Estoril-Cascais (Portugal)
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21 juin 2013
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Estoril Jazz, 10 au 19 mai 2013
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© Jazz Hot n°664, été 2013
Nous retrouvons avec un bonheur indicible cette perle du Portugal qu’est la côte d’Estoril-Cascais. Estoril dominée par son imposant Casino, paquebot de lumières la nuit, son parc qui vient se terminer à la petite gare qui masque les grandes plages de sable fin ; et Cascais avec son légendaire Farol. Cet adorable port de pêche est devenu station balnéaire, mais qui garde son authenticité. Les touristes se regroupant dans la rue Frederico Arouca et la place Luis de Camoes où les serveurs essaient avec jovialité de les attitrer dans leurs restaurants. Autrement, les rues du village sont calmes et accueillantes, on ne peut que s’extasier devant la beauté, la richesse et la diversité de l’architecture. On se croirait dans un petit port méditerranéen, et pourtant on est au Portugal au bord de l’Atlantique. Et Cascais a su se doter d’un musée de la musique portugaise, de deux musées d’art moderne, le Centre Culturel et le Musée Paula Rego, du nom de cette grande peintre portugaise ; musée à l’architecture très contemporaine et pourtant ancrée dans le patrimoine architectural du Portugal. En ce vendredi de mai, c’est le cœur et la tête légers qu’on vient gravir les marches de l’auditorium du Casino, dans lequel le festival de Duarte Mendonça se déroule avec bonheur, tant l’acoustique et le confort y sont excellents.
Premier concert avec l’Orchestra Hot Clube de Portugal, un big band de 18 musiciens fondé en 1991 et dirigé aujourd’hui par Luis Cunha. Cet orchestre a comme feuille de route la promotion décentralisée du répertoire de big band. Il a déjà reçu en invités : Freddie Hubbard, Benny Golson, Curtis Fuller, Eddie Henderson, Mark Turner, Tom Harrell, et quelques autres. Sur le plan pédagogique ce big band intègre de jeunes musiciens de l’école de jazz Luis Vilas-Boas. Pour ce concert d’ouverture il avait invité la chanteuse Mariana Norton. Il y a de bons arrangements, qui jouent sur les couleurs, les oppositions de sections, les changements de rythmes ou de tempo. Ils ont la pêche. Il y a peut-être trop de tempos rapides, il faudrait quelques ballades pour la respiration. Autre défaut inhérent à ce genre d’orchestre : la profusion des solos. On veut faire passer tout le monde, c’est très louable, mais forcément les prestations sont très inégales. Autrement, c’est un big band solide, mené d’une main de fer. Un beau moment fut l’interprétation de « Mood Indigo » avec toute la suavité de mise, qui nous fit d’autant plus regretter le manque de tempos lents.
Le samedi pour une découverte : la chanteuse Tierney Sutton, à peu près inconnue chez nous. Une longue silhouette vêtue d’un élégant manteau rose vaporeux, montée sur d’érotiques chaussures à haut-talon, vient, douce liane caressée par la musique, s’installer sur un haut tabouret au milieu de ses trois musiciens qui jouent avec elle depuis plus de dix ans (sauf le pianiste Mitch Forman qui remplace Christian Jacob qui ne peut se déplacer), Kevin Axt et Ray Brinker. Tout de suite c’est l’osmose, on sent le partage, la connivence, le plaisir d’être là, ensemble. Tierney Sutton possède une large tessiture, une voix charmeuse, une belle diction ; elle dispense un beau lyrisme dans les ballades. Où elle est le plus sidérante c’est en scat. Elle s’est trouvée des onomatopées originales qui font rebondir les notes et produisent un swing qui vous emporte. Le trio qui l’accompagne est excellent, nous livrant quelques solos de derrière le meilleur jazz. Tierney est passée par le Berklee College of Music avec Jerry Bergonzi. Elle a déjà enregistré une douzaine de disques. Elle se produit surtout dans la région de Los Angeles, et son plus cher désir serait de venir chanter en Europe, plus particulièrement en France.
Dimanche place à un grand quintet, qui se trouva réduit en quartet à cause d’une annulation de vol qui empêcha Eric Alexander d’être parmi nous. Le grand Harold Mabern vint avec sa décontraction habituelle s’asseoir au grand piano en compagnie de John Weber (b), Joe Farnsworth (dm) et Vincent Herring qui dut donc assurer toute la partie saxophone ; disons tout de suite qu’il fut grand, et joua avec une générosité et un lyrisme fougueux à vous faire exploser le rythme cardiaque. C’est un digne descendant de Cannonball Adderley. Ah ! son feeling sur « In a Sentimental Mood ». Le batteur possède un tempo béton, il sait déclencher la foudre dans ses solos, et c’est, chose devenue rare, un adepte du chabada grand siècle. John Weber s’entend musicalement à merveille avec le batteur ; il est puissant, avec un gros son, une pompe de luxe, et ses solos sont très chantants. Harold Mabern est un pianiste intense, percussif, qui progresse volontiers en blockchords des dix doigts ; il y a du gospel dans ses introductions. Rappelons qu’il aime citer, imiter, le jeu de pianistes historiques, ce qu’il fit sur « In a Sentimental Mood » : Duke Ellington de rigueur, et longuement Erroll Garner. J’ai été moins enthousiasmé par « My Favorite Things», mais il est vrai qu’on a Coltrane dans les oreilles…Un très beau concert.
Deuxième vendredi avec le nouveau quartet de Gary Burton avec une révélation, le guitariste Julian Lage. Gary l’a connu quand il avait 12 ans, déjà prodige, il en a maintenant 25, Gary l’a suivi et il est le soliste du groupe, à l’égal du maître. Il possède un jeu complexe mais limpide, une vélocité, une souplesse, et une facilité sidérantes, un swing époustouflant, des idées à revendre, il faut dire qu’il est aussi un compositeur remarquable, qu’on a apprécié sur sa longue prestation en solo absolu « Look Out » où étaient mis en valeur son sens des nuances sa richesse harmonique, la rapidité de ses changements de rythmes. Le tout avec le sourire, et l’affection de ses regards qu’il porte vers Gary. Antonio Sanchez est un remarquable batteur, tempo d’acier , richesses des figures, et pulse démoniaque, en parfaite osmose avec le bassiste, Scott Colley, qui a joué avec la crème du jazz contemporain, est un bassiste qui colle bien à la musique de Gary. Celui-ci est toujours aussi cristallin, délivrant ses phrases complexes également mais toujours mélodiques. Retenons un magnifique « My Funny Valentine » complètement renouvelé, et un somptueux hommage à Astor Piazzola. En rappel nous eûmes droit à un splendide « Vendôme », bel et touchant hommage à Milt Jackson et son Modern Jazz Quartet.
Warren Vaché UK All Stars pour le samedi. Avec ce All Stars on peut parler de jazz classique mâtiné de hard bop. Warren Vaché est un trompettiste puissant, carré, avec un vrai son de trompette jazz, disons celui qui vient d’Armstrong ; de belles idées dans les solos, sur des développements mélodiques. On peut dire la même chose du tromboniste Adrian Fry, très bon sur les ballades, qu’il se permet même d’aborder en solo absolu. Alan Barnes s’est cantonné au sax alto, lui qui manie si bien le baryton et la clarinette basse. C’est un sax « angulaire », avec un phrasé aux notes très détachées et des attaques au scalpel. Il joue sur toute la tessiture, avec une belle vélocité sur les tempos rapides, et un grand feeling sur les ballades, le tout avec un son imposant. La rythmique est un modèle de swing et de groove avec Robin Asplan au piano, Dave Green à la contrebasse et Steve Brown à la batterie. Un beau moment fut « Walking the Flowers » de Ben Webster avec l’alto qui s’est montré là très lestérien. En rappel le sax ténor Art Themen, présent l’an dernier, est venu se joindre à ses amis dans un sympathique partage des solos et un « chase » roboratif.
Dernier concert le dimanche avec le quartet de Wycliffe Gordon. Celui-ci a fait ses débuts avec Wynton Marsalis et le Lincoln Center Orchestra ; il a joué aussi avec Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Tommy Flanagan, Joe Henderson, c’est dire son ancrage. C’est un fan de Louis Armstrong auquel il rend hommage dans son CD « Hello Pops » paru en 2011 (Blue Back records) et au long du concert. Il possède une puissance inouïe, que ce soit au trombone ou à la trompette, une facilité déconcertante qui l’entraîne parfois à des effets inutiles. Il s’est donné à fond au cours de ce concert, car lui aussi aimerait venir jouer en Europe et surtout en France ; il était entouré d’un jeune pianiste flamboyant, Chris Pattishall, qui descend d’Ahmad Jamal, il a étudié ou joué avec Donald Byrd, Jimmy Heath, Barry Harris, Cyrus Chestnut, Branford Marsalis, Ellis Marsalis, et pas mal d’autres…Swinguant dans la rythmique, inventif et brillant dans les solos. Neil Caine à la contrebasse est un modèle de pompe et d’envolées, avec le gros son qui convient ; on l’a entendu avec Elvin Jones, Diana Krall, Harry Connnick Jr., Betty Carter, Ellis Marsalis, Delfeayo Marsalis, Oliver Lake, Mulgrew Miller, Sonny Fortune, Benny Green, Wynton Marsalis… A la batterie, Alvin Atkinson possède un tempo adamantin, un drumming volcanique ; il fut à ses débuts le protégé des Marsalis Brothers ; en 2006 il faisait partie de Jazz at the Lincoln Center ; il a joué avec toute la crème du jazz contemporain. Nous avions donc affaire à un quartet rutilant, dans un jazz tout à fait façon Wynton Marsalis. Wycliffe présente un répertoire très éclectique, allant du new orleans au hard bop, avec de beaux hommages à Louis Armstrong, joué à la trompette et chanté : « On the Sunny Side of the Street », « Black and Blue », « Hello Dolly », etc. », à noter un dynamité « Stars Fell on Alabama » avec l’ombre de Jack Teagarden, un « Caravan » déjanté avec un scat complètement fou de Wycliffe et un remarquable solo de piano. Une fin de festival en beauté avec ce son new-orleans d’aujourd’hui, qui n’est pas une copie mais un prolongement de l’histoire.
Serge Baudot
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