Ystad (Suède)
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1 sep. 2013
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Ystad Sweden JazzFestival, 1er-4 août 2013
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© Jazz Hot n°664, été 2013
C’est sous un soleil quasi méditerranéen que s’est déroulée la 4e édition du festival de jazz d’Ystad. Son directeur artistique et fondateur Jan Lundgren (p) a été l'auteur d'une programmation cohérente et équilibrée : peu d’embardées hors jazz, quand tant de festivals cultivent les ouvertures, se dispersent et perdent de vue leur objet initial, une présence équilibrée entre jazzmen américains et européens (suédois en particulier) et une diversité appréciable de styles, même si tous les groupes n’étaient évidemment pas d'un intérêt égal. Comme chaque année, Jan Lundgren s’est produit aussi, et en bonne place, en tant que leader. Omniprésent, du matin jusque tard dans la nuit, il présentait lui-même chacune des formations, avec la simplicité et l'enthousiasme d'un véritable amateur de jazz. Les concerts étaient répartis en six lieux principaux : pour le concert de 11h (le premier de la journée), la cour pavée et fleurie de Per Helsas Gård, un ensemble de maisons à colombages du XVIIe siècle (le seul de la sorte encore existant en Scandinavie) animé par des boutiques et un café ; pour le concert de 13h, le Ystad Saltsjöbad, un hôtel sis au bord de la Mer Baltique, un peu à l'écart de la ville, ou (et parfois simultanément) le Ystads Konstmuseum ; pour le concert de 15h, une autre cour, tout aussi charmante, celle du Hos Morten Café où l'on peut s'installer autour d'un guéridon avec une délicieuse pâtisserie ; pour le concert de 18h 30, le cinéma Scala qui offre un confort d'écoute appréciable ; pour le concert de 16h 45 et ceux de 20h et 23h (les deux concerts vedettes du jour, suivis d'une jam-session), le Ystads Teater – un charmant théâtre à l'italienne bâti à la toute fin du XIXe siècle dans un style néo-classique, au sud de la ville, presque en bordure du port, lequel arbore encore de nombreux bâtiments industriels et dont l'activité de commerce et de transport reste importante. Soit sept à huit concerts par jour (plus la jam-session), ensemble qu'il est presque possible de suivre en totalité, jusqu'à saturation.
A la veille de l'ouverture officielle du festival, le 31 juillet, une avant-soirée était offerte aux partenaires et invités VIP, qui alternait parties musicales et présentations du programme de la semaine. Cette soirée rythmée par de longues, nombreuses et obligées séances de remerciements et d'auto-congratulations (bien que finalement, en suédois et sans sous-titre, cela soit plus reposant) a été l'occasion d'une agréable découverte, comme on espère toujours en faire dans les festivals. Ainsi, après le court (quoique pas assez) set du Jonathan Dafgård Quartet, une jeune formation manquant tout autant de maturité que de relief, la chanteuse Isabella Lundgren (25 ans) – sans lien de parenté avec Jan –, originaire de Stockholm mais ayant passé quelques années à New York, a séduit l’assistance par son charme, son swing et son énergie. Bien qu’ayant débuté son intervention par une ballade un peu éthérée, suivie d’une reprise de Bob Dylan sans grand intérêt, Isabella a su passer la vitesse supérieure avec un blues tonique (« Unlucky Woman »), soutenue par un bon petit trio dirigé par Carl Bagge (p). Elle a ensuite enchaîné les standards avec bonheur (notamment « The Glory of Love »), jusqu’à un rappel (pour une fois non prévu au programme) avec « Everyday I Have the Blues ». La soirée s'est achevée à l'extérieur du théâtre, en haut du clocher de l'église Sainte-Marie, où le special guest de cette édition 2013, le trompettiste sud-africain Hugh Masekela (dont le concert était programmé le lendemain) était invité à monter pour faire résonner son instrument. Une tradition locale veut en effet que chaque soir, tous les quarts d'heure, entre 21h et 1h, un joueur de cor signifie aux habitants d'Ystad qu'ils ne sont menacés d'aucun danger immédiat. Le festival a décidé d'innover en proposant chaque année à une personnalité différente de remplacer, pour le signal de 22h, le célèbre joueur de cor, symbole de la ville. Au premier jour officiel du festival, le 1er août, l'Eglise Sainte-Marie – le plus ancien bâtiment d'Ystad, datant du XIIIe siècle, bien que plusieurs fois remanié jusqu'au XIXe – accueillait une chanteuse d'origine albanaise et résidente helvétique, Elina Duni. Accompagnée par un trio (suisse) développant une esthétique free sophistiqué mais un peu superficièle, la vocaliste est marquée par un fort héritage musical familial qui tient autant du folklore balkanique que d'une culture de résistance à l'oppression. Ses interprétations du répertoire albanais étaient émouvantes et le cadre un peu solennel se prêtait bien à sa voix cristalline. Malgré ses qualités et la touchante sincérité de ses évocations, on est loin du jazz. La prestation du groupe Makross Young Jazz – un quartet pourvu de deux sax ténors –, bien que plus proche du jazz, n'était finalement pas plus intéressante, car très scolaire. Du bon jazz, on en a eu plus tard dans la journée avec Clarence Penn et son quartet (Chad Leftkowitz, ts, Adam Birnbaum, p, Yasushi Nakamura, b), pour un hommage à Monk. Le batteur, originaire de Detroit et élevé au biberon marsalisien, possède la technique et le groove des plus grands. On peut cependant regretter qu'il n'use pas de son talent avec plus de simplicité. De même, dans son abord de Monk, Penn déconstruit la mélodie (« Evidence »), lui donnant des accents hip-hop ou s'aventure sur des rythmes péruviens (« In Walked Bud »). Mais quand Penn va à l'essentiel, il libère un swing extraordinaire (« Hackensack »). On l'a également apprécié pour ses compositions relevées (« Persistance of Memory » inspirée par Dali et « Zoom Zoom ») ainsi que pour ses échanges décontractés avec le public.
Un des concerts les plus réussis fut assurément celui de Kenny Barron, en trio avec George Mraz (b) et Lewis Nash (dm). Le pianiste de Philadelphie a le génie pour faire sonner les notes avec un relief tout particulier : il imprime son swing sur toutes les phrases. Parmi les ballades, Barron a présenté quelques compositions personnelles, simplement magnifiques : « Song for Abdullah » (dédiée à Abdullah Ibrahim) en solo ou « Clouds » en trio. Un mot quand même de ses deux accompagnateurs qui ont admirablement servi le leader : George Mraz, très musical, et Lewis Nash, tout en retenue mais donnant la pulsation juste. Le 2 août, se produisait un bon trio, celui du pianiste suédois Håkan Rydin, qui a évolué entre 1972 et 1992 au sein du groupe Nexus, tout en ayant également accompagné Kim Parker (voc, la belle-fille de Bird), Thad Jones, Pepper Adams, Enrico Rava, David Liebman et bien d'autres. On l'a ainsi entendu avec plaisir sur des standards (« This Is New »), une belle ballade de Michel Legrand (« Nobody Knows »), jouée en solo, et une touchante composition (« 25 Years »). En revanche, l'intervention de Claudia Campagnol (voc), qui partageait l'affiche avec le trio, s'est révélée sans intérêt. A 20h, Jan Lundgren donnait son premier concert, dont il partageait l'affiche avec Harry Allen (ts), pour un hommage à Stan Getz et au pianiste suédois Jan Johansson (1931-1968), pour qui la rencontre avec le saxophoniste fut déterminante. Jacob Fischer (g), Jesper Lundgaard (b) et Kristian Leth (dm), complétant la formation. Allen et Lundgren ont mené un dialogue enthousiasmant, les deux musiciens échangeant avec une évidente facilité (bien que le concert n'ait fait l'objet que d'une seule répétition, le jour même). Le ténor – qui à ses débuts avait été adoubé par « The Sound » alias Getz – était effectivement bien placé pour évoquer ce dernier, et s'est montré impérial (notamment sur « Night and Day » ou « I Want to Be Happy »). Les Suédois n'étaient pas en reste : Lundgren très à son aise sur un répertoire de standards, Fischer délivrant de bons solos (« The Way You Look Tonight »). Un excellent moment de jazz qui s'est, sans surprise, achevé sur « The Girl of Ipanema »… Un projet aussi intéressant que réussi nous a ensuite été dévoilé par Fabrizio Bosso et son quartet. Le trompettiste italien a en effet eu l'idée d'interpréter la musique du classique de Dino Risi, Le Fanfaron (Il Sorpasso, 1963), composée par Riz Ortolani, en même temps que le film est projeté au public, comme au temps du cinéma muet. Le principe fonctionne à merveille : on se laisse porter par les images, le jeu exubérant de Vittorio Gassman, la gaucherie juvénile de Jean-Louis Trintignant qui n'ont plus besoin des dialogues pour être compris. Entre deux morceaux, la bande-son originale reprend ses droits pour quelques instants (la synchronisation avec les musiciens est bluffante). Une belle réussite. Une peu plus tard, Bosso a eu l'occasion de s'exprimer plus librement durant la jam-session qui se tenait dans l'un des salons du théâtre et qui l'a vu se confronter amicalement avec Harry Allen, toujours l'arme au pied.
Le 3 août a débuté avec Hacke Björksten (ts) – une figure historique du jazz suédois – soutenu par une bonne formation (Karl Olandersson, tp, Hans Backenroth ,b, et le vénérable Ronnie Gardiner, dm) et en particulier un formidable pianiste : Mathias Algotsson. On retiendra de ce concert une version très suave de « Autumn in New York » et une autre, fort originale – chose rare – de « Take the 'A' Train ». Nous sommes ensuite passés très vite sur la performance du Neo Nästejö Extreme Orchestra de Johannes Nästejö (b), très hermétique. Un peu plus loin, Elin Larsson, une jeune saxophoniste, donnait un récital apparemment plus accessible mais totalement plat. Nos oreilles ont dû attendre Dmitri Baevsky (as) pour enfin se régaler. En quartet avec l'excellent Alain Jean-Marie (p), Kenji Rabson (b) et Joe Strasser (dm), le Russo-New-Yorkais s'est exprimé avec conviction sur « Mount Harissa », « I'm Glad This Is You » ou encore « Circus » (Louis Alter). Du bon jazz d'autant que la rythmique était de qualité. Le soir, Jan Lundgren s’offrait un deuxième concert en leader, qui s’est déroulé en trois parties : tout d’abord le pianiste est intervenu en solo, reprenant des titres issus de son dernier album, Man in the Fog (dont un morceau éponyme). A la différence de la veille, Lundgren s’exprimait ici dans un idiome plus contemporain, proche de la musique improvisée européenne. Les mélodies n’en étaient pas moins superbes, exprimant une douce mélancolie scandinave. Puis, Mathias Svensson (b) et Zoltan Csörz Jr. (dm) se sont joints à Lundgren qui en trio a renoué avec un swing léger. La dernière partie du concert s’est avérée la plus intéressante, avec la venue d’un invité « surprise » dont le nom avait été gardé secret : Nico Gori (cl). Ce dernier a en effet insufflé l’énergie qui manquait à ce concert, dont un solo d’une grande tonicité sur « It’s You or No One ».
La prestation précédait celle de Tom Harrell (tp, flh) entouré de ce qui a été de loin le meilleur groupe du festival : Wayne Escoffery (ts, impérial), Danny Grissett (p, impeccable), Ugonna Okegwo (b, magistral) et Jonathan Blake (dm, impressionnant). Harrell, replié sur lui-même, presque absent, reste déconcertant de fluidité quand il pose ses lèvres sur l’instrument. Escoffery, tout en puissance, s’exprime sans fioritures et avec un discours construit quand certains soufflants se contentent de monter et descendre la gamme en permanence. L’autre soliste à avoir particulièrement retenu l’attention est Blake, possédant d’ailleurs les mêmes qualités discursives qu’Escoffery et notamment auteur d’un solo à tomber par terre. Tout ce beau monde s’est retrouvé à la jam, qui s’est changée en un « sax contest » réunissant Escoffery (qui a évidemment dominé la situation), Baevski, Tomas Franck (un bon ténor suédois, à la carrure de viking, que nous n’avions pas pu aller écouter) et quelques jeunes gens heureux de venir se frotter à de gros calibres. Face aux cuivres, Nico Gori a tenu la note avec brio, tandis que Lundgren, euphorique, retrouvait sa verve jazz au contact des Américains, surfant sur le groove de Blake. Une vraie fête du jazz. Le lendemain matin, des étoiles de swing encore plein la tête, nous avons été quelque peu refroidis par Rigmor Gustavsson. Honnête chanteuse, mais pas vraiment armée pour le jazz (en particulier sur les ballades !), le concert a pour autant été sympathique, bénéficiant heureusement de l’accompagnement irréprochable d’Elise Einarsdotter (p, très en verve sur « Spain » de Chick Corea) et Olle Steinholtz (b). Notre séjour était trop court pour entendre les autres concerts de la journée : Champian Fulton, Cæcilie Norbie et Omar Sosa, pour ne citer qu'eux… On repart avec un pincement au cœur de cet excellent festival, l'un des plus importants de Scandinavie, avec de bons souvenirs pour les excellents moments musicaux, le cadre sympathique et notamment le professionnalisme d’une organisation souriante et efficace, du président Thomas Lantz à la responsable des relations presse Itta Johnson et à tous ces bénévoles venus d'un peu partout. Tack !
Jérôme Partage
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