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Michel Le Bris

30 jan. 2021
1er février 1944, Plougasnou, Finistère - 30 janvier 2021, La Couyère, Ille-et-Vilaine
© Jazz Hot 2021

Michel LE BRIS
Le voyage et le rêve


Michel Le Bris, c. Mai 1968, à l'époque de Jazz Hot © photo Eliane Barrault by courtesy

Michel Le Bris, c. Mai 1968, à l'époque de Jazz Hot
© photo Eliane Barrault by courtesy


Le Voyage
Charles Baudelaire

Étonnants voyageurs! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.


Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu?



Jazz Hot n°249-1968, son premier numéro de rédacteur en chef

Michel Le Bris, écrivain, éditeur, directeur de festival, journaliste et militant politique, un ancien de Jazz Hot où il a été rédacteur en chef, est décédé le 30 janvier 2021 à son domicile. 

Né dans une famille modeste au début de l’année 1944 à Plougasnou, près de Morlaix dans le Finistère, dans une Bretagne encore occupée, Michel Le Bris a été diplômé d'HEC en 1967. Dès son adolescence, il est passionné de jazz et, en 1967, il est engagé politiquement à gauche dans une France déjà en effervescence sur le plan des mouvements sociaux, des idées, après 10 ans de gaullisme qui a mis en place les conditions d’une société inégalitaire et autocratique (la constitution de la Ve République, l’inféodation de la culture et des médias) dont nous avons aujourd’hui le résultat catastrophique en 2021.

Son passé d’écrivain et d’éditeur passionné d’aventures, de mers et d’océans, lui ont valu de relativement nombreux hommages dans la presse généraliste et spécialisée, voire des autorités des collectivités locales, qui ont mis un voile pudique sur son passé politique, alors que cette même presse s’est toujours attachée à condamner les engagements de jeunesse de Michel Le Bris, et qu’elle continue encore de nos jours à salir de sa propagande autant la mémoire des années 1968 que les rares «Michel Le Bris» de 2021.

Dans le milieu et la presse du jazz, Michel Le Bris a eu droit aux mêmes hommages hypocrites de ceux-là même qui disaient encore le pire sur lui dans les années 1990-2000 alors que Michel Le Bris avait quitté Jazz Hot depuis 20-30 ans où son passage avait été court mais pas pour autant oublié.

Comme disait le général américain George Armstrong Custer (sans parenté avec Louis), «il n’y a de bons Indiens que les Indiens morts», et les bourgeois, au sens de la lutte des classes, de Georges Brassens ou de Michel Le Bris, ont été ravis d’enterrer sous les fleurs artificielles ce qui reste l’élément fondateur de la personnalité de Michel Le Bris, comme ils l’ont fait pour Charlie Hebdo en 2015: son passé de militant politique de gauche à une époque où l’idée de gauche avait encore un vrai sens politique et moral pour une partie de la population, et un pouvoir de rêve d’une autre société pour une partie de la jeunesse. Il est vrai qu’une partie de ceux qui s’en réclamaient, ou qui s’en sont réclamés après coup, les révolutionnaires de la 25e heure, pensaient déjà à la pervertir dans leur course programmée au pouvoir. La suite de l’histoire politique des 50 dernières années nous l’a confirmé.

Nous ne parlerons pas dans cette évocation de la vie ultérieure, très riche, de journaliste, d’auteur, éditeur, écrivain, le plus long de la vie de Michel Le Bris après son passage à Jazz Hot, beaucoup l’ont fait avec peu de profondeur en général, mais on peut espérer découvrir un jour une biographie écrite par ses proches. On peut constater que sa vie, ses réalisations reflètent un engagement, un rêve, qu’il s’est tourné vers le large, l’aventure, l’horizon sans limite et le passé parfois, la nostalgie d’une certaine liberté. Mon interprétation est que son passé d’engagement politique, à l’époque de sa participation à Jazz Hot –le jazz étant un engagement cohérent dans la ligne de son engagement politique– est pour beaucoup dans le déroulement d’une vie plutôt bien remplie, cohérente, profonde, qu’on ne perçoit pas dans les hommages rendus au prix «d’arrangements» avec la réalité et de la négation partielle de ce qu’il fut et pourquoi il le fut.

Lui-même, dans quelques interviews, s’est brièvement raconté, avec sobriété, sur ce passé sans nier les contradictions, les difficultés, les impasses et les luttes de pouvoirs inhérentes à un engagement très difficile à cette époque, et incompréhensible aujourd'hui où peu de personnes prennent le risque de s’engager sur les milliers de sujets qui pourtant le nécessiteraient, et qui manquent, pour cette raison, de la sensibilité et de l’imagination requise à la compréhension d'un tel parcours. Les combats d'aujourd'hui sont la plupart du temps des groupements d'intérêts individuels, alors que ceux de ce temps, le rêve aidant, avait parfois cette dimension de la recherche d'un bien collectif universel.

Sa franchise et sa lucidité sur certains épisodes ont bien sûr été interprétées par la presse bourgeoise d’aujourd’hui comme une «reconnaissance de ses erreurs», une sorte de conc(f)ession qui permettrait de lui donner l’absolution, alors que, pour Michel Le Bris, j'imagine qu’elles étaient un éclairage de son parcours, de ses recherches. La bourgeoisie a au moins cette constance de ne jamais reconnaître d’erreurs; elle ne doute de rien, pas même de sa médiocrité et de sa nocivité. C’est sans doute pour cela que Michel Le Bris semblait ne pas trop vouloir parler de ce passé, car il savait ce qu’il ressortirait d’une analyse lucide et honnête dans les commentaires pervers de cette presse, et peut-être préférait-il se tourner vers le large, l’avenir et le passé, gardant le présent pour l'action, les projets et ses proches. Les petites incertitudes de (la) mémoire auraient mérité un dialogue dont sa disparition prématurée nous a privés, au moins pour ce qui concernait cette période Jazz Hot; l’esprit qui y régnait alors, son arrivée et son départ sur lesquels les informations manquent. Sa jeunesse aurait aussi mérité un approfondissement qu’il était le seul à pouvoir apporter.

Dans ce salut à un ancien, pour évoquer l’époque autour de sa participation à Jazz Hot, nous nous limiterons à un rappel des faits à travers Jazz Hot surtout –une sorte de chronologie– afin que ceux qui rêvent encore d’aventures et de liberté en 2021, comme Michel Le Bris le fit en ce temps, puissent percevoir ce qui a fondé, c’est notre conviction, l’action de Michel Le Bris, en particulier sa passion pour le jazz, son passage à Jazz Hot et à La cause du peuple, deux engagements inséparables de son rêve ultérieur de corsaires, de liberté et d’océans.

D’abord la réalité du passage de Michel Le Bris dans Jazz Hot est différente de celle qui a été relatée dans la presse bourgeoise de 2021, c’est-à-dire la quasi totalité de la presse aujourd’hui, généraliste ou spécialisée –la presse oligarchique doit-on dire pour être exact en 2021. Michel Le Bris est arrivé dans l’équipe comme rédacteur épisodique en mars 1967, dans le n°229, et il avait déjà des idées construites sur le sujet, quoi qu’on en pense. Philippe Koechlin est alors rédacteur en chef. Sur le modèle précurseur de Frank Ténot qui, après Jazz Magazine au milieu des années 1950, avait exploité en 1960 le filon du yéyé pour asseoir son pouvoir et sa fortune dans tous les sens du mot, l’équipe de Jazz Hot, avec plus d’immaturité et moins de cynisme que le modèle, sous la houlette du rédacteur en chef, s’est mise en tête d’exploiter l’air du temps des débuts de la culture mondialisée jeuniste de grande consommation, le rock et la folk. Mais le modèle Ténot n’est pas transposable à Jazz Hot qui appartient à Charles Delaunay, un autre modèle philosophique, une autre perception du jazz. Même s’il est quelque peu en retrait depuis plus de 10 ans, il fait encore les chèques et porte toujours le titre de «Directeur». Depuis le n°222 (juillet-août 1966), avant donc l’arrivée de Michel Le Bris, c’est dans les locaux de Jazz Hot que naissent et s’élaborent les premiers numéros de Rock & Folk. Cela durera plusieurs mois jusqu’à avril 1968. Le premier numéro (couverture Bob Dylan avec une série d’articles de faible intérêt si ce n’est l’histoire, disponible en PDF) porte d’ailleurs le statut de supplément de Jazz Hot, n°222bis, et a bénéficié d’une page de publicité dans Jazz Hot N°221. Il n’y a pas plus d’ambiguité sur le lieu de naissance qu’il n'y en a sur les motivations de l’équipe par rapport au jazz, à sa compréhension, à ce qui se passe dans le monde du jazz, le vrai car enraciné aux Etats-Unis, en pleine effervescence sur le plan des Droits civils et devant la guerre du Viêt-Nam. 

Dans l’équipe, se produisent de vrais clivages. Il y a alors dans Jazz Hot des articles sur et par André Hodeir, le Dictionnaire du jazz d’André Clergeat (qui fait partie de l’équipe) apparaît, à l’époque soutenu par Jazz Hot (n°225). Il y a des articles traditionnels, sur le jazz, le blues, des interviews; Philippe Adler signe des échos, Patrice Blanc-Francard, qui restera en contact avec Michel Le Bris, écrit des chroniques de disques; une équipe, composée d’anciens (Hodeir, Malson… années 1940) et de plus jeunes de toutes les générations (années 1950, 1960), assure un contenu diversifié, parfois en contradiction les uns par rapport aux autres, Jazz Hot est une étape consacrée et une tribune d'expression recherchée, un lieu de débat… Une partie de l’équipe, la plus récente, sent que c’est aux Etats-Unis et à Harlem que ça se passe comme Daniel Berger qui chronique avec images un ouvrage de Claude Brown. Jacques B. Hess fait de la politique radicale dans son bloc-notes, et une forme de débat interne s’est instauré, pas toujours courtois et consensuel. Après le bebop, le free jazz clive. Albert Ayler est qualifié «d’adepte du néant» dans le n°226. Dans le n°227, Jean-Paul Sartre est en couverture avec Sonny Rollins, Daniel Berger évoque Cecil Taylor qui fait la couverture du numéro suivant. Dans le n°229, Michel Le Bris montre, pour son premier article, un angle de vue radical: «L’Artiste volé par son art» qui répond déjà à l’article du n°226 à propos d'Albert Ayler. Le débat s’approfondit sur le jazz comme dans la société française et annonce, assez clairement, les débats de Mai 68. La critique de jazz est remise en cause, par Michel Le Bris, et sans gants. La couverture graphique «La marée noire» (n°231) en mai 1967 le confirme. Alain Corneau (le cinéaste, mais aussi batteur passionné de jazz, 1943-2010) signe une revue des disques ESP (avant-gardistes) à propos des musiciens du free jazz; une revue de presse internationale sur la «nouvelle chose» (new thing ou free jazz) fait le point. Yves Buin écrit un article au titre involontairement prémonitoire: «Coltrane ou la mise à mort», le saxophoniste décédant un trimestre plus tard, et un article «Le nouveau jazz et la réalité américaine» prend au moins conscience que le jazz n’est pas un jeu ou un exercice musical académique qui s’apprend au conservatoire, mais une expression de vie au sens plein, même s’il pose, en même temps, le fondement d’une erreur car le jazz, tout le jazz, et pas seulement le nouveau, est en prise directe sur la réalité inégalitaire américaine qui n’a toujours pas été réglée en 2021, avec son passé esclavagiste et ségrégationniste des Amériques, les Etats-Unis entre autres pays. Ce lien entre la vie et le jazz, peu ou pas de critiques l’ont perçu (les anciens comme les modernes) ou plus exactement ne souhaitent pas en parler pour ne pas mêler art et politique, en dehors de Charles Delaunay (version pédagogique) et Boris Vian (version romanesque) dans Jazz Hot. C’est ce qui fait le caractère exceptionnel de ces deux anciens, trace un sillon particulier de Jazz Hot parmi l'ensemble des revues spécialisées, sur lequel s’est ancrée la rédaction actuelle de Jazz Hot depuis 1991, soit 30 ans aujourd’hui. Ce lien est pourtant au cœur des artistes, de leur contenu et de leur forme musicale comme de leur action ordinaire dans le quotidien, leur vécu le plus banal, pour Billie, Ella, Louis, Duke, Count ou Ray Charles comme pour Dinah, Aretha, Abbey, Dizzy, Parker, B.B. King, Mingus, Roach, Coltrane, Archie Shepp, Stanley Cowell comme de Wynton Marsalis, du Spirit of Life Ensemble, de Billy Harper, encore en 2021…

Dans le n°232, Michel Le Bris et Bruno Vincent remettent en cause directement la «critique de jazz classique» dans un langage de 1968, truffé de références linguistiques et philosophiques (le structuralisme est au cœur de ce moment), parfois scolaire, systémique et immature sur le fond, progressiste souvent au sens où tout est vu dans un déroulement mécaniste et de système, sans la profondeur de l'histoire et la volonté des humains. Mais le contenu, inabordable pour la quasi-totalité des lecteurs d’aujourd’hui et une partie de celle d’alors, faisait appel à l’analyse politique et psychologique des pouvoirs, avec cette touche universitaire et partisane de l’époque (citations en vrac de Roland Barthes, Karl Marx, Ferdinand de Saussure, etc.), pas toujours avec la cohérence nécessaire à ces idées, car faire la révolution, même intellectuelle, aurait supposé de révolutionner aussi le discours des dominants (les mandarins dans la terminologie d'alors) en sortant en particulier du discours universitaire, du pouvoir du discours. Reste que la curiosité de Michel Le Bris et de ses complices à Jazz Hot pour la réalité américaine d’alors est fondamentale pour la compréhension du jazz, comme la curiosité pour le blues, dix-quinze ans avant dans Jazz Hot, avait été salutaire; même si les limites de l'analyse sur le blues ont abouti à Rock & Folk, un manque de discernement pour cause de consommation de masse et de mode. 

Le débat en 1967 est donc, d'une certaine façon, un dialogue de sourds, même si dans ce débat, vu avec le recul, le point de vue de Michel Le Bris, Yves Buin, Daniel Berger, Alain Corneau, a le mérite essentiel de remettre le jazz dans la perspective de l’histoire afro-américaine. Le bon courrier des lecteurs de Lucien Malson, universitaire jusqu’au bout du stylo, mais déjà ancré dans les fonctionnements traditionnels de la critique de jazz depuis la fin des années 1940, est presque la table de négociation interne entre une partie de la rédaction et l’autre (Buin, Le Bris, etc., versus Lenissois, Gilson, Hodeir, Clergeat, Cullaz et d’autres), d’autant que les lecteurs participent à ce débat aux allures parfois universitaires qui les déstabilisent dans leur perception d’un jazz ludique et à consommer qui s’est progressivement installé en France depuis les années 1950 avec aussi le développement des modes, de la consommation et des querelles générationnelles (bebop contre mainstream et traditionnel, puis free jazz contre bebop et mainstream, etc.).

Michel Le Bris n’évite, pas plus que Philippe Carles et d’autres avant eux au moment du bebop, l’écueil de la querelle de générations en parlant de nouveau jazz en rupture, en révolution contre l’ancien, alors que le jazz est, dans son ensemble, un fait culturel cohérent et en rupture avec l’ensemble de la logique sociale américaine inégalitaire et pas seulement dans les années 1960. Les Afro-Américains n'ont pas attendu le free jazz pour remettre en cause, sur le plan artistique et parfois politique, au prix d'émeutes sanglantes, l’esclavage, la ségrégation et fonder une expression libre. Robert Johnson ou Howlin’ Wolf, Billie ou Ella sont aussi libres (free) que John Coltrane, et sans doute plus que Cecil Taylor ou Ornette Coleman dont l'art se place davantage dans une recherche esthétique d'une «originalité». En France, c’est la tradition de pensée –les Anciens et les Modernes, le siècle des révolutions– et l’histoire qui fixent ainsi le débat, et qui va prolonger le malentendu sur le jazz, y compris dans l'opposition jazz de culture, jazz de répertoire, jazz ludique et musique improvisée, française et européenne, qui en découlera ultérieurement. Une forme –improvisation libre aussi bien qu’improvisation collective new-orleans, jazz traditionnel– ne crée pas un art; au mieux, un courant, au pire, un académisme, un système, une usurpation/spoliation, une chapelle.

Si tout est sujet à relecture dans ces années intenses et à critique pour les curieux de 2021, c’est au moins un débat, parfois de qualité et avec des points de vue qui n’hésitent pas à s’affronter, avec une violence et une radicalité des propos qui témoignent d’une diversité d’opinions et de convictions que l’époque ne désapprouve pas: malgré parfois les erreurs, l'immaturité, le débat existe et fait réfléchir, les gens s’expriment librement, ça change de 2021: ça s’appelle «la démocratie». 

Et ça n’empêche pas Jazz Hot d’exister. Maurice Cullaz, dans son style «out of nowhere», poursuit ses interviews de Max Roach et Abbey Lincoln dont les réponses suffiraient à éclairer le débat, à réparer les errances du débat franco-français; mais ce débat est finalement nécessaire… pour la France d’alors sans doute autant que pour le jazz car les deux préoccupations, les deux réalités (française et américaine) ne se superposent pas. Elles ont chacune leur identité et leurs blocages. Daniel Berger et Alain Corneau continuent leur exploration de New York dans les années prè-1968 et Bernard Niquet explore le passé mal connu du jazz en la personne de Joe Smith, trompettiste précurseur des années 1920.

A Paris, Dexter Gordon côtoie Johnny Griffin, Don Byas, Sonny Grey, Charles Lloyd de passage, Sammy Davis, Michel Sardaby; la sortie de l’Otan n’a pas encore fermé les clubs de jazz de la Capitale, la vie nocturne est encore intense et de qualité. C’est l’année du premier festival de Montreux, première mouture d’un festival à volonté d’animation touristique et ludique, même si sa qualité sera parfois superlative grâce à l’installation en Suisse de Norman Granz. Billy Strayhorn vient de mourir devançant de peu John Coltrane, Wes Montgomery et quelques autres, signe que le jazz atteint la cinquantaine. Il y a aussi des disparitions sans cadavre, celles que produit l’Amérique à partir de 1968 et la mort de Martin Luther King, Jr., en déclassant une partie de sa population. Les musiciens afro-américains en feront les frais, mais ils ne sont pas les seuls. On a vu en 2020, la mort réelle cette fois, de quelques-uns de ces artistes aux itinéraires underground (Henry Grimes, Giuseppi Logan…), disparus dans cette fin des années 1970, qui ont passé une bonne partie de leur vie a zoner à New York, à Los Angeles et ailleurs.

Dans «La nuit noire» (Jazz Hot n°236, novembre 1967), Yves Buin évoque la violence aux Etats-Unis, les révoltes de la population afro-américaine, et les réactions de la presse bourgeoise en France (Le Monde entre autres: à l’époque on ne se trompait pas sur le positionnement social de ce quotidien pourtant moins conformiste et plus professionnel qu’aujourd’hui) comme toujours contre les violences dès lors qu'elles émanent du peuple, «oubliant» celles, permanentes, des pouvoirs. Citons un paragraphe qui serait à méditer  et contextualiser dans de nombreuses situations en 2021: «La violence. Dès qu’on envisage la violence dans l’histoire, inévitablement les mêmes arguments sont invoqués. L’Europe ne comprend plus la violence. On la déplore, on en conteste l’utilité, la justesse conjoncturelles. Que répondre, sinon qu’il n’y a, pour l’opprimé, de violence, qu’imposée, provoquée? L’intolérable condition de vie, la misère effroyable du peuple noir demeurent parmi les premières parmi les violences instituées, codifiées, légalisées par le système nord-américain.» La réalité sociale en 2021 a-t-elle changé, si ce n’est dans le travestissement de la réalité et la perversité des discours, le monolithisme médiatique et l’uniformisation mondiale de la pensée organisés par l’oligarchie au moyen des nouvelles technologies? Yves Buin pose alors la question qui fait débat à Jazz Hot et dans la critique en général: «A qui fera-t-on croire que le jazz va se tenir au dessus de la mêlée?» Nous ne sommes pas encore en mai 1968. Il y a parallèlement une publicité dans ce numéro pour Rock & Folk «le magazine pop pour ceux qui pensent» rappelant la formule Ténot («Pour ceux qui aiment le jazz») mais le ludique a fait place à la posture intellectuelle, la mode évolue. On voit tout ce qui sépare les multiples tendances qui peuplent le Jazz Hot de cette époque. De fait, elles existent encore de nos jours, même si le débat n’est plus possible dans le jazz comme ailleurs. Le conformisme a triomphé entre temps, et la consensualité non-violente, même en discours, est imposée par la loi, ses représentants ou la bienséance. Emettre un avis discordant, une protestation est aujourd'hui considéré comme une agression et, dans certains cadres ordinaires, passible de répression.

En décembre 1967 (n°237), Boris Vian revient en couverture, on penserait instrumentalisé par la partie qui dirige la revue pour évoquer le «bon temps» d’un jazz qui ne pensait pas mais s’amusait, s'étourdissait (St-Germain-des-Prés). Mais c’est –surprise!– Michel Le Bris et Bruno Vincent qui établissent un bon dossier Vian (avec d’intéressantes interviews: Magali Noël, Mouloudji, Michel Constantin, Alain Vian, Marie-José Casanova…) et rétablissent un Vian profond, travailleur, allant au bout de lui-même. Le débat fait rage dans les comptes-rendus:  le titre Paris Jazz Festival 67: «Du jazz que l’on récite à celui qui se joue» et «La transparence et le cri» de Michel Le Bris et Bruno Vincent s’opposent à «La vraie liberté» de Jef Gilson, deux visions opposées du quintet de Miles Davis de 1967. Sans prendre parti dans ce débat, car le contenu révèle de véritables faiblesses de pensée chez les protagonistes malgré la qualité de l’écriture, entre progressisme dénué d’esprit critique chez Le Bris et Vincent et l’incompréhension sans discernement du free jazz par Jef Gilson, musicien professionnel. Ce qui ressort des commentaires, c’est que le débat était aussi musclé parmi les spectateurs du festival. Ça change des publics passifs-consommateurs du XXIe siècle. L'épisode actuel d'enfermement où le public est exclu du concert-club, derrière son écran pour regarder le jazz masqué, démontre que la réalité est toujours plus violente et inattendue que la fiction. Le jazz sans public, contrairement à la recommandation de Jean-Paul Sartre, il fallait l'oser, mais c'est bien connu depuis Audiard: «Les cons, ça ose tout!»

En janvier 1968 (n°238), Jazz Hot a mis Archie Shepp en couverture. Jean-Claude Zylberstein, qui connaîtra lui aussi un bon parcours dans l’édition de livres (10/18, romans et polars étrangers, etc.), fait un compte rendu de New York. Un compte-rendu prémonitoire de Natasha Arnoldi intitulé étrangement «Concert français» pose les bases de la musique improvisée et du jazz «français» qui règneront en maîtres des subventions sous Jack Lang dans les années 1980. Au programme et sans surprise, on trouve Aldo Romano, Henri Texier, Michel Portal, Alain Tabar-Nouval, un texte conclut ainsi:«Enfin, il y avait là un pressentiment de belle musique à venir.» On sera d’accord sur le pressentiment, moins sur le reste… Le pianiste Henri Renaud y va de sa petite interview pour «faire jeune» («John Lewis aime le rock») et «Jef Gilson rejoint enfin l’avant-garde»: la conversion, mais laquelle? Guy Kopelowicz évoque New York et principalement la new thing qui semble y dominer, ce qui est son angle de vue. Demètre Ioakimidis n’aime pas Archie Shepp, et rectifie l’équilibre du côté de Sarah Vaughan et Miles Davis dans son compte rendu du festival de San Remo: «La véritable avant-garde du jazz –pour autant qu’on veuille considérer le jazz comme une musique– ce furent des artistes comme Coltrane, ce sont des artistes comme Davis

Dans le numéro de mars 1968 (n°239), il y a encore une publicité pour Rock & Folk; Alain Gerber, qui n'a pas tout saisi du débat, répond à Yves Buin que l’émotion reste irréductible avant l’analyse dans le courrier des lecteurs de Lucien Malson qui dispense au lectorat une leçon magistrale sur le structuralisme, une nécessité quand on veut pouvoir suivre ce qui s’écrit dans Jazz Hot. Le courrier des lecteurs est plus que jamais la table ronde de Jazz Hot. Gérard Conte apparaît avec un article sur le jazz nouvelle-orléans. Bernard Niquet continue d’explorer les racines et évoque les voix afro-américaines du jazz oubliées.

En avril 1968 (n°240), première révolution à Jazz Hot, plus de Philippe Koechlin comme rédacteur en chef. Et c’est Charles Delaunay qui la déclenche, pas Michel Le Bris et ses amis. Le courrier des lecteurs, le dernier de Lucien Malson dans Jazz Hot, propose Carlos de Radzitsky, l’éminent critique belge, correspondant régulier dans l’après-guerre de Charles Delaunay (ils ont cherché ensemble à promouvoir le jazz sur les ondes européennes après 1945), se lamentant de la dérive politique des revues de jazz, dont Jazz Hot, et d’un nouveau conformisme qui pousse les revues à consacrer la totalité de leur contenu à l’avant-garde qui ne représente qu’une partie faible de la réalité du jazz, y compris de son public aux Etats-Unis. Carlos est un vieux compagnon de la revue, un aristocrate anarchiste, adepte du surréalisme. Bernard Niquet évoque Sidney Bechet, Michel Delorme apparaît pour parler de Larry Coryell qui dit que le «le rock est la musique de notre génération», comme si chaque génération pouvait et devait avoir «sa» musique: l’immaturité de l’époque est encore celle d’aujourd’hui. L’équipe semble disloquée pour ce dernier numéro avant l’interruption de Mai 68 et le contenu est réduit. 
Jazz Hot n°255, son dernier numéro de rédacteur en chef


Le numéro suivant (n°241, mai-juin-juillet 1968, couverture Django Reinhardt) sort en retard avec une équipe complètement remaniée. Restent Philippe Constantin, Jacques Demêtre, Bernard Niquet, Michel Le Bris. Philippe Constantin, dans le courrier des lecteurs, s’adresse à un lecteur critique de Michel Le Bris en ces termes: «Cher camarade CRS». On voit que Mai 68 est passé par là. Le préambule-édito de Jazz Hot non signé (mais seul Charles Delaunay est dans l’organigramme) précise: «Le succès croissant de Rock & Folk rendait impossible à la rédaction d’assurer une publication régulière de Jazz Hot. Une équipe nouvelle devait donc prendre en main les destinées de la revue.» Charles Delaunay a donc tranché, et non pas en raison du contexte politique comme on le raconte, non pas contre Michel Le Bris, mais bien contre la direction précédente, en raison d’un divorce autour de la question de Rock & Folk, et Michel Le Bris n’est pas encore en responsabilité de la rédaction. Michel Le Bris fait un compte rendu sur le livre de LeRoi Jones, Le Peuple du blues, paru en français chez Gallimard. Charles Delaunay remet la main à la plume pour une évocation de Django Reinhardt et traduit un article ancien de Noble Sissle à propos de Sidney Bechet. Bruno Vincent, Michel Le Bris, Bernard Niquet animent la rubrique disques. 

L’équipe se confirme dans le n°242 (août-septembre 1968), avec Daniel Berger pour un article sur Marion Brown. C’est la première collaboration de Jean-Marie Hacquier, le correspondant belge toujours dans l’équipe en 2021! Un article intitulé «Les musiciens et la Révolution de Mai», publié sous la direction effective de Charles Delaunay, fait un long compte rendu du Comité Action Musique, intéressant pour comprendre le contexte et les dissensions dans le monde syndical en 1968. Une interview de Gato Barbieri de passage à Paris par Daniel Berger et Natasha Arnoldi donne quelque nostalgie. Michel Delorme fait sa place à Jazz Hot et surtout à Antibes dont il deviendra une personnalité. Yves Buin, Alexandre Rado réintègrent l’équipe qu'ils n'avaient sans doute pas quittée. 

Dans l’éditorial du n°243 (octobre 1968), Charles Delaunay aborde la question de l’équipe et confirme sa reprise en main en signalant qu’André Hodeir, Lucien Malson, André Clergeat, Gérard Conte ont confirmé qu’ils seraient de la nouvelle aventure. Effectivement, Hodeir publie un article (Charlie Parker), de même que Jef Gilson, Yves Buin (Albert Ayler). C’est la première collaboration également de Gérard Terronès (Joe Henderson et Hank Mobley à Paris). Bernard Niquet poursuit sa galaxie afro-américaine avec Ike et Tina Turner, Muddy Waters. 

Dans le n°244 (novembre 1968), Michel Le Bris assure la co-rédaction en chef avec Charles Delaunay. Philippe Constantin se débat difficilement dans le courrier des lecteurs. Michel Le Bris continue ses chroniques de livres avec un essai de James Baldwin (La prochaine fois, le feu). Roger Guérin consacre un article à Dizzy Gillespie, secondé par Kenny Clarke et Georges Arvanitas. Charles Delaunay continue l’organisation de la Nuit du jazz chaque année (elle n'a jamais cessé, bien que Jazz Hot a parfois oublié d'en rendre compte), et donc encore le 14 décembre 1968. L’organisation est encore son dada. Du n°245 au n°248, pas de changement, Patrice Blanc-Francard est toujours là pour assurer entre autres la revue de presse, sous la direction de Charles Delaunay et Michel Le Bris, avec des articles de Claude Bolling, Stanley Dance, Daniel Caux (n°247).

C’est dans le n°249 (avril 1969), que Michel Le Bris devient officiellement rédacteur en chef, et seul, de Jazz Hot, et un comité de rédaction est institué. Charles Delaunay reste directeur. André Hodeir est encore là; plus de nouvelles de Lucien Malson et André Clergeat: disparus malgré l'engagement auprès de Charles Delaunay; François Postif revient et Noël Simsolo fait une apparition dans la rubrique cinéma, sa spécialité. Gérard Terronès est toujours là. Annette Lena fait un long article sur les mouvements de contestation à Harlem.

Michel Le Bris reste rédacteur en chef jusqu’au n°255 (novembre 1969). Daniel Caux, Jean-Christophe Averty,  Henri Renaud, Bernard Niquet, Maurice Cullaz, Michel Delorme, Gérard Conte, et parmi les photographes, Jean-Pierre Leloir, Horace, Philippe Gras et Latapie-Trombert coexistent dans un ensemble (deux anarchistes, un maoiste, plusieurs d’extrême gauche, et d’autres de sensibilité politique et jazzique non identifiée) encore hétéroclite sur le plan de la pensée et apportent leur contribution parmi d’autres. Les courants du jazz de toutes les générations continuent de coexister. Le comité de rédaction poursuit ses réunions. La Nuit du jazz est annoncée en décembre 1969, comme toujours, et Michel Le Bris n’est pas «l’intolérant maoïste» qu’ont raconté 20 à 30 ans de ragots après son départ. Le jazz est présent dans toutes ses dimensions: Ross Russell, un spécialiste du roman noir (Hammett, Chandler…) et fondateur du label Dial après-guerre qui enregistra Charlie Parker, entame un long article «Yardbird in Lotus Land» à épisode sur Charlie Parker, la matrice de son célèbre ouvrage biographique Bird Lives! qui sera publié en 1973. Maurice Cullaz interviewe Walter Davis, Jr. Alexandre Rado se consacre à sa passion: Duke Ellington. Jacques Demêtre au blues de Memphis, Noël Simsolo au cinéma: John Cassavetes et le jazz, Shirley Clarke pour The Connection, avec la musique de Freddie Redd, et Harlem Story, avec la musique de Mal Waldron. Il évoque un film en gestation avec Ornette Coleman et Paris Blues de Martin Ritt (musique Duke Ellington). La rubrique disque est assurée par le collectif avec Daniel Caux, Maurice Cullaz et d'autres. Gérard Terronès se consacre à un disque de Raymond Fonsèque et Patrick Callagham à un disque du rare Kenny Cox (fondateur du label de jazz Strata Records de Detroit, dont parlait Stanley Cowell dès juillet 1969). C'est le dernier (bon) numéro sous la rédaction en chef de Michel Le Bris.

En décembre 1969, n°256, nouveau bouleversement d’équipe. Michel Le Bris disparaît, sans explication cette fois, de sa part ou de Charles Delaunay; l’instabilité est le lot de ces périodes où des gens prennent le risque de penser, de s’engager. Il part ainsi que les rédacteurs qui ont apporté tant d’informations sur le courant du free jazz dans son développement, dans son cadre américains. Le courant free jazz continuera de faire l’objet d’articles, et on ne peut pas s’avancer sur les raisons du départ de Michel Le Bris. Espérons qu’il aura laissé quelques informations avant son départ pour le grand large…

La cause du peuple n° 19, le numéro où Michel Le Bris est directeur de publication

Ce que je peux rapporter, c’est que la situation politique s’est tendue en France après la réaction pétainiste des Français en juillet 1968 (vote favorable à De Gaulle après un mouvement social sans précédent après guerre). La publication La cause du peuple, de sensibilité maoïste, émanation de la Gauche prolétarienne, à laquelle contribue Michel Le Bris, dont la direction est assurée par Jean-Pierre Le Dantec (1943), centralien et breton comme Michel Le Bris, fait l’objet d’une attention particulière du pouvoir gaulliste en 1969-70, décidé à réprimer après avoir reçu l’aval électoral. Début 1970, Jean-Pierre Le Dantec est arrêté, remplacé par Michel Le Bris comme directeur de la publication, qui est à son tour arrêté. Ils sont les deux premiers directeurs de publication arrêtés puis condamnés depuis Pétain. On peut en déduire –ça demande confirmation– que Michel Le Bris a dû certainement avoir à faire des choix dans ses engagements en fin d'année 1969. Michel Le Bris sera remplacé comme directeur de la publication de La cause du peuple par Jean-Paul Sartre, qui lui ne sera pas emprisonné, parce qu’intouchable alors. Michel Le Bris l’assistera à son tour en 1973 dans la création du quotidien Libération.
Michel Le Bris, après huit mois de prison –un lourd tribut à son engagement– reprendra le fil de sa vie comme d’autres soixante-huitards qui ont eu à subir cette répression, se rétablissant d’abord dans le journalisme, puis l’écriture en général.

Retourné dans sa Bretagne de naissance, un ressourcement qui a pu le faire réfléchir à cette nécessité pour les musiciens de jazz, il a créé à St-Malo, une ville de corsaires, un festival de littérature, Etonnants Voyageurs (une référence à Charles Baudelaire où il est question de mémoire, de prison et d’imagination), un festival où sont venus de nombreux écrivains du monde entier, et dont il a conservé la direction jusqu’à son décès, la dernière édition de 2020, la trentième, ayant été annulée par un covid, prétexte décidément bien utile à éradiquer la culture. https://www.etonnants-voyageurs.com/

Un salut de l’équipe de Jazz Hot à un ancien sincère dans ses engagements, inventif et curieux de ce monde. Nous présentons nos sincères condoléances à sa compagne Eliane et sa fille Mélani qui nous a confié: «Les années Jazz Hot sont restées très présentes pour lui. Et le jazz est resté central jusqu’au bout. Quelques jours avant sa mort, il me racontait l’émotion de son premier morceau de Jazz («Blues in Thirds») quand il avait 14 ans
Yves Sportis
Photo: remerciements à Eliane Barrault et Mélani Le Bris


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