Jon Hendricks
|
22 nov. 2017
|
16 septembre 1921, Newark, OH - 22 novembre 2017, New York, NY
|
© Jazz Hot n°682, Hiver 2017-2018
Le chanteur, parolier, pionnier du vocalese, Jon Hendricks, s’est éteint le 22 novembre 2017 à
Manhattan. Il avait 96 ans. C'est une des plus longues carrières que le jazz ait connu. Nos pensées vont en particulier
à sa fille Michele, parisienne d’adoption, et elle-même chanteuse, auteur et compositrice.
John Hendricks, at Ronnie Scott's, 8 october 2009 © David Sinclair
John Carl Hendricks est né le 16 septembre 1921 à Newark,
Ohio. Il est le seul musicien d’une famille de 17 enfants. Son père,
Alexander Brooks Hendricks, est pasteur à l’Église méthodiste épiscopale
africaine; c’est un prêcher réputé. Sa mère, Willie Mae Carrington, est chef de chœur
à l’église. Elle est aussi chanteuse et écrit des paroles pour des spirituals. C’est
ainsi qu’à l’âge de 7 ans, Jon Hendricks chante pour la première fois devant un
public, celui des fidèles de l’église. La famille déménage régulièrement. Elle
suit le père chargé d’installer des congrégations de l’Église méthodiste
épiscopale africaine à travers le Midwest. En 1932, elle s’installe à Toledo,
dans l’Ohio. La gare de Toledo est alors le point de jonction entre l’Est et
l’Ouest des Etats-Unis. Les musiciens de jazz passent donc par cette ville où
la vie musicale est très riche.
La carrière de Jon Hendricks débute dès la petite enfance. A 9 ans, il chante au Chateau La France, une boîte de nuit tenue par la mafia,
et aide financièrement sa famille dans ces années de la Grande Dépression. Connu alors
sous le nom de Little Johnny Hendricks, il est accompagné au piano par un Art
Tatum, âgé de 21 ans. Les familles Tatum et Hendricks se connaissent bien,
vivent dans le même quartier. Les sœurs Tatum et Hendricks vont à l’église
ensemble. Pour Jon Hendricks, cette rencontre avec Art Tatum est décisive: une histoire
d’amitié et de leçons musicales. C’est de lui qu’il apprend qu’une chanson n’est
pas qu’une histoire de mélodie mais de progression d’accords. Et scatter, c’est
chanter cette progression. Jon Hendricks et Art Tatum sont un vrai tandem. A 11 ans, le
jeune chanteur se produit régulièrement avec le pianiste. A 14 ans, ils jouent
en première partie au Waiters and Bellman’s Club, le plus grand club de jazz de
Toledo. Ils s’y produisent durant deux ans. C’est là que Jon Hendricks rencontre
Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie, Jimmie Lunceford, Harry Sweets
Edison, Teddy Wilson… Plus tard, le duo travaille au Rivoli Theater.
A 16 ans, le jeune chanteur est à la WSPD, la radio locale, trois
soirs par semaine. Il chante avec le groupe vocal Swing Buddies. Un contrat de
trois ans en poche qui lui assure 125 dollars par semaine (une fortune à
l’époque). Il peut apporter une stabilité financière à sa famille. A 19 ans, il s’installe à Detroit, où il reste trois ans. Il chante dans
l’orchestre de son beau-frère Jessie
Jones. Il rencontre alors Barry Harris, Tommy Flanagan, Wardell Gray,
Billy Mitchell, Doug Watkins. Dizzy Gillespie lui propose même, sans succès, de devenir le
chanteur de son groupe.
En 1942, il a 21 ans. Il est mobilisé. D’abord envoyé en
formation à Camp Shelby (Missouri) puis à Camp Rucker (Alabama). Il
embarque pour l’Ecosse puis l’Angleterre. En Angleterre, en particulier,
il découvre
la cruauté, les mauvais traitements, la violence des militaires blancs.
Toujours en Angleterre, il organise des spectacles pour l’USO (United
Service Organizations). Le 18 juin 1944, il débarque à Utah Beach. Les
Afro-Américains ne sont pas nombreux à participer
au Débarquement du 6 juin 1944, souvent relégués à des activités de manutention.
En 1944, Hendricks est nommé chef de
l'intendance. C’est en France qu’il découvre –à l’instar des soldats des
régiments afro-américains en 1917 et 1918– que le racisme n’est pas une réalité
indépassable. En 1945, il est transféré à Epernay. Puis, en raison de mauvais
traitements, il déserte avec d’autres soldats afro-américains(1). Il part à Besançon où il
vend au marché noir du matériel militaire, de l’essence, des vivres. Rattrapé
un an plus tard par l’armée américaine, il fait onze mois de prison avant d’être
réintégré. Il part alors pour Bremerhaven en Allemagne. Lors de sa visite médicale, le médecin viennois, le Docteur
Jacobs qui l’examine lui propose de travailler à ses côtés et d’effectuer des
tâches administratives, ce qu’il fait pendant plusieurs mois. Il pense alors
rester en Allemagne. Lorsque l’armée américaine apprend qu’il est sur le point
d’épouser une Allemande, il est arrêté et transporté, menottes au poignet, dans
un bateau pour les Etats-Unis. C’est
durant cette traversée qu’il entend du bebop pour la première fois: «Salt
Peanuts», gravé par Charlie Parker et Dizzy Gillespie, passe à la radio. Le
chanteur renoue avec l’Amérique, celle des musiciens de jazz.
Jon Hendricks at Jazz Cafe, 17 january 2002 © David Sinclair
De retour dans l’Ohio en 1946, il décide de s’installer à
Rochester (New York), où vivent deux de ses frères. Grâce au G.I. Bill
(fournissant aux soldats démobilisés le financement de leurs études
universitaires), il peut effectuer des études supérieures. Il choisit un cursus
en médecine mais cette voie étant bloquée en raison des quotas, il étudie le droit.
Durant les deux années qu’il passe à Rochester, il monte un sextet, Jon
Hendricks and his Beboppers. Il chante et joue de la batterie.
En 1949, Jon Hendricks revient à Toledo. Il étudie le
droit à l’Université. Le soir, il chante au Gay Nineties Club où il rencontre
la chanteuse irlandaise Colleen Moore. Il se marie et fonde une famille (quatre
enfants). La même année, Charlie Parker passe au Civic Auditorium, accompagné
de Kenny Dorham (tp), Al Haig (p), Tommy Potter (b) et Max Roach (dm). Parce
que le chanteur est trop timide pour l’aborder, Colleen Moore demande à Bird si
son mari peut faire un bœuf avec lui. Il accepte et propose à Hendricks de chanter
«The Song Is You». Parker, fin connaisseur
du jeu d’Art Tatum (à 19 ans, il travaillait comme plongeur au restaurant Jimmy’s
Chicken Shack, à Harlem, pour écouter le maestro jouer en solo), reconnaît dans son chant l’influence du
pianiste. Après le concert,
Bird lui conseille de partir s’installer à New York. Mais Jon Hendricks pense
encore à faire carrière dans le droit.
A Toledo, les tensions racistes sont toujours aussi vives.
Son mariage interracial lui vaut bien des mésaventures. Il se retrouve même emprisonné
parce qu’il est marié à une Blanche... Et perd la possibilité de devenir agent de probation à la Cour des jeunes
délinquants, pour ces mêmes raisons. Avec sa femme et leur premier enfant, Jon Jr., il décide de s’installer au Canada, pensant que les mariages interraciaux
sont acceptés. Mais arrivés à la frontière, on leur demande de payer mille
dollars pour entrer dans le pays, somme dont ils ne disposent pas. Jon
Hendricks se souvient alors des conseils de Bird, et la famille part pour
New York en bus. Il arrive donc à New York en 1952. Il téléphone au chanteur Joe
Carroll pour lui demander conseil, trouver un hôtel et surtout pour savoir dans
quel club Charlie Parler joue. Le soir même, Bird est à l’Apollo Bar, accompagné
de Bud Powell (p), Gerry Mulligan (bs), Curley Russell (b) et Roy Haynes (dm). Jon
Hendricks raconte qu’au moment-même où il entrait dans le club, Bird jouait «This
Song Is You», le thème qu’il avait chanté lors de leur rencontre à
Toledo. Bird reconnaît le chanteur aussitôt et l’invite à faire le bœuf. Plus
tard dans la soirée, il lui présente d’autres musiciens puis lui trouve, quelques
jours plus tard, son premier gig. La famille s’installe dans le Bronx. Michele
naît le 27 septembre 1953, Eric le 21 février 1955, Colleen en 1955. En 1958, le
couple se sépare. Colleen part à Toledo. Les enfants sont confiés à des
proches, car le père travaille de plus en plus. Les débuts à New York sont
durs. Durant neuf ans, Jon Hendricks occupe différents postes administratifs. Il écrit pour Louis Jordan des chansons
comme «I’ll Die Happy», «Messy Bessie», et surtout «I Want You to Be My Baby» qui, enregistrée plus
tard par Lillian Briggs, se vend à un million d’exemplaires.
Jon Hendricks at Ronnie Scott's, 18 november 2010 © David Sinclair
Si Jon Hendricks n’a pas inventé le vocalese, il en devient vite son incarnation. Cette technique a été initiée par Eddie Jefferson dont le «Moody’s Mood for Love» enregistré en
1953. La chanson se base sur le standard enregistré par James Moody, «I’m in
the Mood for Love». Son succès a rendu populaire le vocalese. C’est la première fois que des mots étaient posés sur un
solo instrumental et qu’ils étaient interprétés par un chanteur. C’est donc
après avoir entendu «Moody's Mood For Love» que
Jon Hendricks écrit «Four Brothers»
(Woody Herman) et enregistre sous le nom Jon Hendricks and the Dave
Lambert Singers. Il se rend compte que le scat, qu’il avait appris avec Art
Tatum, pouvait être transposé en paroles. A partir de là, il se met à écrire
des paroles de chansons en fonction de leur titre et de leur sens. Il est tout autant
un parolier qu’un poète. Au fil des années, il écrit des paroles pleines
d’humour et d’esprit pour bien des chansons: Bobby Timmons («Moanin’»), Benny Golson («I Remember Clifford», «Stablemates», «Along
Came Betty»), Monk («Hackensack»,
«Crepuscle with Nellie», «Monk’s
Dream», «Monk’s Mood», «Trinkle Tinkle»), Randy Weston («Little Niles», «Hi-Fly», «Blues for Strayhorn»), Ernestine
Anderson («Social Call»), etc.
Dans les années 1950, il s’associe au chanteur Dave
Lambert, qui lui propose un projet un peu fou: écrire les paroles de douze
chansons de Count Basie et son orchestre. Jon Hendricks s’y colle. Dave Lambert
s’occupe des arrangements. En 1957, ABC-Paramount Records produit l’album Sing
a Song of Basie avec une section rythmique et un chœur de douze chanteurs coachés
par la chanteuse de jazz britannique Annie Ross. Mais, trouvant que le chœur manque
de swing, le tandem se débarrasse du chœur et propose à Annie Ross de faire
partie du projet. Le tandem expérimente alors avec la technique
d'enregistrement multipistes afin d’obtenir le son des douze souffleurs de
l’orchestre de Basie. Ross chante ainsi les sections de trompette. Lambert, de
trombone. Hendricks, de saxophone. Cela se fait non sans difficultés. Selon le
producteur de l’album, Creed Taylor, Hendricks et Lambert ont mis soixante
heures avant d’en venir à bout. C’est après la sortie du disque que Leonard
Feather nomme «vocalese» cette façon
de poser des paroles sur des arrangements pour orchestre. Une autre innovation du tandem Lambert-Hendricks est de
publier les paroles des chansons au dos du disque. En 1958, Lambert, Hendricks
& Ross remporte le Grammy Award du meilleur album
de jazz instrumental. Lambert, Hendricks & Ross enregistre
six albums. Puis, en 1962, Annie Ross
quitte la formation en raison de problèmes de santé liés à la drogue (Jon
Hendricks et Annie Ross se retrouveront
dans les années 1990). Elle est alors remplacée pendant deux ans par la
chanteuse sri-lankaise Yolande Bavan. Lambert, Hendricks &
Bavan enregistre trois albums. En 1964, Dave Lambert quitte le groupe. Il meurt
dans un accident de voiture deux ans plus tard.
Depuis le succès de Sing a Song of Basie, Jon Hendricks se consacre exclusivement à
la musique. En 1959, il sort A Good Git-Together, son premier album
en leader (il en a enregistré une dizaine). Il est accompagné par Pony Poindexter
(as), Wes Montgomery (g), Nat Adderley (tp) et Cannonball Adderley (as). Il interprète
notamment des chansons qu’il a écrites pour Louis Jordan («I’m Gonna Shout») et
Randy Weston («Pretty Strange», «Social Call», «A Good Git-Together»). En 1960, il crée le spectacle Evolution of the Blues, qui retrace
l’histoire de la musique afro-américaine, au Monterey Jazz Festival. Passionné de la musique de João Gilberto, il sort,
en 1963, Salud! Joao Gilberto, Originator of the Bossa Nova,
douze thèmes arrangés par Johnny Mandel. Ces années-là sont les plus
prolifiques.
Jon Hendricks at Ronnie Scott's, 18 november 2010 © David Sinclair
En 1967, alors qu’il est en session d’enregistrement avec
Mongo Santamaria, il va saluer Monk qui, dans le même studio, travaille à Underground avec Larry Gales (b),
Charlie Rouse (ts) et Ben Riley (dm). Sur les conseils de Monk, Hendricks
chante «In Walked Bud» et improvise
des paroles. En 1968, il part
pour Londres avec sa femme Judith Dickstein et ses enfants. Il effectue des
tournées en Europe et en Afrique. Cinq ans plus tard, il revient aux Etats-Unis
et s’installe à San Francisco. Il écrit notamment des critiques de jazz pour le
San Francisco Chronicle (1973-1974),
enseigne l’histoire du jazz à l’Université de Californie, à Berkeley, à la
California State University, à Sonoma. En 1974, il remonte Evolution of the Blues au Broadway Theater de San Francisco. Le
spectacle reste à l’affiche pendant cinq ans.
A partir des années 1980, Jon Hendricks se produit avec Hendricks and Company, qui se compose de sa femme Judith, ses
filles Michele et Aria, Kevin Burke, et aussi Bobby McFerrin. Dans les
années 1990, avec Four Brothers, composé de Kurt Elling, Mark Murphy, Kevin
Mahogany. C’est aussi un parolier très actif. En
1986, l’album Vocalese de Manhattan
Transfer, pour lequel il a écrit toutes les paroles des chansons, remporte deux
Grammy. Hendricks et McFerrin partagent également le Grammy Award de la
meilleure interprétation vocale masculine de jazz («Another Night in Tunisia»).
En 1988, il écrit les paroles de Carmen
Sings Monk de Carmen McRae.
En 1992, National Endowment for
the Arts lui décerne le titre «American Jazz Master». En 1997, il participe aux côtés de Cassandra Wilson
et Miles Griffith à Blood on the Fields de
Wynton Marsalis. Cet oratorio sur l’esclavage et la
liberté obtient le prix Pulitzer de la musique.
Dans les années 2000, il enseigne pendant une dizaine
d’années le chant jazz à l’Université de Toledo.
Son dernier concert à Paris date
de 2013. L’occasion d’un L, H & R Redux. Il chantait quatre soirs (15-18
mai 2013) au Duc des Lombards, accompagné de ses filles Michele et Aria, Kevin
Burke (voc), Arnaud Mattei (p), Olivier Temime (ts), Gilles Naturel (b),
Philippe Soirat (dm); ces deux derniers sont remplacés par Gildas Boclé (b)
et Andrea Michelutti (dm) le 18 mai.
Mathieu Perez Photos David Sinclair
1. Cf. le documentaire, Blues March, Soldat Jon Hendricks (2010, réal. Malte Rauch) https://german-documentaries.de/en_EN/films/blues-march-soldier-jon-hendricks.7069 http://strandfilm.eu/blues-march.html
Jon HENDRICKS et JAZZ HOT: n°407-1984 et n°447-1987.
SELECTION DISCOGRAPHIQUE
Jon Hendricks LP 1959. A good git together, World Pacific 819 LP 1960. Evolution of a blues song, Columbia 1583-8383 LP 1961. Fast livin' blues, Columbia 1805-8605 LP 1963. Salud! João Gilberto, Reprise 20167 LP 1965. Recorded in person at the Trident Smash 27069 CD 1966. Jazz Monterey 1958-1980, Palo Alto 8080-2 CD 1975. Cloudburst, Enja 4032-2 CD 1975. Tell me the truth, Arista 4043 LP 1975. September Song, Stanyan 10132 CD 1981. Love, Muse 5258 CD 1983. Solo brothers, DRG 2-5220 CD 1989. Freddie Freeloader, Denon CY76302 CD 1990. A tribute to Charlie Parker Vol.2, Storyville 4960493 CD 1993. Boppin' at the Blue Note, Telarc 83320/83455
Lambert-Hendricks-Ross LP 1957. Sing a song of Basie, ABC-Paramount 223 LP 1959. The swingers, World Pacific 1264 LP 1959. The hottest new group in Jazz, Columbia 1403 (=CD 64933) LP 1960. Sing Ellington, Columbia 1510/8310 (=CD 64933) LP 1961. High flying, Columbia1675/8475 (=CD 64933)
Lambert-Hendricks-Bavan LP 1962. Live at Basin Street East, Victor 2635 (=CD RCA/Bluebird 6282-2) LP 1963. At Newport '63, Victor 2747 (=RCA/Bluebird 6282-2) LP 1963. Havin' a ball at the Village Gate, Victor 2861
|
|
|