George Mraz était un homme discret et modeste, plein d’humour. Il a toujours fui les projecteurs et fait preuve de désintéressement, ce qui l’a peut-être empêché de devenir un grand leader de groupe. Il disait: «J’ai toujours voulu réaliser un projet moi-même mais je n’ai jamais réussi à franchir le cap.» Il fut un des bassistes préférés du Who’s who du jazz pendant cinq décennies, de Dizzy Gillespie à Joe Lovano, d’Oscar Peterson à Cyrus Chestnut, de Louis Hayes à Ben Riley. Il deviendra quand même co-leader du New York Jazz Quartet, de la formation Quest avec Rich Perry, Richie Beirach, Billy Hart, du Manhattan Trinity, et il rencontre des artistes leaders dès son arrivée aux Etats-Unis en 1968 tels que Clark Terry ou Joe Williams, car il a été recommandé par des jazzmen américains ayant travaillé avec lui en Europe en 1967-1968, notamment en République Fédérale d’Allemagne, base militaire la plus importante des Etats-Unis sur le Vieux Continent générant une activité jazz plus vivace qu’en France qui n’a pas encore ses festivals et où les bases américaines/Otan ont été progressivement fermées de 1966 à mars 1967, entraînant la fin de nombreux clubs, supprimant ainsi des opportunités pour le jazz.
A Berklee en 1968, George Mraz a
d’emblée été intégré par la communauté du jazz, capable
de s’adapter à tous les styles avec une perception très approfondie: un musicien pour
musicien, subtil, précis, aux harmonies fluides, au son dense, recherché, et
recherchant lui aussi les pianistes au toucher magique comme Mal Waldron, Oscar
Peterson, Hank Jones, Roland Hanna, Larry Willis, Harold Mabern, Kenny Barron,
Tommy Flanagan, Barry Harris, des batteurs comme Elvin Jones, Bobby Durham,
Lewis Nash, Joe Farnsworth; en soutien attentif d’autres talents, il n’a lui-même
pas eu de réelle visibilité grand public, mais son passage dans le jazz, notamment
moderne, demeure un apport intéressant d’autant qu’il y insère volontiers sa
culture musicale d’origine à partir des années 1990. Voici ce qu’en disait
Richie Beirach, un de ses vieux compagnon de route: «George joue toujours exactement la note que vous voulez entendre, et joue
de la basse comme s’il l’avait inventée.» Chez George Mraz, le swing était
au centre de sa conception du jazz; sa souplesse, son dynamisme et sa sonorité lui
permettaient de franchir les frontières.
Né Jiří Mráz, George Mraz est originaire de Písek en Bohème-Moravie, zone alors sous protectorat allemand depuis mars 1939, qui
redeviendra une partie de la Tchécoslovaquie le 5 avril 1945, renommée République tchèque ou Tchéquie depuis 1993. Il commence le violon à 7 ans et dès
son entrée au lycée, à partir de janvier 1955, il se passionne pour la Jazz Hour de Voice of America(1) du didactique Willis
Conover qui ouvre grand la porte de l’american
way of life, de l’anglais facile à comprendre-facile à apprendre, des
entretiens avec Art Tatum, Duke Ellington, Billie Holiday… de la réalité de
l’Afro-Amérique et du jazz soft power
chez les Rouges, en pleine Guerre froide. «Le
premier jazz que j’ai entendu fut celui de Louis Armstrong quand j’avais
environ 12 ans. Et puis il y avait cette heure de musique le dimanche, et un
jour, au milieu des opérettes et autres fadaises de la radio tchèque,
j’entendis la voix de Louis Armstrong; ce fut un grand choc. Comment pouvait-il
s’en sortir avec une voix comme ça? Mais à la fin de l’émission je me dis que
je préférais ça à tout ce que j’avais entendu ce jour-là. Et j’ai commencé à me
plonger dans le jazz.»
En 1961, il étudie la basse de
violon (un peu plus grand que le violoncelle) au Conservatoire de Prague dont
il sort diplômé en 1966. Son attention se focalisant sur
Ray Brown, Scott LaFaro, Paul Chambers et Ron Carter alors qu’il est étudiant, il
se met à la basse pour jouer dans les clubs de Prague le soir avec le gratin
des musiciens de jazz locaux, Laszlo Deczi (tp), Jaromir Honzak (as, ss, cl),
Evzen Jegorow (bcl), Milan Ulrich (ts), Karel Velebny (vib,ts), Karel
Vejvoda/Karel Ruzicka (p), Rudolf Dasek (g), Milan Mader (dm), gravant ses
premiers disques pour Karel Velebny (vib, multiinstrutiste) entre 1964 et 1966 dont
Československý
Jazz 1966 chez Supraphon.
Affiche concert Oscar Peterson Trio,
24 novembre 1970, Genève, Suisse
Une fois diplômé, George Mraz
rayonne pendant deux ans au départ de Munich, en RFA, en Europe de
l’Ouest pour accompagner en clubs Benny Bailey (tp, ex-Dizzy Gillespie,
s’installe à Berlin puis dans diverses villes d’Europe de l’Ouest), Carmell
Jones (tp, ex-Horace Silver, installé en Allemagne), Leo Wright (as,fl,cl, ex-Dizzy
Gillespie, installé à Berlin), Mal Waldron (p, ex-Mingus/Billie Holiday/Café
Society de Barney Josephson, installé à Munich en 1967), Hampton Hawes (p,comp,
ex-Charlie Parker/Howard McGhee, Dexter Gordon, Mingus, arrivé en Allemagne en
1967, enregistre des disques à Paris en 1968, Rome, Madrid), et son compatriote
cadet de quatre ans, le pianiste Jan Hammer au côté duquel il grave Malma
Maliny à Munich en août 1968
avant de partager avec lui, en septembre, la rentrée à Berklee School of Music (Boston),
tous deux ayant obtenu une bourse au moment où le Printemps de Prague a tourné court, le
21 août 1968.
En plus
de
Berklee, George joue le soir dans des clubs locaux dont le Lennie's
on the Turnpike
à Peabody, MA, un lieu alternatif excentré, situé au nord de Boston, ouvert
dans les années 1950 par Lennie Sogoloff qui y programme notamment Dizzy
Gillespie et Clark Terry que George côtoie, entre autres jazzmen chevronnés: le
reste allait presque de soi… C’est ainsi qu’à peine un an
après être arrivé aux Etats-Unis, il intègre le groupe de Dizzy Gillespie à New
York, mais il choisit de rejoindre Oscar Peterson (dont un des bassistes était
Ray Brown, une des références de George) avec lequel il travaille en trio deux
ans (cf. vidéographie), soit avec Ray
Price soit avec Louis Hayes,
notamment au Baker’s Keyboard Lounge de Detroit. Il passe ensuite par le Thad
Jones/Mel Lewis Orchestra (né en février 1966 au Village Vanguard), où il reste
de 1972 à 1975, année où il obtient la nationalité américaine. Le Village
Vanguard restera un lieu pivot du parcours de George Mraz(2).
En 1976, après l’album gravé à
New York, Youngblood avec Jon Faddis (tp), Kenny Barron
(p) et Mickey Roker (dm) pour Pablo/Norman Granz, il part enregistrer à Tokyo
notamment avec Roland Hanna (aussi du Vanguard Orchestra) avec lequel il varie
ses échanges en petites formations, duo,
et trio, tout en développant de nouvelles rencontres, dont Art Farmer pour Crawl Space, Eclypso avec Tommy Flanagan et Elvin Jones, Three or Four Shades of Blues de Jack Walrath, New York Black Out 1977 pour Lionel Hampton avec lequel il fait
trois albums cette année-là, et prend la
suite de Ron Carter (un autre de ses héros) au sein du New York Jazz Quartet pendant
cinq ans, avec des compagnons de route, Roland Hanna (p), Frank Wess (fl,s) et
Richard Pratt/Grady Tate/Ben Riley (dm) qui gravent cinq albums: Surge (1977, Enja), Song of the Black Knight (1977, Sonet), Blues for Sarka (1978, Enja), Oasis
(1981, Enja), The New York Jazz Quartet
in Chicago (1981, Bee Hive). Entre 1974 et 1989, George Mraz travaille aussi
régulièrement avec Stan Getz et enregistre avec lui sept albums, cinq en Europe
dont trois disques en Scandinavie avec Chet Baker, et deux en Californie.
George Mraz (avec le trio Joe Henderson, ts, Al Foster, dm), Dinant, Belgique, juillet 1994 © Jacky Lepage
George Mraz a joué avec un très grand nombre d’artistes
dont Charles Mingus, Stéphane Grappelli, Zoot Sims, Tete Montoliu, Benny
Carter, Woody Herman, Don Friedman, Billy Hart, Bill Evans, Pepper Adams, Billy
Drummond, Dexter Gordon, Scott Hamilton, Adam Makowicz, John Abercrombie, Hank
Jones, Phil Woods, Joe Henderson, Herbie Hancock, Michael Brecker, Lewis Nash, Slide
Hampton, Jim Hall, Jimmy Knepper, Lee Konitz, Roy Hargrove, Wynton Marsalis, Willie
Jones III, Richie Beirach, Gonzalo Rubalcaba pour n’en citer que très peu, en
concerts ou dans une discographie de sideman pléthorique de plus de 150 albums:
avec Tommy Flanagan, ce sera une longue conversation sur scène et discographique,
de 1977 à 1991, passant, aussi avec lui, par les studios d’excellence de Rudy
Van Gelder à Englewood Cliffs, NJ notamment pour Jazz Poet
avec le splendide batteur Kenny Washington (Timeless, 1989). Son ami Todd
Barkan produit ses
disques en leader chez Milestone comme Mraz
Jazz avec Rich Perry, Larry Willis,
Richie Beirach, Billy Hart (New York 1995) ou Duke’s Place avec Renee Rosnes, Cyrus Chestnut, Billy Drummond (New
York 1998), parmi la vingtaine de disques en leader-coleader, dont également le
groupe Manhattan Trinity avec Cyrus Chestnut et Lewis Nash qui se constitue au
début des années 1990 et fera sept albums.
En août 1994, il fait partie du concert New York, City of Jazz organisé par le
Lincoln Center, un programme de très haute volée (cf. vidéographie). En 1994-1995, il participe au disque de Grover
Washington, Jr., All My Tomorrows (Studios Van Gelder, Columbia)
avec Freddy Cole (voc), Bobby Watson (as), Eddie Henderson (tp), Hank Jones (p)
et Lewis Nash/Billy Hart (dm). Il est un des piliers de la communauté jazz new
yorkaise.
George Mraz participe aussi à
plusieurs hommages à John Coltrane, dont Giant
Steps avec le Vanguard Orchestra (Tokyo, 1975, Denon), Giant Steps, In memory of John Coltrane avec Tommy Flanagan et Al
Foster (New York, 1982, Enja) et McCoy
Tyner Plays John Coltrane avec Al Foster (New York, 1997, Impulse!).
Jones-Lovano Quartet: Dennis Mackrel (dm), George Mraz (b), Hank Jones (p), Joe Lovano (ts),
Jazz à Vienne, 2004 © Pascal Kober
Après avoir solidement rétabli
un lien musical perdu avec Prague pendant deux décennies, tournant,
enregistrant, jouant sur place, faisant venir des musiciens américains dans sa
ville pour y rencontrer la scène jazz tchèque, enregistré un disque au Château
de Prague, présenté par le Président tchèque lui-même en février 2004 (Multisonic
31 0648-2), il reçoit la Czech Republic Lifetime Achievement Award en 2009,
distinction dont il est très fier et qui couronne sa carrière sur la planète,
en festivals, en clubs, dans les studios, pour des films. De l’autre côté de l’océan, en février
2012, Jazz at Lincoln Center présente, un programme spécial, Music of the Tenor Masters avec Joe
Lovano et Benny Golson, accompagnés de Kenny Barron, Bennie Maupin, George Mraz
et Lewis Nash. A cette période, George Mraz et Kenny Barron font de nombreux
festivals ensemble: ils se connaissent depuis quarante ans déjà…
George Mraz (b) et Billy Drummond (dm), 2009 © Umberto Germinale-Phocus
Un des derniers enregistrements
de George Mraz est sans doute le bien nommé Final Touch of Jazz
(Animal Music) gravé à Prague en juin 2014 avec Najponk (p) et Matt Fishwick
(dm).
George Mraz habite alors encore
New York, continue la scène, en trio avec sa femme Camilla Mraz (p, voc, comp)
et Anthony Pinciotti (dm), mais en 2016, une opération d’un cancer du pancréas
l’affaiblit, et ils décident de retourner à Prague où ils jouent le 30 mai 2017
à la Mairie avec ce trio, sans doute un de ses derniers concerts.
Serge Baudot, Jérôme Partage et Hélène Sportis
Photos Umberto Germinale-Phocus,
Pascal Kober, Jacky Lepage
Avec nos remerciements
1. Voice of America pendant la Guerre froide
https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2010-2-page-111.htm
2. George Mraz et les enregistrements «At Village Vanguard»:
- Village Vanguard, New York, NY, 18-19 octobre 1986
Tommy Flanagan (p) George Mraz (b) Al Foster (dm)
• Tommy Flanagan Trio, Nights at the Vanguard, Uptown 27.29
- Village Vanguard, New York, NY, 6 & 7 février 1993
Slide Hampton (tb) Jon Faddis, Roy Hargrove (tp,flh) Claudio Roditi (tp) Steve Turre (tb) Douglas Purviance (btb,tu) Antonio Hart (ss,as) Jimmy Heath (ts) David Sanchez (ts,ss,fl) Danilo Perez (p) George Mraz (b) Lewis Nash (dm)
• Slide Hampton & The Jazzmasters: Dedicated to Diz, Telarc 83323
- Village Vanguard, New York, NY, 28 juillet 1977
Art Pepper (as,ts,cl) George Cables (p) George Mraz (b) Elvin Jones (dm)
• Art Pepper, Thursday Night at the Village Vanguard, Contemporary 7642/OJC-694-2/9-4417-2 (coffret 9 CDs)
Village Vanguard, New York, NY, 29 juillet 1977
Art Pepper (as,ts,cl) George Cables (p) George Mraz (b) Elvin Jones (dm)
• Art Pepper, Friday Night at the Village Vanguard, Contemporary 7643/OJC-695-2/9-4417-2 (coffret 9 CDs)
Village Vanguard, New York, NY, 30 juillet 1977
Art Pepper (as,ts,cl) George Cables (p) George Mraz (b) Elvin Jones (dm)
• Art Pepper, Saturday Night at the Village Vanguard, Contemporary 7644/ OJC-696-2/9-4417-2 (coffret 9 CDs)
Village Vanguard, New York, NY, 28-30 juillet 1977
Art Pepper (as,ts,cl) George Cables (p) George Mraz (b) Elvin Jones (dm)
• Art Pepper, More For Les at The Village Vanguard, Volume Four, Contemporary 7650/OJC-697-2
- Village Vanguard, New York, NY, 23 septembre 1997
McCoy Tyner (p) George Mraz (b) Al Foster (dm)
• McCoy Tyner – Plays John Coltrane Impulse! 314 589 183-2