13e édition de Jazz à Foix, dans la charmante Capitale au pied des Pyrénées ariégeoises, pour une semaine de passion partagée par une équipe enthousiaste où l’on retrouve la verve poétique du Baron et Président d’honneur, Renaud Marcailhou D’Aymeric. Ses présentations, préfaces surréalistes et poétiques aux concerts de ce Pierre Loti de la note bleue, au parcours mêlant l’infini des grands espaces du romantisme colonial oriental – comme le Pierre Loti d'Azyadé (1879), et de Fantôme d’Orient (1892) – à l’infini des nuits du jazz parisiennes ou de son club d’Ax-les-Thermes, se situent dans le prolongement des écrits (La Nostalgie éprouvée, 2006) d’un promeneur sensible, amoureux d’un jazz dans lequel il a établi son univers, où rêve et réalité se mêlent dans un fondu enchaîné.
Autour de lui, le Président et ami de toujours, Eric Baudeigne, supervise, en chef d’orchestre attentif à tous, une organisation mêlant professionnalisme et convivialité, sous la houlette de Daniel, Blaise, Jean-André, Maïté, Alain et les autres… Médecin et membre de la confrérie de l’ovalie, personnage fédérateur de la cité, Eric Baudeigne aime à évoquer cette corrélation entre le monde du jazz et les valeurs de ses autres passions : un humanisme qu’on retrouve dans le jazz, dans son équipe et dans ce beau festival.
Le concours d’Alain Dupuy-Raufaste, dont la programmation reste ancrée dans le respect de l’esprit du jazz, de la tradition, dans ses formes les plus contemporaines de l’art d’essence afro-américaine, est un atout essentiel de Jazz à Foix.
Il est d’ailleurs assez éloquent de réviser les artistes du jazz qui ont déposé leurs œuvres sur les planches de la scène de l’Ecole Lucien-Goron depuis 12 ans (cette année le festival retrouvait son lieu de prédilection après deux ans de travaux), car c’est une trace indélébile de la grande aventure du jazz aux pieds des Pyrénées. C’est en feuilletant le « petit livre bleu », Portrait en blue note, réalisé par la belle équipe de l’association Art’riège, cheville ouvrière du festival, qu’on réalise le chemin accompli, qui a vu défiler Kenny Barron (p), Claude Bolling (p), Joe Bonner (p), Stanley Cowell (p), James Cammack ( b), Eric Alexander (ts), Dmitry Baevsky (ts), Charles Davis (ts), Gene Dinovi (p), Billy Drummond (dm), Dany Doriz (vib), Christian Escoudé (g), Bireli Lagrene (g), Harold Mabern (p), Ricky Ford (ts), Glenn Ferris (tb), Sonny Fortune (as), Joe Farnsworth (dm), Curtis Fuller (tb), Michel Grailler (p), Alain Jean-Marie (p), Steve Grossman (ts), Scott Hamilton (ts), Jerry Gonzalez (tp, perc), Henri Grimes ( b), Charli Persip (dm), Billy Harper (ts), Ahmad Jamal (p), Eddie Henderson (tp), Pete La Roca (dm), Victor Lewis (dm), Curtis Lundy ( b), Bobby Watson (as), John Hicks (p), Steve Kuhn (p), Charles McPherson (as), Larry Willis (p), Steve Williams (dm), Maurice Vander (p), René Urtreger (p), Steve Turre (tb), Steve Swallow (b), Bill Stewart (dm), James Spaulding (as), Herlin Riley (dm), Archie Shepp (ts), Freddy Redd (p), Jesse Davis (as), Bill Pierce (ts), Valery Ponomarev (tp), Claudio Roditi (tp)… On en oublie certainement, en particulier la génération montante du jazz, locale, nationale ou internationale, avec certaines étoiles déjà scintillantes comme la chanteuse Cécile McLorin-Salvant.
Jazz à Foix, c’est aussi une master class dirigée par Thierry Gonzalez où l’on retrouve parmi les intervenants Patrick Artéro (tp), Dré Pallemaerts (dm), Sara Lazarus (voc), Julien Duthu (b), dont la réussite (40 participants) ferait des jaloux jusque dans La Mecque gersoise, mais dont on ne pourra malheureusement que regretter l'ignorance de l'esprit jazz à l’opposé du festival et l’absence au cœur même du festival, lors des jams, des travaux pratiques assez évidents pour ces étudiants que les maîtres auraient été bien inspirés d'encadrer dans ces moments. Un bien mauvais enseignement de ce qu’est le jazz. Heureusement, la jam session prolongea les concerts, avec quelques élèves, avec les bénévoles, les amateurs, passionnés qui se démènent pour cette belle idée du jazz, qu'après l'heure c'est encore et toujours l'heure, car il ne s'agit pas d'un métier mais d'un art populaire. Le parrain du festival, le dessinateur Willem (Charlie Hebdo, Libération…), récent lauréat du Festival d’Angoulême, nous présente cette année son confrère Edmond Baudoin, l’illustrateur de l’affiche de cette édition et auteur d’une performance graphique sur scène lors du concert d’inauguration du trio d’Abdu Salim, avec Akim Bournane et Christian TonTon Salut, idée originale mise en œuvre par l’association « La Galerie » et son inventive présidente, Michèle Ginoulhiac, professeur d'Arts graphiques au Lycée Gabriel-Fauré.
Nous sommes arrivés le 23, pour la soirée consacrée aux mânes de Django Reinhardt : Dorado Schmitt (g), véritable enfant de Django, présenta sa « familia » en trio d’abord avec Gino Roman (b) et son fils aîné Samson utilisant une guitare électrique dans un esprit modernisée de la tradition. Le leader perpétue l’âme de cette musique, notamment sur « Improvisation » suivie de « Tears ». Dorado Schmitt possède sa façon de prolonger les notes propre à cet univers, un lyrisme exacerbé où l’aspect mélodique se vérifie comme sur un « Besame Mucho » chanté. « See You in My Dream » sur les harmonies « d’ After You’ve Gone » démontre son art de magnifier l’univers de Django. L’arrivée du jeune fils de 17 ans, Sonny Amaty, sur « Sonny Day » amène une fraîcheur dans un jeu pétri de tradition comme sur cette valse « A mes amis corses ». Bronson, le dernier enfant, venant sporadiquement sur scène pour évoquer « En voyage » dans un idiome plus moderne avec Dorado au violon, et sur les standards « The Nearness of You », chanté par Dorado, « Blue Bossa » et « Sweet Georgia Brown ». Un beau concert, confirmant la richesse et la vitalité de l’univers de Django Reinhardt plus d’un siècle après sa naissance, porté par une communauté préservant sa mémoire sans intervention du ministère de la Culture et sans master class.
La soirée du 24 est une carte blanche à l’esthétique du bop véhiculée par un orfèvre du clavier : Alain Jean-Marie possède cette retenue , cette pudeur propre aux grands du jazz qui font les délices de Jazz à Foix. C’et un maître de l’harmonie et de l’accompagnement, indifféremment sideman ou soliste par excellence. Il propose « Night and Day » de Cole Porter dans un arrangement original où la richesse du phrasé du leader se combine à un toucher aérien discontinu, monkien dans l’esprit plus que dans la forme. L’originalité se veut aussi dans un choix de répertoire peu commun avec autour de son trio régulier deux souffleurs d’exceptions. La révélation Raynald Colom (tp), remplaçant Jason Palmer, avec une belle sonorité timbrée, se situe dans une esthétique hard bop. Le trompettiste franco-catalan, qui a fait ses classes à la Berklee, est un leader. Il a quatre albums à son actif avec notamment Eric McPherson (dm) ou Omer Avital ( b). « Nuit et jour, le jazz est notre passion ! » déclare un Alain Jean Marie volubile et heureux d’être sur cette scène. « Tune-Up » de Miles Davis met en lumière le jeu puissant du trompettiste qui force un peu la note avant de véritablement convaincre avec ses phrases longues sur « My Foolish Heart ». Alain Jean-Marie arrive à surprendre lors de ses interventions en citant Monk dans son langage moins anguleux. Il caresse le clavier avec autorité d’un passage en block chords à l’utilisation de l’espace en se jouant des silences, magnifiant les thèmes peu joués tels que « Full House » de Wes Montgomery et « Pensativa » de Clare Fisher, jadis immortalisé par Bill Evans et Freddie Hubbard, ou « Think of Me » de George Cables en trio. Dmitry Baevsky (as) plus en retrait entretient une forme parkérienne avec un léger vibrato. Il prend une autre dimension sur « Everything Happens to Me ». Il excelle ensuite sur le superbe arrangement d’Alain Jean-Marie de « In a Sentimental Mood » et sur le final « Blue Train ». La rythmique sobre est un modèle du genre avec Gilles Naturel (b), à la belle sonorité boisée et par la justesse de son accompagnement, tout comme Philippe Soirat (dm) au drive continu et aérien. Si on devait se poser la question de « qu’est-ce que le jazz ? », une partie de la réponse se trouverait dans la musique d’Alain Jean-Marie.
Un public nombreux a répondu présent pour cette soirée latin jazz du 25 autour du joueur de congas Orlando Poleo et son afro-Venezuela jazz avec Simon Ville (timb),
Carlos Esposito (perc),
Félix Toca (b),
Renaud Palisseaux (p)
Allen Hoïst (s, fl),
Philippe Slominski (tp). L’équilibre entre musique latine et jazz est toujours une alchimie délicate à l’image des excellentes formations de Ray Barretto ou du Ford Apach Band de Jerry Gonzalez. Orlando Poleo est dans une veine plus latine et l’aspect rythmique est au centre de la musique. Cette dernière reste festive et chaleureuse malgré des compositions minimalistes sur le plan mélodique. La grande variété de rythmes associés à un côté pédagogique lors des présentations des thèmes donnent un cachet supplémentaire au concert. On notera une très belle version du classique de Duke Jordan « Flight to Jordan » avec un jeu en percussion de Renaud Palisseaux (p). Allen Hoïst (as, fl, vcl) donne une touche véritablement jazz à l’ensemble lors de ses interventions avec une mention particulière lors de son clin d’œil à Stevie Wonder au chant. « Pour la vie » en quintet sans cuivre laisse une large part au pianiste dans un esprit proche de McCoy Tyner. Dans une des excroissances du jazz, Orlando Poleo a captivé son large public.
Retour à un jazz plus proche de ses racines nord-américaines avec le trio du pianiste Cyrus Chestnut qui invitait le saxophoniste ténor italien Piero Odorici. Le pianiste de Baltimore est dans la grande tradition du jazz, avec cette créativité exceptionnelle à partir de ce patrimoine dont le jazz a le secret. Issu d’une génération ayant fréquenté les maîtres de cette musique, de Betty Carter à Art Blakey, Freddie Hubbard, il en respecte les codes avec une originalité de tous les instants. A 50 ans (il est né en 1963), Cyrus Chesnut confirme un talent hors norme, une technique sans faille avec un goût prononcé pour le beau piano. « No Problem » de Duke Jordan pour débuter le concert avec un sens du swing naturel, une articulation claire doublée d’un sens de la musique. Il y a bien sûr un côté churchy dans un jeu qui rappelle sa culture gospel et blues, non loin de Ray Bryant et de la tradition du piano jazz de Philadelphie. Piero Odorici, à la sonorité mate et voilée doublée d’un léger vibrato, est une découverte. Dans l’esprit des ténors des années 50-60 (Dexter Gordon, Sonny Rollins, Joe Henderson voire du premier Coltrane), il développe ses longues phrases sinueuses avec autorité et respect. Dans cette atmosphère, l’église et le blues ne sont jamais très loin, comme sur « Indigo Blue», avec une superbe rythmique amenée par un excellent Darryl Hall ( b) et un exceptionnel Willie Jones III (dm), remarquable par sa capacité d’écoute et d’adaptation comme ses aînés Kenny Washington, Lewis Nash ou Carl Allen. Une superbe précision et délicatesse de frappe, qui rappellent le grand Billy Higgins, avec un sens rare de l’accompagnement caractérisent ce musicien-producteur-leader, également à la tête de son propre label WJ3. L’allure basienne du leader – il a d’ailleurs joué le rôle de Count Basie dans Kansas City, le film de Robert Altman – révèle une humilité rare, une simplicité, un profond respect pour la tradition et son auditoire. Sa formation classique est également perceptible dans ces citations autant que dans son adaptation du grand air du « Lac des Cygnes » de Tchaïkovski. Une approche du clavier rappelant celle de Sir Roland Hanna, de Ramsey Lewis ou plus loin encore de John Lewis, Bud Powell, Art Tatum, Fats Waller. L’ancien partenaire de Betty Carter possède de cette dernière une exigence sans faille dans la conception de sa musique. « Yardbird Suite » de Charlie Parker pris en tempo medium donne une nonchalance lestérienne à Piero Odorici sur ce classique du bop. « Estate » nous rappelle le toucher cristallin du pianiste qui finit en apothéose sur un thème de Monk. Cyrus et ses compagnons se prêtèrent à un beau podium et aux questions, en préambule du concert, sous la Halle de Foix. Un exemple de vrai professionnalisme et de jazz spirit. Lors de la jam, le facétieux Darryl Hall et Willie Jones III sont venus faire le bœuf avec de tout jeunes musiciens qui ne sont pas prêts d’oublier les notes croisées avec une si belle rythmique. 20/20.
Le samedi soir, Cedar Walton devait sacraliser cette 13e édition de Jazz à Foix avec son vieux complice David Williams (b) et le magnifique Willie Jones III, batteur en titre du légendaire pianiste de Dallas. Il est émouvant de voir un grand musicien qu’on a connu en pleine force créatrice touché par l’âge et la maladie, tant les artistes de cette envergure sont immortels dans notre imagination. Cedar Walton fait partie de la grande histoire du jazz, celle des Jazz Messengers ou du fameux «Jazztet » d’Art Farmer et Benny Golson ou encore du John Coltrane Quartet de « Giant Steps », dont il fut avec Tommy Flanagan, l’un des interprètes. Un leader et un compositeur-arrangeur également au style affirmé qui laisse une large part à la musicalité. Chaque note semble détachée chez ce pianiste d’exception. « Cedar Blues », « Lament » de J.J. Johnson, « Bolivia », « Mosaic » ou « Fantasy in D » enregistré par Art Blakey sous le titre de « Ugetsu » sont autant de grands classiques de ce compositeur qui côtoient « Without a Song » ou « Blue Monk ». David Williams ( b) en fin mélodiste – ses chorus valent toutes les master classes de contrebasse – est un solide accompagnateur et un ami épatant de délicatesse pour Cedar Walton dont il entoure le discours émouvant de fragilité de sa belle et ferme sonorité profonde et boisée, de sa musicalité et de ses majestueux chorus. Malgré une maladie bien présente, Cedar Walton joue l’essentiel pour aller au cœur du thème sans perdre ce swing fin, comme suggéré, à l’instar de ses regrettés aînés à l'automne de leur vie, Benny Carter, Lionel Hampton, Hank Jones, Etta Jones, pour des moments dont l’émotion est peut-être davantage perceptible par les personnes sensibles à l’art ou qui l’ont connu au cœur de ses soixante années consacrées au jazz.
Le festival se clôturait sur un hommage à Frank Sinatra par l’énergique crooner britannique Gead Mulheran et les expérimentés musiciens du Big Band Brass, où l’on perdit de vue ce qui fait le génie, l’éternité de « the Voice », c’est-à-dire son talent d’interprétation (Sinatra est l’incarnation d’un âge d’or, un grand acteur, un danseur et un homme de scène exceptionnel), au profit d’une ambiance « variétoche », mais là n’était pas l’essentiel de ce dernier jour car la conclusion de ce Jazz à Foix s’est faite « en famille » autour d’une paella géante qui s’est poursuivie jusqu’au bout de la nuit, dans l’atmosphère conviviale qui est la marque de fabrique de Jazz à Foix, de ces bénévoles au grand cœur. L’accueil, du public comme des professionnels, y est en effet d’une qualité exceptionnelle. Cette 13e édition a été une réussite, artistique d’abord mais c’est une habitude, avec, dans l’ensemble, du beau temps (seules les deux dernières soirées ont été données à l’Estive, le lieu couvert), avec de belles initiatives comme ce podium itinérant sur les places de Foix, animés par de bons groupes amateurs ou semi-professionnels, et présentant vers 19h les musiciens du soir en interviews ouverts au public, avec une jam session after hours qui demande encore à s’améliorer, avec aussi l’espace Galerie, animé avec élégance, compétence et énergie par Michèle Ginoulhiac, avec une organisation efficace pour les repas, la technique, et le tout dans une atmosphère très jazz, festive, sans service d’ordre musclé, sans incident : un véritable bonheur de jazz ! Plus de 4500 spectateurs sur l’ensemble du festival et des projets pour l’année 2014, on attend (Jazz Hot attend…) que les prochaines élections réévaluent l’ambition de donner à ce festival des moyens à la hauteur d’un événement artistique et populaire de cette importance, à l’aune aussi de l’énergie et du dévouement des organisateurs : ce petit coup de pouce ferait de Jazz à Foix un événement culturel majeur de la capitale de l’Ariège. C’est une politique de lien social, de désenclavement, aussi la meilleure façon de créer de l’emploi et de la richesse en s'appuyant sur la richesse locale. Ce festival a déjà donné depuis 13 ans toutes les garanties de fiabilité et d’excellence. A l'an prochain, donc…
David Bouzaclou,
avec la complicité de Sandra Miley, Alain Tomas et Yves Sportis remerciements à Michèle Ginoulhiac et Paul Barbier pour les photos
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