Michel Zenino et Mario Canonge, Baiser Salé, 17 octobre 2018 © Jérôme Partage
Depuis 12 ans, tous les
mercredis (ou presque) à l’heure de l’apéritif, Mario Canonge et Michel Zenino
proposent un duo aussi savant que décontracté, dédié à l’interprétation des
standards du jazz joués au fil de leurs envies. Cette résidence au long cours qui
leur est offerte par Maria Rodriguez, patronne du Baiser Salé, rue des Lombards, à Paris, est le cadre
idéal pour le brillant pianiste originaire de La Martinique (voir Jazz Hot n°602) et son excellent
interlocuteur, lui natif de Marseille (voir Jazz
Hot n°493). Le duo, qui a l’habitude d’accueillir des invités, a donné
naissance à un épatant quintet, dans un esprit post bop, complété par Josiah
Woodson (tp, fl), Ricardo Izquierdo (ts) et Arnaud Dolmen (dm), dont le
premier album, Quint’Up, nous fait lui
souhaiter longue vie, notamment –on l’espère– sur les scènes des festivals.
Parallèlement, chacun des deux musiciens poursuit sa carrière, riche et
variée: Michel Zenino notamment avec son quartet (cf. la chronique de
son album Movin’ On dans Jazz Hot n°685) et Mario Canonge avec des projets entre jazz et musique
caribéenne et la sortie de Zouk
Out, son dernier album. Le duo doit passer en studio
en 2019 et sera, en février prochain, pour la 3e année consécutive, le
centre d’un mini-festival au Baiser Salé, autour duquel graviteront de nombreux
invités.
Propos recueillis par Jérôme
Partage Photos Jérôme Partage et photo X by courtesy of Michel Zenino (remerciements)
© Jazz Hot n°686, hiver 2018-2019
Jazz Hot: Comment vous
êtes-vous rencontrés?
Michel Zenino: Ce
devait être vers 2005. On s’est retrouvés ensemble, par hasard, au Baiser
Salé autour du saxophoniste danois Simon Spang-Hansen que chacun de nous avait
déjà accompagné précédemment…
Mario Canonge: Nous
nous sommes immédiatement rendus compte que ça collait entre nous musicalement.
Nous prenions les mêmes chemins au même moment. Il y a eu d’emblée une
complicité. Pour l’anecdote, j’avais entendu indirectement parler de Michel car
sa femme a été la professeur d’anglais de mes deux enfants! (Rires)
MZ: Dans la foulée, on
a commencé à jouer ensemble en trio. C’était super! Et puis un jour, un
organisateur de concert qui n’avait pas le budget suffisant pour trois billets
d’avions nous a contraints à nous produire en duo. Et c’était encore
mieux! Car il y avait encore plus de liberté et de complicité, et
notamment la possibilité de jouer tous les styles de jazz. De là, nous avons
proposé à Maria de jouer régulièrement en duo au Baiser Salé en début de
soirée. Ce qui était une véritable «contre-programmation» car, à l’époque, rue
des Lombards, il n’y avait pas de jazz avant 21h30. Et puis Maria était
sensible au fait d’essayer de retrouver l’esprit des clubs d’antan, quand les
musiciens venaient jouer sans avoir de sortie de disque à promouvoir. Et ça
fait douze ans que ça dure!
MC: Notre propos n’était
pas de jouer nos propres compositions: nous avons nos projets, chacun de
notre côté. Nous voulions jouer les standards, et puis nous avons aussi proposé des
tributes en trio, quartet ou quintet. On ne répète jamais. Parfois, on
s’appelle avant pour soumettre à l’autre tel ou tel morceau. Du coup, nous
avons énormément enrichi notre répertoire, ce qui nous permet de jouer parfois
des titres que les gens connaissent peu, de Fats Waller à Herbie Hancock.
Mario Canonge, Baiser Salé, 17 octobre 2018 © Jérôme Partage
On constate que vous jouez sans
set-list, voire que vous vous amusez à vous surprendre l’un, l’autre!
MZ: Parfois, on
prévoit de jouer un morceau le soir et, finalement, il ne vient que trois
semaines après! (Rires) Les
titres nous viennent par associations d’idées. Il y a une prise de risques. Ce qui
existe de moins en moins aujourd’hui mais qu’on peut entendre sur les vieux
disques. Il arrive qu’on se lance sur un morceau dont on ne se souvient qu’à
moitié. Et il faut quand même s’en sortir. C’est excitant! La musique est
vivante, l’erreur en fait partie…
MC: Et si on n’y arrive
pas, on rigole! (Rires) En tous
cas, quand on sort de ce concert, on est heureux.
Certains titres reviennent-ils
plus souvent?
MZ: Oui, on a nos
«tubes», comme «Swingin’ the Samba» d’Horace Silver.
C’est devenu notre indicatif.
Votre duo accueille donc parfois
des invités?
MZ: Oui, comme Jeff
Boudreaux ou Ralph Thamar. Depuis le 10e anniversaire,
chaque année, en février, sur trois ou quatre soirées, on fait un festival-anniversaire.
En février 2019, ce sera la 3e édition. Autour de notre duo ou de notre quintet,
Quint’Up, s’agrègent des invités. C’est très éclectique. On a eu François
Jeanneau, Sylvain Luc, Didier Lockwood, Orlando
Maraca Vale, Jason Marsalis, Ronald Baker…
En 2011, vous avez enregistré un
live à Porquerolles… Dans les mêmes conditions?
MC: On a élaboré une
set-list juste avant de monter sur scène dans laquelle on a pioché…
MZ: On avait
enregistré un disque en studio, mais on n’a pas pu le sortir. On a un
nouveau projet d’album autour du duo avec des invités.
Comment est né Quint’Up?
MC: A partir du duo.
J’ai toujours eu envie de jouer dans un quintet. Mais il restait à trouver les
musiciens. Michel, connaissait le sax, Ricardo Izquierdo, et moi j’ai amené le
batteur, Arnaud Dolmen. Et tous les deux nous ont parlé de Josiah Woodson, le
trompettiste. Ça a fonctionné tout de suite…
MZ: Par ailleurs, en
festival on aimait jouer aussi nos
compositions. Le projet a donc évolué par rapport à ça. Cela faisait sept ou
huit ans qu’on était en duo, il fallait avancer vers autre chose. C’était un
pari de mélanger les écritures.
L’esthétique post-bop rappelle
par moments Woody Shaw ou Art Blakey. C’est un jazz à la fois
contemporain, créatif et enraciné…
MZ: Tant mieux si ça
ne ressemble à rien et que ça fait penser à tout! Ce qui m’ennuie, c’est
qu’en France on vous considère soit comme traditionnaliste, soit comme
moderniste. Je ne me retrouve dans aucune de ces appellations. Pour moi, le
jazz ce n’est pas le musée, mais il ne faut pas pour autant renier le passé. En
outre, la musique n’a pas besoin d’avoir l’air compliquée pour être moderne. Il
faut qu’elle donne envie aux musiciens de jouer. Sur nos compositions, les
musiciens ont la place pour s’exprimer, apporter leur bagage.
MC: Et il y a une joie
de vivre dans ces compositions, une richesse harmonique, rythmique.
Quint' Up, Baiser Salé © photo X, by courtesy of Michel Zenino
MZ: Mario et moi, nous
sommes ce que nous sommes… On fait une musique à laquelle on croit, et ensuite
le groupe nous emmène dans certaines directions. Mario et moi amenons des éléments qui viennent de nos autres formations car nous sommes cohérents et que
nous ne changeons pas de casquette en fonction des projets.
MC: Il y a une
évidence pour moi à composer pour ce groupe parce que je connais les musiciens
et que je sais le son qui va se dégager.
Comment avez-vous décidé des
compositions?
MC: Au début, on s’est
dit qu’on en amènerai cinq chacun. Et ça a fonctionné. On voit tout de suite si
une composition va coller ou pas. Et de fait, on a peu répété pour
l’enregistrement. On a surtout rodé les morceaux sur scène. Parfois, sur trois
sets, on rejouait deux fois le même titre pour l’appréhender différemment.
C’est comme ça que la musique évolue. Et la séance studio s’est déroulée assez
vite.
Il y a bien évidemment une
touche caribéenne dans votre musique, mais elle n’est pas toujours du fait de
Mario…
MZ: Fait amusant,
Mario a amené des morceaux hard bop et moi je suis arrivé avec un calypso,
«Calypsonge» et des titres plutôt latins. (Rires) Et c’est directement l’influence de Mario. Avant de jouer
avec lui, j’étais très loin de la musique des Antilles.
Michel, sur une composition
comme «Brehec», on ressent l’influence de Wayne Shorter…
MZ: John Coltrane et
Wayne Shorter sont deux influences majeures pour moi. J’ai toujours beaucoup
entendu de jazz chez moi, à cause de mon père. Mais quand je me suis installé
seul, j’ai commencé par acheter des disques de Coltrane et de Wayne
Shorter. Il y a eu aussi Hermeto Pascoal et Kenny Wheeler. Ce sont des couleurs
que j’ai en moi quand j’écris.
Et vous, Mario, comment
composez-vous ?
MC: Quand j’écris un
morceau instrumental, je décide d’abord si la sonorité sera caribéenne, jazz ou
un mélange des deux ou d’influence brésilienne, etc. A partir de là, je cherche
une idée. Et dès que je l’ai, tout s’enchaîne assez rapidement. Parfois, en une
demi-heure, j’ai terminé. Je laisse ensuite de côté ce travail, et je reviens
dessus plus tard, pour le peaufiner.
La complicité dans votre jeu
reste-elle la même à cinq?
MC: Elle est
différente. Elle est enrichie d’abord par la présence du batteur, car il faut
que la section rythmique soit solide.
MZ: Quand un de nous
change subitement de cap durant un morceau, ça ne nous effraie pas.
Instantanément, on va accompagner le mouvement. Mais il est vrai que notre
complicité est plus souterraine, dans notre façon d’orienter le groupe dans une
direction. Notre dialogue est davantage dans la rythmique.
Michel, on retrouve un esprit
proche de Quint’Up dans votre disque Movin’On. Comment travaillez-vous avec
votre quartet?
MZ: Comme compositeur,
arrangeur et comme bassiste –c’est-à-dire en retrait–, je me considère comme
une sorte de metteur en scène. Je pose un décor au sein duquel les musiciens
évoluent avec leur personnalité tout en l’abandonnant en partie. Car si on
prend les musiciens de Quint’Up et
ceux de Movin’On, ils sont tous dans
des univers très différents. La composition pose donc les règles du jeu. Mais
il faut que les musiciens se l’approprient et rentrent dans le rôle, que ce
soit stimulant. Pour ma part, quand je suis sideman, j’aime que la proposition
musicale m’emmène ailleurs.
Michel Zenino, Baiser Salé, 17 octobre 2018 © Jérôme Partage
Comment abordez-vous le jazz?
MZ: Le jazz est une musique qui, venant des Etats-Unis, est
individualiste mais a aussi une forte dimension collective. Je crois en cette
musique et en ses valeurs, mais sans le revendiquer spécialement. Je joue du
jazz, et si vous n’en voulez pas, je le remets dans ma contrebasse, pour
paraphraser Brassens! Ce qui fait la profondeur, c’est le temps qu’on
passe à polir son ouvrage; ce que nous faisons avec Mario. Et le problème de
beaucoup de jeunes musiciens qui sont propulsés très tôt sur le devant de la scène,
et avec une technique que nous n’avions pas à leur âge, est que leur discours
manque de profondeur parce qu’ils n’ont pas eu le temps de travailler, de jouer
avec les aînés. Moi, j’ai eu cette chance. Quand j’ai commencé,
les clubs programmaient encore les groupes pour quinze jours. Ça s’est
progressivement réduit. Aujourd’hui, quand on te donne deux soirs, c’est une
«tournée mondiale»! Le niveau musical du quintet de Miles venait aussi du
fait qu’il jouait pendant des mois. Il y a tellement de pratique que ça devient
transcendant.
Aujourd’hui, même d’excellents
musiciens ne cessent d’enchaîner les projets…
MZ: Je n’aime pas ce mot de «projet». C’est très
souvent un argument marketing. Il faut jouer ce qu’on est, avec ses défauts et
des qualités, et pas se cacher derrière un habillage en faisant semblant de se
réinventer à chaque fois. Je crois au développement durable du musicien!
(Rires)
Mario, votre discographie se
partage entre jazz et musique caribéenne. Votre précédent album, Mitan, était très jazz…
MC: Au fil des disques, j’ai eu envie de m’affirmer davantage dans le jazz.
Ça a commencé avec Rhizome que
j’avais enregistré en 2004 avec Roy Hargrove, Jacques Schwarz-Bart,
Richard Bona et Antonio Sanchez. Quant à Mitan,
je l’ai enregistré pour mes 50 ans, en me disant que j’avais encore plein de
belles choses à accomplir, à innover. Il porte aussi des influences dues à mes
lectures, notamment Edouard Glissant 1 que j’ai bien connu, et auquel j’ai dédié
un morceau, «Poésie du chaos». Son discours était proche ce que
j’avais envie d’exprimer musicalement: on peut avoir des racines tout en
étant ouvert sur le monde. On peut mélanger les cultures sans se perdre
soi-même.
Votre
dernier disque, Zouk Out, semble
davantage centré sur la tradition antillaise…
MC: Avec cet album, je voulais, d’une part, montrer l’évolution de la
musique des Caraïbes: le bèlè, la biguine, la mazurka jusqu’au zouk qui a
été popularisé par le groupe Kassav’. D’autre part, je voulais utiliser ces
rythmes, à la dimension festive, pour aller dans d’autres directions, en
particulier le jazz. Il n’y a aucune différence dans mon jeu, entre le jazz et la musique
caribéenne. C’est un tout. Quand Wynton Marsalis propose des musiques très
élaborées avec des rythmiques de La Nouvelle-Orléans, il ne se pose pas cette
question. On connaît mal la musique caribéenne en Métropole et beaucoup ne
perçoivent pas que, sous ses dehors festifs, elle possède des rythmes très
complexes.
Le langage musical de Zouk Out ne paraît pas être le même
que celui de Quint’Up ou Mitan…
Je comprends votre point de vue, mais je suis en
désaccord. Ce qu’on a appelé jazz, c’est le drive
de la batterie et le walking de la
contrebasse qu’on entend effectivement dans Quint’Up.
Les rythmes sont donc différents dans Zouk
Out, mais toute la conception et
l’approche par l’improvisation sont jazz! Tout a été pensé d’une façon
jazz.
1. Edouard Glissant (1928-2011) est un écrivain né à la Martinique. Il a abordé tous les genres: roman, poésie, théâtre, essais philosophiques, et il a développé une grande activité en France, aux Antilles et aux Etats-Unis pour diffuser sa pensée et échanger.
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CONTACT: Mario Canonge: http://mariocanonge.net
Michel Zenino: http://michelzenino.net
EN CONCERT: en duo, le mercredi, à 19h, au Baiser Salé, Paris 1er
SELECTION DISCOGRAPHIQUE
CD 2011. OGHAM, Dalkey Song, HZF-01/1
CD 2011. Jazz à Porquerolles, Kann' Production 150973
CD 2017. Quint’Up, CM 2520
Mario Canonge/Leader/Coleader
CD 1985. Programme jungle, Bloomdido 001 (Ultramarine)
CD 1989. Dé, Musidisc 500052 (Ultramarine)
CD 1990. Kannaval, Musidisc 106202 (Sakiyo)
CD 1991. Esimala, Musidisc 500242 (Ultramarine)
CD 1991. Retour aux sources, Kann' Production 150960
CD 1993. Trait d’union, Kann' Production 08635-2
CD 1994. Hommage à Marius Cultier, Declic Communication 09702-2 (Ralph
Thamar)
CD 1995. Arômes Caraïbes, Kann' Production 08756-2
CD 1997. Chawa, Kann' Production 08879-2
CD 1999. Punch en musique, Kann' Production 08966-2 (A. Bernard, J.-P.
Fanfant)
CD 1999. Satyagrahay, Cusafrica 262 822 (Chic Hot)
CD 2001. Carte blanche, Kann' Production 3072512
CD 2001. Les plus beaux chants de Noël, Kann' Production 2147.2 DK 016
(A. Bernard, J.-P. Fanfant)
CD 2002. Sakésho, Heads Up 3069 (Sakésho)
CD 2004. Rhizome, 0+ Music 102
CD 2009. Rhizome Tour, Kann' Production 150971
CD 2011. Mitan, Kann' Production 150972
CD 2018. Zouk Out, Aztec Musique 2557
Michel Zenino/Leader
CD 1990. In the Meantime, IMFP
CD 2002. Dérive gauche, Ex-Tension 01
CD 2013. Massaliajazz (avec Olivier Temime et Jean-Pierre
Arnaud), Cristal Records
CD 2015. Movin’ On, Heron Records AMZ 186002-1
VIDEOS
2016. Quint'Up Mario Canonge (p), Michel Zenino (b), Josiah
Woodson (tp), Ricardo Izquierdo (ts), Arnaud Dolmen (dm)
2018. Présentation du groupe Quint'Up
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