Marcel Fleiss devant ses photographies exposées à la librairie Métamorphoses, Paris 6e © Jérôme Partage
Marcel Fleiss est né le 13 février 1934 à Paris. Le jeune
homme est destiné par ses parents à reprendre l’affaire familiale, un commerce
de pelleterie (fourrures). Et c’est pour apprendre le métier et améliorer son anglais,
que ceux-ci l’envoient, à 17 ans, à New York. Déjà piqué de jazz et de
photographie, il effectue plusieurs longs séjours entre 1951 et 1954,
immortalisant les musiciens de la scène du Birdland ou de l’Apollo: Dizzy
Gillespie, Charlie Parker, Miles Davis, Ella Fitzgerald, Nat King Cole, Max
Roach et bien d’autres. Marcel Fleiss propose alors ses clichés à Jazz Hot qui les publie régulièrement
entre 1952 et 1953. Il signe même quelques articles et alimente la
rubrique «Nouvelles d’Amérique». Lorsqu’il revient à Paris, il
aide les jazzmen américains à trouver des engagements sur place. Cependant, le
virus du jazz le quitte subitement, sitôt terminées ses aventures new-yorkaises.
Marcel Fleiss conserve toutefois un goût prononcé pour les arts qui le
conduira, en 1972, à ouvrir une galerie.
Pour la première fois, une exposition est entièrement
consacrée aux photos de ses «années jazz». On peut en admirer
quarante d’entre-elles, bien mises en valeur dans la librairie Métamorphoses,
rue Jacob (Paris 6e) jusqu’au 5 janvier,
laquelle se situe à deux pas de sa Galerie 1900-2000, rue
Bonaparte, désormais tenue par son fils.
Propos recueillis par Jérôme
Partage Photos Jérôme Partage Photos d’archives, tirées de l’exposition «Les Années jazz de Marcel Fleiss»: remerciements à Marcel Fleiss, by courtesy
© Jazz Hot n°686, hiver 2018-2019
Jazz Hot: Dans quel quartier de
Paris avez-vous grandi?
Marcel Fleiss:
Traditionnellement, les boutiques de fourreur se trouvaient dans le
10e arrondissement, mais mes parents avaient un
appartement sur l’avenue Raymond Poincarré, au Trocadéro, que
j’occupe aujourd’hui. C’est là qu’a été prise la photo
avec Thelonious Monk et Sacha Distel qu’on peut voir actuellement.
Ny Renaud, Jean-Marie Ingrand, Frank Isola, Thelonious Monk et Sacha Distel chez Marcel Fleiss © Marcel Fleiss by courtesy
Comment avez-vous découvert le
jazz?
Des copains de lycée m’ont entraîné
au Tabou et dans d’autres boîtes de la Rive Gauche. Là, je me
suis lié d’amitié avec Sacha Distel, René Urtreger, Henri Renaud
et sa femme Ny, dont je suis resté proche jusqu’au bout. C’était
assez facile de sympathiser avec les musiciens si on leur payait un
verre au bar pendant la pause. (Rires) Et puis, je leur
donnais aussi mes photos. Mes copains et moi nous sentions un peu
privilégiés de côtoyer des musiciens.
Quels souvenirs gardez-vous de ces
rencontres?
Sacha Distel avait déjà un certain
statut. C’était un garçon de bonne famille qui tenait absolument
à devenir chanteur. Il m’avait emmené voir un concert de son
oncle, Ray Ventura, à L’Olympia. On s’est pas mal fréquentés.
J’ai d’ailleurs une photo où on le voit se promener sur les
Champs-Elysées avec John Lewis et Henri Renaud. Ce dernier était
mon meilleur ami à Paris. J’ai beaucoup appris auprès de lui et
de Ny. Ils m’ont présenté à beaucoup d’autres musiciens.
Comment s’est passé votre séjour
à New York?
Mon premier concert, c’était
Illinois Jacquet à l’Apollo. Je me suis aussi rendu au Birdland
dont on m’a refusé l’accès car je n’avais pas l’âge légal
pour boire de l’alcool. J’y suis retourné et j’ai demandé à
voir le patron, Oscar Goodstein, à qui j’ai expliqué que je ne
boirai que du Coca-Cola. On a sympathisé, et il m’a laissé entrer.
Ce soir-là, ce devait être Dizzy Gillespie sur scène. A partir de
là, j’y étais pratiquement tous les soirs. A cette époque –et
ça existait aussi dans les clubs à Paris–, il y avait des
photographes de salle pour les gens qui souhaitent être pris à leur
table, pour en garder un souvenir. Et bien, je remplaçais le
photographe du Birdland quand il était malade, mais gratuitement.
J’ai eu alors l’idée d’écrire à Jazz Hot, que je
lisais déjà au lycée, pour proposer mes photos. Et j’ai même
tenu la rubrique «Nouvelles d’Amérique» car je recueillais
beaucoup d’informations. Mes parents étaient assez fiers de ces
publications. Je ne suis pas resté de façon permanente à New York.
J’ai effectué des allers-retours de plusieurs mois entre 1951 et
1954. Par ailleurs, j’aidais les musiciens avec lesquels j’avais
sympathisé à venir jouer à Paris. Et là, je présentais ceux qui
souhaitent enregistrer à Léon Cabat, le fondateur des disques
Vogue, avec lequel j’étais en très bons termes.
Jimmy Raney, Charles Mingus, Thil Brown et Stan Getz au Birdland, 1952 © Marcel Fleiss, by courtesy De quels musiciens étiez vous le plus
proche?
Mon meilleur ami à New York était le
fort méconnu George Wallington, qui était pourtant un pianiste
exceptionnel. Il a beaucoup influencé Henri Renaud. Mais il a
subitement disparu de la scène jazz1.
Je me suis également lié avec John Lewis, que j’ai rencontré au
Birdland où il passait pendant une semaine avec le MJQ. Il est venu
ensuite me voir à Paris et on a eu une correspondance très suivie.
C’était un homme très intelligent et très distingué. De même,
Charles Mingus, que j’ai été le premier en France à présenter
dans un article biographique2. Il
avait de l’ambition et j’ai eu l’intuition qu’il irait très
loin. J’ai aussi connu Roy Haynes au Birdland; il m’appelait
toujours quand il était à Paris. Une fois, je l’ai persuadé de
faire une séance d’enregistrement que j’ai financée avec l’aide
de cinq ou six amis. On avait loué Le Studio Parisien, aux
Champs-Elysées, et Roy Haynes avait joué avec un petit groupe
constitué de Jimmy Gourley, Henri Renaud, Jean-Marie Ingrand (b) et
Jean-Louis Viale (dm). J’ai confié la bande, sans
en faire une copie, à Marcel Romano3
qui disait vouloir la vendre à Eddie Barclay. Il ne me l’a jamais
rendue; soi-disant il l’avait perdue. Ça a été ma seule
expérience dans l’édition musicale! Je m’entendais
aussi très bien avec Lester Young que j’ai emmené faire le bœuf
au Club St-Germain où je l’ai présenté à Jimmy Gourley. J’ai enfin entretenu une correspondance amicale avec Bennie
Powell, Jay Jay Johnson, Gigi Gryce ou encore Oscar Goodstein.
Quel a été votre ressenti à
propos de la ségrégation qui touchait les
musiciens afro-américains?
Au Birdland, il n’y avait aucun
problème. Cela se voit d’ailleurs sur mes photos: le public comme
les orchestres étaient mixtes. Je n’avais donc pas vraiment
conscience de la situation. Tous les dimanches, j’allais à
l’Apollo, à Harlem, sans aucune difficulté. Même si je m’y
sentais un peu seul… Mais tous les musiciens américains que j’ai
côtoyés rêvaient de jouer à Paris.
Preniez-vous également des photos dans les clubs à Paris?
Oui. Mais il y avait une concurrence et
une jalousie terribles entre les photographes français.
Particulièrement de la part de Jean-Pierre Leloir qui cherchait des
histoires à tout le monde.
Parlez-nous du concert de Thelonious
Monk à la Salle Pleyel de juin 1954…4 J’ai un peu aidé à organiser ce
concert, et c’est pourquoi j’ai eu le droit d’être sur scène
pour photographier Thelonious Monk. Il existe d’ailleurs une photo
de moi en train de le prendre en photo. Je n’ai jamais su de qui
elle était. Quand j’ai fait la première photo avec flash, il a
poussé un grognement! J’ai compris que ça le gênait, et j’ai
donc pris les autres avec la lumière des spots. Je l’avais
ensuite invité dans l’appartement familial avec Sacha Distel,
Jean-Louis Viale, Jean-Marie Ingrand et le couple Renaud pour écouter
des disques. Il s’est levé et j’ai
entendu claquer la porte d’entrée. Il était
en train de filer avec une bouteille de cognac dépassant de son
manteau. La semaine d’après, j’allais à Londres
pour affaires et il m’avait donné son adresse là-bas. Je l’ai
appelé, il m’a invité à dîner et s’est excusé. Il parlait peu. C’est à l’occasion de
ce concert à Pleyel que j’ai rencontré pour la première fois
Charles Delaunay avec lequel je n’avais eu jusqu’alors que des
échanges par courrier. Je l’ai peu connu, et quand j’allais rue
Chaptal, je ne me souviens pas d’avoir eu affaire à lui. C’était un
homme très distingué. A la fin des années soixante, c’est sa
mère Sonia que j’ai connue, à une époque où je fréquentais
beaucoup d’artistes russes. Elle a su quel était le métier de mes
parents, et elle m’a proposé quelques aquarelles contre une
couverture de fourrure; j’ai accepté. Plus tard, j’ai fait le
même type d’échange avec Man Ray.
Charles Delaunay et Thelonious Monk dans les coulisses de la Salle Pleyel, juin 1954 © Marcel Fleiss, by courtesy Avez-vous connu Boris Vian?
Non. Nous avons seulement en commun
d’avoir eu nos noms dans Jazz Hot à la même période…
Beaucoup plus tard, j’ai côtoyé sa veuve, Ursula, à Montmartre.
Pour ce qui est de l’équipe de Jazz Hot, je me souviens
d’un échange polémique avec Lucien Malson au sujet d’un de ses
articles qui dépréciait les musiciens blancs; attitude que je
réprouvais. Ny Renaud écrivait également dans Jazz Hot,
mais je ne me rappelle plus pourquoi elle utilisait un pseudonyme.
Pourquoi n’avez-vous pas poursuivi
la photo jazz après 1954?
J’ai changé
de goût et je me suis tourné vers la musique brésilienne, à la
suite de vacances passées au Brésil où j’avais vécu avec mes
parents entre 1940 et 1947, et où j’avais débuté ma scolarité.
Je suis toujours resté brésilien de cœur. J’ai
donné une partie de mes archives jazz à Daniel Filipacchi que
j’avais connu quand il était aussi photographe de jazz et qui est
devenu un copain et, plus tard, un client fidèle de ma galerie. Si
j’ai fréquenté par la suite le milieu artistique, c’est parce que
l’entreprise familiale se trouvait à proximité de l’Hôtel
Drouot. A l’heure du déjeuner, j’allais assister aux ventes.
J’ai appris le métier de marchand d’art ainsi, en commençant
par acheter des tableaux à 5 ou 10 francs que je laissais en vente
dans une galerie de la rue de Seine. J’ai progressivement délaissé
le métier de fourreur et, en 1972, j’ai ouvert ma première galerie,
rue de l’Université, avec les encouragements de Man Ray. Puis, je
l’ai déménagée rue Bonaparte en 1981.
Vous n’avez donc plus eu depuis
aucune activité dans le jazz?
Rien en dehors d’une émission de
radio, au Brésil, dans les années soixante, avec mon ami Jorginho
Guinle, propriétaire de Copacabana Palace, à Rio, et grand amateur
de jazz. Mon retour au jazz s’est effectué, bien plus tard, en
2008, quand j’ai été invité par la Villa Guetty, à Los Angeles,
pour un colloque sur le jazz où j’ai retrouvé René Urtreger. On
ne s’est pas quittés pendant les cinq jours du colloque. Et
pendant les conférences, on projetait mes photos. Je ne sais pas
comment ils ont eu l’idée de me contacter, de même que le Centre
Pompidou qui a également présenté quelques-unes de mes photos. On
peut les voir aussi en ce moment au musée Reina Sofia de Madrid,
dans le cadre d’une exposition sur les arts à Paris après la
Seconde Guerre mondiale5.
Vos photos jazz sont ainsi restées
dans vos archives durant cinquante ans?
Elles étaient dans des armoires chez
moi; je les avais oubliées. Un jour, en cherchant des photos
d’un de mes amis qui venait de décéder, lequel m’avait aidé, à
l’époque, à faire une séance de photos avec Roy Haynes, je suis
tombé dessus. A partir de là, Fred Thomas, qui a créé le label
Sam Records, m’a beaucoup aidé, en particulier pour la
restauration et la numérisation. Je viens récemment d’en
retrouver encore d’autres.
Marcel Fleiss devant l’une des vitrines de l’exposition montrant des exemplaires originaux de Jazz Hot © Jérome Partage Comment est venue l’idée de cette
exposition?
Je connais la sœur d’un des associés
de la librairie, et ce sont eux qui m’ont proposé d’exposer mes
photographies. Sur deux cents photos, ils en ont choisi quarante.
C’est la première fois qu’une exposition est consacrée à mes
photos jazz et je ne l’aurais jamais organisée dans ma propre galerie.
De même que jusqu’à présent je n’avais jamais vendu mes
photos. Je les ai toujours offertes autour de moi, à des auteurs
et éditeurs préparant un ouvrage sur un des musiciens que j’avais
dans mes archives. Et j’ai aussi voulu exposer des exemplaires de
Jazz Hot car c’est grâce à la revue si ces photos
existent, car sans cet encouragement, j’en aurais sûrement fait
beaucoup moins.
1. Giacinto Figlia, dit George
Wallington (1923-1993), était originaire de Palerme et avait émigré
avec sa famille, aux Etats-Unis, en 1924. Il débute sa carrière
auprès des boppers (Max Roach, Charlie
Parker, Dizzy Gillespie). Il participe ainsi à de nombreux
enregistrements, notamment à Paris, en 1953, pour Vogue
(certainement par l’intermédiaire de Marcel Fleiss) avec Pierre
Michelot et Jean-Louis Viale. Il quitte subitement la scène jazz en
1959 (il s’en était expliqué dans Jazz Hot n°462, 1989)
pour n’y revenir que vingt-cinq ans plus tard (Jazz Hot n°499,
1993). Le premier article sur George Wallington est paru dans Jazz
Hot, en 1952 (n°68), sous la plume de Marcel Fleiss et de Ny Renaud
(sous le pseudonyme de Jacques Henry). 2. Cet article est paru dans Jazz
Hot n°69 (septembre 1952), conjointement à une tribune de Charles Mingus
intitulée: «Où va le jazz?». 3. Activiste de
longue date, programmateur du Club St-Germain, rédacteur à Jazz Hot
à la même époque que Marcel Fleiss, Marcel Romano (disparu en
2007) a notamment pris part à des enregistrements de musique de
film, dont celle, très célèbre, d’Ascenseur pour l’échafaud
de Louis Malle (1958), avec Miles Davis, et des Liaisons
dangereuses 1960 de Roger Vadim (1959) avec Thelonious Monk, Art
Blakey et Duke Jordan. 4. Ce concert a eu lieu dans le cadre du
«3e Salon International du Jazz» qui avait été
organisé par Jazz Hot à la Salle Pleyel, du 1er au 7
juin 1954. Etaient également à l’affiche: Gerry Mulligan, Sidney
Bechet, Mary-Lou Williams, Albert Nicholas ou encore Don Byas, ainsi
qu’un tournoi de musiciens amateurs (voir le programme dans Jazz
Hot n°88 et le compte-rendu dans Jazz Hot n°89). 5. Cf. https://www.museoreinasofia.es/en/exhibitions/paris-without-regret
*
EXPOSITION LES ANNÉES JAZZ DE MARCEL FLEISS Librairie Métamorphoses, 17 rue Jacob, 75006 Paris
lundi 14h-18h - mardi au samedi 10h30-13h/14h-18h30
01 42 02 22 13 / librairie.metamorphoses@gmail.com MARCEL FLEISS ET JAZZ HOT: n°62 à 71 (1952), n°78, n°82 et n°83 (1953)
Quelques-unes des photos de Marcel Fleiss présentées à l’occasion de l’exposition © Jérôme Partage
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