Le batteur Lawrence Lo Leathers, 37 ans, connu comme sideman régulier de Cécile McLorin-Salvant et du trio d'Aaron Diehl, a été retrouvé mort, au matin du dimanche 2 juin, dans la cage
d’escalier de son immeuble, dans le quartier du Bronx de New York. Il aurait
été victime d’une altercation impliquant la jeune femme qui partageait son
appartement et un autre individu (les circonstances exactes du drame demeurant
pour l’heure troubles). La nouvelle de son décès brutal a été un choc pour la
communauté des musiciens et prive le jazz de l’un des très beaux talents de la
nouvelle génération.
Lawrence Leathers avec Aaron Diehl et Cécile McLorin Salvant Festival de Jazz de Vitoria (2016) © José Horna
Né le 23 novembre 1981 à Lansing (Michigan), Lawrence Benjamin Leathers –qui a
également passé une partie de son enfance à Detroit, Fort Wayne (Indiana) et
Chicago– a découvert la batterie à 10 ans, à l’église, dont le drummer en titre, Joe Lane, lui donne ses premiers cours après l’office et
l’initie au jazz. Fasciné, le jeune Lawrence perçoit d’emblée l’importance du
feeling et du swing. De ce premier enseignement, il tire une approche spontanée de son instrument, comme il le confiait en 2012 au média en ligne Capsulocity: «Je ne joue pas beaucoup de trucs "flashy"… Ecouter, c'est
l'un de mes plus gros atouts.» Et sur l’engagement que requiert le jazz, il
répond: «Vous devez avoir ce sentiment
que c'est votre vie.» Professionnel dès 15 ans, il étudie le jazz à la
Michigan State University. Vers l'âge de 23 ans, il s'installe à Kansas City dont le dynamisme de la scène jazz ne s'est jamais démenti. En 2007, il tente
l’aventure new-yorkaise et s’inscrit à la Juilliard School. Dans un premier
temps, il doit se contenter d’hébergements de fortune et expérimente ainsi la
solidarité qui peut exister à l’intérieur de la communauté des musiciens. C’est
alors qu’il rencontre Aaron Diehl (p) et Paul Sikivie (b) avec lesquels il va
former un trio fort prometteur, aujourd'hui l'un des excellents trios de la scène jazz. La prestigieuse école lui donne par ailleurs
l’occasion d’être repéré par Wynton Marsalis qui devient pour lui un mentor. Très vite, il se rend indispensable sur la scène new-yorkaise.
Le guitariste JC Stylles l'engage d'emblée dans son groupe: «Nous nous sommes rencontrés dès 2007. Lawrence avait déjà un jeu exceptionnel. J'avais une résidence dans un club de Harlem, Perks, et j'ai proposé à Lawrence de m'accompagner. Ça a duré quatre ans et demi. Son swing était extraordinaire tout comme sa capacité d'écoute. C'est le batteur le plus musical avec lequel j'ai travaillé. Ses solos étaient incroyablement mélodiques, vous pouviez les suivre comme des histoires. Et il était à 100% sur le soutien à la musique. Nous sommes restés proches tout le temps. On a même joué en France ensemble. On s'est vus jusqu'à la veille de sa disparition.» Sa musicalité n'est sans doute pas étrangère au fait que le batteur pratique également l'orgue et la contrebasse. Le Smalls devient sa base arrière. Il s'y produit fréquemment, notamment aux
côtés de Dominick Farinacci (tp), Ian Henrickson-Smith (as) et toujours de JC Stylles; en outre, il se voit confier l'animation des jam-sessions (il officie également au Dizzy's Club de Jazz at Lincoln Center). Un soir de juin 2017, il accompagne Kirk Lightsey (p), de passage: «C’était un très
gentil garçon et un formidable batteur. Il y avait quelque chose dans son jeu
qui sonnait New Orleans; je pensais même qu’il était de là-bas.» On le
retrouve également, de façon suivie ou occasionnelle, auprès de Roy Hargrove,
Mulgrew Miller, Cyrus Chestnut, Rodney Whitaker, Christian McBride, Wycliffe
Gordon ou encore Wynton Marsalis et Victor Goines avec lesquels il effectua une
mémorable session au Smalls, en 2011. Très affecté par la disparition de Lawrence
Leathers, le pianiste et patron du club, Spike Wilner, lui a rendu hommage dans
la newsletter du Smalls et du Mezzrow du 3 juin: «Lawrence Leathers, comme tous ceux qui l’ont connu le savent, était
une belle âme. Charmant, drôle comme l'enfer et pétillant de talent.
Malheureusement, comme de nombreux grands artistes, ils étaient également en
proie à des démons qui essayaient continuellement de le détruire et y sont
finalement parvenus.» C’est en 2012 que Lawrence Leathers débute sa collaboration avec Cécile McLorin
Salvant après qu’elle ait choisi Aaron Diehl pour l’accompagner (voir son
interview dans Jazz Hot n°686). Wynton Marsalis –dont Aaron Diehl et Lawrence Leathers sont restés les protégés– ne serait pas étranger à ce choix. L’osmose
entre la chanteuse et le trio est parfaite. En 2015, le batteur déclarait dans
le Lansing City Pulse qu’il
cherchait à entrelacer ses percussions avec la voix de Cécile: «Fréquemment, quand les gens jouent avec une
chanteuse, il y a une séparation entre elle et le reste du groupe. Alors que
Cécile est comme n’importe quel autre instrument sur la scène.» Ainsi les
quatre complices parcourent les salles de concert et festivals du monde et
enregistrent ensemble deux superbes albums: For
One to Love (Mack Avenue, 2014) et Dreams
and Daggers (Mack Avenue, 2016). Les tournées mondiales tiennent Lawrence Leathers quelque peu éloigné de New York, mais elles sont l'occasion de séjours prolongés en Europe et en particulier en France. Là, de nombreux contacts se nouent avec les musiciens parisiens qui ne tardent pas à le solliciter. A partir de la fin 2016, sa présence à Paris se fait plus régulière, et il s'y établit pour de bon en mars 2018. Mais un problème de visa le contraint à rentrer à New York en novembre. Il avait cependant le projet de revenir définitivement en France avant la fin de l'été 2019.
De gauche à droite: Dmitry Baevsky, Steve Fishwick (tp), Clovis Nicolas et Lawrence Leathers en tournée en France durant l'été 2018 © archives Clovis Nicolas, by courtesy Les témoignages de ses anciens partenaires et amis dressent le portrait
d’un musicien à la musicalité exceptionnelle, très disponible pour les autres et plein d’humour:
Clovis Nicolas (b), à propos
d’une tournée avec son groupe durant l’été 2018: «Nous avons un concert au Gulf Stream Festival en Normandie et
j’apprends la veille du concert que Lawrence n’a pas de cymbales, qu’il n’en a
d’ailleurs jamais quand il joue en France. Les bras m’en tombent… Vraiment? Un
batteur sans cymbales? Je contacte le festival: ils ont une batterie mais pas
de cymbales. Finalement, Lawrence se débrouille, contacte des amis et le
lendemain il arrive à la gare avec une cymbale sous le bras –sans étui!– et
deux hi-hats pris sur une batterie pour enfant. Bon… Nous faisons le concert et
il sonne fantastique! Jamais une seconde je me dis qu’il est limité par son
instrument. Il l’a apprivoisé en dix secondes. Lawrence fait partie de ces
musiciens que les Américains appellent un "natural". Il a un toucher
inné et une oreille qui lui confèrent un bon son sur n’importe quel instrument.
Musicalement, son drive me faisait penser à Kenny Clarke ou à Ben Riley. En
plus du musicien, il a une classe impeccable, toujours stylé et habillé avec
goût, ainsi qu’un sens de l’humour exceptionnel. Quand on le voyait arriver on
savait qu’on allait passer un bon moment. Il me parlait le mois dernier de ses
projets de venir s’installer en France pour de bon: il adorait notre pays! Plus
que les Etats-Unis qui commençaient à l’ennuyer. La scène jazz en France vient
de perdre l’opportunité d’avoir un excellent batteur et collègue musicien parmi
les siens.»
Dmitry Baevsky (as),
également membre du quartet de Clovis Nicolas: «Lawrence était ce qu’on appelle un "musicien pour musicien".
Il pouvait jouer avec n'importe qui. N'importe quel style. Dans n'importe quelle
situation. Toujours à l'écoute et au soutien pour vous assurer de jouer de
votre mieux. Il était apprécié de tous ceux qu'il rencontrait. Une fois que
vous aviez joué ou même passé quelques temps avec lui, vous deveniez fan
instantanément et pour toujours. Son départ a secoué la communauté du jazz aux
Etats-Unis et en Europe. Je sais qu'il va vraiment nous manquer.»
Laurent
Courthaliac (p),
alias «Barloyd»: «J’ai rencontré Lawrence
via le contrebassiste Paul Sikivie. Il venait de s’installer à Paris et nous
avions beaucoup d’amis en commun à New York. J’ai immédiatement été frappé par
sa musicalité, et j’ai commencé à l’engager en trio, en octet. Il était aussi
l’un des musiciens qui passent beaucoup de temps à la maison. J’ai le souvenir
d’une session avec le contrebassiste Alexander Claffy. Nous répétions «Like This»
de Barry Harris. Lawrence nous interrompt: "Let’s work on accents
and dynamics". Mesures après mesures, en suivant ses instructions, les
morceaux prenaient une toute autre dimension. Il avait une authentique vision
musicale, très "hip", totalement personnelle. Un arrangeur de
première classe! Je n’oublierai jamais ce moment, ni tous les autres
d’ailleurs.»
Fred Nardin (p): «Je l'ai connu en 2015, lors d'un concert de Cécile McLorin où je remplaçais Aaron Diehl. Il a d'abord été sur la réserve, y compris dans son jeu. Et dès qu'il a eu le sentiment que j'assurais, il s'est mis à rigoler et a fait un signe à Paul Sikivie. Et là, il a commencé à jouer à fond! Il avait un côté assez théâtral. On a ensuite beaucoup travaillé ensemble, à Paris comme à New York, car on avait plein de musiciens en commun. Et on est devenus très amis. On se voyait quand il était de passage à Paris et moi à New York. Il m'a présenté à beaucoup de musiciens. Il était très respecté sur la scène new-yorkaise. A Paris, on a été sidemen dans des groupes avec Jon Bouteiller, Hugo Lippi, Baptiste Herbin, Luigi Grasso... On faisait également beaucoup de sessions ensemble dans mon local. Il avait un maîtrise du son impressionnante et une grande palette de nuances. Il n'était pas seulement le gardien du tempo (même s'il avait une ride terrible): il embellissait d'abord le jeu des autres. J'étais particulièrement admiratif de sa façon de faire évoluer la musique et de se placer dans le groupe. C'était quelqu'un qui aimait les musiciens et les histoires de musiciens. Il adorait partager ça.»
Le quartet de Jon Bouteiller (ts) et Fred Nardin animera vendredi 7 et samedi 8 juin deux sessions after hours au Duc des Lombards, en hommage à Lawrence Lo Leathers et en présence de nombreux musiciens.
Jérôme Partage Nos remerciements aux musiciens pour leurs témoignages et leurs renseignements précieux (en particulier Fred Nardin pour la discographie) ainsi qu'à Marina Chassé
Discographie:
Sideman CD 2010. JC Stylles, Exhilaration
and Other States, Motéma
CD 2011. Melissa Gardiner, Transitions, Autoproduit CD 2013. JC Stylles, Blakey
Grease, American Showplace Music CD 2013. Marcus Parsley,
Sunday Strollin’, Rondette Jazz 1010 CD 2013. George DeLancey, Autoproduit CD 2014. Cécile McLorin Salvant, For One to Love, Mack
Avenue 1095 CD 2016. John Dokes, Forever
Reasons, Rondette Jazz 1018 CD 2016. John Chin, Fifth, Autoproduit CD 2016. Cécile McLorin Salvant, Dreams and Daggers, Mack
Avenue 1120 CD 2017. Ian
Hendrickson-Smith, Live at Smalls (Vol. 3), Smalls Live 0055
   
Vidéos
2011. Aaron Diehl Quintet + guests, «Chippewa», Smalls, New York Aaron Diehl (p), Dominick Farinacci (tp), Wess Anderson (as), Paul Sikivie (b), Lawrence
Leathers (dm) + Wynton Marsalis (tp), Victor Goines (ts) https://www.youtube.com/watch?v=77RpPsy_PAk
2012. Wycliffe Gordon Quartet, «C Jam Blues», Central Park, New York Wycliffe Gordon (tb, voc), Adrian Cunningham (ts), Ehud Asherie (p),
Lawrence Leathers (dm)
https://www.youtube.com/watch?v=epHkaOxZhV8
2014. JC Stylles Organ Quartet, After Hours at Smalls, New York JC Stylles (eg), Troy Roberts (ts), Ben Paterson (org), Lawrence
Leathers (dm)
https://www.youtube.com/watch?v=Bbv5csQjdRg
2014. Cécile McLorin Salvant & Aaron Diehl Trio, «Womanchild»,
Radio KCRW, Avatar Studios, New York Cécile McLorin Salvant (voc), Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b),
Lawrence Leathers (dm) https://www.youtube.com/watch?v=9RsjZFG76Qk
2016. Aaron Diehl Trio, Jazzahead!, Brême, Allemagne (concert complet) Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b), Lawrence Leathers (dm) https://www.youtube.com/watch?v=fzCn0gvngrc
2016. George DeLancey Quartet George DeLancey (b), Stacy Dillard (ts), Aaron Diehl (p), Lawrence
Leathers (dm) https://www.youtube.com/watch?v=NB1T3bg1p1s
2016. Cécile McLorin Salvant & Aaron Diehl Trio, «Sophisticated
Lady», Dizzy’s Club, New York Cécile McLorin Salvant (voc), Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b),
Lawrence Leathers (dm)
https://www.youtube.com/watch?v=rtARVClku74
2018. Allan Harris & Vincent Bourgeyx Trio, Jazz on the Dnieper,
Ukraine Allan Harris (eg, voc), Vincent Bourgeyx (p), Darryl Hall (b), Lawrence
Leathers (dm)
https://www.youtube.com/watch?v=FIBCjFrU-do
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