j’ai commencé à manifester quelques velléités musicales, mon père n’apprécia pas beaucoup : il n’aimait pas les musiciens ! J’ignore pourquoi. Car, comme tout bon Antillais, il n’était pas le dernier à sortir sa guitare pour chanter une mélodie de sa Guadeloupe natale en s’accompagnant ». Il fallut pourtant beaucoup de persévérance à Jacky pour parvenir à lui faire admettre sa passion même si le frère de sa grand-mère, Collo Mallaert, qui « jouait un peu comme Django »[5], était guitariste. D’abord, pour récupérer l’instrument paternel et commencer, de façon très rudimentaire, à jouer un peu : « Comme beaucoup, j’ai commencé en autodidacte : je chantais en m’accompagnant des chansons américaines de Nat King Cole, Fats Waller, Louis Armstrong… dans les surprises parties, les surboums comme on disait alors. Ces musiciens étaient mes idoles ! »[6]. Pendant son adolescence si on l’en croit, Jacky Samson a beaucoup galéré :« Je faisais des p’tits boulots. J’ai ainsi pu me payer des cours de guitare avec un professeur. C’était un cousin de ma mère ; elle m’a encouragé à faire de la musique, parce qu’elle aimait chanter. Elle avait du reste une façon bien à elle de chanter les mélodies, dont j’ai conservé et le souvenir et un quelque chose dans ma façon de jouer. Donc, lorsque je ne travaillais pas ou pas assez à son goût, il lui téléphonait : elle me passait un de ces savons ! ». C’est avec lui que Jacky a acquis les bases techniques de l’instrument et surtout les rudiments d’harmonie indispensables pour une éventuelle carrière musicale. Ensuite pour lui faire accepter l’idée que l’activité de musicien pouvait constituer sinon une profession, du moins un métier. Car à la fin des années cinquante,Jacky Samson est engagé comme chanteur dans l’orchestre de Marc Laferrière :« Il jouait à l’époque au Slow Club,rue de Rivoli. J’ai travaillé pendant un an chez lui ; et pour les besoins de l’orchestre – il n’avait pas de contrebassiste -, je fus dans l’obligation d’apprendre la contrebasse ». Les débuts ne furent pas facile et même assez pénibles : « C’était mauvais, tu n’imagines pas ! J’ai alors pris des cours particuliers de contrebasse mais aussi de musique classique ; ça devenait indispensable ! Mais j’ai aussi continué à chanter »[7]. Pour lui, en cette période, le jazz se réduisait au New, au jazz classique, mais très peu, et à la musique antillaise familiale ! Conscient du caractère rudimentaire de ses connaissances, il prit sur lui de perfectionner sa formation musicale ; le service militaire fut pour lui une phase importante. Elle lui permit de disposer d’une période assez longue pour entrer vraiment en musique en apprenant à jouer du trombone[8]. Pendant son service militaire, Jacky Samson mûrit. Il approfondit ses connaissances musicales de sorte qu’« en rentrant, je n’avais plus envie de chanter et de jouer de musique New Orleans. J’avais découvert l’écriture, l’arrangement et les plaisirs du quatuor à vents ! ». Il recherche donc de nouveaux univers. C’est ainsi qui rencontre et travaille alors, au milieu des années soixante, dans la formation de Michel Hausser, un trio : « il n’y avait pas de piano dans sa formation ; il fallait donc assurer le soutien harmonique dans toute sa rigueur ». Et d’ajouter, « Michel m’a fait découvrir des pans entiers du jazz : le be-bop, la West Coast, Lennie Tristano… Il me fait surtout écouter des contrebassistes : Oscar Pettiford, Paul Chambers… Avec lui j’ai écouté le Modern Jazz Quartet de Milt Jackson et entendu une autre façon de jouer de la contrebasse »[9]. En situation de travail dans cet orchestre, Jacky reçoit une véritable formation professionnelle, celle d’un stagiaire : « Il [Michel Hausser] a été mon professeur. C’est lui qui m’a fait écouter Percy Heath, Ray Brown. Quand je travaillais avec lui,j’essayais de jouer comme Percy Heath ou plutôt dans l’esprit de Percy Heath.Je crois que j’ai presque tout appris chez lui. L’anatole, par exemple, et les mineures septièmes »[10]. Néanmoins, Jacky ne se contenta pas de ces seuls travaux pratiques. Il continua de fréquenter assidûment la classe de contrebasse classique de Jacques Cazauran au Conservatoire de Versailles jusqu’à la fin des années soixante. Non pour faire bien mais parce que, comme plusieurs collègues de sa génération (Cullaz, Trussardi, Jenny-Clark…), il ressentait le besoin de s’améliorer et de maîtriser sa matière. Perfectionniste ? Non ; consciencieux ?Particulièrement. Il faut convenir qu’avec les Pierre Michelot, Guy Pedersen, Michel Gaudy et autre Paul Rovère…, de la génération précédente, la confrérie des contrebassistes français de jazz était d’un niveau très relevé. En octobre 1965, se produisit LA rencontre de sa vie ; elle organisa longtemps la sienne mais également celle de ses deux autres compères, Georges Arvanitas et Charles Saudrais. Arvanitas et Saudrais, comme lui-même,travaillaient en free lance. Leur vie était celle de professionnels à la compétence reconnue, qui répondaient à des demandes ponctuelles, plus ou moins longues, d’engagement. Ils en vivaient ; surtout et le plus souvent, ils gagnaient leur vie en accompagnant des vedettes de variété lors de séances d’enregistrement en studio pour les très nombreuses marques de disques qui, alors, se multipliaient en France à l’occasion de l’explosion du yéyé. Leur réunion opéra une mue professionnelle et un changement de statut dans le monde jazzique français.C’est au Caméléon, où jouait déjà régulièrement Charles Saudrais, que Guy Lafitte, qui venait d’être engagé, créa les conditions de cette métamorphose. Le Toulousain Lafitte demanda, en effet, au Marseillais Arvanitas, qui venait de rentrer des Etats-Unis, de le rejoindre pour cet engagement[11]. Cette formation, qui fut d’abord le quartet du saxophoniste, devint ensuite pour quelque temps le trio permanent de l’établissement. L’opération se reproduisit à plusieurs reprises et à la réinstallation définitive en 1967 de Georges en France, se pérennisa. Le trio a perduré bien longtemps après la disparition du club. Il devint une institution dans le monde français du jazz : il se produisit partout en France et en Europe, seul ou en accompagnant d’illustres solistes américains de passage en France Hank Mobley, Frank Foster, Richard Bone... Il les suivait même parfois en tournée européenne. Il enregistra avec la plupart d’entre eux pour différents labels et notamment ceux de Gérard Terronès (Futura et Marge) : Stuff Smith, Art Farmer, Dexter Gordon, Johnny Griffin, Ben Webster, Ted Curson, Art Pepper… Parallèlement à ce groupe, qui a constitué le fil d’Ariane professionnel des trois musiciens jusqu’à 1993, Jacky Samson, dont l’audience professionnelle s’affirmait, connut la carrière de tous les musiciens ayant du talent. Il fut d’abord appelé pour des remplacements. Puis il devint permanent et souvent rappelé chez certains,comme chez le trompettiste Jean-Claude Naude. Ce musicien, qui au milieu des années soixante dirigeait un big band ayant même eu l’honneur d’être invité sur l’estrade de la Pinède Gould au Festival de Jazz d’Antibes en 1967, l’engagea sur les conseils d’Arvanitas, qui travaillait souvent avec lui à l’époque. Témoignent de cette collaboration, dont Jacky gardait un grand souvenir, parce qu’essentiel pour son éclosion musicale, plusieurs disques gravés en 1967 et 1975. Pendant cette période, il est appelé à jouer avec Milton Buckner (1968), T-Bone Walker(1968). En 1968, il est membre du sextet de Slide Hampton et Maynard Fergusson.Fin 1969, parallèlement et dans la logique de son déroulement de carrière,Jacky épousa Irène Skierski à la Celle-St-Cloud pour laquelle il composa« Irène "S” »[12] ;de cette union, qui dura jusqu’à son décès en novembre 1991, naquit un garçon,David[13]. La très belle carrière de Jacky Samson s’est forgée au sein du trio Georges Arvanitas, dont il est un élément essentiel[14],mais également hors de ce groupe. En tant que sideman, il est réclamé par les plus grands : Albert Nicholas, Art Taylor, Max Roach, Jimmy Dawkins, Marco di Marco… Il a un temps joué avec les Swingers de François Guin. Mais Jacky, qui gardait l’esprit clair, ne s’enflamma jamais de son succès, conscient de la réalité du milieu jazzique français :« Tu sais, ce milieu est un peu particulier ; les querelles de chapelles et de clans sont si fortes qu’il y a des enregistrements où je suis présent, pour lesquels j’ai été payé, mais dont la pochette indique : "bassiste inconnu ” ! » Il se plaignait beaucoup du préjugé de la critique française pour le musicien non américain « comme s’il fallait toujours faire la double preuve de son talent ». Alors, ne reniant ni ses origines ni ses premiers émois musicaux, il se remit, dans les années 1970, à fréquenter et à travailler dans les clubs antillais où œuvraient des musiciens comme Bibi Louison[15],où, précisait-il, « on mangeait fort bien et où il n’était pas rare de rencontrer des célébrités de passage comme Ray Charles ou Max Roach ». Et d’insister : « Mais ces activités n’intéressaient pas la critique institutionnelle. On ne parlait jamais de nous » ! D’ailleurs,la société française n’était guère tendre envers l’homme : « Je me sens vraiment Antillais ; ou plutôt les autres me sentent ainsi. Dans le métro ou dans le bus que je prends parfois, certaines personnes me font sentir que je ne suis pas comme eux ». Ce regard sinon hostile, du moins suspicieux, ne manquait pas de l’agresser, de le peiner même ; il éprouvait le besoin de s’en défendre, plus pour s’excuser que pour marquer son indifférence : « Mais je m’en fiche, même s’il m’arrive d’avoir quelques difficultés à l’accepter ; alors que je suis, moi, vraiment Parisien. De la part de ces quelques petits conards qui roulent des mécaniques… Parce que je suis un petit peu sombre ? Je m’en fiche pas mal ! ». Parce que l’homme est tout mais pas indifférent ; il était blessé dans sa tendresse qui était immense. « Mais les temps ont changé, ajoutait-il avec une clairvoyance que peu d’observateurs politiques manifestaient. Tu sais, ça ira en empirant, car il y a un danger qui s’appelle Le Pen[16] ». Comme toutes les personnes issues de milieux simples, qui s’inquiètent de leur incroyable modification de statut social, même inenvisageable à leurs yeux,Jacky éprouvait le besoin de se retourner sur son passé pour mesurer le chemin parcouru et se rassurer. Il n’en éprouvait pas moins le vertige et plus encore la peur et le complexe d’Orphée. « J’ai vécu une époque formidable, entre cinquante et soixante-dix, disait-il. Maintenant, nous vivons une crise économique épouvantable que l’on met sur le compte des étrangers. Alors on me regarde parce que je suis bien sapé. Je travaille dure pour avoir ce confort »,éprouvait-il le besoin d’affirmer comme pour se justifier. Manifestation d’une aliénation ancrée, le fait d’être noir lui faisait non seulement accepter d’être traité en « étranger » bien qu’Antillais, mais encore celui de vivre correctement des revenus de son travail était encore resté dans son esprit un élément de luxe[17]. C’est en 1978 que Jacky a perdu sa mère. Il vécut une séparation tragique et douloureuse. Il était devenu doublement orphelin : d’une mère aimante et qu’il aimait, d’un soutien de tous les instants. Il entretenait avec elle une complicité particulière : elle avait beaucoup œuvré en sa faveur pour lui permettre de devenir musicien. Elle était le côté artiste de la famille :« Lorsqu’elle travaillait dans sa cuisine, racontait-il, ma mère chantait. Mais elle avait une façon bien à elle de traiter, de s’approprier les mélodies qui me surprenait toujours et qui m’a marqué. On en retrouve les traces [dans ma musique] »[18], eut-il besoin de souligner quand il présenta Hommage à Charles Saudrais, le premier album sous son nom[19]. Il ne nous dit pas si elle chantait bien, si elle avait une jolie voix, ce que le musicien aurait pu préciser avec compétence. Il y a derrière cette imprécision « une façon bien à elle » un non-dit tendre de « pas très bon » qu’il habille d’originalité et qu’il revendique, la reprenant même à son compte. De la même façon, c’est à elle qu’il faisait référence en termes affectifs lorsqu’il évoquait la musique, la convivialité et la générosité dont il n’était pas avare : « De temps en temps, j'adore recevoir des gens gais, musiciens ou autres, à qui ma mère prépare des plats antillais et un de ses punchs dont elle a le secret. Nous écoutons du folklore antillais, africain ou autre »[20]. Sa relation à l’humain fait référence à des civilisations hors l’Europe, hors la France. Fallait-il qu’il ait souffert du traitement subi pour qu’inconsciemment se manifeste ainsi son appartenance sensible. Le jazz fut pour lui le moyen de la reconquête de son espace culturel d’identification ; en opposition à une civilisation française dont les codes avaient pour conséquences qu’il se sentait en ressortissant étrange sinon étranger[21]. Sa carrière se poursuivit avec le trio Georges Arvanitas tout au long des années 1970, 1980 et début des années 1990. Néanmoins, cette collaboration étroite ne confina jamais à la promiscuité. Chacun d’eux eut l’occasion de s’aérer ailleurs, de se ressourcer dans d’autres contextes musicaux. D’autant que Jacky Samson était particulièrement apprécié pour sa musicalité, la qualité de sa mise en place et sa façon de traiter l’instrument, dans son timbre, ce qui faisait alors de lui un Sam Jones français. Ainsi joua-t-il dans un autre trio aux couleurs petersoniennes[22]avec Hervé Sellin (p) et André Condouant (g). A quinze ans d’intervalle, Jacky et Charles ont été de l’expérience Marco Di Marco ; avec lui, ils enregistrent deux albums At the Living Room (1973) et La Suite parisienne (1989). Toujours en 1989, il est d’une autre expérience avec le pianiste Bibi Louison dans la tentative originale d’un dentiste français, foude jazz et crooner à ses heures, Philippe Lucas. Mais c’est en direction de la jeune génération que son intérêt se porte. Charles Saudrais n’est d’ailleurs pas en reste. Les frères Sourdeix, Emmanuel (p) et Sylvain (ts) ont assez rapidement été repérés par eux au point qu’une collaboration suivie s’en est suivie pendant les gigs de Georges : « Lorsque le hasard des engagements faisaient que Georges s’absentait, nous travaillons avec d’autres musiciens, notamment avec Emmanuel Sourdeix. Son jeune frère, Sylvain, venait parfois y faire le bœuf.Charles y tenait la place de directeur musical »[23]. Cette alternance leur permet de mettre en place un certain nombre de pièces quand le 28 avril 1993, tombe comme la foudre la mort de Charles Saudrais. La disparition du batteur âgé seulement de 55 ans fut une catastrophe pour les deux autres membres du trio. Six ans après, Georges exprimait encore sa peine : « Le plus grand chagrin de ma vie a été la mort de Charles Saudrais. Ce fut un authentique chagrin : Ah oui ! Tu sais, quand tu joues vingt huit ans avec un mec qui disparaît comme ça.... (long silence) ; c'est terrible. J'ai peut-être à ce moment été un peu en retrait. Nous avions fait tellement de choses ensemble ! C'était choquant. Imagine. J'ai rencontré Charles et Jacky au Caméléon en 1965… C'est ainsi que s'est constitué notre trio qui s'est très souvent produit au Caméléon… Est née ainsi entre nous trois une longue et profonde amitié »[24]. Le chagrin de Jacky était tout aussi grand et son admiration toujours intacte pour son ami : « Ce disque[25]est une façon de réaliser un rêve. Je l’ai payé de mes propres deniers parce qu’il tenait à cœur à Charles. Ce n’était pas seulement un batteur. C’était aussi un formidable musicien qui participait à l’élaboration de la musique du trio que nous formions avec Georges Arvanitas ; il avait envie de jouer sa propre musique. J’ai souhaité donner une sorte de pérennité à ces moments »[26]. Pendant plusieurs mois et même plusieurs années, plus rien ne fut pareil pour Georges et Jacky. Comme il le disait avec pudeur, Georges a « peut-être à ce moment été un peu en retrait » ; effectivement, pendant quatre ans(jusqu’en 1997), il n’enregistrera pas sous son nom. Jacky pensa faire son deuil en enregistrant, un peu plus d’un an après son album, Hommage à Charles Saudrais. « Plusieurs arrangements de cet album ont donc été écrits sur des idées mises en place de son vivant dans le groupe. Il a connu cet ensemble a joué avec ces jeunes musiciens », précisait-il. A la sortie de l’album, il éprouvait toujours la même inquiétude, la crainte de n’être pas parvenu à rendre à son ami l’hommage mérité : « Mes compagnons ont été formidables pendant l’enregistrement. Chacun a donné le meilleur de lui-même. Le point le plus délicat consistait dans le choix du batteur, pour "tenir la place de” Charles lui-même. Après en avoir entendu et écouté plusieurs, Philippe Soirat m’a semblé être celui qui convenait le mieux à notre musique ; il a compris notre projet et a su lui apporter sa touche tout en me proposant Gérard Carucci, percussionniste qui donne un ton si particulier à ces faces. J’espère que le public entendra dans cette musique la générosité et chaleur de l’amitié qui nous liaient à Charles Saudrais »[27]. Cependant ce batteur, qui participa à quelques soixante-dix-huit sessions d’enregistrement entre 1955 et 1993, ne grava aucun album sous son nom. Jacky Samson qui participa à soixante-dix séances d’enregistrements depuis 1966 ne commit que le seul Hommage à Charles Saudrais en 1994. Quant à Georges Arvanitas, qui en effectua cent soixante-quinze de 1954 à 2005, il ne compte que vingt-cinq albums personnels, soit moins de un tous les deux ans !
Au regard de l’inflation phonographique de certains musiciens, il faut bien reconnaître que ces trois musiciens et ce trio, qui ont travaillé avec de très nombreux musiciens[28],furent très mesurés dans leur production personnelle : question de mesure et de modestie. Dans la dernière moitié des années quatre-vingt-dix, comme pour alléger la charge de l’absence à supporter, Georges et Jacky évitèrent de se retrouver. Chacun reprit, sans jamais le dire, sa route propre avec sa part d’errance vers des univers moins connotés : incertitude suffocante, « jamais, au grand jamais/Son trou dans l'eau n's’est refermé ». Arvanitas reprit celle de musicien free lance, tour à tour soliste ou leader occasionnel de session ponctuelle en Europe et au Japon. Jacky Samson, lui,renoua avec ses racines à l’été 1996. En effet, à la demande du patron du Bilboquet, Alain Cramois, auprès duquel Marc officiait en tant que programmateur, il créa le Black Jack Quartet avec trois autres musiciens antillais : Marc Thomas (voc, sax), Bibi Louison[29](p) et Lucien Dobat (dm). Bien qu’il s’en défendît[30], Jacky Samson organisa une première en installant cette formation antillaise,qui anima pendant plusieurs mois cet antre germanopratin du jazz. Néanmoins, Bibi Louison ne fut pas fâché de cette « prise », insistant sur le fait que « par La Nouvelle-Orléans, le jazz et la biguine ont plus qu’une parenté », « la musique ayant beaucoup circulé dans cette zone géographique »[31]. A l’époque, Marc Thomas considérait cette réunion comme la manifestation d’une« sensibilité commune » et tout le contraire d’une « rencontre furtive, éphémère d’un soir »[32]. Et Jacky Samson approuvait en insistant bien sur le fait qu’il s’agissait d’un projet musical élaboré, pour lequel le BJQ répétait [exigence première chez Jacky, la qualité] à son domicile.Dans leur discours, les protagonistes insistaient sur le plaisir de se retrouver, de se découvrir et de donner une couleur toute particulière à leur formation, le ludique pour le public. Et Jacky Samson en conclusion de confirmer : « Mon père et ma mère sont Guadeloupéens. Gens très simples et aimant rigoler, hospitaliers. La joie et l’insouciance »[33]. Malheureusement cette entreprise n’aboutit comme prévu pas à son terme. Une mauvaise querelle fit que les deux enregistrements prévus ne furent jamais réalisés en sorte qu’aucune trace sonore de cette formation tout à fait remarquable n’a survécu. Au tournant du siècle, Jacky Samson éprouva un certain ressentiment vis à vis d’un milieu jazzique français de plus en plus exclusif. Il réduisit son activité musicale, continuant à travailler au ralenti et se retirant de plus en plus de la vie jazzique parisienne qui ne cessait de le décevoir. Il n’était pas rare de le rencontrer jouant au moment de l’apéritif dans les salons de prestigieux hôtel parisiens. Il finit par quitter son appartement parisien du 20èmearrondissement pour s’installer, au moment de sa retraite en 2006, en Bourgogne avec sa nouvelle compagne, Sylvie Bohr, à Percy-sous-Thil (Côte-d’Or). Il continua à maintenir une certaine activité jazzique dans sa région d’adoption,à faire rayonner la musique qui lui avait tant apporté. Il était souvent invité à participer aux manifestions éducatives locales, à donner des causeries sur le jazz, comme ce fut le cas à l’occasion de la projection du film consacré à Michel Petrucciani à Saumur-en-Auxois. Il jouait également souvent en trio,formule qui avait gardé sa préférence, notamment avec Emmanuelle Schwartz (p)et Bernard Warnas (dm) Il se produisit encore en trio avec Jean-Charles de Michel (p) et Marx Esposito (g) à la Collégiale de Vic-sous-Thil au mois d’août2012 quelques jours avant d’entrer à l’hôpital de Montbard pour des troubles cardiaques qui rapidement présentèrent un réel caractère de gravité dès le début du mois de septembre. Malgré les efforts du service de cardiologie, Jacky Samson s’est éteint à l’hôpital de Montbard (Côte-d’Or) le 3 octobre 2012. Je garde le souvenir ému d’un musicien possédant une musicalité superbe. Sous ses doigts, sa contrebasse ronflait de bonheur. Il avait gardé la passion juvénile et intègre des vrais amoureux de musique. Il manifestait un respect rare pour le jazz dont il avait une très haute opinion et auquel il était reconnaissant de lui avoir permis de réaliser ses plus folles espérances. Homme d’une immense générosité et d’un commerce chaleureux, il fut de ceux que j’aimais rencontrer pour le seul plaisir de parler de choses importantes dans la plus grande simplicité. Le jazz perd un grand serviteur. Jazz Hot perd un fidèle. J’éprouve une tristesse immense de devoir quitter si vite cet ami rare. Nous partageons la peine de Sylvie, de David, de Jean-Pierre, de Mireille et de tous ceux qui l’aimaient. Félix W. Sportis Discographie sélective Sideman LP. 1967. Jean-Claude Naude, Jean-Claude Naude Orchestra. Tele Record TR18005 LP. 1968. Claude Guilhot. Bebology. Vega 19138 LP. 1968. Georges Arvanitas Trio, In Concert. Futura Records GER 11 LP. 1970. Marco di Marco Trio Modern Jazz. Un automne àParis. Record 0087 LP. 1970. Georges Arvanitas Trio. Saravah SH 10012 LP. 1971. Jean-Claude Naude, Special Blend. Blue Swan BS51171 LP. 1971. Ted Curson. Pop Wine. Futura Records GER 20 LP. 1972. Ben Webster. Autumn Leaves. Futura Records Swing 06 LP. 1972. Ben Webster. Live in Paris 1972. INA FCD 131 LP. 1972. Chris Wood. Chris Meets Paris/Paris Meets Chris. Futura Records GER 42 LP. 1973. Dexter Gordon/Sonny Grey. Parisian Concert. Futura Records GER 41 LP. 1973. Georges Arvanitas Trio. Live Again. Futura Records GER 38/39 LP. 1973. Marco di Marco Trio. At the Living Room. Modern Jazz Record 00098 A LP. 1974. Georges Arvanitas Trio. Porgy and Bess. AFA NEC 20777 LP. 1975. Jean-Claude Naude, New Orleans Forever. Balance LD70475 LP. 1975. Jean-Claude Naude, A New Kind of Band. Balance BB220275 LP. 1975. Eddie Lockjaw Davis. Chewin’ the Fat. Spotlite SPS 15 LP. 1976. Arvanitas Quartet. I Like It Cool. REV 707 LP. 1977. Harold Singer, The Long Trip. Pastoral PSL 1202 LP. 1977. Pepper Adams Quartet. Live in Europ. Sun Records Seb 002 LP. 1978. Arvanitas, Guilhot, Samson, Saudrais. The Hond of Music. PSI-X20711 CD. 1987. Arvanitas, Samson, Saudrais, Bird of Paradise. Carrère 96452 CD. 1989. Marco di Marco, Suite parisienne. Fonitcetra CDP 2008 CD. 1991. Arvanitas Trio, With Francis Darizcuren. EPM 982252 Leader CD. 1994. Jacky Samson, Hommage à Charles Saudrais. Paradox SAM 001
[1] Ce trio eut une longévité particulièrement longue puisqu’il fonctionna pendant vingt-huit ans de 1965 à la mort de Charles Saudrais, mort le premier le 28 avril 1993 à Paris. [2] Le père de Jacky Samson était d’ascendance juive(Entretien avec Félix W. Sportis 2 décembre 1997. Cf. « Black Jack Quartet » in Jazz Hot n° 549,avril 1998). [3] Cette ancienne grange du XVIIIème, au 33 dela rue Blomet dans le quinzième arrondissement, avait été transformée en bar au début du XXème siècle ; son arrière-salle abrita dans les années vingt le quartier général d’un personnage haut en couleur : Jean Rézard de Wouves, membre d’une des familles qui compte dans la direction de la distillerie de rhum JM, était « beaucoup » pianiste et « un peu »candidat à la députation de Martinique en 1924. Après ses réunions politiques, le candidat transformait l’endroit en lieu de divertissement. L’habitude s’installa et le Bal Colonial naquit ainsi : c’était aussi son nom. Il était animé par un orchestre dirigé par le violoniste et clarinettiste Ernest Léardée. S’y rencontraient les membres de la communauté antillaise de Paris, évidemment, mais également le Tout Paris et celui de la bohème de cette époque : « Le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet », écrit non sans nostalgie Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge. [4] Son frère Jean-Pierre m’a précisé qu’il « prenait à peine de temps de déjeuner et repartait immédiatement au travail »(entretien téléphonique du mardi 16/10/2012 avec Félix W. Sportis). [5] Cf. Entretien avec Félix W. Sportis le 2 décembre1997. [6] Entretien avec Félix W. Sportis en août 1995. Cf. Félix W. Sportis, « Jacky Samson » in Jazz Hot n° 523 Septembre 1995. [7] Georges Arvanitas, qui ne manquait jamais de le taquiner, de souligner : « mais même chez nous [au sein de son trio], il continuait à chanter ! [8] Un autre contrebassiste, Ray Brown dans sa jeunesse, a aussi souhaité jouer du trombone (cf. Félix W. Sportis, « Ray Brown » in Jazz Hot n° 493,octobre 1992). [9] Cf. Félix W. Sportis, « Jacky Samson » in JazzHot n° 523 Septembre 1995. [10] Cf. Jean-Louis Ginibre, « Georges Arvanitas et les siens » in Jazz Magazine n° 160, novembre 1968. [11] J’ai rencontré Georges Arvanitas en septembre 1965 à Marseille. Depuis, et jusqu’à quelques jours avant sa mort, au Caveau de la Huchette à Paris, j’ai eu de très nombreuses conversations avec lui. Les informations de cet article se réfèrent à mes notes ou mes enregistrements de ces entretiens. Au cours d’un entretien le 8 mai 1993 (cf. Félix W. Sportis, « Georges Arvanitas », in Jazz Hot n° 508, mars 1994), Georges m’a raconté les circonstances dans lesquelles il était parti tenter l’aventure américaine en octobre 1964. Mais il me précisa que pendant son séjour aux Etats-Unis, il rentra à plusieurs reprises en France. Et c’est au cours d’un de ces retours, en octobre 1965, qu’il eut l’occasion de jouer avec Guy Lafitte et pour la première fois en compagnie de Jacky Samson et Charles Saudrais au Caméléon. [12] Enregistré en 1994 dans l’album Hommage à Charles Saudrais, CD Paradox SAM001. [13] David a en 2012 plus de quarante ans. [14] Georges Arvanitas a expliqué la symbiose de son trio : « J'ai lu un entretien avec Art Farmer dans Jazzmag où il disait qu'on trouve partout de bons bassistes et de bons batteurs mais plus rarement deux gars qui jouent bien ensemble.C'est très vrai. Jacky n'est peut-être pas le meilleur bassiste français,Charles n'est peut-être pas le meilleur batteur, mais le « mariage » Jacky -Charles donne un excellent résultat » (in Jazz Magazine n° 160, novembre1968). [15] Jacky a précisé qu’il avait travaillé avec Bibi dansles années soixante-dix. Avec lui, il avait enregistré deux albums. Et bibi de préciser : « Je crois que c’est le résultat d’un ensemble de choses et de circonstances [que je sois classé dans la musique dite typique]. J’arrive à Paris en même temps qu’Alain Jean-Marie ; nous nous étions connus aux Antilles et nous nous remplacions dans les gigs de jazz. Or j’ai commis "l’erreur”, un jour, de jouer dans un groupe de salsa ; la musique des Caraïbes fait donc partie de ma culture ! Or le milieu du jazz à Paris, qui a beaucoup évolué depuis,était exclusif. Ça a contribué à me mettre sur la touche du jazz pendant dix ans (Entretien avec Félix W. Sportis le 2 décembre 1997). [16] Jacky tenait ce propos en décembre 1997, à l’occasion d’une de nos nombreuses conversations. A l’époque, Jean-Marie Le Pen commençait à connaître une véritable ascension dans les sondages ; au point que le 21avril 2002, il fut l’adversaire de Jacques Chirac au second tour de l’élection présidentielle. [17] Dans le vocabulaire des années cinquante et soixante,le confort avait le plus souvent une connotation de « luxe ». [18] Cf. Félix W. Sportis, « Jacky Samson » in Jazz Hot n° 523 Septembre 1995. [19] Hommage à Charles Saudrais,avec Sylvain Sourdeix (ss, ts), Jacky Samson (b) Philippe Soirat (dm) Luiz Augusto Cavani (dm) et Gérard Carucci (perc) du 17 au 19 Octobre 1994, CD Paradox SAM001. [20] Cf. Jean-Louis Ginibre, « Georges Arvanitas et les siens » in Jazz Magazine n° 160, novembre 1968. [21] Cette récupération du jazz par certains individus de minorités en situation d’infériorité ou/et d’oppression dans les civilisations d’accueil, cette façon de revendiquer le droit à la différence par l’usage de l’idiome musical des opprimés de la civilisation américaine dominante au XXème siècle, est un constat général sous toutes les latitudes : juifs en Afrique du Nord pendant la période coloniale française, immigrés italiens, espagnols,grecs, Antillais en France même, chinois en Indonésie, sans compter les non wasp des Etats-Unis. Ces marginalisés sont en nombre disproportionné parmi les musiciens de jazz de ces pays ; quand la société occupée (Japon des années 1950 à 2000) ne renvoie à son colonisateur son image la plus abhorrée en forme d’accueil, le jazz afro-américain. Paradoxalement,dans les deux derniers tiers du XXème siècle, la musique la plus authentiquement jazz de la civilisation étatsunienne a ainsi été érigée par les individus en moyen de résistance, de combat et de reconnaissance contre l’oppression de celle localement subie. [22] S’il était de nationalité canadienne et avait grandi au Canada, les parents d’Oscar Peterson étaient originaires des Indes Occidentales Britanniques et des Iles Vierges, ce qui explique pour partie l’originalité rythmique du style de ce pianiste (comme celui de Monty Alexander). [23] Félix W. Sportis, Entretien avec Jacky Samson, octobre 1994. [24] Félix W. Sportis, Entretien avec Georges Arvanitas, 24 avril 1999. [25] Jacky Samson, Hommage à Charles Saudrais. CD Paradox SAM 001, 1994. [26] Félix W. Sportis, Entretien avec Jacky Samson, octobre 1994. [27] Félix W. Sportis, Entretien avec Jacky Samson, octobre 1994. [28] Georges Arvanitas avait dans son portefeuille une petite feuille de papier (qu’il m’a à plusieurs reprises montrée) sur laquelle il tenait la liste des musiciens avec lesquels il avait eu l’occasion de travailler et de jouer ;elle en comptait plus de 200 musiciens. Il en rajoutait un toutes les fois qu’il s’en souvenait. [29] A la suite d’une querelle, Bibi Louison fut, les derniers mois, remplacé par Benoît de Mesmay. [30] « Mais de toute façon, nous n’avons pas fait exprès. Je voulais retrouvais des copains avec qui j’avais eu l’occasion de jouer : avec Bibi, nous avons fait deux albums ; avec Lucien, j’ai joué en trio à Nice avec Georges (Arvanitas) au début des années quatre-vingt dix... Ce fut un coup de cœur ». Félix W. Sportis, Entretien avec Jacky Samson, 2 décembre 1997. [31] Félix W. Sportis, Entretien avec Jacky Samson, Marc Thomas, Bibi Louison et Lucien Dobat,2 décembre 1997. [32] « Nous n’avions pas répété pour jouer trois heures au Bilboquet lors de notre première soirée, durant l’été 1996. C’est la sensibilité antillaise de chacun qui nous permet d’approcher et de comprendre la musique syncopée. Nous n’avons pas de question à nous poser, ça part tout seul ». Félix W. Sportis, Entretien avec Jacky Samson, Marc Thomas, Bibi Louison et Lucien Dobat, 2 décembre 1997. [33] Félix W. Sportis, Entretien avec Jacky Samson, MarcThomas, Bibi Louison et Lucien Dobat,2 décembre 1997.
© Jazz Hot n°661, automne 2012
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