C'est
une icône de la musique afro-américaine qui nous quitte: Aretha
Franklin avait su, à l'instar des Ray Charles, B.B. King, Louis
Armstrong, Ella Fitzgerald, Miles Davis, etc., conquérir un public
au-delà des amateurs de musique afro-américaine.
La
disparition à 76 ans de celle qu'on surnommait «The Queen of Soul» a
été commentée sur toute la planète. Elle avait gardé intacts son talent
et son expression aussi exceptionnelle qu’enracinée.
Pour comprendre le
phénomène, il faut revenir au début du printemps
1967, lorsqu’Otis Redding écoute la version de son thème «Respect» par
Aretha Franklin et s'exclame devant un Jerry Wexler, alors patron
d’Atlantic, médusé: «J'ai perdu ma chanson. Cette fille me l'a prise!» A
25 ans à peine, elle transcende et s’approprie un thème, pourtant déjà
célèbre avec son chant issu de l'église afro-américaine, et dans
l'esprit, en épousant les revendications politiques de sa communauté sur
les Droits civiques et les aspirations féministes de toute une
génération. Car
nous sommes en pleine révolte: le ghetto de Detroit s'embrase le 23
juillet faisant de nombreuses victimes. Les événements illustrent le
racisme au cœur des villes industrielles tel un reflet répondant à la
ségrégation fraîchement abolie des Etats du Sud. D'ailleurs, le magazine
communautaire Ebony évoque en couverture au même moment les
trois «R»: «Retha» pour Aretha, «Rap» pour les discussions au sein de la
communauté afro-américaine et «Revolt» pour les émeutes raciales du
moment. Quarante-huit ans plus tard, il reste beaucoup à faire et bien
que diminuée par un cancer, elle est sur la scène de la Maison Blanche
interprétant magistralement «You Make Me Feel Like a Natural Woman» pour
Barack Obama.
Née en 1942 à
Memphis, Aretha Louise Franklin est immergée dans la musique à sa naissance.
Elle est la deuxième des trois filles du Révérend C.L. Franklin et de son
épouse Barbara Siggers, elle-même pianiste et chanteuse de gospel (ils ont
également chacun d’autres enfants d’unions
précédentes). Cependant, lassée des infidélités de son mari, Barbara quitte le
foyer quand Aretha a 6 ans. Elle rend régulièrement visite à ses enfants mais a
renoncé à leur garde pour des raisons financières (elle décédera en 1952). Un an
plus tard, c'est à Detroit, ville à la fois industrielle et d'une richesse
musicale rare, que le Révérend Franklin entraîne sa famille alors qu'il vient
de trouver un poste de pasteur à la New Bethel Baptist Church. Une nouvelle
carrière s'ouvre pour lui, en ce milieu des années 1950, enregistrant plus de
soixante-dix albums de sermons sur le célèbre label Chess, lui permettant
d'influencer bon nombre de chanteurs tels que le célèbre Bobby «Blue» Bland. Ses
sermons seront diffusés à la radio au même titre que ceux de son ami Martin
Luther King. Egalement militant des Droits civiques, il deviendra une
personnalité influente de la ville.
Bien qu'introvertie,
la jeune Aretha trouve sa voie dans le chant religieux et enregistre un
remarquable live à la New Bethel Church à l'âge de 14 ans à peine. Elle grandit
dans une vaste demeure de l'East Side de Detroit où se relaient de célèbres
mères de substitutions qui ont pour noms Mahalia Jackson, Marion Williams et
surtout Clara Ward. Cette dernière est véritablement l'élément déclencheur
d'une vocation: Aretha Franklin évoquait ainsi avec émotion que, lors des
funérailles d'une tante, Clara Ward avait chanté «Peace in the Valley»
avec une telle passion qu'elle en avait jeté son chapeau à terre. A cette
époque, la congrégation fondée par son père est devenue un lieu incontournable
de Detroit où l'on croise Arthur Prysock, Lou Rawls, Dinah Washington, Jakie
Wilson ou Sam Cooke. Le piano jazz est également au cœur des influences de la
jeune Aretha: Art Tatum, un ami de son père, vient souvent jouer à la
maison tout comme Oscar Peterson. Elle prend d’ailleurs des cours et tente
d'imiter les disques d'Eddie Heywood. Le célèbre pasteur James Cleveland, venu
s'installer dans la maison familiale, compte également parmi ceux qui ont
soutenu sa vocation.
C'est en 1956 qu'elle
publie un premier 78 tours sur le label J-V-B avec deux titres «Never
Grow Old et «You Grow Closer» en forme d'hommage à Clara Ward.
Après quelques années à parcourir le circuit des tournées pastorales au sein de
la formation de son père, avec ses sœurs et son frère, elle décide –avec son
accord– de s'émanciper en suivant les
conseils de son ami Sam Cooke. Elle s'installe à 18 ans à New York, laissant
ses deux fils (qu’elle a eus à 13 et 15 ans) à sa grand-mère, à Detroit, et
enregistre des démos avec le célèbre contrebassiste de jazz Major Holley avant
de signer au début de l'année 1960 avec le label Columbia. «Un génie à l'état brut, la plus belle voix depuis Billie Holiday!» déclare
John Hammond qui s'y connaissait en tant que découvreur de talents. Elle fait ainsi ses
débuts sur la scène du club «Tade Windsé» de Chicago et enregistre
le superbe album Aretha en compagnie
du pianiste Ray Bryant avec une version mémorable de «Today I Sing the Blues».
Même si le répertoire et les arrangements oscillent entre jazz et variété de
Broadway, la passion et la ferveur du chant venu de l'église se font ressentir
dans les interprétations de la chanteuse. Une forte expressivité qui sera la
marque de fabrique d'Aretha Franklin. En 1961, on écarte John Hammond de la production
pour Robert Mersey et Clyde Otis, afin de donner une image plus commerciale et
grand public en l'orientant vers une pop insipide.
De ce fait, fin 1966,
après neuf albums pour Columbia, elle rejoint Atlantic bénéficiant alors de l’essor
de la soul, porté par Otis Redding, Wilson Picket ou James Brown. Le producteur
Jerry Wexler prend la route de l'Alabama pour rejoindre le fameux studio de
Rick Hall «Fame», à Muscle Shoals, qui avait déjà fait ses preuves
au cours des dernières années pour le label. Autour de Jimmy Johnson (g),
Spooner Oldham (kb) et Roger Hawkins (dm) –la
section rythmique maison–,
on retrouve Chips Moman (g) et Tommy Cogbill (eb) de Memphis pour ce qui est
certainement le morceau phare de l'histoire de la soul «I Never Loved a Man»,
malgré une session d'enregistrement qui a failli mal tourner entre Rick Hall et
Ted White, le mari d'Aretha. Dès lors, les hits s'enchaînent, de
«Respect» à «Chain of Fools» en passant par
«Think», «I Say a Little Prayer», «Dr.
Feelgood», «Ain't no Way». Ses albums sont enregistrés à New York
avec les musiciens sudistes de Muscle Shoals que Wexler fait venir d'Alabama en
compagnie du saxophoniste King Curtis.
L'année 1968 marque
une étape dans la carrière d’Aretha Franklin avec un Grammy Award, une tournée européenne –avec
un passage remarqué à Paris en mai 1968–
et la couverture du Times auquel on
peut ajouter un divorce salutaire avec Ted White, son mari violent. Au-delà de
son rôle de femme engagée pour les Droits civiques, auprès de Martin Luther King,
mais aussi face à la lucidité de son féminisme mis à mal par sa propre
communauté, elle brise les barrières raciales en jouant aussi bien au Fillmore
West qu'au Lincoln Center entourée de Ray Charles. Les années 70, sont moins
prolifiques en succès, mais la qualité reste présente avec notamment son album
de gospel Amazing Grace en 1972, tel
un retour à une source qui ne s'est jamais tarie. Le réalisateur Sydney Pollack
filme l'enregistrement, mais Aretha en interdit la diffusion. On ne négligera
pas non plus l'excellent «Spirit in the Dark» avec le guitariste Duane
Allman, bluesy à souhait, ou Young,
Gifted and Black. Lors de son installation en Floride, c'est dans les
studios de Criteria à Miami qu'Aretha travaille avec ses musiciens habituels de
Muscle Shoals puis les «Dixie Flyers» de Memphis avec Dr. John ou
Donny Hathaway au piano. Sur scène, elle s'entoure souvent de King Curtis (ts),
Bernard Purdie (dm), Jerry Jemmont (b) et de l'excellent Cornell Dupree (g).
La fin de la décennie
est marquée par sa collaboration avec Curtis Mayfield sur Sparkle, avant un nouveau changement de maison de disques, avec Arista
en 1980. Sur le plan personnel, la période est difficile avec l'agression de
son père, blessé par balles par un cambrioleur en 1979, et qui décédera au
bout de cinq années de coma. Sur le plan artistique, le succès est encore au
rendez-vous avec l'album Jump to It puis Get It Right, produit par Luther
Vandross dans un univers pop-soul aux sonorités modernes proches de l'univers
de Michael Jackson ou de Withney Houston. C’est également de cette époque que
date sa participation remarquée au film de John Landis, The Blues Brothers (1980), où elle joue l'épouse du guitariste
Matt Guitar Murphy, récemment disparu, et donne une version mémorable de son classique
«Think» (plus rapide). En 1987, paraît l’album gospel One Lord, One Faith, One Baptism paru en
1987 en compagnie de Mavis Staples, Joe Ligon et de ses sœurs Carol et Erma.
Plus discrète ses
dernières années, sa popularité avait cependant dépassé le cadre de la musique
afro-américaine par ses nombreux duos avec des artistes de pop tels Annie
Lennox, George Michael, Keith Richard ou Lauryn Hill, mais aussi par ses participations
aux films Malcom X, Sister Act 2 ou Blues Brothers 2000, un peu à l'image de Tina Turner. Elle
collectionna les récompenses, avec une quinzaine de Grammys, et fut même intronisée dans le fameux Rock & Roll Hall of Fame en 1987. Son Lifetime Achievement Award en 1994, suivit de projets aussi divers
qu'un livre de cuisine ou des cours de piano à la Juilliard School, en passant
par ses nombreuses apparitions à la Maison Blanche, marquèrent le début d'une forme de retraite.
Son attachement à la ville de Detroit où elle retourna dans les années 1980,
était devenu son havre de paix; elle y enregistra, il y a peu de temps encore,
en studio, un album produit par Stevie Wonder que l'on attend avec impatience.
Après plus de soixante ans de carrière, la Queen of Soul, aux capacités vocales
exceptionnelles, dont le registre s'étendait sur quatre octaves, restera une
artiste majeure de la musique populaire américaine.
Ses funérailles à Detroit
ont eu lieu au Greater Grace Temple, le 31 août dernier, avec quelques artistes
venus saluer sa mémoire, tels que Stevie Wonder, Ron Isley, Chaka Khan ainsi
que l’univers du gospel représenté par Yolanda Adams, Marvin Sapp, Vanessa Bell
Armstrong, Les Clark Sisters et Shirley Caesar. Lors de la cérémonie, on a pu
entendre les discours de Bill Clinton, du révérend Jesse Jackson, Smokey
Robinson ou du fidèle Clive Davis. Un concert gratuit la veille a vu défiler
sur la scène de Detroit Dee Dee
Bridgewater, Gladys Knight, Angie Stone et les Fours Tops. Par ailleurs, un
concert en forme d’hommage est prévu en novembre prochain au Madison Square
Garden de New York, organisé par Clive Davis.David Bouzaclou photos X by courtesy of Columbia et Atlantic-Rhino
*
ARETHA FRANKLIN et JAZZ HOT: n°242 (1968), n°264 (1970), n°379-380 (1980), Supplément internet n°634 (2006)
SITE: www.arethafranklin.net
DISCOGRAPHIE SELECTIVE Leader CD 1960. Aretha, Columbia/CBS
474373-2 (avec Ray Bryant, p, Al Sears,
ts, Quentin Jackson, tb, Tyree Glenn, tb) CD 1961. The
Electrifying Aretha Franklin, Columbia/Legacy 519871-2 CD 1962. The Tender, the Moving,
the Swinging Aretha Franklin, Columbia/Legacy 519871-2 CD 1963. Laughing on the Outside,
Columbia 8879 CD 1963.
The Country's Best,
Columbia/Legacy 519871-2 CD 1964.
Unforgettable. A Tribute to Dinah Washington, Columbia/CBS 471588-2 (avec George Duvivier, b) CD 1964. Aretha
Sings the Blues, Columbia/Legacy 519871-2 CD 1964. Runnin'
Out of Fools, Columbia 471588-2 CD 1964. Soul Sister,
Columbia 9429 CD 1965. Yeah!!!, Columbia/Legacy 519781-2
(avec Teddy Harris,
p, Kenny Burrell, g, James Beans Richardson, b, Hindel Butts, dm) CD 1967. I Never
Loved a Man The Way I Love You, Atlantic/Rhino Records 8122-71934-2 CD 1967. Aretha
Arrives, Atlantic/Rhino
Records 8122-71274-2 CD 1968. Lady Soul, Atlantic/Rhino Records 8122-71933-2 CD 1968. Aretha Now, Atlantic/Rhino Records 8122-71273-2 CD 1968. Aretha in
Paris, Atlantic/Rhino
Records 8122-71852-2 CD 1968. Soul 69, Atlantic/Rhino Records 8122-71523-2 CD 1969. The Girl's
in Love With You, Atlantic/Rhino Records 8122-71524-2 CD 1970. Spirit in
the Dark, Atlantic/Rhino
Records 8122-71525-2 CD 1971.
Live at Fillmore West, Atlantic/Rhino Records 8122-71526-2 CD 1971.
Aretha Franklin & King Curtis, Don't Fight the Feeling, Rhino Handmade 2
7890 (4 CDs, inédit, avec Ray Charles et les Memphis Horn) CD 1972. Young, Gift
and Black, Atlantic/Rhino
Records 8122-71527-2 CD 1972. Amazing
Grace, Atlantic/Flashback Records 8122-75717-2 CD 1972. Oh
Me Oh My: Live in Philly, 1972, Rhino Handmade 2 07757 CD 1973. Hey Now Hey:
The Other Side of the Sky, Atlantic/Rhino Records 8122-71853-2 CD 1974. With
Everything I Feel in Me, Atlantic 18116-2 CD 1975.
Let Me in Your Life, Atlantic/Rhino Records 8122-71854-2 CD 1976. Sparkle, Atlantic/Rhino Records 8122-71148-2 CD 1987. One Lord,
One Faith, One Baptism, Arista 82876 50350 2
Compilations et
intégrales CD 1960-65.
Take a Look: Aretha Franklin Complete on Columbia, Columbia/Legacy 88697792792 CD 1966-73. Rare & Unreleased Recordings
From The Golden Reign of the Queen of Soul, Atlantic/Rhino Records 8122-79970-3 CD 1967-76.
The Atlantic Albums Collection, Atlantic/Rhino Records 081227951993
DVD Aretha Franklin, Live at Park
West, Image Entertainment Atlantic Records: The House that
Ahmet Built, de Susan Steinberg, Rhino Aretha Franklin, The legendary
Concertgebouw Concert Amsterdam 1968, Rodeo Media Aretha Franklin, Live at Montreux
1971, Footstomp Aretha Franklin, Live in
Stockholm 1968, Mirage
BIBLIOGRAPHIE Sebastian Danchin, Aretha
Franklin. Portrait d’une Natural Woman, Buchet Chastel Sebastian Danchin, Encyclopédie
du Rhythm & Blues et de la Soul, Fayard Sebastian Danchin, Muscle Shoals.
Capitale secrète du rock et de la soul, Autour du Livre Peter Guralnick, Sweete Soul
Music, Allia Florent Mazzoleni, Memphis, Aux
racines du rock et de la soul, Le Castor Astral
David Ritz, The Life of Aretha
Franklin, Little, Brown & Company (en anglais)
VIDEOS
1964. Aretha Franklin au Steve Allen Show (émission TV) https://www.youtube.com/watch?v=VEIdwaXYNPc&feature=share
1967. Aretha Franklin, «Do Right Woman» (émission TV Merv Griffin Show) https://www.youtube.com/watch?v=N1MW6xXjW8g&index=2&list=RD3diMP_MT124
1968. Aretha Franklin, Live in Stockhom (concert intégral) https://www.youtube.com/watch?v=DObS9jdnV2I https://www.youtube.com/watch?v=UYXFTDPrXaE https://www.youtube.com/watch?v=fGRxg-owr08 https://www.youtube.com/watch?v=stOFv7nBXgc https://www.youtube.com/watch?v=M38Jl3iC49Q https://www.youtube.com/watch?v=zTvEbIcBhXs https://www.youtube.com/watch?v=ED9iLWTPIiI https://www.youtube.com/watch?v=cRbEycU0Co8
1971. Aretha Franklin, Live at Fillmore West (concert intégral) https://www.youtube.com/watch?v=Vyx34kgHGng
1975. Aretha Franklin & Ray
Charles, «Two to Tango» (émission TV The Midnight Special) https://www.youtube.com/watch?v=sskTXnQiWec
1980. Aretha Franklin, «Think» (extrait du film The Blues Brothers) https://www.youtube.com/watch?v=WY66elCQkYk
1998. Aretha Franklin, «Respect» (extrait du film The Blues Brothers 2000) https://www.youtube.com/watch?v=OD3WOKLTRyQ
2016. Aretha Franklin, «Rock of Age», New Bethel Baptist Church, Detroit https://www.youtube.com/watch?v=FUjJhHgix4M&app=desktop
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