C’est
en 1957, qu’Ivan Jullien devient musicien professionnel. Il
pratique tous les genres en jouant pour Pierre Dieuzey, Lester Young,
Kenny Clarke, Jacques Hélian (1960-61, 1962-64), Claude Bolling
(1961), Daniel Janin (à l’Olympia), Raymond Fonsèque (1963), Ray
Anthony (1963), Georges Arvanitas (1963, Club St Germain : il
apprend à jouer les tempos rapides), Willie Ruff, Michel Colombier
et les vedettes de variété en studio (Tony Milton, 1962, etc). Deux
expériences sont importantes : ses passages chez Benny Bennet
(1958-60) et chez Jacques Denjean (1962). Chez Bennet, orchestre
« typique » jouant les mambos où les parties sont
difficiles, Ivan Jullien y apprend à jouer les aigus aux côtés de
solides trompettistes comme Tito Puentes, Pierre Thibaud, Loulou
Vezant. Et Benny Bennet accepte de tester les débuts d’arrangeur
d’Ivan Jullien. Jacques Denjean (1929-1995) qui se considérait
surtout comme un arrangeur de variétés, a eu en 1962 un big band de
18 musiciens de grande classe qui a fait un 33t 25 cm chez Polydor
(45 585) qui reçut un prix. Ivan Jullien y joue la première
trompette…quand l’arrangement lui plaisait, sinon c’est Georges
Bence à cette fonction. Il partageait les arrangements avec Denjean
et Raymond Fonsèque. Denjean préférait Pierre Dutour pour les
solos qui dans le disque est en effet bien servi. Ivan intervient
toutefois dans « Honky Tonk Tonk » de Denjean, tandis
qu’il laisse Dutour s’exprimer dans son orchestration de
« Walkin’ » de Gene Ammons. Tous les trompettes, sauf
Bence, jouent en alternative dans « Studio 1 » de Denjean
(Jullien, Dutour, Louis Laboucarié, Michel Poli). Ce disque annonce
la grande classe des big bands français à venir. Ivan Jullien va
aussi faire, dès 1965 surtout, un tandem solistique avec Roger
Guérin (1926-2010), à commencer, puisque c’est la vogue à cette
époque de jazzer le répertoire baroque (Vivaldi, etc), par un
disque spectaculaire chez Vogue, intitulé Les
Baroques (avec Maurice Vander, p-org,
Gilbert Rovère, b, Jean-Louis Viale, dm). On retrouve Guérin-Jullien
en studio, en avril 1965, pour Jef Gilson (avec Woody Shaw, tp,
Raymond Fonsèque, tb). En juillet, ils participent à un Jazz
Workshop à Recklinghausen.
En
France, la période 1964-68 est remarquable, dans le milieu jazz, à
plus d’un titre et Ivan Jullien y prend son envol. Alors que Louis
Armstrong a détrôné les Beatles au hit-parade (1964, « Hello
Dolly ») et qu’Earl Hines relance sa carrière (1965), que le
trio de Martial Solal et le Quartet de Thelonious Monk tournent en
France (1966), que le Big Band Woody Herman triomphe à Antibes
(1965), les médias spécialisés, dont celui, le plus ancien, que
vous lisez en ce moment, parlent surtout d’Ornette Coleman (l’album
Free Jazz
n’est importé en France qu’à partir de janvier 1965), John
Coltrane (Antibes, 1965), Archie Shepp, Pharoah Sanders et Albert
Ayler (sifflé à la salle Pleyel, 1966). Pendant ce temps-là, les
"requins"
de studio œuvrent pour une relance des big bands avec deux chefs de
file, trompettistes et arrangeurs, de la même génération :
Jean-Claude Naude (1933-2008) et Ivan Jullien. Après une tentative
sans succès d’une section de cuivres avec rythmique, Naude,
encouragé par Charles Orieux, monte un grand orchestre (1964-71).
Pour s’y consacrer, il a quitté Maxim Saury et pour vivre pris le
pupitre de 1er trompette au Moulin Rouge (1964-76). Le 20 mai 1965,
son big band joue au TEP (Louis Toesca, Michel Poli, Rolf Buhrer,
Louis Laboucarié, Roger Deblock, tp ; Charles Orieux, Claude
Gousset, Christian Guizien, tb, Jacques Nourredine, as1, Gérard
Badini, Dominique Chanson, ts, Jacky Samson, b, Teddy Martin, dm).
Pour le concert de février 1966, Georges Bence, Bill Tamper, Marcel
Canillar, Yves Legrand remplacent Deblock, Guizien, Badini, Martin.
En 1967, c’est le premier disque intitulé Enfin
(avec Henri Van Haeke, Frank Duterte, Michel Poli, Louis Laboucarié,
Tony Russo, tp, André Paquinet, Claude Gousset, Charles Orieux, tb,
Tele Record 18 005). Le problème des big bands est
l’instabilité du personnel. « Je
remplaçais dans l'orchestre Jean-Claude Naude. Je l'ai connu quand
je suis rentré au Moulin Rouge, il était 1er trompette. Pour son
disque en big band, je remplaçais pour les répétitions avec tous
ces requins de l'époque (Maurice Thomas, etc ....). Je n'ai pas
enregistré le disque, ce sont les titulaires »
(Patrick Priot, 31 décembre 2014). Le disque Special
Blend (novembre 1971, Blue Swan 51171)
comprend le top des cuivres (Henri Van Haeke, Fred Gérard, Maurice
Thomas, Roger Guérin, tp, André Paquinet, Benny Vasseur, Jacques
Bolognesi, tb). Les mêmes trompettistes joueront pour Ivan Jullien.
En 1964, c’est le tromboniste Luis Fuentes qui monte un big band
avec des arrangements de Roger Guérin, Michel Hausser, Ivan Jullien
et lui-même. Cette formation de 19 musiciens (dont Maurice Thomas,
Bernard Vitet, tp, Raymond Katarzynski, Marc Steckar, tb, Emile
Vilain, btb, Jean-Louis Chautemps, Jean-Claude Fohrenbach, ts,
Jean-Louis Viale, dm) donne le 18 décembre 1964 un concert pour la
Radio-TV de Hambourg qui est déterminant dans le désire de
continuer. En février-octobre 1965, Luis Fuentes est en soin dans la
Creuse (sanatorium A.-Lejeune, Ste Feyre, Guéret). C’est pour cela
que lors de la Nuit du Jazz de 1965, le Grand Orchestre réuni par
Luis Fuentes est présenté et dirigé par Roger Guérin. Les
orchestrations sont presque toutes écrites par Fuentes et par Ivan
Jullien (« Hambourg Spécial », « Babar-Katar-Fofo »,
« Grand-père » dédié à Duke, etc). Mais c’est bien
Luis Fuentes qui est à l’origine du futur Big Band d’Ivan
Jullien : « Bien sûr que les
meilleurs jazzmen ont contribué au Big Band "Paris Point Zéro"
mais personne ne cite l'un des co-leaders/arrangeurs, le regretté
tromboniste de jazz Luis Fuentes qui nous a fait connaître dans la
troupe de Johnny Hallyday »
(Gilles Pellegrini, 4 janvier 2015). Ce big band, devenu Paris Jazz
All Stars, joue à l‘ORTF. Le 12 février 1966, un samedi
après-midi, dans le studio du boulevard Davout, le jour de la
diffusion à la télé du match de rugby Angleterre-Irlande, il
enregistre l’album Paris Point Zéro :
outre Ivan, il y a Fred Gérard, Maurice Thomas (tp1), Roger Guérin
(tp), Bernard Vitet (pocket tp), Raymond Katarzynski (tb1), Christian
Guizien, Camille Verdier (tb), Jacques Nourredine (as1), Michel
Portal (ts, fl), Bob Garcia (ts), Eddy Louiss (p, org), Gilbert
Rovère (b), Charles Bellonzi (dm), Andy Arpineau (perc) (Riviera
521047) : « Point zéro,
c’est-à-dire qu’après ce disque tout, pour nous, peut
commencer : on fait le point, et c’est un point de départ »
(Ivan Jullien, Jazz Magazine
128, p.13). Si l’on excepte « Parallèles » composé et
arrangé par Christian Chevallier (1930-2008), et occasion d’une
chute de Roger Guérin lors de la prise définitive, le reste du
répertoire est l’œuvre d’Ivan Jullien. C’est alors posé le
problème d’un petit différent concernant la part de solos
attribués entre Roger Guérin et Ivan Jullien, altercation arbitrée
par Christian Guizien. Et en décembre 1966, au Jazzland, Ivan
Jullien et le Paris Jazz All Stars conservent Fred Gérard et Maurice
Thomas (tp1) et cette fois Pierre Dutour est co-soliste (notons la
présence de Daniel Humair, dm). Entre temps, le Paris Jazz All Stars
d’Ivan Jullien accompagne Lou Bennett (org) trio en disque, dans
des arrangements de Donald Byrd (qui les dirige, Fontana 70325) :
« la face 1 en grand orchestre
représente un essai de synthèse entre l’esprit jazz et le feeling
populaire » (texte de pochette).
On en
parle peu de cette influence jazz-variétés qui n’est pas à sens
unique, parce qu’on refuse le fait. Le Paris Jazz All Stars passe à
la salle Pleyel en 1967 (Fred Gérard, Maurice Thomas, tp1, André
Paquinet, tb1, Jacques Nourredine, as1, Eddy Louiss, p-org). Bien sûr
ces gentlemen sont parallèlement occupés dans les variétés et
c’est le cas d’Ivan Jullien qui travaille pour Johnny Hallyday
(1964-66) et Vince Taylor (1965 avec Bobbie Clarke). D’ailleurs le
big band cesse un temps et ne reprend les répétitions qu’en
septembre 1969. Le nom d’Ivan Jullien par contre s’affiche et
s’affichera longtemps comme accompagnateur des vedettes pour des
disques d’Henri Salvador, Claude Nougaro, Nino Ferrer, Sacha
Distel, Nicole Croisille, Charles Aznavour, Jacqueline François,
etc… En tant que trompettiste, on l’entend avec les Double Six en
sextet (dont Rolf Ericson, tp) au 42e Jazz Workshop de Hans Gertberg
à Hambourg (novembre 1965), avec Maurice Vander (1967), Maynard
Ferguson (mai 1968 !), Johnny Griffin, Dexter Gordon, Slide
Hampton, Ben Webster-Richard Boone (mai 1972). Pierre Dutour se
souvient comment Ivan Jullien voulut montrer ses contre fa à Art
Farmer, en club. En décembre 1968, Jazz
Hot n°245 publie un référendum des
lecteurs sans appel pour la trompette française avec dans
l’ordre : Roger Guérin (2178 voix), Bernard Vitet (1845),
Ivan Jullien (863), Jean-Claude Naude (773) et Pierre Dutour (241)
(p7). En 1970 (Jazz Hot n°258, p.6) le classement est Roger Guérin,
Bernard Vitet, Ivan Jullien, Xavier Chambon, Jean-Claude Naude et
Pierre Dutour. Mais l’histoire retiendra l’investissement d’Ivan
Jullien à la tête de cette formation qui de Paris Jazz All Stars
devient Big Jullien & his All Stars (1968-72), tandis que Roger
Guérin poursuit son offre de compétence à André Hodeir et que
Bernard Vitet s’illustre dans le Free Rock Group de Barney Wilen
(1968). D’ailleurs, l‘influence du rock se fait aussi sentir dans
l’évolution de l’écriture d’Ivan Jullien, comme dans ce « I
Remember Otis » de l’album Big Jullien (1968, Riverside
521102) auquel participe encore Roger Guérin et qui donne aussi une
version du « Time Square » de Mingus qui aura un certain
succès. Le Big Band d’Ivan Jullien passe au Golf Drouot en 1969
(Henri Van Haeke, tp1, André Paquinet, tb1, Roger Guérin, Tony
Russo, tp, Jacky Samson, b). A la trompette, Ivan Jullien commence à
connaître des problèmes comme dans la cadence de son arrangement
sur « Round Midnight » enregistré avec son big band pour
la radio, le 5 décembre 1970. L’album Secret
Service réalisé en avril/juin 1971,
utilise comme lead trompette Henri Van Haeke dans « Calamity
Lul » ou Jean Baissat dans « Agence Cook » où
Fernand Verstraete (proche du style Guérin) prend un bon solo, ce
morceau montre l’intérêt qu’Ivan Jullien porte aux expériences
du moment de Miles Davis. On remarque aussi son utilisation du cor
d’harmonie (Yves Valada, Jean-Jacques Justafré) dans ses
orchestrations. Il en va de même pour l’essentiel Porgy
& Bess de novembre 1971 avec Eddy
Louiss (org) en vedette. S’y adjoint le contre tuba de Marc
Steckar. Si Ivan Jullien prend tous les rares solos de trompette
(sans difficulté), sa section de cuivres est à la hauteur des
exigences de l’arrangeur (Maurice Thomas, Tony Russo, Jean Baissat,
Fernand Verstraete, Michel Poli, tp ; André Paquinet, Benny
Vasseur, Jacques Bolognesi, Christian Guizien, Gérard Massot, tb).
Francis Darizcuren (bg), André Ceccarelli (dm), Bernard Lubat (perc)
amènent leur expertise à un univers qui n’est plus exclusivement
ternaire (Universal CD 013039-2). En fait, Ivan Jullien est le reflet
musical du moment comme Quincy Jones. D’ailleurs même l’aspect
d’Ivan (cheveux, vêtements) épouse son temps.
Depuis
septembre 1969, Ivan Jullien dirige des musiques de films (The
Games pour Fox Movieton à Londres,
avec Derek Watkins, tp1). Il contribuera à plus de 40 musiques de
films, comme arrangeur (Un Homme et une
Femme ; Le
Soleil des Voyoux ; etc) et comme
compositeur (Tir Groupé,
1982 et Ronde de Nuit avec
Hubert Rostaing ; etc). On le vit encore (sans trompette) diriger son
Orchestre (dont le fidèle Henri Van Haeke, tp1) derrière Nicoletta
pour l’émission télévisée Musique
en Tête (années 1970). En 1997, il
décide de remonter un big band jazz, parfaitement conscient que les
temps ont changé et qu’une page musicale est tournée. Avant ça,
il a dirigé le Big Band Afdas (1980). Et bien sûr il a donné des
cours d’arrangement pendant plus de 20 ans (notamment au CIM). Il
laisse plus de 10 000 arrangements (Count Basie Orchestra, Dee
Dee Bridgewater, Michel Legrand, Charles Trenet, Bernard Lavilliers,
Eddy Mitchell, Elton John, etc), Technique
de l’arrangement (Jazz, Blues, Variétés, Classique)
(Carisch) et, avec Jean-Loup Catald, un Traité
de l’arrangement en plusieurs volumes
(Media Musique). Le 14 décembre 2009, il reçoit le Grand Prix SACEM
du Jazz et nous apparaît encore une fois devant le « Grand
Orchestre d’Ivan Jullien » (remonté en 2008 : une jeune
génération a ainsi pu goûter à un savoir-faire).
Ivan
Jullien a pris sa part d’une période faste (mais aujourd’hui
oubliée) des big bands français servie par des instrumentistes
d’exception (1962-72). En tant que compositeur-orchestrateur dans
un domaine musical plus diversifié, il laisse une emprunte non moins
mémorable.