Richard Wyands, 1992
© Philippe Lévy-Stab
La série des disparitions de pianistes d’exception se poursuit: Richard Wyands nous a quittés le 25 septembre 2019 à New York, NY, un artiste dont la réputation parmi ses pairs est aussi légendaire qu’elle est inexistante dans le public de jazz, conséquence d’une sous-évaluation par l’ensemble de la critique de jazz, plus avide de fausse sensation que de profondeur artistique. L’absence de vidéo en live sous son nom sur la toile et YouTube témoigne du peu de cas dont les médias font preuve à l’égard d’un aussi grand artiste. Seul des reprises de ses quelques albums en leader donnent à entendre son talent. Il sera donc nécessaire d’écouter ses disques si on veut se donner la peine de découvrir ce géant du jazz.
Nous avions réussi en septembre 2007 (Jazz Hot n°642) à recueillir la parole de ce pianiste d’exception, peu médiatisé et rare, dont l’œuvre enregistrée en leader reste trop modeste (10 albums) mais est gigantesque en sideman et plus largement sur le plan esthétique, tant il fut demandé par ses pairs pour ses qualités hors normes d’écoute et d’invention, de swing et de blues. Il a ainsi accompagné les plus grandes chanteuses, Ella Fitzgerald, Etta Jones, Carmen McRae dans la durée, et avec ses pairs Teddy Wilson, Hank Jones, Tommy Flanagan, Oscar Peterson, Kenny Barron, il a contribué à fixer les canons du piano jazz, de l’accompagnement dans le jazz dont il est l’un des maîtres. C’est donc un pianiste majeur, malgré sa modestie naturelle, qui vient de disparaître, en tout anonymat.
Né en 1930, selon ce qu’il disait dans cette interview, il semble d’après la plupart des sources que 1928 soit en fait l’année de sa naissance. Il a débuté en 1944 dans son Oakland, CA, natal et, avec l’autorisation de sa mère en raison de son jeune âge comme il le racontait, dans les clubs nombreux au sein des orchestres locaux.
Il a étudié le piano classique depuis l’enfance, avec des cours particuliers de proximité, mais il était porté dès cet âge sur le piano par le truchement de l’église où sa mère chantait. C’est Wilbur Balanco qui lui enseigne ses premières bases de jazz, et Richard a étudié la batterie autant que le piano. Il se pensait meilleur à la batterie à cette époque, bien qu’il ait finalement opté pour le piano à l’Université de San Francisco où Richard Wyands étudie, très tôt à 17 ans, la composition.
Influencé d’abord par Teddy Wilson –le pianiste emblématique pour ses qualités d'accompagnateur– c’est sur la Côte Ouest qu’il découvre le bebop, les enregistrements de Charlie Parker et le grand Orchestre de Dizzy Gillespie. Il fréquente les jeunes musiciens de Californie, Paul Desmond, Jerome Richardson, Gigi Gryce, Eric Dolphy, Hampton Hawes, Dexter Gordon qu’il accompagne plusieurs semaines à Oakland, dans une formation comprenant Miles Davis. A partir de 1949, il commence à enregistrer en sideman avec Charles Mingus, Charlie Mariano, Cal Tjader. Il raconte la ségrégation de cette époque dans l’Ouest, le Nevada, rendant difficile les tournées, pour l’hôtel notamment, rappelant qu’il pouvait accompagner Ella Fitzgerald dans les grands hôtels mais qu’il n’était pas question d’y passer la nuit pour les Afro-Américains, même les plus célèbres, même Ella. Seule, Lena Horna a réussi à franchir la ligne.
Il se produit régulièrement dans les clubs, le Blackhawk de San Francisco souvent, présentant même parfois ses confrères. Il se souvient de sa nervosité d’avoir introduit, au piano, le trio d’Art Tatum avec Slam Stewart… avant d’apprécier sa gentillesse et ses conseils. Il a ainsi partagé l’affiche avec le gotha de l’instrument, Erroll Garner, Oscar Peterson, George Shearing…
Il quitte la Côte Ouest en 1957, vit une année à Ottawa, au Canada pour honorer un contrat avec un club, où il accompagne de nombreux vocalistes, parfois à l’orée de leur carrière, Abbey Lincoln, Johnny Matis, où il perfectionne son art de l’accompagnement. Après cet engagement, il tourne avec Carmen McRae, une tournée qui se termine à New York où le pianiste s’installe, non sans difficultés en liaison avec l’obtention de la carte professionnelle et les conditions d’engagements très dures. Mais avec ses engagements sur la Côte Ouest, où il a même joué avec Charlie Parker, Richard possède un solide carnet d’adresses, et nombre de connaissances dans l’univers mingusien, avec qui il enregistre (Jerome Richardson, Charles Mingus lui-même, Roland Kirk… ), l'aident à s'introduire à New York. A partir de 1960, il enregistre plusieurs fois avec Oliver Nelson, Etta Jones, Gigi Gryce, Gene Ammons…
C’est alors, en 1964, la rencontre de Kenny Burrell, la plus productive sur le plan discographique de Richard Wyands, peut-être par l’intermédiaire d’Hampton Hawes. Une dizaine de disques de 1966 à 1974 témoignent de cette période où ils font ensemble de nombreuses séances, et Kenny et Richard sont restés des amis proches jusqu’à aujourd'hui.
Parmi les collaborations au long cours, on note les chanteuses de jazz Carmen McRae, Esther Phillips, Carrie Smith, et surtout Etta Jones, dont les premiers enregistrements avec Richard Wyands datent de 1960 et qui lui maintiendra sa fidélité jusqu’à son dernier disque en 2001. Houston Person qui accompagna régulièrement Etta Jones depuis 1968, utilisa souvent les talents de Richard Wyands pour ses propres enregistrements.
Richard Wyands se fit d’ailleurs la spécialité d’accompagner les grands saxophonistes ténor et alto du jazz, la liste est impressionnante: outre Jerome Richardson, Gene Ammons, Roland Kirk et Houston Person dont nous avons parlé, on trouve Von Freeman, Flip Phillips, Teddy Edwards, George Kelly, Budd Johnson, Illinois Jacquet, Frank Foster, Eddie Lockjaw Davis, Billy Mitchell, Al Cohn, Buddy Tate, André Villéger, Harold Ashby, Zoot Sims, Oliver Nelson, Willis Jackson, Eric Alexander, sans oublier à l’alto, Gigi Gryce, Eric Dolphy, Charlie Mariano, Frank Wess, Benny Carter, James Spaulding… On peut citer parmi les autres instrumentistes Benny Bailey, Freddie Hubbard, Doc Cheatham, Richard Williams, Warren Vaché, Al Grey, Carl Fontana, Lem Winchester, Carl Tjader, Ray Haynes, Slam Stewart, Art Davis, et on rappellera bien entendu pour finir cette liste le grand Kenny Burrell.
On comprend que dans cette longue carrière de plus de 70 ans, un tel pianiste a côtoyé des centaines de musiciens de haut niveau qui l’ont apprécié pour ses qualités exceptionnelles de swing, de blues, un toucher de piano d’une clarté cristalline, son économie savante quand on connaît sa virtuosité.
Dans sa descendance, il a isolé chez ses confrères de sa génération quelques pianistes de prédilection: Hank Jones, Tommy Flanagan, Kenny Barron; et parmi ses suiveurs: Bill Charlap, Mulgrew Miller, Cyrus Chestnut, Mike LeDonne… tout en notant la richesse du jazz en matière de pianistes.
Il avait choisi pour sa très réduite production en leader (une dizaine d’albums) des accompagnateurs favoris qui partageaient son sens de la perfection: Peter Washington (b) et Kenny Washington (dm) ou Lyle Atkinson (b) et Leroy Williams (dm) formant avec lui un trio d’une telle cohésion, d’un tel swing, avec une telle permanence du blues, qu’on pourrait sans problème le définir comme l’archétype, la perfection absolue du trio jazz, un classique du jazz au sens où on ne peut pas lui donner d’âge: l’éternelle modernité de l’œuvre d’art enracinée. L’art de Richard Wyands a en effet accompagné, comme on l’a compris, des musiciens de plusieurs générations du jazz sans jamais prendre une ride, sans faiblesse, de Benny Carter à James Spaulding…
Nous vous recommandons la lecture de sa passionnante et rare interview dans le Jazz Hot n°642 où se trouve une approche discographique très étendue, sans doute incomplète malgré les plus de 120 disques référencés en raison de la longueur de la carrière de Richard Wyands.
Et pour en donner une idée sonore très partielle, de même que du talent de cet artiste, en l’absence totale de vidéos en live, nous rappelons ci-dessous l’écoute sur disque de quelques thèmes en leader…
Richard Wyands est de ces «sidemen» qui sont le cœur du jazz au même titre que les plus grands leaders-créateurs de cette musique.
Comme pour Larry Willis qui a disparu en cette fin septembre 2019, «Never Let Me Go» (Get Out of Town, SteepleChase) est de circonstance, une manière d’apprécier l'originalité et l'imagination sans limite de ces deux pianistes d'exception disparus dans la même semaine…
Yves Sportis
Photo © Philippe Lévy-Stab
Richard Wyands et Jazz Hot: n° 642, 2007 (discographie)
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