Le
célèbre crooner Tony Bennett s’est éteint le 21 juillet 2023 à Manhattan, à l’âge de 96 ans. Au cours d'une carrière de plus de 75 ans, comptabilisant d’énormes succès
commerciaux, le chanteur, issu de la communauté italo-américaine, a été fortement influencé par le jazz, comme beaucoup d'autres (Frank Sinatra, Dean Martin…) dans son expression de la chanson populaire, et a témoigné de son amour du jazz par de régulières
rencontres, en scène et en studio, avec des musiciens comme Count Basie, Duke
Ellington ou Art Blakey… Ses nombreux engagements politiques et caritatifs,
en faveur des Droits civiques jusqu’au soutien à l’enseignement des arts, démontrent qu’il
avait en tous cas, sans être un jazzman, une pratique de son art qui ne se limitait
pas aux paillettes du show business.
Anthony Dominick Benedetto est né le 3 août 1926 dans le
quartier d’Astoria (au nord-ouest du Queens) où il a également grandi. Son
père, John, épicier, avait émigré en 1907 de Podargoni, en Calabre, tandis que sa mère, Anna,
couturière, également d’origine calabraise, était née sur le sol américain. Anthony
est le benjamin de cette famille de trois enfants qui subit de plein fouet la
Grande Dépression à partir de 1929, d’autant que la mauvaise santé du père l’empêche
de lui assurer un revenu. Le jeune garçon, nourri par la chanson populaire (Al Jolson, Judy
Garland, Bing Crosby…) comme par le jazz (Louis Armstrong, Jack Teagarden, Joe
Venuti…) entame sa carrière dès l’âge de 7 ans, dans des vaudevilles et minstrel shows, poussé par son oncle Dick, danseur de claquettes. Car à la faveur de la crise et de la politique de prohibition, le jazz s’épanouit
avec le mécénat de la mafia, acteur économique majeur dans la communauté
italo-américaine. A la mort de son père, Anthony a 10 ans et commence à servir et chanter dans les
restaurants de cette même communauté pour aider la famille à subsister. Il doit, à 16 ans, interrompre ses études de peinture et de musique à la High
School of Industrial Arts de Manhattan pour les mêmes raisons. Il multiplie alors
les petits boulots, ayant en tête de devenir
chanteur professionnel, jusqu’à ce qu’il s'enrôle dans l'US Army en novembre
1944, participant ainsi aux derniers mois de la Seconde Guerre mondiale. En Europe, il expérimente
l’enfer du front mais aussi le racisme aggravé d'un sergent sudiste détestant les Italo-Américains.
Il a aussi l’occasion de chanter avec des orchestres militaires, notamment, dans l’Allemagne occupée par
les Alliés, au sein du 314th Army Special Services Band, dont les prestations étaient également radiodiffusées.
A son retour en 1946, il devient responsable des ascenseurs
du Park Sheraton Hotel (Manhattan) tout en se formant, grâce au GI Bill, au bel canto à l’American Theatre Wing où la
pédagogue Miriam Spier (1898-1958) lui conseille d’imiter les
instrumentistes qu’il apprécie plutôt que les autres chanteurs. C’est ainsi qu’Anthony
développe son écoute d’Art Tatum, Lester Young ou Stan Getz. La même année, il se produit pour la première fois en club, au Shangri-La (Astoria, Queens), avec Tyree Glenn (tb). En 1947, il
enregistre, sous le pseudonyme de Joe Bari, son premier 78 tours en duo avec Pat Easton (voc) –«Vieni Qui», une chanson italienne/ «Fascinating Rhythm»– pour le petit
label Leslie Records. Deux ans plus tard, il est engagé par la chanteuse et
actrice Pearl Bailey (1918-1990) pour assurer l’ouverture de sa
revue au Village Inn, à Greenwich Village. Là, il est remarqué par l’artiste de
music-hall Bob Hope (1903-2003) qui à son tour lui propose d’assurer la
première partie de son spectacle au Paramount Theater et lui trouve le nom de scène, Tony Bennett, qui devient définitif. En 1950, il signe un contrat avec Mitch Miller,
producteur chez Columbia Records –que vient de quitter Frank Sinatra alors en désaffection momentanée du public–, et sort «The Boulevard of Broken Dreams», un titre au succès commercial
mitigé, l'Amérique blanche n'aimant pas se regarder dans le miroir. Mais avec «Because of You», l’année suivante, le jeune crooner obtient
la première place au hit-parade et enchaîne d’autres «tubes» dans la foulée.
Malgré la déferlante du rock & roll, qui substitue progressivement la musique de consommation de masse à la musique de culture populaire (le jazz), Tony Bennett continue
de satisfaire l’industrie du disque et s’entoure de jazzmen sur plusieurs
sessions en 1953 et 1954 (Al Cohn, Buddy Weed, Chuck Wayne…). Sous l’influence
de son nouveau pianiste, arrangeur et directeur musical, le Britannique Ralph Sharon
(1923-2015), il se rapproche encore davantage du jazz et grave The Beat of My Heart (1957, Columbia) où figure la crème des
jazzmen, d’Art Blakey à Nat Adderley, en passant par Herbie Mann, Al Cohn,
Chico Hamilton et Jo Jones, tandis qu’avec In
Person! (décembre 1958, Columbia) et Basie
Swings, Bennett Sings (janvier 1959, Roulette), il inaugure une fructueuse
collaboration avec le Count Basie Orchestra auquel il restera fidèle même après
la disparition de son leader (cf. compte
rendu du festival Pescara Jazz de 2006, Jazz Hot n°624). Il est d’ailleurs
le premier chanteur euro-américain à côtoyer le Count, quatre ans avant Frank
Sinatra. De tous les jazzmen qu’il a croisés, Tony Bennett confiera à Jazz Hot (n°423-1985) que c’est
Basie qui l’a le plus impressionné: «On
ne peut battre sa perfection». Le crooner partagera aussi la scène et des
passages télévisés avec Duke Ellington –qui l’avait surnommé «big, beautiful man»–, Louis
Armstrong, Woody Herman (cf. vidéographie).
Soutien du parti démocrate, militant des Droits civiques, Tony Bennett participe aux marches de Martin Luther King et au gala «Stars for Freedom» à l'initiative d'Harry Belafonte, à la veille du célèbre discours How Long, Not Long, clôturant la marche du 25
mars 1965 de Selma à Montgomery, en Alabama. A l’issue, Tony Bennett est reconduit à l’aéroport par
une activiste italo-américaine, Viola Liuzzo, qui sera assassinée le
même jour par le Ku Klux Klan. Cohérent dans son engagement antiségrégationniste,
Tony Bennett défendra aussi la cause des Amérindiens et refusera toujours de se
produire dans l’Afrique du Sud sous régime d’apartheid.
A partir de 1965, les problèmes personnels se combinent à ceux des Etats-Unis: son divorce, la pression accrue de sa maison de disques qui suit les modes de masse pour maximiser ses profits et faire des opérations financières de multinationales, plus l'absence de contrats due à la montée du rock et de la pop pour reprendre le marché du jazz et d'autres musiques populaires (Broadway, tango, musique cubaine...), cette guerre froide de softpower crée son endettement et finalement son addiction à la cocaïne, jusqu’à une grave overdose en 1979. La période est devenue malsaine, entre assassinats de militants des Droits civiques, en réaction à leurs acquis, jusqu’à celui plus que symbolique de Martin Luther King en 1968, la guerre du Vietnam jusqu'en 1975 et la crise économique post Plan Marshall: Tony Bennett n’a pas échappé à cette descente aux enfers de nombreux musiciens dans le jazz et la chanson populaire.
Mécontent de sa politique artistique, Tony Bennett quitte Columbia pour Verve en 1972 et enregistre
The Tony Bennett Bill Evans Album
(1975, Fantasy) puis Together Again
(1977) en duo avec le pianiste, le second publié sur le label qu’il vient
de créer: «Improv». Un réflexe d'indépendance qui a d'ailleurs permis au jazz de survivre, entre 1967 (départ d'Alfred Lion de Blue Note racheté la firme Liberty Records, mort de John Coltrane) et le début des années 1980, à la concentration économique du secteur musical (Erroll Garner avait fondé le premier son propre label, Octave Music, dès la fin des années 1950). Mais Improv ne sera qu'un expédient dans le cas de Tony Bennett qui va finalement composer avec le système. En effet, épaulé par ses fils Danny (qui devient son manager) et Dae, le
chanteur reprend en main sa santé et ses finances, revient chez Columbia, mais avec la maîtrise artistique
de son travail, et renoue avec le succès commercial (The Art of Excellence, 1986).
Désormais bien
installé dans le paysage musical américain, Tony Bennett glane une pluie de Grammy Awards, une distinction du Kennedy Center en 2005 et il est fait NEA Jazz Master
en 2006. Ses collaborations les plus récentes avec Diana Krall ou des stars de la chanson populaire maintiennent son aura auprès du grand public toutes générations confondues: son album jazzy avec Lady Gaga, paru chez Columbia, Cheek to Cheek (2014) –qui sera suivi de Love for Sale
(2018-2020)– suscite même une invitation à Jazz at Lincoln Center. Lady Gaga, née Stefani Angelina Germanotta, très à l'aise et expressive dans ce registre de la chanson populaire américaine jazzy, partage l'origine italienne de Tony Bennett, et leur complicité, malgré l'écart des générations, est en fait plus profonde qu'une rencontre déterminée par les besoins du show business et le choc de deux personnalités célèbres.
Fidèle à ses origines
modestes, Tony Bennett a donné de très nombreux charity concerts, ce qui lui a valu le
surnom de «Tony Benefit» (benefit désignant aussi la déduction fiscale de ces dons), et a lancé en 1999 un programme de soutien à l’enseignement
artistique dans les collèges et lycées publics, Exploring the Arts (ETA) à New York, NY et à Los Angeles, CA. Il a
également mené une activité remarquée de peintre, sous son nom de naissance, Benedetto, nom qu'il reprenait aussi sur scène avec un vrai plaisir pour se rappeler aux bons souvenirs de ses ancêtres lors des tournées en Italie où il était très apprécié.
A l’image de son ami, mentor
et «rival» Frank Sinatra, Tony Bennett aura cultivé toute sa vie un compagnonnage
avec le jazz qu'il avait expliqué dans Jazz
Hot: «J’ai toujours aimé la
tradition, Billie Holiday; elle permet aux musiciens avec qui vous travaillez d’assumer
leurs responsabilités et d’improviser. Mes arrangements ont toujours été écrits
dans cet état d’esprit. Les musiciens de jazz créent une chaleur, un feeling et
quand ils jouent bien, ils vous font alors bien chanter.» Il a aussi transmis cet héritage à sa fille Antonia (née en 1974), chanteuse populaire influencé par le jazz…