Peter Chuck Badie
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15 avril 2023
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17 mai 1925, New Orleans, LA - 15 avril 2023, New Orleans, LA
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© Jazz Hot 2023
Peter Chuck Badie en 2014 image extraite de YouTube
Le contrebassiste Peter
Chuck Badie était un personnage de New Orleans. Jouant également de la basse
électrique, il fut pionnier sur cet instrument parmi les musiciens de cette
scène. S’il est d’abord connu pour sa participation à plusieurs grands succès
du rhythm & blues dans les années 1950 et 1960, sa longue carrière de plus
de soixante-dix ans, entre jazz, blues et rhythm & blues, se confond avec
l’histoire de Crescent City faite d’une richesse musicale sans équivalent et de
terribles difficultés de vie. Sur son parcours, Chuck Badie a aussi croisé
quelques géants du jazz comme Lionel Hampton, auprès duquel il a tourné pendant
deux ans et demi, ou Dizzy Gillespie qu’il a accompagné lors de sa venue à Crescent
City.
Né le 17 mai 1925, Peter Badie, Jr. a grandi dans le quartier Carrollton de
New Orleans situé à l’ouest du
French Quarter. Il est issu d’une famille musicienne: son père, Peter Badie, Sr.
était un saxophoniste réputé qui fut membre de l’Original Olympia Brass Band et
de l’Eureka Brass Band(1). Entre
1940 et 1941, Peter Badie, Jr. fréquente le Rhythm Club où l’on danse sur la musique
des big bands de Lucky Millinder, Tiny Bradshaw, Erskine Hawkins et Billy
Eckstine. Mais jusqu’à ce qu’il soit incorporé dans l’U.S. Navy en 1942, il
n’envisage pas de carrière de musicien et travaille comme menuisier. Durant son
service, il est stationné sur un porte-avions dans le Pacifique Sud. A son
retour à Crescent City, en 1945, il apprend, grâce au G.I. Bill, la contrebasse
à la Grunewald School of Music, un lieu où la ségrégation est moins radicale
qu’ailleurs en ville: le premier étage est réservé aux étudiants blancs, le
deuxième aux étudiants afro-américains. Ses modèles sont alors deux contrebassistes de l'orchestre de Duke Ellington: Jimmy Blanton
(1918-1942) et Junior Raglin (1917-1955). A Grunewald, il est formé
par Otto Fink, un musicien venu de la musique classique.
Diplômé en 1949, Chuck Badie débute sa carrière dans le
rhythm & blues, genre en plein essor en cette fin des années 1940,
notamment porté par le succès de Louis Jordan. Le contrebassiste enregistre ainsi
quelques faces dans le sextet de Paul Gayten (p, 1920-1991) avec la chanteuse Annie
Laurie (1924-2006) et se produit avec les Buccaneers, un groupe qui
comprend Earl Anderson (tp), Eddie Smith, Joe Tillman (ts), Oliver Snow Berry (dm)
et un pianiste appelé «August», dont le nom complet s’est perdu… La formation parcourt
les clubs locaux, en particulier le Dew Drop Inn, sur LaSalle Street, actif de
1939 à 1970, qui eut un rôle déterminant dans le développement du rhythm &
blues à New Orleans. Au printemps 1950, Chuck Badie grave plusieurs titres avec
l’orchestre du trompettiste et producteur Dave Bartholomew qui accompagne notamment le pianiste et chanteur Archibald (aka John T. Gross, 1912 ou 1916-1973).
En 1951, Chuck
Badie passe avec succès une audition pour entrer dans la formation de Roy Brown
(p,voc, 1925-1981) avec lequel il effectue sa première tournée. Des mésententes
au sein du groupe le lui font cependant quitter moins d’un an après y être
entré. De retour à New Orleans, il retrouve Paul Gayten qui l’embauche aussitôt
pour un gig régulier au Brass Rail
sur Canal Street. C’est là que Chuck Badie s’essaie pour la première fois à la
basse électrique, instrument encore largement méconnu. Cette faculté de jouer
acoustique et électrique lui donnera plus d'opportunités d’emplois.
Il est d’ailleurs ponctuellement sollicité par d’autres
musiciens comme Lee Allen (ts, 1926-1994) qui a fait ses armes chez Paul
Gayten, Frank Parker (dm, 1919-2001), Jack Willis (tp) et de nouveau Dave
Bartholomew qui l’appelle en dernière minute un jour de 1954 pour assurer la
première partie du big band de Lionel Hampton à l’Auditorium
municipal. En fin de soirée, le vibraphoniste vedette vient trouver Chuck Badie
pour lui proposer de remplacer son contrebassiste démissionnaire. S’en suivent
deux années et demie sur les routes, à travers les Etats-Unis et l’Europe, dont
témoignent plusieurs enregistrements live:
Wailin' at the Trianon (22 juillet 1954,
Chicago, IL, Columbia), Apollo Hall Concert (28 octobre 1954,
Amsterdam, Philips), Lionel Hampton in
Vienna Vol. 1 et 2 (novembre 1954, RST), Jam Band (27 décembre 1954, Graz, First Heard Records), Lionel Hampton à l’Olympia (28 et 30 janvier
1956, Versailles). La tournée européenne de 1956 intègre même un temps Tete
Montoliu (Jazz Flamenco, 30 juin
1956, Madrid, RCA Victor). Chuck Badie se plaît beaucoup chez Hampton, mais
décide de rentrer à New Orleans au
chevet de son père, tombé malade en octobre 1956. Il reste ainsi éloigné de la
scène quelques mois, jusqu’à son décès.
Il rejoint ensuite l’American Jazz Quintet d’Ellis Marsalis avec
Nat Perrilliat (s, 1936-1971), Alvin Batiste (cl, 1932-2007) et Ed Blackwell
(dm, 1929-1992). Vers la fin 1959, alors que Chuck Badie est programmé au Dew
Drop Inn, Allen Toussaint (p,voc, 1938-2015) lui propose de participer à des
sessions rhythm & blues qu’il produit et arrange pour Minit Records(2) et qui donneront des tubes comme «Ooh Poo
Poo Pa Doo» de Jessie Hill (voc, 1932-1996) et «Mother-in-Law» d’Ernie K-Doe
(voc, 1936-2001). Cette activité de studio est vitale pour les musiciens de New Orleans où les clubs ont
périclité comme ailleurs depuis le tournant télévision-banlieue-consommation de masse dès la fin des années 1950.
Pour y remédier, le saxophoniste Harold Battiste (1931-2015)
monte un collectif de musiciens –dont font partie, entre autres, Chuck Badie et
Alvin Red Tyler (s, 1925-1998)– et fonde en 1961 All for One Records (AFO) qui
devient le premier label indépendant néo-orléanais exclusivement détenu par des
musiciens afro-américains. L’enjeu de cette reprise en main n’est pas
qu’économique. Alors que Martin Luther King conduit le mouvement des Droits
civiques, la ségrégation sévit toujours à New Orleans, y compris dans les clubs:
«Basin Street et Canal Street étaient
ségrégués, tous les clubs y étaient réservés au public blanc. (…) A la pause,
qui durait quinze minutes, nous devions nous dépêcher pour prendre un verre car
nous n’avions pas le droit de rester au bar»(3). Cette réappropriation des
moyens de production est effectuée avec un grand professionnalisme par les
associés d’AFO, tous des habitués des sessions rhythm & blues dont ils appliquent
les recettes. D’emblée, le titre «I Know (You Don't Love Me No More)» de
Barbara George (1942-2006), une jeune chanteuse issue du gospel, se classe au
sommet des hits parade. Pour autant, les retombées financières ne sont pas à la
hauteur des attentes, notamment en raison de difficultés avec leur distributeur
Sue Records. Les associés décident en 1963 d’aller tenter leur chance à Los
Angeles, CA, ville qu’ils pensent plus favorable au développement commercial de
leur label. Durant ces deux années, Chuck Badie aura joué uniquement avec des
musiciens affiliés à AFO(4).
Désormais installé sur la Côte Ouest, il entame en 1964 une
collaboration avec Sam Cooke (1931-1964), star de la soul et du rythmn &
blues, auprès duquel il enregistre et tourne, notamment pour une semaine de
concerts à New York. Mais le compte n’y est pas pour Chuck Badie qui,
parvenant difficilement à nourrir sa famille, rentre dans sa ville natale peu
avant que Sam Cooke ne soit tué par balle le 11
décembre 1964. La situation à New Orleans ne s’est pas arrangée entre temps: la
plupart des labels autochtones ont disparu, alors que le rock & roll a
supplanté le jazz, le rhythm & blues et autres musiques populaires de culture. Il n’y a
plus de travail dans les studios. Le contrebassiste s’apprête donc à reprendre
son ancien emploi de menuisier mais il est appelé par Snooks Eaglin (g,voc 1936-2009) et Smokey Johnson
pour un gig à au Rip's Playhouse sur
Orleans Avenue. Il renoue donc finalement avec sa vie de musicien de club, ce qui
lui donnera l’occasion d’accompagner des vedettes de passage, dont un certain John
Coltrane. Il rejoint le groupe d’Ed Frank (p, 1932-1997) en compagnie
de Red Tyler, lui-aussi revenu du rêve californien. Le week-end, ils se
produisent au Forest Inn et au Haven. En 1967, l’orchestre inaugure le Mason’s
VIP Club South sur Clairborne Avenue. Chuck Badie y est six soirs par semaine
jusqu’en 1969, date à laquelle il passe au Vernon's Steak House, sur Louisiana
Avenue, à la tête de son propre groupe. Il retourne au Mason’s en 1971 où il joue
dans le groupe de Red Tyler, mais met fin à sa carrière de
musicien en 1974.
La crise économique réduisant encore davantage les
opportunités de jouer, Chuck Badie devient serveur à l’hôtel-restaurant Royal
Sonesta sur Bourbon Street, jusqu’à sa retraite en 1988. Il est alors appelé
par le chef d’orchestre Emery Thompson (tp, aka Umar Sharif, 1927-1998).
Il reprend avec joie sa contrebasse et retrouve ses vieux copains. De retour sur la scène, le contrebassiste
ne cesse d’être sollicité et reprend également une activité de leader. Il
retrouve même le chemin des studios, enregistrant avec Doc Cheatham (tp,
1905-1997), Butch Thompson (p,cl, 1943-2022) ou le Britannique Sammy Rimington
(cl,s, 1942) et tourne dans les années 1990 avec le groupe de Dr. John.
A partir de 1994, il est chaque semaine à l’affiche du Palm
Court Jazz Cafe sur Decatur Street. En 2005, comme beaucoup de musiciens, il
est durement touché par l’ouragan Katrina: sa maison de North Johnson Street
est détruite. Il était néanmoins parvenu à sauver ses deux contrebasses en les
entreposant, avant le passage de l'ouragan, au deuxième étage du Palm Court qui reprendra son activité après le
désastre. Par la suite, il emménage dans le Musician’s Village, dans le 9th
Ward de New Orleans, un quartier réservé aux musiciens, financé par des ONG,
qui émerge à partir de 2006 à l’initiative de Branford Marsalis et Harry Connick
Jr.
En février 2020, alors qu’il a cessé depuis quelques années
de jouer au Palm Court, il est honoré par le New Orleans Jazz Museum pour ses
72 ans de carrière. A cette occasion, un documentaire, Chuck, Shirt, Number 9 de Maurice Manuel Martinez, est diffusé.
Chuck Badie s’est éteint le 15 avril 2023. Ayant perdu son épouse Odile
Jackson Badie et leur fils Peter Badie III,
il
laisse derrière lui un autre fils, Emanuel, neuf petits-enfants, vingt-deux
arrière-petits-enfants et une foule de neveux, nièces et autres parents. Ses
obsèques ont eu lieu à l’église de St. David, le 29 avril.
Jérôme Partage
Images extraites de YouTube Avec nos remerciements
1. L'Eureka Brass Band fut fondé en 1920 par Willie Wilson (tp) et dirigé, de 1946 à
la dissolution de la fanfare en 1975, par Percy Humphrey (tp, 1905-1995).
2. Le fondateur de Minit Records est Joe Banashak (1923-1985): arrivé à New Orleans au milieu des années 1950 pour prendre la direction d’un réseau local de distribution, cet amateur de jazz et de blues crée en 1959, avec le présentateur de radio Larry McKinley, ce label indépendant dont il fait d’Allen Toussaint le producteur, auteur, compositeur et arrangeur maison. Minit et son label jumeau Instant Records (créé en 1961) connaissent plusieurs succès commerciaux au début des années 1960. Avec le départ en 1963 d’Allen Toussain au service militaire, la dynamique créative s’étiole et Minit est revendu à Imperial Records qui assurait déjà sa distribution nationale. Joe Banashak conservera Instant Records jusqu’à son arrêt au début des années 1970.
3. Interview de Chuck Badie par Jake Feinberg, diffusée sur YouTube (date non précisée, cf. vidéographie).
4. Le projet artistique d’Harold Battiste allait au-delà du rhythm & blues: il cherchait également à promouvoir les musiciens de jazz néo-orléanais «modernes» comme Ellis Marsalis dont AFO publie l’album Monkey Puzzle (1963, AFO 0001). Après 1963, les difficultés persistant, le label est mis en sommeil. De retour à New Orleans en 1989, Harold Battiste le réactive dans les années 1990 sortant des inédits de la période 1961-63 et quelques nouveautés. En 2007, le label devient AFO Foundation: www.afofoundation.org
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VIDÉOGRAPHIE
Peter Chuck Badie dans l'orchestre Lionel Hampton, Rhythm and Blues Revue, 1955, image extraite de YouTube
1949. Peter Chuck Badie, Paul Gayten (p), Wallace Davenport (tp), Lee Allen (ts), Robert Green (dm), «Gayten's Nightmare», 78t DeLuxe, New Orleans, LA, janvier https://www.youtube.com/watch?v=HnC2w2Zflvc
1950. Peter Chuck Badie, Archibald/John Leon Gross (p), Dave Bartholomew (tp), Joe Harris (as), Clarence Hall (ts), Ernest McLean (g), Thomas Moore (dm), «Ballin' With Archie», 78t Imperial, New Orleans, LA, 23 mars https://www.youtube.com/watch?v=qhN_-xYbCc4
1955. Peter Chuck Badie, Lionel Hampton (dm) Orchestra, «Bongo Interlude» https://www.youtube.com/watch?v=XDe_wr4Cwkc
1955. Peter Chuck Badie, Lionel Hampton (vib) Orchestra, «Jam Session» (4’50’), émission TV Rhythm and Blues Revue de Joseph Kohn, présentation Willie Bryant, Apollo Theater, New York, NY https://www.youtube.com/watch?v=8GWuv24xP4Y https://www.youtube.com/watch?v=Alu92Fkk5Ok https://www.youtube.com/watch?v=u657VZvzKiU https://www.imdb.com/title/tt0135628/fullcredits?ref_=tt_ov_st_sm
1960. Peter Chuck Badie, Jessie Hill (voc) «Ooh Poo Poo Pa Doo», 45t Minit Records, New Orleans, LA https://www.youtube.com/watch?v=UFnKWUjvdk8
1961. Peter Chuck Badie, Barbara George (voc), «I Know (You Don't Love Me No More)» 45t AFO Records, New Orleans, LA https://www.youtube.com/watch?v=4DAmX4SwD_M
1992. Peter Chuck Badie, Gregg Stafford (tp), Lucien Barbarin (tb), Brian O'Connell (cl), Danny Barker (bjo), Bob Molinelli (p), Ernest Elly (dm), Palm Court Jazz Cafe, New Orleans, LA, 26 avril https://www.youtube.com/watch?v=E9cbBxnEKFs
2014. Peter Chuck Badie, «True», mars https://www.youtube.com/watch?v=3piMiA5FGJY
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