Manu Dibango, St-Jean-Cap-Ferrat,
2018 © Pascal Kober
Figure populaire à la renommée internationale, Manu Dibango a
parcouru le globe durant ses soixante ans de carrière (qu’il célébrait encore
avec un ultime concert à Montpellier,le 1er février dernier).
Considéré aujourd’hui comme l’un des pères de la musique africaine moderne et
de l’«afro-jazz», le saxophoniste et chanteur (qui maîtrisait également le
piano, le vibraphone, le marimba, la mandoline et depuis récemment le balafon),
à la personnalité chaleureuse, possédait une culture jazzique que sa carrière
très éclectique ne laissait pas toujours deviner. Il restera cependant fidèle à
ses amours de jeunesse, de Charlie Parker (à qui il devait de jouer du saxophone)
à Sidney Bechet auquel il rendrait régulièrement hommage depuis ces quinze
dernières années. Celui que ses admirateurs surnommaient «Papa Groove», déjà très
affaibli, avait été hospitalisé à Melun, le 18 mars, où il est décédé le 24 mars à l’âge de 86 ans.
Emmanuel Dibango est né le 12 décembre 1933 à Douala au Cameroun,
alors sous mandat français, d’un père fonctionnaire et d’une mère couturière à
domicile. Elle dirige par ailleurs la chorale du temple protestant que
fréquente la famille et où le jeune Manu connaît une première initiation à la
musique qui sera complétée par un oncle guitariste. Après avoir obtenu son certificat d’études,
il part à 15 ans poursuivre sa scolarité en France, au sein d’une famille
d’accueil, dans la Sarthe, qu’il remercie avec 3 kg de café (l’anecdote
donnera son titre à sa première autobiographie1).
Il entre au lycée à Chartres, où il suit des cours de piano classique pendant
quatre ans, et il rencontre, dans un centre de colonie réservé aux enfants
camerounais, Francis Bebey2 qui
lui fait découvrir Duke Ellington et lui enseigne les bases du jazz. Ensemble,
ils montent un trio où Manu est à la fois à la mandoline et au piano. Le jazz
devient un repère pour l’adolescent qui grandit loin des siens: «J’étais entouré de Blancs et les seuls
Noirs qu’on voyait étaient les musiciens américains, si bien que je m’y suis
identifié, je me suis projeté sur Sidney Bechet, Armstrong, enfin tout ce qui
était le jazz.» confiait-il dans Jazz
Hot n°383 (avril 1981). A Reims, où il prépare son baccalauréat, il adopte
le saxophone alto (après avoir écouté Charlie Parker), donne ses premiers
concerts dans des cabarets (en particulier au Jockey Club) et des bals et
profite des vacances pour fréquenter les clubs de jazz parisiens. Il échoue à
l’examen, mais a déjà trouvé sa voie, qui le mène jusqu’à Bruxelles, en 1957, où
il s’installe et rencontre sa future épouse, Marie-Josée. La vie du jazz y est
aussi intense qu’à Paris, et Manu Dibango joue dans les formations de Sadi et
Jacques Pelzer. Il tourne aussi à travers la Belgique, où sa fréquentation de
la communauté congolaise «africanise» son approche du jazz. A l’orée des années
1960, il dirige l’orchestre maison du club Les Anges Noirs, à Bruxelles, très
prisé par les leaders politiques et intellectuels congolais. Il y accompagne
Joseph Kabasele, dit Grand Kalle3,
qui l’engage dans son orchestre, African Jazz, et l’embarque pour des tournées à travers l’Afrique. Manu et Marie-Josée emménagent ensuite à
Léopoldville (actuelle Kinshasa), dans l’ex-Congo belge, où ils prennent la
gérance d’un club. Il commence alors à enregistrer ses premiers 45t sous son
nom, dont un premier succès, «Twist à Léo». De retour au Cameroun, en 1963, il
ouvre son propre club, le Tam-Tam, mais que le couvre-feu, imposé par la guerre
civile, conduit à l’échec. Manu Dibango revient en France en 1965 où il se met à
accompagner les jeunes vedettes de la variété tout en développant son propre
parcours personnel.
En 1969, il enregistre un album de compositions et de
reprises, fondateur du style «afro-jazz», Saxy
Party, mais c’est le titre «Soul Makossa» (1972) –avec lequel il renouvelle
l’approche de la musique camerounaise– qui lui apporte la célébrité. C’est le
début d’une carrière internationale au cours de laquelle il explore divers
courants musicaux (funk, reggae, musique cubaine, hip-hop, rencontres
entre variétés, pop et rythmes africains…) qu’il promène de l’Olympia à l’Apollo
Theater de Harlem, en passant par l’Amérique Latine et bien entendu l’Afrique. «Je suis allé en Amérique deux ans,
j’ai joué avec les musiciens de Duke, de Count Basie, avec Tony Williams,
Buster Williams… Je suis allé ensuite au Nigéria avec des Américains»
dit-il encore à Jazz Hot. Il effectue
même une tournée avec Don Cherry qui passe notamment par Marseille (grâce à l’association
Le Cri du Port) en décembre 1982. En fait, la star camerounaise vit à cheval
sur plusieurs continents, cumulant les activités de musicien, patron de club et
producteur: «Je suis au Cameroun depuis (1979),
où j’ai créé un label de disques. Je suis en train d’y monter des clubs où j’ai
fait venir Rhoda Scott, Tania Maria, Kenny Clarke, Jimmy Gourley.»
Manu Dibango en duo sur le vibraphone avec Dany Doriz, Jazz in Langourla, 8 août 2014 © Mathieu Perez
Au cours des années 2000, il renoue avec le jazz
mainstream par l’entremise d’un ami de jeunesse, Dany Doriz: «Nous nous sommes rencontrés au Caméléon, en
1960, lors d’un de ses passages à Paris; il avait des problèmes techniques avec
son vibraphone que nous avons résolus ensemble. Dans ces années-là, je
m’occupais de Memphis Slim, avec qui j’ai enregistré en 1962. Manu s’était
chargé de la promotion du disque en Afrique. Il avait un état d’esprit africain
tout autant que français et américain. Le jazz était aussi important pour lui
que la musique africaine et nous avions les mêmes références. Nous nous sommes
perdus de vue quand il est devenu une vedette internationale et l’on s’est
retrouvés par hasard, en 2003, à Barcelone, où nous étions tous deux programmés au Palau de
la Música. C’est comme ça qu’on a constitué ce répertoire
Bechet-Hampton. On avait encore des concerts prévus jusqu’en 2021... C’est très
triste, il faisait partie de ma vie.» En décembre 2014, Manu Dibango était
invité sur l’album du Dany Doriz Big Band, dont la pochette est dessinée par
Cabu. Les trois compères en profitent pour fêter, au Caveau de La Huchette, les
81 ans du saxophoniste, trois semaines avant la tuerie de Charlie Hebdo. On gardera
en mémoire le concert que Dany et Manu donnèrent au festival Les Couleurs du
Jazz, à Corbeil-Essonnes, en juillet 2013 (avec Nicolas Grymonprez, tb, Nicolas
Tellier, g, Patrice Gallas, p, Patrica Lebeugle, b, et Lucien Dobat, dm), lors
duquel ils entreprirent sur «Always», comme à leur habitude, un quatre mains au vibraphone (avec un
beau solo de «Papa Groove»). «Petite Fleur» et «Les Oignons» ayant bien
évidemment conclu le concert pour le grand plaisir du public.
Jérôme Partage Photos: Pascal Kober, Mathieu Perez
1. Manu Dibango/Danielle
Rouard, Trois kilos de café,
Lieu commun, 1989. Une autre autobiographie sortira une vingtaine d'années plus tard: Balade
en saxo, dans les coulisses de ma vie, L’Archipel, 2013.
2. Francis «Kidi» Bebey (1929-2001) est d'abord journaliste et écrivain avant de devenir auteur-compositeur-interprète au débit des années 1970. Nous avions chroniqué la parution de son autobiographie en 2018 (Jazz Hot n°685). 3. Joseph Kabasele, dit Grand Kalle (1930-1983) est connu pour avoir initié une version moderne de la musique congolaise.
MANU DIBANGO et JAZZ HOT: n°383-1981, n°416-1984
SELECTION DISCOGRAPHIQUE
Leader CD 1969. Saxy Party, Mercury 135.717
CD 1971-75. African Woodoo, Frémeaux & Associés 502
CD 1978-2010. Choc’n Soul, Frémeaux & Associés 523
LP 1981. Wake Juju, Polydor 2933130
LP 1981. Home Made, African 362018
CD 1986. Afrijazzy, Polydor 812 720-2
CD 2006. Africadelic, Hi & Fly 19
CD 2006. Joue Sidney Bechet, Cristal Records 0708 (avec Dany Doriz)
CD 2010. Ballad Emotion, EGT 3244182
Sideman
LP 1969. Hal Singer, Paris Soul Food, Polydor 658138
LP 1968. T-Bone Walker, Good Feeling…, Polydor 2933007
LP 1986. Deadline, Down by Law, Celluloid 6111
CD 1987. Nicole Croisille, Jazzille, Frémeaux & Associés
496
CD 1995. Brice Wassy, N’ga Funk, B&W Music 36
CD 1997. Eddie Defacq, Jazz pantonal et clarinette tous
azimuts, Europa 2003
CD 2014. Dany Doriz Big Band, Frémeaux & Associés 8504
(à voir dans mes doubles)
CD 2014. L’Anthologie du Caveau de La Huchette
1965-2017 (titre «Dans les rues d’Antibes», 2014), Frémeaux & Associés 5676
VIDEOS
1989. Gérard Badini Super Swing Machine + Claude Luter et
Manu DiBango, «Blackstick» (émission TV)
https://www.youtube.com/watch?v=scNnWyALJys&fbclid=IwAR2BkN6df5gYpLqapbtJHMP_7vFmumaLNLqClrVcCyAAuhy0Pt-FMjZxY68
1994. Manu Dibango, festival Jazzwoche Burghausen, Allemagne (concert intégral) https://www.youtube.com/watch?v=Yed1jVzqmLg
2006. Coulisses de l'enregistrement de l'album Manu Dibango Joue Sideny Bechet, «Dans les rues d'Antibes»
https://www.youtube.com/watch?v=dGbNFFOwlP8&feature=emb_logo
2015. Dany Doriz Bib Band+Manu Dibango, «When the Saints Go Marchin' in», Festival Les Voix au Château, Nègrepelisse (82)
https://www.youtube.com/watch?v=2QGvbt93_fY
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