Panama City (Panamá)
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1 mars 2013
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Panamá Jazz Festival, 14 au 19 janvier 2013
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© Jazz Hot n°663, printemps 2013
Il y a dix ans, comme il le dit lui-même, Danilo Pérez dut mettre « les mains dans le cambouis » et aussi à son portefeuille personnel pour mettre en place à Panama le 1° Festival de Jazz. Dix éditions plus tard il organise avec sa Fondation, assisté d’un staff conséquent, un événement dont la qualité et le sérieux est à la hauteur des grands festivals internationaux. Dans un pays qui, ayant récemment retrouvé sa souveraineté sur le Canal, est en plein développement, rapide, anarchique et inégal, le rôle de la Fondation Danilo Pérez est exemplaire. Implantée au cœur de quartiers défavorisés, elle draîne vers elle une foule de jeunes qui transmettent par le bouche à oreille le message de celle-ci. Le Jazz ? La plupart n’en ont aucune idée au départ. Mais c’est à la construction de l’Homme que s’attache la Fondation et la musique, le Jazz n’est qu’un moyen. Il se trouve que lorsqu’il est bien compris, le Jazz c’est l’Homme, et les prestations des jeunes, entendues au long des jours, en sont un témoignage. La Fondation est en phase avec les deux principaux invités du festival, Herbie Hancock et Wayne Shorter pour qui comme le formule Danilo Pérez lors de la présentation de l’événement « la musique est comprise comme un outil de changement ». Cinq jours durant, dès le 14 janvier, le Jazz est présent toute au long de la journée à travers des workshops (Patitucci, une dizaine de professeurs et élèves de Berklee, de Porto Rico, du New England Conservatory…) ; des conférences (Histoire du Jazz par B. Mantovani du Conservatoire de Paris…) ; des interviews (Danilo Pérez interview H. Hancock, Susana Baca, B. Frisell) ; des clinics (Susana Baca, Danilo Pérez et ses partenaires du Wayne Shorter Quartet…) ; un atelier de musicothérapie ; des concerts offerts par la Berklee, le New England Conservatory, les Tambores de Panamá… des jam’s sessions chaque nuit et bien entendu les trois grands concerts du soir et le Gran Cierre final. C’est Herbie Hancock qui a été pressenti par Danilo Pérez pour le Gala d’ouverture du 16 janvier au Teatro Anayansi totalement investi par le public panaméen.
Le pianiste est précédé par un sextet qui, avant même les premières notes, déclenche la sympathie : un groupe de jeunes élèves de la Fondation dont le plus âgé n’a sans doute pas plus de treize ans et le plus jeune pas plus haut que son soprano. Un alto, une trompette, un cajón, une basse complètent le groupe. Mais le sourire un peu amusé du parterre ne dure que le temps de quelques mesures. Ces jeunes sont des virtuoses ! Fermons les yeux et jamais on ne pourrait penser être en présence de très jeunes adolescents ! On connaît évidemment de jeunes as mais ceux là ne sont pas seulement des as de leurs instruments. Ce sont des jazzmen. Ils ne jouent pas du Jazz, ils sont Jazz. Incroyable ! Qui seront-ils dans dix ans ? Eux… ou leurs frères. La Fondation travaille l’Homme (le petit de l’Homme en l’occurrence). Elle n’en fait pas des musiciens, elle en fait des jazzmen. On sent cela dans leur manière d’être. Quand on les regarde on entend Pérez expliquer ce qu’est le Jazz. Pas seulement des notes mais une attitude face au monde à la vie. Leurs professeurs - dont plusieurs issus de la Fondation, ont été envoyés avec une bourse [2,5 M$ de bourses en 10 ans] à Berklee ou dans d’autres écoles de haut niveau et sont revenus au bercail-, ont pris la suite sur la scène. Très vite ils ont de nouveau invité les jeunes pour leur servir sur un plateau ce qu’il fallait pour s’exprimer.
Et vient Hancock. Ses premiers mots sont pour ces jeunes. Il est réellement impressionné !
Mais c’est à son tour d’impressionner le public. Pas de jouets électroniques comme ceux utilisés lors de sa récente venue en France. Herbie est seul sur scène face à son piano pour un grand moment acoustique. Le lyrisme domine l’ensemble d’une prestation qui reflète largement un aspect développé par Hancock lors de l’interview donnée la veille à Danilo Pérez : « Plus je pratique le bouddhisme, plus les portes s’ouvrent, j’ai plus d’inspiration et je me sens plus fort comme être humain ». Il ajoute aussi « Si vous [les musiciens] ne faîtes qu’écouter de la musique, vous ne serez jamais musiciens. Il faut vivre une vie ouverte, curieuse, pour absorber, apprendre, écouter, respecter. Plus les musiciens expérimentent, plus ils ont de possibilités de toucher la vie d’une personne à travers la musique ». Et l’Autre semble être la préoccupation majeure de Hancock qui dit aussi « Je me suis rendu compte que quand je pense à moi comme musicien j’exclus ceux qui ne sont pas musiciens, mais quand je me définis moi-même comme un être humain il n’y a aucun type de séparation entre moi et toutes les personnes » L’ensemble des improvisations de la soirée est fortement marqué par cette vision de l’Homme jusqu’à se demander si nous sommes toujours face au Jazz dont certains fondements sont bousculés jusqu’au dernier thème pour lequel Hancock accentue le rythme de sa main gauche et introduit une bonne dose de swing. Mais indéniablement nous sommes en face d’un géant du piano. Le 17 janvier le Teatro reçoit la formation de Bill Frisell puis le groupe de Susana Baca.
C’est Frisell qui ouvre le bal dans une salle que les « invités » avaient un peu boudée, laissant le premier rang libre et… pris d’assaut par la presse. Frisell reprend avec son quintet (g,vl, dm, bass, clavier) le programme, développé jusqu’à l’été dernier, consacré à la musique de John Lennon. Le disque All We Are Saying est bien-entendu la base du concert. Lennon est déconstruit, reconstruit avec imagination, talent et un grand style mais le guitariste fait l’économie des distorsions, réverbérations et autres effets habituels de sa panoplie. Tout au long de la prestation Frisell reste concentré face à ses partenaires sans tourner la tête vers un public qui apparemment familier de la musique des Beatles semble apprécier l’approche free-style de Bill. Dans son face-à-face avec ses musiciens c’est essentiellement avec sa violoniste Jenny Scheinman que la complicité se dégage. Un beau dialogue naît entre les cordes. Les improvisations, tant de Bill que de Jenny, sont fines et d’une grande beauté s’éloignant souvent des idées de Lennon mais sachant y revenir au moment opportun avant que les amateurs ne soient perdus. Défilent ainsi, sur des tempi lents, les classiques « Imagine », « Come Together », « Across the Universe »… Susana Baca prend la suite. L’ancienne ministre de la culture du pays des Incas est accompagnée de quatre partenaires, une violoniste, un bassiste, le maître de la guitare Ernesto Hermoza et le fougueux percussionniste Hugo Bravo. S’exprimant d’une voix frêle, d’une douceur un peu forcée, Susana devient, au moment de chanter, une personnalité scénique. Par sa présence et sa voix elle se hisse au niveau de certaines divas historiques du Jazz ou d’une Omara Portuondo. Ce qui la rapproche fortement du Jazz c’est l’expression, à travers les rythmes et le chant, de cette constante et implacable lutte pour la reconnaissance des racines africaines de la large communauté afro-péruvienne, de son rôle dans l’histoire, de la vie du Pérou, de sa culture… Elle puise ses thèmes dans le répertoire dans le répertoire traditionnel et folklorique, dans les vieux contes afro-andins « Cuento silencioso », « Palomita volando », « Puente de los suspiros »… Le 18, avant l’arrivée sur la scène du quartet de Wayne Shorter, le septet du Berklee Global Jazz Institute, conduit par le batteur Adam Cruz, propose une belle première partie, dynamique, truffée de longues improvisations. La thématique provient de Cruz (« Gad Fly », « Emje »), de Mingus (« Peggy’s Blue Skylight ») et de la jeune pianiste du groupe Caili O’Doherty (« Prayer song ») se sont mis particulièrement en évidence dans les solos, le tromboniste John Egizi, le saxophoniste ténor Matthew Halpin et le percussionniste espagnol Sergio Martínez -provenant du monde du flamenco- dans ses duos avec Cruz.
Danilo Pérez au piano, Brian Blade à la batterie et John Patitucci à la contrebasse sont depuis plusieurs années les partenaires du saxophoniste Wayne Shorter dont c’est la seconde apparition à Panama. Le vieux maître, légèrement tremblant mais plein d’énergie, va s’exprimer essentiellement au saxophone soprano. (Nouveau coup de chance ! Si la salle est pleine les invités ont une nouvelle fois fait défaut laissant place à quelques membres de la presse). On remarque d’entrée que sur la vaste scène le quartet joue très rassemblé, très compact, facilitant la concentration, un élément essentiel de la musique de Shorter ; disposition reflétant la manière dont se comportent les quatre partenaires, l’osmose qui règne entre eux. Tout est dans la communication -contrairement aux apparences- avec des axes particuliers et successifs Shorter/Pérez, Shorter/Patitucci, Patitucci/Blade. Wayne Shorter place la session sous le signe de la créativité et joue le rôle de déclencheur d’une création collective (permise par plus de dix années de vie commune). Si Hancock pense bouddhisme, Shorter n’en est pas loin. Gravité Zéro. Il fait léviter le quartet -« Zero Gravity » que l’on retrouve dans le récent album - et la musique part dans d’infinies directions sans limites. Cette conception transforme chacun des membres du groupe en orchestrateur, pensant, non pas à son instrument, mais pensant tous les instruments. Il se dégage de la musique jouée pour cette soirée une grande spiritualité. Cette conception qu’a Shorter et ses trois partenaires fait que, si d’un point de départ connu (mais parfois difficile à déceler) naît une aventure musicale, il est probable qu’elle est unique, que ce qui est présenté pour cette soirée au Teatro Anayasi n’a jamais été joué ainsi et ne sera jamais répété. Rien ne semble programmé à l’avance et, comme se plait à le dire Danilo Pérez, tout surgit de l’inconscient. C’est une création in situ s’échappant de « Prometheus Unbound », « Joy Rider » ou encore du traditionnel irlandais « She moved through the Fair »…
Tant en ce qui concerne Hancock que Shorter la question se pose : y-a-t-il pour eux une frontière entre jazz et musique dite « classique » ou contemporaine ? Plusieurs concerts sont prévus dans les semaines qui viennent avec de grands orchestres symphoniques de Detroit, Washington, Los Angeles… Et l’on peut se demander si les conceptions de Shorter et du quartet ne sont pas celles qui ont donné naissance à l’idée de Global Jazz pour laquelle milite la Berklee Institution dont Danilo Pérez est… le directeur des études et Wayne un des advisors.
Nul doute que les six nouvelles compositions que Shorter inclut dans son imminent Without a net vont alimenter les discussions. Des milliers de personnes se sont rassemblées le 19 sur le Cuadrángulo Central de la Cité du Savoir, qui fut la Place d’Armes de l’ancienne base américaine, près du Canal, à deux pas de la grande écluse de Miraflores, pour la clôture du Festival. Des heures de concerts gratuits en plein air. La plupart des formations et groupes ayant offert des prestations ou des clinics lors des journées précédentes s’y succèdent : les jeunes de la Fondation et leurs professeurs, Los Tambores de Panamá -qui avaient accompagné la présentation du festival le 14- ; les musiciens du New England Conservatory ; Shea Welsh et Michelle Coltraine ; Matt Marvuglio; Adam Cruz et ses partenaires du Berklee Global Orchestra. Pour le grand final le Panama Jazz Fest Big Band dirigé par Danilo entre en scène et accompagne le chanteur-auteur-compositeur et gloire nationale Rubén Blades qui interprète ses grands thèmes dont « Pedro Navaja », « Patria», quasiment devenu un hymne national. Et le Festival se termine par l’annonce des dizaines de bourses offertes par la Fondation pour que de jeunes talents aillent étudier à Berklee, au New England Conservatory, au Conservatoire de Puerto Rico, au Golandsky Piano Institute et peut-être bien en France si l’on a bien compris le sens de la présence à Panama du Conservatoire de Paris.
Patrick Dalmace (texte et photos)
Photo 1 : Danilo Perez et Wayne Shorter. Photo 2 : Herbie Hancock. Photo 3 : Bill Frisell.
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